JHJ, 2006, Les enfants soldats d`Afrique, un phenomène

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JHJ, 2006, Les enfants soldats d`Afrique, un phenomène
Les enfant soldats d’Afrique, un
phénomène singulier ?
Jean-Hervé Jézéquel
2006
Vingtième siècle. Revue d’histoire, numéro 89, janvier-mars 2006.
Le Centre de réflexion sur l’action et les savoirs humanitaires (CRASH) a été créé par
Médecins sans frontières en 1999. Sa vocation : stimuler la réflexion critique sur les
pratiques de l’association afin d’en améliorer l’action.
Le Crash réalise des études et analyses portant sur l’action de MSF dans son
environnement immédiat. Elaborées à partir des cadres et de l’expérience de
l’association, ces textes ne représentent pas la « ligne du parti » MSF, pas plus qu’ils
ne cherchent à défendre une conception du « vrai humanitaire ». Leur ambition est au
contraire de contribuer au débat sur les enjeux, contraintes, limites – et par
conséquent dilemmes – de l’action humanitaire. Les critiques, remarques et
suggestions sont plus que bienvenues, elles sont attendues.
The Centre de reflexion sur l’action et les savoirs humanitaires (CRASH) was created
by Médecins Sans Frontières in 1999. Its objective is to encourage debate and critical
reflexion on the humanitarian practices of the association.
The Crash carries out in-depth studies and analyses of MSF’s activities. This work is
based on the framework and experience of the association. In no way, however, do
these texts lay down the ‘MSF party line’, nor do they seek to defend the idea of ‘true
humanitarianism’. On the contrary, the objective is to contribute to debate on the
challenges, constraints and limits –as well as the subsequent dilemmas- of
humanitarian action. Any criticisms, remarks or suggestions are most welcome.
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8, rue Saint-Sabin, 75544 – Paris Cedex 11, France
Tél. +33 (0)1 40 21 29 19 – [email protected]
Les enfant soldats d’Afrique, un phénomène singulier ?
Jean-Hervé Jézéquel
La figure médiatisée de l’enfant soldat africain est ici mise en perspective : dans ce parcours
historiographique, l’auteur la rattache au thème général de l’enfance en guerre – qui concerne aussi
l’Amérique et l’Europe à différentes époques – et montre la nécessité de développer une histoire du statut de
l’enfance en Afrique.
Dans le cas des conflits africains, la question de l’enfance en guerre a d’abord été l’apanage des
organisations humanitaires. L’intérêt pour cette question est d’ailleurs relativement récent. Dans
les années 1990, l’Afrique subsaharienne a été marquée par une longue série de conflits civils (au
Libéria, Sierra Leone, Somalie, Burundi, Rwanda, « Congo-Brazzaville », « Congo-Kinshasa »,
Soudan, Côte d’Ivoire, etc.). L’emploi massif d’enfants soldats constitue, pour l’opinion
internationale, l’une des caractéristiques majeures de ces crises africaines de l’après-guerre
froide. L’image de l’enfant africain porteur d’une kalachnikov plus grande que lui est d’ailleurs
devenue le symbole d’une violence typiquement africaine, symbole une violence barbare qui
dépasse l’acceptable et le rationnel pour le regard occidental.
Des organisations non gouvernementales internationales, telles que Human Rights Watch, Save
the Children ou Coalition to Stop the Use of Child Soldiers, ont mené une campagne active contre
l’emploi des enfants soldats. Si ces organisations ont attiré l’attention sur la participation d’enfants
dans des conflits d’Amérique latine (Colombie), du Proche-Orient (Palestine) ou d’Asie (Birmanie),
l’Afrique est souvent présentée comme le continent le plus frappé par cette « pratique
inacceptable ». Ainsi, sur les neuf rapports produits par Human Right Watch sur l’emploi d’enfants
soldats dans les dix dernières années, sept concernent des pays d’Afrique subsaharienne.
Ces campagnes humanitaires ont encouragé et accompagné l’adoption par la communauté
internationale de conventions restreignant le recrutement des mineurs en situation de guerre et
(ré) affirmant plus généralement les droits associés à l’enfance. Si une protection spéciale est
accordée aux enfants en période de guerre depuis la convention de Genève en 1949, l’enfant
soldat n’a pénétré le discours humanitaire international qu’à partir de 1977 avec les protocoles
additionnels. Ce n’est enfin qu’en 1989 que l’assemblée générale des Nations unies a adopté la
Convention sur les droits de l’enfant, qui constitue aujourd’hui l’un des documents les plus ratifiés
par les États membres. Ce corpus de conventions internationales a subi son premier test sérieux
lors des conflits qui ont marqué le continent africain dans les années 1990. Il a servi de fondement
juridique à la condamnation de plusieurs acteurs et mouvements armés qui avaient recours à des
mineurs. Le dernier en date est la Lord’s Resistance Army (LRA) dont les dirigeants, après dixneuf ans de combats en Ouganda, ont été accusés par la Cour criminelle internationale (CCI) de
crimes de guerre et notamment de l’enlèvement et du recrutement de milliers d’enfants soldats.
Cet acte d’accusation pourrait créer un précédent et servir d’appui juridique à l’armée ougandaise
pour capturer les chefs rebelles actuellement réfugiés au Sud-Soudan. Le droit international sur
l’enfance en guerre constitue l’un des instruments qui autorise la recomposition des relations
internationales depuis la fin de la guerre froide.
Les discours humanitaires et juridiques ont aussi marqué la production du savoir sur l’enfance en
guerre. Ils l’ont essentiellement orienté vers des impératifs de dénonciation des producteurs de
3
JEAN-HERVE JEZEQUEL
1
violence et de « victimisation » des enfants . Ces discours sont également façonnés par des
approches prescriptives et normatives qui sous-tendent l’action des organisations humanitaires
sur le terrain : comment réintégrer les enfants dans le tissu social et économique, comment les
réinsérer dans une structure éducative, comment les aider à soigner leurs troubles
psychologiques, comment redonner une enfance à ceux qui en ont été privés ?
Ce propos humanitaire sur l’enfance en guerre doit pourtant être replacé dans un champ discursif
2
plus large. Une grande partie des discours produits par les acteurs internationaux sur les conflits
africains des dernières décennies ont tendance à assimiler ces crises à des entreprises
criminelles qui ont pour motivations premières, et sinon uniques, la prédation et l’accumulation des
3
richesses . Dans ce contexte, la dénonciation du recours aux enfants soldats comme pratique
barbare et criminelle s’inscrit aussi dans un processus de dépolitisation et de criminalisation de la
conflictualité en Afrique. En soulignant ce lien, il n’est pas question de chercher à disqualifier le
savoir produit par les « experts » liés au monde humanitaire. Il semble inutile et quelque peu
fallacieux de dénoncer, comme d’autres l’ont fait, le simplisme ou le caractère caricatural des
4
études réalisées par ces organisations humanitaires . Il apparaît qu’elles sont, d’une part, très
largement influencées par des impératifs d’action à court ou moyen terme et qu’elles s’insèrent,
d’autre part, dans un registre de criminalisation de la violence africaine.
L’objet de cet article est avant tout historiographique. Il ne développe aucun cas d’étude spécifique
et ne dévoile aucune nouvelle approche de la question des enfants soldats. Il entend plus
modestement montrer dans quelle mesure le savoir de l’histoire et, plus généralement, celui des
sciences sociales peut nourrir, compléter et réviser les discours humanitaires sur la question de
l’enfance en guerre. Ce faisant, il éclaire aussi les recoins obscurs ou les impensés des savoirs
historiques contemporains et appelle à de nouvelles recherches sur la problématique de l’enfance
en Afrique. Étant à même de replacer l’emploi des enfants soldats dans des dynamiques plus
longues et de l’intégrer dans une histoire de l’enfance plus fine et plus précise, l’historien semble,
dans ce cas, avoir son mot à dire. Au-delà de la question des enfants soldats, cette contribution
appelle les historiens à se pencher sur une série de problématiques qui n’ont été que très
superficiellement abordées et qui méritent pourtant aujourd’hui tout notre intérêt.
Les regards croisés sur l’histoire africaine et occidentale permettent d’abord de déconstruire les
discours qui font de l’enfant soldat une catégorie exotique et le produit exclusif des crises
africaines contemporaines. En se penchant sur l’histoire du continent dans sa longue durée, on
peut ensuite chercher à comprendre les spécificités du recours à l’enfant dans les conflits
contemporains. C’est l’occasion d’en appeler à une recherche historique qui rétablisse les
continuités entre temps de paix et temps de guerre.
1
Voir, par exemple, Ilene Cohn, Child Soldiers. The Role of Children in Armed Conflicts, Oxford, Oxford University
Press, 1994 ; Peter W. Singer, Children at War, New York, Pantheon Books, 2005 ; ou encore Graça Machel, The
1
Impact of War on Children. A Review of Progress since the 1996 United Nations Report on the Impact of Armed
Conflict on Children, Londres, Hurst, 2001.
2
Nous entendons par ce terme aussi bien des institutions internationales, comme les agences onusiennes, que les
organisations non gouvernementales, les médias ou encore les « experts ».
3
Voir notamment la critique du paradigme du « néobarbarisme » dans Paul Richards, Fighting for the Rain Forest :
War, Youth and Resources in Sierra Leone, Oxford, James Currey & Heineman, 1996.
4
Au contraire, nombre de ces études sont réalisées à partir d’enquêtes de terrain dont pourraient s’inspirer bien des
historiens de l’Afrique.
4
LES ENFANTS SOLDATS D’AFRIQUE, UN PHENOMENE PARTICULIER
L’enfant soldat, une violence de l’autre ?
L’enfant soldat est devenu le symbole d’un continent africain à la dérive, un «cœur des ténèbres»
décidément étranger à la modernité occidentale. Il devient l’objet d’une nouvelle «croisade
humanitaire», d’un néo-interventionnisme occidental qui entretient bien des similitudes
5
moralisatrices avec les missions civilisatrices des siècles précédents . Au-delà de la sincérité des
engagements humanitaires, il faut comprendre que l’enfance constitue un enjeu central dans
l’effort de légitimation des interventions occidentales en Afrique. Ainsi l’intervention militaire et
financière massive de la communauté internationale en Sierra Leone, qui aujourd’hui a conduit à
faire de ce pays un protectorat des Nations unies, s’est en partie appuyée sur la nécessité de
soulager les enfants victimes du conflit.
Le continent africain a-t-il pour autant le triste monopole de l’emploi des enfants soldats, une
violence insupportable contre laquelle se justifierait le néo-interventionnisme occidental ? C’est ici
que l’historien peut introduire dans le débat sur l’enfance en guerre des perspectives
comparatistes heuristiques. Les discours humanitaires, ancrés dans le temps présent, font de
l’enfant soldat le symptôme des crises africaines post coloniales. Ils peinent à percevoir le
caractère malheureusement presque « banal » de l’ «instrumentalisation de l’enfance » en temps
de guerre. Les enfants guerriers ne sont pas l’apanage du continent africain, pas plus qu’ils ne
sont simplement l’expression des crises qui affectent aujourd’hui les pays du Sud dans leur
transition vers la modernité.
Pour le confirmer, il n’est même pas besoin de remonter aussi loin que la « croisade des enfants »
6
du début du 13e siècle . Sabina Loriga rappelle qu’en Prusse, « le Kantonsystem introduit en 1733
par Frédéric-Guillaume Ier, le roi-sergent, obligeait tout sujet masculin à suivre une formation
7
militaire deux ou trois mois par an à partir de l’âge de 10 ans ». Les historiens des sociétés
e
occidentales ont également mis en évidence que, dans les grands conflits des 19e et 20 siècles,
l’enfant a été à la fois auteur et victime spécifique de violences de guerre. Au cours de leurs
8
9
10
travaux respectifs, Eleanor Bishop8 , Emmy Werner9 ou encore Dennis Keesee10 ont bien
souligné le rôle des « boys soldiers » dans la guerre civile américaine. En France, les recherches
de Stéphane Audoin-Rouzeau sur la première guerre mondiale montrent combien les enfants ont
été victimes de violences spécifiques, rapidement passées sous silence pour éviter d’accentuer
11
les traumatismes . En Allemagne, Guido Knopp a écrit une monographie très intéressante sur
12
l’emploi des enfants dans l’armée nazie . Il ressort de ces différents travaux qu’en situation de
conflit, les enfants sont parfois en même temps victimes et acteurs de violence. Dans un contexte
de conflit moins ouvert, l’historienne Tara Zahra a mis au jour comment les nationalismes
5
Voir, par exemple, Jean-Hervé Bradol, « L’ordre humanitaire cannibale », in Fabrice Weissman (dir.), À l’ombre
des guerres justes, Paris, Flammarion, 2004.
6
Des historiens comme Georges Duby et Philippe Ariès estiment que la « croisade des enfants » a surtout été le
fait de paysans marginalisés et désignés par le terme latin pueri, qui qualifie alors des personnes en situation de
dépendance.
7
Sabina Loriga, « L’épreuve militaire », in Giovanni Levi et Jean-Claude Schmitt, Histoire des jeunes en Occident,
Paris, Seuil, 1996, p. 21.
8
Eleanor C. Bishop, Ponies, Patriots and Powder. A History of Children in America’s Armed Forces, 1776-1916, Del
Mar, The Bishop Press, 1982.
9
Emmy E. Werner, Reluctant Witnesses. Children’s Voices from the Civil War, Boulder, Westview, 1998.
10
Dennis Keesee, Too Young to Die. Boy Soldiers in the Union Army 1861-1865, Orange, Publisher’s Press, 2001.
11
Voir Stéphane Audoin-Rouzeau, L’Enfant de l’ennemi 1914-1918, Paris, Aubier, 1995 ; et id., La Guerre des
enfants 1914-1918. Essai d’histoire culturelle, Paris, Armand Colin, 1993.
12
Guido Knopp, Hitler’s Kinder, Munich, Bertelsmann, 2000.
5
JEAN-HERVE JEZEQUEL
tchèques et allemands se disputaient les enfants dans l’entre-deux-guerres, prêts à les arracher à
leurs familles au nom d’un droit de propriété national. En Afrique même, la violence coloniale a
également fait de l’enfant une cible de prédilection. Lors de campagnes de pacification, les
officiers français prenaient soin de capturer des enfants otages, de préférence parmi la
progéniture des dirigeants locaux, pour les envoyer à l’école et les convertir au message
13
colonisateur . Au Soudan français (actuel Mali), l’une des premières écoles créées par
l’administration coloniale a longtemps porté le nom d’ «école des otages», avant d’être rebaptisée
« école des fils de chefs » après la conquête. Au cours des premières années de la colonisation,
alors que la « campagne de pacification » fait encore rage, la scolarisation forcée sur réquisition
administrative est fréquemment vécue comme un rapt. Ainsi, dans ses mémoires, l’ancien
instituteur et homme politique nigérien Boubou Hama raconte que sa propre mère a vécu son
14
départ forcé pour l’école comme un moment de deuil .
La répression coloniale de mouvements de révolte ou de contestation a parfois visé les enfants de
manière très violente. En Namibie au début du 20e siècle, les troupes allemandes ont reçu l’ordre
de n’épargner personne parmi la population héréro : le général allemand von Trotha avait
spécifiquement demandé à ses troupes d’exécuter tout enfant ou femme héréro qui sortirait du
désert du Kalahari pour retourner sur les terres accaparées par les colons. Au Kenya, dans les
années 1950, la politique de répression de l’insurrection Mau Mau a spécifiquement visé les
enfants kikuyus. Ces derniers ont été enfermés dans des camps où des rituels spécifiques
devaient les nettoyer du pacte Mau Mau. Pour garantir le retour à un ordre colonial durable, il
convenait, dans l’esprit des autorités britanniques, de « préserver » et de « nettoyer » la jeune
15
génération kikuyue15 . Le mouvement Mau Mau lui-même a enrôlé de jeunes enfants, leur
faisant suivre vers 8 ans le rituel du serment et leur assignant ensuite des rôles divers
16
(renseignement, travail domestique dans les camps et parfois combat) .
Le recrutement ou le fait de prendre pour cible des enfants en période de guerre n’est donc pas
une spécificité africaine, mais constitue un phénomène très largement répandu. Le caractère
tristement banal de l’instrumentalisation ou du « ciblage » des enfants pendant les périodes de
conflit ne doit cependant pas empêcher de souligner et de comprendre un certain nombre de
spécificités liées à l’histoire du continent africain.
Pour une histoire de l’enfance africaine dans la longue durée
Le détour par l’histoire des sociétés occidentales et par l’histoire coloniale permet de comprendre
en quoi la violence faite à l’enfance en guerre dans les conflits africains n’a rien de complètement
singulier, ou du moins qu’elle ne signale en rien un quelconque atavisme barbare propre aux
sociétés africaines. Il n’en reste pas moins que les enfants, acteurs ou victimes des violences,
paraissent jouer un rôle plus central dans les conflits d’Afrique subsaharienne de l’après-guerre
froide que dans d’autres. Si l’existence des enfants soldats n’est pas un fait nouveau, elle
occuperait en Afrique une place plus importante qu’ailleurs.
13
Denise Bouche, L’Enseignement dans les territoires français d’Afrique occidentale, Lille, Service de reproduction
des thèses, vol. 1, 1977.
14
Voir son récit autobiographique dans Boubou Hama, Kotia Nima, Paris, Présence Africaine, vol. 1, 1969.
L’anecdote fait penser aux paysans bretons qui coupaient les cheveux de leurs enfants et les mettaient dans un
cercueil avant le départ pour le service militaire (Sabina Loriga, op. cit., p. 29).
15
Caroline Elkins, Imperial Reckoning. The Untold Story of Britain’s Gulag in Kenya, New York, Henry Holt & Cie,
2005.
16
Tabitha Kanogo, Squatters and the Roots of Mau Mau 1905-1963, Londres, James Currey, 1987.
6
LES ENFANTS SOLDATS D’AFRIQUE, UN PHENOMENE PARTICULIER
Ce fait est cependant contesté par un certain nombre d’auteurs qui font justement remarquer que
17
le phénomène des enfants soldats n’est pas une spécificité africaine . Ce qui change, c’est le
discours que l’on tient sur ces enfants. Pendant la guerre civile américaine ou la première guerre
mondiale, la participation d’enfants soldats était valorisée et appréhendée à travers un registre
18
discursif bien spécifique, celui de l’enfant héros . L’action de ces enfants était « héroïsée » et leur
mort éventuelle perçue comme un sacrifice au nom de valeurs supérieures, telles celles attachées
à la nation. À l’inverse, la participation des enfants combattants dans les guerres africaines est
toujours appréhendée de manière négative, à travers les registres de l’enfant victime et de
l’enfance volée. Aucune valeur ou aucun intérêt supérieur ne saurait légitimer le recours aux
enfants dont l’engagement guerrier est essentiellement perçu comme le résultat de violences ou
de manipulations de la part des adultes. Les travaux de Paul Richards et de Peter Krijn ont
pourtant montré que les enfants soldats africains ont une conscience politique et que leur
engagement guerrier, même sous la contrainte, reflète parfois une stratégie pour assurer leur
19
propre survie ou celle de leurs proches . De plus, alors que la mémoire historique des sociétés
20
européennes a largement oblitéré les violences faites aux enfants , celles-ci sont au contraire
mises au premier plan dans les conflits africains. Leur dénonciation participe ainsi d’une
légitimation des tentations interventionnistes d’un Occident volontiers moralisateur, mais à la
mémoire courte. Réintégré dans l’histoire longue du regard occidental sur le continent, ce type de
discours contribue à réactiver l’image d’une Afrique barbare, miroir inversé qui conforte les
21
sociétés occidentales dans leur conviction de représenter une civilisation plus avancée . Si ce
type de critique fait sens, il n’est cependant pas exclusif d’autres explications qui rendent compte
de l’emploi des enfants soldats en référence à certaines spécificités de l’histoire africaine
contemporaine.
Les organisations internationales impliquées dans la résolution des conflits ont elles aussi tenté de
comprendre l’importance des enfants soldats dans les conflits d’Afrique subsaharienne. La
diffusion des armes légères est fréquemment présentée comme l’un des moteurs du recrutement
d’enfants soldats : la possibilité d’accéder facilement à des armes aussi « légères » et
22
destructrices que les AK4722 expliquerait le recours aux enfants soudainement transformables
en machines à tuer, quelle que soit leur force physique. L’argument a pourtant été remis en cause
par quelques spécialistes qui soulignent que les armes contemporaines ne sont pas forcément
23
plus légères que les armes à feu du 19e siècle23 . Un autre argument défend l’idée que les
enfants ignorent la peur par inconscience et qu’il est plus facile d’obtenir d’eux une loyauté
17
Il ne s’agit pas pour eux de nier le recours aux enfants soldats dans les guerres d’Afrique. Ils estiment cependant
que le regard occidental et le goût du sensationnel ont tendance à grossir la réalité statistique du phénomène. Voir,
entre autres, les estimations de Stephen Ellis, The Mask of Anarchy. The Destruction of Liberia and the Religious
Dimension of an African Civil War, New York, New York University Press, 1999, p. 132.
18
Stéphane Audoin-Rouzeau, La Guerre des enfants…, op. cit., chap. 3.
19
Peter Krijn et Paul Richards, « Youths in Sierra Leone : “Why We Fight” », Africa. Journal of the International
African Institute, 68 (2), 1998, p. 183-210.
20
Stéphane Audoin-Rouzeau, L’Enfant de l’ennemi…, op. cit.
21
Il faudrait ici replacer le discours sur l’enfance violée en Afrique dans l’histoire plus large du regard occidental sur
les sociétés africaines. Selon Patrick Brantlinger, les discours racistes et humanitaires produits au 19e siècle en
Occident se rejoignent, au-delà de leur divergence, dans la description d’une altérité africaine radicale. Celle-ci
soutiendrait l’Occident dans sa certitude de constituer la civilisation la plus avancée. Patrick Brantlinger, «Victorians
and Africans : the Genealogy of the Myth of the Dark Continent », Critical Enquiry, 12, 1985, p. 166-203.
22
Il s’agit d’un fusil d’assaut sommaire, produit en très grand nombre, et vendu pendant la guerre froide par l’URSS
et les pays du pacte de Varsovie dans le monde entier.
23
La kalachnikov est légèrement plus lourde que les fusils couramment utilisés pendant la guerre de Sécession
américaine. Voir David M. Rosen, Armies of the Young. Child Soldiers in War and Terrorism, New Brunswick,
Rutgers University Press, 2005, p. 15.
7
JEAN-HERVE JEZEQUEL
24
absolue. Cet argument, dont la pertinence n’est pas toujours évidente24 , ne permet cependant
pas d’expliquer pourquoi le recours aux enfants soldats serait aujourd’hui plus fort qu’hier en
Afrique. À l’évidence, le regard historique est ici nécessaire pour restituer la dimension
diachronique dans laquelle l’emploi des enfants dans les conflits d’Afrique subsaharienne prend
un autre sens. De façon plus spécifique, il semble que l’on ne puisse comprendre le phénomène
des enfants soldats sans le recontextualiser dans le cadre plus large d’une histoire à moyen et
long terme de l’enfance dans les sociétés africaines.
Il est d’abord nécessaire de rappeler que l’enfance n’est pas simplement une catégorie biologique,
mais constitue une catégorie sociale dont l’histoire s’énonce différemment selon que l’on se trouve
25
en Europe ou en Afrique. Philippe Ariès soutenait ainsi que la perception de l’enfance comme
état d’innocence et comme une condition à part de l’âge adulte est une représentation
relativement récente propre aux sociétés occidentales. Malgré leur remise en cause, ces travaux
ont eu le mérite de suggérer que l’enfance était une catégorie dont il convenait de restituer
l’historicité. Ainsi, la notion d’âge légal, centrale dans les sociétés occidentales comme dans les
accords internationaux limitant le recours aux enfants soldats, peine encore à s’appliquer dans les
sociétés africaines. Cette perception de l’enfance a sans doute commencé à pénétrer ces sociétés
depuis la période coloniale, mais l’on manque de travaux pour mesurer les changements
provoqués par la juxtaposition de plusieurs représentations de l’enfance. Les sociétés africaines
ont développé et conservent souvent leurs propres perceptions de l’enfance. Il ressort des travaux
d’anthropologues telle Marianne Ferme que l’enfance est, en Afrique subsaharienne, souvent
26
assimilée à un moment d’ambiguïté, un état hybride et instable . De la même façon, le rapport de
l’enfant à l’action guerrière n’a pas subi les mêmes évolutions. Selon Sabina Loriga, en Occident,
la question de l’âge pour les soldats ne s’est posée que dans la seconde moitié du 17e siècle pour
deux raisons essentielles : le taux élevé de mortalité chez les moins âgés, et les difficultés des
27
e
officiers à discipliner leurs éléments les plus jeunes . Au 19 siècle, «en quelques années dans
toute l’Europe, l’enfance serait expulsée de l’armée au profit de système de préparation
prémilitaires distincts […]. L’association entre guerre et « virilité » juvénile a donc mûri lentement
tout au long du 19e siècle, pour ne se diffuser et se consolider que dans les premières décennies
28
du 20e siècle ». Au-delà de l’Europe, ce rapport renouvelé entre enfance et guerre en Occident a
largement inspiré la rédaction des conventions internationales sur l’enfance. Rien ne permet
pourtant d’affirmer que ce phénomène récent en Occident, et qui a connu de sérieuses entorses
lors des conflits du 20e siècle, a affecté le continent africain.
La différence entre l’histoire de l’enfance en Afrique et en Occident ne s’énonce pas simplement
en termes de représentations différenciées. Les structures économiques intègrent également
l’enfant de manière très différente. Depuis la fin du 19e siècle, les sociétés occidentales tendent à
retirer l’enfant du système de production et le construisent en tant que consommateur à part
entière. Dans les sociétés africaines, l’enfant représente encore une force de travail substantielle
24
Pour s’en rendre compte, on peut regarder le documentaire réalisé par Jonathan Stack et James Brabazon sur la
guerre du Libéria (« Liberia : An Uncivil War », Gabriel films, San Francisco, 2005). Dans certaines scènes tournées
en juillet 2003 lors de l’assaut sur Monrovia, les commandants de la rébellion fouettent leurs soldats, enfants ou
jeunes adultes, pour les faire avancer. La peur se lit sur tous les visages quel que soit l’âge des combattants. Voir
aussi le rôle de l’indiscipline dans les stratégies de comportement des enfants soldats dans Alcinda Honwana,
«Innocents et coupables : les enfants soldats comme acteurs tactiques », Politique africaine, 80, 2000, p. 58-78.
25
Philippe Ariès, L’Enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime, Paris, Seuil, 1973.
26
Mariane Ferme, The Underneath of Things. Violence, History and the Everyday Life in Sierra Leone, Berkeley,
University of California Press, 2001, p. 197-198.
27
27 De manière intéressante, on inverse cette proposition dans le cas des enfants soldats africains en affirmant
qu’ils sont faciles à discipliner. En réalité, on manque surtout d’études précises pour étayer ces différentes
hypothèses.
28
Sabina Loriga, op. cit., p. 28 et 43.
8
LES ENFANTS SOLDATS D’AFRIQUE, UN PHENOMENE PARTICULIER
qu’il est important de savoir mobiliser. Entre autres études, le travail de Sara Berry sur les
transformations économiques et la notion de transmission dans les sociétés Yorouba montre bien
que le rapport entre enfants et parents évolue, mais que la perception de l’enfant comme force de
29
travail potentielle reste encore très forte .
Les historiens s’intéressent aussi aux spécificités de la mobilisation de l’enfant comme force de
travail dans les sociétés africaines. Certains auteurs soulignent ainsi que la traite atlantique a privé
de nombreuses sociétés de leur main-d’œuvre et a très tôt imposé le recours au travail féminin,
mais aussi à celui des jeunes enfants, comme une nécessité pour subvenir aux besoins de la
communauté. Les ravages de la traite pourraient dès lors expliquer pourquoi les sociétés
africaines ont fait de l’enfant une ressource importante, une force de travail ou une main d'œuvre
mobilisable en temps de paix comme en temps de guerre. L’argument est toutefois loin d’être
accepté par tous les historiens étudiant la traite transatlantique. Outre le fait que l’esclavage n’a
pas affecté les sociétés africaines de la même manière ni avec la même acuité, certains historiens
font remarquer que les enfants ont été eux-mêmes victimes de la traite. David Eltis estime par
exemple qu’entre un quart et un tiers des esclaves exportés vers le Nouveau Monde étaient des
enfants de moins de 14 ans. Pour Paul Lovejoy, la ligne de partage entre les esclaves exportés et
ceux exploités localement se situe davantage au niveau du genre qu’au niveau de l’âge
biologique. Il estime qu’au 19e siècle, les esclaves victimes de la traite transatlantique étaient des
30
hommes à près de 70 %, avec cependant un nombre croissant d’enfants . Le développement de
31
l’esclavage en Afrique même, qu’il soit en relation ou non avec la traite transatlantique , a fait de
l’enfant une cible de choix dans les tactiques de capture et de mobilisation de la force de travail.
Les travaux de Rosalind Shaw sur la mémoire de l’esclavage en Sierra Leone ont montré que les
traditions orales et les contes étaient pleins de ces histoires d’enlèvements d’enfants par des
animaux de brousse. Des récits qui reflètent sans doute la peur de voir son enfant ravi par les
32
trafiquants . L’impact de la traite atlantique, et plus largement de l’esclavage pré colonial, sur la
place des enfants dans les sociétés africaines et son éventuel lien avec les logiques
d’instrumentalisation de l’enfance en temps de paix ou de guerre doit cependant être étudié de
manière plus détaillée. Probablement des distinctions sont à faire en fonction des différentes
sociétés qui n’ont pas vécu la traite de la même manière. Il faudrait également se demander en
quoi l’abolition de l’esclavage au moment de la colonisation a constitué ou non une véritable
rupture pour les enfants esclaves.
Selon les historiens du travail, l’abolition de l’esclavage, loin d’être la simple expression d’une
volonté humanitaire à l’égard de l’Afrique, a permis l’établissement d’autres formes de mobilisation
et d’exploitation de la main-d’œuvre africaine, formes plus adaptées aux nouvelles économies
33
coloniales . Les études qui portent spécifiquement sur le travail des enfants sont cependant
rares. Beverly Grier souligne que pendant la période coloniale en Rhodésie du Sud (actuel
Zimbabwe), le recours à la main-d’œuvre infantile constituait un maillon clé de l’économie
29
Sara Berry, Fathers Work for their Sons. Accumulation, Mobility, and Class Formation in an Extended Yoruba
Community, Berkeley, University of California Press, 1985.
30
Paul E. Lovejoy, « The Impact of the Atlantic Slave Trade on Africa. A Review of the Literature », The Journal of
African History, 30 (3), 1989, p. 365-394.
31
La question a provoqué des débats intenses entre David Eltis et Paul Lovejoy au début des années 1990.
32
Rosalind Shaw, Memories of the Slave Trade. Ritual and the Historical Imagination in Sierra Leone, Chicago,
University of Chicago Press, 2002.
33
Voir Frederick Cooper, From Slaves to Squatters. Plantation Labor and Agriculture in Zanzibar and Coastal
Kenya, 1890-1925, New Haven, Yale University Press, 1980. Voir également la contribution de Frederick Cooper, in
Frederick Cooper, Thomas C. Holt et Rebecca J. Scott., Beyond Slavery : Explorations of Race, Labor and
Citizenship in post-emancipation Societies, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 2000, p. 107-150.
9
JEAN-HERVE JEZEQUEL
coloniale, en partie lié aux structures de la société patriarcale et également facilité par la
34
législation coloniale . Hamilton Sipho Simelane arrive à des conclusions similaires dans le cas du
35
Swaziland colonial . Ces deux études sont malheureusement relativement isolées et ne
concernent que le cas spécifique de l’Afrique australe.
Les études sur l’histoire de l’enfance dans les sociétés africaines pré coloniales et coloniales font
36
défaut. En dehors de quelques travaux sur des catégories spécifiques, tels que les métis , ou sur
37
la place des enfants dans la propagande coloniale , l’historien est confronté à un vide
historiographique. La catégorie des jeunes suscite certes un intérêt croissant parmi les historiens
38
39
africanistes , mais ces derniers intègrent encore rarement une étude spécifique de l’enfance .
Ce manque de travaux nourrit aujourd’hui une grande imprécision et de nombreuses
généralisations sur l’histoire de l’enfance en guerre en Afrique. Ainsi, alors qu’Oliver Furley, se
fondant sur l’étude des sociétés Massaï, affirme que l’Afrique pré coloniale n’a pas connu le
40
phénomène des enfants soldats , David Rosen estime, à partir de l’exemple des sociétés Mende,
41
que le recours à l’enfant guerrier est une pratique pré coloniale liée à la traite esclavagiste . Dans
un rapport établi pour le compte de l’Institute for Security Studies, Tom W. Bennet a produit l’une
des rares études qui interrogent le recours aux enfants soldats dans une perspective explicitement
42
historique . Son article, basé essentiellement sur des sources secondaires, remet en question
l’idée que les enfants soldats représentent une ancienne « tradition africaine ». Limité par ses
43
sources , l’auteur peine cependant à distinguer les catégories de jeunes adultes, d’adolescents et
d’enfants, ce qui restreint sérieusement la portée de son travail. Dans tous les cas, les auteurs
cités précédemment fondent leurs travaux sur des études d’anthropologie ou d’histoire qui ne
traitent pas spécifiquement de la question de l’enfance en guerre. Les références à l’histoire des
experts contemporains apparaissent très approximatives du fait même du manque d’études
précises. Au-delà du problème des enfants soldats, il y a un besoin urgent d’histoire sur la
question de l’enfance en Afrique.
34
Beverly Grier, « Invisible Hands : The Political Economy of Child Labour in Colonial Zimbabwe, 1890-1930 »,
Journal of Southern African Studies, 20 (1), 1994, p. 27-52.
35
Hamilton Sipho Simelane, « Landlords, the State and Child Labor in Colonial Swaziland 1914-1947 », The
International Journal of African Historical Studies, 31 (3), 1998, p. 571-593. Dans un courant de recherche similaire,
voir Wiseman Chijere Chirwa, « Child and Youth Labour on the Nyasaland Plantations 1890-1953», Journal of
Southern African Studies, 1993, 19 (4), p. 662-680.
36
Owen White, Children of the French Empire. Miscegenation and Colonial Society in French West Africa 18951960, Oxford/New York, Clarendon Press/Oxford University Press, 1999.
37
Ruth Ginio, « Marshal Petain Spoke to Schoolchildren. Vichy Propaganda in French West Africa 1940-1943»,
International Journal of African Historical Studies, 33 (2), 2000, p. 291-312.
38
Voir les travaux précurseurs réunis par Odile Goerg et Hélène d’Almeida-Topor, Le Mouvement associatif des
jeunes en Afrique noire francophone au XXe siècle, Paris, L’Harmattan, « Cahiers Afrique noire – 12 », 1989. Voir
aussi Achille Mbembe, Les Jeunes et l’ordre politique en Afrique, Paris, L’Harmattan, 1986.
39
Là aussi la différence entre jeunesse et enfance est délicate à faire. Elle est affaire de conventions ou de
perceptions. Cet article n’a pas l’ambition de préciser la limite entre ces deux groupes dans le cas des sociétés
africaines. Les ouvrages consultés ne s’accordent d’ailleurs pas sur l’âge à partir duquel on peut faire la différence
entre enfants soldats et adolescents combattants : certains choisissent 7 ans, d’autres 12 voire 16 ans.
40
Oliver Furley, « Child Soldiers in Africa », in Oliver Furley, Conflict in Africa, Londres, Tauris, 1995, p. 28-45.
41
David M. Rosen, Armies of the Young, op. cit.
42
Tom Bennet, Using Children in Armed Conflict. A Legitimate African Tradition ?, South Africa, Institute for Security
Studies, « Monograph – 32 », décembre 1998.
43
La restitution du passé pré colonial est rendue plus difficile par le manque de sources écrites. En dépit du recours
aux sources orales, l’historien de l’Afrique reste pénalisé par l’inégale densité archivistique en regard de ses
collègues européanistes ou indianistes.
10
LES ENFANTS SOLDATS D’AFRIQUE, UN PHENOMENE PARTICULIER
Les dynamiques post coloniales sont peut-être un peu mieux connues, notamment dans le cas
des pays en guerre. Le rôle joué par les jeunes combattants et les enfants soldats dans ces pays
a en effet encouragé sociologues, anthropologues et spécialistes des sciences politiques à
interroger l’histoire récente. Les travaux d’Abdullah Ibrahim et de Patrick Muana sur la mobilisation
politique de la jeunesse en Sierra Leone sont à ce titre extrêmement intéressants. Ils démontrent
que le recrutement des jeunes en Sierra Leone pendant la guerre civile s’inscrit dans le
prolongement d’une culture politique de la violence et d’une mobilisation des jeunes par l’élite
politique depuis les années 1970. Le recrutement des enfants soldats par des entrepreneurs
politico-militaires entretient, selon eux, des similitudes avec la mobilisation d’une main-d’œuvre
44
infantile et quasi servile dans l’exploitation du diamant sierra-léonais en temps de paix . Ces
travaux encouragent à relier la question des enfants soldats à une histoire plus longue du recours
à la main-d’œuvre infantile dans les économies africaines coloniales et post coloniales. La figure
omniprésente de l’enfant soldat, perçue comme une aberration des temps modernes, empêche de
voir les continuités qui existent dans les violences faites à l’enfance en temps de paix comme en
temps de guerre. Aujourd’hui la figure de l’enfant mineur, exploité dans les mines à ciel ouvert de
Sierra Leone ou de l’Est congolais ne suscite pas la même émotion ou la même mobilisation
internationale que les enfants soldats. Il y a pourtant des liens étroits entre ces deux figures de
l’enfance africaine.
Il nous faut enfin signaler un courant de recherche prometteur, qui prend de l’ampleur en sciences
politiques et en anthropologie, mais qui n’a pas encore véritablement gagné les discours
historiques. Des chercheurs comme Paul Richards tentent de dépasser les discours de
«victimisation» des enfants soldats. S’ils entendent dénoncer les violences faites à l’enfance en
guerre, ils cherchent également à montrer que les enfants sont de véritables acteurs capables de
déployer leurs propres tactiques dans un champ de contraintes imposées par les dynamiques de
45
guerre. À l’instar des héros du film Turtles can Fly dont l’action se déroule dans un camp de
réfugiés dans le Nord de l’Irak, les enfants apparaissent comme des acteurs dont les marges de
manœuvre s’avèrent finalement plus importantes que celles des générations plus anciennes. Les
situations de guerre sont marquées par des phénomènes d’inversion, à travers lesquels les aînés
perdent leur emprise sur les cadets et des villes entières passent dans la main de bandes
d’adolescents pas toujours bien contrôlés par leurs chefs. Il ressort de travaux précurseurs tels
ceux de Christian Geffray que, pour une partie de la jeunesse mozambicaine, l’engagement au
sein des mouvements armés avait constitué une manière d’échapper à la marginalisation dans
46
une société en panne d’intégration économique et sociale . Ces mouvements armés constituent
de véritables « corps sociaux guerriers », dans lesquels les jeunes peuvent gravir, du captif au
47
jeune soldat, une hiérarchie de rôles et de statuts bien définis . Alcinda Honwana étend ce type
de raisonnement aux catégories les plus jeunes parmi les combattants. Sans nier les effets de
domination et de contrainte, elle met en évidence que les jeunes combattants «occupent des
espaces sociaux interstitiels, entre les mondes adultes et juvéniles, qui conditionnent leurs styles
de vie. Dans ces espaces ambivalents, ils ne sont pas dénués de capacité d’action. Innocents et
44
Ibrahim Abdullah, « Bush Path to Destruction. The Origin and Character of the Revolutionary United Front/Sierra
Leone », The Journal of Modern African Studies, 36 (2), 1998, p. 203-235. Voir également Ibrahim Abdullah et
Patrick Muana, « The Revolutionary United Front of Sierra Leone. A Revolt of the Lumpenproletariat », in
Christopher Clapham (dir.), African Guerrillas, Oxford, James Currey, p. 172-194.
45
Du réalisateur iranien Bahman Ghobadi, produit par Palace films en 2005.
46
Christian Geffray, La Cause des armes au Mozambique : anthropologie d’une guerre civile, Paris, Karthala, 1990.
Voir aussi Paul Richards, « Rebellion in Liberia and Sierra Leone. A Crisis of Youth », in Oliver Furley, Conflict in
Africa, Londres, Tauris, 1985, p. 134-170 ; ou encore Franck Van Acker et Koen Vlassenroot, « Les “Mai Mai” et les
fonctions de la violence milicienne dans l’Est du Congo », Politique africaine, 84, 2001, p. 103-116.
47
Christian Geffray, op. cit. Pour une production plus récente sur la catégorie des jeunes en Afrique, on peut
également voir Jon Abbink et Ineke Van Kessel, Vanguard or Vandals. Youth, Politics, and Conflict in Africa,
Leiden, Brill, 2005.
11
JEAN-HERVE JEZEQUEL
48
coupables à la fois, ils sont plutôt des acteurs tactiques ». De fait, à bien lire les fictions de
49
50
Ahmadou Kourouma ou de Ken Saro Wiwa , on se rend compte que les enfants soldats, audelà des violences subies, ne sont pas dénués de raison. Il s’agit là sans doute d’un recoin obscur
de la recherche, difficile et délicat à explorer, mais dans lequel se joue peut-être une meilleure
compréhension de l’engagement des enfants et des adolescents dans les conflits de l’Afrique
contemporaine. Il y a un réel besoin d’histoire aujourd’hui pour ceux qui s’intéressent à la question
de l’enfance en guerre en Afrique subsaharienne. Ce regard est nécessaire pour rompre avec les
approches dénonciatrices et prescriptives des organisations humanitaires, approches qui ont leur
importance mais qui gênent parfois la mesure réelle du phénomène. Cette approche par l’histoire
permet d’abord de relativiser les prétendues singularités des conflits africains et de souligner,
malheureusement, la tragique banalité de l’instrumentalisation de l’enfance en guerre. L’historien
doit également rendre compte du rôle et des formes plus spécifiques de l’action des enfants
soldats dans les conflits des années 1990. Il reste beaucoup de chemin à parcourir en ce domaine
et cet article n’a pu que souligner la timidité des travaux historiques sur l’enfance, à l’opposé de la
thématique des jeunes qui suscite un nombre croissant de recherches. On est encore trop
désarmé pour pouvoir mesurer l’impact de la traite puis de la colonisation sur les représentations
et la condition de l’enfance en Afrique subsaharienne. On peut cependant émettre l’hypothèse que
l’étude des enfants soldats aurait beaucoup à gagner à être remise dans une perspective de plus
long terme : la fracture entre le temps de la guerre et le temps de la paix obscurcit peut-être la
compréhension du rôle et de l’instrumentalisation des enfants dans les sociétés africaines. En ce
sens, l’historien peut susciter l’intérêt des perspectives humanitaires en faisant remarquer les
étonnantes continuités qui existent entre la figure de l’enfant soldat en temps de guerre et celle de
l’enfant mineur en temps de paix.
48
Alcinda Honwana, op. cit., p. 58.
Ahmadou Kourouma, Allah n’est pas obligé, Paris, Seuil, 2000. Pour une autobiographie plus récente et un point
de vue féminin, voir China Keitetsi, Child soldier. Fighting for my Life, Bellevue, Jacana, 2002.
50
Ken Saro Wiwa, Sozaboy, Port Harcourt, Saros International Publishers, 1985.
49
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