• On dit (et déjà cela commence… … mal : car si l`on dit, c`est que

Transcription

• On dit (et déjà cela commence… … mal : car si l`on dit, c`est que
 On dit (et déjà cela commence…
… mal :
car si l’on dit, c'est que déjà, quelque chose se donne
sans que personne n’y soit
pour le dire )
On dit qu’un délire s’annonce par l’affleurement
d’un sentiment d’étrange familiarité :
il semble en effet que l’avènement d’un délire
s’annonce
par le fait qu’aux yeux du sujet-délirant-en-devenir,
tout soit là comme avant
et que pourtant - tout soit différemment là.
C'est qu’
aux yeux du sujet menacé de délire,
le tout de l’être
est soudain menaçant d’être-là,
en son étrangement familière opacité :
tout y est presque –
et le délire
n’en est pas loin.
 De fait : le sentiment d’infamilière reconnaissance d’une omni-présence qui
ne trompe pas sur sa nature intégralement négatrice de toute subjectivité,
l’impression obscure et la prescience floue du fait qu’une présence indivise ne
se donne que pour ne pas se dévoiler, ne sont qu’indices précurseurs, signes
annonciateurs, frôlements premiers d’un mugissement qui soudain peut y être,
pareils aux froissements rauques de la vague isolée sur la grève et aux
souffles esseulés de la brise vespérale avant que la tourmente n’y soit.
En effet, le sentiment d’étrange familiarité qui précède le délire n’est qu’un
simple signe - signe deviné, signe augural, signe avant-coureur - qui tel un
chiffre indéchiffré, semble annoncer la donation ( mieux : la révélation ) d’un
message concernant le sujet en ce que son désir a de plus destructeur.
Que Lacan désigne l’équivoque Instance d’Annonciation (qui faisant signe au
sujet se dérobe à la présence) sous le nom d’objet α (cause d’un désir ignoré
menaçant de se découvrir par son éclatement brutal : telle la petite voix de
l’ange ou du démon qui obscurément vous dit quelque chose) permet de
préciser origine et nature de la certitude soudaine, immédiate, violente,
ressentie lorsqu’affleure le sentiment d’étrange familiarité : il y a là, liminaire
quelque chose dont la présence fait écho à une résonnance intérieure au sujet
— … un obscur objet de désir sans se montrer guette, épie, attend l’instant
propice… — une vaguelette annonce la soudaine lame de fond qui patiente
avant de prendre de l’ampleur et de submerger le sujet — … et cependant la
vaguelette, précurseur de l’océanique, ne fait que glisser, presqu’inaperçue,
presqu’invisible. Pareille à la goutte qui silencieuse sourd d’un bloc de granit,
et dont nul ne saurait dire qu’en naîtra le torrent.
 Le silence intérieur et paradoxal qui accompagne une telle expérience (fûtelle effectuée au milieu de la foule) ; ou mieux, l’absence de parole, le taire, le
tourmenté Schweigen, dont elle se pare - ne renvoient qu’à la déchirure qui
soudain s’est faite jour dans la trame des paroles vives. Nul mot qui pourrait
dire ce qui se montre et se désigne (fût-ce comme petite voix) ; nul mot pour
dire ce que l’on ne peut que monstrer, ce qui s’annonce tacitement, la chose
étrange dont le meurtre n’a pas été commis – et qui, tel l’hybride, l’androgyne
Saint Jean Baptiste de Léonard de Vinci, un sourire ironique flottant au coin
des lèvres, ou comme l’angélique messager aux regards torves et aux ailes de
sphinge que dépeint le même artiste, d’un geste souverainement évocateur,
fait signe en direction d’une transcendance inquiétante.
Ci-contre : Saint Jean Baptiste,
Léonard de Vinci
(Musée du Louvre, Paris)
`
Ci-dessous : L’Annonciation
( Galerie des Offices, Florence )
(Pater incertus : plusieurs noms de
peintres ont été avancés (Verrocchio,
Lorenzo di Credi, Ghirlandaio). L'oeuvre
est aujourd'hui attribuée à Léonard.
Certains ont soutenu que ce panneau
n'a
rien
de
véritablement
léonardesque ; il me semble au
contraire que le caractère inquiétant de
l’instance
d’annonciation
est
typiquement léonardesque.)
 Confronté à l’étrange Instance d’Annonciation dont l’identité demeure
inassignable, le sujet délirant-en-devenir se voit soudain privé de la parole et
des mots pour le dire : il se trouve dis-qualifié en tant que sujet de langage.
Car une altérité lui fait face, se manifeste, et phénoménalise à l’orée du vocal
et du phonique ; et cette altérité, pareille à la fée légendaire ( qu’elle soit fée du
fatum penchée sur le berceau pour faire don d’un destin, fata morgana
miraculairement miraginaire, ou encore fée clochette dont le léger tintement
peters out before παν ) ne dit mot mais renvoie et fait comme un écho à ce qui
résonne (d’un ding-dong éthéré… ou… en vocalisme chromatique ) au cœur
même du sujet. Elle ap-paraît par conséquent d’ordre ( comme ) pré-langagier,
( comme ) pré-discursif, ( comme ) pré-judicatif. Dès lors, il n’y a plus que ça,
sans que ça puisse se dire.
De sorte que souvent le sujet répond par une réaction de panique, une
réaction catastrophique : voyant soudain le fondement stable de son propre
discours, le socle de sa propre parole, s’ouvrir sous ses pieds, confronté à
l’indicible, au-delà-du-champ-du-langage, d’abord il manque de défaillir.
Alors, de deux choses l’une : soit le sujet succombe à la tentation de la fuite –
et dans ce cas, c'est la déroute. La vague du délire triomphant le rattrape,
l’entraîne, l’emporte. Lui étouffe, se débat, se défend – manque d’y perdre
l’âme, ou parfois, n’y manque pas.
Soit le sujet parvient néanmoins à se ressaisir, et l’énergie du désespoir lui
donne le moyen d’élaborer une manière de stratégie défensive. Celle-ci
consiste en la tentative de se raccrocher à des bribes de pur langage qui le
protègeront, espère-t-il : pour ne pas se trouver rattrapé, entraîné, emporté,
par la vague d’un désir délirant qui emporte avec lui l’ordre du symbolique, le
sujet se construit une muraille protectrice constituée de signifiants bruts, qui
seront par lui inlassablement répétés, égrénés, comptés, décomptés, épelés,
psalmodiés, de sorte espère-t-il que nul interstice, nulle brèche, ne permette à
la vague inhumaine du désir de percer. Les signifiants absolument dénués de
sens dont le sujet se saisit, les signifiants bruts compulsivement qu’il répéte,
épèle, égrène, compte, décompte et psalmodie, n’ont ainsi pour fonction que
de constituer une barrière. Barrière de bric et de broc, barrière de bribes
langagières rassemblées à la hâte, auxquelles le sujet se raccroche et
cramponne comme à une bouée de sauvetage..
Ce sont ici les vestiges derniers, les ruines de l’ordre du symbolique en son
versant le plus réel, qui constituent l’ultime refuge du sujet en déroute : seul le
repli derrière une muraille de réel langagier, une muraille faite des briques
élémentaires du langage parlé ou écrit, constituée des phonèmes bruts dont la
réalité matérialle seule compte, ou de lettres écrites fixes, figés, gravées, une
muraille de signifiants répétés, égrénés, décomptés, épelés, psalmodiés,
permet de conjurer l’approche d’un désir qui outrepasse le dicible et vient
ronger toutes les attaches qui ancrent le sujet dans l’ordre du symbolique.
 Ainsi : lorsque la barre du refoulement qui tout à la fois rature le sujet et lui
permet de ne pas succomber à la furie de ses pulsions, soudain menace de
s’effacer : lorsque le délire affleure et menace de rompre toutes les digues –
alors, la seule issue (hors la déroute) consiste, pour le sujet, à s’enfermer de
manière opiniâtre, s’enfermer à l’abri de barrières perméables, de barrières
brutes constituées par les derniers vestiges de l’ordre symbolique en ruines :
les barrières du réel langagier. Faute de pouvoir tuer la chose, ses
mugissement inarticulés seront dès lors tenus à bonne distance par des
briques et breloques de langage parlé ou écrit : seul un dire devenu compulsif
et répétitif, ou l’accroche d’une lettre écrite et réecrite, garantissent encore,
prouvent, et permettent d’éprouver le caractère solidement réel de l’ordre
symbolique (fût-il déjà émietté) de sorte que se voie (momentanément)
conjuré l’imminent triomphe d’un désir ravageur
qui se peut seulement montrer ou taire
— faute qu’on en puisse parler.
 Addendum wittgensteinien
 Ce dont on ne peut parler, on doit le taire.
(Tractatus logico-philosophicus)
 Je crois que ce à quoi tendaient tous les hommes qui
ont une fois essayé d’écrire ou parler sur l’éthique ou la
religion, c’était d’affronter les bornes du langage.
(Conférence sur l’éthique)
 On pourrait dire que la définition ostensive explique
l’emploi – la signification – d’un mot si le rôle que ce mot
doit généralement jouer dans le langage est déjà clair. (…)
Il faut déjà savoir quelque chose (ou être capable de
quelque chose) pour pouvoir poser une question sur la
dénomination. Mais que faut-il savoir ?
(Investigations philosophiques, §30)