Mort et cultures étrangères - Master 2 Droit de la famille
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Mort et cultures étrangères - Master 2 Droit de la famille
Aurélien MOLIERE Gilles COHEN Master 2 Droit de la Famille MORT & CULTURES ETRANGÈRES Université Jean Moulin Lyon III Année Universitaire 2OO7 – 2OO8 2 PLAN Introduction I – L’appréhension de la mort dans le monde contemporain A. La fin de la vie, controverse des civilisations 1) Panorama de la mort d'hier et d'aujourd'hui en Occident : clés de compréhension a) La mort confisquée à l'époque médiévale b) La mort interdite à l'époque moderne 2) La perception de la mort au-delà de l'Occident : fin d'une vie, début d'une nouvelle ? B. Les craintes d'une mort annoncée 1) Les causes de mortalité d'est en ouest et du nord au sud 2) L'homme mangeur d'hommes II - La mort vécue par les survivants A. Tour du monde des rites funéraires B. L'homme mortel, un enjeu politique? 1) Le pouvoir sur le politique ou le chantage à la mort a) Eventail progressif du chantage à sa mort b) La privation de la vie d'autrui, foyer de l'immortel pouvoir 2) Le pouvoir du politique ou le droit de mort a) Guerres, meurtres, assassinats pour le pouvoir par lui-même b) Infâmes et cruelles dominations : torture et viol c) Les droits de vie et de mort : une emprise éminemment politique Conclusion 3 INTRODUCTION « La mort n’a peut-être pas plus de secrets à nous révéler que la vie ? » adresse Gustave Flaubert à George Sand dans sa correspondance du 2 juillet 1870. Dès sa genèse, l’être humain s’interroge quant à son issue fatale, mystérieuse et obscure « faucheuse » sans doute captivé sinon attiré par l’inconnu. L’homme à l’échelle de sa vie, comme l’humanité à l’échelle des vies et des civilisations, cherche des clés de compréhension dans la vie mais aussi à travers la mort, plus révélatrice bien qu’inaccessible et pourtant inexorable. La vie, de ses prémices jusqu’à sa fin, n’est pas propre à l’homme mais concerne également les animaux, les végétaux, plus généralement dans une acception scientifique et biologique toute entité répondant à des conditions de développement et de croissance, de métabolisme, de motricité, de reproduction ou encore de réponse à des stimuli ; néanmoins « l’espèce humaine est la seule qui sache qu’elle doit mourir » 1 . L’homme, parce que doué de raison, a conscience du phénomène de transition entre la vie et la mort. Depuis la première vie humaine, la mort humaine a du être vécue, expliquée, acceptée, assumée ou encore évitée : d’Adam et Eve jusqu’au plus contemporain commun des mortels, l’humanité affronte ses morts comme le relatent les plus grands penseurs, philosophes, physiciens, mathématiciens, écrivains et sociologues, cinéastes en France mais aussi en tout point du globe. Chaque îlot de peuplement, chaque foyer de civilisation, à plus grande échelle, chaque culture – ensemble d’us et coutumes, manifestations artistiques religieuses et intellectuelles qui définissent et distinguent un groupe ou une société – porte un regard différent sur la mort avec naturellement des ressemblances et dissemblances. Assujettie a priori à une tournure religieuse, « mort et cultures étrangères » est une question relevant de l’étude de la perception de la mort, cessation complète et définitive de la vie2 définie par Louis Pasteur au XIX° siècle dans une lettre adressée à l’instruction publique. Ainsi : « lorsque, dans un être vivant, les mouvements intestins qui réglaient les lois de vie viennent à s’arrêter, l’œuvre de mort ne fait que commencer. Il faut, pour qu’elle s’achève, que la matière organique du cadavre quel qu’il 1 2 Voltaire (1694-1778) Le Grand Larousse Illustré, 2006, II page 1654. 4 soit, animal, ou végétal, fasse retour à la simplicité des combinaisons minérales »3. La mort, phénomène biologique, s’étend dans le temps et ne surgit pas alors en un instant fatal. « Nous savons que l’homme est mortel mais non que l’humanité doit mourir »4. L’étude de la disparition de l’humanité à laquelle, les contemporains que nous sommes appartiennent, est difficilement envisageable en ce que l’homme, encore qu’il puisse se voir mourir, ne peut aucunement assister à ses obsèques. A l’échelle des hommes, habitants de la planète Terre, individus unis vivant en castes, groupes, sociétés aux modes de vie, cultures et rites pluriels, l’appréhension et la perception de la mort par vivants et survivants peut néanmoins être décrite. Comment l’être humain tout au long de sa vie se prépare à affronter l’éternel cherchant en vain à le connaître, le provoquer parfois même prématurément, tout en le fuyant, faisant de la mort l’un des plus grands tabous du monde moderne ? Aussi, comment le monde des vivants appréhende non plus la mort mais le mort ? Se préparer à sa propre mort se conjugue ainsi avec la nécessaire appréhension sinon de la mort prochaine de l’autre, de l’autre une fois mort. Chronologiquement, tel le déroulement de la vie qui embrasse macabrement tôt ou tard la mort, l’appréhension de la mort dans le monde contemporain (I) permet d’envisager la façon dont le mourant succombe avant de s’attacher aux pratiques des survivants vivant la mort (II). 3 Correspondance réunie et annotée par Louis Pasteur Vallery-Radot (1822-1895), lettre adressée au ministre de l’Instruction publique, avril 1862 4 Simone de Beauvoir (1908-1986) 5 I – L’appréhension de la mort dans le monde contemporain A. La fin de la vie, controverse des civilisations 1) Panorama de la mort d’hier et d’aujourd’hui en Occident : clés de compréhension Dès le commencement de la vie, l’homme, depuis les prémices des civilisations, est voué à disparaître. Fondement, intérêt ou encore valeur intrinsèque de la vie humaine en raison de son caractère éphémère, de tout temps et en tout lieu, l’homme succombe tôt ou tard contre sa volonté ou de son plein gré. En outre, contrairement à l’espèce animale, l’espèce humaine a conscience de la mort, événement certain de date incertaine, qu’elle tente d’éviter, de retarder, parfois à l’inverse de précipiter, tout en la sachant perpétuellement inéluctable, sans doute parce qu’intimement rattachée à la vie. Il n’est de mort sans vie. Par un mécanisme de cause à effet, réside entre la vie et la mort une constante retrouvée dans toutes les sociétés du globe. Eriger un éventail de la perception de la mort à travers les cinq continents de la planète nécessite, au préalable, de s’interroger sur le regard porté par nos ancêtres sur la mort. Ainsi, dans une acception plus restreinte, l’évolution des attitudes occidentales entre hier et aujourd’hui peut être proposée. En effet, l’envergure d’un tel sujet traité dans une université française « mort et cultures étrangères » prescrit la connaissance de la culture française, et, plus largement de la société Occidentale, culture du soleil couchant. Depuis la chute de l’empire romain d’occident en 476, date de naissance de l’époque médiévale, la mort a été perçue d’abord de manière confisquée pendant mille ans (a) avant de connaître depuis deux ou trois siècles une certaine propension à l’agitation (b). Quels sont alors en Occident les traits de la mort ancienne et celle de la mort moderne ? a) La mort confisquée à l’époque médiévale Dès les aurores médiévales, l’homme a conscience qu’il va mourir c'est-à-dire qu’il est en principe averti, préparé de sorte qu’il peut à la fois accepter dans son for intérieur l’idée de quitter le monde des vivants, mais aussi préparer sa mort. Certes, existent des exceptions dans lesquelles l’homme est surpris, n’ayant plus alors le loisir de « savoir qu’il va mourir » 6 victime de la peste, du choléra ou encore de la mort subite, comme le relate Philippe Ariès5. Néanmoins, ces tempéraments évoqués, la norme est que la mort est annoncée. Le mourant sait qu’il se meurt et informe les survivants. Il en est ainsi pour Roland qui meurt lors de la Bataille de Roncevaux, première défaite de Charlemagne le 15 août 778 et « sent que la mort le prend tout. De sa tête elle descend vers son cœur. [Il] sent que son temps est fini»6. Aux XIII° siècle, dans Lancelot du Lac, son père, le Roi Ban de Bénoïc, dont son épouse est la Reine Elaine, voit et sait qu’il va mourir et s’adresse à D… : « Ha Sire, D…, secourez-moi car je vois et je sais que ma fin est arrivée »7. Un siècle auparavant, déjà Tristan « sentit que sa vie se perdait, il compris qu’il allait mourir »8 dans Tristan et Iseult rédigé dans sa première partie en 1170. Ainsi, le principe selon lequel « on ne meurt pas sans avoir eu le temps de savoir qu’on allait mourir » jalonne les mille années du Moyen-Âge. Le mourant a la conviction intérieure qu’il va mourir, parce que l’homme est doué de conscience, et à cette époque, plus encore que de nos jours, la mort est acceptée sans conteste. Sans fuite, mais non sans crainte, l’acceptation de la mort, mais aussi la tolérance face à l’invincible prescrivent de mourir « le plus simplement » : marque d’humilité, c’est alors avec sérénité, discrétion et contenance personnelle que le vivant s’éteint « au lit » et que s’éveillent de nouveaux horizons. La conscience d’être déjà un pied dans la tombe accorde au mourant une sorte d’ultime essor de vie qu’il occupe par l’accomplissement de derniers rituels. « Le mourant prenait ses dispositions » et se tournait dans l’anti-chambre de la mort, consistant en un cérémonial, après quelques gestes physiques. Tout d’abord, ces gestes physiques le plus fréquemment résidaient dans le souci de la posture adoptée : tantôt, « armes ôtées, couché sur le sol, tourné vers l’Orient, vers Jérusalem » dans Tristan et Iseult, tantôt, à l’époque du christianisme primitif bras étendus, « couché sur le dos, le regard vers le ciel ». La tenue du corps mourant varie sans doute au gré des époques, des civilisations sous l’influence des religions. 5 Ph. Ariès, Essais sur l’histoire de la mort en Occident : du moyen âge à nos jours, Seuil, 1977 La Chanson de Roland, Paris, Bédier, 1922 7 Les enfances de Lancelot du Lac 8 Le Roman de Tristan et Iseult, Paris, Bédier, 1946, p. 233 6 7 Dénominateur commun de la culture occidentale des Temps Anciens, quatre temps précèdent celui de la mort : le premier acte est un rappel triste mais discret de la vie, un regret de la vie sans faire état de quelconque figure dramatique ; puis, lui succède le temps de la demande du pardon, connotation intimement religieuse ici. S’ouvre ensuite une ère de recommandations, conseils et ordres donnés aux survivants, marque de l’ultime contact entre le mort déjà bercé par l’au-delà, et, toujours maintenu vivant par son entourage, ses amis, sa famille surtout. L’ultime étape est celle concédée à D…, c’est la prière car il est temps « d’oublier le monde et penser à D… » La mort dans les attitudes de nos ancêtres occidentaux est donc discrète, le mort « gise au lit », familière et dans un esprit de continuité contrairement à celle devenue « sauvage » de nos contemporains. Philippe Ariès intitule ce processus de conscience, de préparation physique et morale, pour cet ultime entretien avec le monde des vivants, la mort apprivoisée. L’homme fait preuve de contenance, de réserve, échange par des paroles des plus ordinaires, naturelles, sans doute avec une expression naïve, de désarroi mais humblement, en assumant et prenant sur soi. Le Bas Moyen âge prône un régime séparatiste entre le monde des vivants et celui des morts dont la clé de voûte est certainement la dernière liaison entre le mourant et les survivants : il s’agît des recommandations faites à l’entourage avant les prières. La chambre du mourant est un lieu privé, comme d’ailleurs, par analogie, le processus de sa mort sinon son agonie ; de sorte que le cercle familial, amical, dans une plus grande envergure social, ne peut pénétrer dans la chambre où allongé sur le lit – pour atténuer au plus ses efforts, préserver sa vitalité et sa vie, épargner toute souffrance dans un moment fatal – s’étend le malade, encore vivant, déjà bientôt défunt. Se retrouve ici l’idée que la mort est apprivoisée, domptée, sinon civilisée. En revanche, la cérémonie funeste est publique : les portes de la chambre du mort s’ouvrent. Si le mourant meurt en privé, une fois mort, celle-ci est grandement publique. Les passants au début du XIX° siècle encore, au hasard de la rencontre d’un cortège dont le prêtre portait le viatique devaient l’accompagner jusqu’à la chambre du mourant. Les médecins jusqu’au Siècle des Lumières d’ailleurs dénonçaient le surpeuplement des chambres des mourants. La rupture entre le monde des vivants et celui des morts apparaît à travers la cartographie urbaine des emplacements des cimetières : La loi des XII Tables à Rome interdit d’enterrer 8 « in urbe » c'est-à-dire à l’intérieur de la cité. Progressivement, les morts vont entrer dans les cités, parce que dès lors perçus comme protecteurs des vivants, protecteurs de l’enfer, avec le culte des martyrs d’origine africaine. Les morts seront même enterrés dans les églises auxquels les cimetières vont être s’associés. Dans la langue médiévale, l’église ne désigne pas seulement l’édifice lui-même mais tout ses alentours. C’est selon la coutume Hainaut « assavoir la nef, clocher et chimiter », ce dernier terme désignant le mot « cimetière », que naissent ces hauts lieux de l’éternel. Dès le XI° et XII° siècle, époque du Haut Moyen-âge, la perception de la mort connaît quelques balbutiements lui conférant un sens dramatique et personnel conjugué avec la conception collective de la destinée. L’homme, pendant le Bas Moyen-âge, reçoit comme une loi naturelle la mort, ne songeant ni à se soustraire à elle, ni même à l’élever, événement simplement accepté tant bien que mal. Parmi les phénomènes nouveaux qui surgissent au XI° siècle, l’idée maîtresse est celle d’un destin collectif de l’espèce humaine et le souci de la particularité de chaque individu. La personnalisation des sépultures marque notamment ce renouveau du visage de la mort pour l’homme. La représentation du jugement dernier apparaît : réduit à quelques échanges avec D… dans l’ultime étape du mourant avant son entrée dans le monde des morts, la simple prière devient primordiale, un enjeu pour la vie après la vie. Mis à part les premiers siècles du christianisme au cours desquels les morts ni jugés ni condamnés appartenaient à l’église à qui ils avaient confié leur corps – il s’agît des saints –, le XII° et le XIII° siècle rompent avec l’irresponsabilité personnelle. En effet, dès le XII°siècle, une séparation entre « les justes » et les « condamnés » s’opère après une pesée des âmes. Le siècle suivant poursuit cette conception de récompense et sanction par le jugement de l’homme à l’appui du bilan de son existence. Un inventaire des bonnes et mauvaises actions est dressé, « compte individuel » décisif, « liber vitae » qui au XV° siècle s’apparente à une « balance » des comptes à présenter aux portes de l’éternité. C’est le « dernier jour du monde à la fin des temps » mais non le moment de la mort. La chambre du mourant connaît à son tour dès le Haut Moyen-âge quelques esprits novateurs : le mourant, toujours couché sur le lit de mort, accompagné de ses proches, amis et parents, voit à ses côtés deux esprits surnaturels qui le tiraillent de part et d’autre : la Vierge et Satan. 9 Lutte cosmique entre les puissances du bien et du mal, c’est à cette heure, que D… constate alors le comportement du mourant, « ultime épreuve » décisive du sort qui lui est réservé. Si les rites, hier accomplis seuls par le mourant isolé, sont assurés dans les sociétés haute moyenâgeuses par les proches, personne, pas même le mourant, ne connaît le sort du jugement dernier. A cette occasion, le mort forme un consensus avec sa vie puisqu’il revoit toutes les étapes de sa vie. A partir du XVI° siècle, la mort devient romantique et prend une connotation érotique. Dès lors, la mort s’agite, elle est redoutée, crainte, traduite par le langage, par des faits et gestes, des attitudes plus excessives, démonstratives. La mort n’est alors plus apprivoisée, ni même contenue, à l’époque moderne. b) La mort interdite à l’époque moderne Perçue et vécue par le mort seul face à soi-même, en contact bref avec le monde des vivants, la mort « apprivoisée » au fil des époques devient collective, « interdite »9. Révolue est l’époque du mourant, calme, serein, prêt à pénétrer dans un ultime sommeil. Le XIX° siècle voit un phénomène d’agitation autour du mort se propager par des pleurs, des cris, l’expression de la douleur. Loin de provenir du mourant, sans doute, bien qu’apitoyé sur son sort face à la fin de sa vie, mais néanmoins préoccupé à pleinement utiliser ses derniers instants de vie, l’agitation découle assurément de l’entourage. C’est alors qu’à « la mort de soi », que connaît le Moyen-âge, vient s’interférer, s’ajouter, « la mort de toi ». Cette effervescence provient droit de l’expression de la douleur des survivants, intolérants à une nouvelle séparation. La mort n’est alors plus redoutée de soi, car elle demeure somme toute, apprivoisée, ni plus ni moins que lors des Temps Anciens, mais crainte des autres. Ce n’est plus la peur de mourir mais de voir mourir, de subir le départ éternel d’un être aimé. Au cours du XX° siècle, ce phénomène s’étend ; c’est alors que la mort familière devient honteuse, et objet interdit. Tout d’abord, la vérité est cachée, dissimulée aux survivants par le mourant, futur mort ; et, réciproquement de manière à épargner le malade, mourant. Ces deux comportements s’expliquent notamment par la volonté d’éviter le trouble de la mort par sa seule présence en pleine vie heureuse. Avec le temps, le seul terme « mort » s’éclipsera 9 Ph. Ariès, Essais sur l’histoire de la mort en Occident, p. 61 10 autant que possible des discours, des dialogues, des échanges au moyen de périphrases : la fin de vie, l’au-delà, la fin, l’ultime instant…Toujours plus sous-entendue que verbalisée, la mort recule dans les mentalités contemporaines tout en demeurant quotidiennement dans l’esprit de l’homme. De plus, les lieux de mort migrent, discorde totale avec l’Ancien Régime : la maison n’est plus le lieu où s’éteint la vie, l’hôpital prend le relais, corroboré par la volonté, nouvelle, de lutte contre la mort, permis assurément par la médecine, par les progrès des sciences. L’initiative du choix de la mort, appartenant au mourant, puis à sa famille est désormais confiée dans les mains des médecins, « maîtres de la mort ». De plus, comme le souligne Philippe Ariès « on n’a le droit de s’émouvoir qu’en privé, c'est-à-dire en cachette » : une peine trop visible, serait ostentatoire, et appellerait plus ou moins non plus à la pitié, mais à la répugnance, au dégoût. Même au sein du cercle familial, les émotions sont contenues, pour épargner avant tout les enfants. Les cérémonies demeurent mais se doivent des plus discrètes. L’incinération devient le mode radical pour oublier, le deuil, temps ancien où la société imposait le respect, le devoir de mémoire du défunt, devient un délai pour oublier, pour effacer toute trace de vie de ceux qui n’en font plus partie. Qualifiée de « Crise contemporaine de la mort » par Edgar Morin 10 , la mort devient aujourd’hui une angoisse diffuse, à laquelle les hommes ne prêtent plus attention ou ne feignent plus prêter attention, sorte de mutisme, comme si la mort n’existait pas. L’homme s’il ne décide de sa vie, est souverain de sa mort, par tradition millénaire car il est naturel que l’homme sente sa mort prochaine aux attitudes familières et résignées. Au fil du temps, la mort s’élève dans l’échelle sociale et urbaine enlevant à l’homme les saveurs d’une mort prochaine, en raison du relais assuré par son entourage qui le prépare : amis, famille, médecins… Comme la naissance, « la mort est publique », la chambre du moribond devient un lieu public, néanmoins « on meurt seul » selon Pascal malgré la foule qui s’agite autour du malheureux protagoniste, pour le (ou se) consoler. Ainsi, ce n’est que dans la solitude la plus profonde que le mourant se trouve pour s’entretenir avec D…, formuler recommandations, conseils et avis au monde des vivants, parce que placé à la charnière des deux horizons. 10 E. Morin, L’homme et la mort devant l’histoire, Seuil, 1970 11 Aujourd’hui, le malade ne doit jamais savoir qu’il va mourir, ni même que sa fin approche. C’est le quid de l’information sur sa mort, suite de l’information sur sa santé ? Dès lors, faut-il mentir au malade ? « contre la vérité, passionnément contre la vérité […]une loi plus importante que toutes, celle de l’amour et de la charité » affirme V. Jankélévitch. 11 Le mensonge primerait alors au nom de l’amour sur la vérité ? Dans un contexte moderne en Occident, « Ne pas se sentir mourir » remplace « sentir sa mort prochaine » , antichambre de la conscience de la mort à laquelle la famille tente de faire obstacle par le mensonge, ou plus simplement l’omission d’informer. L’hypocrisie entre le mourant qui sait perpétuellement qu’il va mourir et la famille qui pour l’épargner est dans le déni total traduit sans doute pour chacun d’eux la peur de la mort. Ne sais-tu pas que la source de toutes les misères de l'homme, ce n'est pas la mort, mais la crainte de la mort ?12 L’homme, qu’il le veuille ou non, que la famille le concède ou non, est un organe à part entière participant à sa propre mort, c’est le « moment d’individualité sous sa forme définitive » selon Philippe Ariès là encore. Qu’en est-il alors du sort du domaine d’information ? La privation de droits proscrit toute connaissance, préparation ou organisation dudit événement final. Lorsqu’elle surgit à raison d’une maladie, même diminuée, la vie du malade peut se poursuivre. La mort en cachette, clandestine, n’est qu’un effet du refus d’admettre la mort de ceux pour qui l’on porte amour, autrement dit, c’est une forme moderne d’expression de la dignité. La mort met dans l’embarras les survivants, de sorte que pour éviter une telle gêne, silence est fait au malade. Il en va de même pour le deuil. Le deuil, dol ou doel, douleur par excellence peut se définir comme l’expression la plus violence des sentiments les plus spontanés avant un retour à la vie ; période de réclusion au cours de laquelle la famille est écartée, parfois même des obsèques. C’est un temps au cours duquel les survivants malheureux mettent leur douleur à l’abri du monde ; ou, dans une autre conception, pour empêcher les survivants d’oublier trop tôt le disparu. Aujourd’hui, le deuil s’estompe et la période de chagrin est interdite ou tout du moins jamais affichée. La mort est un objet interdit du monde moderne. 11 12 V. Jankelevitch, Médecine de France, n° 177, 1966 p. 3 -16 Epictète, Extrait des Entretiens 12 Le monde moderne ne peut néanmoins pas se cantonner à la perception occidentale de la mort, c’est pourquoi au-delà des frontières Occidentales, la fin d’une vie n’est-elle pas le début d’une nouvelle ? 2) La perception de la mort au-delà de l’Occident : fin d’une vie, début d’une nouvelle ? La mort de l’Homme est inévitable pour le mortel qu’il est. L’Homme naît, vit, puis meurt. Mais que fait-il ensuite ? C’est là l’une des questions fondamentales que l’Humanité a pu se poser sans jamais parvenir à dégager la réponse unique. Or il ressort par conséquent de la mort cette inconnue : la période qui suit. La mort est-elle la fin de la vie ? Certainement. Mais ne marque t’elle pas également le début d’une nouvelle ? Cette inconnue est l’objet de nombreuses perceptions, lesquelles déteignent la perception plus générale de la mort. Ainsi son attente est crainte ou laisse indifférent ; parfois même, elle est espérée. Dans tous les cas, ce que l’Homme saura de la mort ou ce qu’il croira en connaître, conditionnera ses sentiments vis-à-vis d’elle. Il apparaît que la place de l’Homme dans la société conditionne son appréhension de la mort, même si ce qu’il connaît de la période qui la suit est de surcroît déterminant. Concernant le sentiment que provoque la mort, débutons avec l’étude de la place de l’Homme dans la société. Notamment, pour mieux comprendre, débutons avec la mort de l’enfant. Elle apparaît pour les Sociétés modernes, comme l’une des pires atrocités, un évènement avec lequel s’effondrent toutes les promesses de la vie, et nous le comprenons facilement. Pourtant, dans les Sociétés archaïques, la mort de l’enfant ne suscite que de faibles réactions, au même titre que celle de l’étranger ou encore de l’esclave. En revanche, la mort du chef, notamment chez les Cafres, provoque l’épouvante. Cette réaction semble a priori choquer tout un chacun. Pourtant, une telle affirmation ne frappe pas seulement la mort de l’enfant, elle s’étend audelà. Ainsi, comme le fait remarquer à juste titre Edgar MORIN13 « la mort d’une vedette de cinéma, d’un coureur cycliste, d’un chef d’Etat ou d’un voisin de palier, est plus fortement ressentie que celle de dix mille Hindous au cours d’une inondation ». 13 E. Morin, L’homme et la mort, Seuil, 1976 13 En témoignent notamment les images du Tsunami ravageant subitement l’Indonésie le 26 décembre 2004 : le contraste entre un rivage dévasté, des villages engloutis, des familles déchirées, faisant face à de riches européens, entrain de bronzer, de s’enivrer ou encore de faire la fête, sans se préoccuper du malheur qui venait de frapper « leurs voisins d’en face ». Si l’individu s’entend de la personne individualisée et donc reconnue en tant que telle, cela semble donc traduire que la mort de l’individu choque d’avantage que celle de l’Homme. Ce postulat peut être extrapolé. En effet, des travaux ont mis en exergue l’idée selon laquelle l’affirmation d’un groupe social au plus intime de l’individu dissout la présence traumatique de la mort, tandis que l’affirmation de l’individu sur ou dans la société rappelle à l’homme les angoisses de la mort. Ainsi, la crainte de la mort est beaucoup moins prononcée dans les Sociétés archaïques que dans les Sociétés plus évoluées 14 . L’individu est le substrat de l’individualisation ; il est connu en tant que tel et c’est pourquoi il se sentira seul face à sa mort. Par conséquent, il la craindra, elle le rendra mal à l’aise. En revanche, lorsque la société prend le dessus sur l’individu, les Hommes qui la composent se soudent et créent par cette union, un sentiment de force contre la mort. La mort est donc attendue mais elle n’est pas appréhendée à l’identique selon que la société prime sur l’Homme ou selon que ce dernier soit reconnu en tant qu’individu et donc s’impose à la société. Mais il se peut également que les sentiments vécus dans l’attente de la mort diffèrent selon la perception que l’Homme a de la mort. Plusieurs phénomènes se démarquent. Dans les consciences archaïques, la métamorphose est une des expériences élémentaires du monde, et concernant la mort, elle annonce une naissance, la chenille disparaît pour faire vivre le papillon. La mort amène une naissance, une naissance procède d’une mort. Ainsi, la naissance est vécue dans ces sociétés comme la provocation directe mais retardée d’une mort. Pour les Ashanti, une naissance dans ce monde est une mort dans le monde des esprits. Aux îles Trobriand (Malinovski), la future mère reçoit le message d’un parent décédé ; celui-ci lui annonce la naissance d’un enfant. Le fœtus sera porté par un esprit depuis Tuma, l’île des morts. Chez les Arouta, des embryons d’enfant se détachent de l’arbre, du rocher, sortent de l’eau, de là où l’ancêtre est mort, et fécondent la femme qui passe. Chez les Tsi et les Evhe, chaque individu a son double, qui après la mort, rôdera autour du corps puis rejoindra les morts de la famille pour finalement se réincarner dans un nouveau-né qui portera son nom. 14 Frazer, « Le Dieu qui meurt » et Hocart, « Encyclopedy of social sciences » 14 Chez les Dayaks de Bornéo, le jour des funérailles représente la date à laquelle le double part, en barque, vers son royaume, celui des morts. Les récits racontent que l’embarcation fonce entre les obstacles, l’assistance la suit du regard pour finalement s’écrier : « il est sauvé ! La ville des morts est atteinte ». Pendant sept générations, le double restera dans la ville d’or. Il y mourra pour y renaître, puis redescendra sur terre. Il s’installera dans un champignon ou un fruit, qu’une femme mangera, pour que renaisse l’enfant. A Naurou (Amérique équatoriale) on dit que l’homme est mis trois jours en terre afin de ressusciter sous la forme de l’enfant. Mais s’il dépasse ces trois jours, il ne ressuscite pas. Ainsi en témoigne les croyances africaines pour lesquelles l’homme ratera sa renaissance alors que le soleil et la lune, non. La réincarnation, très présente dans la civilisation tibétaine, est également marquée chez les eskimos au moment de la fête des morts. Ainsi, les comportements peuvent choquer le néophyte : les Dayaks abandonnent les enfants sur les arbres, les Mongols et les Algonkins les déposent au bord des chemins, parce qu’ils pensent que cela facilitera leur réincarnation. La pratique n’est pas vécue comme un infanticide, ni un abandon d’enfant au sens strict, contrairement à ce que pourrait penser l’opinion publique des Sociétés plus développées pour de tels abandons. Finalement, une constante apparaît : la réincarnation est universelle chez les peuples archaïques, de Malaisie, de Polynésie, chez les Eskimos, en Amérique Indienne, etc... Pour eux, la mort est donc la réincarnation, c’est la fécondité. L’ancienne fête indienne des morts coïncide d’ailleurs avec celle de la récolte, illustration parfaite de la fécondité, la terre féconde. (En France, la Saint-Michel a longtemps été la fête des morts et de la moisson) A Leipzig, de jeunes filles sont montrées en effigie de la mort dans le but de les rendre féconde. En Moravie, en Transylvanie, en Lusace, l’effigie de la mort est brûlée au printemps, pendant les rites de fécondation et de résurrection. En Afrique Noire, Australie, ou en Amérique indienne, chez les Canaques comme les Ashantis, dans l’Europe moderne, les rites d’initiation sont de véritables mimes de la mort et de la naissance, une mise en scène du chemin de la vie nouvelle par la mort. D’ailleurs, dans les Sociétés archaïques, la mort est au cœur de l’initiation du jeune homme. Au Cameroun, le jeune devra traverser un couloir souterrain où le guettent des masques effrayants représentant les morts. Les enfants Selknam de la Terre de Feu sont séparés de leur mère puis luttent contre des hommes jouant le rôle des morts ; à la fin du combat, le jeune initié y trouvera une mort symbolique d’où naîtra l’adulte 15 B. Les craintes d’une mort annoncée 1) Les causes de mortalité d’est en ouest et du nord au sud « On compta un dimanche dans la basilique de Saint Pierre, trois cents corps morts. La mort était subite, il naissait dans l’aine ou dans l’aisselle une plaie semblable à la morsure d’un serpent ; et ce venin agissait tellement sur les hommes qu’il rendait l’esprit le lendemain ou le troisième jour ; et la force du venin leur ôtait entièrement le sens » : Dès l’Antiquité, Grégoire de Tours 15 décrit les ravages que provoque la peste à laquelle s’ajoutent de nombreuses autres épidémies au fil des siècles. Choléra, tuberculose, fièvre jaune, grippe aviaires ou encore, véritable désastreuse pandémie mondiale, toujours au XXI° siècle, le sida. Si l’histoire des civilisations relate que l’homme a du succomber face aux, guerres et croisades comme en témoigne déjà la guerre de Troie16, épidémies et maladies, ou encore graves difficultés de salubrité, d’hygiène, de sécurité avec notamment la Révolution Industrielle ; de nos jours, il semble que les causes de mortalité aient notoirement changées. Les graves menaces qui pesaient sur le bien-être de nos ancêtres ont été maîtrisées avec notamment les grands progrès d’approvisionnement en eau, la lutte contre les microorganismes tels que le choléra ou les autres maladies diarrhéiques, les programmes de vaccination systématique ou encore, avec l’amélioration de la législation en matière de travail, d’hygiène et de sécurité ; éradiquant ainsi les causes de décès prématurés. Indéniablement, le monde moderne est plus sûr qu’il ne l’a jamais été, la vie n’est que prolongée, la mort évitée, retardée. Pourtant, l’homme moderne vit dangereusement et est ainsi touché en plein cœur par de nouveaux fléaux. A mille lieux des guerres – nonobstant les conflits armés contemporains – les nouveaux ennemis de la santé sont ceux, dans les pays développés, de la société de consommation, dans les pays en voie de développement, des misérables populations. Dans tous les pays à revenu moyen ou supérieur, figurent au titre de l’affligeant palmarès des causes de mortalité l’hypertension artérielle, le tabagisme, l’alcoolémie provoquant des cancers, l’obésité, les accidents de la route. Les pays dont les revenus sont les plus faibles sont 15 16 Grégoire de Tours (538-594), évêque de Tours, historien de l’Eglise, des Francs et de l’Auverge Entreprise suite à l’enlèvement d’Hélène, le Roi de Sparte, selon l’Iliade et l’Odyssée d’Homère 16 quant à eux meurtris par le Sida, première cause de mortalité en Afrique, l’eau, les conditions d’hygiène, de sécurité et de salubrité publique, la sous-alimentation. Si l’enfant riche meurt obèse, l’enfant pauvre meurt de faim17. L’écart entre l’espérance de vie féminine des pays les plus riches et son homologue masculin des pays en voie de développement est de 32 ans selon l’Organisation Mondiale de la Santé.18 Sans doute liée aux meilleurs conditions d’hygiène, de logement, de formation, aux progrès de la médecine au moyen notamment des vaccinations, l’espérance de vie reste bien plus modique pour l’habitant d’un pays pauvre que celui d’un pays riche. De plus, les données sont parfois difficilement accessibles dans certains pays 19 , même si l’état civil et les sondages permettent néanmoins l’élaboration de statistiques des plus fiables et exactes. La mortalité infantile, nombre de décès d’enfants âgés de moins de cinq ans, doit être distinguée de la morbidité des adultes, qui concerne le nombre de malades sur une population donnée. • Mourir avant l’âge 5 ans Sur 57 millions décès annuels 20 , 20 % toucheraient des enfants avant leur cinquième anniversaire, dont la majorité se trouve dans les pays en voie de développement. La probabilité de mourir si jeune est trois fois et demie plus élevée pour un enfant qui voit le jour en Sierra Léone que pour celui né en Inde ; et, pire encore, plus de cent fois plus élevée pour un islandais ou un enfant de Singapour. Au-delà du constat d’un écart du taux de mortalité entre « les Nords et les Suds », une diversité sanitaire se construit au sein même des pays en voie de développement. En Chine moins de 10% des décès se produisent avant l’âge de 5 ans, contre 40% en Afrique. De plus, la tendance selon laquelle la mortalité est plus élevée chez les garçons que chez les filles semble pour certains pays tels que la Chine, l’Inde, le Népal ou encore le Pakistan 17 170 millions d’enfants ont un poids corporel insuffisant, dont 3 millions peuvent mourir chaque année alors que plus d’un milliard d’adultes a des excès de poids dont 300 000 millions sont cliniquement obèses et 500 000 succombent à des maladies d’obésité en Amérique du Nord et Europe Occidentale, OMS, 2003 18 Espérance de vie de 78 ans pour une femme d’un pays développé contre 46 ans pour un africain subsaharien, Rapport de l’OMS, 2003 19 Mise en place en Tanzanie du plan Adult Morbidity et Mortality Project en collaboration avec le Royaume-Uni 20 Nombre total de décès sur la planète estimé en 2003, OMS 17 s’inverser à raison de l’attention portée davantage sur les garçons que sur les filles au sein de la famille. • La morbidité des adultes L’étude de la seule mortalité des adultes n’est pas révélatrice, car les maladies dont ces derniers peuvent être victimes ne sont alors pas prises en considération ; ainsi, l’étude des causes de mortalité à travers le calcul du taux de morbidité parait plus significatif. Néanmoins, à l’exception notable de l’Afrique, de l’Europe de l’Est après la chute du communisme, un recul de la mortalité peut être constaté au cours des dernières années sur l’atlas du monde. Variables selon les régions, les causes de mortalité placent en tête les maladies non transmissibles 21 , y compris en Amérique Latine, Asie et Pacifique Occidental, puis, les maladies transmissibles. A Djibouti ainsi qu’en Méditerranée Occidentale, le risque de décès est sept fois plus élevé qu’au Koweït. Enfin, Australie et Suède montrent que l’espérance de vie a lentement augmenté jusque dans les années 70, les trente dernières années du XX° siècle ont même permis une baisse du taux de mortalité, dans les Anciens Pays Satellites surtout, à l’exclusion toutefois de la Russie. « Mourir avant de vieillir » semble être la triste devise qui berce l’humanité au XXI° siècle. 2) L’homme mangeur d’hommes La mort est vécue et attendue différemment selon que l’on soit né au Maghreb ou dans une tribu africaine, Aux Etats-Unis ou dans une ethnie sud-américaine, au Japon ou dans une peuplade asiatique, en Europe, le contraste est moins frappant. La question de la mort et des cultures étrangères marque aussi l’interrogation d’un fait complètement original, à la fois cause de mortalité et moyen de traitement du défunt. Il s’agit là de la pratique du cannibalisme, c'est-à-dire le meurtre suivi de la consommation du corps ou encore la seule consommation d’une dépouille, un comportement primaire, bestial, 21 ¾ des décès en 2002, OMS 18 proche de certains charognards, quoi que la cause de cette pratique par l’Homme diffère de celle de l’animal. Le cannibalisme est malgré tout, contrairement à ce que l’on pourrait penser, chose originairement humaine. Pratiqué dès la préhistoire, il a radicalement disparu des Sociétés modernes, où il est le cas échéant sévèrement réprimé. En revanche, dans de nombreuses peuplades archaïques, il existe encore sous la forme de l’endo-cannibalisme (cannibalisme des funérailles) ou l’exo cannibalisme (dévoration des ennemis). Outre le cannibalisme de famine, les deux précédents, sans ôter l’atrocité pour l’Homme de la Société modernisée, ont une signification. Cette pratique est en effet destinée à l’appropriation des vertus du mort. Ainsi le cannibale, en incorporant la dépouille de son ennemi ou son ancêtre, acquiert sa force, son courage, son intelligence, ses pouvoirs… Ainsi, le cannibalisme est un rite mystique par lequel l’Homme vivant s’accapare de nouvelles vertus, celles du défunt. Ajoutons également avant de détailler la pratique des rites et de la sépulture que l’endocannibalisme est un moyen des plus sûrs d’éviter la décomposition du cadavre. Ainsi, certaines peuplades ressentent le besoin de cette pratique, afin de ne pas avoir à supporter la vision terrifiante et repoussante d’un corps inerte en décomposition. Toutefois, toutes ces explications n’enlèvent en rien l’aspect « barbare » de la pratique. Ainsi, pour les Sociétés modernes, et d’ailleurs dans la majorité des pays, une telle pratique est un manque total de respect de la personne humaine. Le cannibalisme est inconcevable pour la très grande majorité des sociétés, notamment celles fondées sur l’affirmation de l’individu. Ainsi la valeur progressivement reconnue de l’Homme au travers de la philosophie ou de la politique a permis le recul du cannibalisme. En effet, le cannibalisme témoigne de la régression absolue de l’instinct de protection spécifique. La conquête de l’individualité fût une conquête sur l’horreur de la pratique, ce que certaines peuplades, leur nombre étant très faible toutefois, n’ont pas encore connu. Finalement, dans une société donnée, plus l’Homme est individu, plus il acquiert une valeur certaine et admise, ses droits fondamentaux le portant à l’apogée de sa reconnaissance, moins il est en proie à pratiquer ou à subir le cannibalisme La mort contient ainsi une dose de vie en ce qu’elle hante les esprits vivants, à laquelle ceuxci doivent se résoudre parce qu’un jour ou l’autre assujettis au sortilège même de la nature humaine. Au-delà de la mort, au-delà du mourant désormais défunt, restent les survivants qui sont unanimement confrontés et habités par la mort. 19 II – La mort vécue par les survivants A. Tour du monde des rites funéraires Concernant les funérailles, elles sont une des cérémonies religieuses connues des catholiques, des musulmans, des juifs, des bouddhistes… Mais, pour autant, peut-on dire qu’il s’agit uniquement d’une manifestation de la religion ? N’est-il pas coutume universelle que d’enterrer ses morts ? Certes il y a là la marque du sacré, quoi que ; pour autant cela ne signifie pas que c’est par croyance en un Dieu que l’on pratique la sépulture. Ces quelques remarques étant faites, notons que les funérailles constituent un ensemble de pratiques qui consacrent et déterminent à la fois le changement d’état du mort. Selon Edgar MORIN, « elles reflètent les perturbations profondes qu’une mort provoque dans le cercle des vivants ». Chez les Waramunga, les hommes et les femmes se précipitent sur le mourant en se mutilant atrocement. Or, cette automutilation est perçue par les spécialistes du comportement comme une frénésie que l’on peut ramener aussi bien au mystique qu’au choc de la mort elle-même. Il s’agit là de l’expression des émotions funéraires provoqué par un rituel défini et ostentatoire : elles sont soit débordantes, soit ignorées, soit détournées. Ainsi, l’éclatement de la douleur propre à certaines funérailles est censé montrer au mort l’affliction des vivants afin de s’en assurer la bienveillance. A contrario, la joie que certains peuples manifestent à l’occasion des funérailles montre aux vivants que le mort est bienheureux. Après la douleur de la mort, c’est l’horreur de la décomposition qui est crainte et donc prévenue. Ainsi les hommes enterrent-ils leurs morts, qu’ils soient eurasiens, américains, africains, asiatiques ou océaniens. Parfois pratiquent-ils l’incinération. Cette étape est indispensable à leurs yeux pour ne pas subir la terrifiante vision d’un corps en décomposition. Cette pratique est semblable sur la plupart des continents, un trou étant creusé, le corps y étant glissé, dans un cercueil ou pas, puis recouvert, la tombe étant ornée d’une stèle, avec plus ou moins de symbole et de folklore, selon les cultures, les économies, les traditions, aussi les religions. Pourtant, il est intéressant d’observer les attitudes de deux tribus pour qui la décomposition est contagieuse. Les Unalits d’Alaska, après la mort d’un habitant du village, se sentent mous le lendemain. Le jour suivant, ils se sentent un peu plus « durs » et le troisième jour ils sont sur la voie du rétablissement. En réalité, leur comportement est à l’image de l’état du mort. En effet, son corps est entrain de congeler, donc de durcir. En revanche, aux îles Andaman, après une mort, les indigènes désertent le village pendant 20 plusieurs mois après y avoir suspendus des guirlandes de feuilles censées prévenir l’étranger du malheur. Ils ne reviendront qu’une fois les ossements purifiés par le temps. Le deuil se termine par la cérémonie familiale. Ici, le comportement dépasse la seule défiance vis-à-vis de la putréfaction, puisqu’il s’agit également d’une quarantaine organisée afin d’éloigner la famille et le village du « spectre » (fantôme) du mort, toujours présent avant qu’advienne la tant attendu purification. D’ailleurs la mort résonne comme une présence obsessionnelle des « esprits » chez l’Homme, le mort étant présent sous cette forme imagée jusque dans le sommeil et les rêves. Ainsi a-t-on dénombré 38 songes d’Indiens d’Amérique parmi 117 relatant la mort et les spectres. Robert HERTZ observa que la période du deuil correspond à la durée de la décomposition du cadavre. Mais le deuil commence-t-il uniquement au moment où la mort emporte l’être ? N’apparaît-elle pas plus tôt ? Il faut sur ce point s’arrêter sur la sépulture et l’économie de la mort. En effet, il n’est pas étonnant de se poser cette question lorsque l’on observe que sur les hauts plateaux de Madagascar, les Kiboris construisent, toute leur vie durant, la future tombe, celle qu’ils appellent, « la maison de leur mort ». L’enterrement aura souvent ruiné une famille chinoise, laquelle a dilapidé les économies de toute une vie afin de faire construire une sépulture digne d’accueillir le mort. Dès la préhistoire, l’ensevelissement du mort s’expliquait par le souci de protéger le mort des bêtes et charognards mais également de se protéger du mort lui-même. Ces deux consciences préhistoriques ne se vérifient plus dans les Sociétés modernes, très peu dans les Sociétés archaïques. En revanche, dans beaucoup de ces dernières demeurent dans l’ensevelissement l’acte par lequel le squelette est réintroduit telle une graine, un fœtus, dans la terre mère, d’où il renaîtra. Dans les Sociétés modernisées en revanche, le concept de terre mère n’est pas aussi présent, mais il n’est pas pour autant absent ; il peut d’ailleurs se sous-entendre dans le vocable de terre natale, cette terre sur laquelle l’homme ou la femme est né, celle où il se fixera à jamais après sa mort, par la pratique de l’enterrement. Ainsi chaque année, des cercueils dans lesquels les corps de chinois émigrés dans le monde, notamment en Amérique, arrivent dans le port de Shanghai, dans le but de satisfaire les dernières volontés du défunt, en l’espèce, être enterré dans leur terre natale. Certains cimetières sacrés comme la Lamasserie des Cinq Tours en Mongolie, reçoivent des cercueils après parfois un an de voyage. D’ailleurs, en Europe, aux Etats-Unis, n’est-il pas de tradition de rapatrier le corps de soldats morts à l’étranger, afin de les enterrer dans le sol de leur pays et déclarer : « repose dans le sein de la terre maternelle, la mère patrie ». 21 Après le décès, il est donc universel que le corps soit enterré, même si aujourd’hui, la pratique de l’incinération a gagné les Sociétés modernisées. B. L’homme mortel, un enjeu politique ? Vœu de Louis XV (1710-1774)22, Roi de France et de Navarre, de glorifier dignement la monarchie en la personne de Sainte Geneviève, patronne de Paris, fut érigé le monument au style néo-classique de la Place des Grands Hommes : Le Panthéon. Laïcisé en 1791, il devint le Panthéon national et fut consacré au cours de la Troisième République à la mémoire des hommes illustres parmi lesquels figurent aujourd’hui notamment Jean-Jacques Rousseau, Victor Hugo, Sadi Carnot, René Cassin ou encore Alexandre Dumas. Emblème du pouvoir, le Panthéon est devenu aujourd’hui une nécropole républicaine où l’Histoire de France se confond avec le monde des écrivains, des scientifiques, des ecclésiastiques, des généraux, des hommes politiques. Hommage est rendu, tant aux heures de la Monarchie Parlementaire que de la République, à l’homme, de son vivant au service de nation. Au-delà de la gratitude qu’éprouve un Etat pour ses morts, la mort est un véritable instrument au cœur des gouvernements : le commun des mortels, fut-il au sommet de la hiérarchie politique, devient un objet du pouvoir, leitmotiv du politique. A la fin de la Seconde Guerre mondiale, Joseph Staline annonce au Général Charles de Gaule venu lui rendre visite « en réalité il n’y a que la mort qui gagne ». La victoire du pouvoir implique nécessairement celle de la mort, ou tout du moins, par la mort. Une telle acception du pouvoir par la force, par la terreur suprême et parfois révolutionnaire la menace de mort –, qui a bercé les civilisations Occidentales depuis l’Antiquité jusqu’au XX° siècle est blâmée, avec insistance et persévérance, sur la scène politique internationale depuis un demi-siècle. L’heure est au dialogue, à la coexistence pacifique, à l’ouverture des négociations ! Mais, en ce même temps, la leçon d’humanité donnée par les « nations civilisées » à l’aube de la Guerre Froide aux autres nations – non civilisées ? – n’omet-elle pas 22 Titré à sa naissance duc d’Ajour, il accède au trône dès l’âge de 5 ans 22 son propre passé tumultueux et mortifère ; aussi, ne s’emploie-t-elle pas, par une seconde leçon d’humiliation cette fois, à affirmer sa force politique dominante et dominatrice? « Mort et pouvoir »23 sont dès lors intimement liés. Est essentielle la prise de conscience que le pouvoir, en soi, contient celui de donner la mort : par le pouvoir de donner la mort, de se donner la mort, l’homme tente de parvenir au pouvoir politique. Et, réciproquement, le politique est maintenu garant de la souveraineté par le pouvoir de vie et de mort sur le Peuple à des degrés variables selon les régimes politiques en place. S’exerce alors par la force vive du chantage à la mort24 un pouvoir sur le politique (1), lequel détient en retour le pouvoir de mort ou de vie, le droit de vie et de mort dans ses formes les plus démocratiques, libérales ou despotiques, odieuses et sauvages (2). 1) le pouvoir sur le politique ou le chantage à la mort Le pouvoir, du latin potere, poest « avoir la force de » est une puissance exercée mais aussi recherchée. L’acharnement humain à la conquête d’un pouvoir - politique notamment – n’a pas pour finalité quelque confort, prestige ou aisance mais un besoin « d’accumuler de la vie », et donc de s’éloigner de la mort. La dichotomie entre le monde des vivants et celui des morts se retrouve entre respectivement celui des riches et des plus modestes : Comme l’aborde Louis-Vincent Thomas dans son ouvrage, « la civilisation occidentale [est] si fortement ancrée dans cette conception de la vie qu’on a toujours tendance à s’étonner de la mort du riche – qui a de la vie en surcroît – alors que, pour le pauvre, il est normal de mourir, […après] avoir épuisé ses réserves de vie »25. En outre, la mort de l’autre amoindri les craintes des survivants. Tel peut être présenté pour illustration le sentiment qu’éprouve le voisin de cellule du condamné à mort conduit à l’échafaud, le sursaut de consolation de la famille du réanimé qui aperçoit une famille voisine effondrée par la triste nouvelle de leur proche disparu, ou encore, du seul survivant d’un crash de l’aviation… C’est alors, à travers deux défis que se lance l’homme qu’il aboutit au pouvoir : le chantage de sa propre mort (a) et de celle de l’autre (b). 23 Louis-Vincent Thomas, Mort et pouvoir, Payot, 1978 Louis-Vincent Thomas, Mort et pouvoir, Payot, 1978, p. 133 Chap. V 25 Ibid, page 135 24 23 a) Eventail progressif du chantage à sa mort Loin encore du pouvoir politique, l’individu tente d’apprivoiser le regard que porte la société sur sa personne, en faisant usage d’une puissance sempiternelle : le pouvoir de décision sur sa propre vie. Réponse au désir de sa propre affirmation, la mort est un enjeu d’auto-supériorité. Ainsi la mort est défiée à plusieurs degrés : tantôt simulée, tantôt menacée, parfois provoquée. • La mort simulée s’apparente à celle du monde animal. Empruntée fréquemment par l’homme, elle est une sécurité pouvant lui rendre la vie sauve. Réflexe d’autodéfense, « de défense du corps »26 du toréador qui dans l’arène est enfourché par le taureau à l’agitation d’une banderole rouge, du Docteur Livingstone27 qui s’est sauvé de cette manière de l’attaque d’un lion qui le lâcha le voyant, gisant au sol, totalement immobile. Ainsi, la mort défiée n’est plus un aveu d’infériorité mais une preuve publique du pouvoir sur sa mort, sur la fin de sa vie, antichambre du suicide. • Assurément plus politique que la mort simulée, la grève de la faim comme la funeste simulation relève de l’exercice d’un pouvoir sur soi-même. Plus que l’apparence de mort, moindre que l’irréversible extinction de la vie humaine, l’interruption de toute alimentation s’examine davantage comme une menace de mort brandie qu’une mort procurée. La mort n’est que sollicitée, et les revendications politiques élevées de manière publique et pacifique. Loin de l’agressivité et de la virulence des affrontements, c’est la technique de la non-violence conçue par Gandhi qui est privilégiée pour affronter l’adversaire de façon à « l’autoriser à retrouver ses capacités latentes de confiance et d’amour »28 . La mobilisation que déclenche le pouvoir en faveur de ces « suicidaires qui défient le pouvoir » est conditionnée par l’existence de la vie : la mort ne doit nécessairement pas avoir été perpétrée pour appeler à la charité. La grève de la fin, à l’allure de l’automutilation, est un acte de « sauvagerie et de barbarie », forme d’attentat à sa vie et défi au pouvoir qui, seul a le droit d’en disposer. Il en va ainsi des conduites des prisons soviétiques dans les années 60 dans lesquelles nombre d’attitudes de détenus conduisaient le système pénitentiaire à être désemparé 26 L. Watson Médecin et missionnaire, explorateur britannique (écossais) qui valut la célèbre phrase de Stanley retrouvé au bord du lac Taganyiark dans l’actuelle Tanzanie « Docteur Livingstone je présume ? » (1813-1873) 28 M.Erikson (1901-1980), psychiatre américain 27 24 Quelle réaction avoir face à un détenu qui avale un hameçon, se cloue les testicules au bois du banc, mangent des dominos, s’ouvrent veines et mangent après cuisson face aux gardiens leurs propres morceaux de peau ? Dans ce contexte, A. Martchenko conclu que « les grèves de la faim politiques sont devenues en U.R.S.S. un phénomène de masse. Ces informations sur ces grèvent franchissent les barbelés et les murs de prisons. Mais par malheur, plus ces nouvelles se répandent et plus s’émousse la réaction qu’elles suscitent dans l’opinion publique ». • Le suicide, du latin caedere, « se tuer soi-même » est l’acte délibéré de mettre fin à sa propre vie. Le Suicide29selon E. Durkheim, l’un des pères fondateurs de la sociologie peut adopter quatre formes, toutes trouvant leur cause originelle dans la désintégration sociale : suicide égoïste, altruiste, anomique et fataliste. Traduction d’un désarroi tragique ou d’une maîtrise de soi, le suicide peut encore exprimer un désir d’expiation ou de vengeance, de fuite, d’appel au secours, d’intention de sacrifice… Cause de mortalité à part entière, unique en son genre car jamais réprimée par la loi pénale, le suicide est fondé sur un pari : la mort de soi contre celle de l’autre, trésorier du prix du deuil, du remords, de la culpabilité. Arme pour acquérir le pouvoir, le suicide est une utilisation de la vulnérabilité de l’entourage de façon à tirer profit de la peur qu’autrui a de sa propre mort. Parce qu’il dérange l’ordre social et la morale, il est souvent déguisé par une raison officielle tel que l’accident. S’opère par la mort suicidaire, une blessure décisive ; autrement dit, un renversement du rapport de forces qui consacrait son infériorité : « ma mort vous hantera pour toujours » rumine le suicidé, résultante de l’abus de pouvoir. L’exemple le plus flagrant est celui d’Hitler, qui se refusant à tout jugement, à tout affrontement pris le parti de se donner lâchement la mort : pour éternellement se soustraire à la justice, pour ad vitam aeternam laisser anciens déportés d’Aushwitz-Bikenhau, survivants et leurs descendants sans aucune satisfaction personnelle de voir juger le criminel contre l’humanité qu’il fût. Il en va de même pour H. L.Himmler, J. Goebbels. Dans un autre cadre que le III° Reich, d’autres exemples illustrent sur la planète le suicide politique : Pierre Bérégovoy (1925-1993), Roger Salengro (1890-1936)… Et, faut-il le souligner la thèse de la mort, controversée, de Salvador Allende (1908-1973) qui se suicide, 29 E. Durkheim, Le Suicide, 1897 25 durant les bombardements aériens diligentés contre le Palais de la Moneda le 11 septembre 1973, auquel succède le dictateur chilien Augusto Pinochet. La lucre tirée de sa propre vie est indéniablement, bien que de manière nuancée, au service de l’arrivée au pouvoir. Plus attentatoire aux libertés fondamentales, il en va de pair s’agissant de la pression exercée sur la vie d’autrui : l’autre, merveilleux instrument d’immortel pouvoir ! b) La privation de la vie d’autrui, foyer de l’immortel pouvoir Se donner la mort ne peut qu’être blâmé par les lois morales, et, si un tel acte appelle l’opinion publique à ressentir une certaine frustration, « lâcheté » d’un défunt jugé peureux, froussard, parfois même honteux ; à ses antipodes, figure, plus gravement réprouvée par l’opinion publique, mais aussi, et surtout, par la loi pénale, la provocation de la mort donnée à autrui. Crime, meurtre, provocation au suicide, omission de porter secours suivie fréquemment d’un délit de fuite, sont autant de comportements incriminés par le Code Pénal. Mais, prélude ou tempérament à l’atteinte à la valeur sociale qu’est la vie, la prise d’otage déjà s’installe dans les rouages de la mort. • Pouvoir par la menace de mort : la prise d’otage L’otage se définit comme une personne innocente retenue prisonnière par un preneur d’otage et dont la vie sauve et la libération dépend d’une exigence à remplir d’une tierce partie. Cantonnée à l’obtention d’une rançon, la prise d’otage revêt la forme d’un rapt ou d’un kidnapping puisque la victime est alors choisie en fonction du lien affectif qu’elle entretient avec le rançonneur. Mise à part cette hypothèse d’une logique mercantile, les cas plus politiques tendant à la délivrance de prisonniers, à la livraison d’armes voire à l’impunité des ravisseurs représentent une forme de terrorisme. Dans cet esprit, l’idéologie politique de rupture avec le pouvoir en place fait des hommes, vivants mais dont la menace de mort est imminente, un objet sinon un enjeu politique, financier ou militaire parfois de taille. Ministres, ambassadeurs, nombreux sont les personnages politiques, souvent aussi les journalistes, à avoir été ainsi capturés, moralement anéantis, privés de vie dans leur vie, déjà partiellement morts. 26 En France, l’illustrent les récentes prises d’otage de Christian Chesnot et Georges Malbrunot et leur chauffeur enlevés par l’Armée islamique en Irak en 2004, Florence Aubenas et Hussein Hanoun en 2005. Sur le plan international, quelques décennies auparavant, la prise d’otage des jeux olympiques de Munich au cours de l’été 1972 perpétrée par les membres de l’organisation palestinienne Septembre noir contre l’équipe Israélienne peut être rappelée. A l’heure actuelle, les otages des Forces Armées Révolutionnaires Colombiennes détenant entre autres toujours malgré les tumultueuses négociations Ingrid Betancourt et Clara Rojas depuis 2002, gouvernent par la terreur en ôtant une partie de la vie sans pour autant donner la mort. La prise d’otage, au cours de l’Antiquité et de l’Epoque Médiévale consistait à offrir des otages à un Etat pour la bonne exécution d’un Traité. Ce sera le cas de Jean II Le Bon, Roi de France fait prisonnier après la défaite de Poitiers en 1356 ou encore des fils de François Ier30, otages de Charles Quint garantissant l’exécution du Traité de Madrid9. La prise d’otage déchaîne un scandale unanime, et s’analyse en tentative désespérée des impuissants pour reconquérir une partie du pouvoir sur l’oppresseur selon Louis-Vincent Thomas. Quatre issues sont possibles, après les épisodes successifs de capture et de négociation. Le dénouement consiste dès lors en une libération des otages avec des ravisseurs satisfaits – encouragement à la récidive ? –, d’une libération des otages avec des ravisseurs mécontents – la diplomatie sans doute est-elle vainqueur ? – , d’une exécution des otages et des ravisseurs capturés – triste dénouement synonyme d’échec –, ou, enfin l’exécution des otages et des ravisseurs jamais capturés – inquiétant échec par excellence pour la nation ! –. La menace de mort est la valeur phare d’une telle entreprise terroriste, de sorte, qu’hormis l’hypothèse où le preneur d’otage dispose d’une multitudes d’otages qu’il peut éliminer sauf le dernier, ultime monnaie d’échange dans la négociation, le passage à l’acte par la mort d’autrui vide de son sens le comportement même du ravisseur. Tragédie ignoble et sordide, chaque protagoniste, – preneur / otage – aux apparences voisines à une relation maître / valet au XVIII° siècle, à la dichotomie qui réside entre le dominateur et le dominé, le soumis, est à l’affût du piège que lui tendra son adversaire. Il saura a fortiori 30 Dauphin François de France et Henri de France (futur Henri II) seront libérés le 14 janvier 1526, Traité de Madrid 27 tirer utilement bénéfice de la moindre faiblesse, fragilité ou défaillance. Entre « violence incertaine et fragile compromis » réside un climat de potentielles, douteuses et cruelles « tortures et barbaries », justifié par un excès de capitalisme et d’impérialisme agressant le pouvoir sur un terrain d’élection : argent et hégémonie politique. Quel peut être alors l’archétype du preneur d’otage ? J. Baudrillard écrit « nous sommes tous des otages, c’est là le secret de la prise d’otages et nous rêvons tous, au lieu de mourir bêtement à l’usure, de recevoir et donner la mort ». Après la théorie du criminel-né31, l’heure serait-elle venue de l’avènement du preneur d’otage-né ? Chaque homme, chaque femme, le plus commun des mortels, disposerait alors dans son for intérieur d’une si cruelle exaltation. Soit ! Au demeurant, aux frontières d’une telle conception, se trouve le syndrome de Stockholm32 : propension des otages partageants longtemps la vie de leurs geôliers à adopter en tout ou partie les points de vue de ceux-ci, et, réciproquement des ravisseurs adoptant le comportement de l’otage. A priori au second plan, les otages et la vie humaine sont réduits à des objets au cours des négociations entre ravisseurs et rançonneurs ; ces derniers empruntent le comportement dont ils sont les victimes originelles. Le pouvoir en place ne peut finalement triompher qu’en parvenant à éliminer par la force les preneurs d’otages et préservant la totalité des otages. Il en va ainsi de l’une des affaires les plus emblématiques de refus de négociations, Raid sur Entebbe 33 , encore qu’un otage ait perdu la vie. La privation de la vie d’autrui, ainsi est un tremplin dans la conquête du pouvoir politique de manière intemporelle, qu’il s’agisse de la bonne exécution d’un Traité sous la Royauté, de l’obtention d’armement en temps de guerre, ou, en « temps de paix » pour l’aboutissement au pouvoir sinon la déchéance de celui en place. Le pouvoir politique est tout aussi saisi par coup d’Etat. Souverain au pouvoir, perpétuellement souverain du pouvoir à l’échelle de la vie humaine, le retrait de la vie politique est une décision rare et personnelle. 31 Cesare Lombroso (1835-1909), médecin légiste et Professeur à Turin, père cofondateur de la criminologie, L’homme criminel, 1887 32 Décrit par O. Ochberg en 1978, dont le nom est donné en raison d’un fait divers déroulé dans cette même ville. 33 Le Raid d’Entebbe, dans la nuit du 3 au 4 juillet 1976, en Ouganda 28 • Pouvoir jusqu’à la mort Symbole de révolte contre le pouvoir, emprise invétérée, le putsch s’impose par surprise au moyen de l’emploi de la force. Ni révolutionnaire, ni massif, ni même populaire, le coup d’Etat se distingue allégrement de la révolution. Dès lors, le pouvoir politique connaît quelques balbutiements, accordant une place prépondérante au Chef, nouvelle « tête » incarnant le pouvoir. Le Chef, despotique, en principe ne meurt jamais ou tout du moins n’est pas censé perdre la vie. Cela étant, le plus grand des souverains, demeure le plus commun des mortels. Ainsi, maître du pouvoir, il est également maître de sa mort. Réminiscence de la période Antique, du Moyen-âge aux époques où « le mourrant ne mourrait pas sans avoir eu le temps qu’il allait mourir », chefs d’hier et d’aujourd’hui décident de leur mort, et corrélativement, de leur mort politique. « Je mourrai, oui je mourrai. Dans quarante ans, dans cinquante ans, dans trois cents ans. Plus tard, Quand je voudrai, quand j’aurai le temps, quand je le déciderai. En attendant, occuponsnous des affaires du royaume » clame le Roi Bérenger34 : renoncer à la vie est synonyme de renoncer au pouvoir ! De même, en Afrique Noire traditionnelle, « La terre est cassée » lorsque le chef de la tribu s’éteint, de même en Chine, où la mort du Chef affecte les forces du pays. En France, le pouvoir est une obsession de sorte qu’il devient héréditaire Charles Quint alla jusqu’à non seulement préparer mais faire répéter de son vivant ses funérailles pour être certain de leur caractère exceptionnel. La vie, la mort, pendants du pouvoir ? A l’époque contemporaine, la vie - dont la fin n’est plus que jamais retardée – est prolongée artificiellement pour que subsiste encore, sinon la conscience du mourant de demeurer encore dans le monde des vivants, le pouvoir politique qu’il exerce : Truman35 d’une part, Franco36 d’autre part qui a pu ainsi « régner » tout du moins en apparence pendant un mois. De même s’agissant de Segni37 hémiplégique et aphasique pendant cinq mois, Salazar38 pour une durée 34 E. Ionesco, Le Roi se meurt Harry S. Truman (1884-1972), Trente troisième président des Etats-Unis d’Amérique, (1884-1972) 36 Francisco Franco (1892-1975), Caudillo de España 37 Antonio Segni (1891-1972), Président de la République Italienne de 1962 à 1964 38 Antonio de Oliveira Salazar (1889-1970), dictateur portugais à la tête d’un régime autoritaire conservateur et nationaliste fondé sur la doctrine de Estado Novo 35 29 de deux ans, ou encore, G. Pompidou, F. Mitterrand qui alla jusqu’à effectuer deux mandats successifs de 1981 à 1995 avant de s’éteindre le 8 janvier 1996. La perte du pouvoir est une synonymie de celle de la vie cristallisée surtout dans les Etats totalitaires, dont les Chefs parvirent au pouvoir par la force. Quitter la scène politique, c’est déjà mourir. Le tyran, dictateur, despotique et dominateur, hégémonique, est totalement incarné dans la société qu’il dirige. Exceptions faites des républicains et démocrates cités précédemment, assurément tous élus, tels que Truman, G. Pompidou, F. Mitterrand pour lesquels le retrait du pouvoir n’a pas été aisé, le propos désormais concerne toutes les formes des plus atroces, aux plus politiquement correctes, admises, tolérées d’Etats totalitaires, de dictatures d’hier et d’aujourd’hui. Atlas des dictateurs pêle-mêle, tantôt au parti unique comme A. Hitler en Allemagne, S. Hussein en Irak , B. Mussolini en Italie , Tchang Kai-chek à Taiwan, Salazar au Portugal, Franco en Espagne, Mobutu Sese Seko au Zaïre, Sékou Touré en Guinée, Idi Amin Dada en Ouganda, communiste parfois tels que Fidel Castro à Cuba, Pol Pot au Cambodge, Kim Jong-il en Corée du Nord, Mao Zedong en Chine populaire, Matyas Rakosien Hongrie, Ceausescu en Roumanie, Staline et Brejnev en URSS, Tito en Yougoslavie, Ho Chi Minh au Viêt-Nam ; s’ajoutent les dictateurs militaires : la junte militaire Ne Win en Birmanie, le régime des colonels Yeoryos Papadhópoulos en Grèce, Manuel Noriega à Panama, Muhammad Zia-ul-Haq au Pakistan, Mouammar Kadhafi en Libye, Videla en Argentine, Efrain Rios Montt au Guatemala ou encore Castello Branco au Brésil, marque d’un pouvoir jamais abandonné. A l’aube de l’année 2OO8, la théorie du « pouvoir jusqu’à la mort » semblerait connaître un timide tempérament : le Président cubain Fidel Castro, absent de la scène politique depuis plus de seize mois, a laissé entendre qu’il était prêt à abandonner formellement le pouvoir de manière à ne pas « obstruer le chemin des générations plus jeunes. »39 L’homme fait usage de la mort, dans ses aspects les plus vivants jusqu’aux plus cruels, destructeurs, spectaculaires et résignant, et, converge ainsi vers le pouvoir politique qu’il tente d’attirer, de défier, voire encore de représenter jusqu’à son dernier soupir. Réciproquement, le pouvoir – politique – à son tour n’est-il pas l’instigateur de la mort ? Cheville ouvrière des 39 L. Oulalou in Le Figaro, Edition du 19 déc. 2007 30 couloirs de la mort, même dans les plus précieux rouages de la République, le politique n’assassine-t-il pas inhumainement l’homme ? 2) Le pouvoir du politique ou le droit de mort Prisonniers de la nature humaine, maints gouvernements, autorités, régimes et empires, dans l’Histoire des cultures et des civilisations, furent des otages privilégiés. A la recherche du pouvoir, l’homme manipule, menace, parfois trivialement, son adversaire en place en faisant usage de la terreur ou de la force, des armes, de la mort. L’homme en quête de pouvoir se change en assassin par le jeu de sa propre mort, ou encore, de celle d’autrui. Bouclier fatal, car, « contre la mort, nul ne peut se défendre »40, la mort dès lors n’est-elle pas également au service du pouvoir ; autrement dit, le pouvoir n’userait, sinon n’abuserait- il pas de la mort ? Quelle société politique méconnaît guerres et meurtres, assassinats perpétrés par le pouvoir politique pour le pouvoir politique (a), cédant sinon plutôt à d’odieuses et mortifères dominations (b) affirmant ainsi délibérément maîtriser le droit de vie et de mort (c) ? Le politique, par l’anéantissement de l’existence de l’homme, devient Roi de la mort, comme, l’homme peut devenir Roi politique par la mort. a) Guerres, Meurtres, Assassinats pour le pouvoir par lui-même • Triomphe politique par la guerre Dans le sud-est de la Turquie, proche de l’Irak, quatre millénaires avant noter ère, la première guerre de l’humanité serait apparue, les dernières fouilles archéologiques faisant état de traces de fortifications et de munitions. « Nous avons là le plus vieil exemple de guerre offensive »41. Querelle, différend entre deux groupes sociaux organisés poursuivi par la voie des armes, la guerre se caractérise par la force physique, les armes, la tactique et la stratégie ou la mort de certains de ses participants ou de tiers. Aussi vieille que l’humanité, des premiers conflits aux prémices des civilisations, en passant par les guerres de territoire, d’indépendance, civile ou de religion, révolutionnaire ou de basse intensité – dixit guérilla –, voire sous forme de guerre 40 41 Jean Molinet (1435-1507) C. Reichel, archéologue à l’Université de Chicago 31 froide, la guerre, toujours au XXI° siècle, tire profit de la mort pour permettre l’accès au trône. Cercle vicieux vivement entretenu par la haine, l’homme politique, comme l’homme en soi, ou pis encore comme l’animal, ouvre par l’expression de son agressivité les hostilités. Empreint d’une telle animosité, l’Etat, forme humaine d’organisation politique et juridique d’une société ou d’un pays, appelle à son désir de « violence mimétique généralisée où tout le monde se bat contre tout le monde, pour faire comme tout le monde »42. L’origine de la guerre, selon Marvin Harris 43 provient d’une solidarité, du jeu, de la nature humaine, ou, d’une « continuation de la politique ». Les trois premières hypothèses éloignées, « la guerre comme continuation de la politique » doit être, pour comprendre l’enjeu politique de l’homme mortel, explicitée : un conflit armé est « la suite logique d’une tentative d’un groupe pour protéger ou augmenter sa prospérité économique, politique et sociale au dépens d’un autre ou d’autres groupes »; de sorte que l’Etat par sa seule organisation politique est capable de réaliser guerres et conquêtes territoriales. Les conflits connus par sociétés non étatiques ne sont cependant pas expliqués ici. « La force des armes »44 est l’un des deux moyens, avec l’encadrement économique, pour soumettre un pays. La guerre n’est qu’un des moyens pour imposer sa volonté à un groupe, résister ou bien s’emparer du pouvoir politique ; bestiale, belliqueuse, amère, elle ne se déroule jamais sans laisser de séquelles. L’éloge conférée à la guerre tient sans doute à sa force de dissuasion : le pouvoir du politique de donner massivement la mort, au nom de l’apothéose. Vaincus, les Rois de France abdiquaient hier, Premier Ministre, Homme d’Etat, démissionnent aujourd’hui de leurs fonctions politiques, synonyme de gloire des vainqueurs. Alors, le pouvoir politique par la mort ou sa menace bouscule le pouvoir parfois dans l’illusion d’une mission viagère. Conquêtes de territoire, libération d’un territoire occupé par une puissance étrangère, accès à une ressource vitale – l’embargo, déjà une guerre ? –, sanction du non-respect d’accords internationaux, revendications, imposer une croyance ou religion, etc… ; autant de causes qui 42 R. Girard M. Harris, Columbia University 44 J. Foster Dulles, Ministres des Affaires Etrangères du Président Eisenhower 43 32 ont fait les guerres de nos ancêtres, animent nos conflits politiques actuels, et déchaîneront les batailles de demain… Assurément moins collectifs, d’autres modes d’élimination de l’homme sont employés par le pouvoir politique : meurtres et assassinats, tremplins du pouvoir politique. • Le meurtre ou l’assassinat politique Le meurtre se définit comme le fait de donner volontairement la mort à autrui45, prémédité donc aggravé, il s’analyse en un assassinat puni de la réclusion criminelle. Lorsqu’il est politique, le crime – meurtre, assassinat, ou toute autre forme d’atteinte à la vie ou à l’intégrité physique ou psychique de la personne humaine – est puni de détention criminelle. Ainsi défini, la propre finalité d’un tel comportement, d’une telle incrimination, quelque en soient les auteurs, apolitiques ou non, demeure la mort. La suppression de la vie humaine est un enjeu politique grave. Ainsi, le politique joue de la vie et de la mort pour parvenir, conserver, parfois quitter le pouvoir. Le pouvoir politique, assassin de l’homme, a écrit l’histoire des civilisations de tout temps en étant tantôt auteur tantôt victime. Parce que, si l’Etat perpétue tueries et éliminations, il ne fait nul doute que ses forces opposées tenteront de l’éradiquer, là encore par la mort, notamment par celle de son souverain. Dans l’Antiquité, ainsi, Alcibiade, neveu de Périclès fut assassiné pour motif politique, tout comme au Moyen âge Pierre Ruffo, deuxième comte de Cantazaro d’un coup de hache à la tête en 1307 ou Pierre Aycelin de Montaigut, dit le Cardinal de Laon, ancien conseiller de Charles V, en 1388. De même, à l’époque Révolutionnaire, François de La RochefoucaultBayers, évêque de Beauvais et son frère Louis, évêque de Saintes furent victimes en 1792 d’assassinats. Enfin, Elisabeth de Wittelsbach dite Sissi, impératrice d’Autriche, Reine de Hongrie et de Bohème perdit la vie à raison d’un tel homicide en 1898. Le XX° siècle est riche en exemples d’assassinats politiques. Pour la première moitié du siècle dernier, furent entre nombreux autres assassinés sur une logique diplomatique Jean Jaurès (1914), Giocomo Matteotti, leader socialiste italien (1924), Tsyyoshi Unukai, premier ministre japonais (1932), Alexandre Ier de Yougoslavie simultanément avec le premier 45 Art. 211-1 Code Pénal 1994 33 ministre des affaires étrangères français Louis Barthou (1934), Léon Trotsky, fondateur de l’Armée Rouge (1940), Reinhard Heydrich, patron de la Gestapo (1942), Mohandas Gandhi (1948). La seconde moitié du vingtième siècle est florissante d’images de crimes politiques : Abdul Ilhal, régent Irakien (1958), Ibrahim Hashim, politicien jordanien (1958), Mohamed Khemisti, ministre algérien des affaires étrangères (1963), Humberto Delgado, résistant au régime de Salazar et candidat aux élections de 1958 assassiné par la PIDE46 , Martin Lüther King (1968), Robert Kennedy (1968). Peuvent être également cités quelques têtes politiques africaines déchues du pouvoir comme le zimbabwéen Herbert Chitepo (1975), Josiah Kariuki, kenyan (1975), Vernon Nkadimeng, dissident sud africain (1985), Pierra Anga, politicien congolais (1988). Farag Foga, politicien et intellectuel égyptien (1992), Luis Donado Colosi, candidat à la présidence du Mexique assassiné dans l’attentat de Tijuana ont été les cibles humaines au nom du pouvoir politique, par le pouvoir politique au cours de la dernière decénie du second millénaire. Le cas atypique d’Ytzhak Rabin peut être souligné en ce que, victime d’un assassinat, celui-ci a été perpétré pour motif politique, mais non pour une quête du pouvoir politique mais dans un esprit contestataire d’un extrémiste de son propre parti âgé de vingt-cinq ans. Le XXI° siècle, ne dérogeant pas à la règle héréditaire, poursuit et perpètre encore maints assassinats politiques, c'est-à-dire provocation de la mort de l’homme diligentée par le pouvoir politique. Pour mémoire il peut ici être fait allusion au Commandant Massoud en 2001 ou encore à Rafiq Hariri, ancien premier ministre du Liban. Eminemment politique, le récent assassinat de Benazir Bhutto à Islamabad au Pakistan le 27 décembre 200747, souligne l’ambition de l’éradiquer du pouvoir à la veille des élections législatives et provinciales. La mort, serviteur du pouvoir dans sa tournure la plus massive, sorte de massification de la mort, ou personnelle, tuerie contre le simple représentant humain du pouvoir, élimine sans conteste possible la vie. Néanmoins, dans une allure sans doute plus indigne mais au demeurant non mortelle – du moins dans son principe – la vie n’est-elle pas déjà réduite par l’hégémonie politique se livrant à de sordides comportements des plus inhumains ? 46 PIDE : Policia Internacional y de Defensa del Estado, police politique du régime fasciste de Franco 27 décembre 2007, à la sortie d’un meeting dans le parc de Rawalpindi, un homme tire trois coups de feu en direction de l’ancien premier ministre du Pakistan, première femme à diriger un pays musulman ; alors projetée sur le toit de sa voiture lorsqu’elle saluait la foule, il déclenche ensuite une ceinture d’explosifs. 47 34 b) Infâmes et cruelles dominations : torture et viol Recours extrême auquel se trouve exceptionnellement accumulé le pouvoir lorsque l’ordre public et l’intérêt général sont menacés, intemporelle, scandaleuse, répugnante, innommable, indigne, hideuse, ignoble, la torture est universellement condamnée. La Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen du 26 août 1789, la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme du 10 décembre 1948 reconnaissent « la dignité inhérente » 48 à tout personne humaine. Le Code pénal français, sans définir la torture prévoit à l’article 222-1 à 222-6, l’hypothèse de la « soumission à des actes de torture et de barbaries » toute comme l’article 3 de la Convention Européenne de Sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés Fondamentales. Acte par lequel le coupable extériorise une cruauté, une sauvagerie, une perversité telle qui soulève une horreur et une réprobation générale49, la torture demeurent malgré tout un moyen institutionnel du pouvoir. En effet, c’est « la forme de domination la plus directe et la plus immédiate d’une homme sur un autre, c'est-à-dire de l’essence même de la politique »50. Certes, intimement politique, il n’en demeurent pas moins que persiste le quid du commencement de la torture : de la simple manipulation par le stress, jusqu’aux pressions physiques les plus violentes, cruelles et attentatoires aux corps humain, le champ matériel de la torture semble vaste. Récemment, la Cour de cassation en France a considéré que « la violence d’exceptionnelle gravité ayant entraîné des douleurs aigues » 51 constitue l’élément matériel de l’infraction pénale. La négation de la dignité de la personne humaine figure au titre de l’élément moral52. Dans les pays totalitaires, l’imagination face à la torture soit-elle politique ou apolitique est diabolique. Selon Louis-Vincent Thomas, le profil du tortionnaire pourrait être celui de « tout homme » : après la théorie du criminel-né, de l’otage-né, viendrait celle du tortionnaire-né. Le tortionnaire est certain d’avoir raison, de détenir la vérité ou, tout du moins, de ne pas se sentir responsable parce que soumis à sa propre hiérarchie. Ainsi soit-il au Viêt-Nam53, au 48 Déclaration Universelle des Droits de l’Homme du 10 décembre 1948, Préambule A. Vittu 50 P. Vidal-Naquet in Mort et pouvoir, L.-V. Thomas 51 Cass. Crim. 10 janv. 2006 52 CA Lyon, 1996 53 Guerre du Viêt-Nam (1959-1975), Massacre de My Lai en 1969 49 35 cours de la Guerre d’Algérie54 ou encore dans l’édifiant reportage d’Alain Resnais Nuit et Brouillard. Destinée à l’extorsion d’aveux, de renseignements, force de dissuasion, la torture est la négation même non de l’humanité mais de la dignité de la personne humaine. Réduire ainsi l’autre, vivant mais anéanti, mort déjà, et soumis aux pulsions les plus voraces de ses bourreaux. Ni mort, ni vif, mort-vivant, assez de mort témoigne le pouvoir sanguinaire, tout comme, assez de vie suffit à l’exercice d’un pouvoir pervers et illimité. L’homme n’est alors plus humain. Aux frontières d’une telle inhumaine et déshumanisante inconduite, faut-il le rappeler consommée par le pouvoir politique, se situe dans le même rapport de forces – domination / soumission – le viol. Précisément défini et réprimé par le droit pénal français, le viol est « un acte de pénétration sexuelle de quelque nature qu’il soit commis sur la personne d’autrui par violence, contrainte, menace ou surprise » 55 , mais n’a pas toujours été envisagé avec une totale égalité des sexes. Ainsi, l’acception ancienne, du seul viol de l’homme sur la femme, jusqu’en 1980 en France, sous-tend le rapport du « mâle voulant réduire à sa merci la victime capturée qui se refuse »56 . Qualifié « d’assassinat qui ne fait pas mal » par Louis-Vincent Thomas dans son ouvrage, le viol consiste en la maîtrise d’un corps et le viol de ce qu’il y a de plus intime dans la personne humaine pour le souiller et l’anéantir. La victime est alors « dépossédée et possédée par son agresseur ». Bien qu’assurément en principe apolitique, le viol établit avec la torture un paradoxe criant en ce que le même rapport de force motive l’agresseur « violeur » et le tortionnaire. Au zénith des pouvoirs détenus par le politique, figure celui de décider de la vie et de la mort, non plus de façon massive – c’est le cas des guerres – , non plus de manière individuelle pour motif politique – c’est l’assassinat politique –, ni même par la négation de la dignité humaine – c’est le cas de la torture –, mais en décidant selon son intime conviction d’abattre un homme. C’est ici l’assassinat légal, sous l’égide des plus hautes autorités de la Justice qu’il convient d’évoquer. 54 Guerre d’Algérie (1954-1962) Art. 222-22 Code Pénal 56 Louis-Vincent Thomas, Mort et pouvoir, p. 164 55 36 c) Les droits de vie et de mort : une emprise éminemment politique « Mort et cultures étrangères » commande, dans la dimension politique du sujet, d’évoquer successivement le droit de vie et de mort à travers la peine de mort et le très réservé droit de grâce. • La peine capitale La peine de mort est la sentence par laquelle le pouvoir judiciaire retire légalement la vie à une personne ayant été reconnue coupable d’un crime. Publique sous l’Antiquité, la loi du talion prenait ainsi l’allure d’un spectacle dont les premiers signes ont été d’ailleurs retrouvés dans le Code d’Hammourabi en 1730 avant Jésus-Christ. Œil pour œil, dent pour dent, pour éviter que chacun se fasse justice à soi-même, avec le Christianisme et l’Islam ce fut un instrument d’expiation pour le supplice et d’intimidation par la force ; cette dernière ne concordant d’ailleurs pas réellement avec la logique du pouvoir démocratique fondé sur la mise en ordre de la vie. Le droit de mort a une portée symbolique quelque soit le nombre de victimes. Qualifiée « d’empêcheu[se] de vivre en rond »57, il s’agît pleinement d’une mesure de salubrité éliminant les insoumis. Autrement dit, tout courant, toute idéologie contraire, contestataire au mouvement pratiquant la peine de mort est blâmable et le châtiment de la peine capitale peut sans scrupule être infligé. C’est l’apogée du pouvoir qui dans toute sa dimension alors assassine impunément. Pouvoir particulièrement inhumain parce que résultant en une exploitation ignoble de la peur, pratiqué sans relâche, atrocement, injustement par les nazis au cours de la Seconde Guerre Mondiale, n’est-il pas intolérable qu’un Etat de droit, qu’une justice, qu’une culture, qu’une civilisation abroge, écarte, éloigne et condamne à sa propre mort la peine de mort ? Le pouvoir ne se résoudrait-il pas à éliminer lorsqu’il est incapable de régir, contrôler et amender ? L’atlas géographique de la peine de mort est éloquent : sur 196 pays dans le monde, encore 65 n’ont pas aboli la peine de mort, parmi lesquels les Etats-Unis, la Chine, l’Iran, le Viêt-Nam, 57 Nouvel Observateur, 1976 37 la Corée du Nord, l’Arabie Saoudite, le Pakistan, le Koweït, l’Egypte, le Soudan, la Somalie. S’agissant des Etats-Unis d’Amérique, l’Etat du New Jersey a aboli la peine de mort par une loi du 17 décembre 2OO7. En France, fervent défenseur et instigateur de la lutte contre la peine de mort, avocat, Garde des Sceaux de 1981 à 1986, Robert Badinter milite en faveur de l’abolition de la peine capitale notamment dès 1972 dans l’Affaire Buffet et Bontemps58. Aux côtés des accusés, victimes de la peine de mort, Robert Badinter échangera quelques ultimes paroles avant la sentence fatale rendue par la justice : « des paroles simples pour emplir de vie un instant ou hante et plus encore ou rôde la mort »59 . Quatre années plus tard, dans une affaire similaire pour laquelle là encore il plaida en faveur de la vie plutôt que, comme le reconnaît le pouvoir politique exercé par le pouvoir judiciaire, de laisser la mort légale accaparer la vie humaine, Robert Badinter achèvera sa plaidoirie par de telles paroles, s’adressant aux jurés d’assises : « Un jour, bientôt, l’on abolira la peine de mort, et, vous resterez seuls avec votre verdict, pour toujours. Et vos enfants sauront que vous avez un jour condamné à mort un jeu homme. Et, vous verrez leur regard. Vous verrez le regard de votre enfant » A 19 h 28, le 9 octobre 1981, l’Assemblée Nationale adopte l’abolition de la peine de mort ; ainsi « les pages sanglantes de notre justice se tournent » adresse le Garde des Sceaux à l’Assemblée délibérante. Selon Robert Badinter, abolitionniste de la peine de mort en France, « il n’y a pas de justice qui tue » parce que sans aucun doute le plus important est « le respect de la vie ». Ainsi, la justice dans tous ses états, dans tous les Etats, incarnée par un seul homme, fut-il souverain, le politique n’a pas pour mission la vengeance mais la garantie, la préservation de la vie humaine sans aucune exception. Aujourd’hui, les pires criminels pourront être écartés de la peine de mort avec la naissance de la Cour Pénale Internationale. Le pouvoir politique, ainsi ne dispose plus de l’arme fatale consistant à tuer « au nom du peuple ». L’élimination de la vie est contraire au fondement même du politique. 58 59 Claude Buffet et Roger Bontemps, guillotinés dans la cour d’honneur de la prison de la Santé le 29 nov. 1972 Robert Badinter, France 5, Emission du 30 nov. 2007 38 • Le droit de grâce Prolongement du droit de mort, le droit de grâce est un privilège alloué souverainement au Chef exprimant pleinement son pouvoir. Accordé par la Monarchie, le Roi, représentant de D… peut ainsi donner et reprendre la vie, héritage laissé aux démocraties. Le Président Georges Pompidou confiait « ce qui m’est le plus pénible, c’est le problème des grâces. Lorsque je me retrouve en présence d’un condamné à mort et que je dois prendre sur moi – et sur moi seul – la décision, pour moi, à chaque fois, c’est un drame de conscience ». Néanmoins, « le droit de grâce ne peut que grandir celui qui en use. Sévère ou Clément, le Prince y gagne à tout coup » R. Badinter. Le rôle du politique au-delà de décider de la mort jusqu’à l’abolition de la peine de mort, et, dans les pays connaissant encore une si cruelle sanction, paraît plus souriant en ce qu’il peut faire obstacle à la mort, laissant la vie et toute la vie à l’être humain. 39 CONCLUSION La mort n’est finalement qu’un instant de la vie. Elle est intimement liée aux êtres mortels, à l’Homme comme à l’animal. Matériellement, la mort est unanimement connue. La faucheuse laisse derrière son passage un corps inerte, aux blessures apparentes ou invisibles. Les causes de la mort ne connaissent pas les frontières, elles sont universelles, même si certaines sont prononcées dans des régions du globe alors qu’elles sont absentes ou diminuées dans d’autres. Il est plus probable de mourir d’un accident de la route ou du stress en Europe ou en Amérique du Nord qu’en Afrique, où ce sont d’avantage les maladies ou les carences en eau ou en alimentation qui provoqueront le décès. Ainsi les causes de mortalité sont intimement liées au développement de la Société : l’industrialisation, les progrès techniques, les conquêtes médicales, notamment, ont supprimé certaines causes encore présentes dans les Sociétés demeurées traditionnelles, sans pour autant diminuer le risque de mort, le progrès étant également la source de nouveaux dangers. En revanche, la mort n’est pas unanimement vécue. Si partout dans le monde, l’Homme vit puis décède, sa mort n’est pas appréhendée de la même façon par lui et par les survivants, selon le type de Société. Ainsi les « Sociétés modernes » perçoivent ce corps inerte sur lequel s’est abattue la mort comme un corps sans vie. Pour les « Sociétés archaïques », ce corps inerte est un corps mort mais pas sans vie, puisque la vie qu’il renferme est destiné à se transplanter dans une nouvelle enveloppe corporelle par le biais de la réincarnation, la métamorphose. Pour les premiers, la mort serait donc une fin en soi ; elle est donc crainte, la vie qui la précède est parsemée d’appréhension. Pour les seconds, la mort marque la fin d’une vie, non de la vie ; le défunt n’est plus en tant que tel mais il reviendra sous une autre forme. Pour ces derniers, la mort n’est donc pas à craindre. C’est pourquoi lors des rites funéraires, l’Homme des Sociétés modernisées pleurera longuement, tandis que celui des Sociétés archaïques exécutera son deuil avec davantage de rapidité et de sérénité. Il est indéniable que la Société dans laquelle est implanté un Homme transpire sur lui une certaine façon de percevoir la mort. Ainsi se dégage l’immense pouvoir de pression de la Société sur l’être humain, notamment par la voie de la politique. Le politique et le pouvoir, s’harnachent à la mort, cheval de bataille utile à certaines victoires. La mort sert ainsi le politique et l’accession au pouvoir, par le chantage, la prise d’otage,… Mais aussi, le politique tient la mort entre ses mains, en étant sont garant aux yeux de la nation, le souverain titulaire du pouvoir de vie et de mort. 40 En définitive, l’Homme se trouve tiraillé dans sa perception de la mort entre ses propres croyances et celles que lui impose la Société, entre l’acceptation et la crainte, entre l’idée d’une fin ou d’un renouveau… Il n’y a en fait pas de réponse unique à la mort sinon qu’elle est un phénomène biologique inéluctable de la vie de tout être mortel. Il y a en revanche des croyances et des perceptions multiples. Certains croient que la mort marque la fin de la vie sur Terre. D’autres remarquent seulement qu’à chaque printemps, après l’hiver, la nature renaît de mille feux. 41 BIBLIOGRAPHIE OUVRAGES GENERAUX Ph. Ariès, Essais sur l’histoire de la mort en Occident : du moyen âge à nos jours, Seuil, 1975 W. Jankélévitch, La mort, Flammarion, 1977 W. Jankélévitch, Penser la mort ?, Liana Levi, 2003 F. Lenoir et J. Ph de Tonnac, La mort et l’immortalité : encyclopédie des savoirs et des croyances, Bayard, 2004 E. Morain, L’homme et la mort, Seuil, 1976 R. Quillot, Qu’est ce que la mort ?, Armand Colin, 2000 L.-V. Thomas, Mort et pouvoir, Payot, 1978 M. Vovelle, L’heure du grand passage : chronique de la mort, Gallimard, 1993 RAPPORT Rapport sur la santé dans le monde, Façonner l’avenir, OMS 2003 42