L`ARCHÉOLOGIE DU MOI : LE REGARD DE LA MÉMOIRE par

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L`ARCHÉOLOGIE DU MOI : LE REGARD DE LA MÉMOIRE par
L’ARCHÉOLOGIE DU MOI :
LE REGARD DE LA MÉMOIRE
par ANDOR HORVÁTH
(Université Babes-Bolyai, Cluj-Napoca)
Visiter l’histoire ou visiter un site, voyager dans l’espace ou dans
le temps : dans quelle mesure les deux entreprises se ressemblentelles ?
Souvent, dans la prose non-fictionnelle de Marguerite Yourcenar,
les notations circonstancielles ont la même allure, qu’il s’agisse du
temps ou de l’espace : « Nous sommes à cette période de fonte des
neiges et de vent aigre où un christianisme encore presque neuf,
importé d’Orient par l’entremise de l’Italie, lutte dans les régions du
Nord contre un paganisme immémorial… » – lisons-nous dans « Sur
quelques lignes de Bède le Vénérable »1. Dans le même esprit, un
autre essai commence par cette phrase : « Il y a des châteauxNymphes, indolemment couchés au bord des eaux courantes, il y a
des châteaux-Narcisse dédoublés dans l’eau plate des douves, captifs
des jeux de reflet qui mettent au bas du mur de pierre une fluide
muraille qui tremble »2.
On a l’impression que l’histoire est racontée sur base de
géographie : l’une et l’autre donnent au spectateur le même
sentiment de mouvement et de propagation, comme si l’esprit
humain ne devait, pour apprendre le monde, que suivre l’ondulation
des formes que prennent les objets soit dans la dimension de
l’espace, soit dans celle du temps.
Faisant l’éloge des Voyages dans l’espace et [des] voyages dans le
temps, Marguerite Yourcenar soulignait, à propos de Zénon, « le
second grand voyageur de [s]on œuvre », qu’« assimilant à juste titre
1
2
Marguerite YOURCENAR, « Sur quelques lignes de Bède le Vénérable », EM, p. 275.
« Ah, mon beau château », ibid., p. 37.
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l’étude et le voyage, il a eu par moments l’impression de marcher sur
le monde comme sur un livre ouvert » (ibid., p. 693).
Que la notion de l’étude s’apparente à celle du voyage, l’idée n’en
est pas neuve. Elle nous invite à percevoir le monde comme un livre,
et un livre comme le monde. Énoncée de la sorte, cette définition n’est
encore qu’une comparaison. Afin de développer l’image qu’elle
exprime, essayons de donner plus de précision aux notions de livre et
de monde.
En quoi exactement le monde, perçu comme un livre ouvert,
devient-il lisible? Et, si nous inversons les termes, comment lironsnous un livre comme un monde ouvert ?
Acceptons comme hypothèse que dans cette formule le voyage
désigne le monde tel qu’il se présente devant le voyageur, tel que,
dans cette présence de soi-même, il s’offre à l’œil comme objet de
lecture. Le monde est toujours devant nous et, en nous déplaçant
dans l’espace, nous ne faisons qu’accepter et explorer sa présence :
une présence faite de réalité solide et multiple, d’apparence durable
et silencieuse. Le voyage nous apporte la preuve de ce qui existe dans
une stabilité toujours présente.
Par contre, le livre, comme objet et instrument d’étude, est
l’intemporel où s’enferme le passé. Écrit pour garder les paroles de
quelqu’un qui a vécu avant nous et qui nous a légué ses pensées et
ses sentiments, soit pour rendre compte d’événements passés, soit
pour nous faire visiter un univers fictif, lire un livre comme le monde
équivaut toujours à restituer ses pages au présent, les transposer en
quelque sorte dans l’espace, afin de les regarder comme un spectacle,
c’est-à-dire se situer soi-même à l’intérieur de leur présence.
L’expérience de l’étude est celle d’une mobilité appliquée au monde
figé de la lettre écrite où l’esprit humain est appelé à introduire ou à
retrouver le mouvement.
Il n’y a pas de voyage dans le passé, il n’y a pas de livre dans le
présent. Le passé n’est jamais de ce monde, tout comme le livre, une
fois écrit, nie et dépasse le temps présent. D’un côté ces signes
graphiques, les lettres, que par la lecture nous rendons au présent.
De l’autre côté ces signes du monde physique, le vocabulaire de la
géographie, que nous fait découvrir le mouvement dans l’espace.
L’essentiel dans tous les deux, c’est la mobilité de l’homme qui
annule les distances. Voilà donc comment la comparaison reliant le
voyage et le livre opère la transmutation réciproque du temps et de
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l’espace : le devant spatial et l’avant temporel se mettent à
communiquer et à s’interpénétrer. Aussi voyons-nous Yourcenar
proposer une formule qui les rapproche jusqu’à l’identification : « ce
perpétuel voyage dans le temps qu’est aussi un voyage dans
l’espace » (ibid., p. 697). Et de signaler qu’au moment où les diverses
époques choisissent leur passé, elles se dotent, du même coup, de la
géographie qu’on lui associe. Le voyage devient de la sorte dans
l’univers littéraire de Yourcenar le synonyme de l’aventure humaine,
une forme fondamentale de l’exercice de notre liberté. Non seulement
dans ce sens d’ouverture qui « a pour résultat de détruire l’étroitesse
d’esprit et les préjugés, mais aussi l’enthousiasme naïf qui nous
faisait croire en l’existence de paradis, et la sotte notion que nous
étions quelqu’un » (ibid., p. 694). Rien d’étonnant à ce que dans cette
équation des instances et des mouvements, fassent leur apparition
l’homme et les lois qui régissent le Moi ou la conscience entre l’orgueil
et la modestie.
Car, bien sûr, c’est toujours de l’homme qu’il s’agit à travers les
images de l’espace et de l’histoire. Quel fut notre visage avant que
nous ne nous fussions nés ? – telle est la question qu’on nous adresse
par la voix d’un penseur oriental en exergue des écrits
autobiographiques. Quel est le visage qu’un homme nous laisse
déchiffrer après sa mort à partir de ses actes et de ses œuvres ? –
telle serait la question autour de laquelle s’organise le livre consacré
par Yourcenar à l’écrivain japonais Yukio Mishima.
« Cette famille, ou plutôt ces familles, dont l’enchevêtrement
constitue ma lignée paternelle, je vais donc essayer de prendre avec
elles mes distances, de les remettre à leur place, qui est petite, dans
l’immensité du temps » – lit-on au début d’Archives du Nord (ibid.,
p. 954). L’idée est reprise dans les premières pages de l’essai
consacré à Mishima : « En fait, comme tant de familles grandesbourgeoises de l’Europe du même temps, la lignée paternelle de
Mishima ne se détache guère de la paysannerie qu’au début du XIXe
siècle pour accéder aux diplômes universitaires […] » (ibid., p. 201).
Marguerite Yourcenar applique à la lecture de la vie de Mishima
les mêmes procédés qu’utilisent depuis toujours les biographes, en
évoquant le milieu familial où le futur écrivain vécut. Par contre, pour
nous introduire dans sa propre biographie, elle procède à un véritable
travail de savant, travail à la suite duquel elle dispose d’un certain
nombre de repères fiables, sinon éloquents, pour construire son
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passé. Cette archéologie du moi fait converger le travail de l’historien
et celui du romancier, faisant s’interpénétrer, pour se perdre l’une
dans l’autre, l’inspiration romanesque et celle, plus exacte, du
chercheur. Au lieu d’un roman aux personnages inventés, nous lisons
le roman des ancêtres de l’écrivain, et au bout d’un instant nous nous
rendons compte que, pour ne pas être inventé de la même manière
que le sont d’habitude les fictions, cette autobiographie n’en est pas
moins une, puisque seule l’imagination créatrice peut transformer ces
paysages du passé en histoire personnelle. Les mémoires de
Marguerite Yourcenar donnent l’impression d’un récit de voyage, où la
variété du paysage, décrite sous forme d’existences humaines
d’autrefois, témoigne d’un dynamisme de la vie qui présage et
légitime tout ce qui adviendra dans le futur : la vie même de
l’écrivain, qu’elle préfigure sans la déterminer. Dépassant la vision
positiviste et naturaliste du monde humain, Yourcenar ne construit
pas, dans cette généalogie de sa lignée, une filiation génétique : elle
se contente de suggérer une interprétation beaucoup plus large où le
futur ne fait que reprendre, pour les varier à son aise, les
configurations, les silhouettes, les accidents, bref, toutes les
virtualités du passé. Sans recourir à l’idée d’une transmission directe
entre les générations, qui prolongeraient, par la similitude des
facultés et des penchants, une destinée commune, elle applique à la
préhistoire de sa propre vie la métaphore utilisée pour suggérer la
continuité, selon sa vision de la réincarnation, des personnages de
Mishima : « Ce qui demeure est au mieux un résidu d’expérience, une
prédisposition, une agglutination plus ou moins durable de
molécules, ou, si l’on préfère, un champ magnétique ». Et encore :
« une autre image, rebattue, est celle de la flamme qui passe de
cierge en cierge, impersonnelle, mais nourrie de leur individuelle chair
de cire » (ibid., p. 229).
La perspective juste et la méthode appropriée : tel serait l’enjeu
de toute entreprise destinée à nous faire pénétrer dans l’univers de la
culture japonaise. Dès les premières lignes de son Mishima ou la
Vision du vide. Yourcenar précise qu’une telle entreprise est menacée
par diverses « chances de malentendu » (op. cit., p. 197) qui peuvent
résulter d’un mauvais usage de l’exotisme – du regard de l’européen
non-avisé – ou, au contraire, de son insensibilité face au caractère
« immuable » de ce pays. « La façon dont chez Mishima les particules
traditionnellement japonaises ont remonté à la surface et explosé
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dans sa mort, fait de lui, par contre, le témoin, et au sens
étymologique du mot, le martyr du Japon héroïque qu’il a, pour ainsi
dire, rejoint à contre-courant » (ibid.).
L’intérêt que nous portons à l’homme et à ses livres partage la
curiosité de Yourcenar qui essaie de voir son héros à la fois dans la
perspective de l’histoire et de la culture japonaises et dans celle, non
moins importante, de la culture occidentale.
La méthode lui paraît appropriée de rappeler les liens que l’œuvre
de Mishima entretient avec la culture européenne et de souligner le
fait que par rapport à celle-ci aussi bien la proximité que la distance
de cette œuvre sont relatives, quoique historiques, donc réelles.
Yourcenar est particulièrement sensible dans la vie de Mishima,
croyons-nous, à deux aspects qui rattachent l’expérience de l’écrivain
japonais à son propre univers romanesque. Il y a d’abord le thème
de la connaissance ou, plus exactement, l’idée de l’instruction qui est
faite par le corps et par l’esprit à la fois. Selon les propres mots de
Mishima cités par Yourcenar : « Les disciplines physiques devenues
si nécessaires à ma survie étaient en un sens comparables à la
passion avec laquelle une personne qui a vécu jusque-là
exclusivement de la vie du corps entreprend frénétiquement de
s’instruire vers la fin de sa jeunesse ». Ou encore cette observation
selon laquelle le corps « pourrait être intellectualisé à un plus haut
degré et obtenir une intimité, avec les idées, plus étroite que celle de
l’esprit ». Yourcenar n’omet pas de constater l’analogie de ces vues
avec, notamment « la sagesse alchimique qui faisait également entrer
la physiologie au cœur de la connaissance » (op. cit., p. 247). Cette
entente, cette connivence du corps et de l’esprit fraie certainement le
chemin au deuxième thème exploré par Yourcenar, celui de
l’héroïsme, les leçons « de prouesse et d’endurance » qui attirent
Mishima dans les dernières années de sa vie et qui le mènent
finalement à la mort.
Ce tracé de l’existence de Mishima cache, me semble-t-il, un
paradoxe que Marguerite Yourcenar ne fait qu’énoncer, sans l’explorer
vraiment, mais qui traverse toute l’interprétation qu’elle donne de
l’écrivain japonais. C’est le paradoxe entre l’admiration que nous
devons à tout véritable sacrifice, fût-il meurtrier, et le constat
pessimiste de l’inutilité finale de toute existence humaine vouée à
l’anéantissement. Sans l’un, la condition humaine ne serait que pure
contingence, n’ayant aucun accès au sacré, sans l’autre, nous
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risquerions de tomber dans une idolâtrie aussi béate que bornée de
l’homme. « Aller jusqu’au bout de soi-même » – précise-t-elle à propos
d’un roman de Mishima – n’est point une idée inconnue en Europe.
Mais elle concentre dans la pensée orientale, « grâce aux conseils
paradoxaux des patriarches Zen » une force qui frappe notre esprit
par sa radicalité : « Il s’agit toujours de superposer à la sagesse
prudente et courante dont nous vivons ou sur laquelle nous végétons
tous, la sagesse dangereuse, mais revivifiante, d’une ferveur plus
libre et d’un absolu mortellement pur » (ibid., p. 215).
Dans une Europe ou une telle idée de l’absolu n’a plus que le
statut d’une tradition lointaine, l’intérêt que lui porte Marguerite
Yourcenar est le témoignage d’une ouverture qui restitue aux cultures
leur rôle d’universalité dans l’histoire de l’humanité.
Une fois encore les notions d’étude et de voyage convergent dans
une vision de la culture qui ne connaît pas de limites, sinon celles de
notre sensibilité. Or, le goût de Yourcenar pour la culture japonaise
est par-dessus tout un exercice de sensibilité. Après le tableau du
suicide de Mishima, elle cite ces mots de l’écrivain : « Quand je revis
en pensées les vingt-cinq dernières années, leur vide me remplit
d’étonnement. À peine puis-je dire avoir vécu » (ibid., p. 270). Et elle
commente : « Même au cours de la vie la plus éclatante et la plus
comblée, ce que l’on veut vraiment faire est rarement accompli, et,
des profondeurs ou des hauteurs du Vide, ce qui a été, et ce qui n’a
pas été, semblent également des mirages ou des songes » (ibid.).
Une sensibilité qui remonte, pensons-nous, aux origines de la
culture européenne, à cette vision tragique du monde sur laquelle les
Grecs avaient, pour la première fois, concentré leur pensée, faisant
écho en quelque sorte à la sagesse orientale. Le temps qui détruit,
l’espace qui garde et qui préserve, les choses qui entrent dans l’oubli
où la création littéraire les accompagne plutôt qu’elle ne les en sauve
– l’œuvre de Marguerite Yourcenar ne cesse de parcourir ces thèmes
qui consacrent la parole humaine en tant qu’expression, tour à tour,
du rien constitutif du monde et de ce quelque chose qu’elle seule, la
parole humaine, peut nous rendre.
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