Sans savoir-être, on ne peut pas faire ce métier
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Sans savoir-être, on ne peut pas faire ce métier
22 24 heures | Samedi-dimanche 15-16 février 2014 Récit Contact Dans la salle de jeux de l’étage de pédiatrie, Georgette Bron transmet sa douceur à un enfant de passage. PATRICK MARTIN Sans savoir-être, on ne peut pas faire ce métier Pédiatrie Georgette Bron, infirmière-cheffe à l’Hôpital du Samaritain à Vevey, a passé plus de quarante ans auprès des enfants et de leurs parents. Elle va prendre sa retraite. Philippe Dubath L es premiers bébés que Georgette Bron a tenus dans ses bras ont aujourd’hui quarante-cinq ans. Les derniers ont quelques jours. Quelques heures. Au début du mois de mars, l’infirmière-cheffe du service de pédiatrie du Samaritain, à Vevey, prendra sa retraite. Elle s’en ira avec dans le cœur mille sensations et souvenirs, mille réflexions qu’elle a cueillis en premier lieu à La Pouponnière l’Abri, où elle a fait ses études de 1969 à 1972, puis à l’Hôpital de Lavaux, puis à la Clinique infantile de Lausanne quand le CHUV était en construction, et enfin à Vevey. Une infirmière, ce n’est pas une people, ce n’est pas une star des écrans ou du sport dont on relate le quotidien dans les journaux, et pourtant, on pourrait. Un métier, une vie, jour et nuit l’esprit tourné vers l’autre. «Ma maman gardait des enfants du quartier. J’étais petite mais je l’aidais. Je repense à ces gosses que les mères stressées nous laissaient sans même que nous sachions s’ils marchaient déjà ou pas. «Tu crois qu’il marche?» On se posait la question en riant. Et nous nous le passions, de l’une à l’autre, pour vérifier. C’est parti de là. J’ai tout de suite, pour toujours, aimé les enfants, leur spontanéité, leur naturel. Et si l’infirmière leur fait mal en les soignant, parce qu’elle ne peut faire autrement, ils ne VC6 Contrôle qualité sont pas fâchés. Ils offrent par leur sourire, leur regard, leur curiosité, par le courant qui passe, quelque chose que tu ne reçois pas ailleurs.» Dessiner une princesse Georgette Bron n’a pas compté – «mais je devrais, une fois!» – le nombre d’enfants dont elle a croisé le regard et les soucis. Dont elle a écouté les confidences ou calmé les angoisses. A travers les anecdotes symboliques et tout en nuances qu’elle retient, elle les revoit tous. La fillette qui a envie de dessiner sa maman, mais n’ose pas parce qu’elle ne sait pas dessiner les princesses; le môme qui se triture le ventre avec son jouet tournevis pour réparer son diabète; le prématuré de 1,4 kilo incroyablement éveillé au monde dès sa naissance. Ou cet enfant de 3 ans, du temps où elle était jeune fille au pair, qui ne parlait que l’allemand mais avec lequel elle créa le lien en utilisant une plume, une simple plume d’oiseau presque aussi légère que le gosse. Georgette a pris les enfants par la main, mais aussi leurs parents. Inquiets, effrayés, agressifs, perdus en somme, selon les heures et les raisons qui les amènent à l’étage de pédiatrie. Georgette sait l’importance des mots, du contact, de la compassion dans ces moments où tout se joue vite avec trois fois rien: «La pédiatrie est un univers de petits où nous devons nous occuper des grands, des parents aussi, pour qu’ils n’aient pas peur. Car ce sera toujours plus difficile pour l’enfant qui voit ses parents avoir peur. Si ceux-ci sont calmes, l’enfant est plus tranquille. Si on leur dit je comprends, vous avez peur, il arrive qu’ils pleurent, et ça va mieux. Je leur propose souvent d’écrire ou de dessiner ce qui se passe, leurs soucis, pour qu’ils déposent les choses. Pour qu’ils ne gardent pas tout ce poids en eux.» Georgette revoit, en évoquant les paniques des parents, cette maman qui arrive avec son fils en proie à une très forte allergie. Elle demande à Georgette si elle «Etre rigoureux, oui, mais être ouvert, savoir garder humilité et humour, c’est vital en pédiatrie» veut bien venir prier avec elle dans le corridor. Bien sûr, pourquoi pas? Elles ont donc prié ensemble. Des années plus tard, la maman, que Georgette croise de temps à autre, n’a pas oublié. L’infirmière se souvient aussi de cette femme débarquant en colère, promettant qu’elle ne se laisserait pas faire, et qui repart après la consultation de son enfant en remerciant tout le monde de l’avoir calmée, en s’excusant d’avoir été une autre qu’ellemême. «Sans savoir-être, on ne peut rien faire; le métier d’infirmière en pédiatrie, c’est porter, ce n’est pas supporter», voilà le message que Georgette défend et souhaite transmettre aux infirmières qui se retrouvent auprès d’elle, dans son équipe – une trentaine de personnes – qu’elle apprécie hautement. «Etre rigoureux, oui, mais être ouvert, savoir garder humilité et humour, c’est vital en pédiatrie. C’est vraiment un travail collectif et ici au Samaritain, y compris avec les médecins, je suis gâtée, j’ai découvert un respect, une solidarité, une écoute magnifiques. Ce métier m’a beaucoup donné, la possibilité de comprendre, de me garder des jugements de valeur, de rester attentive.» En plus de quarante ans, Georgette a vu les enfants grandir – les siens aussi, qui regrettaient parfois de la laisser partir pour aller s’occuper des autres – et le monde changer. Quand elle travaillait à l’Hôpital de Lavaux, du temps où la maternité existait encore, elle adorait observer tôt le matin, avant le petit déjeuner, «les dames âgées qui se levaient et, sans même avoir enfilé leurs bas, partaient à petits pas regarder chez les bébés s’il y avait un nouveau-né, et de quelle famille de la région il était»! Aujourd’hui, elle salue avec une vraie tendresse ces familles immigrées qui entourent leur enfant et importent à l’hôpital leurs traditions, leur manière de voir et de faire les choses. «Nous apprenons beaucoup des gens venus d’ailleurs, nous mesurons tout ce que nous ne savons pas.» Dans ce monde en mouvement, internet est venu jouer au docteur qui sait tout dans les esprits des parents. «Je ne suis pas contre, mais cet outil a modifié la relation de confiance entre les soignants et les parents qui arrivent pleins de peurs après ce qu’ils ont lu. Ils voient très vite la mort au bout du mal, même passager, dont souffre leur enfant. Ils en perdent leur bon sens.» Georgette a-t-elle pleuré, un jour, un soir, une de ces nuits d’hôpital où l’on chuchote, où petits patients et infirmières partagent le silence? «De joie, oui. Quand un enfant va enfin rentrer; qu’un autre remarche; c’est étrange, on se quitte, c’est triste mais on est heureux.» Au Samaritain, quand on met le nez à la fenêtre, on aperçoit le jardin où Georgette emmène les adolescents en proie au mal-être, au mal de vivre, au mal d’école, de plus en plus fréquents. «Je leur montre les fleurs et la mésange. Souvent, ils ne savent pas qu’elle existe. Ce n’est pas facile pour eux. Ils doivent quitter l’enfance pour devenir adultes dans un monde qu’ils découvrent et qui leur fait peur. Ils aiment savoir qu’on les comprend un peu. Mais pour cela il faut accepter de s’asseoir un moment sur le bord de leur lit, pour les écouter.» De temps en temps, des parents passent avec le bébé qui a grandi. «Et nous voilà toutes, dit Georgette, autour de lui comme des fées pour dire comme il est beau, comme il va bien, comme il a grandi!» Des fées, oui, c’est bien cela.