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Libye
L’Afrique aux Africains
Le vicaire apostolique de Tripoli raconte les jours de la guerre
par Giovanni Innocenzo Martinelli
peine a-t-il compris ce qui allait arriver qu’un prêtre fidei
donum de Trente a réussi à
prendre le dernier vol pour Tripoli et
est retourné là-bas pour être près de
ceux qui pourraient avoir besoin de
lui. Une famille de musulmans de
Beida a fait, à sa façon, encore
mieux. Elle a parcouru des centaines de kilomètres pour aller attendre à la frontière égyptienne
sœur Lucia, une amie qui revenait
en Libye pour travailler dans les hôpitaux. N’ayant pas la possibilité de
prendre l’avion pour Benghazi,
sœur Lucia a dû passer par l’Égypte
où elle a été accueillie par des parents des amis libyens qui sont venus
la chercher à la frontière. Maintenant elle est, elle aussi, à Tripoli,
maintenant qu’une grande douleur
s’est répandue dans le pays et que
les gens n’arrivent pas à comprendre ce qui est arrivé.
En octobre, le vingt-cinquième
anniversaire de la nomination épiscopale du vicaire apostolique de Tripoli [Giovanni Innocenzo Martinelli
lui-même], avait donné lieu à une fête spontanée et sereine, à laquelle
avaient participé chrétiens et musulmans dans une atmosphère de cordialité réciproque. Personne n’imaginait que la guerre allait éclater.
Après les premiers moments de
la rébellion contre le régime, à Tripoli la vie a continué presque normalement, alors que les combats se
déroulaient ailleurs. Le silence pourtant était plus lourd que d’habitude
et l’apparente tranquillité de la population avait en fait pour but de la
protéger de la peur et de la tristesse.
Il y a des gens qui, et c’est compréhensible, se sont enfuis avec l’espoir
de revenir bientôt. Qu’il y eût des affrontements violents dans le pays,
c’est ce que nous a rappelé la présence des check-point. Puis sont arrivés les bombardements de la coali-
À
20
30JOURS N.3 - 2011
Mgr Giovanni Innocenzo Martinelli, vicaire apostolique de Tripoli, avec des réfugiés
érythréens dans le presbytère de l’église Saint-François, à Tripoli, le 28 février 2011
tion, qui ont fait de nombreuses victimes parmi les civils: j’ai eu de ce
fait des témoignages nombreux et
dignes de foi et je l’ai dit publiquement. Comment peut-on prétendre
frapper un objectif militaire proche
des maisons d’habitation, sans imaginer les conséquences que cela
peut avoir? Sous les bombes “humanitaires”, des immeubles se sont
écroulés ensevelissant sous les décombres des familles entières; certains hôpitaux ont aussi été touchés.
Une camionnette de la police stationne devant le portail de notre maison franciscaine, nous sommes devenus l’objet d’une plus grande protection de la part du gouvernement
et, vu la situation, c’est une précaution plus que nécessaire.
Mais d’une manière générale, l’Église catholique n’a pas été touchée,
elle a au contraire été protégée.
Notre communauté vit un peu au
ralenti… mais elle continue ses activités. Dans cette “normalité”, avec
les quelques catholiques qui restent,
nous arrivons encore à célébrer la
messe le vendredi, le samedi et le dimanche matin. La majeure partie
des fidèles est composée d’étran-
gers; notre identité catholique, c’est
connu, est afro-asiatique, elle est représentée surtout par des Philippins
qui travaillent dans les hôpitaux et
par des immigrés africains francophones et anglophones. Les Occidentaux qui travaillaient dans les
compagnies étrangères adjudicataires de marchés sont parties au
Un bombardement de la coalition
sur la route entre Benghazi
et Ajdabiya, le 20 mars 2011
À gauche, rebelles libyens dans la ville d’Ajdabiya, au sud de Benghazi, le 26 mars 2011, après la reconquête de la ville;
à droite, les funérailles d’un rebelle tué par les forces fidèles au leader libyen, Muammar Kadhafi, à Ajdabiya, le 23 mars 2011
moment de la fermeture des portes,
au premier bruit des armes.
L’islam n’a rien à voir avec cette
guerre et nous, nous n’avons jamais
eu aucun problème avec nos amis
musulmans. Au contraire; l’Islam libyen n’a jamais été un sujet de préoccupation pour nous.
Alors que la guerre était en cours,
nous avons maintenu, à la fin de
mars, nos rencontres régulières avec
la Dawa al Islamiya, connue comme
World Islamic Call Society, la célèbre organisation gouvernementale
de dialogue religieux. J’ai d’abord eu
un entretien personnel avec le Secrétaire général Mohamed Ahmed Sherif et il y a eu quelques jours après une
rencontre avec le groupe des religieux chrétiens et catholiques présents à Tripoli. J’ai fait tout ce que j’ai
pu pour que ces rencontres aient lieu.
Ce sont des visites utiles et vécues
dans un esprit fraternel; aujourd’hui,
elles servent aussi à favoriser une acti-
vité de médiation, là où c’est possible,
dans cette guerre. La Dawa en effet,
en accord avec le Saint-Siège, demande que tout soit fait pour trouver
le moyen de mettre fin à cette guerre.
Pendant que je parle, on peut encore espérer en une solution politique et diplomatique, c’est-à-dire espérer qu’il y aura un vrai dialogue
entre les factions et que l’on pourra
offrir réellement à tous une solution
honorable. Il faut impliquer dans la
recherche d’une telle solution
l’Union africaine et la Ligue arabe.
Il me semble voir en ce moment
des signes de réconciliation dans le
pays comme à l’extérieur. Il y a des
tentatives en cours.
L’Union africaine (UA) n’a pas
été interpelée de façon sérieuse, de
façon à ce qu’elle puisse faire progresser concrètement des négociations. Il y en a peut-être qui ont un
complexe de supériorité. Les Africains, de leur côté, ne s’exposent
pas, mais nous savons qu’à l’intérieur de l’UA, il y a des gens qui ont
demandé que l’on fasse quelque chose pour la Libye.
Nous disons depuis des décennies
“l’Afrique aux Africains”. Pourquoi
cela ne vaudrait-il pas aujourd’hui?
Travailleurs émigrés originaires
de l’Afrique subsaharienne
dans l’église Saint-François, à Tripoli
Il y a des pays de la coalition qui
veulent au contraire donner les
armes aux rebelles. Les armes n’apportent pas la paix, quels que soient
ceux qui s’en servent. Que veut-on?
Que les Libyens continuent à se
massacrer entre eux? Ici, le peuple
est naturellement uni – personne ne
m’a jamais dit qu’il souhaitait que le
pays soit divisé en deux – et distribuer des armes, c’est agir contre le
peuple. On dirait presque que l’on
veut l’éliminer. Il faut tout faire pour
favoriser le dialogue entre les parties, dans un climat apaisé, avec les
personnes adéquates; il faut arriver à
un accord à travers un compromis.
Je voudrais remercier tous les
évêques qui m’ont appelé et remercier avant tous les autres le Pape Benoît XVI qui nous a apporté un
grand réconfort et a pris une position simple et précise.
De la place Saint-Pierre, il a demandé «qu’un horizon de paix et de
concorde se forme désormais en Libye et dans toute l’Afrique du Nord».
Les armes, ça suffit! Oui, immédiatement, au dialogue et à la paix. Nous
avons traduit ses déclarations en anglais et en arabe et les avons diffusées
le plus largement possible. Nous
avons lu le texte dans toutes nos
messes et je suis allé personnellement
l’apporter à quelques amis libyens.
C’est pour moi tous les jours un
réconfort de voir le témoignage des
chrétiens qui sont ici, les infirmières
philippines et les religieuses qui travaillent dans les hôpitaux de Tripolitaine et toutes celles qui sont en Cyrénaïque, dans les villes des insurgés.
Toutes, elles soignent les victimes,
quelles qu’elles soient, d’un côté et
de l’autre de la barricade.
(texte recueilli
par Giovanni Cubeddu)
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