Concepts et conception de l`organisation politique berbère

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Concepts et conception de l`organisation politique berbère
Colloque International sur le patrimoine immatériel berbère
HCA Juin 05
Concepts et conception de l’organisation politique berbère en zones de
montagne : Réflexion épistémologique
Par Pr. Abderrezak DOURARI
Professeur à l’université d’Alger
Directeur du CNPLET
On pourrait se demander s'il n'est pas anachronique aujourd’hui de parler d’organisation
politique berbère alors qu’on est en 2005 et que l’on vit dans une organisation politique de
l’Etat algérien monolithique et jacobin- l’Etat nation moderne doté d'une constitution écrite
dès les premières années de l'Indépendance- très ancrée dans l'imaginaire des Algériens
travaillé par l'unique et l'unicité. D’abord, on oublie souvent que cette organisation, qui a
tant fait parlé d’elle au point que des personnalités scientifiques comme Emile Durkheim
en ont fait état dans des travaux fondateurs de grandes théories ethnologique et
sociologique, fait partie du patrimoine immatériel algérien et maghrébin. Ensuite,
l’utilisation itérative sans critique des concepts descriptifs de la théorie la plus en vue de
cette organisation, la théorie de la segmentarité, par la recherche scientifique actuelle,
présente une image de figement de la société ‘kabyle’, notamment, comme si elle était hors
du temps à l’instar de la Belle au bois dormant, prisonnière ad vitam aeternam de la
prégnance des liens agnatiques (de sang). Enfin, cette organisation est parfois revendiquée
dans certains discours modernistes comme horizon démocratique spécifique aux Kabyles
qu'il serait intéressant de reprendre pour mieux cerner les problèmes citoyens que les
institutions modernes de l'Etat-nation algérien n'arrivent pas à prendre en charge.
La théorie de la segmentarité présente la Kabylie et, par extension, les Berbères, en somme
comme une singularité anthropologique, relevant presque de la tératologie, que seuls les
ethnographes savent construire par les effets induits de leur méthodologie.
Ces constructions théoriques sont souvent reprises comme argument savant justifiant des
constructions identitaires en rupture (repli identitaire) qu’on a vu en Europe aussi à l’ère de
l’établissement d’institutions politiques européennes supranationales (vote de la
constitution européenne) et de l’élargissement de l’UE aux ex-pays de l’Est et à la Turquie.
En somme l’image est créée par la taxinomie, ensuite on fait tout pour s’y conformer, à la
manière de la table de Procruste. Ce ne sera pas le moindre des effets de cette posture
intellectuelle que ce qui en découlera sera une identité de perception, obéissant au principe
de plaisir/déplaisir, et non pas une identité de pensée (principe de réalité). Dans ce sens, le
mythe kabyle (V. Patricia Lorcin, Imperial Identities) est par exemple repris par un courant
d'idées local à son compte.
Le figement de l’image d’un pays, d’un peuple, d’une nation vivants et aux dynamiques
complexes, par l’image qu’en donne le paradigme scientifique, nous l’avons vu par
exemple dans un article récent de Camille Lacoste Dujardin, une spécialiste de la Kabylie,
à propos du mouvement de révolte citoyen entre 2001 et 2003. Dans cet article assez long
et très consistant intellectuellement, mis sur le site de <http : www. Algeriainterface.com>, sous le titre éloquent de « La Kabylie des tribus », elle explique
longuement que le mouvement citoyen des Aarouchs était une « résurgence », ce qui
suppose une disparition temporaire mais surtout un retour, des tribus (traduction imprécise
largement acceptée du terme aarch__aarouch ou aarach) en Kabylie chez les jeunes
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protestataires du mouvement citoyen. Voilà donc un regressus ad uterum qui n'est pas
réalisé par un rituel!
Ceux-ci auraient même refusé, selon elle, l’organisation moderne de l’Etat algérien en
Communes, en Daïra et en Wilaya :
« Mais pour structurer leur mouvement de révolte, les jeunes, en ranimant les jemaas ont donc choisi de
négliger la moderne organisation communale des APC. Et, au-delà des jemaas, ils ont surtout été tentés par
un système d’organisation traditionnelle, de dimension voisine de celle des actuelles APC, et qui ont eu
effectivement quelque réalité dans le passé en regroupant quelques villages : ce sont les aarchs ou
tribus » !.
Ceci en dépit du fait qu’ils s’intitulent eux-mêmes « Coordination des Aarchs, Daïras et
Communes»-intitulé que Camille Lacoste –Dujardin cite dans son texte- et que leur
organisation détentrice du pouvoir délibératif s’appelle « l’inter-wilayas », que le mode de
fonctionnement est l'élection par quartier, village, ou commune sur la base d'un mandat
(cahier de charge) précis et que, par dessus tout, il n'existe que deux organisations qui se
disent Aarch (Larbaa Nath Irathen et Ath Djennad) parmi tous les autres comités de
village, de quartier, de commune, de Daïra et de wilaya!
Nous avons réfuté cette thèse en son temps sur le même site en présentant des arguments et
des critères d’analyse sociologique et politique si élémentaires (la proximité spatiale ou
l’élection, et en effectuant un rapprochement des modalités de prise de décision avec des
organisations internationales, notamment le consensus qui est au principe du
fonctionnement du conseil de sécurité de l'ONU)- que l’analyse les oublie souvent au profit
des grandes envolées théoriques où les traits universels les plus partagés par l'humanité et
les institutions qu'elle s'est données, sont réinscrits dans un cadre qui avantage la
spécificité ou même la singularité. Nous avons surtout donné un aperçu sur le contexte
politique du conflit dans une perspective dialectique en mettant les réactions de cette
organisation des Aarouchs- née bien après le début de la répression féroce des forces de
l’ordre-, en regard des actions des pouvoirs publics.
Evidemment cette façon de faire- tirer argument de l’histoire, de l’espace, du temps, des
rapports des acteurs (la deixis subjectivo-spatio-temporelle)-, n’est pas conforme à la doxa
structuraliste, nous en sommes parfaitement conscient.
Mais il est intéressant de relever précisément cette disponibilité de l’esprit scientifique à
s’engouffrer dans des cheminements explicatifs ‘sérieux’ que seul un mot invite à suivre
(ici aarch que notre spécialiste souligne d’un gros trait en spécifiant son origine arabe) et à
toujours expliquer des phénomènes récents avec des prêts à penser- outils méthodologiques
d’un autre age, inadéquats car pensés déjà en leur temps selon un choix épistémologique
discutable. Michel Foucault y perdrait son latin, car il ne s'agit jamais d'épistémè ni
d'archéologie du savoir concernant la kabylie. On est, un peu, devant la situation de
quelqu’un qui nie la réalité de faits vérifiables (phénoménologiquement et
pragmatiquement) au profit du triomphe des effets de la théorie devenue une ornière
étriquée de la perception.
Cette posture intellectuelle, qui est généralisée s'agissant du monde dit arabo-islamique,
suscite des questionnements fondamentaux quant à la validité des théories les plus admises
sur ce "monde", sur le Maghreb en tant que partie (v. Abderrezak DOURARI, Dialogue
entre le Maghreb et le Machreq, le discours idéologique arabe contemporain, thèse de
doctorat de l'Université de la Sorbonne, Paris, 1993 où nous remettions en question les
théories holistes à la suite notamment de Mohammed ARKOUN et de Jean Noël FERRY)
et sur la Kabylie notamment.
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La théorie segmentariste, avec toute son élégance, assise sur la citadelle structuraliste, nous
paraissait comme une parfaite construction théorique faite pour être parfaite, cohérente et
homogène en tant qu’instrument immanentiste. Il nous semblait que beaucoup avait été
sacrifié pour cet objectif y compris les faits tenaces; car la taxinomie une fois établie
inductivement, en sacrifiant ce qu’il y a à sacrifier dans la procédure de réduction, devient
un modèle de lecture, d’appréhension, de compréhension et d’interprétation des faits.
Mais qu’est-ce que les faits, éléments de transcendance, déjà considérés par Durkheim luimême comme de simples représentations, peuvent valoir devant le caractère imposant de
l’économie générale de la théorie segmentariste et de manière générale en structuralisme ?
D’autres, bien avant nous, ont critiqué cette théorie pour le cas de la linguistique mais aussi
pour celui de l’anthropologie de Claude Lévi-Strauss ; nous n’allons pas y revenir.
Cette organisation a donné l'alibi à l'émergence d'un discours idéologique qui tente
d'attribuer certains segments de cette organisation au colonialisme et à son supposé credo
de diviser pour régner que des spécialistes français auraient suivi pour établir la description
ethnographique des Berbères en Afrique du Nord!
Loin de nous l’idée défendue par notre ami Abdelmajid HANOUM (« Faut-il brûler
l’Orientalisme, On French Scholarship of North Africa », in Cultural Dynamics, 2004
SAGE Publications, London, Thousand Oaks, CA and New Delhi) selon laquelle il y aurait
un savoir colonial qui aurait déformé à dessein la connaissance de ces sociétés pour des
objectifs de domination :
« Knowledge is not only a means of control and governance for the colonial machine, but it also contains
categories by which imaginaries are shaped and colonial relations and attitudes are
perpetuated »… “Knowledge has often been seen as a representation of objetcs (subjects also) and
representations have always been considered replica of reality and often seen as a substitute for it ».
Cette thèse arrange bien certains intérêts du régime Marocain pour ne pas avoir à
reconnaître avoir émis un Edit Royal attesté historiquement et repris dans la Revue de
justice coutumière (N°1 et 2, Rabat, 1955) (v. A. DOURARI, Thèse de doctorat, Op. Cit.
Supra, p380 et 388) consacrant la spécificité des coutumes berbères et, partant, ces notions
anthropologiques et politiques de « blâd as-siba » (territoires à dominante berbérophone
relativement autonomes du fait que le roi autorisait par ce fameux Dahir berbère que le
corpus de lois coutumières berbères régisse le fonctionnement de la société en lieu et place
de la chari'a) et « blâd al-makhzen » (territoires à dominante arabophone soumis au corpus
de loi inspirées des chari'a).
Hanoum reprend le poncif anticolonial chère à l’ordre du discours idéologique arabe
condensé dans le slogan : « diviser pour régner » que les régimes arabes agitent comme un
spectre pour donner substance à leur rhétorique anticoloniale et compenser leur mal de
légitimité et surtout leur passivité.
Hassan Hanafi, l’Egyptien, père de l’islamisme de gauche, soutenait que la division
Maghreb/ Machreq était le fait du colonialisme même si les termes sont arabes et ont été
utilisés par les historiens et géographes arabes anciens (V. Abderrezak DOURARI, thèse
de doctorat, Op. cit. supra)…Au Maghreb, selon Hanoum, il s’agirait de la volonté du
colonialisme de diviser les peuples en « Berbères » et « Arabes »…Si cette distinction
n'existe pas, et on est d'accord avec notre ami Hanoum, il faudra, pour l'honnêteté
scientifique, être conséquent et aller jusqu'au bout du raisonnement pour affirmer que les
sociétés maghrébines sont fondamentalement d'origine berbère et que, de ce fait, il n'y a
pas lieu de faire une quelconque opposition berbère/ arabes!
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Ces notions de makhzen/ siba, HANOUM voudrait bien les mettre sur le dos de la
colonisation qui n’est ni innocente en matière de crime contre l’humanité, ni restée
longtemps au Maroc pour créer et pérenniser un tel fait qui lui est antérieur.
En plus, cela se saurait, si une pensée coloniale avait été si complète et cohérente avant,
pendant ou même après la colonisation. Mais comment le colonialisme aura-t-il réussi à
créer un tel consensus entre les spécialistes du Maghreb demeure un mystère que les
'pourfendeurs' du colonialisme et de son savoir préfèrent garder intact ! De là à penser que
le colonialisme a créé le fait berbère, il n’y a qu’un pas que d’aucuns n’hésiteront pas à
faire. (V. sur cette question A. DOURARI, Malaise de la société algérienne, crise de
langue, crise d’identité, Casbah Ed., 2003). A moins que l'objectif ne soit, comme le
soutient l'ex recteur de l'IRCAM, Mohammed Chafiq (V. son Trente trois siècles d'histoire
des Amazighes (en arabe)), de complexer les berbérophones d'avoir gardé leurs langues,
par la confusion entretenue entre berbérité et 'politique berbère' du colonialisme.
Accuser Silvestre de SACY, l’orientaliste, de fait de colonisation française nous semble
léger au regard de la manière dont la question est argumentée par Hanoum. Le fait d’avoir
traduit la déclaration d’Alger faite par le général de Bourmont à la population, lors de la
prise d’Alger en 1830, ou la ressemblance de contenu qu’il lui trouve avec celle faite par
Napoléon aux Egyptiens (Hanoum, p76) ou même le fait incongru que ce soit son élève
l'irlandais William de SLANE qui ait traduit Ibn Khaldun, La muqaddima (Introduction à
l’histoire universelle), ne l’autorise pas à affirmer de manière péremptoire que :
« In short, from the first day of the conquest of Algiers, Orientalist knowledge was combined with colonial
power » (76);
Puis en déduire que le corps de connaissance formé à cette époque est suspecté de relent
colonialiste.
Ceci étant dit, si on mettait de côté cette fâcheuse tendance à accabler les autres de ses
propres turpitudes, le reste demeure vrai.
Mais à ce moment là pourquoi comprendre de l'affirmation qu'il fait lui-même: "le savoir
scientifique n'est pas seulement un moyen de gouvernement et de contrôle de la machine
coloniale"(=Knowledge is not only a means of control and governance for the colonial machine) que ce
savoir devait nécessairement être faux! Biaisé? Pourquoi ne pas comprendre au contraire
que si la France coloniale en avait besoin pour gouverner, c'est qu'il devait avoir quelque
validité scientifique pour ne pas la mener vers le mur!
Hanoum n’est pas non plus cet intellectuel qui accable la colonisation de tous les maux
même si on peut lui reprocher de ne pas tirer de conséquences pour sa pensée de ses
propres affirmations et recherches. Il dévoile, par exemple, que Napoléon 3, après une
visite à Alger, avait déclaré que l’Algérie était un ‘’royaume arabe’’, à ne pas confondre
avec une colonie, et qu'un décret avait été promulgué le 22 Avril 1863 affirmant :
« The tribes of Algeria are declared to be the owners of the lands that they had permanent and traditional
right of use » (p77).
(=Les tribus d'Algérie sont déclarées être les propriétaires des terres dont elles avaient le droit traditionnel
et permanent d'exploitation).
Mais plus vite que l’on ne s’attendait, il passe à la suggestion affirmée que le fait berbère
n’est qu’un effet de l’opposition Orient/Occident qui structure le discours de l'orientalisme
à relent colonialiste:
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« The Berber emerged as a focal point in that discourse, represented mainly as a European, as opposed to
the Arab, who had conquerred him and who, in the present, continues to exercise domination”.
(=Le Berbère émergea comme un point de focalisation dans ce discours, représenté principalement comme
un Européen, en tant qu'il est opposé à l'Arabe, qui l'a conquis et qui, à présent, continue à exercer une
domination sur lui)
Dénoncer le fait colonial et relever les oppositions et déclarations mensongères faites aux
populations occupées pour obtenir leur soumission peut-être crédible. Ce discours critique
aurait plus de crédit s’il pouvait prendre de la distance et rapprocher la ligne d’idées
structurant les discours de tous les conquérants, y compris arabe, qui promettait le paradis
pour les gens qui feraient allégeance et l'annihilation pour ceux qui nourriraient une
velléité de rébellion (aslim taslam). Si l’histoire est le fait des hommes, aucune n’est sacrée
et la démythologisation de celle-ci est une nécessité intellectuelle importante dans le
monde arabe et islamique.
Mais on est en peine de trouver la moindre trace d'une telle distanciation dans les énoncés
de Hanoum, quand ce n'est pas au discours de glorification qu'on a à faire. Pourtant ce ne
sont pas les références bibliographiques d'historiens arabes anciens qui manquent et on se
contentera de citer le fameux ouvrage al-kâmil fî at-târîkh du célèbre historiographe Ibn
Al-Athîr Al-Jazarî qui décrit avec une rare précision les sanglantes péripéties de la
conquête arabe du Maghreb sous la houlette, notamment, du chef militaire Musa Ibn
Nuçaïr. Ce dernier était, par la suite, devenu le parrain de Târiq Ibn Ziyâd, qui conquît
l'Andalousie et fut terriblement puni pour cela par ce même Musa Ibn Nuçair car, semble-til, il n'en avait pas été informé à l'avance.
Heureusement, que Hanoum se rappelle d'Edmond Doutté, qu'il cite parmi les Français qui
ont été objectifs mais marginalisés pour cela précisément et aussi pour leur hétérodoxie:
"In Morocco as well as in Algeria the ethnic division within the indigenous populations between Arabs and
Berbers is a useless division…First of all it is very doubtful that there is a Berber race…there are among
the so called Berbers a great variety of types…These types are no more similar to each other than each of
them to the so called Arab type" (p81-)
Une autre référence utile dans le corps de connaissance développé par les historiens
généalogistes arabes anciens est utile ici. Celle d'Ibn Hazm Al-Andalusî (djamharat al'ansâb) qui réfute, avec tant de netteté, la descendance des Berbères de la tribu de Himyar
du Yémen; même si le contexte était celui de l'événement dit "al-fitna al-barbariyya" au
11ème siècle et qui a valu à ces derniers leur expulsion d'Andalousie bien avant la chute de
Cordoue au quinzième siècle.
A côté du couple "blâd as-siba" (qu'il traduit par l'énoncé euphémistique de "land of
dissidence" au lieu de "lawless land" ou de "land of non order" ou même " no man's land"
car l'idée de territoire laissés à "l'abandon" est centrale dans la notion de Siba, de l'arabe:
sâba), "blâd al-makhzen" (qu'il ne traduit pas!) qu'il conteste comme une création
discursive coloniale, attribuée notamment à Charles de Foucault avant la colonisation du
Maroc en 1912, il est étonnant de trouver le concept de "leff" qui fonde la théorie de R.
Montagne auquel il attribue la volonté de diviser davantage le référent que recouvre le
concept de blâd as-siba:
"Montagne, dit-il, deepened the chasm created by the school of Algiers, by opposing the Berbers and the
Arabs not as personality types, as is the case in Algeria,…, but by making their history one of permanent
military conflict" (p82).
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Hanoum suggère que De Foucault, et à sa suite, Montagne, a inventé les concepts de blâd
as-siba/ blâd al-makhzen (…"What Montagne called blâd as-sîba..p 82) et aurait même
ajouté à cela la division en leff.
"Montagne not only opposes the Makhzen and the Siba, but he creates a number of oppositions within the
Siba itself. The leff is a concept that refers to the fact that each tribe is in a relation of alliance with one tribe
and in a relation of opposition to another one in such a way that the whole Siba is maintained in 'order'"
(p82)
Il aurait été dès à présent intéressant de savoir pourquoi tous ces termes sont en arabe et
non pas en berbère ou en français! Mais cela nous mènerait loin de notre objectif.
Conclure trop vite, en partant de la description du fonctionnement d'un territoire dans
lequel existent des 'partis politiques' (leff) et des alliances entre groupes ou sous groupes
humains sur la base des intérêts conjoncturels, à la volonté de nuire par la création d'une
division imaginaire du territoire et des hommes, sur la base du principe attribué au
colonialisme "diviser pour régner", est un raccourci trop évident pour qu'on ait à le
déconstruire ici. A toute fin utile, ce ne sont pas les habitants du Makhzen qui se sont
soulevés avec Abdelkrim Al-Khettabi pour instaurer une République au Maroc, mais bel et
bien ceux du Siba.
Que la colonisation se soit servi de l'analyse de De Foucault et de Montagne pour gérer aux
moindres frais, tenant compte d'une réalité politique et anthropologique, on ne peut pas le
lui reprocher- son but n'étant pas de construire un Etat unifié au Maroc ou au Maghreb!
Mais a-t-on besoin de blanchir les politiques menées par les gouvernants autochtones de
toute responsabilité et de nier la réalité pour accabler le colonialisme?
A quoi sert-il de nier le fait berbère et berbérophone au Maghreb? A quoi sert-il de nier
l'arabophonie (arabe maghrébin) de la majorité des locuteurs au Maghreb?...
Il est utile de dévoiler les présupposés idéologiques de l'entreprise coloniale et de
l'orientalisme, mais encore faut-il dévoiler ceux de l'entreprise nationaliste et ceux de notre
propre pensée à l'oeuvre! C'est ce travail de soi sur soi qui permettra à la pensée d'avancer
et d'ancrer la raison critique dans nos comportements intellectuels.
Il serait, d'ailleurs, très intéressant que notre ami Hanoum développe son idée et l'utilise
pour mettre en perspective sa propre pensée:
"The second characteristic of knowledge is that it is not only a means by which and through which
domination is assured and guaranteed, but it is also made of images, of ideas, stereotypes, that take the form
of reality" (p87).
N'est-il pas utile aujourd'hui d'exercer sa raison critique quant à la volonté avérée d'autres
acteurs de substituer à l'influence française au Maghreb, la leur propre en voulant
substituer à ce prétendu savoir colonial français un autre pseudo savoir critique pour créer
le vacuum intellectuel et faire accepter leur présence comme une sorte de revanche de
l'histoire?
A cette idée de raison critique, revenons à cette singularité proclamée des « Kabyles » et de
la "Kabylie". Il faut relever l’évolution qu’ont connu précisément ces concepts».
Nedjma Abdelfettah LALMI (« Du mythe de l’isolat kabyle » in Cahiers d’Etudes
Africaines, XLIV (3), 175, 2004, p507-531) déconstruit ce terme selon une perspective
historique. Son évolution à travers l’histoire (ce qui à lui seul contredit l’anhistoricité du
mode d’organisation) s'est accompagnée de glissements sémantiques importants. Ce terme
garde en mémoire ses significations premières référant « aux tribus » et au mode
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d’organisation tribale (qabâyil en arabe classique signifie tribus et avait été repris par la
littérature francophone tel quel au début (kabaïl puis cabiles, … avant de devenir kabyle et
Kabylie). Cette organisation, et ce terme, concernaient les populations de Tlemcen jusqu’à
la Tunisie actuelle et suit l’habitat de Montagne. (V. A. DOURARI, « The Tamazight
claim in Algeria : A long lasting struggle for ‘algerianité’ and democracy », International
Conference on Berbers and Other Ninorities in North Africa: A Cultural Reappraisal,
Oregon State University, Department of Foreign Languages and Litterature, USA, May 1215, 2005, p07 note 2).
Nous avons d'ailleurs remarqué, aujourd'hui encore, que certains Kabyles (parlant kabyle et
résidant dans la ville de Tizi-Ouzou ou Draa Ben Khedda depuis moins d'une génération)
disent, quand ils veulent partir rendre visite à leurs parents restés dans les montagnes de
Kabylie: azeka ad ruhagh ar lqvayel (=lit. Demain j'irai chez les Kabyles)!
Omar Carlier, aussi, a traité de la difficulté de situer ce quelque chose à quoi réfère le
concept de Kabylie aujourd’hui, tout en témoignant des changements sociétaux profonds
que celle-ci a subis. En analysant la crise berbériste de 1949 (V. son « La production
sociale de l’image de soi, note sur la crise berbériste de 1949 », Extrait de l’Annuaire de
l’Afrique du Nord, (1984), Omar CARLIER répond en quelque sorte aux affirmations
hâtives de C. Lacoste-Dujardin, vingt deux ans avant !!. Dans cet article il parle
« Du Berbère vécu au berbère ‘relu’, de la mémoire à l’histoire, du syndrome de minorité à l’angoisse de
division…la reterritorialisation symbolique et physique de la communauté et de l’être en communauté
appelant à une redéfinition du politique et du rapport au politique débouchant sur la tentative d’énoncé
d’une culture citoyenne » (P348).
CARLIER observe qu’un « nouveau paradoxe s’installe : la société des villages de crête devient l’une
des plus citadines d’Algérie … Le village kabyle se combine en fait avec tous les degrés et formes de la
citadinité et parcourt toute l’échelle du contact ville/campagne (p356)…Entre les groupes : la famille
agnatique subsiste sans se réduire au modèle nucléaire européen. Mais elle s’autonomise davantage par
rapport au Thaddart alors que les rapports communautaires sont réaménagés à l‘échelle supérieure…Le
patriarcat n’est pas aboli mais est entamé. La djemaa reste le cadre décisionnel du collectif de base mais
perd de sa substance en raison de sa dépendance croissante à l’égard du dehors, de l’Etat, et du départ des
adultes…Les conditions d’autonomisation de la jeunesse se renforcent (école, travail, service militaire,
migration) …(p357)
Plus loin, « la référence territoriale l’emporte de plus en plus sur la référence généalogique immédiate.
La région est, de plus en plus, un substitut à la tribu disloquée, à la confédération tribale disparue » (p358).
On mesure ainsi combien la Kabylie, même confusément circonscrite, a évolué et s'est
éloignée de l'organisation berbère spécifique –censée, si l'on croit certains penseurs, lui
aller comme une camisole qui l'entraverait pour l'éternité.
La lecture du tiré à part de l'article de notre ami Hughes ROBERTS, autre spécialiste de la
Kabylie, dont le titre est évocateur au regard du bouillonnement d’idées dont on a ébauché
les contours ci-dessus : « Perspectives on Berber Politics : on Gellner and Masqueray, or
Durkheim’s mistake » (In The Journal of the Royal Anthropological Institute , Vol.08,
N°1 Mars 2002), a consolidé d’une certaine manière notre posture intellectuelle.
Il y soutient la nécessité de distinguer entre deux courants dans la littérature
ethnographique et anthropologique portant sur la Kabylie et les Berbères : Une approche
qu’il qualifie d’historique institutionnelle et une deuxième qu’il dénomme sociologique
structuraliste. Il met dans la première tous ceux qui ont suivi la perspective de Hannoteau
–Letourneux, de Masqueray (Notamment ses travaux sur les Chaouia des Aurès), de
Robert Montagne, Jacques Berque (notamment ses travaux sur les Seksawa du Maroc :
Structures sociales du Haut Atlas, Puf, 1978), Fanny Colonna (Les versets de l’invincibilité
: permanence et changements religieux dans l’Algérie contemporaine, Paris, Presse de la
Fondation des Sciences Politiques, 1995), Jean Morizot, René Maunier… Dans la
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deuxième catégorie, il met ceux qui se sont alignés sur Gellner (Saints of the Atlas), David
Hart, Ross E. Dum, Amal Hassam Vinogradov, Milliot, Bourdieu (avec une certaine
prudence), Favret Jeanne, Khellil Mohand, Tassadit Yacine (Poésie berbère et identité)…
La perspective sociologique structuraliste est assise selon H. Roberts donc sur les idées
principes analytiques suivants :
1) Le développement d’un modèle général concernant les pastoralistes Nuer du sud
Soudan et des Bédouins pastoralistes de la Cyrénaïque
2)
L’organisation politique berbère est une unité de parenté
3)
L’absence radicale d’institutions politiques
4) Les populations n’ont donc pas d’histoire et se contentent de légendes et d’énoncés
généalogiques
5)
La vie des Berbères est circulaire, statique et cyclique (H. Roberts, p112)
La perspective historique institutionnelle quant à elle est fondée sur l’idée :
1)
de l’affirmation de l’existence d’institutions politiques
2) que ces institutions sont son objet central quant à l’investigation de leur mode de
gouvernement
3)
qu’il faut s’interroger sur la manière dont ces institutions évoluent
4)
que les populations Berbères font partie de l’histoire et sont concernées par elle au
même titre que le sont les autres populations de la planète, partant de l'idée d'Aristote que
l'homme est un animal politique.
Il faut peut-être ajouter que cette perspective historique, après son élargissement par
Robert Montagne, a visé, en plus de la Kabylie, les Chaouias, les Mozabites, les Chleuhs et
les Rifains. Ce qui remet en cause le mythe de l’isolat kabyle et des insularités
identitaristes qui en découleraient.
Cette façon de catégoriser la bibliographie scientifique sur le fait berbère permet une
grande relativisation de la connaissance qui y est disponible et autorise, en outre, la
soumission à nouveau d'un ensemble de 'vérités' à question.
Relisons donc le texte fondateur de Hannoteau et Letourneux (La Kabylie et les coutumes
kabyles, 2nd Edition T2, Augustin Chalamel, Editeur Librairie Algérienne et Coloniale,
1893). Celui-ci nous parle de quatre niveaux d'organisation politique dont:
1)
2)
3)
4)
5)
6)
Akham, (la famillle)
Thakheroubt, thaarift,
adhroum
Thaddart et toufiq
L Aarch
Thaqbilt
En quoi consistent ces divisions:
1) Thakherroubt (de l'arabe kherrouba), thaarift (de l'arabe 'ârafa, peut être interprété
comme la réunion de personnes de connaissance)) et le Adhroum (berbère) sont des
fractions du village. Chaque kherrouba est constituée d'un certain nombre de familles,
de même origine, unies par des liens de parenté. Autour d'elle viennent se greffer
des ménages qui n'ont pas de liens de parenté avec le reste.
8
2) Toufiq (plu. twafeq de l'arabe wâfaqa) regroupe plusieurs hameaux rapprochés se
sentant faibles en restant isolés, se regroupent sous administration commune dite
toufiq. Il siège dans le aarch comme un village. Le terme s'applique aussi aux
personnes qui sont soumis à la même administration.
3) Thaddart (village signifie lieu où l'on vit de la racine verbale kabyle: dr) est une unité
politique et administrative qui nomme ses chefs, modifie ses lois et s'administre.
4) Aarch (plu aaraouch ou aarach de l'arabe aarch qui signifie trône et par extension
communauté souveraine, et non pas tribu) est un ensemble de deux ou plusieurs
villages liés par des affinités politiques ou administratives et non de celles qui
peuvent résulter d'une communauté d'origine le plus souvent difficile à établir
(Hannoteau et Letourneux, p4 note 2)
5) Thaqbilt, de l'arabe qabîla, est une confédération regroupant plusieurs tribus (aarach).
C'est le dernier terme de la série confédérative chez les Kabyles. Il est rare que
plusieurs confédérations s'unissent durablement. En règle générale, à mesure que le
cercle de fédération s'élargit, les liens se relâchent. (P4)
Les fonctions administratives quant à elles sont hiérarchisées ainsi:
1) L'Amin plu umanâ (terme arabe) n taddart ou amghar ou ameqran dirige thadjemaat (de
l'arabe jamâa)
2) Tamen, plu. Tumân (de l'arabe Damana, Dâmin) est le répondant, l'auxiliaire de l'Amin et
est responsable devant lui de ce qui se passe dans sa fraction
3) Imam ou lewkîl (termes arabes) dirigent la mosquée et sont nommés par la thadjemaat.
L'organisation politique se subdivise en deux niveaux:
Le premier est celui des çoff plu. çfuf en Kabylie (il est dirigé par Ikhef n çoff) ou des leff plu. lfuf
au Maroc. Le terme de leff, comme celui de çoff, sont d'origine arabe. Le dictionnaire AlMoundjid par exemple nous dit ceci:
- Al-llifu, djam' alfâf wa lufûf: al-hizbu 'aw aç-çinfu min an nâs, al-qawm almudjtami'ûn…yuqâl djâ'a al-qawmu wa man laffa liffahum 'aw luffahum 'ay man 'udda fîhim 'aw
intamâ 'ilayhim
- Çoff: çaffa l-qawmu : 'aqâmahum çufûfan fî l-harbi wa ghayrihâ…
Le çoff, d'après Hannoteau et Letourneux, ne s'organise pas selon les catégories d'idées politiques
qu'on connaît aujourd'hui; c'est une association d'assistance mutuelle dans la défense et l'attaque;
on passe d'un çoff à un autre selon la puissance du çoff en question et les avantages qu'il offre.
Un village se divise en deux çoff au moins et le çoff s'étend aux villages voisins et englobe la
tribu ou les tribus étrangères (p13-14). C'est une organisation transversale qui ne suit pas la
hiérarchie administrative.
Nous ne voyons aucune raison pour que le leff ou le çoff soit une création colonialiste ni pour
quelle raison son existence diviserait (selon le prétendu slogan diviser pour régner) davantage la
société maghrébine, marocaine ou algérienne, face au colonialisme français. C'est une modalité
de fonctionnement et d'équilibre de la société d'antan comme le sont aujourd'hui les partis
politiques. Ce colonialisme est venu de France, où il existe plusieurs partis politiques qui
n'avaient pas tous le même point de vue quant à la colonisation, loin s'en faut. Il y en avait même
qui l'ont combattu et sont morts les armes à la main en Algérie.
Le second niveau est celui de thadjemaat (terme arabe jamâa) qui regroupe tous les adultes d'un
village. Elle détient les pouvoirs politique, administratif, et judiciaire. Ses décisions sont
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souveraines et elle peut les exécuter elle-même. Cette organisation a une fonction délibérative.
Elle regroupe aussi les 'uqqâl, (terme arabe), les tumân (ou les inflas et les at-arbaïn au Maroc).
On peut schématiser toute cette organisation sociale et administrative comme suit:
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Amin (secrétaire)
(ou Moqaddam ou amghâr)
Thajmaat (assemblée)
(Membres: temmân ou 'uqqâl +
tous les adultes du village)
Tummân
Taddart
tufîq
(Organisée en Çfûf/lfuf)
-------------------------------------------------------------------- Ǿ lien de parenté ----------------------------------------------------------------------+/- lien de parenté--Adrum
------------------------------------------------------------------------------------------Akherroub/thaarift
---------------------------------------------------------------------+ lien de parenté
Akhkham
(père, mère, les fils et leurs femmes et leurs enfants et petits enfants,oncles, tantes)
L'assemblée est, en quelque sorte, le parlement qui ne fonctionne pas par représentation mais par
une sorte de démocratie directe (possibilité de la présence directe de tous les habitants adultes et
mâles du village). L'amin, les tumman, l' imam, l'amrabet et lewkil de la mosquée représentent
l'exécutif de l'assemblée et ils sont chargés de la gestion au quotidien.
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On voit bien que cette organisation sociale et administrative s'arrête à taqbilt et il n'existe pas de
structuration supérieure qui rassemblerait plusieurs tiqbilin en une organisation de type régional ou
national:
Ǿ
Taqbilt (=confédération)
'arch
Taddart/tuffiq
Adhrum
adhrum
Akherroub/tha'rift
Akham
akham
'arch
taddart/tuffiq
'arch…(=trône: communauté souveraine)
taddart/tuffiq… (village / hameau: peut
contenir de 2 à 4 idherman))
adhrum … (peut contenir 12 Ikherban)
akherroub
akherroub… (limite supérieure de parenté)
akham… (=famille patriarcale)
Voilà un schéma qui nous montre, visualisée, l'organisation administrative et politique de la
société berbère qui épouse les contraintes de la topographie- le mode d'habitat de Montagne étant
dans les Kabylies, au sens défini plus haut, prépondérant. L'essentiel des organes et des fonctions
est dénommé (conceptualisé) en arabe, parfois berbérisé.
Cette organisation a tenu, car bâtie sur des normes qui étaient respectées et faites respectées par
des modalités et des organes qui y veillaient. Cette organisation si elle est décriée par les uns,
pour être une création coloniale et tutti quanti, est louée par d'autres pour être une démocratie
véritable, ou pour représenter une sorte de républicanisme des Kabyles qui leur serait
consubstantiel. On omet de dire qu'elle se faisait sans vote et sans la participation de la femme…
i.e. sans la République. Les deux orientations discursives sont irréalistes et anachroniques.
Parmi les normes sous-jacentes à ce bon fonctionnement d'antan, le respect du sens de l'honneur
n'est pas des moindres en tant que système axiologique régulant la vie et les relations des
Kabyles qui y vivaient. Les dénominations portant sur le champ sémantique de l'honneur sont
aussi en partie empruntées à l'arabe tel qu'il aisé de le remarquer à travers la lecture de Pierre
Bourdieu (V. Esquisse de la théorie de la pratique, Ed. Seuil, « Points ») relu par notre ami
Djaoud Smaïl, chercheur en doctorat à Paris X, France:
Voilà quelques extraits:
1) L’homme d’honneur, accompli est dit : Argaz lkamel (ar. Kâmil), aâardhi (ar. 'irdh), win
itseliken (ar. Salaka), dhargaz dh wawal, dhargaz afaâli (ar. Fa'ala), ameyyez (ar.
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Mayyaza), lhiba (ar. Hâba), essar (ar. as-sirr), qabel (ar. Qâbala: faire face), nif et à la
hurma (ar. Hurma), thirrugza,…
2) Par opposition, l’homme de rien est dit ounsaara bul, aferfar (ar. Farfara), achetah (ar.
Chataha), el hameq (ar. Hamaqa), ibahdel (ar. Bahdala) imanis, amehbul (ar. habala)…
Ouvrons ici une parenthèse. Les locuteurs kabylophones monolingues ont-ils conscience qu'ils
utilisent une conceptualisation empruntée à l'arabe?! C'est d'ailleurs une question subsidiaire à
laquelle aucun locuteur monolingue, ou même plurilingue, ne prête attention. Et c'est
certainement le cas pour les scientifiques du fait de sa trivialité à moins qu'il ne s'agisse d'un
travail portant sur les emprunts. Toute langue emprunte naturellement aux autres langues même
si elles ne lui sont pas apparentées, et a fortiori quand elles sont apparentées comme tamazight et
l'arabe. Les langues ne restituent jamais ce qu'elles empruntent aux autres, c'est là leur moindre
défaut! Il n'y a pas de langue pure comme il n'y a pas de race pure. Convenons par conséquent
que souligner aujourd'hui le fait que le kabyle emprunte à l'arabe est d'une certaine incongruité;
comme l'est d'ailleurs la tentative candide d'expurgation de tamazight des emprunts arabes ou
français.
L'autre question intéressante à considérer est le rapport que semble percevoir notre ami Hanoum
entre cette idée de "guerre continue" entre tribus berbères et l'utilisation qu'en fait le colonialisme
et le savoir "colonial", comme il l'appelle, notamment en rapport avec le concept de leff (Maroc)
ou de çoff (Algérie). Nous avons déjà montré qu'il ne s'agit point d'une division artificielle
fabriquée par le colonialisme pour affaiblir la société, mais bel et bien d'une organisation en
partis (tenant compte du contexte social et historique). Ces derniers s'unissent d'ailleurs en cas
d'agression extérieure.
L'image de "guerre continue", que cette société donnait à voir, trouve son explication dans le
travail de Pierre Bourdieu dont notre ami Djaoud Smail a eu l'amabilité de nous établir une fiche
de lecture synthétique qu'il formule ainsi:
"La guerre kabyle, souvent permanente, qui dure parfois de longues années et qui est prête à être relancée au
moindre incident, n’est ainsi pas la conséquence d’une « sauvagerie » mais un jeu symbolique, « le jeu le plus
sérieux qu’ait inventé l’honneur » (Esquisse d'une théorie de la pratique, p.29). Le groupe, véritable tribunal
collectif supervisant le jeu, n’hésite pas à intervenir en arbitre, à travers ses marabouts et ses notabilités, dans
certains cas extrêmes pour imposer la paix, dans le cas où une extermination menace les protagonistes par
exemple"…
"Cette logique de l’honneur- « La crainte de la réprobation collective et de la honte » impose à l’offensé de jouer le
jeu; le groupe le condamne au déshonneur dans le cas d’un refus interprété comme lâcheté ou faiblesse: l'iv (ar.
'ayb), lehya (ar. Haya') guer meden, awal n’meden, lâavdh (ar. 'abd) ounsâara ul, win itsetsun (celui qui oublie ses
dettes d’honneur)- si elle trouve dans la guerre sa réalisation paroxystique, n’est pas moins présente dans d’autres
conduites... C’est le cas dans beaucoup de compétitions rituelles prétextes à des joutes d’honneur, comme le tir à la
cible (dans les fêtes), les épreuves poétiques (l’urar des femmes, etc.), les rivalités entre villages, les surenchères
illimitées (dons), la course aux fêtes somptueuses et ruineuses, etc.
"Le plus important reste cependant qu’il s’agit d’une logique générale qui réglemente la quasi-totalité des échanges
(dons, contre dons) qui impliquent «la négation du moi intime» dans l’abnégation des prescriptions collectives.
Bourdieu va jusqu’à dire qu’elle est « la limite vers laquelle tend tout acte de communication » (Esquisse…,
P.41).
Où est donc l'aspect incriminable attribué au colonialisme qui a d'ailleurs tôt fait de parasiter et
de dévier le fonctionnement autonome de cette organisation? Où est la prégnance des liens de
parenté? Qu'est-ce qui reste de cette organisation- propre aux habitants de montagne et véritable
patrimoine immatériel des Maghrébins- pour qu'on puisse s'en servir, telle qu'elle découle de sa
reconfiguration par la théorie de la segmentarité, comme grille de lecture des événements qui se
passent aujourd'hui en Kabylie urbanisée et citadinisée?
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Si cette organisation mérite qu'on en parle aujourd'hui, c'est pour rappeler son existence passée
en tant que mémoire, en tant que patrimoine immatériel algérien et maghrébin témoin des
ancrages anthropologique et historique de cet ensemble ainsi que de la dimension amazighe de sa
personnalité qui constitue à ce jour son socle identitaire orienté vers la modernité et le progrès.
Ce n'est surtout pas pour la sacraliser et encore moins pour la revendiquer comme horizon.
Pr. Abderrezak DOURARI
Pr. en sciences du langage/ U. d'Alger
Directeur du CNPLET
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