L`Habitus en tant qu`anti-subjectivisme* : Bourdieu et Sartre

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L`Habitus en tant qu`anti-subjectivisme* : Bourdieu et Sartre
「프랑스문화연구」 제20집
2010. pp. 203~230
L'Habitus en tant
qu’anti-subjectivisme*
: Bourdieu et Sartre
1)HONG
차
Ⅰ. Introduction
Ⅱ. La critique bourdieusienne
du subjectivisme sartrien
Ⅲ. La notion de «mauvaise foi»
chez Sartre
Seong-Min**
례
Ⅳ. La sociologisation de la
liberté sartrienne
Ⅴ. En guise de conclusion
I. Introduction
Lorsque, dans le chapitre du Sens pratique, intitulé “L’anthropologie
imaginaire du subjectivisme”, Bourdieu entreprend une critique du
subjectivisme, il s'intéresse plus aux notions d’“action rationnelle”, de
* This article was supported by research funds from Dong-A University
** Dong-A university, Department of Politics
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HONG Seong-Min
“calcul rationnel” et d’“économisme finaliste” qu'à Sartre Toutefois,
pour bien comprendre la signification que Bourdieu donne à la notion
d’habitus, il ne faut pas négliger son travail épistémologique et
philosophique, car il s’est toujours servi de cette base théorique pour
ses travaux sociologiques. Étant donné qu'il a lui-même choisi de
débuter son article par la critique de la philosophie de Sartre, nous
sommes justifiés à prendre nous-même comme point de départ cette
critique, en nous appuyant d'abord sur ses propres textes, pour
ensuite opérer un retour à Sartre, dans le but d'aller plus loin que
Bourdieu. Cela nous permettra de comprendre la teneur de sa position
lorsqu’il définit l'auteur de L'Être et le Néant comme “ultrasubjectiviste”. Nous sommes d'ailleurs parfaitement en droit de nous
rapporter à Sartre pour comprendre la démarche théorique de
Bourdieu, étant donné que la notion d’habitus provient justement de
la nécessité de dépasser le subjectivisme.
Mais bien que l’appport de Sartre soit très important, il n’est pas
possible de parcourir la somme de ses travaux. Ce n'est pas pour
rien en effet qu'il est réputé comme étant “l’inventeur de livres”!
Nous nous bornerons donc à l'Être et le Néant, même si Bourdieu se
réfère aussi au dernier ouvrage de Sartre, la Critique de la raison
dialectique. On peut en effet trouver dès L'Être et le Néant l’idée
majeure de la mauvaise foi, qui nous permettra de résoudre le
problème du subjectivisme soulevé par Bourdieu.
L'Habitus en tant qu’anti-subjectivisme : Bourdieu et Sartre
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Ⅱ. La critique bourdieusienne du
subjectivisme sartrien
Dans sa démarche critique vis-à-vis de la philosophie de Sartre,
Bourdieu met l'accent sur la “conversion” de la conscience, qui
provient selon lui d’une variation imaginaire. L’action sartrienne
serait, en d'autres termes, totalement dépourvue d’objectivité.
Bourdieu prend “la chose du monde” et “le conditionnement” comme
exemple de cette objectivité.1) D'après nous, il s'inspire dans la
caractérisation de cette objectivité des notions d'extériorité sociale ou
d'“espace anthropologique” de Merleau-Ponty, que ce dernier oppose
à la conscience pure au sens sartrien.
Bourdieu interprète la conscience comme “l’en-soi” et la chose
comme “le pour-soi”, deux concepts radicalement distingués chez
Sartre. C’est pour cela qu’il continue à reprocher aux “constructions
anthropologiques” de ne pas saisir les relations réciproques entre les
contraintes externes et les dispositions internes. La théorie de l’action
rationnelle oublie d'après lui les conditions antérieures, qui ont
effectivement causé telle ou telle décision et action, et ce en
supposant la constance du “système de préférence”. C’est dans ce
contexte qu’il introduit la distinction de Pascal entre l’esprit et
l’automate, soutenant que l’habitude humaine n’est pas la même chose
que la raison qui soutient durablement la croyance. En reprenant ce
thème pascalien, Bourdieu veut attirer l'attention sur l’importance des
conditions matérielles d’existence, dont l'absence justifie la critique
1) Bourdieu, (1980), p. 76.
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HONG Seong-Min
de la conception sartrienne du “projet originel”.
En somme, Bourdieu reproche principalement à Sartre d'avoir
négligé les situations sociales dans lesquelles s'inscrivent tous les
individus, en donnant la priorité à la conscience individuelle qui rend
possible le sens du monde. Mais il faut dire à la décharge de l’auteur
de L'Être et le Néant qu'il s’est toujours efforcé de soigneusement
insister sur la figure dynamique de chaque individu, entouré de bien
des “situations”. On peut même affirmer que la notion de situation
est la notion centrale de sa philosophie. Ainsi, contrairement à la
simplification critique de Bourdieu, ne peut-on pas dire que Sartre
était toujours conscient de l'extériorité sociale? Examinons tout
d’abord la question tant débattue du “regard sartrien”. Le regard
d'autrui joue comme on sait un rôle essentiel chez Sartre : il me fige
comme si je n'étais qu'un objet. Toutefois, je ne peux prendre
conscience de moi-même que parce que je suis regardé. En prenant
compte de ma conscience à travers la “honte” ou la “fierté”
provoquées par le regard d’autrui, je peux en effet devenir un sujet.
C’est pour cela qu’autrui est selon Sartre la limite de ma liberté.
Autrement dit, je ressens le regard d’autrui dans mon acte comme
une solidification mais aussi une aliénation de mes possibilités :
“L’aliénation de moi qu’est l’être-regardé implique l’aliénation du
monde que j’organise.”2) Un peu plus loin, il va jusqu'à faire d’autrui
et de son regard “la condition de mon être-non-révélé.”3)
Nous pouvons à partir de ces remarques contester la légitimité de
2) Sartre, (1994), p. 303.
3) Ibid., p. 308.
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la démarche critique de Bourdieu et de son refus du regard universel
de Sartre. Bourdieu insiste en effet sur le fait que le regard d’autrui
n'est pas un simple pouvoir abstrait d’objectivation, qui fige “le
Corps-pour-autrui” en moi, mais qu’il est plutôt un pouvoir social.
L’aliénation du moi ne s’exercerait donc d'après lui que dans
l’expérience sociale, qui est toujours liée à un système de classement
social, ce qui équivaut à donner à la relation moi-autrui (moi-objet)
une dimension proprement sociale. “Le corps aliéné” de Sartre doit
donc être interprété comme l'objet d'une aliénation de classe ou
comme le produit social de “l’inégalité de la distribution de la
probabilité” entre dominant et dominé (par exemple entre bourgeoisie
et petite bourgeoisie, comme cela est précisé dans La Distinction),
car “le Corps-pour-autrui” est identifié par un système de
reconnaissances (par exemple le corps légitime) inégalement réparties
dans cette conformation ou ce maintien entre dominant et dominé. Au
lieu de l’abstraite objectivation universelle entre moi et autrui, “le
corps aliéné” devient chez Bourdieu la reconnaissance culturelle (par
exemple, les marques cosmétiques, vestimentaires et autres), avec
des signes distinctifs proprement sociaux.
Une fois que la notion de “corps aliéné” est étendue à la dimension
sociale,
c'est-à-dire
au
classement
social,
le
processus
de
subjectivation ne peut pas rester dans la structure de l’interaction
interpersonnelle
sans
aucune
intervention
sociale,
puisque
la
perception et l’appréciation de tel ou tel corps (le corps légitime/le
corps illégitime, le corps masculin/le corps féminin, etc.) sont le
résultat de la lutte entre les classes pour l’imposition de normes
sociales. Alors que Sartre avait présenté l’intention, la conscience et
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HONG Seong-Min
les sentiments comme des parties essentielles de la relation
“moi-autrui”, Bourdieu avance pour sa part des éléments beaucoup
plus concrets et beaucoup plus sociaux, comme, par exemple,
l’alimentation, la culture, les dépenses, les modes socioculturels “de
présentation de soi, et de représentation (vêtement, soins de beauté,
articles de toilette, personnel de service, etc.)”
Mais l’interprétation de Bourdieu, qui transforme la subjectivation
du regard sartrien en une dimension sociale, ne va pas de soi. Deux
problèmes se posent essentiellement : en premier lieu, le “regard
sartrien”
est-il
purement
et
simplement
un
processus
de
subjectivation entre “moi-autrui”? Autrement dit, ne peut-on pas
trouver dans les textes de Sartre une démarche plus profonde que
celle que lui attribue Bourdieu? Cela nous ramène à la question de la
relation entre la contrainte extérieure et le projet originel.
Le deuxième problème concerne l’analyse sociologique de Bourdieu
: même si le rapport au regard et au corps doit bien être considéré
dans sa dimension sociale, il ne relève pas forcément de la logique de
domination symbolique entre les classes sociales. En effet, du point
de vue de Sartre, le regard que j'échange avec autrui, intervenant
dans une structure interpersonnelle, peut garder sa validité tout en
donnant de l’efficacité au processus de personnification sociale. La
transcendance de “l’en-soi” et du “pour-soi” semble donc jouer un
rôle beaucoup plus important que le “pour-autrui”4) dans l’explication
4) Dans L'Être et le Néant, le “regard” et le “corps” sont appréhendés de la
même manière que la relation entre le moi et autrui, dans le chapitre de la
troisième partie intitulé “l’existence d’autrui”, tandis que “l’en-soi” et “le
pour-soi” sont des thèmes qui apparaissent dans la deuxième partie,
consacrée à “l’Être-pour-soi”. La notion de transcendance intervient quant
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sartrienne des contraintes extérieures, particulièrement mise en relief
par Bourdieu dans sa critique.
Dans ce contexte, la “mauvaise foi” est un thème très intéressant à
la fois parce que Sartre l’a longuement développé dans L'Être et le
Néant et parce que Bourdieu l’a minutieusement analysé dans son
article, en citant d'ailleurs le passage où est développé l’exemple
fameux du “Garçon de café”. “La mauvaise foi”, se situant dans la
transcendance de “l’en-soi” et du “pour-soi”, révèle le dilemme
ontologique entre “ce qui est” et “ce qui n’est pas”. Malgré la
différence de point de vue entre Sartre et Bourdieu, nous pouvons
appliquer la démarche de la mauvaise foi de Sartre à la sociologie de
Bourdieu, en insistant dans son cas sur la relation entre les
dominants et les dominés.
Dans un article assez dense et suffisamment important pour
introduire la notion d’“habitus”5), la mention de l'exemple du “garçon
de café” apparaît ainsi après une longue discussion sur l’impossibilité
de réduire les agents sociaux au rôle d'exécutants, sans aucune
considération pour la relation entre les positions de chaque agent
social et les intérêts inscrits dans leurs positions, relation qui
constitue en fin de compte un champ de lutte (État, Parti, Église, par
exemple). Nous pouvons deviner l'intention de Bourdieu à partir des
notions très significatives qu'il emploie et qui nous semblent être une
sorte de critique d’Althusser et de Foucault (comme, par exemple, la
notion d’“Appareil” ou celle de “dispositif”) et aussi à partir de
quelques remarques critiques visant, selon nous, la sociologie de
à elle dans cette séparation de “l’en-soi” et du “pour-soi”.
5) Bourdieu, (1980b), pp. 3-14.
210
HONG Seong-Min
Touraine6) (comme la remarque sur la genèse du mouvement
ouvrier). Il essaie par là de dépasser à la fois le structuralisme
althussérien et le volontarisme sartrien. D’une manière plus générale,
on peut dire que la citation du “garçon de café” intervient dans le
cadre d’une critique de l’intellectuel universel, qui ne prend aucune
distance, Bourdieu insistant ici sur le fait que les agents sociaux
doivent être reconnus dans la relation entre le poste qu'ils occupent
et son intérêt.
Quel but Bourdieu recherche-t-il en citant ce texte? Étant donné
que l’action s’identifie à la fonction (“le geste vif”, “l’habit”, “la voix”
du garçon de café par exemple), il en déduit que les actions
6) C’est en 1966 que Bourdieu a pour la première fois critiqué Touraine dans
un court compte-rendu de son livre intitulé La sociologie de l’action
(Seuil, 1966). Cf. Bourdieu et Reynaud, “Une sociologie de l’action est-elle
possible?”, Revue Française de sociologie, VII, 1966). Reprochant à
Touraine de ne citer que Sartre, Bourdieu y marque sa préférence pour
Merleau-Ponty (op. cit., p. 510, n. 5). Touraine a répondu à ce reproche
dans la même revue en affirmant que l’action organisatrice et
transformatrice est une forme de produit social qui donne un sens à la
sociologie du travail, même s’il admet par ailleurs l’importance de
l’objectivation de la division du travail dans la structure sociale (cf.
Touraine, (1966b). Ce qui nous intéresse plus particulièrement ici, c’est que
Touraine termine son article en critiquant aussi le déterminisme, et en
attaquant la démarche de Bourdieu par quelques mots tirés, à notre
connaissance, du Capital de Marx et repris par Bourdieu dans son article
intitulé “Le mort saisit le vif”. Touraine écrit à ce propos que : “Le
déterminisme propre à toute connaissance positive ne consiste pas à
répéter que “Le mort saisit le vif”, mais à sauter à l’intérieur des systèmes
des conduites sociales eux-mêmes et à comprendre leur organisation et
leur raison d’être, au lieu de décrire les contraintes de l’environnement.”
(op. cit., p. 527).
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personnelles
sont
des
produits
socialement
conditionnés
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et
historiquement. Les actions du garçon de café sont donc selon lui
inspirées par les traditions et l'histoire qui correspondent à sa
fonction. A travers son corps, le garçon de café est chaque fois
formé à un certain “habitus”.
Cela ne signifie-t-elle pas que “je” ne pourrais jamais devenir un
garçon de café par mes attitudes et mes conduites? Nous courons en
effet toujours le risque de nous tromper sur nous-mêmes sans en
être conscients. En distinguant la mauvaise foi du mensonge, Sartre
a voulu en effet affirmer que nos conduites peuvent revêtir un sens
différent de celui que nous croyons être le leur. Même s'il est difficile
de ne pas reconnaître les défauts philosophiques qui se rattachent à
la conscience subjectiviste, tels que les met en lumière la critique
bourdieusienne du “je phénoménologique”, il est néanmoins évident
que l’exemple du garçon de café dans le chapitre de L'Être et le
Néant sur “la mauvaise foi” est à certains égards mal compris par
Bourdieu. C'est là la raison principale pour laquelle un retour aux
textes de Sartre eux-mêmes s'impose.
Ⅲ. La notion de « mauvaise foi » chez Sartre
Pour mieux saisir les défauts relevés par Bourdieu dans la
philosophie de Sartre, on peut résumer à trois points sa critique du
texte de L'Être et le Néant : 1) “la mauvaise foi”, 2) “le projet
originel”, 3) “le corps et l’existence d’autrui”. En ce qui concerne
l’analyse sociologique que Bourdieu a mené dans La Distinction, la
212
HONG Seong-Min
problématique du corps et de l’existence d’autrui est plus soulignée
que les deux autres. (Quant au concept essentiel de “projet originel”,
il est attaqué ouvertement du point de vue sociologique de “la théorie
de la pratique”7) dans Le Sens pratique.) Toutefois, pour faciliter
notre recherche sur Sartre, dont la philosophie est résolument centrée
sur la notion de “réalité humaine”, il vaut mieux commencer par
interroger sa structure ontologique, c’est-à-dire “l’en-soi et le
pour-soi”, “la facticité et la transcendance”, “l’être et le néant”, etc.
Or, la notion de “mauvaise foi” est essentielle dans ce cadre parce
qu'elle aide justement à dévoiler cette structure ontologique de la
“réalité humaine”. “La mauvaise foi” s’accompagne toujours en effet
de “la liberté”, qui reste toujours possible, la conscience étant
doublement structurée dans “les situations”. Ainsi, contrairement à
Heidegger,
pour
qui
la
réalité
humaine
se
définit
comme
“être-vers-la-mort”, Sartre n’a cessé de lui donner la possibilité de
se décider quant au futur, possibilité qui n’est rien d’autre que “le
projet originel”. L'auteur de L'Être et le Néant n’a donc pas renoncé
à la capacité essentielle de la conscience à dépasser toute situation ou
toute condition donnée. “La mauvaise foi” est de ce fait une réflexion
fondamentale dans sa philosophie, sans laquelle les développements
sur la conscience resteraient obscurs. C'est là la raison principale
7) Le livre que Bourdieu a publié sous le titre de Esquisse d’une théorie de
la pratique (Droz, 1972), est presque identique au Sens pratique, parce que
la première partie de ce dernier ouvrage est un recueil d'articles publiés
pour la première fois dans Esquisse d’une théorie de la pratique et
légèrement modifiés. Le livre de 1972 porte par ailleurs sur “la théorie de
l’action” d'après quelques sociologues, comme, par exemple, M. Dorbrys
(La sociologie des crises politiques, Press de la fondation nationale des
science politiques, 1992).
L'Habitus en tant qu’anti-subjectivisme : Bourdieu et Sartre
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pour laquelle il faut commencer par “la mauvaise foi”.
Mais avant d'en venir aux trois exemples qu'il donne de cette
mauvaise foi - la jeune femme, le garçon de café et l’homosexuel -,
il convient au préalable de faire quelques remarques sur la structure
de L'Être et le Néant. Il est intéressant à cet égard de remarquer
que le chapitre sur “la mauvaise foi” se situe juste avant la deuxième
partie, qui traite de “l'Être-pour-soi”. Sartre s’est donc interrompu un
instant avant de passer à la considération du “pour-soi”, qui est
incontestablement un fil conducteur important dans son ouvrage.
Pourquoi s'est-il arrêté là? Cette question est très importante, selon
nous, pour comprendre la structure philosophique de son oeuvre et
pour déterminer la signification exacte du thème du “projet originel”
dans sa philosophie.
Pourquoi Sartre, qui souligne pourtant si fortement “l'Être” par
rapport au “Néant”, et qui n’a cessé de croire à la possibilité d’un
dépassement par la conscience des conditions brutes, observe-t-il un
temps d'arrêt pour examiner cette notion? Quel sens exact
revêt-elle?
Il faut d'abord rappeler que la philosophie sartrienne est une
philosophie de la subjectivité, tributaire du cogito cartésien. Le sens
du monde ne se constitue pour Sartre qu’à travers la conscience, qui
se constitue elle-même comme n’étant pas ce monde. La néantisation
est en quelque sorte la transcendance. Mais dans cette néantisation,
c'est-à-dire dans le processus de “l’être” vers “la transcendance”, la
possibilité de “mauvaise foi” est toujours présente, la conscience de
l’homme étant très ambiguë. Cette ambiguïté provient de la tension
entre facticité et transcendance : la facticité - ce qui est donné (le
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HONG Seong-Min
corps dans le monde, par exemple) devant autrui - et la
transcendance - la sortie hors de soi en se projetant dans le futur ou
le possible pour être au-delà d'une condition donnée d’existence sont deux extrémités dans lesquelles on a tendance à être “ce que
l’on n’est pas”.
“La mauvaise foi” est donc la tentative involontaire de se cacher à
soi-même, la réalisation d'une fausse unité du soi à ses propres yeux
et à ceux d'autrui. La mauvaise foi oblige donc à poser le problème
de l’identité. En d'autres termes, la question de savoir “quel rapport
entretient l’homme avec lui-même, et sa vérité” est une question
essentielle pour Sartre.
La “mauvaise foi” est par ailleurs comparable au thème de
l'inauthenticité chez Heidegger, en ce qu’elle nous fait voir l’ontologie
de l’ontologie du soi qui concerne l’éthique, qui est d’une part liée à
la transparence de la conscience - opposée à l’interprétation
freudienne de l’inconscient - et à la liberté d’autre part - Sartre
s’opposant par là à l’idéal kantien, qui suppose la distinction entre la
bonne et la mauvaise foi. Pour Sartre, la bonne foi fait en effet partie
de la mauvaise foi. La liberté est de ce fait ce qui me sépare de
moi-même. Cela revient à dire que l’engagement à partir du “projet
originel”, si cher à Sartre et développé notamment dans la quatrième
partie de L'Être et le Néant, n’est rien d’autre qu’une ramification de
la mauvaise foi. C’est en ce sens que nous sommes fondé à dire que
la mauvaise foi constitue une ligne directrice de sa philosophie.
On pourrait croire que les situations qui provoquent l’angoisse dans
L'Être et le Néant tiennent à la présence d'autrui. Or, ce qu'il est
important de souligner ici, c’est que l’angoisse n’est pas une relation
L'Habitus en tant qu’anti-subjectivisme : Bourdieu et Sartre
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asymétrique entre moi et autrui, telle que la décrit la sociologie
marxiste avec le concept d'aliénation, mais plutôt une intervention
dans la conscience de l’être humain essayant de maîtriser autrui dans
une situation donnée. L’angoisse ne peut donc être ressentie qu’à
l’intérieur de la conscience qui tente de dépasser le regard d'autrui :
si elle réussit à maîtriser autrui, elle tient sa liberté. Sinon, la liberté
lui échappe. La mauvaise foi consiste donc à fuir la.
Comment peut-on dès lors sortir de la mauvaise foi, étant donné
que pour Sartre, bonne et mauvaise foi ne peuvent être distinguées
l'une de l'autre? Pour comprendre cette dernière thèse, il est
nécessaire de faire un petit détour par Kant. On sait que “l’impératif
catégorique” kantien nous oblige à agir avec respect pour autrui car,
en obéissant à cette règle universelle, nous pouvons compter sur le
fait qu’autrui agira de la même façon. Cette universalité est d'ordre
moral pour Kant. Il suppose en effet que tout le monde partage les
mêmes valeurs. Or, en nous appuyant sur Sartre, nous pouvons nous
demander sur quoi cette règle se fonde. Provient-elle de la raison
pure? Sartre n'admet pas pour sa part de valeur absolue parce que
toutes les valeurs disparaissent une fois qu’elles s’insèrent dans une
situation. Ainsi, l’essence de l’homme (la raison pure au sens kantien,
par exemple) ne peut pas fonder une valeur existentielle. D’ailleurs,
les valeurs ne peuvent être appréhendées par la connaissance car
elles reposent justement sur la pratique, elles n'interviennent que
dans des situations concrètes. Chez Sartre, il n’y a donc que “moi”
qui puisse juger des valeurs dans ce monde parce que c’est “moi” qui
donne son fondement au monde dans lequel “j’habite”. C’est pour cela
qu'il n’est possible de fonder les valeurs qu’à partir de “l’être en-soi”.
216
HONG Seong-Min
On voit donc en fin de compte la différence entre ce que Sartre a
vraiment voulu dire et l'interprétation de Bourdieu. Contrairement à
ce qu'affirme ce dernier, Sartre est donc bien conscient du danger
que représente le “je phénoménologique”, puisqu'il se préoccupe de la
dualité de la structure ontologique de la réalité humaine. Nous ne
pouvons donc comprendre la signification précise de la liberté qu’à
partir de l’angoisse. La réalité humaine a en effet tendance à dépasser
les conditions présentes et à se tourner vers l’avenir. Il faut préciser
toutefois que Sartre n’a jamais nié le fait que la conscience ne se
détache pas complètement du passé dans le présent. Elle ne devient
liberté qu'en situation. Le garçon de café, par exemple, doit à chaque
fois réaliser son rôle dans “l’aperception synthétique” de la situation.
Il doit toujours affronter la situation, qui lui impose de jouer un
certain jeu à un moment donné du temps. La conscience selon Sartre
n’est pas une conscience passive. Autrement dit, la conscience
présente signifie l’action elle-même, à partir de laquelle “le moi”
devient le centre du sens du monde. C’est pour cette raison que
l’engagement dans la situation est aussi important dans la philosophie
de Sartre. C’est en situation que la conscience d’être, c'est-à-dire
l’essence de la conscience, est capable d’aller au delà d’une situation
ou d’une condition donnée. La liberté n’est ainsi rien d’autre que la
possibilité de se projeter dans l’avenir dans la situation.
“Le choix originel” dont il est ici question n’est toutefois pas
dépendant de mes caprices : il appartient à la limite du passé. Voilà
pourquoi toute action destinée à m’arracher à mon passé doit d’abord
être conçue à partir de ce passé-là. Dans sa discussion du temps,
Sartre n'accorde pas d'importance particulière à l’instant. L'instant
L'Habitus en tant qu’anti-subjectivisme : Bourdieu et Sartre
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du choix originel doit être en effet intégré à la totalité du temps. Le
commencement du “choix originel” ne peut pas être séparé de sa fin,
parce que l’on ne peut pas dissocier l’instant du choix du processus
total de la temporalisation. “Le choix originel” qui se fait dans
l’instant ne peut ainsi se définir que dans l’unité du temps successif ,
qui va du passé au futur en passant par le présent. Le passé est
donc présent dans mon choix.
Il reste toutefois une question à résoudre. La conscience de l’être
peut-elle vraiment toujours dépasser les conditions données sans
aucune difficulté? La liberté réussit-elle véritablement à assumer la
responsabilité de la vie? En fait, pour Sartre, la possibilité toujours
ouverte pour la réalité humaine d'atteindre la transcendance n'est pas
toujours réalisée, loin de là. Le risque d’être ce qu'on n’est pas dans
le processus de la transcendance est en effet énorme, parce que la
liberté n’est pas l’essence : “Elle n’est soumise à aucune nécessité
logique.”8) La réalité humaine trahit ainsi une faiblesse fondamentale,
qui consiste dans l'angoisse face à la liberté. Aussi, si la liberté sert
à définir la réalité humaine, c’est parce qu'elle n’est pas toujours
reconnue dans l’essence de “l’être”.
Cette analyse de la mauvaise foi nous apprend donc que la liberté
est une néantisation qui risque d’échapper à son être-pour-soi. En
effet, si la liberté est bien un acte qui donne son sens à l'être humain
dans la situation, celui-ci est condamné à exister pour toujours
par-delà son essence, qui est d'être libre. La mauvaise foi nous
donne par ailleurs des indices au sujet de “l’existence d’autrui”. C'est
ce rapport à autrui qui doit être explicité à présent, sans perdre de
8) Ibid., p. 482.
218
HONG Seong-Min
vue les critiques de Bourdieu.
En effet, nos recherches antérieures sur la notion de mauvaise foi
nous ont conduit à insister sur le passage de “l’en-soi” au “pour-soi”
et sur le type de mauvaise foi dont la réalité humaine est susceptible,
sans faire intervenir la notion d’extérieur. C'était là la première étape
de la mauvaise foi. On ne peut toutefois pas ne pas admettre que la
mauvaise foi intervient aussi dans le processus de transcendance du
“pour-soi” et l'apparition d’autrui. La mauvaise foi se prolonge en
effet dans le rapport à autrui, c'est-à-dire dans la situation où le
“moi” se trouve en présence de quelqu’un d’autre. C’est cette
deuxième étape de la mauvaise foi que nous devons ici examiner.
Le garçon de café, pour reprendre cet exemple, est toujours
confronté au regard d’autrui. Le fait d'être regardé l'oblige à jouer
son rôle, ses gestes, sa voix, son empressement reflétant la présence
d’autrui en face de lui. Il ne peut donc exister en tant que tel tout
seul. Que devient-il exactement au moment de l’apparition d’autrui?
Le thème du regard nous permet de répondre à cette question. En
effet, autrui m'apparaît d'abord comme un “regard”. En sentant que
l’on “me” regarde, “je” me trouve pris dans un rapport fondamental à
autrui dans le monde. C’est donc dans l'être-regardé que se situe le
point de départ ontologique de “l’être-pour-autrui”. La caractéristique
essentielle de cet “être-pour-autrui”, c’est de n’exister que du fait de
la conscience d’autrui. Autrement dit, l’existence d’autrui n’est pas
extérieure à ma propre existence, mais elle est présente en moi ;
même si autrui peut être un objet pour moi, il est aussi celui qui me
“chosifie”.
Cette description ontologique à structure double nous ouvre ainsi
L'Habitus en tant qu’anti-subjectivisme : Bourdieu et Sartre
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une nouvelle perspective sur la mauvaise foi : d’une part, en tant que
relié à la structure ontologique commune, qui est tout à fait
semblable à celle du “pour-soi”, “l’être-pour-autrui” n’est pas “ce
qu’il est”, tout comme “le pour-soi” risque d’être “ce qu’il n’est pas” ;
d’autre part, en tant qu'associé à la particularité de la présence
d’autrui en moi, qui est comparée à la structure ontologique de la
réalité humaine dans la discussion sur la liberté, “l’être-pour-autrui”
se trouve pris dans une instance dans laquelle “je” m’écoule hors de
“moi” : “je ne suis plus maître de la situation.”9) C'est de la manière
suivante que Sartre décrit l'effet qu'a sur moi le regard d'autrui.
Le regard d’autrui est donc un regard social. Il me fige comme
“moi”, me donne une sorte d’identité propre à la relation avec autrui.
Il s'agit là d'un fil conducteur essentiel dans l’“essai d'ontologie
phénoménologique” de Sartre. De même qu’on parle de “juif”, de
“classe”, de “Français”, c'est-à-dire de catégories dans lesquelles le
pour-soi devient une figure sociale10), de même l’homosexuel ressent
un sentiment de culpabilité qui vient de l’extérieur de la conscience ;
il ne se sent coupable que confronté à un regard “consciemment
socialisé.”11) L’homosexuel est ainsi un “être-pour-soi” assumant son
9) Ibid., p. 304.
10) Voir le paragraphe “mes prochains” dans le chapitre de la quatrième
partie de L'Être et le Néant, intitulé “la liberté et la facticité”
11) Pour rappeler la thèse bourdieusienne de “l’habitus”, il est nécessaire de
souligner deux points essentiels. En premier lieu, l’habitus signifie chez
Bourdieu que toutes les actions dépendent de la formation culturelle qui
est à la fois consciemment et inconsciemment socialisée. Bourdieu
n’admet pas en effet l'existence d'actions sans motivation, parce que
l’action ne provient pas selon lui spontanément de la volonté, mais
seulement à partir de la motivation socialement construite. Il refuse aussi
220
HONG Seong-Min
“être-pour-autrui” dans et par l’acte même qui reconnaît l’existence
de l’autre. De manière plus générale, “le pour-soi ne se constitue pas
comme soi-même à partir d’une essence d’homme donnée a priori”,
mais il “s’éprouve comme objet dans l’Univers sous le regard de
l’Autre.”12)
Dans le regard social qui désigne l’homosexuel comme coupable,
nous voyons encore une fois l’éthique de l’existentialisme sartrien
faire intervenir la même logique de la mauvaise foi que celle qui
gouverne la relation entre “le pour-soi” et “l’en-soi”. Doit-il avouer
qu’il est homosexuel? Peut-être, mais ce n'est pas là l'essentiel. Ce
qui préoccupe véritablement Sartre, c’est le fait que la structure de la
sincérité ne diffère pas essentiellement de celle de la mauvaise foi.
En effet, en avouant qu’il est homosexuel, l'homosexuel ne parvient
qu’à une semi-liberté, parce qu’il se sert abusivement de la sincérité
comme d'une arme contre autrui. Sartre relie ainsi l’éthique sociale à
l’action purement et simplement consciente, parce que l’action présente
comporte toujours d'après lui ce qui reste passéifié. Ainsi, “l’hexis
corporelle” signifie sans aucun doute l’historisation corporelle de “soi”.
Cela nous permet de voir assez distinctement les différences et les
similitudes qu'il y a entre Sartre et Bourdieu. Ainsi, en ce qui concerne
“le regard socialisé”, qui est comparable au “regard sociologisé” de
Bourdieu dans une logique de dominant-dominé exposée notamment dans
La distinction, nous avons établi que le regard est dépendant pour Sartre
de la dimension sociale. Bourdieu se serait-il donc mépris sur le sens
précis du “regard” sartrien en l'accusant d'être un “regard universel”? En
ce qui concerne le deuxième point, c'est-à-dire l'action inconsciente,
nous verrons plus loin pourquoi Sartre la rejette. Contentons-nous pour
l'instant de rappeler qu'il critique à plusieurs reprises la psychologie
sociale dans L'Être et le Néant.
12) Sartre(1994) p. 565.
L'Habitus en tant qu’anti-subjectivisme : Bourdieu et Sartre
221
la transcendance de soi.
Ⅳ. La sociologisation de la liberté sartrienne
Nous avons vu que l'accusation d’“ultrasubjectivisme” portée
contre la philosophie de Sartre par Bourdieu était injustifiée dans la
mesure où Sartre ne sous-estime pas l'importance des conditions
concrètes qui fondent la réalité humaine. La mauvaise foi en est un
exemple très caractéristique, en ce sens que la philosophie sartrienne
a pour but principal de dénoncer la tentation de se cacher, d’être à
son insu ce qu'on n’est pas, au niveau de la transcendance de
“l’en-soi” vers “le pour-soi”. La liberté, qui s'identifie au “projet
originel”, n’est d'ailleurs pas nécessairement rabaissée au rang
d’action subjective comme Bourdieu l’affirme, car l’action individuelle
comme projet fondamental n’est possible d'après Sartre qu'en
situation. Ainsi, si la critique de Bourdieu vise spécifiquement l’action
individuelle entendue comme dépassement d’un donné pur, sans tenir
compte des obstacles prévus par la sociologie - la structure
économique ou la trace de la mémoire du passé -, il n’en reste pas
moins que Sartre a bien traité de la structure sociale qu'il décrit
comme “situation”.
S’il en est bien ainsi, “l’existence d’autrui”, qui est fortement
sociologisée par Bourdieu (par exemple dans La Distinction) doit être
réinterprétée d’un point de vue marxiste, comme un élément social,
“le corps du pour-soi” ne pouvant devenir le corps figé comme
transcendance-transcendée, pour reprendre le terme de Sartre, qu’à
222
HONG Seong-Min
travers le regard d’autrui. Étant donné que le regard d’autrui donne
une signification sociale à la formation identitaire du pour-soi, et qu’il
délimite en même temps la liberté du pour-soi comme aliénation au
sens philosophique, le chapitre sur “l’existence d’autrui” dans L'Être
et le Néant nous montre que l’existentialisme de Sartre est une
philosophie qui inclut la dynamique sociale. Nous en avons eu la
preuve avec l'exemple de l’homosexuel, qui ne peut avoir d’identité
socialement valorisée qu’à travers la médiation du regard d’autrui.
On ne peut toutefois nier l'existence d'un décalage entre les
pensées de Sartre et de Bourdieu. Les préoccupations radicalement
différentes de ces deux auteurs rendent évidemment délicat de porter
un jugement sur la pertinence de la critique bourdieusienne de la
philosophie de Sartre. Il est en effet imprudent de comparer la
démarche sartrienne, qui insiste sur “la réalité humaine”, à la
sociologie de Bourdieu s’agissant de la dynamique du champ social. Il
est vrai aussi que nous ne tenons pas compte de l'ensemble de
l'oeuvre de Sartre. La Critique de la raison dialectique nous
permettrait sans doute de faire des rapprochements plus conséquents
avec la problématique de Bourdieu, car Sartre y effectue, de manière
implicite certes, une analyse sociologique “marxisée”, si l’on peut dire,
de ce qui est déployé dans L'Être et le Néant.
Néanmoins, malgré ces réserves, nous estimons indispensable de
réinterpréter la philosophie de Sartre du point de vue de la sociologie
de Bourdieu. Mais il faut au préalable faire deux mises au point : il
faut en premier lieu admettre que la sociologie de Bourdieu est
centrée sur l’action humaine ; en deuxième lieu, il faut admettre que
“le projet originel” de Sartre peut être interprété comme sociologie de
L'Habitus en tant qu’anti-subjectivisme : Bourdieu et Sartre
223
l’action au sens où l'entend Bourdieu. Il existe en effet des points
communs entre la sociologie de l’action de ce dernier et le “projet
originel”, points communs que nous pouvons mettre en lumière à
partir de la définition de la notion d’habitus, telle qu'elle apparaît par
exemple dans Le Sens pratique.
Bourdieu envisage ainsi la possibilité d'une action inconsciente des
habitus. Or, on sait que la psychologie sartrienne exclut toute
présence de l’inconscient dans le projet originel. Aux yeux de Sartre,
le projet originel est constitué par des fins intentionnelles. C’est là ce
que Bourdieu appelle “des potentialités objectives”. D'après Bourdieu,
“le projet originel” de Sartre peut se définir comme une possibilité
absolue en matière de temps. Or, nous avons déjà vu qu'il n’était pas
un concept visant seulement l’avenir absolu, mais qu’il incluait aussi
le moment passéifié? Le projet originel sartrien est ce moment
fondamental qui part du présent vers le futur.
On peut ainsi, pour le moment, relever dans la notion d’habitus les
deux éléments sur lesquels Bourdieu a insisté : d'un côté,
l’expérience passée ou la première expérience. En effet, en fonction de
l’action, comme pratique fondée sur l’expérience passée, l’habitus doit
s'interpréter comme ce qui produit les pratiques individuelles et
collectives. De l'autre, les conditions sociales dans lesquelles
l’habitus, comme disposition régulière en matière d’action, s’effectue
et est mis en oeuvre. C’est dans ce contexte que l’habitus inconscient
devient “produit de l'histoire”, en tant qu'il réalise les structures
objectives à l’intérieur de la conscience.
Outre les textes de ce type, d'ordre théorique et un peu abstraits,
d’autres, comme Algérie 6013), sont intéressants dans la mesure où
224
HONG Seong-Min
Bourdieu y mène une analyse sociologique et empirique des
dispositions temporelles, qui peut nous aider à comprendre plus
facilement quels points communs et quelles différences existent entre
ces deux auteurs au sujet de l’action humaine. La question qu'il
soulève dans ce dernier ouvrage est ainsi celle de savoir à quelle
condition et de quelle manière les pratiques se transforment
conformément à l’attente et à l’exigence économiques lors de
l’importation du système capitaliste dans un pays précapitaliste.
L’échange monétaire et l’installation du crédit dans le système
économique, qui sont deux opérations absolument nécessaires à la
constitution capitaliste, ne peuvent en effet être acceptés qu’à la
condition d’une réinvention créatrice, qui impose à la tradition
mécanique et forcée de la société précapitaliste une autre manière
d’action
En effet, pour voir comment fonctionne tout système économique, il
ne faut pas oublier que le fonctionnement économique est toujours lié,
un moment donné du temps, à quelque disposition déterminée. Il faut
insister sur la connaissance spécialisée transmise par l’éducation, car
la disposition liée à l’appréciation du monde, comme système de
valeur, donne finalement à chaque agent économique le critère qui lui
permet d’agir avec des chances raisonnables de succès. Ainsi, en tant
que
connaissance
pratique,
la
rationalisation
de
la
conduite
économique signifie, dans l’analyse sociologique de Bourdieu, la
prévisibilité et la calculabilité. Cela revient à dire que la mise au
point de la conduite est incontestablement associée au futur, dans la
mesure où l’avenir, en tant que prévoyance, est implicitement inscrit
13) Bourdieu, (1977).
L'Habitus en tant qu’anti-subjectivisme : Bourdieu et Sartre
225
dans la situation présente et rend possible les choix de chaque agent
économique. Prévoyance n’équivaut donc pas à prévoir, dans la
mesure où la prévoyance ne se constitue qu’à travers la formation de
schèmes de perception et d’appréciation, qui rendent présentes les
dynamiques économiques.
Ce qu'il faut noter ici, c’est que l’aspiration au futur est
dépendante de l'accessibilité de l’avenir visé. Or cette accessibilité est
déterminée en fonction de la condition matérielle d’existence et du
statut social de chaque individu. Comme critères, Bourdieu évoque
notamment les catégories professionnelles, les revenus, le degré de
qualification et le niveau d’instruction. Autrement dit, les champs
possibles vis-à-vis de l’avenir tendent à s’élargir au fur et à mesure
que l’on s’élève dans la hiérarchie sociale. C’est ainsi que les
sous-prolétaires tendent, faute d’avoir l’instruction et la qualification
professionnelle constitutives de ces champs possibles, à imputer leurs
manques aux manques de leur être plutôt qu’à celles de l’ordre
objectif.
Bourdieu soutient
en
cela
une
thèse qui
s'oppose
radicalement à la position du marxisme authentique et à la thèse
décrite dans L'Être et le Néant.
Cela ne laisse pas de surprendre : les sous-prolétaires ne
formeraient plus une force révolutionnaire du fait de leur condition
matérielle difficile! Cette formule est selon nous dirigée autant contre
Marx que contre Sartre. En effet, pour que la conscience
révolutionnaire soit seulement possible, il faut que chaque travailleur
ait un emploi permanent et régulier, car les actions, les jugements et
les aspirations ne s’ordonnent qu'en fonction d’un plan de vie.
Bourdieu tire deux conclusions de son analyse empirique du cas de
226
HONG Seong-Min
l’Algérie en ce qui concerne l'habitus ; d’une part, en tant que lié à la
condition objective, l’habitus est un intermédiaire qui permet de
dépasser
les
l'objectivisme,
oppositions
de
la
abstraites
conscience
du
et
subjectivisme
de
et
l'inconscient,
l’intériorisation de la condition objective s’effectue d'après
de
car
notre
auteur à travers la formation de la disposition, qui est de part en part
subjective14). D’autre part, en tant que lié à la logique des pratiques
collectives, l’habitus doit être considéré comme une conscience de
classe
aiguë,
à
tel
point
que
la
prévoyance
réaliste
des
sous-prolétaires, par exemple, ne se constitue qu’à partir de l’écart
entre la réalité subjective et la condition objective. En d'autres
termes, l’agent social est enfermé dans la condition d’appréhension du
monde qui est la sienne ; il n’a pas autant de liberté que ne le croyait
Sartre pour s’arracher à la situation. L'habitus en tant que “nécessité
faite vertu” ou “choix du nécessaire”15), nous montre ainsi comment
la culture capitaliste d’aujourd’hui fonctionne comme instrument de la
classe dominante dans la vie quotidienne.
V. En guise de conclusion
Quelle conclusion faut-il tirer de toutes ces remarques? En dehors
14) La différence méthodologique entre Sartre et Bourdieu est visible à cet
endroit : Sartre souligne en effet plutôt l'action intentionnelle dans la
notion de projet originel.
15) “Le choix du nécessaire” est le titre du chapitre 7 de La Distinction,
chapitre qui s'ouvre sur la considération de l'habitus comme “nécessité
faite vertu” (Bourdieu, 1979, p. 433).
L'Habitus en tant qu’anti-subjectivisme : Bourdieu et Sartre
227
de la démarche comparative que nous venons de mener et qui est
toujours assez délicate, faut-il prendre en considération d’autres
dimensions de la sociologie de Bourdieu pour en mettre à jour la
signification?
En ce qui concerne Sartre d'abord, ce n’est absolument pas par
hasard si sa philosophie est aujourd’hui de retour en vogue avec le
cinquantième anniversaire des Temps modernes et après le succès
éphémère de la soi-disant “pensée 68”. En effet, dès les années 60,
plusieurs démarches conceptuelles se rapportaient implicitement ou
explicitement à la philosophie de Sartre : “l’attaque structuraliste”
d’Althusser au sujet de la lecture de Marx, “l’épuisement du cogito”
de Canguilhem dans le domaine de l’histoire des sciences de la vie, la
“pensée du dehors” de Foucault, s’agissant de la subjectivité et du
pouvoir en histoire, “la philosophie de la multiplicité” de Deleuze et
son intérêt pour la subjectivité psychanalysée. Tous ces auteurs ont
sévèrement
critiqué
le
thème
sartrien
de
la
subjectivité
transcendantale.
Les travaux de Bourdieu peuvent être considérés dans ce cadre
comme une critique de la pure transcendance de la subjectivité. Mais
ce qu'il est important de souligner, c’est que son oeuvre elle-même
trahit le dépassement de l’idéalisme et du structuralisme. Autrement
dit, la subjectivité n’est pas purement et simplement abandonnée dans
la réflexion de Bourdieu, comme chez tout structuraliste de base. Il
nous reste donc à examiner les articulations à la fois philosophiques
et sociologiques de son oeuvre, qui proviennent de l'influence qu'ont
exercé sur lui des auteurs rejetant la pensée de Sartre. De fait,
l’influence d'un Merleau-Ponty, par exemple, est manifeste dans sa
228
HONG Seong-Min
réflexion.
D’ailleurs, il ne faut pas oublier l’influence de Foucault dans la
penseé de Bourdieu. Pourquoi Bourdieu fait-il ainsi référence, dans
son analyse sociologique des conditions sociales de possibilité de la
rationalité,
à
“l’intellectuel
universel”
sartrien?
Quel
principe
adopte-t-il comme critère dans cette interrogation sur l’action
universelle de l’intellectuel? Quelle différence y a-t-il entre “le
corporatisme de l’universel”16) de Bourdieu et la notion foucaldienne
d'“intellectuel spécifique”? Pour répondre à toutes ces questions, il
est nécessaire d'approfondir encore notre étude des fondements
philosophiques de la démarche de notre auteur.
Bibliographie
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intellectuelle, Minuit, 1985.
Bourdieu (Pierre), Esquisse d’une théorie de la pratique, Droz, 1972
_______
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_______ Le Sens pratique, Minuit, 1980a.
16) Bourdieu, (1989). Pour ce qui est de la sociologie de la connaissance et de
son rapport à Sartre, il faut se référer au livre remarquable d’Anna
Boschetti, Sartre et "les Temps modernes". Une entreprise intellectuelle,
Minuit, 1985. En revanche, en ce qui concerne le champ universitaire, il
faut se rapporter à l’analyse sociologique que Bourdieu a lui-même mené
dans Homo Academicus (Minuit, 1984), pour les années 60 et 70.
L'Habitus en tant qu’anti-subjectivisme : Bourdieu et Sartre
229
_________ “Le mort saisit le vif. Les relations entre l'histoire réifiée
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________ “la raison d’être d’une sociologie de l’action”, Revue
française de sociologie, VII, 1966b.
230
HONG Seong-Min
《국문초록》
반주체주의로서 아비투스;
부르디외와 사르트르
홍성민
본 논문은 부르디외와 사르트르의 철학적 관점을 비교함으로써 아비투
스 개념의 의미와 한계를 탐색하려는 시도이다. 우선 필자는 이 논문의
부르디외가 사르트르에 가한 비판의 내용을 간략히 정리하고, 이것을 반
주체주의라고 정리했다. 그리고 이러한 부르디외의 사르트르 비판이 일정
부분 사르트르 철학에 대한 오해에서 비롯되고 있음을 논증하고자 했다.
사르트르 철학내에는 사회성이 함축된 개념이 존재하는 바, 그것이 바로
“자기기만(La mauvaise foi)이다. 인간의 상호주관성을 의미하는 이 개념
을 통해서 필자는 사르트의 철학내에서 물질적 존재론을 유추해 낼 수 있
다고 추론했다. 이후에 오늘날 주체와 구조를 동시에 견지하려는 철학적
시도에 대한 현재의 이론적 흐름들을 정리해 보았다.
17)
Mots-clés(주제어) : Habitus(아비투스), Anti-subjectivisme(반주체주
의), La Mauvaise foi(자기기만), ontology(존재론), Liberté(자유)
논문투고일 : 2010. 2. 20.
최종심사일 : 2010. 5. 9.
게재확정일 : 2010. 5. 10.