La perle bleue du Québec

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La perle bleue du Québec
PHOTOS : NORMAND BLOUIN
Dossier bleuets
La perle bleue
du Québec
Par Patrick Dupuis, agr.
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De plus en plus prisé pour ses qualités nutraceutiques hors du commun,
le bleuet fait l’objet d’une demande qui croît d’environ 15 % année après année,
et ce, depuis plus d’une décennie. Et on prévoit que la demande ne dérougira pas
de sitôt. « Elle continuera de s’accroître à ce rythme encore une quinzaine d’années », fait
savoir Gérard Baril, l’enthousiaste président du Syndicat des producteurs de bleuets du
Québec. C’est particulièrement sur les marchés d’exportation que
la demande se fait le plus sentir, notamment en Europe, au Japon et en Chine,
où on commence tout juste à découvrir les fabuleuses propriétés de ce petit fruit.
« La demande est si élevée que les bleuetières québécoises ne suffisent pas à la demande »,
assure M. Baril.
R
iche en fibres, en vitamines A et C, en potassium et en acide folique (une vitamine du
groupe B), le bleuet est l’une des meilleures
sources d’antioxydants actuellement connus.
Ces substances, comme le mentionne un
nombre croissant d’études, sont une barrière
qui s’érige contre le cancer et le vieillissement des
cellules. Le contenu en antioxydants du bleuet
est supérieur à celui de l’épinard, du brocoli, de
l’orange et de la tomate. De façon générale, plus
un fruit est foncé, plus il contient d’antioxydants.
Mais ce n’est pas tout, la perle bleue du Québec
aurait aussi, semble-t-il, des propriétés antibactériennes, antivirales et antiallergiques. Des études
ont même démontré que, grâce à son contenu
élevé en anthocyane, un pigment que l’on retrouve
largement dans les plantes et qui donne à certains
fruits une couleur rouge pourpre ou bleue, il
améliorerait la vue. On croit également qu’il
retarderait les pertes de mémoire et la progression
de la maladie d’Alzheimer et qu’il contribuerait
à limiter l’accumulation, dans l’organisme, du
mauvais cholestérol.
Le bleuet permet de produire à ce jour environ 175 produits différents : pâtisseries, confiseries,
bières, vins, tisanes, fruits séchés et même des
crèmes cosmétiques à 1400 $ l’once. Pour profiter
de cette manne bleue, plusieurs pays d’Europe ont
aussi fortement accru leur production au cours
des dernières années.
Deuxième production agricole au Lac-SaintJean, après le lait, « et en voie d’être la première »,
prévoit le président du syndicat, le bleuet y pousse
naturellement. Le grand incendie de forêt de 1870
a ravagé une superficie effarante et mis en valeur
cette culture qui, après un brûlis, prolifère
(http://royaume.com/~morphee/grand-feu.htm).
La récolte de 2005, en bleuetières et en forêts, s’est
chiffrée à environ 21 millions de kilos, soit à peu
près au même niveau qu’en 2004, alors qu’on
enregistrait 20,4 millions de kilos. La valeur à la
ferme s’élève à environ 50 millions $.
Selon l’agronome André Gagnon, conseiller
en horticulture à la direction régionale Saguenay–
Lac-Saint-Jean–Côte-Nord du ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation du
Québec (MAPAQ), la province recèle environ
23 000 hectares de bleuetières aménagées. « La
superficie en forêts est difficile à évaluer en raison
de la multitude de talles qu’on y retrouve », fait
savoir le conseiller.
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« En 1988, on ne récoltait que 3,6 millions
de kilos en bleuetières aménagées et 4 millions de
kilos en forêts, poursuit le conseiller du MAPAQ.
Aujourd’hui, c’est plus de 15 millions de kilos que
l’on récolte en bleuetières alors que la production
en forêts se maintient aux alentours de 4 millions
de kilos. »
À partir de la fin des années 90, on assiste à
une explosion des rendements en bleuetières. En
l’espace d’une décennie, les rendements, d’abord
à moins de 1000 livres à l’acre, atteignent des
niveaux records de 4000 livres à l’acre. La moyenne
est actuellement de 2000 livres à l’acre.
Une fertilisation mieux équilibrée ainsi qu’un
contrôle plus efficace des mauvaises herbes ont
contribué à la hausse des rendements. Mais c’est
l’utilisation de pollinisateurs qui a littéralement
fait bondir la production. Autrefois, la pollinisation des plants reposait entièrement sur les frêles
ailes des bourdons aborigènes, qui faisaient de
leur mieux, sans doute, mais dont le nombre était
nettement insuffisant. L’utilisation de services de
pollinisation et la location de ruches appartenant
à des apiculteurs pendant les trois semaines que
dure la floraison en juin, ont tôt fait de changer la
situation.
« Avec 95 % de la récolte de bleuets sauvages,
aussi appelés bleuets nains, et près de 90 % des
superficies aménagées, soit 20 000 hectares, la
région du Saguenay–Lac-Saint-Jean domine la
production québécoise, indique Sylvain Brassard,
expert-conseil à La Coop fédérée et responsable
du développement de cette culture. Le reste de la
production du petit fruit, soit quelque 3000
hectares, est partagé entre l’Abitibi, Charlevoix, la
Côte-Nord et la haute Mauricie. » Ces régions recèlent un excellent potentiel de développement,
assure Gérard Baril. Sur la Côte-Nord seulement,
on pourrait y aménager quelque 10 000 hectares.
L’Abitibi offre aussi de bonnes possibilités malgré
le gel hâtif qui y sévit. Et le Saguenay–Lac-SaintJean n’est pas en reste, car le potentiel s’y chiffre
encore à 20 000 hectares. La production au
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Nouveau-Brunswick, en Nouvelle-Écosse et à l’Îledu-Prince-Édouard est à pleine capacité. On
enregistre même certaines baisses dans cette
région du Canada.
Le bleuet cultivé, ou de corymbe, plus gros,
plus dodu, plus résistant, mais contenant moins
d’antioxydants que son cousin sauvage, gruge une
part grandissante du marché de ce dernier, et ce, à
l’échelle mondiale. Des entreprises de ColombieBritannique et du Maine sont de plus en plus
présentes sur le marché québécois avec ce produit. Des producteurs du Chili, pour leur part, ont
développé un bleuet dont la grosseur se situe entre
celles du bleuet nain et du bleuet de corymbe. Ce
bleuet est disponible sur nos étals en janvier et
février.
Au Québec, en 2003, la consommation de
bleuets était inférieure à 400 grammes par personne par année alors que celle de la fraise dépassait
les deux kilos. « Il reste du travail à faire », indique
M. Baril.
Pour les trois producteurs que nous avons
rencontrés, qui s’acharnent à faire connaître leur
petite perle bleue, les défis sont grands. Par tradition, les deuxième et troisième transformations
n’ont pas été développées comme elles auraient
pu l’être. Tout est à faire. De cueilleurs, par tradition, à transformateurs, la transition n’est pas si
simple. « C’est un monde de différences », estime
Gérard Baril.
Mon pays bleu
G
érard Baril habite Saint-Félicien. Sa confortable propriété borde les rives du lac SaintJean. En plus d’être président du Syndicat
des producteurs de bleuets du Québec,
qui rassemble 212 producteurs, l’homme de
64 ans, vigoureux, volubile et au regard d’acier, est
aussi président d’une coopérative de cueilleurs de
bleuets, la Bleuetière coopérative Ticouapé, et
propriétaire d’un vaste boisé où prolifèrent, à l’état
sauvage, les petits fruits bleus.
32 membres, qui représentent une quarantaine de familles, composent la coopérative
Ticouapé. La bleuetière de 750 hectares qu’elle
exploite est aménagée sur des terres publiques,
louées par la MRC de Saint-Félicien, et seuls les
membres de la coopérative sont autorisés à y
cueillir les fruits.
Au Lac-Saint-Jean, sur les 23 000 hectares en
bleuetières que recense le MAPAQ, 7500 hectares
sont exploités par des coopératives. « La région
du Lac-Saint-Jean compte 10 coopératives de
cueilleurs, indique Gérard Baril. Les familles qui
les composent en tirent un bon revenu d’appoint
pendant la récolte qui se déroule en août. »
La Bleuetière coopérative Ticouapé procure,
annuellement, des revenus de quelque 300 000 $
à ses membres, ce qui représente, en moyenne,
8000 $ par famille, et ce, en un mois. « Il s’agit, bien
sûr, d’un revenu intéressant, mais il ne faut pas
oublier que pendant cette période, les cueilleurs
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À 87 ans, Josaphat Boutin,
beau-père de Gérard Baril,
est toujours producteur de
bleuets. Il possède 100 acres
en auto-cueillette à SaintFélicien.
95 % des bleuets sauvages
récoltés au Québec poussent
travaillent sept jours par semaine, de cinq heures
au Saguenay–Lac-Saint-Jean.
du matin à cinq heures du soir. »
« De nombreux professionnels établis en
région ont payé leurs études grâce aux revenus
qu’ils ont amassés en cueillant des bleuets,
fait remarquer le président de la bleuetière. De
même, aujourd’hui, grâce à la cueillette, plusieurs
familles membres des coopératives s’assurent que
leurs enfants ne manquent de rien pour la rentrée
scolaire. »
Au début des années 60, la région du LacSaint-Jean comptait 23 coopératives de cueilleurs
qui représentaient, chacune, une soixantaine de
familles. En fait, elles étaient, et le sont aujourd’hui
encore, des coopératives de travailleurs. Au fil des
ans, 13 d’entre elles ont été démantelées et absorbées par des industriels de la région, c’est-à-dire
par les entreprises qui congèlent le bleuet. Huit
coopératives sur dix vendent leur récolte à ces
entreprises. Les deux autres acheminent leur production à une variété d’acheteurs.
Au Saguenay–Lac-Saint-Jean, la récolte de
bleuets sauvages est partagée en deux groupes.
L’Association des cueilleurs compte quelque
1400 membres qui récoltent à la main, hors
bleuetières – donc en forêts publiques – 35 % de la
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« Notre objectif, enchaîne Gérard Baril, c’est
d’agrandir à l’extérieur comme à l’intérieur des
clôtures. En d’autres mots, cela veut dire d’exploiter les terres qui ne le sont pas encore et de
maximiser le rendement à l’acre des bleuetières. »
En effet, les projets ne manquent pas. Déjà,
des rangées d’arbres plantés à intervalle de
400 pieds dans les bleuetières permettent, en
hiver, d’accumuler la neige qui crée un isolant
protecteur pour les plants et, en été, de conserver
de multiples insectes utiles.
Le président songe notamment à des recherches qui permettraient d’identifier les variétés
ou les plants les plus productifs, d’améliorer la
fertilisation des bleuetières par la voie du
fractionnement de l’azote afin de hausser le
rendement à l’acre ou encore, d’exploiter la forêt à
son plein potentiel. « On y retrouve, dit-il, une
incroyable variété de champignons très prisés, qui
n’attendent qu’à être cueillis et pour lesquels les
consommateurs sont prêts à payer le prix fort. En
agriculture, ce n’est pas la semaine de 35 heures
qu’il nous faut, mais la journée de 35 heures »,
déclare Gérard Baril.
La population vieillit, les cueilleurs sont
de moins en moins nombreux. Gérard Baril se
questionne d’ailleurs sur l’avenir du réseau des
coopératives de cueilleurs. « La relève sera-t-elle
au rendez-vous? Il faut aussi former de véritables coopérateurs, qui assumeront la direction
des coopératives et qui feront preuve d’une
vision d’avenir. »
production de bleuets sauvages du Saguenay–
Lac-Saint-Jean. Le reste, 65 % de la production, est
assuré par un peu plus de 200 producteurs
indépendants et membres du syndicat – parmi
lesquels on retrouve producteurs agricoles, avocats, infirmiers, ouvriers et autres professionnels –,
deux entreprises de congélation et une dizaine de
coopératives de cueilleurs. Les terres appartiennent aux producteurs et aux entreprises ou encore,
elles sont louées de l’État. La récolte est généralement mécanisée. Ceux qui approvisionnent le
marché frais cueillent toutefois les fruits à la main.
Le marché de la congélation avale 95 % de la production, et le reste, 5 %, se retrouve dans les
marchés à l’état frais.
Gérard Baril prévient les consommateurs.
« Les bleuets frais du “Lac-Saint-Jean” qu’on retrouve dans les marchés au cœur du mois de juillet,
c’est de la frime, car la récolte, c’est en août que ça
se passe... Certains vendeurs exploitent l’appellation “Lac-Saint-Jean”. »
« La productivité des bleuetières est en
hausse, souligne Sylvain Brassard. Le rendement
est passé de 300 livres à l’acre à environ 2000 livres
de moyenne. Il faut de 8 à 10 ans pour qu’une
bleuetière produise à son plein rendement. »
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