Georges Noël Fondement de l`induction, sa thèse

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Georges Noël Fondement de l`induction, sa thèse
LA PHILOSOPHIE DE M. LACHELIER
Georges Noël
Revue de métaphysique et de morale, T. VI, 1898, pp. 230-259
Les seuls ouvrages que M. Lachelier ait livrés au public sont sa thèse française sur le
Fondement de l'induction, sa thèse latine De natura syllogismi, publiée en français dans
la première année de la Revue philosophique, et l'article Psychologie et Métaphysique
paru dans la même Revue en mai 1885. Le premier et le dernier de ces ouvrages, depuis
longtemps épuisés, ont été réédités, réunis en un seul volume par la librairie Alcan en
janvier 1896. C'est seulement du contenu de ce volume que nous voulons entretenir le
lecteur. La philosophie dont nous allons nous occuper est exclusivement celle qui est
exposée dans les deux ouvrages précités. Nous suivrons d'ailleurs l'ordre de la
publication et nous étudierons tour à tour la thèse et l'article.
Dans la thèse sur l'induction, l'auteur établit d'abord d'une façon sommaire que cette
sorte de raisonnement suppose deux principes distincts : « La conception des lois de la
nature, à l'exception d'un petit nombre de lois élémentaires, semble fondée sur deux
principes distincts : l'un en vertu duquel les phénomènes forment des séries dans
lesquelles l'existence du précédent détermine celle du suivant ; l'autre en vertu duquel
ces séries forment à leur tour des systèmes dans lesquels l'idée du tout détermine
l'existence des parties ». Ce sont le principe des causes efficientes et celui des causes
finales.
Il recherche en second lieu si ces deux principes peuvent être établis dans l'hypothèse
empirique et dans celle du spiritualisme éclectique.
Pour un empirisme radical il ne saurait être question ni de cause efficiente, ni de cause
finale ; Stuart Mill néanmoins a cru pouvoir démontrer que si les phénomènes n'exercent
à proprement parler les uns sur les autres aucune influence véritable, ils ne s'en suivent
pas moins selon des lois absolument constantes ; mais que vaut sa démonstration ? Elle
ne peut reposer que sur l'expérience. Cela veut dire qu'elle doit être une induction. Le
cercle vicieux est inévitable. Stuart Mill prétend néanmoins l'éviter et y parvient jusqu'à
certain point. Il distingue l'induction scientifique qui repose sur le principe du
déterminisme et l'induction vulgaire qui donne ce principe. Mais la seconde est ellemême une opération non justifiée. Incapable d'établir rigoureusement une seule loi
particulière, elle ne l'est pas moins d'établir la loi universelle qui les résume toutes.
Alléguer l'absence de démentis infligés par l'expérience à cette généralisation, c'est
abuser d'une équivoque. L'expérience n'est jamais achevée, elle ne porte que sur le
passé. D'ailleurs, dans ce passé, que de vaines tentatives pour soumettre certains faits à
des lois ! Pourquoi ne pas les compter comme des cas négatifs à l'égard du
déterminisme ? Tout ce qu’on peut accorder à Stuart Mill, c'est que la succession répétée
de certaines impressions dans un certain ordre produit en nous une habitude, une
attente machinale de successions semblables. Mais cette association toute subjective
n'autorise aucune prévision. « De ce que nous avons pris l'habitude d'associer dans un
certain ordre les images de nos sensations passées, s'ensuit-il que nos sensations futures
doivent se succéder dans le même ordre ?... Et le résultat de cette théorie n'est-il pas le
pur scepticisme qui détruit toute prévision raisonnée, et ne nous laisse qu'une prudence
machinale semblable à celle des animaux ? »
L'école de Cousin n'est pas plus heureuse que l'école empirique dans l'explication de
l'induction. Il lui eût été facile, dans l'hypothèse où elle se place, d'assigner à cette
opération ses véritables principes. Néanmoins la plupart des philosophes de cette école
ont préféré invoquer un principe propre quelque peu vague : savoir qu'il y a de l’ordre
dans la nature. Quelle que soit l'insuffisance de ce principe, ce qui est plus insuffisant
encore c'est la métaphysique dont on prétend l'étayer : « On considère l'existence des
choses en soi comme la pierre angulaire et presque comme l'édifice entier de la
métaphysique ; voyons donc comme on la prouve et si même elle peut être prouvée ».
On invoque d'abord le sens commun, mais cet appel repose sur un malentendu. « Si
l'on osait faire parler au sens commun le langage de Kant, on pourrait dire qu'il croit
fermement aux substances et aux causes phénomènes,, mais qu'il n’a pas le moindre
soupçon des noumènes ».
On a recouru, sans plus de succès, à l'intuition intellectuelle. « C'est en vain qu’on
essaie de fonder la métaphysique sur ce qu'on appelle le principe de substance et le
principe de cause : car si la connaissance des choses en soi est intuitive, elle ne peut
revêtir la forme d’un principe, et, si elle ne l’est pas, elle ne peut prétendre à aucune
valeur objective ».
« Suivant une autre théorie et contrairement à la doctrine primitive de l'École, nous
saisissons immédiatement, non par la raison, mais par la conscience, une substance et
une cause qui est nous-mêmes et l'office de la raison se borne à donner à cette connaissance primitive une forme universelle et nécessaire en nous révélant que les
phénomènes qui nous sont étrangers n'ont pas moins besoin de substance et de cause
que ceux dont nous sommes le sujet, Mais que l'opération de la raison soit primitive ou
secondaire, il faudra toujours en revenir à l'idée, soit d'une science sans origine
assignable, soit d’une intuition semblable à celle que l'on regarde comme le privilège
exclusif de la conscience. D'un autre côté on peut élever quelques doutes sur la réalité
ou du moins sur l'étendue de ce privilège ».
On ne gagne rien d’autre part à identifier la substance et la cause avec la force. « La
force n'est pas plus une chose en soi que l’étendue dont elle est d’ailleurs inséparable, et
la sensation particulière qui nous en atteste la présence ne nous fait pas faire un seul pas
hors de la sphère des phénomènes. »
Ayant ainsi éliminé, et par des arguments à notre avis irréfutables, les théories qu’on lui
pourrait opposer, M. Lachelier aborde l'exposition de sa théorie propre. Il établira
d’abord le principe des causes efficientes, et sur ce point son argumentation sera toute
entière empruntée à Kant. Aussi bien n’y a-t-il plus à ce qu'il semble qu'un parti à
prendre. « En dehors des phénomènes et à défaut d’entités distinctes à la fois des
phénomènes et de la pensée, il ne reste que la pensée elle-même : c'est donc dans la
pensée et dans son rapport avec les phénomènes que nous devons maintenant chercher
le fondement de l’induction. »
La condition suprême de l'existence de la pensée est celle d'un sujet qui oppose son
unité à la diversité de ses sensations. Néanmoins cette unité ne saurait être donnée à
elle-même par un acte purement intellectuel et indépendant de ces sensations. Elle ne
peut être que l'unité d'une forme qui unifie ces sensations mêmes. « Or les rapports
naturels de nos sensations entre elles ne peuvent être que ceux des phénomènes
auxquels elles correspondent ; la question de savoir comment toutes nos sensations
s'unissent dans une seule pensée est donc précisément la même que celle de savoir
comment tous les phénomènes composent un seul univers ». D'autre part, « ce n'est pas
dans une liaison contingente, mais dans un enchaînement nécessaire que nous pourrons
trouver enfin l'unité que nous cherchons : car, si l'existence d'un phénomène n'est pas
seulement le signe constant, mais encore la raison déterminante de celle d'un autre, ces
deux existences ne sont plus que deux moments distincts d'une seule qui se continue en
se transformant du premier phénomène au second. C'est parce que tous les
phénomènes simultanés sont, comme dit Kant, dans une action réciproque universelle
qu'ils constituent un seul état de choses et qu'ils sont de notre part l'objet d'une seule
pensée ; et c'est parce que chacun de ces états n'est en quelque sorte qu'une nouvelle
forme du précédent que nous pouvons les considérer comme les époques successives
d'une seule histoire, qui est à la fois celle de la pensée et celle de l'univers. Tous les
phénomènes sont donc soumis à la loi des causes efficientes, parce que cette loi est le
seul fondement que nous puissions assigner a l'unité de l'univers et que cette unité est à
son tour la condition suprême de la possibilité de la pensée ».
« Mais la loi des causes efficientes ne rend pas seulement possible notre connaissance
des phénomènes, elle est encore la seule explication que nous puissions donner de leur
existence objective. » De cette existence nous ne pouvons sérieusement douter. Il est
impossible d'autre part qu'on nous montre une existence pure de toute relation à notre
pensée ; mais, si « nous ne sommes en tant qu'individu que l'ensemble de nos
sensations, une nécessité dont nos sensations en tant que telles ne sauraient rendre
compte constitue par cela même une existence aussi distincte de la nôtre que l'on peut
raisonnablement la demander. Ce n'est pas parce que nous sentons certains
phénomènes l'un après l'autre qu'ils s'enchaînent nécessairement, mais c'est au contraire
parce qu'ils doivent se développer dans un ordre nécessaire que notre sensibilité exprime
cet ordre sous le point de vue qui lui est particulier ; et, dès que nous reconnaissons que
la série de nos sensations n'est qu'une expression particulière de la nécessité universelle,
nous concevons tout ou moins la possibilité d'une infinité d'expressions analogues,
correspondant à autant de points de vue possibles sur l'univers. La détermination
nécessaire de tous les phénomènes est donc tout à la fois pour nous l'existence même du
monde matériel et le seul fondement que nous puissions assigner à celle d'autres esprits.
« Au reste, si la loi des causes efficientes explique à la fois notre propre connaissance
des phénomènes et l'existence que nous leur attribuons, c'est que ces deux choses sont
étroitement unies et n'en forment en réalité qu'une seule. Le propre de la pensée est, en
effet, de concevoir et d'affirmer l'existence de ses objets : et il est évident qu'une chose
n'existe, au moins pour nous, que parce qu'elle est au nombre des objets de la pensée...
Dans ce monde de phénomènes dont nous occupons le centre, la pensée et l'existence
ne sont que deux noms de l'universelle et éternelle nécessité. »
Telle est la démonstration. Quelle valeur faut-il lui accorder ? On a objecté contre elle
que le déterminisme des phénomènes ne saurait être la condition de l'unité de la pensée,
puisque, n'étant pas perçu, il est pour nous comme s'il n'était pas. Que d'ailleurs il
resterait à démontrer la nécessité même de la pensée. Il nous semble que c'est là se
méprendre sur le sens exact de la thèse. Ce sens, croyons-nous, se réduit à peu près à
ceci : Nous nous affirmons nous-mêmes et nous affirmons les phénomènes comme des
existences distinctes de l'acte momentané par lequel nous les percevons. On peut à la
rigueur écarter ces deux affirmations ; dans ce cas on est sceptique au sens le plus absolu
du mot et l'on n'a plus qu'à se taire ; mais, si on les accepte, qu'on s'en rende compte ou
non, on affirme implicitement le déterminisme universel, la loi des causes efficientes.
C'est là, croyons-nous, ce qu'après Kant M. Lachelier a prétendu démontrer : rien de
plus, rien de moins. « La plus élevée de nos connaissances n'est, dans cette hypothèse,
ni une sensation, ni une intuition intellectuelle, mais une réflexion par laquelle la pensée
saisit immédiatement sa propre nature et le rapport qu'elle soutient avec les
phénomènes : c'est de ce rapport que nous pouvons déduire les lois qu’elle leur impose
et qui ne sont autre chose que les principes. »
Il est clair qu'une semblable connaissance ne saurait en fait précéder l'expérience, mais
il est non moins clair qu'elle n'en dérive pas, puisque l'expérience ne pourrait même pas
nous donner le concept de la nécessité. C'est la conscience que nous prenons de la
nature même de toute expérience, abstraction faite du contenu déterminé de celle-ci.
C'est bien en ce sens une connaissance a priori. Elle se ramène, a-t-on dit, à un acte de
foi pur et simple. Oui sans doute si l'on entend par là un acte de foi à la vérité en
général. Après tout, pas plus que ses devanciers, Kant n'a pas, à proprement parler,
réfuté le scepticisme. Toute discussion suppose, en effet, un terrain commun aux deux
partis et par suite, de part et d'autre, un minimum d'affirmation. Le scepticisme radical
n'accordant rien, est par cela même irréfutable. Mais Kant a réfuté l'empirisme de Hume
en montrant que le scepticisme auquel ce philosophe est inévitablement conduit, s'il est
la conséquence logique des hypothèses dont il part, peut être évité dès que l'on
abandonne ces hypothèses. Au fond Hume nie gratuitement l'existence de jugements
synthétiques a priori, et sa philosophie peut être considérée comme une démonstration
par l'absurde de leur réalité. Prouver qu'une affirmation déterminée est logiquement
impliquée dans toute affirmation quelle qu'elle soit, c'est une manière, indirecte sans
doute, mais parfaitement rigoureuse de prouver cette affirmation elle-même. C'est
d'ailleurs la seule qu'on puisse appliquer aux principes, c'est-à-dire à des vérités qui, par
définition, ne sauraient être déduites de vérités plus générales.
Prise en elle-même, cette thèse kantienne nous semble si solide et la démonstration de
M. Lachelier si lumineuse, que nous nous étonnons qu'on discute encore ce point. Si
l'accord ne s'est pas dès maintenant établi, c'est, croyons-nous, parce que la plupart des
philosophes, au lieu de considérer en elle-même la démonstration kantienne du principe
de causalité, ne la séparent point de l'ensemble du kantisme. Or il faut bien reconnaître
que ce système soulève au moins autant de difficultés qu'il en résout. En particulier, et
pour ne pas trop nous éloigner de notre présent sujet, il est clair que ce n'est pas notre
entendement à nous, notre entendement individuel, qui crée l'ordre causal que nous
attribuons aux phénomènes. Cet ordre, il nous faut le découvrir, l'extraire lentement et
péniblement de l'expérience, de l'analyse des phénomènes eux-mêmes. Tout d'abord
nous le devinons en quelque sorte à propos de consécutions plus ou moins régulières
que nous constatons et qui en sont les conséquences plus ou moins éloignées. Nous
l'affirmons d'abord confusément par une sorte d'instinct de raison, sans toujours être
bien conséquents dans cette affirmation. Plus tard la réflexion nous persuade de sa
nécessité et de son universalité, mais sa connaissance précise et déterminée reste pour
nous l'idéal lointain et peut-être inaccessible de la science. D'où vient cet enchaînement
nécessaire que « nous ne pouvons nous représenter que comme une sorte de pensée
aveugle répandue dans les choses » ? À cette question Kant ne répond pas, et les
systèmes qui en Allemagne se sont produits après le sien ont eu pour principal objet de
la résoudre. Cette question, si M. Lachelier ne la résout pas complètement et d'une
manière définitive, nous verrons par la suite qu'il ne la laisse pas tout à fait de côté et
qu'il nous permet au moins d'entrevoir une solution possible.
Quoi qu'il en soit, après avoir établi la loi des causes efficientes, s'écartant quelque peu
de Kant pour se rapprocher de Descartes, il entreprend d'en déduire l'universalité du
mécanisme. « Il faut que nous percevions, dans la diversité même des phénomènes, une
unité qui les enchaîne, et puisque les phénomènes sont une diversité dans le temps et
dans l'espace, il faut que cette unité soit celle d’une diversité dans le temps et dans
l'espace. Or une diversité dans le temps est une diversité d'états ; et la seule unité qui
puisse se concilier avec cette diversité est la continuité d'un changement dont chaque
phase ne diffère de la précédente que par la place même qu'elle occupe dans le temps.
Mais une diversité dans le temps et dans l'espace est une diversité d'états et de positions
tout ensemble : et l’unité de cette double diversité ne peut être qu'un changement
continu et uniforme de position, ou, en un seul mot, un mouvement continu et
uniforme. Tous les phénomènes sont donc des mouvements ou plutôt un mouvement
unique, qui se poursuit autant que possible dans la même direction et avec la même
vitesse... car le mécanisme de la nature est, dans un monde soumis à la forme du temps
et de l'espace, la seule expression possible du déterminisme de la pensée. » Telle est la
déduction par laquelle M. Lachelier passe du déterminisme kantien au mécanisme
cartésien. Elle est substantiellement identique à celle que nous propose Hegel au début
de sa Philosophie de la nature. Pour l'un comme pour l'autre philosophe le mouvement
est l'unité immédiate de l'espace et du temps. Quant à la contradiction inhérente au
mécanisme absolu, contradiction qui semble avoir échappé à Descartes et que Leibniz a
relevée contre lui, il ne se peut que M. Lachelier l'ait méconnue. Il nous dira lui-même
plus tard (Psych. et Métaph.) : « Les parties de l'étendue ne peuvent pas, comme le
croyait Descartes, se distinguer les unes des autres par leur mouvement, elles ne peuvent
pas changer de place entre elles puisqu'elles ne sont elles-mêmes que des places, et un
tel changement ne pourrait en tout cas être perçu, puisqu'elles sont parfaitement
semblables les unes aux autres. » Si donc il ne s'arrête pas ici à cette contradiction et
semble même nous présenter le mécanisme comme un système intrinsèquement cohérent, c'est que la difficulté sera plus tard implicitement résolue, lorsqu'en possession du
principe de finalité, l'auteur pourra comme Leibniz, superposer le dynamisme au
mécanisme de Descartes. Nous ne nous arrêterons pas ici à exposer son argumentation
contre les objections vulgaires adressées au mécanisme et fondées soit sur la finalité des
phénomènes vitaux, soit sur la liberté humaine. Nous nous bornerons à déclarer qu'elle
nous semble absolument décisive.
La seconde partie de la thèse, celle qui a trait à la finalité, est, croyons-nous, de
beaucoup la plus personnelle et la plus intéressante. D'abord, à ce qu'il nous semble, M.
Lachelier est le premier philosophe qui ait présenté le principe de finalité comme une
des conditions indispensables de l'induction. Même aujourd'hui cette opinion est loin de
s'être universellement imposée. Beaucoup semblent croire encore que le déterminisme
suffit. Cependant comment juger que dans deux cas donnés les circonstances sont assez
analogues pour nous autoriser à prévoir la reproduction dans le second d'un
phénomène observé dans le premier ? Sauf pour quelques faits relativement simples
comme les éclipses ou les phases de la lune, les raisons mécaniques profondes
échappent à notre connaissance, nous ne pouvons affirmer l'identité des deux cas que
sur la foi d'apparences sensibles que nous croyons liées indissolublement à certaines
propriétés physiques, encore que nous n'apercevions en aucune manière cette liaison.
Toute induction implique donc en fait la croyance, justifiée ou non, à la stabilité au
moins relative des espèces et des genres. Or celle-ci n'est concevable que si elle est pour
la nature une fin, si cette nature n'est point une puissance capricieuse et déréglée,
indifférente à l'achèvement et à la durée de ses propres œuvres. C'est ce qui n'est
nullement impliqué dans le principe de causalité réduit à lui-même. Le mécanisme fait
de la nature un tout en ce sens qu'en vertu de ce principe tout changement dans une
partie de l'univers se répercute dans l'univers entier, mais que ce tout soit composé de
parties distinctes, possédant une unité et une indépendance relatives ; que ces parties
puissent se distribuer en genres et en espèces immuables, ou tout au moins ne pouvant
se modifier que par une lente et progressive évolution, c'est ce que le mécanisme
n'implique pas. L'ordre de la nature s'accorde avec les lois du mouvement, et c'est par
cette concordance qu'il se conserve ; il ne saurait y contredire sans les supprimer et avec
elles la nature elle-même, mais ces lois ne suffisent pas à l'expliquer.
Le mouvement comme tel est indifférent à toute direction ; tendre à réaliser une
certaine fin, c'est une détermination qu'il n'exclut pas, mais qu'il n'appelle pas davantage.
Il peut produire l'ordre, mais il peut également ne produire que le désordre. « Le monde
d’Épicure avant la rencontre des atomes ne nous offre qu'une faible idée du degré de
dissolution où l'univers, en vertu de son propre mécanisme, pourrait être réduit d'un
instant à l’autre. » La loi des causes finales est donc une condition de l'induction et une
condition nouvelle, qui vient s'ajouter à la loi des causes efficientes, sans pouvoir en
aucune façon s'y réduire.
Cette seconde loi d'ailleurs doit comme la première être établie a priori sous peine de
cercle vicieux. On peut dire que, sous ce rapport, le kantisme présente une lacune ; que
la théorie kantienne de la science demeure incomplète et boiteuse. Kant est de tous les
philosophes celui qui a défini de la manière à la fois la plus précise et la plus dégagée de
tout anthropomorphisme le concept de finalité. Il n'en a pas d'ailleurs méconnu
l'importance méthodologique. Néanmoins le principe de finalité n'est pour lui qu'une
maxime directrice de la recherche ; il lui refuse toute valeur apodictique. Il n'est pas
seulement subjectif au sens général où dans son système tous les principes de
l'entendement sont ainsi appelés, mais il est affecté, pourrait-on dire, d'une subjectivité à
la seconde puissance. Il n'a pas cette objectivité qui consiste à s'imposer sans condition
au monde phénoménal. C'est une hypothèse naturelle à l'esprit et souvent féconde en
découvertes, mais non une loi véritable de la nature. Sur ce point M. Lachelier se sépare
de Kant et se rapproche de Hegel. Pour lui l'ordre des fins est réel et même sa réalité est
supérieure à celle du mécanisme. « L'unité téléologique de chaque être, voilà, sans
préjudice du mode, l'intuition où nous pourrons être élevés dans une autre vie, le
véritable noumène dont les phénomènes ne sont que la manifestation et que nous
saisissons dès à présent non par une conception abstraite ou une sensation aveugle,
mais par une perception intellectuelle et sensible tout ensemble. »
Maintenant comment établir la réalité de cet ordre des fins ? La seule démonstration
possible ici est une démonstration dialectique. L'affirmation de la finalité ne peut reposer
que sur l'insuffisance de la causalité. Non pas une insuffisance relative et conditionnée,
l'insuffisance pour ceci ou pour cela, car il y aurait cercle vicieux ; mais une insuffisance
intrinsèque et absolue, l'impossibilité pour la causalité de subsister réduite à soi-même ;
une véritable contradiction interne. L'ordre des fins sera donc nécessaire, parce que sans
lui l'ordre des causes serait impossible. Mais comment la finalité serait-elle nécessaire ?
Finalité et nécessité sont, semble-t-il, termes qui s'excluent ; cela est vrai en ce sens qu'il
serait absurde d'assigner une cause finale à un fait intrinsèquement nécessaire, comme
par exemple les propriétés des figures géométriques ou des fonctions algébriques.
Quelque harmonie qu'elles manifestent et quelque satisfaction esthétique qu'elles
procurent à l'esprit, il serait absurde de leur attribuer d'autre raison d'être que
l'enchaînement logique qui les relie aux définitions posées. C'est là un genre d'harmonie
et si l'on veut de beauté qui est inhérent à la nécessité elle-même et où la finalité n'a
point de part. Si d'autre part le mécanisme de la nature est compatible avec la finalité,
c'est que la nécessité qu'il impose au cours des phénomènes n'est en dernière analyse
qu'une nécessité hypothétique. Mais la finalité est nécessaire, en ce sens qu'une nature
d'où elle serait exclue est absolument inconcevable ; que, si nous ne pouvons déterminer
a priori les fins de la nature, point sur lequel du reste nous faisons les réserves les plus
expresses, au moins est-il certain a priori qu'il existe de telles fins.
C'est bien ainsi du moins, à ce qu'il nous semble, que l'a entendu notre auteur,
quelque atténuation qu'il apporte par instants à l'expression de sa pensée. « Une pensée
qui reposerait exclusivement sur l'unité mécanique de la nature glisserait en quelque
sorte à la surface des choses, sans pénétrer dans les choses elles-mêmes : étrangère à la
réalité, elle manquerait elle-même de réalité et ne serait que la forme vide et la possibilité
abstraite d'une pensée. Il faut donc trouver un moyen de rendre à la fois la pensée réelle
et la réalité intelligible ; et ce moyen ne peut être qu'une seconde unité qui soit à la
matière des phénomènes ce que la première est à leur forme et qui permette à la pensée
de saisir par un acte unique le contenu de plusieurs sensations. » Cette unité c'est la
finalité. « La première unité de la nature était l'unité purement extrinsèque d'une
diversité radicale : la seconde est, au contraire, l'unité intrinsèque et organique d'une
variété dont chaque élément exprime et contient à sa manière tous les autres. » D'ailleurs
« ce n'est pas seulement la pensée, c'est aussi la nature que la loi des causes finales fait
passer d'une existence abstraite à une existence réelle ». Mais pourquoi M. Lachelier ne
veut-il pas reconnaître au principe de finalité la même nécessité absolue qu'à celui de
causalité ? Une existence abstraite qui ne reposerait pas sur une existence réelle seraitelle une existence ? L'auteur l'appelle lui-même « un état d'évanouissement et de mort. »
La pensée se décide à en sortir « par un acte non de connaissance, mais de volonté ».
Soit, si par volonté on entend ici une volonté inhérente à la pensée elle-même, une
spontanéité inséparable de son idée, la volonté d'être. Mais à ce titre on en peut dire tout
autant de l'affirmation déterministe. Je puis à la rigueur me représenter l’espace et le
temps vides ; c'est ce que l'on fait dans les sciences abstraites. Je puis aussi me les
représenter remplis d'événements désordonnés et incohérents. Ce que je ne puis pas
c'est croire à la réalité de semblables représentations. Si j’affirme le déterminisme, c'est
que je veux croire à quelque chose, m'évader du scepticisme où sans cela je demeure
enfermé. Cette affirmation est donc un acte de volonté au même titre que celle de la
finalité et c'est parce que la première ne suffit pas que je suis forcé de recourir à la
seconde.
C’est d'ailleurs ce que l’auteur lui-même a déjà implicitement reconnu et ce qu'il
proclamera plus clairement encore dans la suite : « Mais nous pouvons aller plus loin
encore, nous pouvons établir que l’existence abstraite qui consiste dans la nécessité
mécanique, a besoin elle-même de trouver un point d'appui dans l'existence concrète
qui n'appartient qu'à l'ordre des fins, et qu'ainsi la finalité n'est pas seulement une
explication mais la seule explication complète de la pensée et de la nature. » En effet
l'explication par les causes implique la régression à l'infini, son achèvement est donc
intrinsèquement inconcevable. L'explication par les fins est affranchie de cet
inconvénient. « Ce n'est donc que dans son progrès vers les fins que la pensée peut
trouver le point d'arrêt qu'elle cherche vainement dans sa régression vers les causes
proprement dites. » - Et plus loin : « La nécessité réduite à elle-même n'est rien, puisqu'elle n'est même pas nécessaire. » Voilà, croyons-nous, présentée dans toute sa force,
la démonstration dialectique qui nous semble être la seule possible et conférer au
principe de finalité une certitude au moins égale à celle du principe des causes
efficientes.
Nous ne voulons pas quitter ce sujet sans signaler une théorie présentée, il est vrai,
d'une manière toute incidente, qui, sans être précisément fausse, pourrait, croyons-nous,
autoriser de graves abus. « Ne craignons pas de dire, écrit l'auteur, qu'une vérité qui ne
serait pas belle ne serait qu'un jeu logique de notre esprit et que la seule vérité solide et
digne de ce nom c'est la beauté ». Il ne peut être ici question que de la vérité
philosophique, car dans les sciences proprement dites une vérité c'est un fait, et il y a
malheureusement beaucoup de faits qui ne sont pas beaux. Que dans ce sens
particulier, la vérité et la beauté, n'étant que deux noms de l'harmonie universelle,
désignent au fond une seule et même chose, nous ne saurions le contester sans
désavouer tout ce qui précède. Mais pourquoi, en cas de conflit, donnerais-je raison à
mon sens esthétique contre mon entendement ? Celui-ci est faillible sans doute, mais
l'autre l'est-il moins ? N'est-il pas en tout cas plus personnel, plus dépendant de mon
tempérament et de mes habitudes ? Aucun philosophe, pas même l'auteur, ne
consentirait à être jugé comme un poète ou un romancier. Tous apportent des raisons
auxquelles il faut répondre par des raisons, et celui qui n'en a pas, convaincu ou non, n'a
qu'à garder le silence.
Comme la loi des causes efficientes nous a conduits au mécanisme, de même celle des
causes finales nous servira à justifier le dynamisme universel. Les fins ne se réalisent
point comme par une série de miracles dans un univers mécanique préalablement
donné et subsistant indépendamment de toute finalité. Le monde n'est pas, comme l'ont
conçu quelques anciens, un chaos organisé par une sorte de coup d'état d'une
intelligence extérieure. Causalité et finalité se pénètrent de toute part. « Les moyens se
rangent d'eux-mêmes dans l'ordre le plus convenable pour réaliser la fin..... Tout
phénomène ou, ce qui revient au même, tout mouvement est donc le produit d'une
spontanéité qui se dirige vers une fin : mais une spontanéité qui se dirige vers une fin est
une tendance, et une tendance qui produit un mouvement est une force : tout
phénomène est donc le développement et la manifestation d'une force. » Si, d'autre part,
la perception est, comme l'a définie Leibniz, l'expression de la multiplicité dans l'unité,
toute force doit à quelque degré être douée de perception. L'âme de l'animal et l'esprit
de l'homme ne diffèrent que par le degré des forces purement physiques. Leur
supériorité tient seulement à ce que leurs perceptions enveloppent une multiplicité à la
fois plus complexe et plus distincte. La force, d'ailleurs, est une et complexe à la fois.
Puisqu'elle n'est que la tendance du mouvement vers une fin, on peut admettre sans
contradiction qu'il y a autant de forces que de mouvements distincts et que plusieurs
mouvements qui tendent vers une même fin sont l'expression d'une force unique.
D'ailleurs : « Il n'y a pas plus d'atomes de force que d'atomes d'étendue ».
Enfin la nature dans son ensemble est une œuvre de la liberté. Elle se réalise par une
succession de créations indépendantes analogues à ce que dans l'humanité nous
appelons inventions. La liberté est précisément le pouvoir de varier ses desseins, de créer
des idées nouvelles. Cette liberté se manifeste dans la nature par l'apparition successive
d'idées qui sont en même temps des êtres ou que les êtres sont contraints fatalement de
réaliser. L'homme seul est libre en ce sens qu'il est à son tour créateur. Il crée un monde
infini de pures idées que sa volonté s'efforce ensuite de réaliser. La liberté de l'homme se
substitue pour ainsi dire à la fécondité de la nature. Elle lui est inférieure en ce qu'elle est
impuissante à créer des êtres véritables, mais elle lui est supérieure en ce que les œuvres
superficielles de l’art introduisent dans l'univers un degré de beauté que, dans ses
œuvres vivantes, la nature semble impuissante à réaliser. Telle est la véritable liberté, qui
n'a rien à voir avec la prétendue liberté d'indifférence et qui, comme la puissance
créatrice de la nature, se concilie avec le déterminisme. « Ainsi l'empire des causes
finales, en pénétrant sans le détruire dans celui des causes efficientes, substitue partout la
force à l’inertie, la vie à la mort, la liberté à la fatalité… La véritable philosophie de la
nature est un réalisme spiritualiste aux yeux duquel tout être est une force et toute force
une pensée qui tend à une conscience de plus en plus complète d'elle-même. »
Ainsi M. Lachelier, pour justifier l'induction, est amené à développer un ensemble de
vues très intéressantes sur la philosophie de la nature. Le double principe des causes
efficientes et des causes finales ne nous sert pas seulement à justifier les inductions
fondées sur l'observation, il contient une connaissance a priori des choses elles-mêmes.
Cette connaissance, c'est cette idée a priori de ce qui doit être, cet être idéal qui est pour
nous le type et la mesure de l'être réel dont il sera question dans Psychologie et
Métaphysique. C'est donc en dernière analyse l'idée qui est la suprême réalité, c'est dans
l'intelligible qu'il faut chercher la raison du sensible. Une telle philosophie est donc,
implicitement, un idéalisme absolu. La distinction établie par Kant entre la matière et la
forme de la connaissance disparaît ou tout au moins cesse de limiter l'emploi théorétique
de la raison. Notre connaissance rationnelle de la nature n'est plus bornée par les
conditions mêmes de son exercice â un petit nombre de principes abstraits. Est-ce à dire
que nous soyons en état de reconstruire l'univers sans l'observer ? Non, sans doute, mais
ceux qui entendent ainsi l'idéalisme absolu en font la caricature pour le réfuter plus
facilement. Mais si les choses sont des idées, si leur réalité n'est qu'une idéalité exprimée
symboliquement par la figure et le mouvement, rien, sinon peut-être l'imperfection
présente de son développement, n'empêche la pensée humaine de reproduire en un
système philosophique ces idées de la nature et leur enchaînement logique.
Sans doute nous ne connaîtrons pas ainsi ce que Kant appelle la chose en soi, mais
cette chose en soi il la confond à tort avec le noumène. La chose en soi n'aurait par
hypothèse aucun contact avec la pensée, elle serait pour nous comme si elle n'était pas.
Le noumène est au contraire ce que l'esprit conçoit au delà du phénomène comme
explication de celui-ci ; et il peut être connu : c'est l'unité téléologique de chaque être.
Ainsi cette œuvre qui a si puissamment contribué à répandre parmi nous la
connaissance et l'intelligence de la philosophie kantienne dépasse elle-même le point de
vue kantien. Celui-ci n'y est contenu que comme un élément important, mais
subordonné.
On pourrait dire, il est vrai, qu'elle est simplement un retour au système de Leibniz,
mais il n'y a entre ces deux jugements aucune contradiction. L'inspiration leibnizienne de
l'ouvrage que nous examinons ne saurait être contestée. Non seulement Leibniz y est
cité à chaque instant, mais le dynamisme auquel conclut l'auteur semble d'abord
identique au dynamisme leibnizien. Il y a cependant entre les deux une différence
profonde. La nature pour M. Lachelier est bien constituée par des forces, mais ces forces
ne sont pas des monades, leur unité n'est plus conçue comme l'indissolubilité d'un être
simple, l'atome de force va rejoindre l'atome d'étendue dans le domaine des abstractions
réalisées. La monade n'est que le terme imaginaire d'une régression indéfinie. C'est ici
que redevient sensible l'influence kantienne. Le dynamisme qu'on nous propose est bien
le dynamisme de Leibniz, mais corrigé conformément aux conclusions de la critique. La
force pour Leibniz est une substance, et la substance une chose en soi. M. Lachelier ne
peut conserver la force qu'en la dépouillant de ce caractère, c'est une réalité physique et
non une entité métaphysique, elle n'a pas une réalité substantiellement différente de
celle du mouvement ; le mouvement c'est la force développée dans l'espace, la force
c'est le mouvement concentré dans son unité formelle. Leibniz croit retrouver dans ses
monades les formes d'Aristote, et leur a longtemps donné ce nom. Il convient
certainement mieux aux forces telles que M. Lachelier les conçoit.
Cette manière de concevoir la force permet de se représenter facilement comment
l'unité dynamique d'un être particulier se concilie avec la multiplicité des forces
élémentaires qui le constituent. Il en est de la nature dans son ensemble et des êtres
naturels comme d'une œuvre d'art bien faite où chaque partie a son unité propre sans
préjudice de l'unité totale. D'ailleurs comme le mouvement prend de lui-même la
direction nécessaire pour réaliser les fins de la nature, ainsi, semble-t-il, les forces
élémentaires doivent d'elles-mêmes, et tout en tendant à leur fin propre, concourir à la
fin plus compréhensive que poursuit la force supérieure à laquelle elles sont
subordonnées. Mais alors une difficulté apparaît que l'auteur ne signale pas et à laquelle
il ne nous semble pas avoir répondu, même implicitement.
D'où vient le conflit des forces ; et même en quoi consiste précisément ce conflit ? Ce
conflit existe pour lui, puisque « toute sensation est la conscience au moins indirecte du
conflit de deux forces », et que « nous avons une conscience directe de ce conflit lorsque
nous déployons un effort volontaire ». Ces affirmations elles-mêmes appellent déjà une
objection. Comment la conscience d'un conflit qui est un rapport peut-elle exister dans
l'un des termes de ce rapport et non pas seulement dans un troisième terme qui
envelopperait les deux premiers ? Mais ce n'est pas sur cette question de détail que nous
voulons insister ici. Celle qui nous préoccupe est d'une généralité plus haute : si nous
concevons la force comme on nous demande de la concevoir, qu’est-ce que le conflit de
deux forces ? Si nous comprenons bien la doctrine, une force n'existe réellement que si
elle produit quelque effet ; mais les effets des forces sont des mouvements. Deux forces
opposées tendraient donc à donner à un même mobile deux mouvements
incompatibles ; mais comme il est impossible que le mobile prenne à la fois ces deux
mouvements, l'une au moins des deux forces serait sans effet, c'est-à-dire sans réalité.
Dira-t-on que dans ce cas l'effet de cette force est précisément de diminuer la vitesse du
mouvement que la première produirait si elle agissait seule ? La réponse est très claire
dans l'hypothèse où les forces subsisteraient en soi, indépendamment de leurs effets ;
elle nous semble l'être beaucoup moins si la force et le mouvement ne sont que les deux
faces opposées du même phénomène. On pourrait dire qu'en refusant à la force cette
existence en soi que lui attribuait Leibniz l'auteur rend possible l'influence réciproque des
forces que ce philosophe était réduit à nier, et superflue l'hypothèse de l'harmonie
préétablie. Mais influence ne veut pas dire conflit, et si la finalité pénètre le mécanisme
sans le détruire ni l'altérer, les forces supérieures semblent pouvoir diriger les forces
inférieures, sans précisément entrer en opposition avec elles. Peut-être même cette
seconde hypothèse n'est-elle au fond qu'une simple traduction de la première en termes
quelque peu différents. D'autre part, à tort ou à raison, on associe habituellement à l'idée
de force celle d'opposition ou de conflit et l'auteur lui-même consacre cette association
en expliquant la sensation par le conflit de deux forces. Nous ne doutons pas que
l'auteur puisse résoudre cette difficulté. Nous nous bornons à la signaler non comme une
contradiction irrémédiable qui ruinerait la théorie que nous venons d'exposer, mais
comme une lacune importante qu'elle nous semble présenter et dont le résultat est de
jeter une certaine obscurité sur la notion de force, notion fondamentale dans cette
théorie.
L'opuscule suivant : Psychologie et Métaphysique, est-il l'expression d'une philosophie
nouvelle ou tout au moins d'une nouvelle phase de celle qui a inspiré Le fondement de
l'induction ? Nous ne le croyons pas, ou du moins nous ne trouvons rien dans les textes
qui nous oblige à le supposer. Sans doute ce second ouvrage contient une déduction a
priori des catégories, et en particulier de la causalité et de la finalité, qui n'est pas
contenue dans le premier et par laquelle l'auteur marque plus clairement l’évolution qui
l'éloigne du criticisme pur. Mais rien ne nous autorise à supposer que cette déduction
n'était pas présente à son esprit quand il écrivait le premier ouvrage et que, s'il ne l'y a
pas incorporée, c'est tout simplement parce qu'elle ne lui semblait pas faire partie
intégrante de son sujet. Pour tout le reste nous ne voyons entre les deux écrits non
seulement aucune contradiction, mais même aucune différence du point de vue qui ne
puisse trouver une explication suffisante dans la différence des questions traitées.
L'objet de ce second ouvrage est l'un des plus graves problèmes de la philosophie
contemporaine. Il semble que, de nos jours, après les sciences de la nature, la
psychologie tende à se détacher de la philosophie, à se constituer comme étude distincte
et à prendre rang parmi les sciences positives à côté de la physiologie, sur laquelle
d'ailleurs elle s'appuierait de plus en plus. Le mouvement qui avait commencé au début
de ce siècle au sein de l'école idéologique et contre lequel Jouffroy et Cousin s'étaient
efforcés de réagir, aujourd'hui que leur philosophie est presque universellement discréditée, semble reprendre son cours. Or c'est là pour l'avenir de la philosophie un fait
extrêmement grave. Si la psychologie réussit à s’en dégager tout à fait, que pourra-t-il
subsister de celle-ci, sinon la métaphysique ? D'autre part la métaphysique semble quant
à sa possibilité dépendre de la psychologie, « s'il y a une raison idéale des choses et si
cette raison nous est accessible, c'est en nous-mêmes que nous devons la chercher ».
L'ouvrage se présente franchement comme un plaidoyer en faveur du spiritualisme.
L'auteur réduit à six thèses fondamentales le spiritualisme de V. Cousin. Il expose
ensuite les objections que les nouveaux psychologues opposent à chacune de ces thèses,
puis s'efforce de chercher une réponse à ces objections. Il faut noter toutefois qu'il fait
volontiers à la psychologie nouvelle d'importantes concessions et que, s'il reprend pour
son compte les conclusions de Cousin, c'est en en modifiant si profondément le sens
qu'on est véritablement en face d'une philosophie originale et que le spiritualisme de M.
Lachelier n'a guère de commun que le nom avec celui des éclectiques.
Voici les six thèses essentielles du spiritualisme cousinien :
1° « Les faits de conscience forment un monde à part et la science de ces faits doit être
distincte de toutes les autres sciences, y compris, la physiologie.
2° « Les faits de conscience, à l'exception toutefois des faits volontaires, sont soumis à
des lois analogues à celles qui régissent le monde extérieur. Nous rapportons en général
les faits de conscience à certaines propriétés durables de notre être, que nous appelons
facultés.
3° « Notre volonté est libre... Nous avons conscience à la fois de notre volonté et de
notre décision et de la liberté avec laquelle l'une procède de l'autre.
4° « Dans I'absolu et aux yeux de Dieu nous sommes une substance semblable aux
autres substances de la nature : pour nous-mêmes et aux yeux de la conscience, nous
sommes un sujet libre et actif, une personne, un moi.
5° « Nous avons des connaissances qui ne dérivent pas exclusivement de l'expérience
et qui sont dues, au moins en partie, à une faculté spéciale appelée raison.
6° « Les connaissances que nous devons à notre raison ne sont pas seulement vraies à
nos propres yeux ; elles correspondent à des vérités qui existent hors de nous et dans la
nature des choses. »
Après avoir ainsi résumé les conclusions du spiritualisme éclectique l'auteur résume en
ordre inverse les arguments que leur oppose la nouvelle psychologie. Celle-ci en vient à
nier jusqu'à l'existence propre de la conscience. « Il n'y a donc pas de phénomènes de
conscience qui forment, comme on l'a cru, un monde distinct et détaché du monde
extérieur : il n'y a en nous et nous ne sommes nous-mêmes qu'une série de phénomènes
semblables à tous les autres, qui ont seulement le privilège de se réfléchir et de se
redoubler dans une conscience. La psychologie n'a pas de domaine propre, pas même
celui du rêve, ou du moins du rêve relatif et réel : elle n'est qu'une forme subjective et
provisoire de la physiologie, qui n'est elle-même qu'une branche de la physique. »
L'auteur n'a pas de peine à faire justice de ces conclusions extrêmes. Que les faits
psychiques, pris en soi, se réduisent à des mouvements matériels, cela est possible ; en
tous cas ils nous apparaissent comme quelque chose de tout différent. Comment
expliquer cette apparence ? D'autre part ce monde extérieur sur lequel on prétend
« greffer après coup » la conscience n'existe lui-même que pour une conscience.
L'indéfinie divisibilité de l'étendue nous interdit de lui attribuer une existence en soi. Il y
a plus, la conscience ne saurait elle-même se réduire à la perception de l'étendue.
L'étendue non qualifiée, non différenciée et le mouvement qui s'y produirait sont
radicalement irreprésentables. La perception de l'étendue n'est possible que par la
sensation. La sensation, d'autre part, a pour condition la tendance, la volonté, volonté
aveugle et irréfléchie qui ne se connaît que dans et par ses effets, mais sans laquelle la
conscience sensible est tout à fait inconcevable. Le matérialisme réaliste et le
matérialisme idéaliste, « qui absorberait la conscience dans ce monde relativement
extérieur qu'elle porte en elle-même », sont l'un et l'autre insoutenables. « Ce n'est pas de
la perception à la volonté, c'est au contraire de la volonté à la perception que se
succèdent, dans leur ordre de dépendance et probablement aussi de développement
historique, les éléments de la conscience. » La conscience n'est pas une sorte d'accident
dans un monde tout matériel. Elle n'est pas non plus, « comme le voulait Cousin en
dehors et au-dessus du monde extérieur, mais au-dessous et au centre même de ce
monde qui n'en est que l'épanouissement ». Mais, si la nouvelle psychologie est ainsi
réduite à rejeter le matérialisme qu'elle professe implicitement, il semble qu'elle pourrait
s'en tenir à une sorte de naturalisme et que rien ne l'oblige à reconnaître le spiritualisme
proprement dit. D'ailleurs l'auteur, tout en réservant la question de la raison, a
abandonné sans regrets, avec les lois propres aux faits psychologiques, la liberté
d'indifférence et l'idée d'un moi abstrait et extérieur à ses propres modes. Il lui suffit pour
l’instant d’avoir rétabli la réalité de l’âme elle-même et de ses facultés, qui sont pour lui
les modes permanents de la conscience, modes sur lesquels se détachent les
phénomènes transitoires qu'une observation superficielle remarque seuls et auxquels elle
est portée à réduire la vie psychique tout entière. Faut-il sacrifier définitivement la raison
et la liberté ? L'auteur ne le pense pas. Mais les résultats qu'il a obtenus jusqu'ici sont les
seuls que puisse donner l'analyse impartiale de la conscience sensible.
Par cette analyse nous prenons en quelque sorte conscience de notre propre
conscience, mais cette seconde conscience, cette conscience de la conscience ne peutelle à son tour être soumise à l'analyse ? En un sens cette nouvelle conscience, que
l'auteur appelle conscience idéale ou intellectuelle, ou simplement pensée, n'a pas
d'autre contenu que celui de la conscience sensible ; mais tandis qu'à celle-ci ce contenu
est simplement donné, c'est seulement de la pensée qu'il reçoit une signification et une
valeur déterminée. C'est elle qui le juge et opère le départ de la vérité et de l'erreur. Un
rêve, une hallucination ont dans la conscience sensible la même valeur qu'une
perception ; une succession accidentelle est pour elle un fait de même ordre qu'une
succession nécessaire. Bref, pour la conscience sensible, le vrai et le faux n'existent pas.
Ils n'existent que pour la pensée dont la fonction propre est de les distinguer. Cela
explique pourquoi l'empirisme conduit logiquement au scepticisme. Rejetant la pensée
pour s'en tenir à la conscience sensible, il y cherche en vain les conditions d'une
distinction qui n'existe pas pour elle. Pour qu'un savoir quelconque soit possible, « il faut
qu'il y ait en nous avant toute expérience une idée de ce qui doit être, un être idéal
comme le voulait Platon, qui soit pour nous le type et la mesure de l'être réel. C'est cette
idée qui seule peut être le sujet de la connaissance ; car elle n'est point une chose, mais
la vérité a priori de toutes choses, et la connaissance n'est que la conscience que cette
vérité idéale prend d'elle-même en se reconnaissant dans les choses qui la réalisent ».
C'est en effet Platon qui le premier a reconnu et proclamé cette fonction souveraine de
la pensée et par cela même créé la philosophie proprement dite. Kant l'a continué,
croyant le contredire, quand il établissait que la pensée n'a pas pour objet des choses en
soi distinctes des choses sensibles, mais la vérité des choses sensibles. Toutefois, il est
tombé dans une étrange inconséquence en refusant toute valeur aux idées spéculatives
qui ne comportent pas une vérification expérimentale, appelant ainsi en même temps la
pensée à juger l'expérience et l'expérience à juger la pensée. Il faut pourtant qu'en
dernière analyse le fait soit la mesure de l'idée, ou l'idée la mesure du fait. Cette
inconséquence tient d'ailleurs, en partie du moins, à ce que l'idée est encore pour lui une
donnée, c'est-à-dire un fait. L'effort de ses successeurs a consisté à nous la faire
comprendre comme elle est en effet, à montrer qu'« elle est, et que nous sommes nousmêmes en tant que sujet intellectuel, une dialectique vivante ».
Cousin avait compris Platon, mais il n'a rien entendu à la philosophie de Kant et si un
instant il a été séduit par celle de ses successeurs, il ne l'a saisie qu'en gros et dans ses
résultats. C'est par la méthode de Condillac qu'il a tenté à ses débuts de démontrer la
philosophie de Schelling. M. Lachelier, au contraire, a pénétré la vraie signification du
kantisme. Il a vu que, dans ce système, les jugements synthétiques a priori par lesquels
nous appliquons aux données sensibles les catégories de l'entendement, sont pour ainsi
dire les éléments d'une définition du réel, qu'ils expriment l'idée a priori de la vérité, idée
qui doit bien de quelque manière se trouver dans notre intelligence si nous sommes
capables de discerner parmi les apparences sensibles celles qui répondent à quelque réalité de celles qui n’existent qu'à titre de pures apparences. Il a vu aussi qu'on ne pouvait
s'en tenir au kantisme, que s'il appartient à la pensée de contrôler et de légitimer la
perception, elle doit porter en soi la garantie de sa propre légitimité. Cette conscience
que la vérité idéale prend de soi, en se reconnaissant dans les choses qui la réalisent,
doit en un certain sens dépasser ces choses elles-mêmes.
S’il en est ainsi, cette vérité idéale doit produire elle-même par un mouvement
autonome, par une dialectique interne, ses propres déterminations. C'est ce qu'ont admis
en commun Fichte, Schelling et Hegel, c'est ce qu'admet aussi M. Lachelier, et c'est ainsi
qu'il s'élève de la psychologie à la métaphysique. L'analyse de la conscience sensible
nous a fait passer du matérialisme au naturalisme, celle de la conscience intellectuelle
nous conduit d'abord à reconnaître la pensée comme un fait, mais la pensée n'est pas et
ne saurait être un simple fait qui viendrait se superposer aux faits sensibles. L'analyse
psychologique cesse de lui être applicable. Pour la connaître, il faut reconstituer le
processus par lequel elle se produit elle-même. C'est par la psychologie que débute la
connaissance de l'homme spirituel, mais c'est par la métaphysique qu'elle doit s'achever.
D'ailleurs cette science de la pensée, si elle parvenait à se constituer, serait en même
temps la science de toutes choses. On voit qu’en principe du moins, l'auteur n'a garde
d'imposer aucune limite à la pensée spéculative, que la métaphysique est bien pour lui la
science absolue ou la science de l'absolu.
Néanmoins de cette science il se contente présentement d'esquisser quelques traits.
C'est là, par malheur, ce qui rend sa pensée difficile à saisir. L'esquisse est trop peu
poussée, les traits de la science à constituer sont trop sommairement indiqués pour qu'on
puisse sans crainte de s'égarer chercher à en apercevoir le plan.
Il y a trois idées de l'être ou, selon l'expression de Schelling, trois puissances. La
première est simplement la notion purement formelle de l’existence ou de la vérité. Elle
s'impose à nous par une inéluctable nécessité. En effet, sa négation se transforme
immédiatement en affirmation. Si la vérité n'est pas, cela du moins est vrai qu'elle n'est
pas. Si donc il s'agit, non de tel ou tel contenu, mais de la vérité ou de l'être en général,
nous sommes contraints d'en affirmer l'existence réelle. « Cette idée de l'être, dont nous
venons d'établir l'existence, paraîtra probablement bien vide : elle n'est en effet que l'idée
ou la forme même de l'existence, mais avec ce singulier caractère qu'elle se produit
logiquement elle-même. Elle suffit, grâce à ce caractère, pour rendre compte de deux
éléments de la conscience sensible dans lesquels1 elle se réfléchit en quelque sorte, et
auxquels elle confère par cela même une valeur objective. » Ces deux éléments sont le
temps et l'étendue linéaire. Ces deux éléments sont-ils véritablement déduits ? Nous ne
le pensons pas. Que la détermination par soi, qui est le caractère de l'être pur, puisse
être représentée symboliquement par le cours du temps ou l'étendue linéaire, cela est
incontestable ; mais c'est, semble-t-il, la simple constatation d'un fait. D'où procède la
nécessité de ce double symbole, c'est ce que nous n'apercevons pas. Encore moins nous
1
Lequel RMM
expliquons-nous comment l'idée de l'être se transforme au contact de son double
symbole et que la nécessité logique devienne nécessité mécanique. Tout cela est peutêtre démontrable, mais ne nous semble pas démontré.
Nous n'avons encore ici que la première puissance de l'idée d'être. « Cette idée n'est
encore pour nous que la forme vide d'une existence qui n'est l'existence de rien. Mais
elle appelle par cela même comme son complément celle d'un contenu distinct de cette
forme, d'un être en quelque sorte matériel, qui devienne le sujet de cette existence et qui
soit en lui-même, non le fait d'être, mais ce qui est. Non seulement cette seconde idée
complète la première, mais encore elle l'explique et la justifie. » On croirait, à lire ce
passage, que l'auteur va s'attacher à découvrir dans cette idée abstraite de l'être quelque
contradiction interne qui nous interdise de la poser absolument et à nous montrer, par
un procédé analogue à la dialectique hégélienne, qu'elle ne se conçoit et ne se justifie
que par l'idée de l'être concret. Non seulement il ne nous donne pas cette déduction,
mais il semble la déclarer impossible. « Rien n'oblige la pensée à passer de l'existence
abstraite, qui est sa propre forme, au sujet existant qui donne à cette forme un contenu
distinct d'elle.. » Il est vrai qu'« elle tend d'elle-même à dépasser la sphère de l'abstraction
et du vide : elle pose spontanément l'être concret, afin de devenir elle-même, en le
posant, pensée concrète et vivante. » Mais quelle est la légitimité de cette tendance et
d'abord comment pouvons-nous l'affirmer ? Est-ce à titre de fait, constaté ? Alors nous
abandonnons la déduction ou la construction pour revenir à l’observation et à l’analyse ;
la métaphysique retombe dans la psychologie. Est-ce parce que « l’être qui existe et qui
est le fondement de la notion d'existence est plus vrai et plus digne d'être ? » C’est donc
que l’être abstrait contient en soi une certaine fausseté, une certaine insuffisance
intrinsèque, et c'est ce qu'on a renoncé à établir. Après avoir posé cette seconde idée de
l'être, l'auteur cherche dans la conscience ce qui la réalise. C'est d'abord la sensation,
puis l'étendue à deux dimensions. Les observations que nous avons faites tout à l'heure
à propos du temps et de la ligne retrouvent ici leur application. Il y a plus, l'étendue à
deux dimensions nous semble assez arbitrairement rattachée à l’intensité de la sensation.
« La sensation, quoique simple, peut toujours être considérée comme composée d'autres
sensations de plus en plus faibles : elle contient donc virtuellement une diversité
simultanée, et cette diversité est figurée à son tour dans la conscience par l'étendue à
deux dimensions ou la surface. » Comme tout à l'heure l’idée se transforme au contact
des éléments qu'elle pose dans la conscience et « ce qui n'était en soi que volonté d'être,
devient, en s'appliquant à la sensation et à l'étendue visible, volonté de vivre ou
finalité. »
Nous passons ensuite à la troisième et dernière puissance de l'être, qui n'est en somme
que la conscience intellectuelle elle-même. « Cette seconde puissance n'est pas la
dernière. Être au sens positif de ce mot, être nature en essence est plus qu'être seulement
la notion abstraite et la nécessité logique de l'existence : mais ce qui est plus encore, c’est
d'être supérieur à toute nature et affranchi de toute essence, de n'être, pour ainsi parler,
que soi, c'est-à-dire pure conscience et pure affirmation de soi. Cette troisième idée de
l'être n'est pas moins nécessaire à la seconde que celle-ci ne l'est à la première : car l’être
concret est, sans doute, en lui-même vrai et digne d’être : mais qui peut décider qu'il est
en effet sinon une conscience distincte de lui, qui soit en quelque sorte témoin de sa
vérité et juge de son droit à être ? » Ici encore on pourrait croire que l'auteur entend
étayer l'affirmation de la troisième idée sur l'insuffisance de la seconde ; ici encore il
décline cette prétention. « Rien, sans doute, n'oblige la pensée à s'élever jusqu'à la
troisième idée de l'être ; car la vérité des deux premières pourrait rester latente. On ne
peut même pas dire qu'elle tende à dépasser l’être en soi, comme elle a dépassé
l'existence abstraite ; car que lui reste-t-il à désirer au delà de l'être et de la vie ? » On
serait ici tenté de répondre : précisément la conscience de leur vérité. Mais l'auteur fait
de celle-ci l'objet d'une tendance d'un autre ordre, la volonté véritable qui va plus loin
que le désir. Il y a là une distinction qui peut avoir dans la morale ordinaire une
signification relativement claire, mais qui ici demanderait à être précisée, d'autant plus
que cette volonté véritable se confond à ce qu'il semble avec la liberté. « La plus haute
des idées naît d'un libre vouloir et n'est elle-même que liberté. » En tout cas ici encore
nous cherchons en vain une raison logique pour poser la troisième idée. La construction
a priori de la conscience intellectuelle semble se réduire à une sorte de résumé de
l'analyse psychologique qui l’a précédée, sauf pour la première idée de l’être, celle à
laquelle précisément l'auteur accorde le moins d'importance.
Mais peut-être n'avons-nous qu'imparfaitement saisi sa pensée. Un peu plus loin il
définit lui-même la méthode qu'il a suivie. Il n'est que juste de chercher dans cette
définition la réponse aux objections qui précédent. « Il faut donc démontrer les principes
et définir a priori les facultés ; et, d'un autre côté, comment passer, par le raisonnement,
d'une forme simple de la conscience, à une autre forme qui, par hypothèse, n'est pas
contenue dans la première ? C'est pourtant ce que nous avons essayé de faire, en
supposant que la conscience, avec tout ce qu'elle renferme, gravite en quelque sorte vers
la liberté de l'intelligence. »
Il y a donc dans la dialectique précédente un postulat sous-entendu. Peut-être serait-il
permis de le formuler ainsi : L'être tend vers la perfection, vers la forme la plus haute ou
la plénitude de l'existence. Dès lors, d'une part il y aurait bien un passage nécessaire des
puissances inférieures de l'être aux supérieures en ce sens que les premières ne
pourraient être pleinement entendues en elles-mêmes et recevraient des autres leur
véritable et définitive signification. L'être ne pourrait atteindre à sa plénitude qu'en
s'élevant de la première puissance à la seconde et de celle-ci à la dernière. Mais que
cette élévation eût lieu en effet, dans la réalité, ce serait la conséquence de la tendance
postulée qui dans le premier passage prendrait le nom de désir et dans le second celui
de volonté libre. D’ailleurs la réalité de cette tendance ne serait un postulant qu’au
regard de la logique pure. En fait, dans la mesure où l'être se réalise en nous, nous en
prenons une conscience immédiate.
Écartons toutefois un malentendu possible. Il ne faudrait point imaginer la nécessité
dialectique comme préexistant à la détermination libre, fût-ce d'une façon purement
logique. Dans ce cas, en effet, non seulement elle enchaînerait par avance la liberté
supposée, mais elle-même deviendrait inintelligible. En effet les termes que la dialectique
enchaîne ne préexistent à leur enchaînement que pour nous, dans notre conscience,
c'est-à-dire postérieurement à la position de l’être. D'autre part, par hypothèse, les
termes supérieurs ne sont pas contenus dans les inférieurs et n'en peuvent être extraits
par analyse. Il faut donc qu'ils soient posés absolument, inconditionnellement, c'est-àdire librement. C'est donc la liberté qui rend la dialectique possible, et celle-ci, loin de
l'enchaîner, se borne à exprimer ses déterminations fondamentales. L'opposition entre la
nécessité et la liberté est donc une pure apparence. Il nous est nécessaire de la poser,
mais c'est pour prendre conscience de son inanité et nous élever au-dessus d'elle. Est-ce
à dire que la contingence soit le fond des choses ? Que les déterminations de la pensée
et de l'être pourraient être autres qu'elles ne sont ? Il est facile de voir qu'une telle
question n’a pas de sens s'il s'agit non d'une pensée ou d'un être déterminé, mais de la
pensée ou de l'être en général. En effet les mots qui servent à l'exprimer, le mot pouvoir,
par exemple, n'ont de signification que pour la pensée telle qu'elle est. La liberté absolue
n'est pas un choix entre des possibles ; un tel choix serait, par définition, conditionné, en
d'autres termes, il ne serait libre que relativement. Comme elle pose les catégories, c'està-dire l'intelligibilité des choses, elle ne saurait être limitée par celle-ci, mais elle ne
pourrait non plus la limiter. Au fond liberté et raison sont une seule et même chose ; et si
elles semblent différer, voire s'opposer l'une à l'autre, cela tient seulement à notre
manière imparfaite de les appréhender.
Sous ces réserves, l'explication qui précède nous paraît propre à rendre compte du
mouvement dialectique exposé par l'auteur. Quant à la correspondance des trois idées
de l'être avec les formes de la conscience qui les réalisent, et en particulier les trois
dimensions de l'étendue, il faut, je crois, nous résigner à n'y voir que la constatation
d'une corrélation naturelle, et non une déduction véritable, soit que l'auteur rejette
définitivement la possibilité d'une telle déduction, soit qu'il l'ajourne seulement et s'en
remette aux progrès ultérieurs d'une science dont il entend simplement tracer une
esquisse générale.
Quoi qu'il en soit, il se croit autorisé à conclure de tout point en faveur du
spiritualisme. Mais, comme nous l'avons déjà dit, son spiritualisme est bien différent de
celui de Cousin. Il en diffère tout d'abord par la notion même de l'esprit. Pour Cousin et
pour ses disciples, l'esprit est tout simplement une chose qui pense, c'est-à-dire qui est
douée de conscience. Écoutons au contraire M. Lachelier : « Il ne faut pas, nous dit-il,
confondre, comme on le fait souvent la conscience avec l’esprit : le désir, la sensation,
l'étendue visible font partie de la conscience, et ce sont les éléments mêmes de la nature.
Ce qui est proprement spirituel, c'est ce qui est, selon la remarque de Bossuet,
intellectuel : c'est cette troisième conscience que nous avons tour à tour analysée et
reconstruite a priori. »
Il en diffère par la notion de la vérité. Celle-ci consiste pour Cousin en un système de
réalités distinctes de l'esprit qui les pense, en un monde de choses en soi. Pour M.
Lachelier, si nous sommes obligés d'affirmer, en même temps que l'existence de l'esprit,
celle d'une vérité extérieure à lui et indépendante de lui, « nous savons, du reste, ce que
c'est que cette vérité ; elle n'est ni une chose en soi ni un attribut des choses en soi : elle
est l'idée même de l'être dans ses deux premières puissances et la manifestation de ces
deux puissances dans le mécanisme et dans la vie. L'existence de cette vérité n'est pas
pour nous une hypothèse destinée à expliquer le fait de la connaissance ; nous l'avons
vue se constituer elle-même dans l'absolu, en vertu soit d'une nécessité logique, soit d'un
progrès spontané de la pensée : nous savons directement ce qu'elle est et ce qu'elle doit
être. »
Il en diffère par la conception des facultés de l'âme. Celles-ci ne sont pour Cousin que
des fonctions intellectuelles ou sensibles que nous constatons en nous ; mais comment
savoir si de telles fonctions sont ou ne sont pas de simples habitudes, si elles tiennent à
l'essence même de l'esprit ou n'y sont que des accidents ? Pour M. Lachelier, « la théorie
des facultés coïncide dans toutes les parties avec ce qu'on appelait naguère la théorie de
la raison ». « Il est de l'essence de nos facultés d'être à la fois les actes constitutifs et les
objets irréductibles de la conscience. Les unes, comme la nécessité, la volonté, la liberté,
sont les principes proprement dits, qui rendent possible et vrai a priori tout ce qui existe ;
les autres, comme le temps, la sensation, la réflexion individuelle, les trois puissances de
l'étendue, sont ces natures simples dont parlaient Descartes et Leibniz et qui étaient,
suivant eux, les derniers éléments des choses. » Aussi faut-il « démontrer les principes et
définir a priori les facultés ».
Mais c’est surtout sur les questions du moi et de la liberté que l’auteur s'éloigne des
opinions de Cousin. L'auteur avait dit plus haut « que le moi était à la fois la volonté de
vivre et l'état affectif qui en est, dans chacun de nous, l'expression immédiate ». « Telle
est, en effet, dit-il maintenant, notre moi sensible ou le moi de l’animal en nous ; mais le
moi de l'homme doit être cherché plus haut, dans sa réflexion sur lui-même, ou plutôt
dans la réflexion de la pensée absolue sur elle-même. Nous sommes en nous-mêmes
l’acte absolu par lequel l'idée de l'être, sous sa troisième forme, affirme sa propre vérité ;
nous sommes pour nous-mêmes le phénomène de cet acte, ou cette réflexion
individuelle par laquelle chacun de nous affirme sa propre existence. Cette double
affirmation est libre, non seulement parce qu'elle n'a pas d’autre cause productrice
qu'elle-même, mais encore parce qu'il n'y a rien dans la vérité qu'elle affirme, qui la
détermine comme une matière préexistante. » Ainsi le moi humain n’est que le
phénomène de la pensée absolue et notre liberté n'est autre chose que notre
participation à la liberté essentielle de celle-ci. Nous voilà loin du oui atomique de
Cousin et de sa liberté d’indifférence. Nous croyons que cette conception de la liberté est
la vraie. Nous regrettons néanmoins que l'auteur ne l’ait pas développée davantage. En
particulier qu'il n’ait pas cru devoir montrer comment la liberté du moi individuel se
concilie avec la nature phénoménale de celui-ci. On pourrait croire, en effet, que si la
liberté appartient à la pensée absolue, par cela même elle ne saurait appartenir à sa
manifestation phénoménale. C'est au fond, sous une forme moderne, l’opposition
scholastique de la providence divine et de la liberté humaine. À cette difficulté se
rattache le problème du mal. Ce problème, l’auteur est conduit à le poser : « Pourquoi
préférons-nous librement le mal au bien ? » Mais c'est pour l'écarter aussitôt par une fin
de non-recevoir. « C'est ce qu'il nous faut, selon toute apparence, renoncer à
comprendre. Expliquer, d'ailleurs, serait absoudre, et la métaphysique ne doit pas
expliquer ce que condamne la morale. » Il ne nous semble guère possible cependant que
la métaphysique se désintéresse ainsi de la question du mal. La difficulté consiste
précisément à expliquer sans absoudre. Elle est grande assurément - est-elle réellement
insoluble ? Ou si elle l'est, la métaphysique n'est-elle pas elle-même condamnée à rester
tout entière à l'état de problème ? En tout cas la philosophie que l'auteur nous propose
est si éloignée de l'éclectisme qu'on pourrait lui refuser le droit de rapprocher sa doctrine
et celle de Cousin sous le nom commun de spiritualisme. Il resterait à chercher auquel
des deux systèmes cette appellation convient le mieux. Celui de Cousin a pour lui la
possession d'état. Il est connu de tous sous le nom de spiritualisme ; mais si l'on remonte
au sens du terme, si par spiritualisme on entend une philosophie de l'esprit, une
philosophie qui cherche dans l'esprit la réalité suprême et le principe de toute réalité, on
accordera que ce nom convient beaucoup mieux au système de M. Lachelier.
Après tout ce n'est là qu'une question de mots. Ce qui importe davantage, c'est la
valeur permanente des deux philosophies. Celle de Cousin nous semble définitivement
condamnée. Il n'a vu dans le criticisme qu'une forme illogique du scepticisme ; en
conséquence il a cru pouvoir étayer les thèses essentielles de sa doctrine d'arguments
empruntés aux anciennes métaphysiques et définitivement réfutés par Kant. Au contraire
la philosophie de M. Lachelier contient le criticisme et le dépasse. Comme les
successeurs immédiats de Kant, aujourd'hui beaucoup trop négligés, il admet que la
pensée humaine ne peut trouver son explication que dans une pensée absolue ; « ce qui
n'était d'abord pour nous que notre pensée nous est apparu comme la vérité en soi,
comme l'être idéal qui contient ou pose a priori les conditions de toute existence ». Telle
est, en effet, croyons-nous, la seule issue qui s'offre à la pensée moderne, si elle veut
échapper à l'empirisme et au scepticisme qui en est la conséquence inéluctable. Si nous
sommes incapables de nous élever à l'affirmation de l'absolu, nous le sommes de sortir
de nous-mêmes, de porter un jugement quelconque qui dépasse les données immédiates
de notre conscience momentanée ; le passé n'est qu'une ombre et l'avenir qu'un mirage,
seul le présent existe, son être d'ailleurs se confondant avec son apparaître ; le
permanent, l'éternel, l'être au sens plein du terme ne sont plus que des mots dénués de
sens. La science, certes, est indépendante de la métaphysique en ce sens que pour
appliquer rigoureusement des principes il n'est pas nécessaire de rechercher sur quels
fondements reposent ces principes eux-mêmes. Mais, à parler théoriquement, la
certitude de la science implique celle de ses principes, par suite la possibilité d'une
métaphysique qui les justifie. Tant que cette métaphysique ne sera pas constituée, nos
théories scientifiques les plus rigoureusement démontrées n'auront après tout que la
valeur de croyances, reposeront en dernière analyse sur un acte de foi. On peut à la
rigueur se résigner à cette conclusion, encore convient-il de remarquer que les systèmes
empiristes, rejetant la possibilité de toute métaphysique théorique, de toute justification
future des principes de la science rendent cet acte de foi contradictoire dans les termes.
Que peut être d'ailleurs cette métaphysique ? Elle ne saurait évidemment reposer sur
l'expérience, puisque c'est elle qui doit la justifier. Elle ne saurait davantage emprunter
aux mathématiques leur méthode, partir de définitions et d'axiomes pour en déduire ses
théorèmes, puisque dans son domaine ce sont les principes eux-mêmes qui sont en
question et que son problème général est de déterminer les notions premières et d'établir
les axiomes. Elle ne peut employer d'autre procédé que la méthode dialectique, celle qui
essaie de saisir et de reproduire a priori le mouvement créateur de la pensée absolue.
Cette méthode a contre elle bien des préjugés ; tous nous semblent tenir à ce qu'on
s'exagère la difficulté du problème. Après tout la métaphysique n'a pas à créer de rien
l'esprit et le monde. Les idées qu'elle doit mettre en œuvre existent déjà, et même les
plus importantes de toutes sont en même temps les plus familières. Sa tâche est de les
mettre en ordre, de découvrir leurs véritables rapports, d'établir leur hiérarchie et de les
ramener ainsi à l'unité de la raison. Cette méthode est au fond celle qu'ont pratiquée les
plus grands métaphysiciens, quoique tous n'aient pas eu la pleine conscience de la
direction où leur génie les entraînait. C'est celle que Hegel s'est efforcé de définir et de
préciser. C'est la seule voie que la critique kantienne ait laissée ouverte à la
métaphysique. C'est là ce que M. Lachelier a explicitement reconnu, et par cela il a
travaillé à orienter la philosophie française dans la seule direction où, à notre avis, il soit
possible à la spéculation de s'engager avec quelques chances de succès. C'est là surtout
qu'il faut voir l'importance de son œuvre. Certes il a, croyons-nous, parfaitement élucidé
les questions particulières qu'il avait abordées. Il a prouvé que l'induction n'est justifiable
que si le principe de causalité est admis sans restriction ni réserve. Il a prouvé aussi que
ce principe ne suffit pas et qu'il faut lui adjoindre le principe de finalité. Il a démontré
d'autre part l'impuissance de la psychologie empirique à expliquer complètement l'âme
humaine. Quand même on refuserait toute valeur à sa tentative de construction
métaphysique, quand même on contesterait la légitimité de toute tentative analogue, la
partie négative de son argumentation demeurerait du moins inattaquable. Ce sont là
certes des résultats considérables et qui importent par eux-mêmes. Cependant ce qui
nous semble plus important encore, ce sont les principes généraux dont l'auteur s'est
inspiré et qui l'ont tout naturellement conduit à ces résultats. Quoiqu'elle ait de profondes
racines dans la tradition philosophique ou plutôt précisément à cause de cela, sa
doctrine nous semble remarquablement originale. En effet l'originalité de bon aloi ne
consiste pas pour nous à tout remettre en question, à rouvrir les débats sur lesquels
l'accord s'était fait, quitte à les rajeunir par des considérations souvent plus ingénieuses
que solides. Elle consiste au contraire à s'assimiler les résultats obtenus et à chercher de
les dépasser sans les compromettre. C'est à notre avis ce que fait M. Lachelier. Sans
doute ses conclusions dernières s'accordent avec celles qu'ont admises2 en commun les
successeurs immédiats de Kant ; mais on ne saurait dire qu'il soit le disciple d'aucun de
ceux-ci. Il semble plutôt être parvenu par son effort personnel à des résultats analogues.
Il n'a garde d'ailleurs d'imiter leur hardiesse métaphysique et de prétendre construire à lui
seul le système entier de la science. C'est avant tout un esprit circonspect, amoureux de
précision, de clarté et de rigueur. Qu'un semblable esprit soit arrivé pour son compte au
point de vue où s'étaient placés les philosophes allemands qui ont illustré la première
partie de notre siècle, cela constitue à notre avis, en faveur de ce point de vue, une
sérieuse présomption de vérité.
GEORGES NOËL
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admis RMM