les négociations de paix farc-colombie – vers le

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les négociations de paix farc-colombie – vers le
LES NÉGOCIATIONS DE PAIX FARC-COLOMBIE : VERS LE DÉNOUEMENT TANT
ATTENDU DU CONFLIT ?
Sandy CAMLANN1
Les origines du conflit colombien actuel 2
Comptant parmi les conflits les plus anciens au monde, le conflit colombien prend
racine dans la période dite de la Violencia, affrontement sanglant entre libéraux et
conservateurs faisant suite à l’assassinat en 1948 du libéral Jorge Eliécer Gaitán3. À la fin des
années 1950, les deux grands partis politiques négocient un accord par lequel ils s’entendent
pour alterner à la présidence de l’État et répartir entre eux les ministères de façon égalitaire.
Cette période de coalition sera connue comme celle du Frente Nacional ou Front National
(1958-1974). Or, cet accord, qui n’est autre que le reflet du bipartisme dominant en Colombie,
n’inclut pas les mouvements qui ne se reconnaissent ni dans la politique menée par les
conservateurs, ni dans celle conduite par les libéraux4. Les populations rurales vivant de
l’agriculture, qui ont d’ailleurs particulièrement souffert pendant la période de la Violencia et
qui se sont constituées en groupes d’autodéfense, ont le sentiment que leurs revendications ne
sont pas entendues5.
La naissance des Forces armées révolutionnaires de Colombie et autres protagonistes
La création des guérillas6 encore actives aujourd’hui, continuatrices de ces groupes
d’autodéfense, remonte aux années 1960. Il s’agit principalement de l’Ejército de Liberación
1
Sandy est diplômée du Diplôme d’université Organisations et Juridictions Pénales Internationales et du Master
II Droits de l’Homme de l’Université Paris Ouest Nanterre la Défense. Après un stage auprès des Chambres
extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens, elle est actuellement étudiante à l’Institut de criminologie et
de droit pénal de Paris en vue d’obtenir un certificat de sciences criminologiques.
2
Pour un aperçu des origines du conflit et de la naissance de ses différents protagonistes, voir la vidéo publiée
par Colombia Reports intitulée History of the FARC, Colombia's main rebel group.
3
Leader du parti libéral à l’époque et candidat à l’élection présidentielle de 1950, Jorge Eliécer Gaitán était très
populaire auprès des classes les plus défavorisées.
4 GARIBAY (D.), « Le conflit armé interne en Colombie : échec des solutions négociées, succès apparent de la
solution militaire, poursuite des violences », in SELLIN (C.) (dir.), Résistances, insurrections, guérillas, Les
Géopolitiques de Brest, Presses universitaires de Rennes, 2010, p. 128. 5
Ibid. ; BERNAL-PULIDO (C.), « Transitional justice within the framework of a permanent constitution : The
case study of the legal framework for peace in Colombia », Cambridge Journal of International and
Comparative Law, vol. 3, n° 4, 2014, p. 1143.
6
VEUTHEY (M.), « Règles et Principes de Droit International Humanitaire Applicables dans la Guérilla »,
1 Nacional ou Armée de Libération Nationale (ELN) et des Fuerzas Armadas Revolucionarias
de Colombia ou Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC)7. L’ELN, constituée en
1964, s’inspire grandement des idées de la révolution cubaine. La guérilla des FARC a pour
sa part formellement vu le jour en 1966. Il s’agit d’un mouvement avant tout d’origine
paysanne imprégné par l’idéologie communiste. Ce groupe a pour buts affichés de combattre
les inégalités et l’injustice, de mettre fin à ce qu’ils jugent être l’exploitation du peuple par les
propriétaires terriens et d’assurer une meilleure répartition des terres 8.
Dans le contexte de la Guerre Froide, les guérillas reçoivent le soutien financier et
militaire de l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS). Les États-Unis ont pour
leur part soutenu et soutiennent encore aujourd’hui le gouvernement colombien. Ainsi, bien
que l’on parle de conflit armé interne, il ne faut pas négliger le fait que certaines puissances
internationales aient pu être impliquées à un moment donné.
Ces soutiens étrangers, de même que la « faiblesse historique […] de l’Etat à exercer
ses prérogatives régaliennes »9, permettent aux guérillas de se renforcer et d’accroître leur
puissance. Le contrôle du gouvernement colombien sur le pays n’a en effet jamais été total.
La géographie de cet État n’y est certainement pas pour rien, celui-ci étant traversé par
plusieurs chaines de montagnes dans lesquelles les guérillas peuvent aisément trouver refuge
et se dissimuler10.
Partant, face à la menace que représentent les guérillas à l’époque, le gouvernement
déclare en 1965 un « état d’urgence » et adopte des décrets qui permettent au gouvernement
d’armer les civils11. C’est ainsi que sont légitimés ceux que l’on appelle « groupes ou
Revue Belge de Droit International, vol. 2, 1971, pp. 506-507 : auteurs et experts ne parviennent pas à
s’accorder sur une définition « unique et universelle » de la guérilla (…) « la guérilla ne se laisse pas enserrer
dans une définition unique et universelle, protéiforme, elle prend des aspects différents selon les continents, les
pays, et même dans le temps au cours d’un même conflit; cette diversité se retrouve aussi au niveau des
guérilleros ».
7
Méritent également d’être mentionnés le M-19, guérilla fondée par des anciens membres des FARC, et
l’Ejército Popular de Liberación ou Armée Populaire de Libération (EPL), guérilla d’inspiration marxiste. Le
M-19 s’est démobilisé au début des années 1990. La majorité des membres de l’ELP se sont aussi démobilisés
au début des années 1990 même si certains continuent toujours à ce jour la lutte armée.
8
Beaucoup considèrent toutefois que les FARC ont perdu leur idéologie en cours de route, et que « l’objectif
premier [du mouvement] ne serait donc plus idéologique mais économique » : AUDET (F.), « Le conflit
colombien : de l’idéologie au narcotrafic », La Chronique des Amériques, n° 11, 2005, p. 6.
9
GARIBAY (D.), op.cit. p.129.
10
BURBIDGE (P.), « Justice and Peace ? - The Role of Law in Resolving Colombia’s Civil Conflict »,
International Criminal Law Review, vol. 8, n° 3, p. 559.
11
Ibid., p. 560.
2 organisations paramilitaires » 12 . Ces milices privées, composées de riches propriétaires
terriens bien décidés à se protéger contre les exactions des guérillas, ne cesseront de se
développer, tout en commettant à leur tour des infractions pénales. Afin de contrer ce
phénomène, est adopté à la fin des années 1980 le décret 1194 qui interdit aux civils ou
membres de l'armée de créer, d’aider ou de participer à des groupes d' « autodéfense »13.
Malgré cet arsenal juridique et le fait que la Cour interaméricaine des droits de l’homme
(CIDH) ait par la suite condamné l’État colombien14 pour son assistance apportée, dans
certains massacres, aux groupes paramilitaires, l’activité de ceux-ci n’a pas cessé, de même
que la collaboration de certains membres de l’armée régulière avec eux15. En 1997, la plupart
des groupes paramilitaires se regroupent au sein de l’organisation Autodefensas Unidas de
Colombia ou Autodéfenses Unies de Colombie (AUC).
De par le nombre important de protagonistes impliqués, qu’il s’agisse d’agents
étatiques ou privés, le conflit colombien apparaît donc être un conflit particulièrement
complexe. Il l’est d’autant plus qu’il est parfois mal compris, notamment en raison du rôle
central que joue la Colombie dans le trafic de drogue. Contrairement à ce que l’on pourrait
croire, le trafic de drogue n’est pas l’un des facteurs initialement à l’origine du conflit.
Toutefois, il est vrai que le développement de celui-ci dans les années 1980 a permis à toutes
les forces en présence de se financer et de continuer à mener leurs actions respectives16. Il
constitue aujourd’hui un véritable enjeu pour les mouvements impliqués17.
Le bilan humain du conflit
Le conflit colombien est marqué par des violations systématiques et généralisées des
droits de l’homme. Le Centre national de la mémoire historique colombien estime à 218 094
le nombre d’individus tués dans le cadre du conflit entre les années 1950 et 2012, 81% d’entre
12
Si ces décrets permettent de « formaliser » les groupes paramilitaires, ceux-ci avaient commencé à se former
avant 1965. Colombia Reports, The FARC’s biggest fear: Colombia’s paramilitary groups, 10 juillet 2015:
http://colombiareports.com/the-farcs-biggest-fear-colombias-paramilitary-groups/
13
LEECH (G.), « History – Fifty Years of Violence », Colombia Journal, mai 1999:
http://colombiajournal.org/fiftyyearsofviolence
14
Voir par exemple : Cour interaméricaine des droits de l’homme, Case of the 19 Merchants v. Colombia,
Jugement du 5 juillet 2004 : http://www.corteidh.or.cr/docs/casos/articulos/seriec_109_ing.pdf
15
BURBIDGE (P.), op. cit. p. 561.
16
BEITTEL (J.S.), « Peace talks in Colombia », Congressional Research Service, Rapport, Mars 2015, p. 2 ;
VOELKEL (C.), Five Common Misunderstandings of War and Peace in Colombia, Crisis Group, octobre 2012 :
http://blog.crisisgroup.org/latin-america/2012/10/08/five-common-misunderstandings-of-war-and-peace-incolombia/
17
A coté du trafic de drogue, les kidnappings sont aussi rapidement devenus une pratique courante, l’argent des
rançons permettant là encore de se financer.
3 eux étant des civils18. Ces chiffres démontrent que la population civile est véritablement la
première victime du conflit. De 1970 à 2010, le Centre national de la mémoire historique
évalue par exemple à plus de 27 000 le nombre d’individus victimes de kidnappings19.
Toutefois, les guérillas sont loin d’être les seules responsables de ces exactions. Les
groupes paramilitaires, de même que les forces armées colombiennes, ont aussi leur part de
responsabilité. En ce sens, lors du massacre de Mapiripán20 perpétré en juillet 1997, des
paramilitaires ont torturé et tué au moins 49 personnes soupçonnées de sympathiser avec les
FARC. Alors même que cette zone était contrôlée par l’armée, celle-ci n’est pas intervenue21.
Les négociations antérieures à 2012 : Une succession d’échecs
On recense plusieurs tentatives de paix depuis les années 1980. Néanmoins, toutes
apparaissent s’être soldées par des échecs, concernant les FARC tout du moins. C’est sous la
présidence du conservateur Belisario Betancur que sont entamées les premières négociations
formelles entre les FARC et le gouvernement colombien. Un cessez-le-feu, décrété en mai
1984, s’étendra jusqu’en juin 1987. Durant cette période, les FARC tentent d’intégrer
l’échiquier politique en mettant sur pied leur propre parti, l’Union Patriotica ou Union
Patriotique (UP). Lors des élections de 1986, ils gagnent plusieurs sièges au Congrès mais
sont par la suite la cible de nombreux assassinats, orchestrés pour la plupart par les groupes
paramilitaires, en collaboration avec les cartels de la drogue et les forces armées
colombiennes. En conséquence, les FARC se retirent de la scène politique et se concentrent
sur la bataille militaire22.
Le dernier cycle de négociations a lieu sous la présidence du conservateur Andrés
Pastrana, entre 1998 et 2002. À cette période, les FARC profitent du cessez-le-feu et de la
zone démilitarisée qui leur était accordée pour se réarmer et recruter23. En 2002, Pastrana
18
Centre national de la mémoire historique colombien, Ca Suffit ! Colombie : Mémoires de guerre et de dignité,
octobre
2013
:
http://www.centrodememoriahistorica.gov.co/descargas/informes2013/bastaYa/bastayafrances.pdf
19
Ibid. Entre 1985 et 2012, on recense plus de 150 000 victimes d’assassinats ciblés, près de 12 000 victimes de
massacres, plus de 1700 victimes de violences sexuelles, 25 000 disparitions forcées et près de 6 millions de
déplacements forcés. La Colombie a également l’un des taux mondiaux les plus élevés s’agissant des victimes de
mines antipersonnel.
20
Cour interaméricaine des droits de l’homme, Affaire du Massacre de Mapiripán c. Colombie, jugement du 15
septembre 2005 : http://www.corteidh.or.cr/docs/casos/articulos/seriec_134_ing.pdf Dans cette affaire, la Cour
considère que les forces armées colombiennes ont facilité les exactions commises par les paramilitaires et que les
enquêtes et poursuites engagées par la suite étaient insuffisantes.
21
BURBIDGE (P.), op. cit. pp. 566-567.
22
BEITTEL (J.S.), op. cit. p. 3.
23
Ibid. p. 15.
4 interrompt donc les négociations et ordonne aux forces armées de reprendre le contrôle de
cette zone démilitarisée24.
Uribe ou la politique du « deux-poids deux-mesures »
Après l’échec des négociations menées en 2002, la population se déclare favorable à
une approche différente, plus intransigeante vis-à-vis des guérillas. Álvaro Uribe Vélez,
ancien libéral, incarne cette approche. Élu président en 2002 et reconduit pour un second
mandat jusqu’en 2010, il met en œuvre une politique dite de « sécurité démocratique ». En
d’autres termes, le choix sécuritaire contribuerait, d’après lui, au renforcement de la
démocratie 25. Il s’agit en fait d’imposer la paix par la force, par l’action militaire. La
négociation ne semble plus faire partie des options envisagées, les guérillas étant désormais
considérées comme des groupes terroristes. C’est une solution critiquée car les premières
victimes de cette politique sont encore une fois les civils, en témoigne l’explosion de la
pratique des « faux-positifs » sous Uribe. Ce procédé, dénoncé par la FIDH26, consisterait
pour les membres de l’armée régulière à assassiner des civils qu’ils feraient ensuite passer
pour des rebelles27.
Pour mener à bien la politique de « sécurité démocratique », l’armée est profondément
réformée. Uribe reprend les travaux de son prédécesseur en ce sens28 : renforcement des
effectifs et des capacités militaires. C’est notamment grâce à l’aide des États-Unis, apportée
dans le cadre du Plan Colombie, que l’État est en mesure de procéder à de tels changements29.
24
Ibid. p. 6. C’est d’ailleurs à cette époque, au début des années 2000, que les effectifs des FARC sont les plus
importants, comptant entre 16 000 et 20 000 combattants.
25
Crisis Group, Colombia: President Uribe's Democratic Security Policy, Rapport, 13 novembre 2003:
http://www.crisisgroup.org/~/media/Files/latin-america/colombia/06_colombia__uribe_dem__security.pdf 26
FIDH, Colombia : The war is measured in litres of blood, False positives, crimes against humanity : those
most
responsible
enjoy
impunity,
Juin
2012 :
https://www.fidh.org/IMG/pdf/rapp_colombie__juin_2012_anglais_def.pdf
27
MENDY (D.), Colombia : In the Shadow of the International Criminal Court, International Justice Project:
http://www.internationaljusticeproject.com/columbia-in-the-shadow-of-the-international-criminal-court/ : Cette
pratique a sans aucun doute été motivée par le contexte de l'époque qui exigeait de l'armée toujours plus de
résultats dans la lutte contre les insurgés.
28
BEITTEL (J.S.), op. cit. pp.12-13 : Entre 1998 et 2002, on estime que les effectifs ont augmenté de 60%,
portant à 132 000 le nombre de membres de l’armée. A la fin du second mandat d’Álvaro Uribe en août 2010,
l’armée colombienne compte 283 000 membres.
29
Initié au début des années 2000 sous la présidence d’Andrés Pastrana, ce plan, financé par la communauté
internationale, visait à aider la Colombie à éradiquer le trafic de drogue.
5 L’année 2008 est particulièrement difficile pour les FARC. Premièrement, deux hauts
dignitaires sont assassinés30 et Manuel Marulanda – fondateur et dirigeant du groupe, aussi dit
« Tirofijo » – décède des suites d’une crise cardiaque31. Deuxièmement, sont secourus quinze
otages détenus depuis 2003, parmi lesquels on compte la candidate franco-colombienne à
l’élection présidentielle de 2002 : Ingrid Betancourt32.
Sous Uribe, bien que les guérillas n’aient pas été éradiquées, leurs effectifs et leur
présence sur le territoire ont été considérablement réduits. On constate donc une évolution des
rapports de force en faveur du gouvernement colombien et au désavantage des groupes de
guérillas. Si la négociation avec ces derniers a été écartée, Uribe s’est en revanche montré
plus souple vis-à-vis des paramilitaires. Le gouvernement signe avec les paramilitaires un
accord en juillet 2003, et en 2005 est adoptée la Ley de Justicia y Paz ou loi Justice et paix.
L’essence de cette loi, très controversée, réside dans le prononcé de peines ne pouvant
excéder huit ans de prison, y compris pour les crimes les plus graves. En échange, les
paramilitaires sont tenus d’avouer leurs crimes, de s’engager dans un processus de réparation
en faveur des victimes et de fournir des garanties de non-répétition. La Cour constitutionnelle
colombienne, en validant cette loi33, a précisé que le défendeur se devait de révéler la totalité
de ses crimes. Dans le cas où celui-ci ne serait pas totalement honnête et que l’on viendrait
par la suite à découvrir sa participation à d’autres crimes, il perdrait le bénéfice d’une peine
réduite et se verrait appliquer la peine usuellement prescrite par la loi34. Cette loi crée
également une Comisión Nacional de Reparación y Reconciliación ou Commission nationale
de réparation et réconciliation (CNRR) qui rappelle les commissions de vérité et de
réconciliation inspirées par le modèle sud-africain, mais qui s’en distingue par bien des
aspects35. Cependant, la place accordée aux victimes par cette loi étant assez réduite, un texte
plus protecteur des droits des victimes a été ensuite adopté en juin 201136.
30
BEITTEL (J.S.), op. cit. p. 6. À noter que les FARC sont organisés autour d’un secrétariat composé de sept
membres.
31
Alfonso Cano lui succèdera et sera tué à son tour par l’armée colombienne. Le nouveau leader est désormais
Rodrigo Londoño Echeveri plus connu sous le nom de « Timoléon Jiménez » ou « Timochenko ».
32
BEITTEL (J.S.), op. cit. pp. 6-7. 33
Cour constitutionnelle, Gustavo Gallón Giraldo y Otros v. Colombia : Sentencia C-370/06, 18 mai 2006 :
http://www.cja.org/downloads/Sentencia%20C-370-2006%20re%20Ley%20975.pdf
34
BURBIDGE (P.), op. cit. p. 573 : Le décret Justice et Paix 3391 du 29 septembre 2006 intègre à la loi la
solution dégagée par la cour constitutionnelle.
35
Pour une étude de la CNRR, voir LECOMBE (D.), « Mobilisations autour d'un modèle de sortie de conflit. La
Commission Nationale de Réparation et Réconciliation : une « commission de vérité et réconciliation » (CVR)
colombienne ? », Raisons politiques, vol. 1, n° 29, 2008, pp. 59-75.
36
Pour une analyse détaillée de cette loi, voir SUMMERS (N.), « Colombia’s Victims Law : Transitional Justice
in a Time of Violent Conflict ? », Harvard Human Rights Journal, vol. 25, 2012, pp. 219-235.
6 Santos et la reprise du dialogue avec les FARC
Ministre de la défense au sein du gouvernement Uribe, Juan Manuel Santos Calderón
avait laissé entendre, pendant sa campagne électorale, qu’il se placerait dans la continuité de
la politique menée par son prédécesseur. Finalement, son mandat marque le renouveau de la
coopération avec les FARC. Au mois d’août 2012, il a en effet annoncé que des pourparlers
secrets se tenaient depuis plusieurs mois entre son gouvernement et le groupe armé à Cuba.
Les présentes négociations de paix ont officiellement débuté en octobre 2012 à Oslo pour se
poursuivre à La Havane ; la Norvège et Cuba étant les « garants » de ces négociations. Malgré
quelques rebondissements intervenus depuis l’entrée en négociations, le processus est à ce
jour toujours en cours37.
L’agenda des négociations
Les négociations suivent un agenda constitué de six points38 : le développement rural
et la réforme agraire, la participation politique des FARC suivant leur démobilisation, la fin
du conflit, la solution au problème de la drogue, les victimes, et la mise en œuvre de l’accord.
Entre 2013 et 2014, les deux parties aux négociations sont parvenues à trouver un accord en
matière de réforme rurale, concernant la participation politique et enfin sur la lutte contre le
trafic de drogue. Cependant, il ne s’agit que d’accords intermédiaires puisque le principe
directeur des négociations est que rien n’est convenu tant que tout n’est pas convenu
(”nothing is agreed until everything is agreed”39). Il faut donc attendre qu’un accord global
puisse être conclu. S’agissant du point ayant trait aux victimes, les parties se sont entendues
au début du mois de juin 2015 sur la création d’une commission de vérité, dispositif
extrajudiciaire qui ne pourra ni prononcer de peines, ni, en principe, partager les confessions
37
En novembre 2014 par exemple, les négociations ont été suspendues à la suite de l’enlèvement d’un haut
général de l’armée colombienne par les FARC. Celles-ci ont pu reprendre une fois le général libéré. Voir par
exemple : Courrier International, Sabine Grandadam, Coup de froid dans les négociations avec les FARC :
http://www.courrierinternational.com/article/2014/11/18/coup-de-froid-dans-les-negociations-de-paix-avec-lesfarc Plus récemment, le 22 mai 2015, les FARC ont mis fin au cessez-le-feu unilatéral et indéfini qu’ils avaient
décrété le 20 décembre 2014 à la suite d’une opération initiée par les forces armées colombiennes la veille ayant
causé la mort de 26 guérilleros. Cette opération a semble-t-il été lancée en représailles à la mort, en avril dernier,
de onze soldats colombiens tombés dans une embuscade tendue par les FARC. Depuis la fin de la trêve en
décembre 2014, les FARC ont multiplié leurs attaques contre les infrastructures électriques et pétrolières du
pays. Malgré tout cela, les négociations de paix ont continué à La Havane. C’est là d’ailleurs la particularité de
ces négociations entre gouvernement colombien et FARC, à savoir que sur le terrain, les combats continuent.
Voir par exemple : Crisis Group, Colombia Peace Process : Lurching Backwards, 26 mai 2015 :
http://www.crisisgroup.org/en/publication-type/media-releases/2015/latin-america/statement-colombia-peaceprocess-lurching-backwards.aspx
38
https://www.mesadeconversaciones.com.co/sites/default/files/AcuerdoGeneralTerminacionConflicto.pdf
39
Crisis Group, Colombia: Progress meets Politics, 20 mai 2014: http://blog.crisisgroup.org/latinamerica/2014/05/20/colombia-progress-meets-politics/
7 recueillies avec les instances judiciaires40. Plus récemment, au début du mois d’octobre 2015,
les représentants des FARC et du gouvernement colombien ont décidé de lancer un processus
de recherche des personnes disparues.
Si les parties ont réussi à s’accorder sur ces différentes thématiques, le point d’orgue
des négociations demeure la question de la justice, de la réponse à apporter aux violations
massives et systématiques des droits humains en Colombie.
La justice transitionnelle en Colombie : À quel prix ?
En vue de satisfaire les exigences des deux parties aux négociations et de parvenir
enfin à la paix, l’État colombien et les FARC ont opté pour la mise en place de mécanismes
de justice transitionnelle. Telle que définie par Kofi Annan, ancien Secrétaire général des
Nations Unies, la justice transitionnelle englobe :
« […] l’éventail complet des divers processus et mécanismes mis en œuvre par une société́
pour tenter de faire face à des exactions massives commises dans le passé, en vue d’établir
les responsabilités, de rendre la justice et de permettre la réconciliation. Peuvent figurer au
nombre de ces processus des mécanismes tant judiciaires que non judiciaires, avec (le cas
échéant) une intervention plus ou moins importante de la communauté́ internationale, et des
poursuites engagées contre des individus, des indemnisations, des enquêtes visant à établir
la vérité́ , une réforme des institutions, des contrôles et des révocations, ou une combinaison
de ces mesures »41.
Les mécanismes mis en œuvre dans le cadre du processus de négociations engagé avec
les FARC répondent-ils à cette définition ? Ces mécanismes sont-ils calqués sur ceux mis en
place pour les paramilitaires et leurs victimes ? Le dispositif mis en place dans le cadre de la
démobilisation des paramilitaires a été très critiqué car regardé comme fournissant de facto
une amnistie et ne garantissant pas les droits des victimes42. Comme le souligne Amnesty
International, l’accord conclu avec les FARC ne doit pas aboutir au même résultat que celui
engagé avec les paramilitaires, très peu de ces derniers ayant in fine fait l’objet de
poursuites43. Toutefois, il n’est pas toujours simple de trouver la solution adéquate. Dans le
40
Colombiapeace.org, What the “Truth Commission” Can, and Can’t Do, 8 juin 2015 :
http://colombiapeace.org/2015/06/08/what-the-truth-commission-can-and-cant-do/
41
Conseil de Sécurité des Nations Unies, Rapport du Secrétaire général, Rétablissement de l’état de droit et
administration de la justice pendant la période de transition dans les sociétés en proie à un conflit ou sortant
d’un conflit, S/2004/616, 23 août 2004, p. 7.
42
The
New
York
Times,
Colombia's
Capitulation,
4
juillet
2005 :
http://www.nytimes.com/2005/07/04/opinion/colombias-capitulation.html?_r=0 ; Amnesty International,
Communiqué de presse, Colombia: Justice and Peace Law will guarantee impunity for human rights abusers, 25
avril
2005 :
http://reliefweb.int/report/colombia/colombia-justice-and-peace-law-will-guarantee-impunityhuman-rights-abusers
43
Amnesty International, Communiqué de presse, Colombia: Agreement must guarantee justice for the millions
of victims of the armed conflict, 24 septembre 2015: https://www.amnesty.org/en/press-
8 cadre de la loi Justice et paix, si le Congrès avait imposé des peines beaucoup plus sévères,
les paramilitaires n’auraient guère été incités à se démobiliser. Le même dilemme se pose
s’agissant des FARC. Par conséquent, dans quelle mesure la justice peut-elle et doit-elle être
sacrifiée au nom de la paix ? Trouver le juste équilibre n’est pas chose aisée. D’une part,
justice doit être rendue aux victimes. D’autre part, les membres des guérillas doivent être
autorisés, à un moment donné, à réintégrer la vie civile. L’enjeu est donc de parvenir à un
équilibre qui soit respectueux des normes internationales et plus particulièrement des
engagements de la Colombie. Sont ici visées les obligations découlant de la ratification du
Statut de Rome, la Cour pénale internationale (CPI) pouvant décider d’intervenir en cas de
non respect de celles-ci en vertu de l’article 17 dudit statut relatif à la recevabilité.
Se pose sur ce point la question des amnisties. C’est une des facettes du débat qui
oppose la paix et la justice44. La Colombie peut-elle arguer du rétablissement de la paix pour
accorder des amnisties ? Les amnisties ont longtemps été pratique courante en Amérique
Latine. La doctrine est divisée s’agissant de leur admissibilité. Tandis que certains auteurs
soutiennent que la tendance est au rejet explicite des lois d'amnistie, d’autres estiment que
l'incompatibilité des lois d'amnistie avec le droit international coutumier n’est pas établie45.
On note que les amnisties ne sont pas expressément prohibées par le Statut de Rome et
que la Cour ne s’est pas encore prononcée sur la question. Pour autant, si l’on s’en remet à
l’objectif premier du Statut de Rome, à savoir, lutter contre l’impunité46, et à l’obligation faite
aux États parties de « soumettre à [leur] juridiction criminelle les responsables de crimes
internationaux », on peut vraisemblablement en déduire que les amnisties ne sont pas
admissibles pour ce type de crimes. D’autres traités ratifiés par la Colombie confirment cette
interprétation puisqu’ils mettent à la charge de l’Etat l’obligation de poursuivre et de juger les
releases/2015/09/colombia-agreement-must-guarantee-justice-for-the-millions-of-victims-of-the-armed-conflict/
: D’après Amnesty, près de 90% des 30.000 paramilitaires démobilisés ont de fait été amnistiés et sur les 10%
restants, seuls quelques-uns ont fait l’objet d’un procès.
Voir
aussi :
Human
Rights
Watch,
World
Report
2015,
p.
168 :
https://www.hrw.org/sites/default/files/wr2015_web.pdf. D’après Human Rights Watch, en septembre 2014,
seulement 37 des 30 000 paramilitaires démobilisés ont été condamnés.
44
Si on oppose souvent paix et justice, Kofi Annan, ancien secrétaire général des Nations Unies estime pour sa
part que « La justice, la paix et la démocratie ne sont pas des objectifs qui s’excluent mutuellement, mais au
contraire des impératifs se renforçant les uns les autres », Rapport du Secrétaire général, op. cit. p. 3.
45
Sur ce débat, voir : ALVIRA (G.), « Towards a New Amnesty : The Colombian Peace Process and the InterAmerican Court of Human Rights », Tulane Journal of International and Comparative Law, vol. 22, 2013, p.
122.
46
Statut de Rome de la Cour pénale internationale, 17 juillet 1998, Préambule, « Déterminés à mettre un terme à
l’impunité́ des auteurs de ces crimes et à concourir ainsi à la prévention de nouveaux crimes » : http://www.icccpi.int/NR/rdonlyres/6A7E88C1-8A44-42F2-896F-D68BB3B2D54F/0/Rome_Statute_French.pdf
9 crimes internationaux les plus graves47.
L’article 6(5) du protocole II additionnel aux Conventions de Genève et relatif aux
conflits armés non internationaux dispose : « [à] la cessation des hostilités, les autorités au
pouvoir s'efforceront d'accorder la plus large amnistie possible aux personnes qui auront pris
part au conflit armé ou qui auront été privées de liberté pour des motifs en relation avec le
conflit armé, qu'elles soient internées ou détenues ». Selon le Comité International de la
Croix-Rouge (CICR), il ne s’agit pas d’une norme absolue : crimes de guerre et crimes contre
l’humanité ne peuvent faire l’objet d’une amnistie48. Cette analyse a d’ailleurs été reprise par
la CIDH dans l’affaire Massacres of El Mozote c. Salvador49.
La jurisprudence de la Cour régionale est du reste assez éclairante s’agissant de
l’admissibilité des amnisties50. On peut, à cet égard, se référer à l’affaire Barrios Altos c.
Pérou dans le cadre de laquelle la Cour a déclaré inadmissibles les amnisties dès lors que sont
concernées les violations graves des droits de l’homme51. En outre, l’interdiction n’est pas
limitée aux autoamnisties52. Ainsi, l’amnistie peut-être prohibée quand bien-même elle aurait
vocation à s’appliquer à tous les protagonistes du conflit.
Cette analyse nous pousse à affirmer que le droit international, conventionnel et
coutumier, prohibe le recours aux lois d’amnisties pour les crimes internationaux les plus
graves. Dès lors, la Colombie se doit d’enquêter, de poursuivre et de juger ces crimes. Est-ce
47
Voir PORTILLA, (J.C.), « Amnesty : Evolving 21st Century Constraints Under International Law », The
Fletcher Forum of World Affairs, vol. 38, n° 1, 2014, pp. 176 et suiv. Il s’agit principalement de la Convention
pour la prévention et la répression du crime de génocide, des Conventions de Genève et de leurs protocoles
additionnels I et II, de la Convention interaméricaine des droits de l’Homme, du Pacte international relatif aux
droits civils et politiques, ou encore de la Convention internationale et autres peines ou traitements cruels,
inhumains ou dégradants contre la torture.
48
HENCKAERTS (J.M.) & DOSWALD-BECK (L.), Droit International Humanitaire Coutumier, Volume I :
Règles, CICR, Bruylant, Bruxelles, 2006, pp. 813-815. Le CICR se réfère à la pratique des États et des
organismes internationaux, aux résolutions du Conseil de sécurité des Nations Unies ou encore à la
jurisprudence des tribunaux internationaux. A cet égard, peuvent aussi être mentionnés les principes établis par
Louis Joinet auxquels se réfère d’ailleurs assez souvent la CIDH. Ces principes ne prohibent pas en soi les
amnisties mais viennent encadrer le recours à celles-ci en établissant, entre autres choses, que les auteurs de
crimes internationaux les plus graves ne peuvent bénéficier d’une amnistie. Voir par exemple : Conseil
économique et social des Nations Unies, Commission des droits de l’homme, Question of the impunity
of perpetrators of human rights violations (civil and political), Revised final report prepared by Mr. Joinet
pursuant to Sub-Commission decision 1996/119, E/CN.4/Sub.2/1997/20/Rev.1, 2 octobre 1997.
49
Cour interaméricaine des droits de l’homme, Case of the Massacres of El Mozote and nearby places v. El
Salvador, jugement du 25 octobre 2012, http://www.corteidh.or.cr/docs/casos/articulos/seriec_252_ing1.pdf
50
Pour un panorama de cette jurisprudence, voir : ALVIRA (G.), op. cit.
51
Cour interaméricaine des droits de l’homme, Affaire Barrios Altos c. Pérou, arrêt du 14 mars 2001, para. 41 :
http://www.corteidh.or.cr/docs/casos/articulos/seriec_75_fre.pdf . La Cour cite, au titre des violations graves des
droits de l’homme « la torture, les exécutions sommaires, extrajudiciaires ou arbitraires ainsi que les
disparitions forcées, qui sont toutes interdites car elles contreviennent des droits indérogeables reconnus par le
droit international des droits humains »
52
Cour interaméricaine des droits de l’homme, Affaire Gomes Lund et autres c. Brésil, arrêt du 24 novembre
2010 : http://www.corteidh.or.cr/docs/casos/articulos/seriec_219_fre.pdf
10 le cas dans le cadre du processus engagé avec les FARC ? L’équilibre susmentionné est-il
atteint ? Il convient d’abord de s’intéresser au « cadre juridique pour la paix » pour ensuite se
pencher sur l’accord annoncé le 23 septembre dernier.
Le cadre juridique pour la paix
En vue des négociations avec les FARC, le gouvernement a amendé la Constitution
nationale. Ce « cadre juridique pour la paix » a été déclaré conforme à la Constitution par la
Cour constitutionnelle colombienne53. Il met plusieurs prérogatives à disposition du Congrès
pour autant que les membres des guérillas consentent à se démobiliser et à reconnaître leur
responsabilité. Le pouvoir législatif peut ainsi créer des mécanismes judiciaires et extrajudiciaires (par exemple une commission de vérité) en vue de la poursuite des crimes, la
clarification de la vérité, et l'indemnisation des victimes. Les amendements envisagent aussi
la possibilité de concentrer les poursuites sur les individus qui portent la plus grande
responsabilité. Enfin, il faudra déterminer quels crimes peuvent être considérés comme des
infractions politiques, de façon à ce que leurs auteurs puissent par la suite participer à la vie
politique. Pourront aussi être prononcées des peines alternatives à l’emprisonnement ou
considérablement réduites. Par ailleurs, la suspension des poursuites judiciaires en cours est
envisageable en vertu de ce cadre juridique pour la paix.
S’agissant de la possible suspension des procédures, tant Fatou Bensouda, Procureure
de la CPI, que divers acteurs internationaux, ont exprimé leur scepticisme vis-à-vis du cadre
juridique pour la paix54. Par une telle « distorsion » de la justice transitionnelle permettant aux
criminels de guerre de bénéficier indirectement d’une amnistie55, l’équilibre entre paix et
justice ne paraît pas être présent dans ce cadre juridique56. L’accord du 23 septembre 2015 : La fin du conflit ?
Le 23 septembre dernier, les parties aux négociations ont annoncé qu’elles s’étaient
finalement entendues sur des points qui jusqu’ici les divisaient57. Parmi les dispositions
53
Cour constitutionnelle, Jugements C-579/2013 et C-577/2014 cité in BERNAL- PULIDO (C.), op.cit.
Colombia Reports, FARC’s most serious crimes must not go unpunished: ICC, 15 août 2013:
http://colombiareports.com/farcs-most-serious-crimes-may-not-go-unpunished-icc/
55
Ibid.
56
“(…) the key here is to find a balance between peace and justice. That equilibrium is not present in the Legal
Framework for Peace proposed by the Santos government because it guarantees impunity to those maximum
responsible for the worst atrocities” : José Miguel Vivanco, directeur de la section Amériques de l’organisation
Human Rights Watch cité par Paula Delgado-Kling, Transitional Justice: Examining the Legal Framework
for Peace, Talking about Colombia: http://talkingaboutcolombia.com/2013/09/03/transitional-justice-examiningthe-legal-framework-for-peace/
57
Pour un résumé des dispositions de l’accord, voir par exemple : Colombiapeace.org, English Summary of the
54
11 phares de l’accord, on retrouve la création d’une juridiction hybride. En effet, il a été proposé
la création d’un tribunal spécial pour la paix composé en majorité de magistrats colombiens,
et d’une minorité d’étrangers. Celui-ci aura compétence pour juger les individus les « plus
responsables », qu’il s’agisse des FARC ou des agents étatiques. Sur ce point, Amnesty
International émet une réserve : se concentrer sur les « plus responsables » pourrait signifier
l’impunité pour de nombreux auteurs de violations des droits de l’homme étant donné que
l’expression demeure à ce jour encore assez floue en droit international pénal. S’agira-t-il de
l’appréhender en termes de hiérarchie et de ne conséquemment s’intéresser qu’aux hauts
dirigeants, aussi bien politiques que militaires ? Ou, s’agira-t-il d’adopter une approche plus
large en se référant aussi à la gravité et au nombre de crimes commis par les individus,
indépendamment de leur statut dans la hiérarchie ? La seconde approche apparaît préférable.
Les crimes politiques et assimilés bénéficieront d’une amnistie. Cette formulation est
source d’inquiétude dans la mesure où l’on sait cette catégorie d’infractions manipulable58. Le
Président Santos déclarait en décembre 2014 que les infractions relatives au trafic de drogue
étaient susceptibles d’entrer dans cette catégorie, un avis que partage d’ailleurs le président de
la Cour suprême colombienne José Leonidas Bustos. Dans un contexte où de nombreux
membres des FARC risquent des poursuites aux États-Unis pour trafic de drogue, cette
qualification d’infraction politique, susceptible de les faire bénéficier d’une amnistie devant le
tribunal pour la paix, leur permettrait par la même d’éviter l’extradition. En effet, la catégorie
des infractions dites politiques bénéficie d’un régime particulier puisque s’est développée une
exception à l’extradition pour lesdits crimes. Cette exception a été intégrée dans la plupart des
traités d’extradition et lois nationales, en témoigne l’article 4 du traité d’extradition conclu
entre les Etats-Unis et la Colombie en 1979 : ”Extradition shall not be granted when the
offense for which extradition is requested is of a political character or is connected with an
offense of a political character […]”. Toutefois, tous les crimes dont il est question ici ne
peuvent entrer dans cette catégorie et ainsi constituer une échappatoire à l’extradition pour
leurs auteurs (et/ou faire l’objet d’une amnistie). En effet, comme le rappelle de nombreux
instruments internationaux, les infractions politiques n’englobent pas les crimes
September 23 Government-FARC Communiqué on the Transitional Justice Accord, 23 septembre 2015 :
http://colombiapeace.org/2015/09/23/english-summary-of-the-september-23-government-farc-communique-onthe-transitional-justice-accord/ ; Colombia Reports, Colombia’s peace deals in depth: Transitional justice, 23
septembre 2015 : http://colombiareports.com/colombias-peace-deals-in-depth-transitional-justice/
58
L’accord du 23 septembre précise qu’une loi d’amnistie viendra déterminer quels seront les crimes pouvant
entrer dans cette catégorie.
12 internationaux les plus graves59. L’accord du 23 septembre n’entend d’ailleurs pas faire cela.
Ainsi, les crimes contre l’humanité, les crimes de guerre ou le génocide, ne pourront faire
l’objet d’une amnistie60.
S’agissant des peines, l’accord introduit une certaine gradation. Pour ceux qui
admettront leurs crimes dès le départ, une peine restrictive de liberté et de droits, d’une durée
de cinq à huit ans, sera prononcée. Il s’agira pour les condamnés de participer à des travaux et
activités ayant pour but de satisfaire aux droits des victimes, et non d’être emprisonnés.
L’accord ne précise pas la nature de ces travaux et activités. On pourrait imaginer, à l’image
des mesures prononcées dans le cadre des travaux d’intérêt général par les tribunaux
populaires Gacaca au Rwanda, que les responsables contribuent au relogement des personnes
déplacées61. Ceux qui confesseraient leurs crimes tardivement se verraient, pour leur part,
condamnés à une peine de cinq à huit ans d’emprisonnement. Enfin, ceux qui nieraient toute
accusation portée à leur encontre et qui seraient in fine jugés coupables s’exposeront à une
peine de vingt ans de prison. Dans les faits, on peut présumer que la majorité des individus
décideront de coopérer (de plus ou moins bonne foi) afin d’éviter à tout prix la prison.
Le gouvernement et les FARC se laissent un délai de six mois pour signer l’accord
final. Soixante jours après avoir entériné le compromis, les FARC commenceront à déposer
les armes. Reste à savoir si l’accord final sera soumis à référendum.
Fatou Bensouda et l’actuel Secrétaire général des Nations Unies, Ban Ki-moon, ont
accueilli favorablement la création d’un tribunal pour la paix, notant l’exclusion par l’accord
d’une amnistie pour les crimes les plus graves, conformément aux obligations internationales
de la Colombie. La Procureure a cependant précisé que son bureau continuerait d’examiner
plus en détail les dispositions de l’accord. Si l’amnistie apparaît en théorie écartée pour les
crimes internationaux les plus graves, l’absence de peine d’emprisonnement ferme pour les
individus qui coopèrent et confessent leur crimes pourrait-elle revenir, dans les faits, à leur
59
Si le Statut de Rome ne le dit pas expressément, on peut se référer à d’autres instruments internationaux
pertinents. On peut par exemple citer la Convention pour la prévention et la répression du crime du génocide du
9 décembre 1948, qui dispose dans son article 7 que « Le génocide et les autres actes énumérés à l'article III ne
seront pas considérés comme des crimes politiques pour ce qui est de l’extradition ». La Convention
interaméricaine sur la disparition forcée des personnes adoptée en 1994 et ratifiée par la Colombie dispose en
son article 5 que « La disparition forcée des personnes n'est pas considéré comme un délit politique aux effets
de l'extradition ».
60
Sont également exclus de toute amnistie : la prise d'otages ou d'autres privations graves de liberté, de la
torture, les déplacements forcés, les disparitions forcées, les exécutions extrajudiciaires et les violences
sexuelles.
61
Penal Reform International, Rapport de monitoring et de recherche sur la Gacaca, Le Travail d’Intérêt Général
(TIG) – Quelques pistes de réflexion, mars 2007.
13 accorder une amnistie ? Bien que le Statut de Rome exige des États parties qu’ils punissent
les violations des droits de l’homme, il n’impose pas pour autant que soient prononcées des
peines d’emprisonnement par les juridictions nationales. Pour plusieurs commentateurs, les
peines de substitution prévues par l’accord sont tout à fait acceptables et conformes au droit
international62. Pour Douglas Cassel – juriste américain ayant contribué à la rédaction de
l’accord annoncé le 23 septembre – dans un pays en paix, les crimes internationaux les plus
graves doivent être punis d’une peine d’emprisonnement. Or, tel n’est pas le cas de la
Colombie. Partant, les peines sur lesquelles FARC et gouvernement se sont mis d’accord
apparaissent, d‘après lui, être un compromis satisfaisant. On ne peut toutefois s’empêcher de
noter que la peine prévue à l’article 77 du Statut de Rome relevant de la compétence de la CPI
est bel et bien une peine d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à trente ans, voire même la
perpétuité.
Face à ce qui pourrait éventuellement apparaître comme un manquement aux
obligations internationales de la Colombie, la CPI pourrait-elle se décider à intervenir ? La
situation en Colombie fait en effet l’objet d’un examen préliminaire depuis juin 2004. La
Colombie a ratifié le Statut de Rome le 5 août 2002 ce qui permet à la CPI d’exercer sa
compétence à partir du 1er novembre 2002. Toutefois, en vertu de la déclaration faite par
l’État conformément à l’article 124 du Statut, la Cour n’est compétente qu’à l’égard des
crimes de guerre commis depuis le 1er novembre 2009. Ouvrir une enquête sur la situation en
Colombie permettrait notamment à la CPI de réfuter la critique récurrente selon laquelle elle
ne s’intéresserait qu’au continent africain.
En vertu de l’article 53 du Statut, pour déterminer si le Procureur peut ouvrir une
enquête, il faut procéder à une analyse en trois temps. Il convient, dans un premier temps, de
déterminer si des crimes relevant de la compétence de la CPI ont été commis. Ceci apparaît
être le cas selon un rapport du bureau du Procureur de 201263. Dans un deuxième temps,
l’affaire doit être recevable conformément aux critères posés à l’article 17 du Statut. Sur ce
point, il est nécessaire de garder à l’esprit que la recevabilité de la situation colombienne
s’évalue au regard de l’attitude de l’État vis-à-vis de l’ensemble des protagonistes du conflit
62
CARRILLO- SANTARELLI (N.), An Assessment of the Colombian-FARC ‘Peace Jurisdiction’ Agreement,
29 septembre 2015, ejiltalk.org: http://www.ejiltalk.org/an-assessment-of-the-colombian-farc-peace-jurisdictionagreement/; KERSTEN (M.), Striking the Right Balance: Truth at the Heart of Transitional Justice in Colombia,
25 septembre 2015, justiceinconflict.org: http://justiceinconflict.org/2015/09/25/striking-the-right-balance-truthat-the-heart-of-transitional-justice-in-colombia/#more-6191 ; AMBOS (K.), Colombia – How Much Justice Can
the Peace Take?, 8 octobre 2015, opiniojuris.org: http://opiniojuris.org/2015/10/08/guest-post-colombia-howmuch-justice-can-the-peace-take/ 63
Cour pénale internationale, Bureau du Procureur, Situation in Colombia – Interim Report, novembre 2012.
14 (guérillas, groupes paramilitaires et armée régulière). La Cour ne pourra ainsi intervenir que
dans le cas où l’affaire est suffisamment grave et où la Colombie s’avèrerait incapable ou
n’aurait pas la volonté de poursuivre et punir les auteurs des crimes.
Au vu des exactions recensées, la gravité de la situation en Colombie semble établie.
Le critère de l’incapacité ne semble pas applicable au cas colombien64. Quant au manque de
volonté, plusieurs options sont exposées. La Cour doit pouvoir constater que la procédure a
été engagée ou que la décision de l’État a été prise dans le dessein de soustraire la personne
concernée à sa responsabilité pénale. La procédure peut aussi avoir subi un retard injustifié
qui, dans les circonstances, est incompatible avec l’intention de traduire en justice la personne
concernée. Enfin, la Cour peut considérer que la procédure n’a pas été ou n’est pas menée de
manière indépendante ou impartiale mais d’une manière qui, dans les circonstances, est
incompatible avec l’intention de traduire en justice la personne concernée. Bien que le bureau
du Procureur prenne acte des critiques portées à l’encontre des différents processus de
démobilisation et du bilan parfois mitigé des procédures judiciaires engagées à l’encontre des
différents acteurs du conflit, il n’a jamais été jusqu’à constater ce manque de volonté. Il est
alors légitime de s’interroger sur la possibilité que la Cour décide de « sanctionner » le dernier
processus en date.
Dans un dernier temps, la juridiction doit s’assurer, conformément à l’article 53 du
statut de Rome, que l’ouverture d’une enquête ne desservirait pas les intérêts de la justice. Sur
ce point, le gouvernement colombien pourrait soutenir que l’ouverture d’une enquête
viendrait mettre en péril le processus de paix engagé avec les différents acteurs du conflit.
Toutefois, le bureau du Procureur a affirmé à plusieurs reprises que les intérêts de la justice ne
se confondaient pas avec les intérêts de la paix ; les questions relatives à la paix et la sécurité
relevant de l’appréciation du Conseil de sécurité des Nations Unies conformément à l’article
16 du Statut 65 . Par conséquent, la position du bureau du Procureur sur ce point rend
l’argumentation fondée sur la préservation de la paix inopérante.
L’après démobilisation : Une paix durable ?
64
En effet, le troisième paragraphe de l’article 17 du Statut précise que doit être constaté l’effondrement de la
totalité́ ou d’une partie substantielle de l’appareil judiciaire, ou l’indisponibilité́ de celui-ci, de se saisir de
l’accusé, de réunir les éléments de preuve et les témoignages nécessaires ou de mener autrement à bien la
procédure.
65
Voir par exemple : Cour Pénale Internationale, Bureau du Procureur, Policy Paper on the Interests of Justice,
septembre 2007 ; Cour Pénale Internationale, Bureau du Procureur, Document de politique générale relatif aux
examens préliminaires, novembre 2013.
15 Malgré la bonne volonté affichée par les deux parties aux négociations et sans nier les
progrès considérables jusqu’ici atteints, quelques doutes peuvent être émis quant à
l’effectivité du processus de démilitarisation à venir. Il est logique de se montrer d’autant plus
sceptique que le premier processus de démobilisation, qui concernait les paramilitaires, ne
peut être regardé comme une totale réussite. Et ce, dans la mesure où nombre de
paramilitaires sont en réalité toujours actifs et que de nouvelles bandes criminelles,
supposément composées de paramilitaires, qu’on appelle « BACRIM », ont émergé66. Il reste
à espérer qu’une fois démobilisés, les ex-FARC se garderont de toute activité criminelle.
Il convient aussi de souligner que même si les accords de paix et les mécanismes de
justice transitionnelle se multiplient, l’objectif d’une paix véritablement durable ne pourra être
atteint qu’une fois que tous les mouvements auront déposé les armes. En cela, il convient de
s’interroger sur un possible processus de paix avec l’autre grande guérilla colombienne,
l’ELN. Quand les négociations de paix avec les FARC ont été annoncées, le dirigeant du
groupe, Nicolas Rodriguez Bautista alias Gabino, a exprimé à plusieurs reprises son souhait
d’y prendre part 67 . Le président Santos s’est pour sa part déclaré prêt à entamer des
négociations mais dans le cadre d’un processus distinct de celui engagé avec les FARC. Juste
avant l’élection présidentielle de 2014, le gouvernement a annoncé tenir des pourparlers
secrets avec l’ELN. Ainsi, même si des négociations formelles n’ont pas à ce jour été
engagées, cela ne saurait tarder68. Se profile à l’horizon un processus similaire à celui conduit
avec les FARC69.
Cet article ne lie que la ou les personne(s) l’ayant rédigé. Il ne peut entraîner la
responsabilité des membres du bureau des Amis OJPI, de la directrice du Diplôme
d’université OJPI, ni des personnes qui l’ont révisé et édité. Il ne s’agit pas d’avis ou de
conseils juridiques.
66
Amnesty International, Rapport annuel 2014/2015 - La situation des droits humains dans le monde, p. 142.
BEITTEL (J.S.), op.cit. p. 10.
68
Colombia Reports, Peace talks set to be formalized with Colombia’s ELN rebels, 25 août 2015:
http://colombiareports.com/peace-talks-set-to-be-formalized-with-colombias-guerrilla-group-the-eln/
69
On peut aussi noter que l’EPL a aussi exprimé son souhait de rejoindre les négociations entamées avec les
FARC, voir : Colombia: EPL quiere adherirse a diálogo de paz, BBC Monde, 25 juillet 2014:
http://www.bbc.com/mundo/ultimas_noticias/2014/07/140725_ultnot_colombia_epl_guerrilla_interes_proceso_
de_paz_lv
67
16