Discours à l`occasion de la remise de la médaille des Arts et des

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Discours à l`occasion de la remise de la médaille des Arts et des
Discours à l’occasion de la remise de la médaille des Arts et des Lettres
Moncton, 30 octobre 2014
Monsieur le Consul général, très chers invité.e.s,
La France reconnait aujourd’hui ma contribution au rayonnement de la langue française et de la
culture acadienne, et elle se dit sensible à mon travail en matière de défense de la langue
française depuis plus de 25 ans.
Je suis profondément touché par ce geste, et c’est avec humilité, avec honneur, voire avec dignité,
que je le reçois.
Cette reconnaissance arrive au bon endroit, au bon moment, alors que, dans le parcours de
l’écrivain que je suis, et au hasard de la marche de l’homme qui écrit, j’estime être parvenu à michemin de la destination qui m’appelle, du point d’arrivée qui m’est dévolu.
Vingt-cinq ans, ce n’est même pas avant-hier, ce n’est pas beaucoup, quand on sait que l’Acadie,
à l’ère du Charbon, 320 millions d’années passées se trouvait sous l’équateur. De quoi rêver tout
l’hiver.
Ce que j’ai pu accomplir pendant ce tout petit quart de siècle est le résultat d’autant d’années de
formation et de voyage, d’écoute et d’observation. À commencer par l’apprentissage de l’écriture
et de la lecture, prodigué par ma grande sœur Denise avant même que je ne commence l’école.
C’était il y a 50 ans.
Vous le savez, je suis né entre deux fleuves, à Rivière-Verte, entre la rivière Saint-Jean et le
Saint-Laurent. Je suis lié à l’un autant qu’à l’autre, ou si vous préférez un langage moins poétique
et plus scientifique, mon ADN démontre une appartenance génétique tant à l’Acadie qu’au
Québec, et même à l’Irlande.
À Rivière-Verte, j’ai grandi sur l’immense domaine de mon arrière-grand-père Solyme
Thibodeau, l’un de ces hommes qu’on disait à l’époque « fermier progressif », le père de Claude
Thibodeau, mon grand-père, qui s’est investi dans la gouvernance du village et des écoles
publiques pendant une trentaine d’années.
En plus de cultiver la terre, la plupart de mes oncles sont menuisiers-charpentiers et ils
construisent des maisons. On sait que le mot « poésie » vient du grec et signifie « construction ».
Avant même de jouer avec des Lego, mes cousins et cousines, mes frères et moi avions comme
jouets des bouts de bois, dans l’atelier de nos oncles où nous construisions des villes éphémères.
La poésie aura toujours pour moi cette senteur particulièrement âcre, ambigüe, séduisante, de je
ne sais trop quelle essence de bois qui me retenait dans la shoppe.
J’ai quitté ma famille et mon village natal le 9 septembre 1976, à peine un mois après avoir
atteint l’âge de 17 ans. J’étais l’un des 350 Canadiens privilégiés sur les 10,000 intéressés à
participer au programme de Jeunesse Canada Monde pour une durée de 8 mois. Destination : la
Côte d’Ivoire. Je venais de terminer ma 11e année scolaire ; mon père m’a laissé partir à la
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condition que je retourne à l’école à mon retour et que je poursuive ensuite des études
postsecondaires. J’ai tenu ma promesse.
Cette expérience en Afrique allait non pas transformer ma vie – à 17 ans, je ne savais pas trop où
j’allais –, mais elle serait déterminante à l’heure de faire mes premiers choix. À mon retour à
l’école, l’orienteur me destinait à la physique nucléaire ou à la sociologie ; j’ai choisi la
sociologie, mais pour me faire dire, au bout du premier semestre à l’université, que j’avais
beaucoup trop d’imagination quand venait le temps d’interpréter des statistiques. On m’a donc
montré la porte … des études littéraires.
J’ai eu la chance de tomber sur un livre fondamental de la littérature de langue française, le
fameux Cahier d’un retour au pays natal du poète Aimé Césaire, maire de Fort-de-France, en
Martinique. Sa langue, son affirmation identitaire, son audace me captivaient. Il était communiste
; j’étais rebelle. Nous étions faits pour nous entendre. J’ai donc choisi Aimé Césaire comme
premier modèle en poésie, tant pour l’écriture que pour le personnage. Et son pays natal, qui ne
l’était pas vraiment, ressemblait à quelques égards au mien.
C’est donc avec en moi le feu sacré et une passion exacerbée que je me suis consacré à la
littérature au tournant des années 1970 et 1980, alors que les études littéraires étaient subjuguées
par le structuralisme. Les jolis noms de Pierre de Ronsard, Honoré de Balzac, Charles Baudelaire,
Marceline Desbordes-Valmore, Marcel Proust, Saint-Denys Garneau, Alain Grandbois, Rina
Lasnier, Anne Hébert, voisinaient avec ceux des nombreux cours obligatoires de linguistique,
tout aussi colorés, comme psychomécanique du langage, grammaire générative et stylistique
interne du français.
J’habitais rue Saint-Flavien dans le Vieux-Québec et je dévorais les plaquettes de poésie
outrancièrement avant-gardiste et déconstructiviste publiées par la revue les Herbes rouges par
les poètes Normand de Bellefeuille, Roger Des Roches, François Charron et Jean-Marc Desgent.
Le jeune homme de 20-25 ans que j’étais cherchait à s’affirmer dans la marge tout en trouvant
une réponse aux mystères et aux questionnements de ce corps qui logeait un esprit bouillonnant
d’idées et de projets : la lecture du poète André Roy me faisait découvrir ce qu’il nommait la
vérité du privé : c’étaient les lèvres, les muscles, / c’étaient les jambes avec l’esprit, avec / les
livres, c’étaient les prétentions d’un écrivain / pour ses tableaux fascinants, inventant / un
vocabulaire pour le lit, un vocabulaire / du libre lit pour Monsieur Désir / comme je m’appelle.
C’est avec un tel élan qu’a débuté cette aventure. Pendant vingt-cinq ans, elle allait prendre les
dimensions d’une bibliothèque personnelle qui deviendrait, graduellement, le cauchemar des
déménageurs. Je n’en ferai pas le tour avec vous, soyez sans crainte. Je souligne simplement que
la majorité de mes livres appartiennent essentiellement à deux genres, la poésie et l’essai.
Parce que les deux sont apparentées plus qu’on ne le pense, il suffit de lire Paul Valéry pour s’en
persuader. Les deux formes exigent une implacable liberté : celle de s’exprimer, celle de penser.
Or il est troublant de constater qu’en ce moment même, des écrivains sont menacés de mort ou
carrément emprisonnés pour avoir osé écrire et penser. Qu’on ne les abandonne surtout pas, dans
ce Monde livré au chaos le plus obscur et le plus inquiétant.
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Parmi les premiers essayistes que j’ai lus et étudiés, il y eut Montaigne, bien sûr, mais aussi les
formalistes russes. J’ai fait allusion au lit, tout à l’heure ; c’est que j’ai compris très jeune que la
littérature et le nationalisme ne font pas bon ménage, qu’ils ne doivent pas partager le même lit,
qu’ils doivent absolument faire chambre à part, et même ne jamais se regarder dans les yeux. J’ai
appris très tôt à me méfier du nationalisme. Le formaliste russe Viktor Chklovski avait eu
l’audace d’écrire dans les années 1920 en URSS que « l’art est indépendant de la couleur du
drapeau qui flotte sur la citadelle », une petite phrase qui a fait de lui l’une des premières victimes
de Joseph Staline.
Beaucoup plus tard, j’ai fait mienne cette pensée de Madame Najat Beshara que j’ai rencontrée à
Beyrouth en 1997. Elle est la mère de Souha Beshara, une jeune Libanaise emprisonnée pendant
une dizaine d’années et libérée grâce à l’intervention du président Jacques Chirac. Après la
libération de sa fille, Mme Beshara était enfin libre de parler. Et elle a parlé : Je ne suis pas
nationaliste, a-t-elle confié à un journaliste du Daily Star. Et d’ajouter : Je ne crois pas qu’un
être humain doive sacrifier sa vie pour sauver la dignité de la Nation.
C’est là davantage qu’une anecdote. Selon moi, c’est ce qu’on appelle la sagesse. On m’a déjà
reproché mon manque de nationalisme ou même de patriotisme. Ce à quoi je réponds que j’ai
toujours voté, que je me suis toujours comporté en citoyen responsable et que je cultive depuis
toujours des idéaux politiques.
Dans cette ville, cette province, ce pays qui proclament leur fierté légitime d’être officiellement
bilingues, il faut bien constater que le rapport de force entre les langues anglaise et française est
déséquilibré. Il faut admettre que chaque jour l’anglais asphyxie de plus en plus le français,
comme on peut s’en rendre compte dans les médias traditionnels ou sociaux et sur le Web, ici
comme en France, par ailleurs. Si l’érosion du français continue à ce rythme, serons-nous encore
bilingues demain ? De quoi serons-nous fiers ? De quoi aurons-nous l’air ?
Quand j’étais petit, ma mère supervisait nos devoirs avec la vigilance d’un gendarme. Il me
semble qu’aujourd’hui, il n’y a plus personne pour surveiller les devoirs de qui que ce soit. Je
crois fermement qu’au 21e siècle, le principal devoir de l’Acadie est de travailler étroitement
avec la France, avec la Francophonie entière, à la défense et à la sauvegarde de la souveraineté de
la diversité culturelle en cette ère numérique. Il en va de notre avenir commun.
Cela dit, Monsieur le Consul, cher Vincent, chers amis, je confesse n’avoir jamais prêté qu’un
seul serment d’allégeance, une allégeance inconditionnelle à la langue française et à la culture
acadienne. Et comme après la confession s’impose la prière, je me permets, cet après-midi,
publiquement, d’implorer la Vie ou la Providence, ou encore mieux les deux, de m’accorder un
autre quart de siècle, pour me permettre de poursuivre ma route, afin de pouvoir continuer mon
travail au service de cette langue française que j’aime, et qui est la nôtre, et pour contribuer autant
que possible au rayonnement de la culture acadienne.
Merci de m’accompagner dans ce beau et grand projet de vie … et vive la France !