Concepts et conception de l`organisation politique berbère
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Concepts et conception de l`organisation politique berbère
Colloque International sur le patrimoine immatériel berbère HCA Juin 05 Concepts et conception de l’organisation politique berbère en zones de montagne : Réflexion épistémologique Par Pr. Abderrezak DOURARI Professeur à l’université d’Alger Directeur du CNPLET On pourrait se demander s'il n'est pas anachronique aujourd’hui de parler d’organisation politique berbère alors qu’on est en 2005 et que l’on vit dans une organisation politique de l’Etat algérien monolithique et jacobin- l’Etat nation moderne doté d'une constitution écrite dès les premières années de l'Indépendance- très ancrée dans l'imaginaire des Algériens travaillé par l'unique et l'unicité. D’abord, on oublie souvent que cette organisation, qui a tant fait parlé d’elle au point que des personnalités scientifiques comme Emile Durkheim en ont fait état dans des travaux fondateurs de grandes théories ethnologique et sociologique, fait partie du patrimoine immatériel algérien et maghrébin. Ensuite, l’utilisation itérative sans critique des concepts descriptifs de la théorie la plus en vue de cette organisation, la théorie de la segmentarité, par la recherche scientifique actuelle, présente une image de figement de la société ‘kabyle’, notamment, comme si elle était hors du temps à l’instar de la Belle au bois dormant, prisonnière ad vitam aeternam de la prégnance des liens agnatiques (de sang). Enfin, cette organisation est parfois revendiquée dans certains discours modernistes comme horizon démocratique spécifique aux Kabyles qu'il serait intéressant de reprendre pour mieux cerner les problèmes citoyens que les institutions modernes de l'Etat-nation algérien n'arrivent pas à prendre en charge. La théorie de la segmentarité présente la Kabylie et, par extension, les Berbères, en somme comme une singularité anthropologique, relevant presque de la tératologie, que seuls les ethnographes savent construire par les effets induits de leur méthodologie. Ces constructions théoriques sont souvent reprises comme argument savant justifiant des constructions identitaires en rupture (repli identitaire) qu’on a vu en Europe aussi à l’ère de l’établissement d’institutions politiques européennes supranationales (vote de la constitution européenne) et de l’élargissement de l’UE aux ex-pays de l’Est et à la Turquie. En somme l’image est créée par la taxinomie, ensuite on fait tout pour s’y conformer, à la manière de la table de Procruste. Ce ne sera pas le moindre des effets de cette posture intellectuelle que ce qui en découlera sera une identité de perception, obéissant au principe de plaisir/déplaisir, et non pas une identité de pensée (principe de réalité). Dans ce sens, le mythe kabyle (V. Patricia Lorcin, Imperial Identities) est par exemple repris par un courant d'idées local à son compte. Le figement de l’image d’un pays, d’un peuple, d’une nation vivants et aux dynamiques complexes, par l’image qu’en donne le paradigme scientifique, nous l’avons vu par exemple dans un article récent de Camille Lacoste Dujardin, une spécialiste de la Kabylie, à propos du mouvement de révolte citoyen entre 2001 et 2003. Dans cet article assez long et très consistant intellectuellement, mis sur le site de <http : www. Algeriainterface.com>, sous le titre éloquent de « La Kabylie des tribus », elle explique longuement que le mouvement citoyen des Aarouchs était une « résurgence », ce qui suppose une disparition temporaire mais surtout un retour, des tribus (traduction imprécise largement acceptée du terme aarch__aarouch ou aarach) en Kabylie chez les jeunes Page 1 sur 14 protestataires du mouvement citoyen. Voilà donc un regressus ad uterum qui n'est pas réalisé par un rituel! Ceux-ci auraient même refusé, selon elle, l’organisation moderne de l’Etat algérien en Communes, en Daïra et en Wilaya : « Mais pour structurer leur mouvement de révolte, les jeunes, en ranimant les jemaas ont donc choisi de négliger la moderne organisation communale des APC. Et, au-delà des jemaas, ils ont surtout été tentés par un système d’organisation traditionnelle, de dimension voisine de celle des actuelles APC, et qui ont eu effectivement quelque réalité dans le passé en regroupant quelques villages : ce sont les aarchs ou tribus » !. Ceci en dépit du fait qu’ils s’intitulent eux-mêmes « Coordination des Aarchs, Daïras et Communes»-intitulé que Camille Lacoste –Dujardin cite dans son texte- et que leur organisation détentrice du pouvoir délibératif s’appelle « l’inter-wilayas », que le mode de fonctionnement est l'élection par quartier, village, ou commune sur la base d'un mandat (cahier de charge) précis et que, par dessus tout, il n'existe que deux organisations qui se disent Aarch (Larbaa Nath Irathen et Ath Djennad) parmi tous les autres comités de village, de quartier, de commune, de Daïra et de wilaya! Nous avons réfuté cette thèse en son temps sur le même site en présentant des arguments et des critères d’analyse sociologique et politique si élémentaires (la proximité spatiale ou l’élection, et en effectuant un rapprochement des modalités de prise de décision avec des organisations internationales, notamment le consensus qui est au principe du fonctionnement du conseil de sécurité de l'ONU)- que l’analyse les oublie souvent au profit des grandes envolées théoriques où les traits universels les plus partagés par l'humanité et les institutions qu'elle s'est données, sont réinscrits dans un cadre qui avantage la spécificité ou même la singularité. Nous avons surtout donné un aperçu sur le contexte politique du conflit dans une perspective dialectique en mettant les réactions de cette organisation des Aarouchs- née bien après le début de la répression féroce des forces de l’ordre-, en regard des actions des pouvoirs publics. Evidemment cette façon de faire- tirer argument de l’histoire, de l’espace, du temps, des rapports des acteurs (la deixis subjectivo-spatio-temporelle)-, n’est pas conforme à la doxa structuraliste, nous en sommes parfaitement conscient. Mais il est intéressant de relever précisément cette disponibilité de l’esprit scientifique à s’engouffrer dans des cheminements explicatifs ‘sérieux’ que seul un mot invite à suivre (ici aarch que notre spécialiste souligne d’un gros trait en spécifiant son origine arabe) et à toujours expliquer des phénomènes récents avec des prêts à penser- outils méthodologiques d’un autre age, inadéquats car pensés déjà en leur temps selon un choix épistémologique discutable. Michel Foucault y perdrait son latin, car il ne s'agit jamais d'épistémè ni d'archéologie du savoir concernant la kabylie. On est, un peu, devant la situation de quelqu’un qui nie la réalité de faits vérifiables (phénoménologiquement et pragmatiquement) au profit du triomphe des effets de la théorie devenue une ornière étriquée de la perception. Cette posture intellectuelle, qui est généralisée s'agissant du monde dit arabo-islamique, suscite des questionnements fondamentaux quant à la validité des théories les plus admises sur ce "monde", sur le Maghreb en tant que partie (v. Abderrezak DOURARI, Dialogue entre le Maghreb et le Machreq, le discours idéologique arabe contemporain, thèse de doctorat de l'Université de la Sorbonne, Paris, 1993 où nous remettions en question les théories holistes à la suite notamment de Mohammed ARKOUN et de Jean Noël FERRY) et sur la Kabylie notamment. 2 La théorie segmentariste, avec toute son élégance, assise sur la citadelle structuraliste, nous paraissait comme une parfaite construction théorique faite pour être parfaite, cohérente et homogène en tant qu’instrument immanentiste. Il nous semblait que beaucoup avait été sacrifié pour cet objectif y compris les faits tenaces; car la taxinomie une fois établie inductivement, en sacrifiant ce qu’il y a à sacrifier dans la procédure de réduction, devient un modèle de lecture, d’appréhension, de compréhension et d’interprétation des faits. Mais qu’est-ce que les faits, éléments de transcendance, déjà considérés par Durkheim luimême comme de simples représentations, peuvent valoir devant le caractère imposant de l’économie générale de la théorie segmentariste et de manière générale en structuralisme ? D’autres, bien avant nous, ont critiqué cette théorie pour le cas de la linguistique mais aussi pour celui de l’anthropologie de Claude Lévi-Strauss ; nous n’allons pas y revenir. Cette organisation a donné l'alibi à l'émergence d'un discours idéologique qui tente d'attribuer certains segments de cette organisation au colonialisme et à son supposé credo de diviser pour régner que des spécialistes français auraient suivi pour établir la description ethnographique des Berbères en Afrique du Nord! Loin de nous l’idée défendue par notre ami Abdelmajid HANOUM (« Faut-il brûler l’Orientalisme, On French Scholarship of North Africa », in Cultural Dynamics, 2004 SAGE Publications, London, Thousand Oaks, CA and New Delhi) selon laquelle il y aurait un savoir colonial qui aurait déformé à dessein la connaissance de ces sociétés pour des objectifs de domination : « Knowledge is not only a means of control and governance for the colonial machine, but it also contains categories by which imaginaries are shaped and colonial relations and attitudes are perpetuated »… “Knowledge has often been seen as a representation of objetcs (subjects also) and representations have always been considered replica of reality and often seen as a substitute for it ». Cette thèse arrange bien certains intérêts du régime Marocain pour ne pas avoir à reconnaître avoir émis un Edit Royal attesté historiquement et repris dans la Revue de justice coutumière (N°1 et 2, Rabat, 1955) (v. A. DOURARI, Thèse de doctorat, Op. Cit. Supra, p380 et 388) consacrant la spécificité des coutumes berbères et, partant, ces notions anthropologiques et politiques de « blâd as-siba » (territoires à dominante berbérophone relativement autonomes du fait que le roi autorisait par ce fameux Dahir berbère que le corpus de lois coutumières berbères régisse le fonctionnement de la société en lieu et place de la chari'a) et « blâd al-makhzen » (territoires à dominante arabophone soumis au corpus de loi inspirées des chari'a). Hanoum reprend le poncif anticolonial chère à l’ordre du discours idéologique arabe condensé dans le slogan : « diviser pour régner » que les régimes arabes agitent comme un spectre pour donner substance à leur rhétorique anticoloniale et compenser leur mal de légitimité et surtout leur passivité. Hassan Hanafi, l’Egyptien, père de l’islamisme de gauche, soutenait que la division Maghreb/ Machreq était le fait du colonialisme même si les termes sont arabes et ont été utilisés par les historiens et géographes arabes anciens (V. Abderrezak DOURARI, thèse de doctorat, Op. cit. supra)…Au Maghreb, selon Hanoum, il s’agirait de la volonté du colonialisme de diviser les peuples en « Berbères » et « Arabes »…Si cette distinction n'existe pas, et on est d'accord avec notre ami Hanoum, il faudra, pour l'honnêteté scientifique, être conséquent et aller jusqu'au bout du raisonnement pour affirmer que les sociétés maghrébines sont fondamentalement d'origine berbère et que, de ce fait, il n'y a pas lieu de faire une quelconque opposition berbère/ arabes! 3 Ces notions de makhzen/ siba, HANOUM voudrait bien les mettre sur le dos de la colonisation qui n’est ni innocente en matière de crime contre l’humanité, ni restée longtemps au Maroc pour créer et pérenniser un tel fait qui lui est antérieur. En plus, cela se saurait, si une pensée coloniale avait été si complète et cohérente avant, pendant ou même après la colonisation. Mais comment le colonialisme aura-t-il réussi à créer un tel consensus entre les spécialistes du Maghreb demeure un mystère que les 'pourfendeurs' du colonialisme et de son savoir préfèrent garder intact ! De là à penser que le colonialisme a créé le fait berbère, il n’y a qu’un pas que d’aucuns n’hésiteront pas à faire. (V. sur cette question A. DOURARI, Malaise de la société algérienne, crise de langue, crise d’identité, Casbah Ed., 2003). A moins que l'objectif ne soit, comme le soutient l'ex recteur de l'IRCAM, Mohammed Chafiq (V. son Trente trois siècles d'histoire des Amazighes (en arabe)), de complexer les berbérophones d'avoir gardé leurs langues, par la confusion entretenue entre berbérité et 'politique berbère' du colonialisme. Accuser Silvestre de SACY, l’orientaliste, de fait de colonisation française nous semble léger au regard de la manière dont la question est argumentée par Hanoum. Le fait d’avoir traduit la déclaration d’Alger faite par le général de Bourmont à la population, lors de la prise d’Alger en 1830, ou la ressemblance de contenu qu’il lui trouve avec celle faite par Napoléon aux Egyptiens (Hanoum, p76) ou même le fait incongru que ce soit son élève l'irlandais William de SLANE qui ait traduit Ibn Khaldun, La muqaddima (Introduction à l’histoire universelle), ne l’autorise pas à affirmer de manière péremptoire que : « In short, from the first day of the conquest of Algiers, Orientalist knowledge was combined with colonial power » (76); Puis en déduire que le corps de connaissance formé à cette époque est suspecté de relent colonialiste. Ceci étant dit, si on mettait de côté cette fâcheuse tendance à accabler les autres de ses propres turpitudes, le reste demeure vrai. Mais à ce moment là pourquoi comprendre de l'affirmation qu'il fait lui-même: "le savoir scientifique n'est pas seulement un moyen de gouvernement et de contrôle de la machine coloniale"(=Knowledge is not only a means of control and governance for the colonial machine) que ce savoir devait nécessairement être faux! Biaisé? Pourquoi ne pas comprendre au contraire que si la France coloniale en avait besoin pour gouverner, c'est qu'il devait avoir quelque validité scientifique pour ne pas la mener vers le mur! Hanoum n’est pas non plus cet intellectuel qui accable la colonisation de tous les maux même si on peut lui reprocher de ne pas tirer de conséquences pour sa pensée de ses propres affirmations et recherches. Il dévoile, par exemple, que Napoléon 3, après une visite à Alger, avait déclaré que l’Algérie était un ‘’royaume arabe’’, à ne pas confondre avec une colonie, et qu'un décret avait été promulgué le 22 Avril 1863 affirmant : « The tribes of Algeria are declared to be the owners of the lands that they had permanent and traditional right of use » (p77). (=Les tribus d'Algérie sont déclarées être les propriétaires des terres dont elles avaient le droit traditionnel et permanent d'exploitation). Mais plus vite que l’on ne s’attendait, il passe à la suggestion affirmée que le fait berbère n’est qu’un effet de l’opposition Orient/Occident qui structure le discours de l'orientalisme à relent colonialiste: 4 « The Berber emerged as a focal point in that discourse, represented mainly as a European, as opposed to the Arab, who had conquerred him and who, in the present, continues to exercise domination”. (=Le Berbère émergea comme un point de focalisation dans ce discours, représenté principalement comme un Européen, en tant qu'il est opposé à l'Arabe, qui l'a conquis et qui, à présent, continue à exercer une domination sur lui) Dénoncer le fait colonial et relever les oppositions et déclarations mensongères faites aux populations occupées pour obtenir leur soumission peut-être crédible. Ce discours critique aurait plus de crédit s’il pouvait prendre de la distance et rapprocher la ligne d’idées structurant les discours de tous les conquérants, y compris arabe, qui promettait le paradis pour les gens qui feraient allégeance et l'annihilation pour ceux qui nourriraient une velléité de rébellion (aslim taslam). Si l’histoire est le fait des hommes, aucune n’est sacrée et la démythologisation de celle-ci est une nécessité intellectuelle importante dans le monde arabe et islamique. Mais on est en peine de trouver la moindre trace d'une telle distanciation dans les énoncés de Hanoum, quand ce n'est pas au discours de glorification qu'on a à faire. Pourtant ce ne sont pas les références bibliographiques d'historiens arabes anciens qui manquent et on se contentera de citer le fameux ouvrage al-kâmil fî at-târîkh du célèbre historiographe Ibn Al-Athîr Al-Jazarî qui décrit avec une rare précision les sanglantes péripéties de la conquête arabe du Maghreb sous la houlette, notamment, du chef militaire Musa Ibn Nuçaïr. Ce dernier était, par la suite, devenu le parrain de Târiq Ibn Ziyâd, qui conquît l'Andalousie et fut terriblement puni pour cela par ce même Musa Ibn Nuçair car, semble-til, il n'en avait pas été informé à l'avance. Heureusement, que Hanoum se rappelle d'Edmond Doutté, qu'il cite parmi les Français qui ont été objectifs mais marginalisés pour cela précisément et aussi pour leur hétérodoxie: "In Morocco as well as in Algeria the ethnic division within the indigenous populations between Arabs and Berbers is a useless division…First of all it is very doubtful that there is a Berber race…there are among the so called Berbers a great variety of types…These types are no more similar to each other than each of them to the so called Arab type" (p81-) Une autre référence utile dans le corps de connaissance développé par les historiens généalogistes arabes anciens est utile ici. Celle d'Ibn Hazm Al-Andalusî (djamharat al'ansâb) qui réfute, avec tant de netteté, la descendance des Berbères de la tribu de Himyar du Yémen; même si le contexte était celui de l'événement dit "al-fitna al-barbariyya" au 11ème siècle et qui a valu à ces derniers leur expulsion d'Andalousie bien avant la chute de Cordoue au quinzième siècle. A côté du couple "blâd as-siba" (qu'il traduit par l'énoncé euphémistique de "land of dissidence" au lieu de "lawless land" ou de "land of non order" ou même " no man's land" car l'idée de territoire laissés à "l'abandon" est centrale dans la notion de Siba, de l'arabe: sâba), "blâd al-makhzen" (qu'il ne traduit pas!) qu'il conteste comme une création discursive coloniale, attribuée notamment à Charles de Foucault avant la colonisation du Maroc en 1912, il est étonnant de trouver le concept de "leff" qui fonde la théorie de R. Montagne auquel il attribue la volonté de diviser davantage le référent que recouvre le concept de blâd as-siba: "Montagne, dit-il, deepened the chasm created by the school of Algiers, by opposing the Berbers and the Arabs not as personality types, as is the case in Algeria,…, but by making their history one of permanent military conflict" (p82). 5 Hanoum suggère que De Foucault, et à sa suite, Montagne, a inventé les concepts de blâd as-siba/ blâd al-makhzen (…"What Montagne called blâd as-sîba..p 82) et aurait même ajouté à cela la division en leff. "Montagne not only opposes the Makhzen and the Siba, but he creates a number of oppositions within the Siba itself. The leff is a concept that refers to the fact that each tribe is in a relation of alliance with one tribe and in a relation of opposition to another one in such a way that the whole Siba is maintained in 'order'" (p82) Il aurait été dès à présent intéressant de savoir pourquoi tous ces termes sont en arabe et non pas en berbère ou en français! Mais cela nous mènerait loin de notre objectif. Conclure trop vite, en partant de la description du fonctionnement d'un territoire dans lequel existent des 'partis politiques' (leff) et des alliances entre groupes ou sous groupes humains sur la base des intérêts conjoncturels, à la volonté de nuire par la création d'une division imaginaire du territoire et des hommes, sur la base du principe attribué au colonialisme "diviser pour régner", est un raccourci trop évident pour qu'on ait à le déconstruire ici. A toute fin utile, ce ne sont pas les habitants du Makhzen qui se sont soulevés avec Abdelkrim Al-Khettabi pour instaurer une République au Maroc, mais bel et bien ceux du Siba. Que la colonisation se soit servi de l'analyse de De Foucault et de Montagne pour gérer aux moindres frais, tenant compte d'une réalité politique et anthropologique, on ne peut pas le lui reprocher- son but n'étant pas de construire un Etat unifié au Maroc ou au Maghreb! Mais a-t-on besoin de blanchir les politiques menées par les gouvernants autochtones de toute responsabilité et de nier la réalité pour accabler le colonialisme? A quoi sert-il de nier le fait berbère et berbérophone au Maghreb? A quoi sert-il de nier l'arabophonie (arabe maghrébin) de la majorité des locuteurs au Maghreb?... Il est utile de dévoiler les présupposés idéologiques de l'entreprise coloniale et de l'orientalisme, mais encore faut-il dévoiler ceux de l'entreprise nationaliste et ceux de notre propre pensée à l'oeuvre! C'est ce travail de soi sur soi qui permettra à la pensée d'avancer et d'ancrer la raison critique dans nos comportements intellectuels. Il serait, d'ailleurs, très intéressant que notre ami Hanoum développe son idée et l'utilise pour mettre en perspective sa propre pensée: "The second characteristic of knowledge is that it is not only a means by which and through which domination is assured and guaranteed, but it is also made of images, of ideas, stereotypes, that take the form of reality" (p87). N'est-il pas utile aujourd'hui d'exercer sa raison critique quant à la volonté avérée d'autres acteurs de substituer à l'influence française au Maghreb, la leur propre en voulant substituer à ce prétendu savoir colonial français un autre pseudo savoir critique pour créer le vacuum intellectuel et faire accepter leur présence comme une sorte de revanche de l'histoire? A cette idée de raison critique, revenons à cette singularité proclamée des « Kabyles » et de la "Kabylie". Il faut relever l’évolution qu’ont connu précisément ces concepts». Nedjma Abdelfettah LALMI (« Du mythe de l’isolat kabyle » in Cahiers d’Etudes Africaines, XLIV (3), 175, 2004, p507-531) déconstruit ce terme selon une perspective historique. Son évolution à travers l’histoire (ce qui à lui seul contredit l’anhistoricité du mode d’organisation) s'est accompagnée de glissements sémantiques importants. Ce terme garde en mémoire ses significations premières référant « aux tribus » et au mode 6 d’organisation tribale (qabâyil en arabe classique signifie tribus et avait été repris par la littérature francophone tel quel au début (kabaïl puis cabiles, … avant de devenir kabyle et Kabylie). Cette organisation, et ce terme, concernaient les populations de Tlemcen jusqu’à la Tunisie actuelle et suit l’habitat de Montagne. (V. A. DOURARI, « The Tamazight claim in Algeria : A long lasting struggle for ‘algerianité’ and democracy », International Conference on Berbers and Other Ninorities in North Africa: A Cultural Reappraisal, Oregon State University, Department of Foreign Languages and Litterature, USA, May 1215, 2005, p07 note 2). Nous avons d'ailleurs remarqué, aujourd'hui encore, que certains Kabyles (parlant kabyle et résidant dans la ville de Tizi-Ouzou ou Draa Ben Khedda depuis moins d'une génération) disent, quand ils veulent partir rendre visite à leurs parents restés dans les montagnes de Kabylie: azeka ad ruhagh ar lqvayel (=lit. Demain j'irai chez les Kabyles)! Omar Carlier, aussi, a traité de la difficulté de situer ce quelque chose à quoi réfère le concept de Kabylie aujourd’hui, tout en témoignant des changements sociétaux profonds que celle-ci a subis. En analysant la crise berbériste de 1949 (V. son « La production sociale de l’image de soi, note sur la crise berbériste de 1949 », Extrait de l’Annuaire de l’Afrique du Nord, (1984), Omar CARLIER répond en quelque sorte aux affirmations hâtives de C. Lacoste-Dujardin, vingt deux ans avant !!. Dans cet article il parle « Du Berbère vécu au berbère ‘relu’, de la mémoire à l’histoire, du syndrome de minorité à l’angoisse de division…la reterritorialisation symbolique et physique de la communauté et de l’être en communauté appelant à une redéfinition du politique et du rapport au politique débouchant sur la tentative d’énoncé d’une culture citoyenne » (P348). CARLIER observe qu’un « nouveau paradoxe s’installe : la société des villages de crête devient l’une des plus citadines d’Algérie … Le village kabyle se combine en fait avec tous les degrés et formes de la citadinité et parcourt toute l’échelle du contact ville/campagne (p356)…Entre les groupes : la famille agnatique subsiste sans se réduire au modèle nucléaire européen. Mais elle s’autonomise davantage par rapport au Thaddart alors que les rapports communautaires sont réaménagés à l‘échelle supérieure…Le patriarcat n’est pas aboli mais est entamé. La djemaa reste le cadre décisionnel du collectif de base mais perd de sa substance en raison de sa dépendance croissante à l’égard du dehors, de l’Etat, et du départ des adultes…Les conditions d’autonomisation de la jeunesse se renforcent (école, travail, service militaire, migration) …(p357) Plus loin, « la référence territoriale l’emporte de plus en plus sur la référence généalogique immédiate. La région est, de plus en plus, un substitut à la tribu disloquée, à la confédération tribale disparue » (p358). On mesure ainsi combien la Kabylie, même confusément circonscrite, a évolué et s'est éloignée de l'organisation berbère spécifique –censée, si l'on croit certains penseurs, lui aller comme une camisole qui l'entraverait pour l'éternité. La lecture du tiré à part de l'article de notre ami Hughes ROBERTS, autre spécialiste de la Kabylie, dont le titre est évocateur au regard du bouillonnement d’idées dont on a ébauché les contours ci-dessus : « Perspectives on Berber Politics : on Gellner and Masqueray, or Durkheim’s mistake » (In The Journal of the Royal Anthropological Institute , Vol.08, N°1 Mars 2002), a consolidé d’une certaine manière notre posture intellectuelle. Il y soutient la nécessité de distinguer entre deux courants dans la littérature ethnographique et anthropologique portant sur la Kabylie et les Berbères : Une approche qu’il qualifie d’historique institutionnelle et une deuxième qu’il dénomme sociologique structuraliste. Il met dans la première tous ceux qui ont suivi la perspective de Hannoteau –Letourneux, de Masqueray (Notamment ses travaux sur les Chaouia des Aurès), de Robert Montagne, Jacques Berque (notamment ses travaux sur les Seksawa du Maroc : Structures sociales du Haut Atlas, Puf, 1978), Fanny Colonna (Les versets de l’invincibilité : permanence et changements religieux dans l’Algérie contemporaine, Paris, Presse de la Fondation des Sciences Politiques, 1995), Jean Morizot, René Maunier… Dans la 7 deuxième catégorie, il met ceux qui se sont alignés sur Gellner (Saints of the Atlas), David Hart, Ross E. Dum, Amal Hassam Vinogradov, Milliot, Bourdieu (avec une certaine prudence), Favret Jeanne, Khellil Mohand, Tassadit Yacine (Poésie berbère et identité)… La perspective sociologique structuraliste est assise selon H. Roberts donc sur les idées principes analytiques suivants : 1) Le développement d’un modèle général concernant les pastoralistes Nuer du sud Soudan et des Bédouins pastoralistes de la Cyrénaïque 2) L’organisation politique berbère est une unité de parenté 3) L’absence radicale d’institutions politiques 4) Les populations n’ont donc pas d’histoire et se contentent de légendes et d’énoncés généalogiques 5) La vie des Berbères est circulaire, statique et cyclique (H. Roberts, p112) La perspective historique institutionnelle quant à elle est fondée sur l’idée : 1) de l’affirmation de l’existence d’institutions politiques 2) que ces institutions sont son objet central quant à l’investigation de leur mode de gouvernement 3) qu’il faut s’interroger sur la manière dont ces institutions évoluent 4) que les populations Berbères font partie de l’histoire et sont concernées par elle au même titre que le sont les autres populations de la planète, partant de l'idée d'Aristote que l'homme est un animal politique. Il faut peut-être ajouter que cette perspective historique, après son élargissement par Robert Montagne, a visé, en plus de la Kabylie, les Chaouias, les Mozabites, les Chleuhs et les Rifains. Ce qui remet en cause le mythe de l’isolat kabyle et des insularités identitaristes qui en découleraient. Cette façon de catégoriser la bibliographie scientifique sur le fait berbère permet une grande relativisation de la connaissance qui y est disponible et autorise, en outre, la soumission à nouveau d'un ensemble de 'vérités' à question. Relisons donc le texte fondateur de Hannoteau et Letourneux (La Kabylie et les coutumes kabyles, 2nd Edition T2, Augustin Chalamel, Editeur Librairie Algérienne et Coloniale, 1893). Celui-ci nous parle de quatre niveaux d'organisation politique dont: 1) 2) 3) 4) 5) 6) Akham, (la famillle) Thakheroubt, thaarift, adhroum Thaddart et toufiq L Aarch Thaqbilt En quoi consistent ces divisions: 1) Thakherroubt (de l'arabe kherrouba), thaarift (de l'arabe 'ârafa, peut être interprété comme la réunion de personnes de connaissance)) et le Adhroum (berbère) sont des fractions du village. Chaque kherrouba est constituée d'un certain nombre de familles, de même origine, unies par des liens de parenté. Autour d'elle viennent se greffer des ménages qui n'ont pas de liens de parenté avec le reste. 8 2) Toufiq (plu. twafeq de l'arabe wâfaqa) regroupe plusieurs hameaux rapprochés se sentant faibles en restant isolés, se regroupent sous administration commune dite toufiq. Il siège dans le aarch comme un village. Le terme s'applique aussi aux personnes qui sont soumis à la même administration. 3) Thaddart (village signifie lieu où l'on vit de la racine verbale kabyle: dr) est une unité politique et administrative qui nomme ses chefs, modifie ses lois et s'administre. 4) Aarch (plu aaraouch ou aarach de l'arabe aarch qui signifie trône et par extension communauté souveraine, et non pas tribu) est un ensemble de deux ou plusieurs villages liés par des affinités politiques ou administratives et non de celles qui peuvent résulter d'une communauté d'origine le plus souvent difficile à établir (Hannoteau et Letourneux, p4 note 2) 5) Thaqbilt, de l'arabe qabîla, est une confédération regroupant plusieurs tribus (aarach). C'est le dernier terme de la série confédérative chez les Kabyles. Il est rare que plusieurs confédérations s'unissent durablement. En règle générale, à mesure que le cercle de fédération s'élargit, les liens se relâchent. (P4) Les fonctions administratives quant à elles sont hiérarchisées ainsi: 1) L'Amin plu umanâ (terme arabe) n taddart ou amghar ou ameqran dirige thadjemaat (de l'arabe jamâa) 2) Tamen, plu. Tumân (de l'arabe Damana, Dâmin) est le répondant, l'auxiliaire de l'Amin et est responsable devant lui de ce qui se passe dans sa fraction 3) Imam ou lewkîl (termes arabes) dirigent la mosquée et sont nommés par la thadjemaat. L'organisation politique se subdivise en deux niveaux: Le premier est celui des çoff plu. çfuf en Kabylie (il est dirigé par Ikhef n çoff) ou des leff plu. lfuf au Maroc. Le terme de leff, comme celui de çoff, sont d'origine arabe. Le dictionnaire AlMoundjid par exemple nous dit ceci: - Al-llifu, djam' alfâf wa lufûf: al-hizbu 'aw aç-çinfu min an nâs, al-qawm almudjtami'ûn…yuqâl djâ'a al-qawmu wa man laffa liffahum 'aw luffahum 'ay man 'udda fîhim 'aw intamâ 'ilayhim - Çoff: çaffa l-qawmu : 'aqâmahum çufûfan fî l-harbi wa ghayrihâ… Le çoff, d'après Hannoteau et Letourneux, ne s'organise pas selon les catégories d'idées politiques qu'on connaît aujourd'hui; c'est une association d'assistance mutuelle dans la défense et l'attaque; on passe d'un çoff à un autre selon la puissance du çoff en question et les avantages qu'il offre. Un village se divise en deux çoff au moins et le çoff s'étend aux villages voisins et englobe la tribu ou les tribus étrangères (p13-14). C'est une organisation transversale qui ne suit pas la hiérarchie administrative. Nous ne voyons aucune raison pour que le leff ou le çoff soit une création colonialiste ni pour quelle raison son existence diviserait (selon le prétendu slogan diviser pour régner) davantage la société maghrébine, marocaine ou algérienne, face au colonialisme français. C'est une modalité de fonctionnement et d'équilibre de la société d'antan comme le sont aujourd'hui les partis politiques. Ce colonialisme est venu de France, où il existe plusieurs partis politiques qui n'avaient pas tous le même point de vue quant à la colonisation, loin s'en faut. Il y en avait même qui l'ont combattu et sont morts les armes à la main en Algérie. Le second niveau est celui de thadjemaat (terme arabe jamâa) qui regroupe tous les adultes d'un village. Elle détient les pouvoirs politique, administratif, et judiciaire. Ses décisions sont 9 souveraines et elle peut les exécuter elle-même. Cette organisation a une fonction délibérative. Elle regroupe aussi les 'uqqâl, (terme arabe), les tumân (ou les inflas et les at-arbaïn au Maroc). On peut schématiser toute cette organisation sociale et administrative comme suit: 10 Amin (secrétaire) (ou Moqaddam ou amghâr) Thajmaat (assemblée) (Membres: temmân ou 'uqqâl + tous les adultes du village) Tummân Taddart tufîq (Organisée en Çfûf/lfuf) -------------------------------------------------------------------- Ǿ lien de parenté ----------------------------------------------------------------------+/- lien de parenté--Adrum ------------------------------------------------------------------------------------------Akherroub/thaarift ---------------------------------------------------------------------+ lien de parenté Akhkham (père, mère, les fils et leurs femmes et leurs enfants et petits enfants,oncles, tantes) L'assemblée est, en quelque sorte, le parlement qui ne fonctionne pas par représentation mais par une sorte de démocratie directe (possibilité de la présence directe de tous les habitants adultes et mâles du village). L'amin, les tumman, l' imam, l'amrabet et lewkil de la mosquée représentent l'exécutif de l'assemblée et ils sont chargés de la gestion au quotidien. 11 On voit bien que cette organisation sociale et administrative s'arrête à taqbilt et il n'existe pas de structuration supérieure qui rassemblerait plusieurs tiqbilin en une organisation de type régional ou national: Ǿ Taqbilt (=confédération) 'arch Taddart/tuffiq Adhrum adhrum Akherroub/tha'rift Akham akham 'arch taddart/tuffiq 'arch…(=trône: communauté souveraine) taddart/tuffiq… (village / hameau: peut contenir de 2 à 4 idherman)) adhrum … (peut contenir 12 Ikherban) akherroub akherroub… (limite supérieure de parenté) akham… (=famille patriarcale) Voilà un schéma qui nous montre, visualisée, l'organisation administrative et politique de la société berbère qui épouse les contraintes de la topographie- le mode d'habitat de Montagne étant dans les Kabylies, au sens défini plus haut, prépondérant. L'essentiel des organes et des fonctions est dénommé (conceptualisé) en arabe, parfois berbérisé. Cette organisation a tenu, car bâtie sur des normes qui étaient respectées et faites respectées par des modalités et des organes qui y veillaient. Cette organisation si elle est décriée par les uns, pour être une création coloniale et tutti quanti, est louée par d'autres pour être une démocratie véritable, ou pour représenter une sorte de républicanisme des Kabyles qui leur serait consubstantiel. On omet de dire qu'elle se faisait sans vote et sans la participation de la femme… i.e. sans la République. Les deux orientations discursives sont irréalistes et anachroniques. Parmi les normes sous-jacentes à ce bon fonctionnement d'antan, le respect du sens de l'honneur n'est pas des moindres en tant que système axiologique régulant la vie et les relations des Kabyles qui y vivaient. Les dénominations portant sur le champ sémantique de l'honneur sont aussi en partie empruntées à l'arabe tel qu'il aisé de le remarquer à travers la lecture de Pierre Bourdieu (V. Esquisse de la théorie de la pratique, Ed. Seuil, « Points ») relu par notre ami Djaoud Smaïl, chercheur en doctorat à Paris X, France: Voilà quelques extraits: 1) L’homme d’honneur, accompli est dit : Argaz lkamel (ar. Kâmil), aâardhi (ar. 'irdh), win itseliken (ar. Salaka), dhargaz dh wawal, dhargaz afaâli (ar. Fa'ala), ameyyez (ar. 12 Mayyaza), lhiba (ar. Hâba), essar (ar. as-sirr), qabel (ar. Qâbala: faire face), nif et à la hurma (ar. Hurma), thirrugza,… 2) Par opposition, l’homme de rien est dit ounsaara bul, aferfar (ar. Farfara), achetah (ar. Chataha), el hameq (ar. Hamaqa), ibahdel (ar. Bahdala) imanis, amehbul (ar. habala)… Ouvrons ici une parenthèse. Les locuteurs kabylophones monolingues ont-ils conscience qu'ils utilisent une conceptualisation empruntée à l'arabe?! C'est d'ailleurs une question subsidiaire à laquelle aucun locuteur monolingue, ou même plurilingue, ne prête attention. Et c'est certainement le cas pour les scientifiques du fait de sa trivialité à moins qu'il ne s'agisse d'un travail portant sur les emprunts. Toute langue emprunte naturellement aux autres langues même si elles ne lui sont pas apparentées, et a fortiori quand elles sont apparentées comme tamazight et l'arabe. Les langues ne restituent jamais ce qu'elles empruntent aux autres, c'est là leur moindre défaut! Il n'y a pas de langue pure comme il n'y a pas de race pure. Convenons par conséquent que souligner aujourd'hui le fait que le kabyle emprunte à l'arabe est d'une certaine incongruité; comme l'est d'ailleurs la tentative candide d'expurgation de tamazight des emprunts arabes ou français. L'autre question intéressante à considérer est le rapport que semble percevoir notre ami Hanoum entre cette idée de "guerre continue" entre tribus berbères et l'utilisation qu'en fait le colonialisme et le savoir "colonial", comme il l'appelle, notamment en rapport avec le concept de leff (Maroc) ou de çoff (Algérie). Nous avons déjà montré qu'il ne s'agit point d'une division artificielle fabriquée par le colonialisme pour affaiblir la société, mais bel et bien d'une organisation en partis (tenant compte du contexte social et historique). Ces derniers s'unissent d'ailleurs en cas d'agression extérieure. L'image de "guerre continue", que cette société donnait à voir, trouve son explication dans le travail de Pierre Bourdieu dont notre ami Djaoud Smail a eu l'amabilité de nous établir une fiche de lecture synthétique qu'il formule ainsi: "La guerre kabyle, souvent permanente, qui dure parfois de longues années et qui est prête à être relancée au moindre incident, n’est ainsi pas la conséquence d’une « sauvagerie » mais un jeu symbolique, « le jeu le plus sérieux qu’ait inventé l’honneur » (Esquisse d'une théorie de la pratique, p.29). Le groupe, véritable tribunal collectif supervisant le jeu, n’hésite pas à intervenir en arbitre, à travers ses marabouts et ses notabilités, dans certains cas extrêmes pour imposer la paix, dans le cas où une extermination menace les protagonistes par exemple"… "Cette logique de l’honneur- « La crainte de la réprobation collective et de la honte » impose à l’offensé de jouer le jeu; le groupe le condamne au déshonneur dans le cas d’un refus interprété comme lâcheté ou faiblesse: l'iv (ar. 'ayb), lehya (ar. Haya') guer meden, awal n’meden, lâavdh (ar. 'abd) ounsâara ul, win itsetsun (celui qui oublie ses dettes d’honneur)- si elle trouve dans la guerre sa réalisation paroxystique, n’est pas moins présente dans d’autres conduites... C’est le cas dans beaucoup de compétitions rituelles prétextes à des joutes d’honneur, comme le tir à la cible (dans les fêtes), les épreuves poétiques (l’urar des femmes, etc.), les rivalités entre villages, les surenchères illimitées (dons), la course aux fêtes somptueuses et ruineuses, etc. "Le plus important reste cependant qu’il s’agit d’une logique générale qui réglemente la quasi-totalité des échanges (dons, contre dons) qui impliquent «la négation du moi intime» dans l’abnégation des prescriptions collectives. Bourdieu va jusqu’à dire qu’elle est « la limite vers laquelle tend tout acte de communication » (Esquisse…, P.41). Où est donc l'aspect incriminable attribué au colonialisme qui a d'ailleurs tôt fait de parasiter et de dévier le fonctionnement autonome de cette organisation? Où est la prégnance des liens de parenté? Qu'est-ce qui reste de cette organisation- propre aux habitants de montagne et véritable patrimoine immatériel des Maghrébins- pour qu'on puisse s'en servir, telle qu'elle découle de sa reconfiguration par la théorie de la segmentarité, comme grille de lecture des événements qui se passent aujourd'hui en Kabylie urbanisée et citadinisée? 13 Si cette organisation mérite qu'on en parle aujourd'hui, c'est pour rappeler son existence passée en tant que mémoire, en tant que patrimoine immatériel algérien et maghrébin témoin des ancrages anthropologique et historique de cet ensemble ainsi que de la dimension amazighe de sa personnalité qui constitue à ce jour son socle identitaire orienté vers la modernité et le progrès. Ce n'est surtout pas pour la sacraliser et encore moins pour la revendiquer comme horizon. Pr. Abderrezak DOURARI Pr. en sciences du langage/ U. d'Alger Directeur du CNPLET 14