2014. L`année du cheval. Passer le Nouvel an en Chine est l
Transcription
2014. L`année du cheval. Passer le Nouvel an en Chine est l
2014. L’année du cheval. Patrice Fava Passer le Nouvel an en Chine est l’occasion de redécouvrir toutes sortes de traditions et de se rappeler que les Chinois, s’ils vivent désormais à l’heure de la mondialisation, ne partagent pas tout à fait le même univers que celui des Occidentaux. Loin de là. Le passage d’une année à l’autre revêt une telle importance qu’à partir du dernier mois lunaire tout Chinois d’où qu’il vienne sent monter en lui une fièvre semblable à celle qui gagne le monde christianisé, à la veille de Noël. Mais l’histoire, les rites, les enjeux et la durée de ces deux fêtes sont bien différents. En dépit de la grande révolution économique et sociale que traverse la Chine, il faut savoir, comme le notait le grand sinologue R.A. Stein, que « des concepts anciens, des images d’antan, ont tendance à rester à la traîne et à se réfugier, pendant longtemps encore, dans les recoins obscurs et négligés de la vie psychique ». Au moment du Nouvel an, c’est à ciel ouvert que se manifeste ce fonds très résistant de la pensée chinoise qu’on appelait autrefois « l’âme chinoise ». Pour un temps, les citoyens de l’Empire du milieu oublient la fièvre des affaires et redeviennent tels qu’en eux-mêmes ... Dès le mois d’octobre, on trouve sur les marchés, dans les temples et les librairies, les calendriers et almanachs de la nouvelle année du cheval qui débutera le 31 janvier 2014. Plus de la moitié des Chinois vivent avec le calendrier lunaire et l’autre moitié le consulte obligatoirement à l’occasion des fêtes et des évènements majeurs de la vie familiale. C’est d’ailleurs dans ce genre de livres qu’on peut faire l’apprentissage de la cosmologie et des pratiques divinatoires de la vieille Chine à laquelle on continue de se référer en ce début du XXIè siècle. On y trouve non seulement les correspondances entre les cycles de la lune et ceux du soleil de notre calendrier grégorien, mais également toute la géographie sacrée liée aux astres qui régissent le destin et les règles de la morale confucéenne. Les compatibilités et incompatibilités entre les animaux du zodiaque restent d’actualité au moment des mariages, les interdits calendaires font encore l’objet de l’attention d’un grand nombre de gens, le tableau du boeuf de printemps et de son bouvier qui se trouve sur la première page de tous les almanachs n’a pas changé depuis au moins trois siècles et les talismans du premier Maître céleste Zhang Daoling, qui fonda l’ecclesia taoïste en l’an 142, n’ont, semble-t-il, rien perdu de leur attrait. On y reproduit quantité d’autres choses, comme par exemple, la date des vingt-quatre divisions de l’année 二 十 四 节 气 , les « branches célestes » 天干 et les « rameaux terrrestres » 地支 du cycle sexagésimal qui permettent de calculer les huit caractères 八字 de sa naissance. A tout cela, il faut ajouter les recettes d’hygiène, les leçons de fengshui, les méthodes pour être en accord avec la volonté du Ciel 天, les textes des petits ouvrages de la tradition confucéenne, comme le Livre en trois caractères 三 字 经 que les enfants apprennent encore par coeur, ou les Vingt-quatre exemples de la piété filiale 二 十 四 孝 . Ces livres bon marché à couverture rouge, vendus à des millions d’exemplaires, (photos) remettent à jour chaque année un immense « patrimoine immatériel » 非 物质文化, qui englobe des traditions savantes et populaires très diverses, dans lesquelles se côtoient médecine, astrologie, divination, éthique et religions. Il faut aussi connaître le nom du dieu qui préside à l’année en cours 本年太岁 et savoir s’il n’entre pas en conflit avec celui de l’année de sa naissance 本命太岁. En 2014, qui sera une année jiawu 甲午, tous ceux qui sont du signe du rat, du boeuf et du lapin risquent d’avoir des problèmes avec la divinité stellaire qu’on appelle le Général Zhangci 太 岁章词大将军 qui préside à l’année du cheval de bois. Dans le Temple taoïste des nuages blancs (Baiyunguan 白云观 ) des rituels particuliers sont mis en place pour déjouer les mauvais augures liés à certaines configurations astrales. Lors du précédent Nouvel an, cinq mille personnes y ont participé. Le cycle des fêtes du Nouvel an commence bien avant le premier jour de l’an. A Pékin, sur le parvis du Temple du pic de l’est 东岳庙, le 23ème jour du dernier mois lunaire, les habitants du quartier font la queue pour rapporter chez eux, de la main d’excellents calligraphes, les formules votives 春联 qui serviront à décorer leurs maisons et contribueront à leur apporter du bonheur tout au long de l’année, car l’écriture chinoise a conservé de ses origines cette idée que les idéogrammes captent l’essence véritable des choses et que la réalité dont ils sont porteurs s’incarne là où on les écrit. Ce même jour, le Dieu du foyer Zaojun 灶君 qui veille sur les fourneaux et sur la conduite de chacun pendant l’année entière monte au ciel pour faire son rapport à l’Empereur de jade 玉皇. Il est représenté par une statue, par une tablette sur laquelle est écrit son titre : Directeur du destin des cuisines de l’est 东 厨 司 命 ou par un estampage en couleurs en compagnie de sa femme. (photo). Ce jour-là, dans de très nombreux villages à travers toute la Chine, on lui fait des offrandes de fruits et d’encens. Parfois même on tresse un cheval de paille qui lui servira de monture. La veille du Nouvel an, il redescend sur terre. On l’accueille en brûlant de l’encens et on colle sa nouvelle image près du fourneau. Que ce culte, mentionné dans des textes aussi anciens que ceux de Confucius ou Zhuangzi soit encore vivant, alors que les dieux larres de la Grèce ancienne n’existent plus depuis longtemps, prouve une fois de plus l’extraordinaire continuité de la civilisation chinoise. Le Nouvel an se célèbre différemment dans chaque province. Au Shandong, on a remis à l’honneur le culte des ancêtres, interdit sous le règne de Mao. J’y ai célébré, en famille, de nombreux rites que je n’imaginais pas subsister de façon aussi généralisée et authentique. Mon beau-père Shi Deke, instituteur et membre du Parti, a fait refaire le tableau généalogique de sa famille et, la veille du Nouvel an, il installe dans la maison, en plus des deux autels permanents pour le Dieu de la cuisine et pour Baojiake 保家客, la divinité protectrice de la maison, des tables d’offrandes pour les ancêtres, ainsi que, dans la cour, pour Laotianye 老天爷, l’Empereur céleste et, près de l’entrée, pour les Dieux de la porte 门神. Il a préparé pour toutes ces esprits de l’autre monde une grande quantité de nourriture. (Photo) Avant minuit, sous un ciel étoilé et par un froid intense, il va ensuite, avec sa lampe de poche, jusqu’à un petit bois à l’extérieur du village, où sont enterrés ses parents et sa première épouse, décédée il y a une quinzaine d’années. Les mains jointes, il s’adresse à eux à haute voix pour les inviter à venir partager le repas de fête qu’il a préparé en leur honneur. Sur le chemin du retour, il ne faut adresser la parole à personne et en arrivant à la maison, on met devant la porte une tige de maïs séchée qui signifie « défense d’entrer » car il ne faut pas déranger les ancêtres qui vont passer la soirée autour d’une table où l’on a dressé le couvert, avec bols, baguettes, verres à thé et coupes de vin, et que l’on a garnie de nombreux plats cuisinés. Tous les membres de la famille, à tour de rôle, se prosternent devant chacun des autels, en faisant un voeu particulier, car la religion chinoise est comme celle des Grecs une religion votive. La formule : « Vos demandes seront exaucées » 有求必应 se trouve dans presque tous les temples. Ma bellemère s’adresse aux ancêtres et aux dieux présents dans la maison, en les priant de veiller sur la santé des membres de la famille et de protéger les enfants. Comme dans tout le nord de la Chine, les raviolis sont le plat principal du dîner. Ils ont des formes de lingôts et sont censés être porteurs de richesse, mais on dit également que manger des jiaozi 饺子 (raviolis), est la meilleure manière de terminer l’année, car, prononcé de manière légèrement différente, jiaozi 交子 signifie que la nouvelle année « change (jiao 交) à l’heure zi 子», c’est-à-dire entre 11h et 1h du matin. Si ce jeu de mots mérite d’être signalé, c’est surtout parce qu’il fait partie d’un système beaucoup plus vaste de correspondances et d’analogies entre les Dix mille êtres 万物, entre les vivants et les morts, le ciel et la terre ainsi qu’entre les différents règnes : humain, animal, végétal et minéral. La pensée chinoise se caractérise par un concept majeur : le continuum qui est au fondement du système connu sous le nom de yin yang wuxing 阴阳五行 (la théorie du yin du yang et des cinq éléments). C’est d’ailleurs dans ce schéma ontologique, qu’on appelle l’analogisme, que s’inscrit la proximité avec les ancêtres. L’Occident est sorti de cette ontologie analogique depuis le siècle des Lumières, et aujourd’hui un père de famille qui irait au cimetière inviter ses parents à dîner passerait sans doute pour quelqu’un de légèrement dérangé, alors que dans le village du clan Shi, où les branches de maïs barrent les portes de très nombreuses cours, cela paraît tout à fait normal. On pourrait d’ailleurs souligner que si, au moment du Nouvel an, tous les moyens de transport sont pris d’assaut avec une telle fureur, c’est non seulement parce qu’il est agréable de rentrer chez soi pour y retrouver les siens, mais également parce qu’il est du devoir de chacun d’honorer ses ancêtres, qui jouent un rôle souvent primordial au sein de la vie de la famille. On doit entretenir leurs mânes, brûler de l’encens et des monnaies d’offrandes à leur intention, les nourrir et les vêtir, pour surtout ne pas s’attirer leur courroux. C’est à eux bien souvent qu’on attribue encore les éventuelles catastrophes dont on peut être l’objet. Passé le réveillon 除夕, commencent dès le premier jour de l’année 元旦, les visites de voisinage et les repas chez les parents proches. Etant donné que, dans la génération d’avant la loi de l’enfant unique, les familles, du côté paternel, comme du côté maternel, étaient souvent composées de nombreux frères et soeurs, les déjeuners et dîners, copieux et souvent bien arrosés, chez les uns et les autres durent parfois deux bonnes semaines. On arrive chaque fois les bras chargés de cadeaux et les poches pleines d’enveloppes rouges 红包 pour les enfants. Voilà pourquoi on entend si souvent dire de la part de ceux qui ne sont pas pékinois que le Nouvel an dans la capitale est dépourvu d’intérêt. Ce n’est pas tout à fait vrai. Tous ceux qui ont assisté au feu d’artifice qui embrase la ville pendant plusieurs heures et qui sont allés dans les nombreux parcs où se presse une foule très dense avide de jeux, de spectacles et de spécialités culinaires en tous genres, savent que l’ambiance à Pékin pendant toute la période du Nouvel an est bien différente de tout ce que l’on vit le reste de l’année. (photos). C’est surtout dans les deux grands temples taoïstes des Nuages blancs (Baiyunguan 白云观) et du Pic de l’est (Dongyuemiao 东岳庙) que la ferveur religieuse s’exprime avec le plus d’intensité, comme si les cinquante dernières années de propagande athée, n’avait pas eu d’effet. (Photos) Cette face qui pourtant n’est pas cachée de la société chinoise est sans doute la moins connue et la moins bien comprise de la part des étrangers. En dehors de la réunion de famille et du culte des ancêtres qui sont les moments forts du Nouvel an chinois, il y a une dimension religieuse également très importante, car il faut s’assurer la protection des dieux pour l’année à venir. Cette période est aussi apparentée à un grand rite de passage au cours duquel on chasse l’ancien pour accueillir le nouveau 吐 故 纳 新 . Les rituels de type exorciste qui ont lieu dans les temples font d’ailleurs partie d’une liturgie très ancienne qui s’est transmise jusqu’à nos jours, comme beaucoup d’autres traditions, en dépit de la volonté de faire de la Chine, comme l’aurait voulu Mao, « une page blanche ». Le cycle des réjouissances du Nouvel an se clôt lors de la pleine lune du 15ème jour du 1er mois lunaire avec la très poétique fête des lanternes 元宵节 qui était célébrée tant à la cour que sur les places publiques ou dans les jardins. On confectionne encore parfois de très jolies lanternes qu’on expose, accompagnées de devinettes 猜谜语. Dans les villages les troupes de lions et de dragons parcourent les rues pour chasser les nuisances et les souffles périmés, accompagnés parfois de coquillages géants qui se promènent sur la terre ferme, ou de « bateaux à sec » 旱船 dans lequels le rameur est un homme déguisé en femme. Tous ces rites d’inversion ont pour fonction de marquer le passage d’une année à l’autre. En ce 15ème jour du 1er mois, où l’on admire la première pleine lune de l’année, les villages de Zhuanghu 庄户 et Qianjuntai 千军台 , dans la région de Mentougou à l’ouest de Pékin, ont remis à l’honneur la grande fête des bannières 旛 会 , qui n’est pas à proprement parler la Fête des lanternes, mais, fidèle au calendrier liturgique taoïste, la célébration de l’anniversaire de Shangguan 上 官 , appelé aussi Tianguan 天 官 , l’Officier du ciel, en charge de toute l’administration céleste, auquel, ce jour-là, tous les dieux du panthéon vont rendre hommage. Une immense procession de bannières de cinq mètres de haut représentant les grandes divinités taoïstes comme Wang Lingguan, Zhenwu, Guangong, mais aussi Yaoshen 窑神, le dieu des mineurs, car dans cette région on exploitait le charbon, descend du village pour se rendre au Temple des Trois fondateurs 三圣殿. (Photos) Dans le cortège, il y a aussi le palanquin de Bixia yuanjun, Notre-Dame de Pékin, accompagné d’une escorte de fées et de généraux célestes ; une troupe de yangge 秧歌, la danse paysanne du nord ; de nombreux orchestres avec tambours, cymbales, flûtes, orgues à bouche ; des théatres de procession et, de surcroît, un enthousiasme et un savoir-faire qui montrent combien les Chinois, dans tous les domaines, cherchent à se réapproprier leur culture et leurs traditions. En dépit des campagnes iconoclastes qui se sont succédées tout au long du XXè siècle, la Chine n’est pas encore entrée dans l’ère du désenchantement du monde.