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Ombres
et lumières
E
n 2016, un pays éclairé peut, d’une élection
à l’autre, chavirer vers une vision étroite et
catégorisée de l’humanité. Pour combattre cet
obscurcissement, le cinéma cherche à élargir
notre horizon, à confronter nos actes du présent
aux erreurs du passé. La rétrospective Rithy
e
Panh en cette 38 édition du Festival des 3 Continents offre une
place privilégiée à l’histoire du Cambodge. Elle donne également
un farouche coup de projecteur sur le monde contemporain.
Aujourd’hui, pourtant, un voile d’ombre recouvre à nouveau de
nombreux territoires. Les incarcérations et poursuites arbitraires
engagées en Turquie contre les professeurs, universitaires
ou journalistes depuis le mois de juillet 2016 en témoignent
cruellement. Plus de 100 000 personnes ont été arrêtées ou
suspendues de leur fonction depuis le « putsch » du 15 juillet.
Dans un pays tombé, écorché par ses propres dirigeants, le pouvoir
cherche à soumettre et endoctriner une population déjà fragilisée.
Comme un sinistre écho aux purges radicales qui, dans les années
70, déchirèrent tout particulièrement les trois Continents — Asie,
Afrique et Amérique latine — ces récents événements rappellent
la nécessité de témoigner. Pour ne pas tomber dans l’oubli, Rithy
Panh dédie la majeure partie de son œuvre à ce devoir de mémoire,
à la reconstitution d’un patrimoine pour son pays si profondément
meurtri. Dans un même esprit, le festival ouvre le cadre de notre
perception d’une réalité à nouveau convulsée.
www.3continents.info
www.3continents.com
Critiques
« Le cinéma indien est porté
par des auteurs très créatifs »
L’obsession du paradis
Bangkok Nites
Katsuya Tomita
Japon / 2016 / 183’
Jérôme Baron, directeur artistique du Festival, apporte un éclairage
sur la vitalité et l’abondance de la production cinématographique
indienne. Il propose une sélection dédiée avec 12 films en langue hindi,
entre tradition et modernité.
v
Quelle est la place du cinéma d’auteur en Inde face aux
grandes productions bollywoodiennes ?
L’image de Bollywood avec ses stars, ses grosses équipes
techniques, ses superproductions est un peu écrasante
vue de l’Europe. On a même l’impression que cela résume
le cinéma indien, ce qui est totalement faux. Depuis
une dizaine d’années, on assiste à un nouvel élan avec
l’émergence d’auteurs qui apportent une diversité de
regards sur l’actualité de l’Inde et l’histoire du cinéma.
Ces jeunes cinéastes à la fois distanciés et anarchiques
se revendiquent de la « nouvelle vague indienne », même
s’ils ne sont pas de la même génération et n’ont pas le
même itinéraire.
Quelles sont les thématiques contemporaines dévoilées
dans cette programmation ?
Des questions liées aux injustices sont soulevées, comme
dans Court de Chaitanya Tamhane, qui a représenté
l’Inde aux Oscars cette année. Le long-métrage n’a pas
eu beaucoup d’écho en France à sa sortie. Deux films
noirs d’Anurag Kashyap sont également présentés
dans cette sélection : Gangs of Wasseypur, une histoire
d’affrontements de clans dans la ville de Wasseypur film de 5h20 projeté en deux parties - et Raman Raghav
2.0, le parcours d’un serial killer à l’époque actuelle dans
les bidonvilles de Mumbai. Je pense aussi à The image
threads de Vipin Vijay, dont le projet a été lancé en 2006
au sein de l’atelier Produire au Sud. Ces réalisations
racontent une certaine forme d’aliénation mentale à
l’œuvre aujourd’hui dans la société indienne : ce pays
Bangkok Nites s’ouvre sur la
mégalopole thaïlandaise, à
la vie nocturne tumultueuse
et corrompue par la drogue
et le proxénétisme. La
capitale se dessine comme
un lieu idéal où l’argent
facile régit les passions
et les destinées. Luck
(Subenja Pongkorn) est
une jeune prostituée,
actrice privilégiée
d’un commerce offrant
ses services à une clientèle japonaise fortunée. Une
immersion illustrée par des plans heurtés, comme volés
au quotidien des protagonistes, découvre des endroits
de plaisir s’exposant dans des lumières outrancières.
Le long-métrage reprend les codes du documentaire en
proposant une analyse clairvoyante de la prostitution
et des raisons poussant ces femmes dans la luxure. Sans
perspective d’avenir, Bangkok apparaît aussi comme un
territoire où le temps s’est arrêté, où les nuits se
répètent indéfiniment. Un enfer plutôt qu’un paradis !
Aux paroles évocatrices des morceaux urbains et rythmés
de la ville qui dénoncent et racontent cette vie
marchandisée se mêlent des chants plus lyriques, plus
traditionnels renvoyant Luck au village de son enfance.
En quête de rédemption, la jeune femme entreprend un
voyage vers sa région d’origine, Issan, aux frontières
du Laos. Un retour au temps bienheureux de l’innocence
qui questionne la fascination factice pour le paradis en
stuc qu’elle a quitté. Mais tout n’est qu’apparence. Si
cette province semble enracinée dans le passé, le modèle
formaté par Bangkok étend ses ramifications à travers tout
le pays, une déchéance encore sous-jacente mais sans
espoir de guérison. En définitive, chacun des personnages
recherche son propre paradis. Une utopie. Littéralement
une réalité idyllique « situable en aucun lieu ».
Clément Rocher
compte tellement d’habitants qu’il en devient parfois
inhumain… C’est une façon d’appréhender la psychologie
de la société indienne, plutôt que de traiter le sujet à
travers des caractères individuels.
Le contrepoids de cette programmation est apporté par
le pur « made in Bollywood » notamment avec Jodhaa
Akbar d’Ashutosh Gowariker, qui est un immense film
historique avec danses et effets spéciaux. Il pose, par
ailleurs, la question identitaire du rapport de l’Inde à sa
dimension musulmane.
« Mettre à jour nos
connaissances EST
UNE mission du F3C »
Avez-vous un attachement particulier à ce cinéma indien ?
On est toujours amené à faire des découvertes.
Personnellement, je vois environ une quarantaine de
films indiens par an, c’est un échantillon dérisoire.
Cela fait partie d’une des missions du Festival des
3 Continents de mettre à jour nos connaissances,
d’étendre la nature de notre expérience et de nos
rencontres cinématographiques, d’où cette sélection
de films, portés par des auteurs extrêmement créatifs.
Propos recueillis par Florence Félix
Photo : Aurore Duplessis
La violence comme exutoire
La parole
à l’épreuve
des maux
23 novembre 2016. Après plusieurs
années de procédure, le verdict tombe
condamnant à perpétuité les deux
dirigeants khmers rouges, Nuon Chea
et Khieu Samphan, accusés de « crimes
contre l’humanité » au Cambodge entre
1975 et 1979. Preview s’est entretenu
avec un ancien traducteur de ce procès
confronté à deux problématiques : celle
d’une langue aux codes si particuliers
et celle de l’actuel mutisme des
bourreaux face aux questions de leurs
victimes. v
v
Destruction Babies
Tetsuya MARIKO
Japon / 2016 / 108′
« Traduire mot à mot le khmer en français n’est pas possible.
Cette langue a un fonctionnement radicalement différent.
En khmer, le contexte joue un rôle très important », déclare
cet ancien traducteur officiel du procès de Nuon Chea et
Khieu Samphan. Passé au Cambodge il y a quelques années, il
explique de surcroît que l’absence de pronom personnel ou
de caractérisation du genre, l’usage
différent des verbes et l’absence
de conjugaison pouvaient parfois
rendre la traduction difficile, voire
approximative. « La traduction est un
exercice extrêmement compliqué où
il y a toujours des risques de pertes
de sens, d’infidélité… On travaille
sur des mots, sur du vivant, sur des
paroles. Ce n’est donc pas une science
exacte », ajoute notre interlocuteur.
« Mon métier, c’est en quelque sorte
l’art de s’effacer devant la parole
d’autrui. On ne doit rien dire sur soi, de soi, mais au maximum
laisser dire l’autre, laisser la place à sa parole. »
morts ? », « Qu’est-il arrivé à nos proches ? » Certaines
questions posées par les victimes restent sans réponse.
L’un des accusés ne reconnaît pas son implication,
« ignorant ce qui se passait sur le terrain », l’autre reste
persuadé de la noblesse d’une révolution qu’il a lui-même
forgée. Pourtant, un travail sur la libération de la parole
des parties civiles a été effectué en
amont, notamment par leurs avocats.
la traduction,
c’est en quelque
Des réponses à ces interrogations
mettant en jeu la notion de « crime
contre l’humanité », les victimes en
ont trouvées dans la filmographie
de Rithy Panh, notamment dans
son documentaire S21, la machine
de mort khmère rouge (2003). Le
cinéaste a réussi à délivrer une
parole jusqu’alors taboue, en livrant
les images d’un passé nié ou enfoui
sous le poids d’une mémoire trop lourde à assumer.
À la demande du réalisateur, d’anciens tortionnaires ont
reproduit et décrit les scènes de leur quotidien dans
le centre d’extermination, face aux regards des rares
survivants de cette « machine de la mort ». Dépassant ainsi
la parole par l’image.
Douce Dibondo
Illustrations : Guillaume Reiss
sorte l’art de
s’effacer devant
la parole
d’autrui
Lors de ce procès, plus récemment, cette parole s’est
avérée encore plus difficile d’accès. Elle se heurte
désormais au mutisme des deux accusés qui choisissent
de se murer dans le silence. « Pourquoi nous avoir fait
souffrir ? », « Pourquoi nous avoir interdit d’honorer nos
À Matsuyama, sur l’île de
Shikoku, Taira vit avec son
frère, tous deux orphelins.
Adolescent perturbé et
incontrôlable, il ère
dans les rues en quête de
sensations hors normes.
Sans raison apparente,
il cogne les passants,
jubilant à chaque coup
qu’il reçoit en retour.
Sur son chemin, Taira
rencontre Yuya qu’il rosse
copieusement. Du statut de victime, Yuya passe rapidement
à celui d’agresseur, jouissant d’une domination sur ceux
qu’il appelle « ses proies ». Les victimes elles-mêmes
parfois deviennent dangereuses et imprévisibles comme
pour illustrer la facilité avec laquelle un individu
psychologiquement fragile peut basculer.
Pour exalter leurs exploits, Yuya poste les vidéos
de leurs bagarres qui deviennent rapidement virales.
Il sent monter en lui un sentiment de toute puissance
et d’impunité. Cet ego trip malsain, reflet de la
contemporanéité, traduit à l’extrême le mal-être d’une
jeunesse marginalisée en quête de nouveaux repères. La
circulation de leurs prouesses sur les réseaux et les
médias en accentue l’effet miroir. Entre fascination et
passivité, passants et spectateurs oscillent de manière
névrotique. La violence est ici l’expression d’un profond
désarroi, attendant le moindre signal pour exploser.
S’ils peuvent choquer au premier abord, ces actes
gratuits sont finalement pensés comme le fruit d’une
révolte refoulée, au sein d’une société déshumanisée qui
ne s’attarde pas sur ceux qu’elle laisse de côté. Face à
la culture nippone réputée sans faille où la discipline
règne en maître, Destruction Babies, rappelle qu’elle
n’est pas aussi lisse qu’il n’y paraît.
Justine David
Le F3C, maison
de l’ami Kiarostami
Cinéaste, plasticien, graphiste, photographe et poète,
Abbas Kiarostami utilisait toutes les formes d’expression
artistique pour transmettre sa vision du monde. Décédé
en juillet dernier, l’Iranien avait été révélé par le F3C avec
Où est la maison de mon ami ? en 1988. Nantes tient une
place à part dans la carrière de cet artiste pluriel.
Même si tout film est politique, au
sens grec de, vie dans la cité, l’art est
pour sa part au-dessus des lois. »
Hommage à un âge entier du cinéma
L’homme était sensible et humain,
proche de ses personnages qu’il captait
dans la rue. Son cinéma plus distancié
était réfléchi, posé. Il aimait, en effet,
laisser sa caméra saisir des scènes de la
vie ordinaire avec un réalisme poétique
sans misérabilisme ni lyrisme, en
particulier dans “ la trilogie de Koker ”,
constituée de Où est la maison de mon
ami ? (1987), Et la
vie continue (1991)
et Au travers des
oliviers
(1994).
Son
pluralisme
a r t i s t i q u e
dont son œuvre
photographique
est une manière de
découvrir l’autre
versant lumineux
de son regard sur la question de la
transmission et du réel de la nature.
En 2004, lors de la 26e édition du F3C,
le Musée des Beaux-Arts de Nantes lui
a consacré une exposition, intitulée
La Récréation. « J’adore regarder.
Regarder en silence, spécialement
la nature. Quand on aime quelqu’un,
on le prend en photo. Mon album de
famille, lui, est plein de clichés de la
nature », disait le natif de Téhéran.
Pour Jérôme Baron, directeur
artistique du F3C depuis 2010, « on
ne rend pas simplement hommage au
cinéaste, mais aussi à un âge entier du
cinéma ».
« Même si
tout film est
politique, l’art
est au dessus
des lois »
Pas contestataire, artiste avant tout
Pionnier du département de cinéma
à l’Institut iranien Kanoun, Abbas
Kiarostami a, durant ses 35 ans de
carrière, choisi de poursuivre ses
projets de tournage dans son pays
natal. Une démarche différente de
celle de ses homologues cinéastes qui
se sont expatriés pour échapper à la loi
religieuse. « Les autorités iraniennes
ne l’ont pas embêté car il n’était pas
considéré comme un cinéaste engagé,
avec des films contestataires. C’était
un artiste avant tout, qui a fait de sa
vie une œuvre remarquable, un sansfaute », explique Alain Jalladeau.
Abbas Kiarostami l’affirmait lui-même :
« Je me bats pour la recherche du vrai.
Florence Félix
La sélection
de la rédac
JEUDI 24 NOVEMBRE
20 h 30 – Séance – The love eterne @Katorza 1
Vendredi 25 NOVEMBRE
14 h - 16 h – Séance de pitchs, Produire au Sud
@Cinématographe
1998 à l’occasion de la 20e édition du F3C
uand l’agence
de
presse
iranienne ISNA
a annoncé la
mort d’Abbas
Kiarostami le 4
juillet dernier
des suites d’un
cancer, Alain Jalladeau, cofondateur
et ancien directeur artistique du F3C
(1979-2008), n’y a pas cru. Son ami
Abbas, qui rentrait d’un tournage
en Chine, était en bonne santé. « À
Téhéran, il a subi une opération bénigne
qui a mal tourné et ses deux fils l’ont
fait
transférer
dans un hôpital
parisien.Envain…».
La disparition de
celui qui a obtenu
la Palme d’or à
Cannes (Le Goût
de la cerise, 1997)
laisse un vide
énorme à Nantes,
comme en Iran.
En Bref
Vivre le cinéma comme tout le monde
Depuis 2015, le festival renforce ses engagements en faveur
de ceux qui ne peuvent pas toujours se rendre dans les salles
obscures. Il investit le CHU avec une projection spéciale pour
les enfants, tout en diffusant des films sur le canal interne de
l’hôpital. La programmation compte également deux films sous-titrés
sourds et malentendants, ainsi qu’un film en audiodescription.
Un partenariat est conclu cette année avec « Culture LSF » pour
l’aide à la mise en accessibilité du festival. Les bénévoles
sont aussi sensibilisés aux questions du handicap et formés aux
bases du langage des signes.
Justine David
Nantes terre d’accueil
L’an passé, le film iranien Paradise était diffusé durant la 37e
édition du F3C. Dénonçant le système de son pays, le réalisateur
Sina Ataeian Dena s’est vu confisquer son passeport par les
autorités. Il vit désormais en Allemagne, tout comme l’actrice
de son film, Dorna Dibaj, devenue comédienne de théâtre. « J’ai
sillonné le monde entier avec Paradise et c’est à Nantes que
j’ai rencontré les spectateurs les plus réceptifs à son message.
Le public nantais est vraiment un public de cinéphiles », déclare
à Preview Sina, invité à développer son nouveau projet dans le
cadre de Produire au Sud.
Mathilde Quéguiner
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24/11/2016 - Directeur de la publication : Philippe Dossal - Rédactrice en chef : Salomé Giraudet - Encadrement pédagogique : Patrice Allain, Philippe Dossal, Sylvain Chantal, Gregg Bréhin, Alexandre Lorieau
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