eleonore - Ibis Rouge Editions

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eleonore - Ibis Rouge Editions
ELEONORE
J’aimerais vous raconter l’histoire d’Eléonore, la
belle Eléonore, la bâtarde d’Ursule, une histoire qui
débute en 1876.
Pensez-donc, Ursule, une jolie fille de Blancs, de
békés plus exactement, qui s’amourache d’un Stanley,
nègre de Roseau à la Dominique de surcroît, même pas
un Français. Bien qu’il exerce la profession d’interprète,
qu’il soit cultivé, c’est un nègre. Bel homme, jeune en
pleine santé, aucune importance, c’est un nègre. Péché
mortel. Et pour couronner le tout, ne voilà-t-il pas que le
nègre se permet d’engrosser la belle blonde riche héritière, la benjamine arrivée sur le tard, chouchoutée de
tous. Oh crime abominable !
Dans la famille on hurle en silence pour ne pas ébruiter la chose. L’aiguille à tricoter, les herbes locales, bien
sûr qu’on y a pensé pour laver l’outrage, extirper toute
trace du déshonneur. Noémie la fidèle femme de
chambre en connaît un rayon sur ces plantes, et en plus
elle sait tenir sa langue. Seulement voilà, Ursule par
crainte du châtiment, ou tout simplement avec l’intime
espoir de conserver le fruit de ses amours clandestines, a
couvé son secret jusqu’à ce que la vérité saute aux yeux
de la famille atterrée. Trop tard.
Du jour au lendemain, Ursule n’est plus la fille de
personne et se retrouve confinée dans la demeure familiale, séquestrée. Ses parents ne lui adressent plus la
parole et utilisent les sœurs comme intermédiaires.
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Interdiction formelle et absolue de sortir, de voir qui que
ce soit, même les domestiques n’ont plus accès à sa
chambre. Les sœurs promues au grade de geôlières par la
force des choses, veulent bien, pour la petite dernière
chérie, enfreindre les consignes paternelles et transmettre les billets doux échangés entre les deux amoureux
qui gardent malgré tout, l’espoir. La venue d’un bébé
arrange les choses dit-on.
Oui mais, pas chez ces gens-là. C’est compter sans
l’esprit encore vivace de cette époque. Un Blanc fait des
gosses à ses domestiques, c’est normal, il en sortira des
mulâtres que l’on ignorera officiellement ou pas, c’est
selon. Mais une Blanche reste à sa place quand bien
même l’esclavage serait aboli depuis belle lurette. Et
puis, le Noir est d’une race inférieure qui ne devrait
même pas penser à regarder une Blanche. Incroyable que
celle-ci soit attirée par un nègre, encore moins qu’elle
l’aime. Voyons Ursule ma fille, auriez-vous perdu la raison pour un mâle en rut ? Parce que c’est lui le coupable,
elle n’a rien à y voir naturellement. Il l’a envoûtée, c’est
sûr. Il a usé de kenbwa sans aucun doute. Cela ne peut
s’expliquer autrement. Pas leur Ursule, c’est impossible.
Stanley demande à être reçu par les parents, il voudrait
épouser leur fille. Mais il n’est pas question qu’il pénètre
dans leur demeure et encore moins qu’il épouse Ursule.
Ils auraient préféré qu’elle se marie avec ce vieux béké
qui accepterait volontiers la pécheresse, ce à quoi la
jeune fille s’est opposée catégoriquement, chantage à
l’appui. Ses parents ne veulent pas de Stanley simplement parce qu’il est noir. Eh bien, elle ne se mariera avec
personne d’autre. Ou alors elle se suicide. Cela fera un
beau scandale. Ainsi, ils auront sa mort sur la conscience
et ils seront bien embêtés.
Toujours est-il qu’un beau jour, le père découvre
l’échange de lettres entre les jeunes gens et par l’opéra- 12 -
tion du saint Esprit, subitement le nègre disparaît de l’île.
A compter de ce jour, le monde extérieur ne fait plus partie de la vie d’Ursule.
Les jours se traînent dans la grande demeure. C’est à
peine si la jeune fille se rend compte du temps qui passe,
elle se languit de Stanley. Elle n’a plus de goût à rien.
Pourtant elle l’aime cette chose qui prend de plus en plus
de place en elle, qui pousse son ventre en avant. Même
le soleil qui filtre à travers les persiennes ne réchauffe
plus son cœur meurtri. Sans nouvelles de son bien-aimé,
elle perd sa fraîcheur, ses belles couleurs ne sont plus
qu’un lointain souvenir. Cloîtrée dans sa prison dorée
Ursule n’a plus le courage, la force de vivre séparée de
son grand, son premier, son unique amour. Elle dépérit,
repliée sur son chagrin. Ursule qui était si coquette, ne
s’occupe plus de son apparence, elle est même négligée.
Ses sœurs la coiffent, l’obligent à s’habiller. Pour la distraire, elles lui rapportent les potins racontés par les
domestiques. Elles font tout pour la sortir de son apathie,
sans succès. Ursule se laisse mourir.
Le 28 décembre, jour des saints Innocents (quel
hasard), dans le plus grand secret, à l’abri des oreilles
indiscrètes, vient au monde un beau bébé blond que l’on
baptise Eléonore. Eléonore qui a tué sa mère. La famille
aurait préféré que l’inverse se soit produit, mais les voies
du Seigneur sont impénétrables dit-on.
Puisque la petite fille est là, bien vivante, vigoureuse
à force de s’être battue pour sa survie dans les entrailles
de cette pauvre Ursule, les grand-parents ne vont tout de
même pas la jeter. Ils ont déjà perdu leur fille chérie. Et
puis, c’est quand même leur sang. Et puis, ses tantes
l’ont déjà adoptée, elles l’aiment instantanément, c’est la
fille d’Ursule, leur Ursule. Et puis, Dieu merci, elle est
blanche avec des yeux clairs, gris ou verts, cela dépend
des jours ; un nez droit, fin, pas une truffe épatée comme
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celle des nègres. Son crâne est recouvert d’abondants
cheveux blonds ou jaunes… enfin bon, elle est présentable quoi. Pour le moment, rien du nègre. Apré, nou a
wè. Bondjé gran.
Mais un bébé ne peut passer inaperçu bien longtemps, surtout qu’elle donne de la voix Eléonore. Il faut
absolument se débarrasser d’elle. Pardon Seigneur, éloigner cette petite. Mais où pourrait-on l’envoyer ? Si au
moins il y avait un orphelinat dans le secteur. Et puis
dans ces endroits-là, on ne peut être sûr de rien.
Finalement, les parents trouvent une solution : on l’éloignera dans la vieille propriété, là-bas. Et par une nuit
sans lune et en grand secret, la petite fille est confiée à
ses deux tantes qui se sont attachées à la malheureuse
orpheline qui remplacera Ursule dans leur cœur. Elles
prennent la direction du Moule, petite commune paisible et très agréable de la côte est guadeloupéenne, à
quelques kilomètres loin de la capitale, mais toujours sur
la grande terre pour garder un œil discrètement. Celles
que les parents ne sont jamais arrivés à caser, pour des
raisons toutes plus absurdes les unes que les autres, serviront finalement à quelque chose. Les sacrifier une fois
de plus, ne pose aucun problème au patriarche.
C’est une véritable expédition tout de même pour les
deux mères adoptives qui sont dans le fond bien
contentes de s’éloigner de la constante vigilance familiale. Elles pourront vivre à leur guise, respirer librement.
Enfin ! Elles pourront faire ce que bon leur semble, sortir avec qui elles voudront, prendre un amant à défaut de
mari. Pourquoi pas ? Enfin, libres. Elles sauteraient de
joie si elles n’avaient encore quelques appréhensions.
L’homme propose… mais un revers de fortune vient
bousculer les projets de la famille et la vie devient plus
difficile.
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L’éducation d’Eléonore commence à poser problème. Les tantes devront se débrouiller toutes seules
pour continuer la tâche si bien commencée. Elles feront
leur possible pour que la petite ne manque de rien. A
l’école, Eléonore est une élève moyenne, insouciante
comme tous les enfants. Mais elle n’a pas d’amie, que
des camarades.
Timoun a pa tiroch. Eléonore se transforme rapidement en une belle grande jeune fille à l’abondante chevelure jaune. Sans être crépus comme ceux d’une
chabine, ces cheveux-là sont indéfinissables. Ils ne sont
pas ceux d’une blonde comme Ursule, ni de la mulâtresse. Non, vous voyez, de gros cheveux comme on dit
chez nous, abondants, longs et solides. Tous les jours elle
rouspète Eléonore lorsqu’il lui faut coiffer sa tignasse,
comme disent les tantes, mais avec un brin de fierté dans
le regard et la voix. Parce qu’elles la trouvent belle leur
fille. Et elle l’est, assurément. Elle en impose par la
taille, la démarche altière, la poitrine généreuse et une
chute de rein… mes aïeux ! Il faudra vite la marier cette
demoiselle avant que lui prenne l’envie de refaire le
même coup que sa pauvre mère, la défunte Ursule.
Pour cette raison, ajoutée au fait que la famille
connaît de grosses difficultés financières, on fera le
nécessaire, le plus rapidement possible, surtout que les
prétendants ne manquent pas, même pour une bâtarde.
Bâtarde peut-être, mais une demoiselle tout de même,
ayant reçu une excellente éducation. Et puis, on ne commettra pas la même erreur que pour les tantes, celle qui
consiste à trop faire les difficiles.
Justement, ce monsieur, bien de sa personne,
Maximilien de son prénom, dit Maxo, bonne situation,
aimerait beaucoup épouser cette belle plante. Il a bien
quelques années de plus qu’Eléonore mais c’est précisément pour les tantes, un atout supplémentaire, un gage de
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sérieux, de stabilité. Avec une fille de ce genre au caractère bien trempé, il conviendra parfaitement. Il lui faut
un homme, un vrai, Maximilien fera l’affaire, sans aucun
doute possible. Financièrement, la jeune femme ne manquera de rien. Bien au contraire. Et c’est tant mieux parce
qu’il faudra combler les goûts de riche de la demoiselle.
Leur première rencontre avait eu pour cadre la fête
communale. Après plusieurs tours de manège au cours
desquels elle avait paradé sur les chevaux de bois peints
de couleurs vives et chamarrés d’or, Eléonore encore
toute à sa joie et légèrement étourdie, s’était laissée tomber dans les bras d’un galant homme, arrivé là au bon
moment pour la retenir.
La scène n’avait pas échappé à l’œil vigilant des
deux chaperons qui, en personnes bien élevées, s’étaient
excusées pour la maladresse de leur nièce. Et après les
présentations d’usage et quelques mots aimables, ils
s’étaient séparés avec le sourire.
Le dimanche suivant, alors que les demoiselles se
rendent à la messe, elles croisent à nouveau Maximilien.
Ce dernier les salue, échange quelques banalités sur le
temps, s’enquiert de leur santé et en profite pour les complimenter discrètement au sujet de leur fille, la charmante demoiselle Eléonore qui leur fait honneur par sa
bonne éducation. Il sait s’y prendre ce monsieur, et cela
n’est pas pour déplaire aux tantes, contribuant ainsi à le
faire monter un peu plus dans leur estime, si besoin était.
Eléonore quoique très intéressée par ce monsieur,
n’en laisse rien paraître mais a déjà sa petite idée en tête.
De sorte que, quelques mois plus tard, après des rencontres plus ou moins fortuites, des invitations à déguster les pâtisseries confectionnées par Eléonore, personne
n’a été surpris à l’annonce des fiançailles de la jeune fille
avec Maximilien.
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