Les mille costumes des créateurs - Boyden

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Les mille costumes des créateurs - Boyden
2 | plein cadre
0123
VENDREDI 9 OCTOBRE 2015
Défilé
de la marque
Vêtements,
le 1er octobre
à Paris, lors
de la Fashion
Week.
MAYA VIDON-WHITE
Les mille costumes des créateurs
« Au cœur de tout », les directeurs artistiques doivent
avoir une sensibilité au « business » et adhérer à la stratégie
de la marque. Les grandes maisons, qui se les disputent,
font appel à des chasseurs de têtes pour les recruter
C’
est dans la nef jouxtant
l’ancienne chapelle de
l’hôpital Laennec, à Paris,
qu’Alexander Wang a fait
ses adieux à Balenciaga,
vendredi 2 octobre. Un
défilé tout en blanc de pyjamas fluides, de rubans et de volants… conclu par un salut final
et bondissant du styliste, qui semblait sauter
de joie à l’idée de se consacrer enfin à sa propre marque.
Après trois ans d’une collaboration peu
concluante, la maison mère de la griffe, Kering, a nommé pour le remplacer Demna
Gvasalia, un Allemand de 34 ans d’origine
géorgienne – il est passé par Maison Martin
Magiela puis Louis Vuitton avant de lancer sa
marque, Vêtements. Un pari assez audacieux
pour redonner un souffle créatif à la maison
fondée par le Basque Espagnol Cristobal Balenciaga, dont les ventes étaient estimées à
350 millions d’euros en 2014.
Le rôle d’un directeur artistique dans une
grande marque de luxe est devenu primordial. « Il est au cœur de tout, puisque la force de
ces maisons tient à la qualité de leur créativité », dit Patricia Romatet, directrice d’études
à l’Institut français de la mode. Aussi les
grands groupes font-ils appel à des cabinets
de chasseurs de têtes pour les recruter. « On
identifie toujours au moins deux candidats, en
regardant à la fois en interne et en externe »,
avant de se décider, explique Jean-François
Palus, directeur général délégué de Kering.
« Auparavant, il leur était demandé beaucoup de talent ; depuis l’émergence des crises
économiques, les groupes recherchent un
mouton à cinq pattes qui soit doté d’une réelle
sensibilité au business. Ils doivent également
adhérer à la stratégie de la marque », affirme
Jean-Jacques Picart, consultant mode et luxe,
qui travaille notamment pour LVMH ou Uniqlo. De fait, leur métier a considérablement
évolué. Ils sont embauchés pour dessiner un
nombre de plus en plus important de collections, jusqu’à huit par an. Sans compter les
stylistes qui ont plusieurs casquettes et tra-
vaillent pour leur propre marque. Voire pour
trois griffes, comme Karl Lagerfeld, qui signe
les collections de Chanel, de Fendi et de sa
propre maison…
Sans équipes aujourd’hui, le directeur artistique n’est rien. « Le plus grand travailleur
de la planète n’y arriverait jamais tout seul »,
souligne M. Picart. Les griffes recherchent
donc désormais de véritables « chefs d’orchestre », puisqu’il leur est demandé bien
plus que de simples dessins de mode. « Le
produit est un minimum requis. Il doit être
obligatoirement bien. C’est comme demander
à Coca-Cola d’avoir des bulles dans chaque
bouteille, souligne Floriane de Saint-Pierre, à
la tête d’un cabinet de chasseurs de têtes spécialisé dans le luxe. Désormais, on compte
bien d’autres expressions créatives que le produit. Chaque marque, par son expression
créative, physique et digitale, catalyse une
communauté qui se reconnaît dans ses valeurs », ajoute-t-elle.
PARFOIS « DÉLOCALISÉS »
Sans compter l’image de la marque, qui
passe par les campagnes de publicité, le
choix de l’architecte pour les boutiques, les
événements ou l’organisation des défilés
– qui deviennent des superproductions dont
le budget enfle avec les années pour pouvoir
exister sur les réseaux sociaux. « L’entreprise
doit s’adapter pour accompagner le directeur
artistique », assure Anne Raphaël, chasseur
de têtes chez Boyden.
Certains directeurs artistiques sont installés loin de leurs griffes. C’est le cas d’Hedi Slimane, le styliste d’Yves Saint Laurent, qui travaille avec son équipe à Los Angeles. Ses principaux collaborateurs font sans cesse la navette en avion pour mettre au point les
collections avant les défilés. « Une grosse
équipe est en Californie, trois personnes font
les guides de haute montagne en France pendant que la dirigeante de la marque, Francesca Bellettini, gère les risques. Pour l’heure,
c’est payant », affirme Mme Raphaël. Tomas
Maier, chez Bottega Veneta, préfère lui aussi
TANT QUE LE SUCCÈS
EST LÀ, TOUT VA.
LES CAPRICES LES
PLUS EXTRAVAGANTS
SONT EXAUCÉS. MAIS
GARE À LA PANNE
D’INSPIRATION
OU AU DÉSAMOUR
DES ACTIONNAIRES
créer à Miami. Tant que les résultats financiers sont là, les propriétaires des griffes leur
laissent une paix royale. Hedi Slimane a ainsi
réussi à faire décoller les ventes d’Yves Saint
Laurent et à refaire passer la griffe dans le
vert, alors qu’elle était restée déficitaire pendant dix-sept ans. Tomas Maier, lui aussi, a
fait de Bottega Veneta le bon élève du groupe
Kering. Si bien que leur délocalisation ne dérange en rien la maison mère. « Nous sommes très flexibles sur ce point », assure M. Palus.
De même, Phoebe Philo, la directrice artistique de Céline (LVMH), a mis comme condition préalable de pouvoir rester vivre à Londres, et le studio de Loewe – également dans
le giron de LVMH –, une marque madrilène
dont la direction artistique est assurée par
l’Irlandais Jonathan William Anderson, a été
rapatrié à Paris. Ces exils ne sont pas forcément fiscaux, assure Laura Vernier, associée
d’un autre cabinet de chasseurs de têtes,
Jouve & Associés.
Tant que le succès est là, tout va. Les caprices
les plus extravagants sont à peu près exaucés.
Les excentricités tolérées. Tout comme les humeurs de despote qui s’exercent souvent
dans les ateliers juste avant les défilés. Mais le
jour où John Galliano a risqué de nuire à
l’image de Christian Dior, il a été remercié
dans la seconde. Les propos racistes et antisémites tenus par le directeur artistique de la
marque risquaient de faire fuir la clientèle.
Quand le travail de ces créateurs ne plaît
plus, n’est plus au goût des actionnaires ou si
ces enfants gâtés de la mode sont en panne
d’inspiration, ils sont mis dehors. Parfois
sans ménagement, comme Frida Giannini
chez Gucci, entraînant dans la tourmente
son mari, le PDG de la griffe, Patrizio di
Marco. Bon nombre d’observateurs assuraient pourtant que Kering avait trop traîné
avant de la remplacer – pour une fois par une
promotion en interne, celle d’Alessandro Michele – puisque la locomotive du groupe s’essoufflait déjà depuis deux ans.
Parfois, les différends se tranchent au tribunal. Nicolas Ghesquière l’a goûté à ses dépens
en 2012 : Balenciaga lui a reproché d’avoir
violé des clauses du contrat mettant fin à leur
collaboration, en tenant des « propos désobligeants » dans une interview mordante à l’encontre de la stratégie de la maison. Lui qui
avait fait revenir sur le devant de la scène l’illustre mais somnolente griffe avait tout de
même touché une indemnité de rupture de
contrat de 6,5 millions d’euros de la part de
Kering, et ses actions avaient été rachetées
pour plus de 32 millions d’euros. Un accord à
l’amiable a finalement mis fin à leur querelle.
Parfois, la lassitude est de la partie. Après
seize années de collaboration directe, jusqu’en 2013 avec Yves Carcelle, l’emblématique patron de Louis Vuitton qui mourra un
an plus tard, Marc Jacobs a préféré quitter le
navire amiral de LVMH pour se consacrer à sa
propre maison.
CONFORTABLES RÉMUNÉRATIONS
Si la somme de travail qui leur est demandée
est bien souvent colossale, les directeurs artistiques reçoivent en contrepartie des salaires plus que confortables. « Ils sont souvent
aussi bien payés que les directeurs des marques », souligne Sylvie de Vésinne, associée
de Jouve & Associés. Soit, généralement, 2 à
3 millions d’euros par an et par griffe. « Le talent est une valeur inestimable, mais ils sont
en CDD », tempère Mme Romatet. Généralement pour une durée de trois ans, même s’il
n’existe aucune règle sur cette question.
Les relations entre directeurs artistiques et
grands groupes peuvent prendre des formes
capitalistiques multiples : soit les premiers
détiennent des actions, soit les LVMH, Kering
ou Richemont investissent dans des petites
marques de créateurs. Soit les deux. En espérant que dans cette couveuse de talents, certaines griffes s’imposeront.
Hormis Christopher Bailey, le directeur artistique de Burberry’s devenu également
PDG de la griffe, les créateurs-patrons restent
rares. Giorgio Armani préside toujours aux
destinées du groupe italien qu’il a fondé, tandis que l’américain Ralph Lauren a récemment annoncé qu’il lâchait les rênes de la direction de son empire pour se consacrer exclusivement à la création.
L’arrivée d’Internet n’a pas encore fini de
secouer la planète de la mode et est appelée
à devenir une problématique majeure pour
les directeurs artistiques. « Donatella Versace
a démarré pour la première fois la vente de
certains modèles juste après ses défilés », souligne Mme Romatet.
Une réflexion est en cours chez Kering
pour que les nouvelles collections soient
« plus rapidement en magasins ». Une façon
d’éviter que les modèles soient copiés par les
Zara et autres H&M dès que les mannequins
sortent du podium. Et un moyen de profiter
du désir immédiat des consommatrices qui
n’ont pas envie d’attendre six mois l’arrivée
des collections en boutique. Une nouvelle
course, là encore, à la vitesse. p
nicole vulser