Thatcher Reagan : destins croisés

Transcription

Thatcher Reagan : destins croisés
Thatcher Reagan : destins croisés
Septembre 1975. Margaret Thatcher, alors leader de l'opposition en Angleterre,
entreprend une tournée aux États-unis où elle rencontre les hommes politiques de premier plan.
Parmi ceux-ci, le gouverneur de Californie retient tout particulièrement son attention. Ce n'est
pourtant pas la première fois qu'elle entend parler de cet individu. En 1960, Denis Thatcher,
son mari, lui avait fait part de son enthousiasme pour un orateur remarquable qu'il venait
d'entendre à l'Institut des dirigeants d'entreprise, un certain Ronald Reagan. Lors de leur
entretien, quinze ans plus tard, elle est immédiatement conquise par le charme, l'humour et la
franchise de cet Américain au physique d'acteur ; à tel point qu'elle lira chaque discours,
écoutera chaque intervention radiophonique ou télévisuelle envoyée par l'attaché de presse de
celui-ci. Elle se sent proche de ce franc-tireur de droite dénigré par l'élite politique. Elle admire
son absence d'affectation. Peut-être pressent-elle, déjà, que leurs destins sont liés.
Travail, Église, Culture
La proximité évoquée par la future premier ministre est avant tout une proximité de
valeurs, valeurs forgées par l'éducation. Margaret Thatcher et Ronald Reagan ont tous deux
grandi dans des familles très modestes de la classe moyenne.
A Grantham, petite ville de l'Est de l'Angleterre, les Roberts habitent un appartement
dénué de tout confort, situé au-dessus de l'épicerie familiale dans laquelle les parents
travaillent plus de soixante dix heures par semaine. La vie des deux soeurs est rythmée par le
travail - à l'école et dans le magasin, et la religion méthodiste. Le père, Alfred Roberts, a une
préférence certaine pour Margaret, en laquelle il retrouve la force de caractère qui l'anime. Sa
fille chérie est une grande "bûcheuse", une véritable machine de guerre qui obtient
systématiquement les meilleures notes.
A quelques milliers de kilomètres de là, dans l'Illinois, son aîné de quatorze ans, n'avait
pas démérité non plus. Malgré l'alcoolisme de son père et des conditions de vie peu
avantageuses, Ronald avait été un très bon élève jusqu'au collège. Sa mère avait fait en sorte
qu'il reçoive une éducation très religieuse - celle d'un "pasteur en herbe" diront certains - et lui
avait appris à déclamer des récitations et des poèmes, exercices qui allaient susciter une
vocation tout autre.
De l'autre côté de l'atlantique, Margaret éprouve le même penchant pour l'art dramatique,
qui est, avec le débat1, la seule passion à laquelle elle puisse s'adonner. Monsieur Roberts, qui a
donné son autorisation, perçoit combien cette activité peut être utile : un jour, il faudra
surmonter cette rudesse naturelle, il faudra charmer. En 1943, sa fille chérie, admise à Oxford
1
Elle s'entraîne au sein de la debating society (club de débat) de son école.
(sur liste d'attente), doit le quitter. Au sein de l'élite de sa génération2, elle gomme,
consciemment ou inconsciemment, les aspérités de son origine sociale, mais conserve sa façade
froide et hautaine. Son ton de maîtresse d’école déplaît à ses camarades.
Au même âge, le futur président américain avait déjà renoncé à l'excellence
académique3. Priorité était donnée au football américain et autres activités extrascolaires4 qui
ne lui permirent pas d'obtenir plus que les notes minimales requises5. Les petits boulots
(sauveteur6, plongeur) payaient les frais de scolarité.
Au sortir de l'université, Margaret accepte un emploi de chimiste dans l'industrie pour
subvenir aux besoins de son ambition politique ; doté d'un physique avantageux et d'une voix
suave, Ronald Reagan avait décidé de tenter sa chance à Hollywood.
Renier le père
Analysées dans le détail, les deux parcours laissent augurer la future similitude des
idéologies. Parvenus aux sommets en défendant l‘idée d‘un État minimaliste, la « dame de
fer »7 et le « grand communicateur » (great communicator8) ont été éveillés à la politique dans
des familles acquises au Welfare State9.
A Grantham, les repas sont animées par les discussions politiques entre père et fille.
Indépendant patriote, Alfred Roberts est élu maire en 1945 et optera pour une politique
d’après-guerre interventionniste : un vaste investissement pour améliorer les routes, les
transports publics, développer les services de santé et de puériculture.
Monsieur Reagan était tout autant convaincu que l’argent public doit servir le bien
commun. Victime de la Grande Dépression10, il avait repris espoir avec l’arrivée au pouvoir de
Franklin D. Roosevelt, dont le petit Ronald imitait les "causeries au coin du feu"11, un fume
cigarette au bout des lèvres. Certainement enthousiaste, il fut embauché comme directeur de
projets de travaux publics pour le New Deal12.
Ces souvenirs de l’enfance ne furent pas suffisants pour retenir Ronald Reagan ; ses
convictions glissèrent progressivement à l’opposé de celles son modèle. Le virage fut engagé
2
Oxford et Cambridge (Oxbridge) ont fourni 50% des premiers ministres britanniques.
De son propre aveu, il passait la plupart de son temps « loin des livres ».
4
Basket-ball, théâtre, journal de l'école, manifestation (!).
5
La note minimale requise était C.
6
Il a déclaré avoir sauvé 77 personnes, dont la majorité le lui ont reproché.
7
Le journal soviétique L'étoile rouge lui a donné ce surnom à la suite d'un discours sur les relations Est-Ouest.
8
Surnom donné par les journalistes américains.
9
Cette expression signifie État-providence, c'est-à-dire l'État dans son rôle de protection sociale.
10
La veille de Noël 1931, il reçoit une enveloppe censée contenir sa prime de fin d'année. Il l'ouvre et découvre la terrible feuille bleue
annonciatrice de licenciement.
11
Discussions radiophoniques dans lesquelles F. D. Roosevelt présenta son programme au peuple américain.
12
La "Nouvelle Donne", en français, est la politique mise en place par F. D. Roosevelt dans les années 1930 pour lutter contre les
effets de la Grande Dépression.
3
par l’anticommunisme. Très actif à la Screen Actors Guild, puis président de celle-ci (19471952 et 1959-1960), il dut faire face à une grève de projectionnistes qu’il mit assez rapidement
sur le compte d’un complot communiste. Dans les autres associations auxquelles il avait
adhéré, les méthodes communistes le rebutaient. Ironie du sort, le FBI le soupçonna, au
printemps 1946, d’appartenir au parti communiste parce qu’il avait signé un (inoffensif) appel
en faveur d’une Indochine libre. On ne l’y reprit plus. En pleine chasse aux sorcières13, il
devint lui aussi informateur du FBI, sous le nom de code T-10, et dénonça plusieurs acteurs
supposés communistes.
Le virage fut achevé peu de temps après. En 1954, Ronald Reagan accepta le rôle de
mascotte - contre substantielle rémunération14 - pour General Electric, et y développa un
conservatisme anti-étatique dont la raideur étonnait même les cadres de la firme. Dix ans plus
tard, le désormais champion des grandes entreprises faisait un discours très célèbre, "A time for
choosing"15, en tant que cochairman des républicains de Californie pour Barry Goldwater. Et
en 1967, il était confortablement élu gouverneur de Californie16 (58%).
Margaret semble avoir adopté les idées conservatrices beaucoup plus précocement, et
sans tergiversations. En 1943, à peine entrée à Oxford, elle adhère à l’Oxford University
Conservatory Association (OUCA), ce qui lui donnera l'opportunité, une fois présidente,
d’accueillir les hommes politiques conservateurs pour leurs interventions. Elle renonce aux
idées les plus en vogue dans son université, ainsi qu’à celles de son père. En application du
précepte que celui-ci lui avait ressassé durant toute son enfance : « Décide par toi-même ».
Rendez-vous avec le destin17
1981. Ronald Reagan est élu président des États-unis. Son succès n’est pas un
évènement totalement indépendant de l’élection de la première dirigeante de l’Angleterre deux
ans plus tôt : William Brock, alors président du parti républicain américain, était allé observer
la campagne victorieuse de celle qui, en février, est le premier chef d'État étranger en visite
officielle à la maison blanche. Margaret Thatcher se réjouit de pouvoir travailler avec
quelqu’un « qui pense et sent instinctivement comme elle ». Elle ne cache plus son admiration
pour cette personnalité optimiste, confiante, accommodante et très emblématique du rêve
américain.
Elle ne ménagera pas ses efforts pour le défendre. Il est sous-estimé par tout le monde.
Certes, sa façon de travailler et de décider peut apparaître « cavalière et simpliste », mais c’est
13
Le sénateur Joseph McCarthy traquait d'éventuels agents, militants ou sympathisants communistes (1947-1953).
125 000 puis 150 000 dollars par an.
15
Ce discours contient tous les grands thèmes reaganiens, et notamment celui de la liberté. Les États-unis y sont le dernier îlot de
liberté, le dernier lieu vers lequel s'échapper (the last place to escape on earth). La performance orale est excellente - diction,
intonation, regard. On retrouve certaines techniques de la communication politique moderne, telles que le storytelling (discours
parsemé d'anecdotes). Selon le New York Times, ce discours est le plus efficace de l'histoire (1 millions de dollars de contributions
partisanes).
16
Il fut réélu en 1971 (53%).
17
« Vous et moi avons rendez-vous avec le destin ». Extrait de son discours télévisé de 1964, A time for choosing.
14
parce qu’il ne se préoccupe que des idées générales, la big picture, et délègue les "détails" à ses
collaborateurs18. Le premier ministre britannique sera la seule, parmi les alliés américains, à lui
donner son appui pour le raid contre le palais de Kadhafi19. En plein Irangate20, alors que
Nancy Reagan passe son temps à relever les commentaires des chaînes privées pour les
transmettre à son mari en pleurnichant, Margaret Thatcher déclare aux journalistes que Ronald
Reagan n’est pas coupable parce qu’il est un homme intègre et que son honnêteté fondamentale
ne doit pas être remise en question. L’intention est là.
Malgré les quelques différends - invasion des îles Malouines (ou îles Falkland) en
1982 , invasion des îles Grenades en 198322, lancement de l’Initiative de Défense
Stratégique23 (IDS) en 1983 - les leaders anglais et américain ont porté des vues mondiales
équivalentes24, d’où un alignement diplomatique quasi-systématique.
21
Take from the needy and give to the greedy25
Dans leurs pays respectifs, ils ont mené deux politiques économiques issues de la même
base doctrinale - un État minimaliste, une fiscalité minimale, déréglementation et privatisations
- puisée aux mêmes sources - théorie de l'offre du courant monétariste (Milton Friedman26),
libéralisme de Friedrich Hayek, théorie de l'impôt d'Arthur Laffer. N'attendons néanmoins pas
des mêmes causes qu'elles produisent les mêmes effets. Margaret Thatcher est parvenue à
assainir les finances de l’État tandis que la dette nationale américaine a quasiment triplé sous
Ronald Reagan27, en grande partie du fait de l'ampleur des investissements dans le secteur de la
défense - lesquels furent qualifiés d' « investissements pour la paix »28. En Angleterre, le poids
de la fiscalité a diminué ; aux États-unis, les experts s’accordent à dire - après de fastidieux
calculs - que le poids des taxes a faiblement changé, voire augmenté (?!). La douzaine Thatcher
a vu le chômage stagner (de 5 à 5,8%) ; les mandats Reagan ont contribué à le faire diminuer
(de 7,5 à 5,5%).
Enfin, les deux bilans se rejoignent sur un point : l'évolution de la pauvreté. En 1979, la
18
En réunion de cabinet, il lui arrive de dessiner des caricatures, voire même de dormir.
Ronald Reagan accuse le président libyen d’être le chef d’orchestre du terrorisme international. Il prétend qu’il a commandité un
attentat contre une discothèque de Berlin-Ouest fréquentée par des GI’s. En rétorsion, il ordonne le bombardement de son palais, en
avril 1986, tuant environ 80 personnes.
20
Vente illégale d'armes à l'Iran, ennemi avoué des États-unis, par deux membres de l'administration pour en distribuer le bénéfice aux
guérillas anticommunistes du Nicaragua. La révélation fut faite en novembre 1986. Reagan admit finalement qu'il avait approuvé la
vente d'armes à l'Iran.
21
Les troupes argentines envahirent les îles et en furent chassées par le Royaume-Uni - qui possède ce territoire d'outre-mer - au bout
de deux mois. Le gouvernement américain était très divisé sur la conduite à apporter.
22
Les américains les ont envahies sans consulter Londres.
23
Ce projet, aussi appelé "Guerre des étoiles", avait pour but de protéger les États-unis par un bouclier spatial.
24
Anticommunisme actif, promotion des intérêts occidentaux.
25
Les programmes d'aides sociales « prennent aux nécessiteux et donnent aux avides ». A time for choosing.
26
Ce dernier s'est souvent plaint que ses idées n'avaient pas été bien appliquées.
27
De 85 milliards de dollars en 1980 à 252 milliards en 1988 (2,96 fois plus).
28
« Les dépenses pour la défense sont un investissement pour la paix car ce ne sont pas les armements en soi qui sont à l'origine des
guerres ». Il faut donc dépenser pour la paix, et non pour « les avantages sociaux et le développement de l'assistanat ».
Les Chemins du Pouvoir, Margaret Thatcher.
19
« dame de fer » prend en main un pays qui compte 5 millions de pauvres ; à son départ, en
1991, il en compte 13,5 millions, soit une augmentation de... 170% !! Chiffre d'autant plus
inquiétant qu'au cours de le même période la moyenne générale des revenus a cru de plus d'un
tiers. Son homologue américain, s'il n'est tout de même pas parvenu à rivaliser - qui le pourrait
? - n'est toutefois pas en reste. Durant l'ère reaganienne, la pauvreté a augmenté de 33% et le
nombre de sans abris explosé, tout cela parallèlement à un fort accroissement du produit
national brut.29
Postérité
Ces constats, si négligeables puissent-ils paraître à l'establishment, ternissent cependant
considérablement le bilan de la révolution conservatrice. C'est peut-être pourquoi celui-ci est
souvent assimilé à la fin de la guerre froide, la « libération de l'Europe de l'Est » dont les deux
dirigeants « partagent la responsabilité », ce que « personne ne devrait jamais oublier », dixit
Margaret. L' « empire du mal » a été mis à genoux, et son jeune chef dynamique, Mikhaïl
Gorbatchev, converti par les charmes de l'Empire du Bien. Ce dernier peut ainsi, quelques
années plus tard, un chapeau de cow-boy sur la tête, se faire promener en jeep autour du
Rancho del Cielo - le ranch californien de Ronald Reagan - pendant que leurs femmes
(aimantes) préparent des cookies dans la cuisine. C'est quelque chose, la liberté.
Et ses dividendes... Une fois le monde libéré du joug soviétique, fort d'une solide
popularité, l'ex-président des États-unis n'en oublia pourtant pas de passer à la caisse. Outre
son salaire annuel assuré (199 500 dollars) et ses nombreux avantages en nature30, il signa un
contrat d'édition (7 millions), toucha des honoraires pour sa participation à divers conférences
et séminaires, et fit fructifier ses placements financiers (300 000 dollars par an). Enfin, il
déclencha un scandale31 en acceptant la présidence de cérémonies dans un festival japonais
pour la rondelette somme de 2 millions de dollars. Loin de lui l'image du sage qui se retire.
Comme le répétait feu Alfred Roberts, tout doit être utile.
L'après règne de sa fille est moins délicieux. En dépit d'une reconnaissance nationale et
internationale, sa cote de popularité est faible, son image est désastreuse. Sa guerre contre les
syndicats, sa dureté à toute épreuve ont marqué la culture populaire. A sa démission, en
novembre 1990, et après encore, elle est une des figures politiques les plus détestées. Son
ancien partenaire américain compte, pour sa part, parmi les personnalités préférées des
américains, toutes catégories confondues32. Inégale postérité (ingrate ?), mais chacun aura sa
statue de bronze33 - malheureusement le fer rouille.
29
La conséquence naturelle est le creusement des inégalités.
Ils comportent, par exemple, les prestations de sécurité assurées par le Secret Service, pour un montant annuel de 3 million de
dollars.
31
Sa cote de popularité, qui était de 68% à sa sortie de la maison blanche, descend à 47% suite à cet épisode.
32
D'après une enquête nationale réalisée par une chaîne de télévision américaine en 2005.
33
Le Reagan de bronze, qui se situe sous la rotonde du Capitole, à Washington, fait partie de la National Statuary Collection. La
Thatcher de bronze est dans la Chambre des Communes.
30
Poudre aux yeux
Son action politique mise à part, Margaret Thatcher ne peut laisser indifférent. Comment
ne pas admirer la détermination, la force de caractère, l'obstination qui l'ont conduite de
l'épicerie familiale à la chambre des Lords. Elle, la bosseuse, l'intellectuelle, qui à ses débuts en
politique passait un temps fou à la bibliothèque à s'immiscer dans les détails, resta fascinée par
le « deuxième homme le plus important de sa vie », un cow-boy toujours décontracté au sourire
hollywoodien, capable de déconcerter ses interlocuteurs par son étroitesse d'esprit34. Tout au
long de leur amitié, elle ne semble jamais déceler chez lui la superficialité, la part de l'escroc.
En juin 1982, en visite officielle à Londres, Ronald Reagan prononce un discours
brillant, sans la moindre note, devant les deux chambres du Parlement réunies dans la galerie
royale du palais de Westminster. Margaret Thatcher est en admiration. « Je vous félicite pour
votre mémoire d'acteur » lui glisse-t-elle. « J'ai lu le discours entier sur ces deux écrans de
plexiglas » lui répond-il en lui désignant ce qu'elle avait pris pour du matériel de sécurité.
« Vous ne connaissez pas ça ? C'est une invention britannique35... ».
Romain LEFFERT
34
François Mitterrand à propos de Ronald Reagan : « Reagan, je l'ai trouvé comme il est : habité de certitudes. Américain typique, il
n'est pas très exportable » (sommet d'Ottawa, juillet 1981). « Son étroitesse d'esprit est évidente. Cette homme n'a quelques disques qui
tournent et retournent dans sa tête » (sommet de Williamsburg, 1983).
35
L'autocue est un téléprompteur qui fut inventé par la firme britannique éponyme dans les années soixante.

Documents pareils