Un pigeon à Amsterdam - Les escales littéraires de Sofitel

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Un pigeon à Amsterdam - Les escales littéraires de Sofitel
Un pigeon à Amsterdam
TAHAR BEN JELLOUN
Sofitel Legend The Grand Amsterdam
TAHAR BEN JELLOUN
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UN PIGEON à AMSTERDAM
Il aimait se mettre à la terrasse d'un café, quand le soleil n'est pas
trop envahissant, fermer les yeux et penser à des histoires sans
intérêt. Il commandait un jus d'orange frais qu'il dégustait
lentement. Il aimait ces petits plaisirs et se disait que le Maroc
était tout compte fait un pays merveilleux. Ses oranges étaient
sucrées, restées naturelles ; les serveurs aimables et gentils. Il fut
réveillé de ses rêveries par une voix chaude, celle d'une jeune
femme brune à la beauté énigmatique. Elle lui demanda s'il l'avait
reconnue. Bien sûr, c'était l'amie de son dentiste qu'il avait
rencontrée dans une fête à Marrakech après une exposition d'un
peintre irlandais. Il se souvenait de cette femme qui avait perturbé
tous les hommes présents par sa manière exceptionnelle de
danser sur des rythmes orientaux. Sous les applaudissements
elle était montée sur une table et était entrée en transe, jouant
avec sa longue chevelure, avec sa poitrine et ses yeux qu'elle
fermait puis ouvrait pour faire quelques clins d'œil. Elle n'était pas
professionnelle ; elle était bien mieux : elle avait la danse dans le
sang, et d'après les regards hallucinés des hommes, on pouvait
imaginer ce qu'elle faisait de cette sensualité dans l'intimité.
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TAHAR BEN JELLOUN
Il l'invita à s'asseoir et lui recommanda l'orange pressée. Elle lui
dit qu'un verre de vin blanc aurait été mieux. Mais une femme
buvant du vin à la terrasse d'un café de Casablanca ne peut être
qu'une putain ou une touriste occidentale. Donc va pour l'orange
ou le citron pressé.
Ils parlèrent de tout et surtout de choses anodines. Tout d'un
coup, elle rompit le rythme et lui dit : « Nous avons une
conversation bien convenue. Nous parlons comme si nous étions
dans un feuilleton égyptien ou marocain, d'ailleurs ça revient au
même, ils battent le record du néant et de la vulgarité. Et les gens
aiment ça.
- Je ne sais pas si les gens aiment ça ou bien si l'on considère
qu'ils ne méritent que ça et on le leur fabrique. »
Il l'invita à déjeuner. Elle n'était pas libre mais lui promit de le
rappeler avant la fin de la semaine. Quand elle partit, il la regarda
s'éloigner et l'imagina toute nue sous sa robe printanière. Il avait
envie d'elle et cela, elle le savait dès qu'elle s'était adressée à lui.
Simple intuition. Elle savait qu'elle
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UN PIGEON à AMSTERDAM
dégageait un érotisme certain et troublant. À trente ans, elle était
parvenue au sommet de sa beauté et en jouait avec une maestria
héritée probablement de sa mère ou d'une de ses tantes connue
pour avoir été la maîtresse d'un personnage important de l'État. Il
était content, curieux et inquiet. Il savait que ce genre de femme
se joue des hommes avec cynisme et sans scrupule. Il se dit, elle
doit être vénale.
Il ne connaissait ni son nom ni son prénom. Il décida de l'appeler
Pandora en hommage au personnage joué par la sublime Ava
Gardner dans le film d'Albert Lewin. On se souvient que cette
belle femme, de par sa magie et son érotisme, détruisait tous les
hommes qui l'aimaient. Elle était d'une autre planète et
appartenait au fameux Hollandais volant qu'elle rejoignait sur son
bateau à la fin de l'histoire.
La Pandora marocaine n'avait certes pas cette magie ni cette
poésie qui rendaient la destruction de ses amants inéluctable
parce qu'elle appartenait à une légende et les hommes ne le
savaient pas. La Marocaine était bien faite, une brune animée par
l'amour d'elle-même, et décidée à en jouer jusqu'à faire
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TAHAR BEN JELLOUN
baver les hommes et les mettre à genoux tout en pillant leur
compte en banque. Mais cela il ne l'avait pas vu ni deviné. Ils
dînèrent le samedi suivant au restaurant La Mer à la corniche de
Casablanca. Elle était arrivée accompagnée d'une jeune
étudiante en biologie qu'elle présenta comme sa meilleure amie.
Elle n'était ni belle ni laide. Une fille quelconque, servant de
faire-valoir à une femme qui avait encore besoin d'affirmer sa
beauté. Après le dîner, ils allèrent dans une boîte de nuit à la
mode. Il détestait ce genre de lieu, mais il tenait à ne pas
contrarier Pandora qui lui donna le bras en marchant de manière
à ce qu'il sente sa poitrine, ferme, contre lui. Tout d'un coup elle
lui demanda : « Pourquoi tu ne t'es jamais marié ?
- J'ai été marié, mais ça ne m'a pas réussi. Le mariage est un
drôle de contrat ; tout le monde le signe et puis le trahit. C'est le
plus grand malentendu de l'histoire de l'humanité. » Elle éclata de
rire.
Vers deux heures du matin, il n'en pouvait plus. À cinquante-huit
ans, il n'avait plus d'énergie pour ce genre de soirée. Il leur
proposa de les raccompagner. Pandora fit la moue puis se leva
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UN PIGEON à AMSTERDAM
suivie de sa copine. Elle insista pour qu'il les dépose près d'une
station de taxis. Il comprit qu'elle ne voulait pas qu'il sache où elle
habitait. Il se dit, elle doit avoir honte de son quartier. Il n'insista
pas. En partant, elle lui fit la bise en effleurant ses lèvres. Il était si
fatigué que de toute façon il valait mieux que la soirée se terminât
ainsi. Ils échangèrent les numéros de téléphone. Pandora lui
murmura dans l'oreille : « Une fois qu'on a fait l'amour avec moi,
on ne désire plus aucune autre femme ! » Elle partit en courant
pendant qu'il se demandait pourquoi elle lui avait dit cela.
Durant plus d'un mois, elle fut injoignable. Il laissait des messages
mais elle ne rappelait pas. Il décida de ne plus lui téléphoner. Un
soir, juste avant minuit, elle appela : « J'étais en voyage pour la
société dans laquelle je travaille. » Il comprit que c'était un
mensonge. Elle ne travaillait pas. Il le savait par déduction. Elle lui
proposa de prendre un verre le lendemain. Il insista pour qu'elle
vienne le prendre chez lui. Elle arriva accompagnée d'une autre
fille, cette fois-ci plus jolie que l'étudiante en biologie, elle
s'appelait Ibtihage et disait faire des études de notariat. Après tout
pourquoi pas ? C'était plausible.
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TAHAR BEN JELLOUN
Alors qu'il était dans la cuisine en train de préparer le plateau des
apéritifs, Pandora le rejoignit, se colla légèrement à lui. Il lui
demanda pourquoi elle venait chaque fois avec une copine. Elle
éclata de rire : « Mais c'est plus marrant à trois ! » Puis après un
instant, elle dit : « Ne va pas t'imaginer des choses ! Nous
sommes sérieuses ! ».
Il décida de jouer le jeu jusqu'au bout en se faisant passer pour le
pigeon idéal. Pandora sortit un moment pour aller acheter des
cigarettes. Elle tarda ; Ibtihage l'invita à danser. Il comprit que
c'était une invitation à passer à d'autres plaisirs. Son amie ne
revint pas. Il coucha avec sa copine qui était experte en acrobatie
sexuelle. Il se dit : il n'y a que des Marocaines pour être aussi
libres, aussi sensuelles ; sous des dehors de petite sainte
préparant le concours de notariat, Ibtihage est un ouragan ! Au
moment de partir, elle lui demanda s'il pouvait l'accompagner en
voiture, ajoutant : « À cette heure-ci les taxis ne sont pas sûrs. »
Il s'habilla et remarqua que la fille attendait quelque chose. Il
refusait de croire qu'une étudiante en notariat arrondirait ses fins
de mois en se prostituant. Non. Pas d'argent. Il lui promit de lui
faire un cadeau. Dans la voiture, elle
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UN PIGEON à AMSTERDAM
n'ouvrit pas la bouche. Il la déposa dans une rue déserte et la vit
courir avant d'entrer dans une maison.
Plus de nouvelles de Pandora. Il prit l'habitude de ne pas s'en
offusquer. Sa copine disparut aussi. Des mois plus tard, il reçut
un appel de Pandora qui était au chevet de sa mère hospitalisée
dans une clinique de Casablanca. Elle se plaignait de la politique
de la santé au Maroc, que seuls les riches pouvaient se faire
soigner, que sa mère avait dû vendre des bijoux pour avancer le
prix de l'opération. Il comprit qu'il fallait mettre la main à la poche
et lui proposa de passer le voir. Il lui tendit un chèque de dix mille
dirhams libellé au nom de la clinique Assalam. Elle lui dit : « Tu
sais, ils sont pourris, ils n'acceptent pas les chèques, ils exigent
des espèces ». Il le déchira et lui donna un autre chèque « au
porteur ». Il comprit le petit manège, se dit que tirer un coup pour
dix mille dirhams, c'était beaucoup.
Il l'appela la semaine d'après, prit des nouvelles de la santé de sa
mère qui s'était rétablie. Tout allait bien. Elle revenait d'un petit
voyage en Suisse où des amis l'avaient invitée à faire du
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TAHAR BEN JELLOUN
ski. L'envie de faire l'amour avec elle devenait obsédante. Il
pensait à elle, voulait prendre sa revanche. Il la voulait, la désirait,
tout en sachant qu'il avait affaire à une perverse ou à une femme
dont la stratégie était basée sur l'intérêt, sur l'argent, le confort, le
grand luxe.
Comment un homme averti allait-il tomber dans le panneau ? Il se
disait : pas moi, non, à d'autres, moi, je suis aussi malin qu'elle,
elle ne m'aura pas !
La société Sofitel lui proposa de participer à un programme
appelé « Escales littéraires ». Il était invité à passer une semaine
dans l'un de leurs palaces, n'importe où dans le monde. Il suffisait
de rédiger un texte pour un livre collectif. Aucun thème n'était
imposé. Liberté totale. Luxe et confort garantis. Il accepta d'aller
au Sofitel d'Amsterdam. Il aurait pu choisir celui de Hanoï mais il
avait décidé de ne plus faire de longs voyages. Il se contentait de
l'Europe. Pourquoi Amsterdam ? Il avait un faible pour cette ville à
cause de ses canaux, de ses vélos, et d'une douceur de vivre qui
le changeait des turbulences de Casablanca ou de Paris. Il
l'aimait aussi à
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UN PIGEON à AMSTERDAM
cause de la chanson de Jacques Brel. Il la fredonnait souvent : «
Dans le port d'Amsterdam, il y a des marins qui chantent les rêves
qui les hantent au large d'Amsterdam... »
Et puis il y a là le musée Van Gogh. Il l'appelait « l'ami Vincent, le
frère à Théo ». Chaque fois qu'il vient dans cette ville, comme un
rituel, il faut qu'il rende visite à l'ami Vincent et chaque fois il
redécouvre les toiles japonisantes qu'on montre rarement. Il
s'arrête longuement devant les esquisses et imagine ce petit
homme plein de détresse fermer les yeux et se tuer à trente-sept
ans. Durant les deux premiers jours, il fit son pèlerinage au
musée Van Gogh, au marché aux fleurs, au Jordaan, quartier
romantique dont il aimait les petites boutiques, les antiquaires et
les charmants cafés.
L'hôtel était parfait. The Grand est une ancienne mairie
transformée en palace par Sofitel. Un bâtiment de 1578. Tout le
monde était aux petits soins avec lui. Le directeur, un homme
grand et très avenant, l'accueillit chaleureusement. La chambre
calme, spacieuse, le plafond haut et la salle de bains simplement
magnifique. Il était dans un confort dont il appréciait
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TAHAR BEN JELLOUN
chaque détail. Cependant, malgré le luxe, la solitude était là et
devint peu à peu gênante, insupportable. Il se souvint d'une
nouvelle qu'il avait lue racontant le suicide d'un parrain repenti
que la mafia italienne avait condamné à vivre dans le luxe et la
solitude.
Il décida alors de faire appel à Pandora. Là, se dit-il, elle ne
pourra plus jouer à cache-cache avec moi ; elle aime le luxe, les
privilèges, le superflu qui brille, l'excellence et le rêve tel qu'elle le
voit décrit dans les magazines où toutes les femmes sont belles
et portent des diamants. Grâce à cette invitation, je vais pouvoir
lui offrir tout ça durant deux ou trois jours, pas les diamants, mais
au moins des moments hors du temps dans une suite faite pour
l'amour. Elle aimerait et en raffolerait. Elle serait contente et se
laisserait aller à des jeux érotiques et plus. Il les imaginait, les
repassait dans sa tête comme un film remonté par ses soins. Elle
se refuserait un moment à lui, ensuite s'abandonnerait avec
volupté, charme et amour. Il la voyait satisfaite , réclamant de
nouvelles prouesses sexuelles. Il se dessinait en héros
infatigable, sans même un coup de pouce d'une de ces pilules qui
font des miracles.
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UN PIGEON à AMSTERDAM
Ravie, heureuse, comme une enfant, elle criait de joie au
téléphone. Il lui demanda son nom exact pour lui envoyer un billet
électronique Casablanca-Amsterdam. Elle s'appelait Fatiha
Bouazzazi. Il n'y avait pas de quoi avoir honte.
Elle arriva le lendemain toute pimpante, bien roulée dans un jean
serré, un décolleté magnifique, le visage à peine maquillé. Il la
serra dans ses bras, l'embrassa dans le cou. Elle s'abandonnait à
lui pour quelques instants. Il commanda une bouteille de
champagne. La fête pouvait commencer. Elle préférait le vin
rouge. Il commanda une bouteille de saint-émilion 1990, une
année sublime pour le bordeaux. Ils prirent tout leur temps,
buvant sans excès, se racontant des histoires.
Elle se doucha, s'enveloppa dans le superbe peignoir épais et
s'installa face à lui pour fumer une cigarette. Il voulut ouvrir la
fenêtre pour faire partir la fumée. C'était impossible. Elle renonça
puis dit : « Je suppose qu'ici on peut fumer quelques joints sans
problème ! La Hollande est en avance sur tous les
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TAHAR BEN JELLOUN
pays européens. »
Après quelques verres et quelques rires, ils sortirent dîner dans
un restaurant du centre-ville ; ils passèrent de canal en canal. Elle
lui demanda comment s'appelait cette rivière. Il lui expliqua que
c'étaient des branches de la rivière Amstel. Elle répondit :
« Ah ! Amstel comme la bière ! » Il faisait beau, un peu froid. Ils
parlèrent du Maroc, de la corruption qui se généralisait, de la
condition de la femme, des enfants des rues, puis de la
propagation de la prostitution féminine et masculine.
Après le dîner, ils firent une promenade dans De Wallen, le
quartier chaud, et virent des femmes derrière des vitrines
attendant le client. C'était la première fois qu'elle venait à
Amsterdam. Elle avait entendu parler de cette exhibition et n'en
croyait pas ses yeux. Elle eut un moment la nausée, détourna le
regard et pressa le pas pour s'éloigner de ce quartier. Il y avait
notamment une dame d'un certain âge, presque nue, fatiguée,
debout devant un réchaud, faisant signe aux hommes qui
s'arrêtaient. Il y avait là quelque chose de pathétique. Cette vie-là
n'était pas rapportée dans les magazines en papier glacé.
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UN PIGEON à AMSTERDAM
En retournant à l'hôtel, il lui prit le bras, puis la main. Subtilement,
elle retira la sienne sous prétexte de prendre dans son sac son
téléphone. Il sentait son corps chaud et ne pouvait s'empêcher
d'imaginer les moments de plaisir que cette femme allait lui
donner. Il frôla sa poitrine dans un geste sans conséquence. Il
s'en excusa. Elle parut étonnée. Ses yeux trahissaient quelque
chose d'insensé : un feu, une flamme, une lueur brûlante, pas
forcément de bonté. Il connaissait ce regard pour l'avoir essuyé
une fois chez une gitane.
Il avait demandé une chambre avec deux lits joints. À cause de
ses problèmes de sommeil, il préférait dormir seul. Fatiha
s'enferma longtemps dans la salle de bains. Elle en sortit habillée
d'une chemise de nuit rouge. Elle avait gardé son soutien-gorge
et sa culotte. Il observa avec attention ses fesses quand elle se
pencha pour prendre un objet, puis sentit déjà des érections. Elle
était démaquillée, se planta devant lui comme une statue, lui dit :
« Regarde-moi bien, non, mieux que ça, que tes yeux se baladent
sur tout mon corps, ensuite tu les
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TAHAR BEN JELLOUN
fermes et tu retiens ce qu'ils auront bien vu ; tu les laisses fermés
jusqu'à ce que le sommeil t'emporte. » Elle lui parlait sur un ton
ferme, ayant à la main un livre d'un auteur américain. Elle glissa
ensuite comme une sirène sous les draps de son lit. « Bonne
nuit ! » lui dit-elle et elle se mit à lire ou plutôt à faire semblant de
lire. Il pensa que le jeu avait commencé, s'approcha d'elle, se
pencha sur son visage pour l'embrasser. Elle détourna la tête et le
repoussa d'un geste à peine perceptible. Il ne comprenait pas ce
qui lui arrivait. Elle était inaccessible sous la couette qui la
couvrait comme une housse. Elle déposa le livre et ferma les
yeux, décidée à dormir. Ce n'était pas un jeu.
Il lui demanda ce qui se passait ; elle lui répondit « Rien, j'ai envie
de dormir, c'est tout ». Il revint à la charge : « J'ai envie de faire
l'amour avec toi ! Depuis le temps que j'attends ce moment, tu ne
vas pas te conduire avec moi comme une petite allumeuse ! »
Elle resta silencieuse, les yeux mi-fermés, puis dit : « Tu es
comme les autres Arabes, il n'y a que le cul qui vous intéresse ;
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UN PIGEON à AMSTERDAM
tu n'es pas capable de passer un week-end avec une femme sans
la posséder ? C'est terrible quand même, je pensais que j'étais
avec un homme civilisé et me voilà avec un type qui ne pense
qu'à me sauter, allez, je te pardonne, bonne nuit, on en parlera
demain si tu veux... » Elle éteignit la lampe de son côté et
s'endormit sans bouger. Il eut envie d'évoquer le contrat moral
qu'elle avait accepté en venant le rejoindre dans un superbe
palace. C'était sous-entendu. Il n'allait pas lui dire tu viens et puis
on fait l'amour !
Il resta interloqué, ne sachant comment réagir. Cela dura un long
moment. Son désir s'était éteint de manière brutale. Son sexe
était tellement vexé qu'il prit la plus petite dimension jamais
atteinte. Il eut du mal à s'endormir malgré le somnifère avalé. Il
imagina plusieurs scénarios :
La réveiller et la mettre dehors sans ménagement. Non, ce n'était
pas dans son tempérament.
La réveiller et l'obliger à s'expliquer vraiment et franchement. Cela
ne servirait à rien parce que manifestement elle était de
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TAHAR BEN JELLOUN
mauvaise foi.
Appeler la réception et aller dormir dans une autre chambre. Ce
qu'il fit. Malheureusement l'hôtel était complet.
Appeler un ami et lui demander conseil.
Il s'habilla, descendit dans le hall et appela son meilleur ami qui,
grâce au décalage horaire, ne dormait pas encore. Il était deux
heures en moins au Maroc. « Sois gentil avec elle et en même
temps montre-toi ferme, car en acceptant ton invitation à te
rejoindre à Amsterdam, il est évident que dans son esprit elle
n'allait pas jouer au bridge ou au scrabble. Sois patient et tu
verras, demain elle sera à toi ; rappelle-moi pour me raconter la
suite. »
Le matin, il avait le visage et l'âme froissés. Il se regardait dans la
glace et avait envie de se gifler : je m'en veux d'avoir donné à
cette gamine l'occasion de se moquer de moi ; je m'en veux ; il va
bien falloir la faire céder !
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UN PIGEON à AMSTERDAM
Ils passèrent la journée dans les musées, flânèrent dans les
ruelles, mangèrent légèrement ; pas un mot sur l'incident de la
veille. Il attendait la nuit pour voir si cette fille était venue pour
partager du plaisir avec lui ou bien juste pour profiter et se
moquer de lui.
Le même scénario se reproduisit la deuxième nuit. Là, il se mit en
colère, se leva et lui demanda de s'expliquer sur son jeu. Tout en
étant calme et sûre d'elle, elle lui dit le fond de sa pensée :
« J'adore faire l'amour, je ne suis pas une sainte, mais je n'ai pas
envie de toi ; c'est comme ça ; tu ne vas pas m'acheter avec un
week-end et en plus ça ne te coûte pas grand-chose, puisque tu
es invité ; tu crois qu'avec ton billet d'avion tu auras des droits sur
moi, sur mon corps ? Non, tu ne me toucheras pas. Nous
sommes amis, pas amants. T'ai-je promis quelque chose ? Non,
alors, où est le problème ? Calme ton ardeur et dors, va si tu veux
chez les femmes derrière la vitrine, elles seraient contentes de te
soulager ; allez, bonne nuit quand même ! Sans rancune. »
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TAHAR BEN JELLOUN
Il insista, parla de « contrat moral », ce qui la fit rire aux éclats et
hurler : « J'aime ton esprit, pas ton corps ; tu es gras, et puis tu es
vieux, nous avons presque trois décennies de différence ; est-ce
que tu te rends compte ? Bon, on arrête ! Ne m'oblige pas à être
cruelle. »
Il n'avait aucune envie de lui répondre. Il se sentit trahi, humilié. Il
avait honte. Il s'était fait avoir. La journée suivante, il la passa seul
prétextant avoir du travail urgent ; elle s'en alla se promener et ne
revint que tard le soir. Elle lui fit la bise, fit sa toilette comme
d'habitude et s'engouffra dans son lit. Pas un mot. Tôt le matin, il
appela la réception pour commander un taxi pour neuf heures. À
huit heures elle était prête, sa valise faite. Elle était apparemment
gênée. Elle lui dit : « J'ai eu mes règles cette nuit ; je les attendais
plus tard et je n'ai pas de serviettes hygiéniques ; tu pourras aller
à la pharmacie du coin m'en acheter ? »
« Non », répondit-il, puis il lui tendit un billet de cent euros :
« Garde le reste pour le taxi. »
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UN PIGEON à AMSTERDAM
Il n'eut plus jamais de ses nouvelles et ne chercha pas à en avoir.
Quand on a été un pigeon, on cherche vite à tout oublier. Une
façon comme une autre de se venger, enfin presque.
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