IDÉOLOGIE PRINCIÈRE DU MOYEN AGE SERBE ВлаДарсКа
Transcription
IDÉOLOGIE PRINCIÈRE DU MOYEN AGE SERBE ВлаДарсКа
Idéologie princière du Moyen Age serbe ВЛАДАРСКА ИДЕОЛОГИЈА У СРПСКОМ СРЕДЊЕМ ВЕКУ Historiographie dynastique et idéologie politique en Serbie au Bas Moyen Age Historiographie dynastique et idéologie politique en Serbie au Bas Moyen Age Essai de synthese de l’idéologie de l’Etat médiéval serbe (IDEOLOGIE, LEGITIMITE, SAINTETE) S’il est vrai que l’homme, en tant qu’être religieux (homo religiosus), «à mesure de découvrir le sens religieux de l’histoire, échappe au nihilisme historique ou historiciste», et que «le sacré n’est pas seulement une étape dans l’évolution de l’humanité, mais un élément fondamental, inhérent à la structure de la conscience humaine» (M. Eliade), la dimension spirituelle de l’idéologie politique au Moyen Age ne doit être ni minorée à l’excès, ni subordonnée, ou simplement réduite, à un aspect pratique et fonctionnel. Le fait est cependant que toute philosophie ou théologie politique suppose une interférence et une implication profondes dans la vie politique et les institutions de l’Etat qu’elle interprète et conditionne à la fois. Le cas de l’idéologie politique serbe illustre particulièrement bien cette relation ambiguë et complexe entre théorie et praxis dans un Etat médiéval. En tant que vecteur de l’idéologie de l’Etat, l’hagio-biographie dynastique a traversé dans son évolution séculaire des étapes Cf. D. Bogdanoviç, Politiéka filosofija srednjovekovne Srbije -Moguçnosti jednog istraùivanja, in Filozofske studije XVI, Belgrade 1988, p. 7-28. Pour l’expression de «théologie politique», voir : G. La Piana, Political Theology, The Interpretation of History, Princeton 1943. Pour cette expression : F. Kämpfer, O nekim problemima starosrpske hagiobiografije - osvrt na prva ùitija Simeona Nemaqe, Istorijski glasnik 2, Belgrade 1969, p. 29-51 ; P.S.Protiç, %itija srpskih svetaca kao 157 BOŠKO I. BOJOVIĆ Historiographie dynastique et idéologie politique en Serbie au Bas Moyen Age consécutives au devenir politique de la Serbie médiévale. Ces étapes peuvent être définies suivant les événements majeurs qui ont déterminé l’évolution des structures de l’Etat et de l’Eglise au cours des trois siècles qui ont précédé la fin du Moyen Age, au sein de l’aire géographique de la Serbie de cette période. Nous distinguerons ainsi : 1. Le culte fondateur de l’idéologie dynastique (fin XIIe — fin XIIIe siècle) ; 2. L’apogée de l’idéologie némanide et l’élargissement du culte dynastique (fin XIIIe et début XIVe s.) ; 3. De la monarchie mystique à l’empire constitutionnel (milieu du XIVe s.) ; 4. La crise politique et le renouveau de l’idéologie dynastique (fin du XIVe s.) ; 5. Le despotat — continuité de la tradition némanide et différenciation des pouvoirs et des genres littéraires dans les sources dynastiques (fin XIVe — milieu XVe s.) ; 6. Milieu XVe — début XVIe siècle Les textes narratifs et liturgiques en question sont l’œuvre de quatre grands écrivains de cette période : l’archevêque Sava Ier, Stefan le Premier Couronné, le moine Domentijan et un autre moine athonite, nommé Teodosije. S’échelonnant du début jusqu’au dernier quart du XIIIe siècle, ils marquent l’instauration en Serbie du culte de Siméon-Nemanja, puis de Sava Ier, avec le développement, la jonction, et enfin le jumelage des deux cultes fondateurs, qui forment la base de l’idéologie dynastique du royaume némanide. La souveraineté de l’Etat serbe fut acquise au cours d’une longue lutte menée par le grand joupan Stefan Nemanja (11661196) contre le pouvoir suprême de l’empereur byzantin. Tant izvor istorijski, Belgrade 1897 ; Arhiepiskop Danilo, %ivoti kraxeva i arhiepiskopa srpskih, Belgrade 1935 (introduction de N. Radojéiç, p. XXVI) ; cf. H. Birnbaum, Byzantine tradition transformed : The old serbian Vita, Aspects of the Balkans. Continuity and Change, Den Haag – Paris 1972, p. 243-284. Cf. l’étude de S. Hafner sur cette première hagiographie de Siméon-Nemanja, écrite par Sava vers 1207 (et qui selon les prescriptions du typikon de Studenica devait être lue une fois par mois aux moines) : S. Hafner, Studien zur altserbischen Dynastischen Historiographie (Südosteuropäische Arbeiten 3), Munich 1964, p. 64-77. Edition des écrits de Saint Sava : V. Çoroviç, Spisi Svetog Save, Belgrade - S. Karlovci 1928. Pour les idées de Teodosije sur les institutions sociales et politiques en Serbie (sur le souverain, l’Etat, la noblesse et les Assemblées d’Etat, la société, la patrie serbe et les mœurs) : N. Radojéiç, Teodosijevi pogledi na druètveno ure$eqe u Srbiji, Ljubljana 1931 (résumé français), 17-38. En 1207, suite à la translation de ses reliques depuis le Mont-Athos à Studenica. Sur le processus liturgique et les conditions de canonisation en Serbie (écoulement de myron, odeur de sainteté, miracles et état de conservation inaltérée des reliques) et dans l’Eglise orthodoxe : N. Milaè, Da li su slovenski apostoli Kiril i Metodije sveci ?, in Istina, Zadar 1888, p. 20-166 ; L. Mirkoviç, Uvrèteqe despota Stevana Lazareviça u red svetitexa, Bogos lovxe II/3, Belgrade 1927, p. 161-177 ; Dj. Trifunoviç, in O Srbxaku, Belgrade 1970, p. 11-17. L’instauration de ces cultes se situe sur la toile de fond de la littérature ecclésiastique en général. La question des canonisations des souverains en Serbie est traité en premier lieu dans l’ouvrage de synthèse de L. Pavloviç, Kultovi lica kod Srba i Makedonaca, Smederevo 1965 (cf. n. 62). Cf. D. Bogdanoviç, Istorija stare srpske kqiùevnosti, Belgrade 1980, p. 162-163. Devenu, le 25 mars 1196, moine sous le nom de Siméon, il se retira dans sa fondation pieuse, le monastère de Studenica, où il passa près de deux ans avant de s’établir au Mont-Athos, en novembre 1197, d’abord au monastère de Vatopédi, puis en fondant le monastère de Chilandar, où il mourut “le 13 février 158 159 Le culte fondateur de l’idéologie dynastique (fin XIIe — fin XIIIe siècle) Le XIIIe siècle, depuis le règne de Stefan le Premier Couronné (1196-1228), jusqu’au règne du roi Milutin (1282-1321), vit l’instauration des deux cultes fondateurs, d’abord celui de Siméon-Nemanja, auteur de la dynastie némanide, puis celui de Sava Ier, créateur de l’Eglise autocéphale de Serbie. Les chrysobulles royaux, avec leurs préambules rhétoriques et narratifs, les acolouthies et autres textes liturgiques, principalement les textes hagiographiques relatifs aux deux cultes fondateurs, et enfin les fondations royales avec leurs églises-mausolées et leurs compositions dynastiques, sont autant de sources plus ou moins contemporaines de tout ce programme idéologique qui était celui de la théologie politique de l’Etat serbe. BOŠKO I. BOJOVIĆ Historiographie dynastique et idéologie politique en Serbie au Bas Moyen Age que la puissance de Byzance du temps de Manuel Comnène fut effective, le grand joupan, malgré de nombreuses tentatives diplomatiques et militaires, ne put s’affranchir de sa condition de vassal. L’affaiblissement de Byzance après la mort du dernier grand souverain de la dynastie des Comnènes coïncida avec un regain de prestige pour le souverain de Serbie. Le mariage du second fils du grand joupan avec une princesse byzantine, et l’attribution du titre de sébastokratôr au nouveau gendre impérial, officialisèrent cette modification importante dans les rapports entre les deux pays. Le préambule de la charte de fondation du monastère serbe au Mont Athos fondé par Stefan Nemanja en 1198 révèle l’attitude du souverain serbe à l’égard de l’empereur. («Au commencement Dieu créa le ciel et la terre et les hommes sur elle, et Il les bénit en leur donnant pouvoir sur toute cette création. Il établit les uns en tant que tsars [empereurs], d’autres en tant que princes et d’autres comme souverains, donnant à chacun de paître son troupeau en le protégeant de tout le mal susceptible de le frapper. Pour cette raison, mes frères, le Dieu très-miséricordieux institua les Grecs en tant que tsars, les Hongrois en tant que rois ; chaque peuple eut sa part, et Il donna la Loi et établit les mœurs, plaçant à leur tête les souverains selon la coutume et la Loi [et] les départageant par Sa grande sagesse.10 C’est pour cela qu’[Il] accorda, dans Sa grande et incommensurable miséricorde et Son amour pour les hommes, à nos ancêtres et à nos aïeux le pouvoir sur ces pays serbes, et en tout Dieu guidait les hommes pour leur avantage, ne désirant pas leur dépérissement, Il m’a fait grand joupan11, [moi qui fut] appelé au baptême Stefan Nemanja»).12 Tout en reconnaissant la hiérarchie des souverains chrétiens, il polémique en quelque sorte avec cette conception byzantine en revendiquant une souveraineté qui, selon lui, bien que limitée par rapport à celle du basileus, n’en est pas moins issue du concept de Droit divin.13 Ce texte, repris presque mot à mot, deux années plus 1199”. Pour la datation : F. Barièiç, Hronoloèki problemi oko godine Nemaqine smrti, in Hilandarski zbornik 2, Belgrade 1971, p. 31-58 ; Lj. Maksimoviç, O godini prenosa Nemaqinih mowtiju u Srbiju, in Zbornik Radova Vizantoloèkog Instituta 24/25, Belgrade 1986, p. 437-444. La doctrine du pouvoir séculier détenu par l’empereur, s’étendait en Occident implicitement aux rois qui étaient «empereurs dans leurs royaumes» et pouvaient ainsi prétendre à la plénitude du pouvoir à l’égard de leurs sujets : E. Kantorowicz, La souveraineté de l’artiste. Note sur quelques maximes juridiques et les théories de l’art à la Renaissance, in Mourir pour la patrie (Recueil d’articles de E. Kantorowicz), éd. PUF, Paris 1984, p. 45 n. 34. 10 Ostrogorsky cite cette phrase en remarquant : “…qu’aucun autre document écrit hors de Byzance n’exprime aussi clairement le principe de différenciation et de gradation des Etats”: G. Ostrogorski, Srbija i vizantiska hijerarhija drùava, in Le prince Lazar – O knezu Lazaru (Actes du symposium de Kruèevac 1971), Belgrade 1975, p. 131 ; cf. in S. Hafner, op. cit, le chapitre : Herrs- cherurkunden als Ausgangspunkt und ideeller Kern der altserbischen Herrscherbiographien, p. 54-77. 11 Cette affirmation dans la charte de Siméon-Nemanja représente la première mention connue de l’idée charismatique du souverain concernant les Némanides. C’est un signe précurseur de l’idéologie officielle ultérieure. Elle ouvre la voie aux écrits hagiographiques puisqu’elle place l’image du souverain dans le contexte du plan divin et méta-historique. Cette idée est développée par Sava dans le typikon de Chilandar «de même qu’il se rendit digne là-bas (sur le trône) de son pouvoir souverain, ainsi le fut-il ici (à Chilandar)»: (éd. V. Çoroviç, Spisi Sv. Save, Belgrade-Sr. Karlovci 1928, p. 27). 12 V. Çoroviç, op. cit. p. 1. 13 Cette polémique avec l’idéologie impériale de Byzance sous-entend que tous les souverains procèdent du Droit divin, autrement dit qu’ils sont tributaires de la volonté divine. L’entremise et le rôle d’intermédiaire pour l’empereur byzantin qui aurait été l’intermédiaire privilégié entre Dieu et les autres souverains y est mis en cause sans que ce soit le cas pour son rang politique. Pour le Droit divin à Byzance : R. Guilland, Etudes byzantines , Paris (PUF) 1959, p. 207-232. L’instauration d’une nouvelle légitimité dynastique à partir de la figure prodigieuse de Siméon-Nemanja, prince, puis moine, est significative de cette «royauté centrée sur le Christ ; un idéal inséparable du royaume liturgique, lié à l’autel, qui en définitive ouvrit la voie à une royauté légaliste et de Droit divin». Cette conception est propre au légalisme qui fit son apparition en Europe occidentale au XIIe siècle : E. Kantorowicz, Mystères de l’Etat. Un concept absolutiste et ses origines médiévales (bas Moyen Age), in Mourir pour la patrie, Paris 1984, p. 85. Sur l’origine du portrait classique à Byzance du Saint empereur Constantin le Grand : A. Guillou, Du Pseudo-Aristée à Eusèbe de Césarée, ou des origines juives de la morale sociale byzantine, in PRAKTIKA TOU ADIEQNOUS SUMPOSIOU H KAQHMERINH ZWH STO BUZANTIO, KENTRO BYZANTINWN EREUNWN E.I.E., Athènes 1989, p. 29-42. 160 161 BOŠKO I. BOJOVIĆ Historiographie dynastique et idéologie politique en Serbie au Bas Moyen Age tard, dans la deuxième charte fondatrice de Chilandar, émise par son fils le grand joupan et sébastocrator Stefan, le futur Stefan le Premier Couronné, préfigure l’évolution de l’idée de souveraineté nationale qui sera développée en Serbie durant le XIIIe siècle. L’affirmation de la souveraineté de l’Etat serbe au sein de la communauté internationale, qui sera confirmée par la papauté en 1217 par l’octroi d’une couronne royale envoyée de Rome, n’apparaît donc pas simplement comme une conséquence de la crise politique et idéologique qui a frappé Byzance après 1203-120414. Ce fut l’aboutissement d’un long processus d’émancipation politique de l’Etat serbe. La crise byzantine n’a fait que faciliter cette émancipation qui devait d’ailleurs se heurter aux ambitions politiques du roi de Hongrie.15 L’instauration de l’autocéphalie de l’Eglise de Serbie, qui sera proclamée par l’empereur et le patriarche œcuménique à Nicée en 1219, devait parachever ce processus. Ayant à sa tête deux frères, Stefan le Premier Couronné et Sava le premier archevêque, tous deux fils de Siméon-Nemanja, la Serbie obtient donc à partir de 1217 et 1219 la pleine reconnaissance de sa souveraineté16 de la part des deux parties de la chrétienté. Dans la titulature officielle du souverain serbe figurera désormais le titre d’auto kratôr17 issu de la titulature impériale byzantine mais dans une acception spécifiquement serbe qui pourrait être définie comme une souveraineté nationale et non pas universelle. Acception que l’on pourrait résumer par la formule occidentale selon laquelle “le roi était empereur en son royaume”.18 Ainsi, l’idéologie royale du XIIIe siècle ne fait que développer cette conception de la souveraineté insistant sur les deux aspects, hiérarchique19 et charismatique,20 qui assurent conjointement la Cf. I. Dujéev, La crise idéologique de 1203-1204 et ses répercussions sur la civilisation byzantine, in Cahiers de travaux et de conférences I -Christianisme byzantin et archéologie chrétienne, Paris 1976, p. 4-68. 15 Sur la campagne menée, par le roi de Hongrie André II contre la Serbie, à propos du couronnement de Stefan le Premier Couronné : St. Stanojeviç, O napadu ugarskog kraxa Andrije II na Srbiju zbog proglasa kraxevstva, in Glas Srpske Kraxevske Akademije (83) CLXI, Belgrade 1934, p. 107-130. 16 Plaçant le souverain au-dessus de la Loi, la souveraineté revendiquée par le pape ainsi que par le roi en Occident tend à s’identifier à un droit, selon lequel le souverain pouvait juger quiconque sans pouvoir être jugé par aucun : E. Kantorowicz, La souveraineté de l’artiste. Note sur quelques maximes juridiques et les théories de l’art à la Renaissance, in Mourir pour la patrie (Recueil d’articles de E. Kantorowicz), éd. PUF, Pris 1984, p. 55 n. 72. 17 “Stefan roi et avec Dieu autokratôr serbe”: dans la charte délivrée à Dubrovnik en 1200 ; “Stefan par la grâce de Dieu roi couronné et autokratôr de tout le pays serbe et du Littoral”: dans la charte édictée vers 1200 au couvent bénédictin de l’île de Mljet (A.V.Soloviev, Odabrani spomenici srpskog prava, Belgrade 1926, p. 17 ; 26). L’acception du terme samodryjycy (traduction calquée de autokratôr) dans les formulaires des chartes royales en Serbie est proche de sa signification littérale, c’est-à-dire souverain indépendant : G. Ostrogorski, Autokrator i samodrùac, in Vizantija i Sloveni, Belgrade 1970, p. 321 ; cf. : G. Ostrogorski, Autokrator i samodrùac, Glas Srpske Kraxevske Akademije (84) CLXIV, Belgrade 1935, p. 95-188. 18 Selon la formule revendiquée pour le roi de France au consistoire de Poitiers en 1308, le roi est : «en son royaume le vicaire temporel du-dit roi Jésus-Christ» (cf. E. Kantorowicz, The King’s two Bodies, Princeton 1957, p. 91-92, 159161). 19 L’hérédité princière, comme dans les autres pays européens, est à l’origine du pouvoir souverain en Serbie. Les premiers textes relatifs à Stefan (Siméon) - Nemanja font toujours état de son extraction princière. L’un de ses frères aînés fut grand joupan avant l’avènement de Nemanja et son genos serait issu du lignage princier qui aurait gouverné la Serbie depuis l’apparition des Serbes dans les Balkans. Le principe de succession en ligne directe et en vertu de la primogéniture semble donc être la cause première de la transmission du pouvoir souverain. Le fait est que Nemanja reprit le pouvoir de son frère aîné et qu’il devait abdiquer en faveur de son deuxième fils Stefan. De même Manuel Comnène fut désigné par son père Jean II à lui succéder, de préférence à son frère aîné Isaac. Sur le Droit de succession à Byzance : G. Ostrogorsky, Napomene o vizantijskom drùavnom pravu, in G. Ostrogorski, Iz vizantijske isto rije istoriografije i prosopografije, Belgrade 1970, p. 195 sq., titre original : Bemerkungen zum byzantinischen Staatsrecht der Komnenenzeit, in SüdostForschungen 8, Munich 1945, p. 261-270. Dès le début de la dynastie némanide le successeur du trône était désigné du vivant du roi : M. Diniç, Odnos kraxa Milutina i Dragutina, in ZRVI 3, Belgrade 1955, p. 75. 20 Dans la Vita de Siméon-Nemanja écrite par son fils le futur archevêque Sava Ier, son charisme est indiqué par l’adjonction d’un titre que Nemanja ne portait pas durant sa vie. Il s’agit du qualificatif de “bienheureux” acquis après son trépas : «…Dieu qui œuvre pour le bien des hommes, ne souhaitant pas la 162 163 14 BOŠKO I. BOJOVIĆ Historiographie dynastique et idéologie politique en Serbie au Bas Moyen Age légitimité21 et la continuité22 du pouvoir souverain. Le caractère sacré du charisme royal trouve sa légitimité par la sainteté de son fondateur, dont le culte ne cessa de se développer tout au long du XIIIe siècle. Descendants de Siméon-Nemanja, les rois némanides sont les «détenteurs de son trône»23 ce qui n’est pas sans rappeler la délégation24 du pouvoir suprême en la personne du basileus byzantin. Diffusé à partir des fondations royales, foyers de la spiritualité de l’Eglise serbe, le culte jumelé des deux fondateurs de la dynastie et de l’Eglise, Siméon et Sava, devait avoir une incidence considérable, non seulement sur les représentants des couches supérieures de la société qui s’y réunissaient à l’occasion des Assemblées d’Etat,25 mais vraisemblablement aussi sur les couches les plus larges de la population. Les hagio-biographies de Siméon et Sava parlent en effet de rassemblements populaires à l’occasion des fêtes des deux saints, comme des vertus thauma- perdition humaine, a investi notre seigneur et père, ce seigneur autocrator [samodr¢j’nago g<ospo>d<in>a], véritablement trois fois bienheureux, nommé Stefan Nemanja, du pouvoir souverain [q<a>r<y>stvovati] sur tout le pays serbe» (p. 151). L’attribution de titres ignorés par les formulaires officiels (des chartes), tels que «autokratôr» (pour Nemanja) ou «c<a>r<y>stvovati» (= régner en empereur), est une pratique courante de l’hagio-biographie dynastique. Elle dénote le caractère littéraire et théorique de ces textes par opposition à la terminologie juridique et officielle des formulaires diplomatiques (éd. V. Çoroviç, Spisi Sv. Save, Belgrade-Sr. Karlovci 1928). 21 Pour les Byzantins : «deux voies menaient au pouvoir suprême : les uns le recevaient dans la Porphyra en héritage paternel, avant même de prouver qu’ils étaient dignes de cet honneur ; les autres l’obtenaient du destin comme prix de leur vertu» (citation de Michel Chôniatès, in J-C. Cheynet, Pouvoir et contestations à Byzance (963-1210), Paris 1990 (Publications de la Sorbonne), p. 184). Quant à Siméon-Nemanja, il réunit, d’après les auteurs serbes, les deux conditions : issu du lignage princier, il accède à la sainteté par la vertu. Ainsi il fut «procréé par» : «ceux qui régneraient sur le pays serbe… le plus jeune de ses frères par naissance mais l’aîné par la grâce» […] «notre père [Siméon], saint, bienheureux et théophore, sanctifié par cette même grâce divine, et il fut élu par Dieu […] ; Il choisit ses bienheureux auxquels ce saint père devint semblable, ayant acquis depuis sa jeunesse l’amour du service de Dieu par la vertu et la justice dans tous les jours de sa vie» (Domentijan, Vita de Siméon-Nemanja, éd. Dj. Daniéiç, Belgrade 1860 ; réimpression : Belgrade 1973 p. 2-4). 22 “Ainsi le Seigneur sut [le destin] de notre bienheureux père [Siméon-Nemanja], que Sa grâce reposerait sur lui et qu’il procréerait [un lignage] des très croyants, que sa descendance apparaîtrait comme le Nouvel Israël et qu’ils seraient finalement sanctifiés par une grande grâce» (Domentijan, Ibid.). 23 Le trône de Stefan Nemanja se trouvait à Ras (d’où Rassa, Rascia, autre nom pour la Serbie depuis la deuxième moitié du XIIe s.). La légitimité du pouvoir souverain y était confortée par l’antiquité du siège épiscopal de Ras dont l’ancienneté est attestée dans les sources écrites au Xe siècle, et par les fouilles archéologiques, depuis le VIe siècle. Le siège du grand joupan de Serbie Uroè II à Ras est attesté dès 1149: J. Kaliç, Presto Stefana Nemaqe, in Prilozi za Kqiùevnost, Jezik, Istoriju i Folklor LIII-LIV / 1-4, Belgrade 19871988, p. 21-30. La délégation du pouvoir chez les Grecs procède d’une différenciation de ce pouvoir par rapport au sacré. Ainsi, le roi indo-européen était un dieu, alors que le roi homérique est un homme qui tient de Zeus sa qualification (E. Benveniste, Le vocabulaire des institutions indo-européennes, Paris (Editions de Minuit) 1989, p. 32-33). De même le basileus byzantin (désigné comme philo christos), ne détient pas un pouvoir semblable à celui du roi sacré (royauté sacrée ou corporatiste, cf. M. Bloch, Les rois thaumaturges, 3 Paris 1983 ; E. Kantorowicz, The King’s two Bodies, Princeton 1957) en Occident, mais une délégation selon le droit divin en tant que vicaire, lieutenant, délégué, du pouvoir de Dieu sur terre (sur la fonction impériale : A. Guillou, La civilisation byzantine, Paris (Arthaud) 1990, p. 95-100 ; cf. J.M.Hussey, Le monde de Byzance, Paris (Payot) 1958, p. 99-108). Le fait que ce soit la sainteté de Siméon-Nemanja qui légitime le charisme dynastique, confère au roi némanide une délégation de ce pouvoir souverain, de sorte que le roi n’est pas sanctifié en sa personne, mais seulement en tant que bénéficiaire du charisme que la sainteté de son fondateur confère à sa lignée et aux détenteurs de son trône. 25 Le travail de référence pour les Assemblées d’Etat en Serbie est celui de : N. Radojéiç, Srpski drùavni sabori u sredqem veku, Belgrade 1940. La notion même d’Etat (au sens de pouvoir = Dryjava = το κρατο∫ = imperium, en russe gosudarstvo), prend une signification formée essentiellement d’un sens géopolitique : “pays de ton Etat”, ou bien juridique, alors qu’au sens d’etat (dryjava) elle indique le droit de gestion (de gouvernement) sur un fief attribué aux particuliers (aux nobles) : T. Taranovski, Istorija srpskog prava u nemaqiçkoj drùavi I, Belgrade 1931, p. 205-206. Sur la notion de l’Etat (au XVe siècle très proche du sens actuel de corps politique organisé -lat. status), et sur les quatre significations de ce mot dans la Serbie du Moyen Age : A. Solovjev, Pojam drùave u sredqevekovnoj Srbiji, in Godièqica Nikole Çupiça XLII, Belgrade 1933, p. 89-92. Cf. R. Fédou, Lexique historique du Moyen Age, Paris 1985, p. 57-58. 164 165 24 BOŠKO I. BOJOVIĆ Historiographie dynastique et idéologie politique en Serbie au Bas Moyen Age turgiques de leurs reliques. Leurs portraits en donateurs26 dans les églises où ils figurent comme pères27 fondateurs de la patrie28 pou vaient être contemplés par tout le monde. Les services religieux célébrés à leur mémoire avaient, selon toute apparence, une fréquence hebdomadaire, tout au moins dans les principaux centres de ce culte, les monastères de Chilandar, de Studenica et de Mileèeva,29 mais vraisemblablement aussi dans les autres centres monastiques et ecclésiastiques en Serbie.30 Il n’est donc pas éton- nant que, selon les hagio-biographies dynastiques, les armées serbes voient les deux saints leur apparaître sur les nuées au cours de certaines campagnes militaires, alors que la patrie était en péril. Le deuxième volet fondamental de la réception serbe de l’héritage byzantin est constitué par l’adoption des codes du Droit civil et canonique accompagnés des exégèses des textes juridiques, comme le «Nomocanon de Saint Sava» désigné le plus souvent comme la «Korméija».31 Ce Code du Droit canon, qui serait une compilation d’un protographe byzantin inconnu à ce jour, a joué un rôle de tout premier ordre dans la vie de l’Eglise et de l’Etat serbes jusqu’à la fin du Moyen Age. Les travaux de Serge Troicki ont fait apparaître certains points essentiels de l’aspect idéologique de ce Code dont la rédaction (datant de 1220, époque de l’instauration de l’Eglise autocéphale de Serbie), incombe aux soins de Saint Sava. Régissant les rapports entre les deux pouvoirs, la Korméija restaure une forme de symphonie archaïsante, caractérisée par un équilibre dyarchique particulièrement recherché, propre à l’étroite solidarité des deux pouvoirs dans l’Etat némanide. La doctrine de ce Recueil juridique fondamental retarde cependant sensiblement sur les conceptions contemporaines byzantines relatives à la nature des rapports entre l’imperium et le sacerdotium. La théorie politique byzantine sur la souveraineté universelle de l’empereur et la primauté du patriarcat de Constantinople s’estompe32 au profit d’une doctrine archaïque de l’Eglise 26 Pour les portraits dynastiques : S. Radojéiç, Portreti srpskih vladara u sredqem veku, Skoplje 1934. 27 A titre de comparaison, voir le chapitre sur le patronage royal, pater patriæ, des saints rois en Occident, notamment pour Saint Etienne de Hongrie et surtout pour «Saint Venceslas qui unit en sa personne le patronage spirituel et politique de la Bohême»: R. Folz, Les Saints rois du Moyen Age en Occident, Bruxelles 1984, p. 217 sq. 28 Le mot patrie (otycystv&e = patria) apparaît dans les textes les plus anciens de l’époque némanide (fin XIIe siècle). Ayant au début une signification locale du pays (parenté) d’origine de Siméon-Nemanja (Charte de fondation de Chilandar 1198/99, cf. A.V.Soloviev, Odabrani spomenici srpskog prava, Belgrade 1926, p. 13), il acquiert rapidement le sens de territoire national, celui de l’Etat restauré par l’auteur de la dynastie némanide. Dans la Vita du bienheureux Siméon par Sava Ier (archevêque de 1219 à 1234), le mot «patrie» figure deux fois seulement, alors que dans la première acolouthie, composée par le même auteur au plus tard à l’occasion de l’instauration de son culte à Studenica en 1207, le même mot apparaît 7 fois. Dans la deuxième Vita, l’hagio-biographie de SiméonNemanja par Stefan le Premier Couronné (écrite vers 1216), le mot patrie abonde, il n’y figure pas moins de 33 fois. Désignant le «pays serbe», l’»Etat de ton pays», ce terme est généralement accompagné d’un adjectif possessif : «ta patrie», «sa patrie», «ma patrie», se rapportant au souverain, détenteur du «trône du pouvoir qui me fut donné par le Christ», ou du «trône de sa patrie», celui de «tout le pays serbe». Cf. pour la notion de otycestvo en Bulgarie : D. Angelov, Bßlgarinßt v srednovekovieto (Svetogled, ideologia, duèevnost), Varna 1985, p. 272 sq. n. 4. 29 Même l’hagio-biographie étendue de Siméon-Nemanja écrite par Domentijan fut utilisée à des fins liturgiques, comme dans le typikon de Mileèeva de 1345-1355 : Dj. Sp. RADOJIÅIÇ, Tvorci i dela stare srpske kqiùevnosti, Titograd 1963, p. 79-85. 30 D. Bogdanoviç, Istorija stare srpske kqiùevnosti, Belgrade 1980, p. 160-163. 166 31 Sur ce Corpus iuris utrisque, source fondamentale du Droit et de l’esprit juridique des peuples slaves orthodoxes durant de nombreux siècles, ainsi que sur la traduction (faite par Sava Ier) et l’origine de ce Code et de ses commentaires : S. Troicki, Ko je preveo Krméiju sa tumaéeqima ?, Glas Srpske Akademije Nauka CXCIII (96), Belgrade 1949, p. 119-142. 32 Les Codes (Eclogé, Epanagogé), les commentaires juridiques (Théodore Balsamon et Démétrios Chomatianos), ou les articles (premier chapitre de la VIIIe partie du Nomocanon de la Collection des Tripartita), qui font état de la primauté impériale et ecclésiastique de Constantinople sont omis au profit des Recueils juridiques qui insistent davantage sur la symphonie du sacerdotium et de l’imperium, comme celui de Scholasticos en 87 chapitres : G.E.Heimbach, Anecdota II, Lipsiae 1840, p. 208-209), reproduit, avec sa traduction serboslave (Velika pace inhxy ije vy celovqhxy &esta dara Boji&a wt vyfùn&ago 167 BOŠKO I. BOJOVIĆ Historiographie dynastique et idéologie politique en Serbie au Bas Moyen Age conciliaire dont l’instance suprême reste le Concile œcuménique. C’est une idéologie de souveraineté politique et ecclésiastique, fondée sur une théorie de «dyarchie symphonique» entre un Etat et une Eglise nationale, qui ressort de la philosophie politique définie par le premier archevêque de Serbie. plus tard, l’instauration du culte du roi Stefan Deéanski, même si elle devait s’opérer dans une perspective fort dissemblable, ne fit que confirmer cette tendence de réactualisation du charisme dynastique.35 A la différence de la période précédente, le charisme dynastique n’est donc plus fondé uniquement sur la perpétuation du culte de Siméon-Nemanja, mais aussi sur la multiplication et la codification de biographies royales écrites dans une perspective de sainteté de leurs protagonistes, souverains très chrétiens, protecteurs de l’Eglise et champions de la vraie foi. Même la longueur de ces hagio-biographies royales correspond à la conformité de ces illustres personnages aux critères d’une hagiologie politique. Elles culminent en étendue et en consistance dans les Vitæ de la reine Hélène d’Anjou (épouse du roi Uroè Ier et mère des rois Dragutin et Milutin), ainsi que dans celles des rois Milutin et Stefan Deéanski. Cette série hagio-biographique ne devait s’interrompre qu’avec la biographie tronqué du roi Stefan Duèan. L’apogée de l’idéologie némanide et l’élargissement du culte dynastique (fin XIIIe et début XIVe siècle) La deuxième phase de l’idéologie politique en Serbie est contemporaine de l’archevêque Danilo II. Elle correspond aux règnes de Milutin (1282-1321) et de Stefan Deéanski (1321-1331). Ce fut l’époque de l’apogée du royaume némanide, de la rédaction des Vies des saints rois et archevêques serbes par Danilo II et par son premier continuateur, et de la construction de quelques-uns des plus remarquables édifices de l’architecture sacrée serbe, Banjska, Graéanica, l’Archevêché de Peç, Deéani.33 Ce fut aussi l’époque de l’apparition de la représentation picturale34 de la Sainte lignée némanide («Lignée de sainte extraction»), sur les murs des églises monastiques. Ce fut enfin l’époque de l’essor généralisé de l’Etat serbe, qui commence à acquérir une place dominante dans l’Europe de Sud-Est. La réactualisation de l’idéologie dynastique qui reposait sur le charisme du lignage royal (la sainte souche de Siméon-Nemanja), et l’instauration d’un nouveau culte dynastique, trois ans après la mort du roi Milutin, semblent correspondre à la nécessité de légitimer la branche de Milutin en raison de la crise de succession survenue aussitôt après sa mort. Une quinzaine d’années De la monarchie mystique à l’empire constitutionnel (milieu du XIVe s.) Il est significatif que l’hagio-biographie dynastique ignore la période impériale, de 1345 à 1371, qui correspond aux règnes des tsars Duèan et Uroè, au point d’interrompre la biographie de Stefan Duèan avant la proclamation de l’empire.36 L’idée impériale darovana clvhkol&obi&a, sùqenicystvo i q’rstvo…), cité par : S. Troicki, Crkvenopolitiéka ideologija Svetosavske krméije, Glas Srpske Akademije Nau ka CCXII, Belgrade 1953, p. 177-178. 33 Cf. S. Radojéiç, Archbishop Danilo II and the Serbian Architecture Dating from the Early 14 th Century, in Serbian Orthodox Church 2, Belgrade 1966, p. 11-19. 34 V. Djuriç, Loza Nemanjiça u starom srpskom slikarstvu, Peristil 21, Zagreb 1978, p. 53-55. 35 Ceci s’accorde, en définitive, assez bien avec la tendance générale dans l’Europe de l’époque, qui se traduisait par la sacralisation de l’Etat : E. Kantorowicz, Christus-Fiscus, in Mourir pour la patrie, Paris 1984, p. 71-73. 36 La proclamation de l’empire eut lieu le 25 décembre à Serrès, et le couronnement fut fait par le patriarche de Serbie Joanikije et le patriarche de Bulgarie Siméon, à Skoplje, à Pâques de 1346: “C’est ainsi que moi, petit-fils et fils, rejeton de la bonne [blagago] souche des saints et bons-confesseurs, mes parents et aïeuls, le serviteur du Christ, appelé Stefan, dans le Christ Dieu très-croyant empereur [tsar] de tous les Serbes et Grecs, ainsi que des terres bulgares, et de tout l’Ouest [disou], du Littoral, de la Frugie [pays ou possessions franques] ainsi que de l’Albanie, par la grâce et avec l’aide de Dieu, empereur autocrate…». Après un rappel autobiographique qui inclut l’exaltation de la victoire serbe à Velbuùd (1330), il proclame son accession à la dignité impériale : “A cette 168 169 BOŠKO I. BOJOVIĆ Historiographie dynastique et idéologie politique en Serbie au Bas Moyen Age s’accordait mal avec l’idéologie traditionnelle. La dernière partie des “Vies des saints rois et archevêques serbes” ne parle des deux tsars que pour exprimer un jugement sévère quand à leur œuvre politique, en particulier celle de Duèan. Si les sources narratives offrent un témoignage négatif,37 soit par leur silence, soit par la condamnation de l’empire, les sources juridiques révèlent le double aspect de l’idéologie politique de cette période.38 Se référant aux saints fondateurs Siméon et Sava,39 les préambules des chartes impériales confirment le principe fondamental de l’idéologie némanide, celui de la continuité charismatique de la dynastie. Mais un autre genre de source est bien plus caractéristique pour cette période : c’est le Code de Duèan, qui représente le monument juridique majeur du Moyen Age serbe. De même que Frédéric II proclamait, dans son Liber augustaliæ, que le devoir essentiel de la dignitas imperialis excellentiæ était de faire des lois nouvelles exigées par le temps et les circonstances40, le tsar Duèan tint à affirmer avant tout la base juridique de son empire.41 On peut observer ici une évolution similaire à celle qui se manifestait dans d’autres parties de l’Europe où les influences réciproques entre l’Eglise et l’Etat font apparaître la tendance du constitutionnalisme à affirmer «le prototype parfait d’une monarchie absolue et rationnelle fondée sur une base mystique».42 Le Droit romain n’était certes pas une nouveauté en Serbie puisqu’il y avait déjà été introduit par les soins de l’archevêque Sava Ier et par le biais du Droit canon présenté dans sa compilation du Nomocanon (Nomokanony) dès le début du XIIIe siècle. Si la particularité du Nomocanon (Zakonopravilo = m. à m. “la règle de Loi”) de Sava Ier, par rapport au Droit byzantin contemporain, était de préconiser un rééquilibrage des deux pouvoirs au détriment de celui du prince, le Code de Duèan instaure la préséance de la Loi sur le pouvoir. L’article 167 intitulé «Sur la justice (W pravdh)», sous-titré «Ordre impérial», stipule que : «Si l’empereur délivre image, selon cette charité, Il [Dieu] me fit passer du royaume à l’empire orthodoxe, en me confiant, de même qu’au grand tsar Constantin, tous les pays et de nombreuses régions, les côtes et les grandes villes de l’empire grec. Comme je le disais auparavant, par la couronne impériale je fus couronné empereur en l’an 1346, le mois d’avril, le 16, au jour plein de joie grand et très illuminé de la fête de Pâques…” (Zakonik Stefana Duwana cara srpskog 1349 i 1354, éd. et commentaires S. Novakoviç, Belgrade 1898, p. 3). Sur la proclamation de l’Empire serbo-grec (acte juridiquement fondé sur le fait que Stefan Duèan régnait sur une très grande partie des territoires byzantins), et surtout sur la date de cette proclamation, B. FerjanÅiç et S. Çirkoviç, Jovan Kantakuzin, in Vizanti jski izvori za istoriju naroda Jugoslavije VI, Belgrade 1986, cf. le chapitre de Jean Cantacuzène sur la prise de Serrès par Duèan et sur son couronnement impérial (la description de Nicèphore Gregoras est plus fournie, ibid. p. 262 sq., n. 125), p. 482 sq. et surtout le commentaire de B. Ferjanéiç n. 407. 37 A l’exception toutefois des Annales dites de Peç : éd. Lj. Stojanoviç, Stari srpski rodoslovi i letopisi, Belgrade-Sr. Karlovci 1927, p. 82. 38 Pour le rapport de forces (territorial et économique en faveur de Byzance, et militaire en faveur de la Serbie) entre les deux Etats, et surtout sur les prémices idéologiques et juridiques (Duèan en tant que «particeps» participant du pouvoir sur l’Empire) de la proclamation de l’Empire par Stefan Duèan (REX RASIAE et IMPERATOR ROMANIAE), voir : S. Çirkoviç, Srbija uoéi carstva, in Dečani et l’art byzantin au milieu du XIVe siècle, Belgrade 1989, p. 3-13. 39 Pratiquement toutes les chartes émises par Duèan pour Chilandar reprennent les formules consacrées pour parler de Saint Siméon et de la Sainte lignée : “De même que Tu as élu la vigne plantée par Dieu dans la souche de Jessé […], arrière-petit-fils du seigneur autocrator [samovlastnago], Siméon le saint, Nemanja”, charte de 1343, Archives de Chilandar (A 4/8) ; “rejeton de la bonne souche de mes saints aïeux, depuis le juste et le saint Siméon Nemanja, le Nouveau myroblyte…” (de 1347, 1348), puis en 1354: “…de mes très-lumineux instructeurs, seigneurs et maîtres, le bienheureux Siméon et le saint Sava” (S. Novakoviç, Zakonski Spomenici, Belgrade 1912, p. 418, 427), etc. 170 40 E. Kantorowicz, La souveraineté de l’artiste. Note sur quelques maximes juridiques et les théories de l’art à la Renaissance, in Mourir pour la patrie, Paris 1984, p. 49 n. 48. 41 “J’instaure ce Code [juridique] au nom de notre Concile orthodoxe, du trèssanctifié patriarche kyr Joanikije, de tous les évêques et ecclésiastiques, petits et grands, et de moi-même, le très-croyant tsar Stefan, et de tous les nobles de mon empire, petits et grands, [qui tous] furent consentants pour cette Loi” (Zakonik Stefana Duwana cara srpskog 1349 i 1354, éd. et commentaires S. Novakoviç, Belgrade 1898, p. 6). 42 E. Kantorowicz, Mystères de l’Etat. Un concept absolutiste et ses origines médiévales (bas Moyen Age), in Mourir pour la patrie, Paris 1984, p. 79 n. 4 ; cf. B. Tierney, The Canonist and the Medieval State, Review of Politics XV, 1953, p. 378-388. 171 BOŠKO I. BOJOVIĆ Historiographie dynastique et idéologie politique en Serbie au Bas Moyen Age un acte soit dans la colère, soit par charité, soit par largesse envers quiconque, et que cet acte contredise la Loi et ne soit pas conforme à la justice et à la Loi, telle qu’elle est définie dans la Loi (Zakonniky = Code législatif), que les juges ne tiennent pas compte de cet acte, qu’ils jugent et agissent selon la justice (pravdh)». Et dans l’article suivant § 168, il est dit que «Tous les juges doivent juger selon la Loi, équitablement, conformément à ce qui est écrit dans le Code, et non pas juger selon la crainte de l’empereur».43 Il s’avère ainsi que le pouvoir de Duèan tend à se définir moins par rapport au domaine spirituel que par rapport au Droit constitutionnel. L’absolutisme du tsar est désormais moins limité par l’autorité ecclésiastique que par la suprématie de la Loi.44 La monarchie mystique des XIIIe-XIVe siècles aboutit donc, avec le milieu du XIVe siècle, à une domination de l’esprit rationnel dans le domaine juridique, et qui se traduit par un absolutisme constitutionnel et quasi-mystique. le prince Lazar45, deuxième rénovateur de l’Etat serbe46 depuis Siméon-Nemanja, recourut à l’autorité ecclésiastique pour légitimer la restauration du pouvoir central.47 Ayant rétabli la légalité ecclésiastique par sa réconciliation avec le patriarcat œcuménique,48 Lazar renoue avec la synergie des deux pouvoirs en privilégiant ses rapports avec l’Eglise et en favorisant le courant hésychaste. Sa fin épique à la bataille de Kosovo fait de lui un défenseur de la foi et de la patrie tout à la fois, et il devient le nouveau fondateur de la légitimité dynastique. Les textes liturgiques, hagiographiques et rhétoriques qui apparaissent à peine deux ou trois ans après sa mort (1389), marquent l’instauration d’un nouveau culte dynastique. Ces textes révèlent une nouvelle dimension du «Mystère de l’Etat» qui se manifeste sous la forme d’une certaine démocratisation de la sainteté. Elle s’étend en effet aux martyrs morts pour la patrie et pour la foi aux côtés de leur prince à Kosovo. A l’instar du patriarche Danilo III,49 un auteur anonyme relate les paroles du La crise politique et le renouveau de l’idéologie dynastique (fin du XIVe s.) 43 Codex Imperatoris Stephani Dušan, vol. II. – Codd. mss. studeniciensis, chilendarensis, hodesensis et bistriciensis (sous la direction de M. Begoviç), Belgrade 1981, éd. D. Bogdanoviç, p. 214. 44 Les articles cités (§105 et §171, dans l’édition de Novakoviç) du Code de Duèan placent la Loi au-dessus de toute ordonnance ou décret émis par l’empereur ultérieurement. Généralisant ce principe par rapport au Code de 1349, la Constitution de Duèan s’achemine donc vers une séparation conséquente entre pouvoir juridique et pouvoir exécutif : Zakonik Stefana Duwana cara srpskog 1349 i 1354, éd. et commentaires S. Novakoviç, Belgrade 1898, p. 80-81, 134-135, 249-250. 45 Sur le titre du prince Lazar : F. Barièiç, Vladarski éin kneza Lazara, in O knezu Lazaru, Belgrade 1975, p. 45-62. 46 Pour la situation politique, économique et la continuité ou discontinuité par rapport à la période némanide de l’Etat de Serbie restauré par le prince Lazar (au cours des dix années qui précédèrent la bataille du Kosovo), voir : S. Çirkoviç, Srbija uoéi bitke na Kosovu, Kosovsko-Metohijski zbornik 1, Belgrade 1990, p. 3-20. 47 Le difficile problème de la légalité et du rang du pouvoir (central ou régional) du prince Lazar et de sa souveraineté est étudié dans le chapitre “L’idéologie du souverain et la réalité” de l’ouvrage sur le prince Lazar : R. Mihaljéiç, Lazar Hrebexanoviç, Belgrade 1984, p. 72-100 ; ainsi que dans le Recueil de travaux pluridisciplinaires : Le prince Lazar (V. Moèin, F. Barièiç, D. Bogdanoviç, G. Babiç, B. Ferjanéiç), Belgrade 1975. 48 Sur la réconciliation des Patriarcats constantinopolitain et serbe : F. Barièiç, O izmirequ srpske i vizantiske crkve, Zbornik Radova Vizantološkog Instituta 21, Belgrade 1982, p. 159-182. 49 Dans “Le Dit de prince Lazar”, daté de 1392/93 par : Dj. Trifunoviç, Srpski sredqovekovni spisi o knezu Lazaru i Kosovskom boju, Kruèevac 1968, p. 71-72 ; éd. d’après le manuscrit du XVIe siècle, V. Çoroviç, Siluan i Danilo III, srpski pisci XIV-XV veka, Glas Srpske Kraxevske Akademije 86, Belgrade 1929, p. 83-103. 172 173 L’empire de Duèan ayant éclaté au cours du règne de son héritier Uroè Ier (1355-1371), dernier souverain de la lignée némanide, les restes de l’héritage impérial serbe traversent une grave crise politique et idéologique, ouverte dès avant la mort du dernier Némanide, et qui devait durer jusqu’au début du XVe siècle. C’est au milieu des années soixante-dix du XIVe siècle que BOŠKO I. BOJOVIĆ Historiographie dynastique et idéologie politique en Serbie au Bas Moyen Age prince, exhortant ses hommes avant la bataille — et qui : «en se préparant à la guerre s’était bien dévoué pour Dieu et la patrie». Avant la bataille de Kosovo où apparaît le thème de la rédemption par la mort, pour la foi et la patrie : «…en prenant le Christ pour modèle. En versant notre sang, rachetons la vie par la mort, et off rons sans ménagement les membres de notre corps pour être mis en pièces pour la religion [za blagocyst&e = pour la piété] et pour not re patrie. Alors Dieu aura pitié de ceux qui resteront et ne laissera pas exterminer notre peuple et notre pays jusqu’à la fin».50 La bataille est racontée brièvement : «Alors que la bataille avait commencé, il y eut tant de fracas et de cris que la terre tremblait en ce lieu. Et tant de sang fut versé que les chevaux laissèrent des traces dans le sang versé ; il y eut un nombre de morts incalculable et c’est alors que Amir [Murad] le tsar perse [turc] fut tué. Puis ce magnifique homme, le saint prince Lazar [fut tué] aussi. Une multitude d’Agarènes l’encerclèrent et le saisirent et il fut emmené avec beaucoup de ses nobles comme des moutons à égorger. C’est alors que sa tête honorable fut tranchée avec [celle de] nombre de ses nobles, au mois de juin, le quinzième jour. Il avait suivi l’exemple du Christ, en versant son sang pour Lui, et il fut le nouveau martyr Lazar en ces jours [qui sont les] derniers, et il amena une grande assemblée de martyrs à son Christ Dieu dans la Jérusalem d’en haut, comme jadis Josué fils de Nun [avait amené] les hommes de Dieu dans la Terre promise».51 C’est ainsi qu’à la faveur de profonds bouleversements politiques et sociaux, à la fin du XIVe siècle en Serbie, «la nation en vient à chausser les bottes du prince»52, après que le souverain eût endossé une tâche pontificale53 — en réconciliant les Eglises de Serbie et de Constantinople. Cette restructuration de l’idéologie princière s’opérait dans un environement de grande précarité politique imputable aux débuts de l’intrusion ottomane en Serbie. Son prince dut admettre une limitation de sa souveraineté,54 en reconnaissant désormais la suzeraineté du sultan. Cela explique l’incidence de la théologie politique dans l’émergence d’une nouvelle forme d’Etat. Ainsi le despotat de Serbie réussit-il à s’adapter aux nouvelles conditions et à se maintenir pendant plus d’un demi-siècle. Ce “pro patria mori” serbe ne fait pas l’opposition entre salut individuel et salut de la communauté, pas plus qu’entre salut dans le siècle et salut éternel. Le salut de la patrie est moins une négation de soi patriotique qu’un sacrifice individuel (celui du prince, personnification de la patrie, ainsi que celui de ses chevaliers), aux nom et place du peuple tout entier. Cf. pour le corporatisme, la subordination de l’individu à la communauté et le sacrifice pour la patrie en Occident : E. Kantorowicz, Mourir pour la patrie (Pro Patria Mori) dans la pensée politique médiévale, in Mourir pour la patrie, Paris 1984, p. 105-141 ; De Lagarde, Individualisme et corporatisme au Moyen Age, Recueil de travaux d’histoire et de philologie, 2e série XLIV (1937), 39. Le martyre du prince serbe est comparable en revanche à un certain point de vue à celui de Henri de Gand lorsqu’il compare un sacrifice civique à celui du Christ, ainsi qu’à celui du futur pape Pie II écrivant que “le prince lui-même, qui est la tête du corps mystique de l’Etat, est tenu de sacrifier sa vie quand le bien public l’exige”, cité par : E. Kantorowicz, art. cit., p. 137 n. 57, 61. 50 174 Le despotat — continuité de la tradition némanide et différenciation des pouvoirs et des genres littéraires dans les sources dynastiques (fin XIVe — milieu XVe siècle) L’une des différences essentielles entre la première période némanide et celle de l’apogée de l’Etat serbe (milieu du XIVe siècle) se manifeste à travers la modification du rapport entre les deux pouvoirs. Alors qu’au début du XIIIe siècle l’archevêque Sava Ier en jette les bases juridiques en introduisant en Serbie le 51 S. Novakoviç, Newto o knezu Lazaru. Po rukopisu XVII vijeka spremio za wtampu Stojan Novakoviç, Glasnik Srpskog Uéenog Druètva XXI, Belgrade 1867, p. 162-163 ; Dj. Sp. Radojiéiç, Antologija stare srpske književnosti, Belgrade 1960, p. 117-118, 328-329. 52 F.W.Maitland, Moral Personality and Legal Personality, in Selected Essays, Cambridge 1936, p. 230. 53 Cf. E. Kantorowicz, Mystères de l’Etat. Un concept absolutiste et ses origines médiévales (bas Moyen Age), in Mourir pour la patrie, Paris 1984, p. 80-81. 54 Stefan Lazareviç (1389-1427), despote de Serbie depuis 1402. 175 BOŠKO I. BOJOVIĆ Historiographie dynastique et idéologie politique en Serbie au Bas Moyen Age Droit romain par le biais de la compilation du droit canonique et civil du Nomocanon byzantin, c’est au milieu du XIVe siècle que le tsar Stefan Duèan se fait le grand législateur du Moyen Age en Serbie en promulguant son Code en 1349 à Skoplje, et en 1354 à Serrès.55 Ce fut l’époque où le territoire de l’Etat serbe dépassait largement ses frontières ethniques, et où l’idéologie politique déborda son cadre traditionnel. L’expansion territoriale fulgurante due aux conquêtes de Duèan, la nécessité d’intégrer les territoires byzantins au sein d’une administration centralisée, la restructuration de l’administration (apparition de nombreux titres byzantins) et l’élargissement de l’échelle sociale eurent pour effet d’accroître la différenciation des deux pouvoirs. Alors que l’autorité ecclésiastique avait eu tendance à empiéter sur le domaine du pouvoir séculier aux périodes précédentes,56 Duèan impose son autorité à l’Eglise d’une manière ostentatoire en faisant élire son logothète à la tête du patriarcat serbe.57 Il remplace les évêques des territoires occupés, intervient dans les affaires monastiques ju sque sur le Mont Athos.58 Cet état de choses se reflète dans les textes de la littérature dynastique par une différenciation des genres qui ne cessera de s’accentuer au cours des périodes suivantes. La crise idéologique et dynastique qui marqua les débuts de la période post-némanide ainsi que la volonté d’établir une relève dynastique en Serbie, ou de récupérer la légitimité némanide en Bosnie, eurent pour effet d’accélérer ce processus. Dès la fin du troisième quart du XIVe siècle apparaissent des textes à vocation profane, généalogies et annales (traduction de chroniques byzan- tines) en particulier, alors que les textes ecclésiastiques relatifs aux cultes dynastiques se définissent bien plus nettement dans le cadre des divers genres de littérature hagiologique slavo-byzantine.59 C’est ainsi que la nouvelle hagio-biographie du roi Stefan Deéanski, se situe nettement plus dans le cadre d’une hagiographie «monastique» que dans celui d’un culte dynastique. A en juger par cette hagiographie royale, le culte de l’ex-roi némanide s’apparente plus à une vénération locale et monastique, qu’à un culte dynastique et national. Les chapitres XIV-XVI de l’ouvrage de Konstantin, rédigé en 1430/31, apportent une innovation importante, car ils renferment le texte d’une généalogie dynastique. Dans cette partie de la biographie du despote Stefan, Konstantin présente une généalogie du despote dans le but d’affirmer son ascendance némanide. Ayant fait part de la légitimité charismatique de son souverain assurée par la sainteté de son père, le prince martyr Lazar, Konstantin s’efforce de démontrer sa légitimité hiérarchique à partir de l’origine némanide de sa mère, la princesse Milica. Il est significatif que le concept de l’hérédité y acquierre une importance sans précédent non seulement du fait de l’apparition d’une généalogie,60 mais aussi du fait qu’il fasse remonter pour la première fois (dans une biographie dynastique), l’origine de Siméon-Nemanja à un empereur romain, Licinius (empereur d’Orient de 308 à 324 et gendre de Constantin le Grand61). Cela contraste avec les assertions de Camblak qui met en opposition l’origine romaine des empereurs byzantins avec l’ori- Cf. A. Soloviev, Le Droit byzantin dans la codification d’Etienne Douchan, Revue historique de droit 7, (1928), p. 387-412. 56 Réconciliation de Stefan le Premier Couronné avec son frère le prince Vukan par Sava, ce qui mit fin à la guerre civile en Serbie, et le rôle important que tiennent dans le domaine politique et diplomatique Sava Ier et Danilo II. 57 Pratique courante à Byzance (R. Guilland, Le Droit divin à Byzance, in Etudes byzantines, Paris 1959, p. 220), mais pas en Serbie où le puissant roi Milutin n’avait pu imposer son candidat, Danilo II, comme archevêque. 58 G. Soulis, Tsar Stephan Dusan and Mount Athos, Harvard Slavic Studies II 1954, p. 125-139. 59 Cf. H. Birnbaum, Byzantine tradition transformed : The old serbian Vita, Aspects of the Balkans. Continuity and Change, Den Haag - Paris 1972, p. 243-284. 60 L’étude comparative de Ljubomir Stojanoviç a établi que cette généalogie, ainsi que les 5 versions rédigées par la suite, reposent toutes sur un texte original plus étendu qui aurait été composé par Konstantin et qui ne nous est pas parvenu : Lj. Stojanoviç, Stari srpski rodoslovi i letopisi, Belgrade-Sr. Karlovci 1927, p. XII-XXIX, XXXIII. 61 La prétendue origine serbe de Licinius apparaît pour la première fois dans la traduction slave de Zonaras (fin de la première moitié du XIVe s.) où les Daces et leur chef Décébal sont par ailleurs également désignés comme Serbes : Lj. Stojanoviç, op. cit., p. XIII-XIV. 176 177 55 BOŠKO I. BOJOVIĆ Historiographie dynastique et idéologie politique en Serbie au Bas Moyen Age gine charismatique de la légitimité némanide : «Ils [les Nemanjiç] ne troublaient pas l’Eglise par des turbulences hérétiques et par l’odeur hellénique62 [païenne] des sacrifices et des rites comme [l’avaient faits] les fils et les neveux [les héritiers] de Constantin le Grand.63 Ils gouvernaient en toute piété, avec sagesse selon Dieu et par amour, par (la volonté de) Dieu, avec (leurs) armées le reste du troupeau qui leur avait été confié» (Camblak, Vie de Ste fan Dečanski, p. 130). Faisant suite aux diptyques64 des rois et archevêques de Serbie du XIIIe-XIVe siècles, les premières généalogies des souverains serbes apparaissent dans le dernier quart du XIVe siècle. La première généalogie fut rédigée entre 1374 et 1377 dans le but d’attester la légitimité du roi des «Serbes et de Bosnie» Tvrtko Ier, couronné avec «la couronne de Saint Sava», au monastère de Mileèeva, en 1377.65 Les rédactions suivantes de cette généalogie sont celle de Konstantin de Kostanec, puis une rédaction faite à l’époque du despote Djuradj Brankoviç (1433-1446), une autre écrite du temps des despotes Brankoviç de Srem (1506-1509), et celle enfin qui fut renouvelée à l’instigation de la maison féodale des Jakèiç entre 1563 et 1584.66 La différenciation des genres (reflet de la différenciation des pouvoirs)67 dans la littérature dynastique au cours de la période post-némanide est un fait particulièrement bien mis en évidence dans le Recueil de Gorica, autographe de Nikon le Hiérosolimytain rédigé en 1441/2.68 Ce volumineux recueil, à vocation quasi-encyclopédique, fut composé par ce moine érudit et cosmopolite à l’intention de la princesse Hélène Balèiç. Outre de nombreux textes historicistes, canoniques et patristiques d’inspiration hésychaste, il renferme deux textes dynastiques. C’est, d’une part, la Vita abrégée de Siméon-Nemanja, une compilation de Nikon en grande partie dépouillée de données historiques. Elle relègue en effet au second plan la biographie politique au profit des traits hagiographiques de l’auteur de la dynastie némanide. Et c’est, d’autre part, une généalogie dynastique qui fait partie d’un genre proche de ces chroniques lapidaires du royaume que sont les Annales de Serbie apparues vers la fin du XIVe siècle. Ces deux textes s’inscrivent dans les deux genres principaux dans lesquels s’exprimeront désormais l’idéologie et l’historisme dynastiques. 62 Une allusion à “l’obscurcissement dû à l’ombre de la sagesse de la langue grecque” se trouve dans le Colophon des anciens manuscrits (ceux de Raèka 1305, de Peç, 1522, de Moraéa, 1614, qui est une copie d’un manuscrit de 1252, etc.) du Nomocanon de Saint Sava, cité par : S. Troicki, Ko je preveo Krméiju sa tumaéeqima ? Glas Srpske Akademije Nauka CXCIII (96), Belgrade 1949, p. 120, 125-126. 63 Camblak fait peut-être allusion aux superstitions divinatoires et autres qu’affectionnaient particulièrement certains empereurs des dynasties Comnène et Ange, ou bien à l’iconoclasme. Le patriarche iconoclaste Jean, dit Giannis, fut un fervent adepte des arts magiques et l’empereur Théophile recourait volontiers à ses services : R. Guilland, Le Droit divin à Byzance, in Etudes byzan tines, Paris (PUF) 1959, p. 228sq. 64 Il est significatif que les diptyques aient été, à des époques différentes, le point de départ tant des cultes que des généalogies dynastiques. Cf. pour les cultes : L. Pavloviç, Kultovi lica kod Srba i Makedonaca, Smederevo 1965, p. 7-8 ; pour les dyptiques : S. Novakoviç, Srpski pomenici, Glasnik Srps kog Uéenog Druètva XLII, Belgrade 1875, p. 1-152. 65 Sur la «double couronne» et la légitimité némanide des rois de Bosnie : S. ÇIRKOVIÇ, Sugubi venac (Prilog istoriji kraxevstva u Bosni), Zbornik Filosofskog Fakulteta VIII-1 - Spomenica Mihaila Diniça, Belgrade 1964, p. 343-370. 178 D. Bogdanoviç, Istorija stare srpske kqiùevnosti, Belgrade 1980, p. 208-209. 66 67 Il est peu probable que l’on puisse établir un parallèle avec la différenciation qui marque dès le XIIIe siècle en Occident l’institutionnalisation (début de sécularisation) de l’Eglise d’une part et l’exaltation de la mystique politique de l’Etat d’autre part. Si un tel ordre d’idées ne peut s’appliquer à l’Eglise de Serbie, les institutions politiques de Serbie en revanche demeurent plus proches de celles des pays occidentaux. L’image sublimée de l’ordre séculier instauré dans l’Etat et dans la cour du despote Stefan Lazareviç, rapporté par Konstantin de Kostanec, n’est pas sans rappeler la “mystique politique” (corpus mysticum de l’Etat) en vogue en Occident : cf. E. Kantorowicz, Mourir pour la patrie (Pro Patria Mori) dans la pensée politique médiévale, in Mourir pour la patrie, Paris 1984, p. 131sqq. 68 Istorija Crne Gore 2/1 (D. Bogdanoviç), Titograd 1970, p. 372-378. 179 BOŠKO I. BOJOVIĆ Milieu XVe — début XVIe siècle La disparition du despotat de Serbie, avec la conquête de sa capitale Smederevo (1459) par les Ottomans, marque la fin de l’Etat serbe au Moyen Age. Les principautés serbes qui se maintinrent jusqu’à la fin du siècle ne connurent qu’un sursis trop précaire pour tenter une restauration du pouvoir central et durent se contenter de survivre devant l’imminence de l’occupation ottomane. C’est en dehors des frontières de la Serbie médiévale, au nord du Danube et de la Save, sur le territoire méridional de la Hongrie, — le seul Etat qui put encore opposer une résistance effective au ras de marée ottoman, — que fut transféré le dernier prolongement de l’Etat serbe et de sa tradition dynastique. Sous le protectorat du roi de Hongrie, avec leurs vastes fiefs peuplés d’immigrants serbes qui avaient fui la conquête ottomane, les derniers despotes essayèrent d’organiser la défense de la frontière méridionale de la Hongrie face aux incessantes incursions des Turcs, jusqu’au moment où la bataille de Mohacs (1526) marqua la fin du grand royaume magyar de l’Europe centrale. La continuité de la tradition dynastique s’exprime à travers le culte des despotes Brankoviç en Hongrie méridionale, dans la région frontalière du Srem. Les despotes y transfèrent la tradition monastique, avec leurs fondations pieuses concentrés sur la montagne de la Fruèka Gora, pic solitaire dans la plaine danubienne. Le monastère de Kruèedol y devient le mausolée de la famille princière selon la tradition némanide, et le centre de rayonnement de son culte dynastique. Les textes hagiographiques et liturgiques voués au culte du despote Stefan Brankoviç, de son épouse Angelina et de ses deux fils, Maxime (Georges) et Jean, marquent une différ enciation encore plus nette par rapport à l’hagio-biographie tra ditionnelle. Ce sont des textes brefs et inspirés, empreints d’un douloureux sentiment patriotique, mais parfaitement conformes aux genres traditionnels de la littérature ecclésiastique. Cela correspond au fait que les thèmes historiques sont désormais 180 Historiographie dynastique et idéologie politique en Serbie au Bas Moyen Age véhiculés par les textes profanes, les annales, les généalogies et autres chroniques lapidaires.69 Suite à l’apparition en Serbie de traductions de chroniques (ou chronographies) byzantines, en particulier celles de Georges Hamartolos (1347/48), et de Jean Zonaras (notamment la rédaction serbe abrégée de 1407/8, connue sous le nom de «Paralipomènes»)70, l’attrait pour ce genre historiographique va croissant. Les dates les plus importantes de l’histoire de Serbie, en commençant par Siméon-Nemanja, vont être adjointes aux chronographies qui font débuter l’histoire avec l’ancêtre universel Adam. A côté des années du règne (selon la chronologie byzantine) figurent une série de données comme : la construction des églises et des monastères, les batailles importantes, les phénomènes naturels inhabituels se prêtant à une interprétation irrationnelle, les catastrophes naturelles. Les Annales sont classées en deux catégories d’après leur ordre d’ancienneté : les Annales anciennes et les Annales plus récentes. Composées initialement peu de temps après 1371 par un auteur anonyme de Moravica, ces Annales apparaissent sous forme de médaillons des souverains serbes. Intitulées Vies et œu vres des saints rois et empereurs serbes, les cinq rédactions des Annales anciennes ne font pas véritablement partie du genre des chronographies mais, comme leur titre l’indique, s’apparentent davantage au genre hagiographique. Les véritables Annales71 sont représentées par les quelques cinquante rédactions remaniées des Annales plus récentes, qui contiennent la chronologie des événements après la mort de Stefan Sur la fonction idéologique de cet historisme de l’époque des despotes Brankoviç, cf. S. Çirkoviç, Moravska Srbija u istoriji srpskog naroda, in L’Ecole de la Morava et son temps, Belgrade 1972, p. 101-109. 70 Dj. Trifunoviç, Azbuénik srpskih sredqovekovnih kqiùevnih pojmova, Belgrade 19902, p. 364-368; R. Mariç soutient que Zonaras fut traduit une première fois en slavo-serbe au début du XIVe siècle : R. Mariç, Tragovi grykih istoriyara u delima Konstantina Filosofa, Glas Srpske Akademije Nauka 190, Belgrade 1946, p. 23 n. 1. 71 Selon Djordje Trifunoviç, op. cit., p. 143-146. 69 181 BOŠKO I. BOJOVIĆ Historiographie dynastique et idéologie politique en Serbie au Bas Moyen Age Duèan (1355). Dans la plus importante étude consacrée aux Annales et Généalogies du Moyen Age serbe, Ljubomir Stojanoviç a classé les Annales plus récentes en quatre groupes : les Annales rédigées avant 1458, celles écrites vers 1460, et celles après 1460. Le quatrième représente les textes rédigés au XVIe siècle. Puisant les informations sur l’histoire de Serbie dans les hagio-biographies et dans les généalogies dynastiques ainsi que dans les notices historiques et les colophons des recueils anciens, les auteurs des Annales rapportent aussi les événements contemporains.72 Par rapport aux Annales russes, celles de Serbie sont moins riches en données historiques.73 La comparaison entre les Annales russes et serbes est d’ailleurs fortuite : les plus anciens textes historiques en Russie sont les Annales créées dans le sillage de la Chronique d’Hamartolos traduite en Russie dès le XIe siècle, alors que les plus anciens textes historiques en Serbie sont les hagio-biographies dynastiques, les Annales n’apparaissant que beaucoup plus tard, après l’extinction de la dynastie némanide. Un condensé de l’histoire des trois royaumes slaves orthodoxes, Russie, Serbie et Bulgarie, conséquence de la connexion de leur patrimoine littéraire, fut rédigé à la fin du Moyen Age, en Serbie, ou plus vraisemblablement en Russie. Au sein de l’Eglise serbe, les textes hagio-biographiques et liturgiques consacrés aux cultes dynastiques continuaient à être copiés, compilés, et imprimés. On créa même de nouvelles hagiographies royales (jusqu’au début du XVIIe siècle) durant l’occupation ottomane des Balkans. C’est ainsi que les écrits historiographiques trouvent leur aboutissement dans la volumineuse Chronique slavo-serbe du comte Georges Brankoviç, puis dans la monumentale Histoire des peuples slaves, Croates, Bulgares et Serbes… (1794 et 1795), de Jovan Rajiç, ouvrage qui marque les premiers débuts de l’historiographie serbe moderne. Mais cela s’inscrit dans un tout autre contexte historique, fait partie d’une époque qui n’est plus celle du Moyen Age et sort du cadre de l’idéologie de l’Etat serbe. Il est néanmoins intéressant de citer ici une œuvre particuliè re, celle du Patriarche Pajsije Janjevac, qui bien qu’elle s’inscrive dans le XVIIè siècle et donc hors de nos bornes chronologiques, est fondamentale en ce qu’elle représente une rupture avec l’historiographie hagio-biographique. Les caractères particuliers de cel le-ci n’en apparaissent alors que plus nettement, par antinomie. 72 Cf. Lj. Stojanoviç, Stari srpski rodoslovi i letopisi, Belgrade-Sr. Karlovci 1927, p. XL-LVIII ; LXXXIV-LXXXVIII. 73 Dj. Trifunoviç, ibid. 182 Le Patriarche Pajsije Janjevac (ou Pajsije de Peć) — XVIIe siècle La Vie du tsar Uroš Né à Janjevo (Kosovo), vers le milieu du XVIe siècle, le patriarche Pajsije (1614-1647) était, selon un chroniqueur, disciple du patriarche de Serbie Jean (1592-1614). En 1612 il fut ordonné, par le patriarche de Serbie Jean, métropolite de Novo Brdo et de Graéanica. Après la mort de Jean en captivité (exécuté sur l’ordre de la Sublime Porte) à Constantinople, le 14 octobre 1614, Pajsije fut élu patriarche de Peç au Concile de l’Eglise de Serbie à Graéanica74.Pris en tenailles entre les répressions ottomanes et les intransigeances du prosélytisme de la curie romaine et de l’empire d’Autriche, il se tourne vers la Russie orthodoxe et slave pour ouvrir la porte à son influence culturelle75. Des trente-trois années 74 I. Ruvarac, O peçkim patrijarsima od Makarija do Arsenija III (15571690) (Sur les patriarches de Peç de Macarie à Arsène III (1557-1690)), Zadar 1888, p. 59-67, 308-309 ; R. Novakoviç, »O datumu izbora Pajsija za patrijarha« (Au sujet de la date d’élection de Païssié comme patriarche), Prilozi za kqiùevnost, jezik, istoriju i folklor (Contributions à la littérature, la langue, l’histoire et le folklore), XXXII, 1/2, Belgrade 1956, p. 77-86. 75 J. Radoniç, Rimska kurija i juùnoslovenske zemxe od XVI do XIX veka, (La Curie romaine et les pays slaves du Sud du XVIe au XIXe siècle), Srpska akademija nauka (Académie serbe des sciences), édition spéciale, CLV, odexeqe druwtvenih nauka (section des sciences sociales), nouvelle série, 3, Belgrade 1950 ; S. Dimitrijeviç, »Prilozi raspravi “Odnowaji peçskih pa- 183 BOŠKO I. BOJOVIĆ Historiographie dynastique et idéologie politique en Serbie au Bas Moyen Age de son pontificat sur les 44 diocèses de l’Eglise de Serbie on garde de nombreux témoignages dans les chroniques et dans les multiples notices (zapisi) manuscrites. A l’image de plusieurs de ses prédécesseurs, il entreprit un pèlerinage en Terre Sainte vers la fin de sa vie (1645-1645), pour mourir quelque temps après son retour, le 2 octobre 1647. Amateur éclairé des livres et des manuscrits anciens, Pajsije déploie une activité de restauration et de copie du patrimoine scripturaire. De même qu’au XVIe siècle Longin le Zographe avait été l’un des pionniers de la sauvegarde et de la restauration du patrimoine pictural, le patriarche Pajsije excelle dans la perpétuation de la tradition littéraire et théologique. Ainsi, c’est vraisemblablement à son instigation que fut copié en 1619 le fameux Typikon de Studenica, fait d’après l’autographe de Saint Sava. Son attachement aux livres anciens le conduisit tout naturellement à créer lui-même les rares ouvrages littéraires originaux de son époque. C’est à un âge fort avancé, “en tant que vieillard centenaire” qu’il rédigea en 1642 la Vie, puis l’Office du tsar Uroè (1355-1371), dernier souverain avec qui s’éteignit la dynastie némanide en Serbie76. L’office a été composé sur le modèle des acolouthies des martyres. Il comprend des parties (kondakion, et tropaire), composées beaucoup plus tôt (peu après 1595). Le tsar Uroè est désigné dans cet office comme martyr, ayant subi de multiples sévices et injustices, ainsi que comme «très bienheureux» (Preblaàeni). Il y est souligné notamment qu’il souhaitait imiter Saint Siméon-Nemanja et Saint Sava, ce en quoi il n’a pas manqué de réussir, qu’il est un ornement du pays serbe, etc. En dehors de ces deux ouvrages principaux, Pajsije est l’auteur d’un office de Stefan le Premier Couronné (moine Simon), ou du moins d’une partie de celui-ci. Il s’agit de Stefan (grand joupan de 1196 à 1217 et roi de Serbie de 1217 à 1228), fils du grand joupan de Serbie Stefan (Siméon) Nemanja (1165/6-1196), ayant eu le nom monastique de Simon. Le tsar Uroè (qui est honoré comme martyr). Il a dédié à saint Simon un office et une vie synaxaire (1628/1629) et au saint tsar Uroè un office, une vie synaxaire et une biographie (1641). Certains spécialistes lui attribuent aussi un éloge à la mémoire du despote Stefan £tiljanoviç77. La réactualisation du culte des souverains serbes du Moyen Age est le trait marquant de l’œuvre littéraire de Pajsije78. En 1582 les reliques du tsar Uroš furent exhumées à Nerodimlje (Kosovo) dans le diocèse que dirigeait Pajsije avant son élection de patriarche, c’est-à-dire deux cent dix ans après la mort du jeune empereur. Une douzaine d’années plus tard, en 1594, les reliques de Saint Sava, premier archevêque et saint patron de l’Eglise de Serbie, furent incinérées sur l’ordre de Sinan paša79. Ces événements eurent un impact important sur les chrétiens des Balkans à une époque marquée par la plus grande insurrection trijarha s Rusijom u XVII veku”« (Contributions à la controverse sur les “relations des patriarches de Peç avec la Russie au XVIIe siècle”), Spomenik Srpske kraxevske akademije, XXXVIII, Belgrade 1900, p. 59-60. 76 I. Ruvarac, %itie cara Urowa od PaÖsiä, peçskog patriärha (16141646) (La vie du roi Uroè par Païssié, patriarche de Peç (1614-1648), Glasnik Srpskog uéenog druwtva (Messager de la société scientifique serbe), XII, Belgrade 1867, p. 209-232. T. Jovanoviç, »Kratko povesno slovo o svetom Stefanu Wpixanoviçu« (Court discours historique sur saint Stéphane Äkiljanoviç), Manastir Wiwatovac. Zbornik radova (Le monastère Äièatovac. Recueil des travaux, Srpska akademija nauka i umetnosti, Balkanolowki institut, Matica Srpska, Druwtvo istoriéara umetnosti Srbije, Belgrade 1989, pp.73-77. 78 T. Vukanoviç, Kult Cara Urowa (Le culte du roi Uroè), Skoplje 1938 ; $. Sp. Radojiéiç, »Pajsije s pridvornim slavi cara Urowa« (Pajsije avec sa curie fait louange de la sainte mémoire du tsar Uroè) Letopis Matice Srpske, 389, 5, Novi Sad 1962, pp.460-464 ; L. Pavloviç, Kultovi lica kod Srba i Makedonaca (le culte des saints chez les Serbes et les Macédoniens), Narodni Muzej Smederevo, (Musée populaire de Smederevo), édition spéciale, livre I, Smederevo 1965, p. 111-116. 79 R. Novakoviç, »Podaci o godini spaxivaqa mowtiju sv. Save u “Brankoviçevom letopisuè” i u Pajsijevom “%itiju cara Urowa”« ((Renseignements sur l’année de l’incinération des reliques de saint Sava dans la “Chronique de Brankoviç et dans la “Vie du roi Uroè” de Païssié), Prilozi za kqiùevnost, jezik, istoriju i folklor (Contributions à la littérature, la langue, l’histoire et le folklore), XXII, 1/2, Belgrade 1956, p. 255-262. 184 185 77 BOŠKO I. BOJOVIĆ Historiographie dynastique et idéologie politique en Serbie au Bas Moyen Age populaire des XVIe-XVIIIe siècles avant celle qui allait ébranler le pouvoir ottoman à l’aube du XIXe siècle. Même si l’intention de l’auteur était bien de placer cet ouvrage dans la continuité des hagio-biographies des archevêques et des souverains serbes du Moyen Age, celle de tsar Uroè diffère sensiblement de ses antécédents littéraires. La Vie de celui qui était jusqu’alors le dernier souverain némanide resté sans la moindre biographie n’est pas un ouvrage exclusivement hagio-biographique : l’ouvrage est moins étendu que la plupart de ses précédents, il commence par un bref précis historique destiné à expliquer “d’où et de qui sont issus les Serbes”, une sorte de généalogie des Nemanjiç, un rappel sur le tsar Duèan (1331-1355), père du jeune souverain. Son prétendu meurtre par le soi-disant honni roi Vukaèin, le principal “apport” historico-littéraire de Pajsije, allait donner de la matière à l’esprit et à la méthode critique de la jeune historiographie serbe du milieu du XIXe siècle. Pajsije évoque ensuite la fin tragique de Vukaèin, mort dans la grande défaite serbe de la Marica (1371), puis parle du prince Lazar (généalogie), de l’invention des reliques de tsar Uroè et de l’incinération de celles de Saint Sava. L’introduction et la conclusion donnent les motivations habituelles de l’auteur lorsqu’il s’agit d’expliciter la création de ce genre d’ouvrages. Très bon connaisseur de la littérature médiévale serbe, Pajsije se réfère aux hagio-biographies, aux généalogies des rois et archevêques, aux Annales du royaume80. D’une valeur historiographique fort limitée81, anachronique par rapport à la création littéraire de son temps, l’œuvre de Pajsije se rattache à une époque révolue et, d’une certaine façon, à la tradition épique vernaculaire. L’imaginaire légendaire supplante la théologie politique de l’historicisme médiéval serbe. L’idéologie de la symphonie des deux pouvoirs complémentaires est remplacée par une notion naissante du peuple historique dont la mémoire collective est perpétuée par la continuité non plus d’un Etat féodal mais par la permanence d’une Eglise nationale. La Vie du tsar Uroè a été publiée d’après un ms daté de 1642 (année de sa rédaction originelle), désigné sous le nom de «Copie de Velika Remeta». Une autre copie a été exécutée au monastère de Jazak en 1748, avec des interpolations plus ou moins importantes. Une autre copie, avec l’office du tsar Uroè, fait partie de la collection des ms du monastère de Kruèedol. L’édition de Ruvarac est faite d’après ces ms, mais sans la Généalogie, publiée séparément. L’office à été maintes fois reproduit dans les différentes éditions de Srbljak82, comprenant seulement le canon du tsar Uroè, avec des variantes selon les éditions (Belgrade, Rimnik, Moscou). Dans le typikon de l’Eglise de Serbie, l’office du patriarche Pajsije est marqué par le signe de croix ainsi que d’un demi-cercle rouge. La traduction en serbe moderne des ouvrages du patriarche Pajsije a été publiée à plusieurs reprises, la plus récente étant celle préparée par Tomislav Jovanović83. Dj. Slijepéeviç, »Pajsije, arhiepiskop peçski i patrijarh srpski kao jerarh i kqiùevni radnik« (Païssié, archevêque de Peç et patriarche serbe comme hiérarche et écrivain), Bogoslovxe, VIII, 2, Belgrade 1923, p. 123-144 ; 3, p. 241-283 et comme livre à part. 81 P. S. Protiç, %itija srpskih svetaca kao izvor istorijski (La vie des saints serbes comme source historique), Belgrade 1897. Dj. Trifunoviç, »Belewke o delima u Srbxaku«, O Srbxaku, Studije, Srpska kqiùevna zadruga, Belgrade 1970. 83 Patrijarh Pajsije, Sabrani spisi (Les œuvres complètes ?), Biblioteka Stara srpska kqiùevnost u 24 kqige (Bibliothèque de la vieille littérature serbe en 24 livres), livre XVI, Prosveta-Srpska kqiùevna zadruga, Belgrade 1993, p. 166. Traduction, préface et commentaire par T. Jovanoviç. 186 187 80 *** Dès lors qu’on tente de situer l’idéologie politique de la Serbie sur un plan international par rapport aux deux mondes de la chrétienté médiévale, on doit noter une double similitude, qui confirme la double appartenance idéologique de cet Etat situé à 82 BOŠKO I. BOJOVIĆ Historiographie dynastique et idéologie politique en Serbie au Bas Moyen Age la jointure de ces deux mondes. Le principe d’hérédité84 comme critère initial et décisif de la légitimité royale, l’idée même d’un charisme dynastique, l’absence de l’armée et du peuple ainsi que la faible influence de l’Assemblée (Sybory) des ordres dans l’intronisation et dans la cérémonie du couronnement royal, écartent la royauté serbe d’un concept de pouvoir souverain du type byzantin.85 La constance dans la succession héréditaire jusqu’à l’extinction d’une lignée dynastique, l’exclusion quasiment infaillible de toute tentative d’usurpation du trône par quelque prétendant étranger au lignage royal,86 le caractère autocratique du pouvoir royal, ainsi que le rôle purement consultatif du Conseil et de l’Assemblée, et surtout l’exaltation du charisme dynastique avec la caution de l’Eglise, renvoient plutôt à un concept monarchique de type occidental. Mais c’est précisément cette Eglise nationale, fortement centralisée et remarquablement bien organisée, puissante et riche, bien encadrée par des ecclésiastiques formés très souvent à l’école athonite, avec son rôle souvent déterminant dans bien des domaines de la vie publique et privée (éducation, culture,87 arts et lettres, médecine, Droit matrimonial, diplomatie…) et surtout l’interdépendance ou même la synergie des deux pouvoirs, qui confèrent le caractère orthodoxe et byzantin au pouvoir souverain, à l’idéologie politique, à la conscience collective et historique et, d’un point de vue général, au fait même de la civilisation médiévale de la Serbie. C’est ce qui explique pourquoi la byzantinisation de la Serbie, notamment dans le domaine culturel et institutionnel, soit inversement proportionnelle à la force et à l’influence politiques de l’empire constantinopolitain sur son déclin. L’instauration de l’Archevêché autocéphale et l’organisation de l’Eglise s’opèrent alors que l’empire des Rhomaioi se trouve refoulé en Asie Mineure, l’incidence des institutions byzantines s’accroît au faîte de la puissance de Milutin et de Duèan,88 et le despotat de Serbie du XVe siècle devient le creuset et l’un des derniers refuges de la La transmission du pouvoir impérial dans l’ordre de primogéniture et de masculinité n’était qu’une tradition à Byzance aussi, qui n’a jamais été régie par une quelconque loi organique. Cette tradition était d’ailleurs loin d’être toujours respectée car le Droit divin, l’armée, le Sénat et le peuple représentaient souvent des facteurs décisifs lors d’un changement sur le trône, et souvent sans tenir aucun compte de la tradition de succession héréditaire : R. Guilland, Le Droit divin à Byzance, in Etudes byzantines, Paris (PUF) 1959, p. 210-216. Le principe dynastique s’affirme cependant fortement à Byzance du temps des Comnènes, cf. G. Ostrogorsky, Napomene o vizantijskom drùavnom pravu, in G. Ostrogorski, Iz vizantijske istorije istoriografije i prosopografije, Belgrade 1970, p. 192-204, titre original : Bemerkungen zum byzantinischen Staatsrecht der Komnenenzeit, Südost-Forschungen 8, Munich 1945, p. 261-270. Sur ce «droit du sang» dont l’application fut particulièrement rigoureuse dans le royaume capétien, voir l’excellent ouvrage de A.W.Lewis, Le sang royal, Paris (Gallimard) 1986. 85 Cf. le chapitre sur la fonction de l’empereur dans l’Etat byzantin : A. Guillou, La civilisation byzantine, Paris (Arthaud) 1990, p. 95-100 ; ainsi que celui sur la doctrine impériale : L. Bréhier, Les institutions de l’empire byzantin, Paris (Albin Michel) 1970, p. 49 sq. 86 *Sur l’institution du “jeune roi” en Serbie (Milka Ivkoviç, Ustanova “mladog kraxa” i sredqovekovnoj Srbiji, Istorijski glasnik 3-4, Belgrade 1957, p. 63-64), et sur la question, encore sujette à caution, de la co-régence du dauphin Radoslav avec le roi Stefan le Premier Couronné (D. Sindik, O savladarstvu kraxa Stefana Radoslava, Istorijski éasopis XXXV, Belgrade 1988, p. 23-29). La seule véritable exception à cette règle fut l’association au trône impérial de Uroè Ier, du roi Vukaèin Mrnjavéeviç (cf. R. MihaljÅiç, Kraj srpskog carstva, Belgrade 1975, p. 64-99). Il est significatif que le défaut majeur -»jeunesse dépourvue de raison» – attribué par l’hagio-biographie dynastique au tsar Uroè est celle qui constitue pour les auteurs byzantins l’une des trois principales raisons justifiant l’instauration d’une co-régence impériale : J-C. Cheynet, Pouvoir et contestations à Byzance (963-1210), Paris 1990 (Publications de la Sorbonne), p. 186-187. 87 Cf. A. Schmaus, Zur Frage der Kulturorientierung auf der Serben im Mittelalter, Sudoststudien 15 (1956) p. 179-201. 88 L’ introduction des titres et fonctions byzantines à la cour et notamment l’instauration de la co-régence en la personne du “jeune roi» Uroè fut faite à la suite de la promulgation de l’empire par Duèan. Sur l’association au trône à Byzance : L. Bréhier, op. cit. p. 43-44 ; et surtout : G. Ostrogorsky, Sacarovaqe u sredqevekovnoj Vizantiji, in G. Ostrogorski, Iz vizantijske isto rije istoriografije i prosopografije, Belgrade 1970, p. 180-191, titre original : Das Mitkaisertum im mittelalterlichen Byzanz, E. Kornemann, Doppelprin zipat und Reichsteilung im Imperium Romanum, Leipzig-Berlin 1930, p. 166-178. 188 189 84 BOŠKO I. BOJOVIĆ culture ainsi que des élites byzantines et bulgares. Il est significatif à cet égard que Stefan le Premier Couronné ait reçu une couronne envoyée par le pape, alors que les despotes du XVe siècle reçurent leur investiture et leur couronne de Constantinople. Le fait que l’entreprise impériale de Duèan ait encouru une condamnation sévère de la part des auteurs ecclésiastiques montre bien que l’interdépendance des deux pouvoirs avait ses limites et que l’Eglise de Serbie attachait plus de prix à sa légalité canonique par rapport au Patriarcat œcuménique qu’aux intérêts immédiats du souverain et de l’Etat. Une présentation aussi sommaire de l’évolution du pouvoir souverain, de l’Etat et de l’idéologie qui s’en rapporte, ne peut avoir d’autre but que de fournir quelques éléments d’analyse et d’indiquer toute la complexité du phénomène politique serbe dans cette partie de l’Europe. Pareille enquête a ainsi pour but de soulever ou tout au moins d’indiquer quelques-uns des problèmes majeurs dans un domaine qui exigerait des études plus fouillés. Une recherche systématique et comparatiste à la fois devrait permettre non seulement d’éclairer davantage la nature du pouvoir et de l’idéologie politique en Serbie médiévale, mais peut-être aussi d’apporter quelque lumière sur les différences fondamentales entre deux concepts civilisateurs, ceux de deux mondes si profondément divergents et pourtant inextricablement liés, que sont au Moyen Age les deux parties de la chrétienté. 190 L’ id é ologie de l’ E tat serbe du X I I I e au X V e si è cle L’idéologie de l’Etat serbe du XIIIe au XVe siècle Idéologie et puissance inscrite dans l’histoire Située entre l’Adriatique, avec ses cités romanes, et le Danube et la Save qui formaient sa frontière avec le grand royaume catholique de l’Europe Centrale d’une part, limitrophe d’autre part de Byzance et du royaume bulgare à l’Est et de la Bosnie à l’Ouest, la Serbie médiévale se trouvait au carrefour de courants culturels, politiques et confessionnels fort divers. La partie centrale et Nord-Ouest des Balkans, comprenant la Serbie, la Bosnie et les régions limitrophes a gardé, tout au long du bas Moyen Age, le caractère d’une plaque tournante entre Byzance et l’Occident, entre le monde du christianisme romain et celui du monde slave et oriental. D’où la complexité culturelle et politique de cette partie de l’Europe et le caractère souvent éclectique des institutions de ces pays. D’où aussi la difficulté de situer ces Etats balkaniques dans un contexte civilisateur plus large, par rapport à l’Orient ou à l’Occident chrétiens. Le système monarchique serbe, avec sa théologie politique centrée sur une sanctification de la dynastie et jalonnée par de nombreux cultes royaux, est sans doute la clef de voûte d’un phénomène d’anthropologie politique et culturelle propre à ce monde médiéval exposé à des courants si divers. A travers son idéologie, l’Etat de Serbie a su se forger une synthèse qui fut l’expression propre de sa civilisation médiévale. Système de références, philosophie du monde et de la vie, l’idéologie est un ensemble d’idées, de doctrines et de croyances propres à une époque, à une société ou à une classe. L’idéologie politique de l’Etat médiéval serbe, a non seulement fortement marqué la civilisation serbe du Moyen Age, mais a laissé une 191 BOŠKO I. BOJOVIĆ L’ id é ologie de l’ E tat serbe du X I I I e au X V e si è cle empreinte profonde dans la conscience collective des époques ultérieures. L’histoire des idées, des structures mentales et de la philosophie politique des Etats balkaniques n’a pas encore été suffisamment étudiée. Les études sur la spiritualité, la culture, la philosophie et l’idéologie politique de l’Empire byzantin, constituent un domaine d’excroissance de recherche dans les sciences historiques et sociales. Dans l’étude de l’idéologie politique de l’Etat médiéval serbe, le chercheur doit faire face à des difficultés considérables dues non pas tant à la disparité des sources qu’à leur éparpillement au gré des vents et marées de l’histoire ; à la carence d’études philologiques récentes ; à la rareté de bonnes éditions critiques et diplomatiques ; à l’absence de véritables programmes d’envergure, équipes et institutions de recherches dans ce domaine de l’histoire des institutions, des idées et de la société médiévale. tirer des conclusions hâtives, nous devons constater, devant la carence des sources et l’état modeste des connaissances, que la période pré-némanide constitue une zone de pénombre par rapport à la période qui commence à l’avènement de la dynastie fondée par le grand joupan de Serbie Stefan Nemanja (1166-1196). L’étude de l’idéologie politique de l’Etat médiéval serbe est délimitée dans une période qui va de la fin du XIIe à la fin du XVe siècle. Les sources écrites et iconographiques autochtones sur les premières principautés serbes et sur le royaume de Dioclée sont fort rares et faibles en informations dans ce domaine89. Sans en L’iconographie “historique”90 des fondations pieuses a pour Une relative abondance de sources écrites et iconographiques à partir de la fin du XIIe et du début du XIIIe siècle est consécutive à l’institutionnalisation plus avancée et à la continuité des fonctions de l’Etat et de l’Eglise, les deux piliers de l’ordonnancement de la société médiévale. Les chartes des souverains de Serbie, avec leurs préambules rhétoriques, autobiographiques et théologiques expriment avant tout la position juridique de leurs signataires par rapport aux pays et souverains voisins, ainsi que leurs prérogatives à l’égard des institutions et sujets de leur pays. Mise à part toutefois la Chronique du prêtre de Dioclée (XIe-XIIe s.), semilégendaire et encore très insuffisamment étudiée : F. Šišić, Letopis Popa Dukxanina, Beograd-Zagreb 1928, (édition critique du texte) ; Barski rodoslov – Xetopis Popa Dukxanina, (trad., introduction et annotation : S. Mijušković), Belgrade 1988 ; N. Banašević, Letopis popa Dukxanina i narodna predaqa, Belgrade 1971, p. 219-224 ; Dj. Sp. Radojičić, Legenda o Vladimiru i Kosari, Bagdala, Kruševac 1967, p. 96-97 ; G. Ostrogorski, Sinajska ikona Sv. Jovana Vladimira, in id. Vizantija i Sloveni, Belgrade 1970, p. 159-169 ; L’icône du Saint roi Jovan Vladimir le céphalophore (1731) dans le Musée de Tirana – avec Vita (12 fig.) : L’arte albanese nei secoli, Rome 1985, tb. IX (cat. 432), p. 116. L’étude de l’art sépulcral dynastique révèle une continuité de style pour les tombes princières des XI-XIIIe siècles. De l’église sépulcrale (selon la Chronique du prêtre de Dioclée) des souverains de la Zéta, Michel († 1081), rois Bodin († 1104), Vladimir († 1116), Dobrosav (après 1104) et Gradihna († 1143), des Sts. Serge et Vakh (Bacchus) de Skadar (rénové de font en comble par le roi Milutin, 1282-1321), il reste si peu de vestiges qu’on n’y peut quasiment rien apprendre sur l’art sépulcral de ce mausolée royal. Ainsi, l’église de St. Pierre de Campo (deuxième moitié du XIe s.) près de Trebinje (avec la sépulture du roi Radosav, frère de Michel, selon la Chronique de Bar), avec la chapelle adjacente de St. Paul (XIIe s.) représente le seul édifice funéraire dynastique de la période pré-némanide. La chapelle de St. Paul abrite la sépulture du grand joupan Desa (1162-1165), fils du joupan Uroš Ier de Raška, lequel était le neveu du joupan Vukan (1083-1115), auquel le roi Bodin de Zéta avait donné le pouvoir sur la Raèka. Le fait que la sépulture attribuée à Desa présente une similitude importante avec celles des princes Miroslav (frère de Nemanja), à St. Pierre de Bijelo Polje (fin XIIe s.), et Stefan Prvoslav (neveu de Nemanja) à Djurdjevi Stupovi de Budimlje (vers 1200), révèle la survivance de la tradition dynastique pré-némanide à l’aube du XIIIe siècle, alors que Nemanja inaugure à Studenica un style de l’art sépulcral différent, et qui sera désormais celui de la dynastie némanide : (Danica Popović, Srpski vladarski grob u sredqem veku, Belgrade 1992, p. 21-23, bibliographie). 90 V. Djuriç, Posveta Nemaqinih zaduùbina i vladarska ideologija, in Studenica u crkvenom ùivotu i istoriji srpskog naroda, (Bogoslovxe XXXI, Belgrade 1987), p. 13-25 ; idem, Istoriske kompozicije u srpskom slikarstvu sredqeg veka i qihove kqiùevne paralele. I-III, ZRVI 8/2 (1965), p. 69-90 ; ZRVI 10 (1967), p. 121-148 ; ZRVI 11 (1968), p. 99-127. 192 193 89 BOŠKO I. BOJOVIĆ L’ id é ologie de l’ E tat serbe du X I I I e au X V e si è cle but d’introduire dans le rigoureux canon iconographique byzantin la relation privilégiée du souverain de Serbie avec le Seigneur et Créateur éternel. La nécessité de se faire une place dans la hiérarchie des valeurs du monde contemporain trouve cependant son meilleur reflet dans les textes narratifs et hymnographiques consacrés aux souverains et aux archevêques de Serbie. Rédigés essentiellement par les moines et les ecclésiastiques, ces textes situent les princes des deux pouvoirs dans une perspective hagiographique avec une tendance à placer le devenir de l’Etat serbe dans le contexte de l’histoire sacrée. Reflétant ce qu’on pourrait désigner par la Révolution religieuse et institutionnelle qui s’est opérée dans la Serbie du XIIIe siècle, ces textes, imbus de la philosophie politique de l’époque, sont le mieux désignés pour nous informer sur l’idéologie politique de l’Etat serbe au Moyen Age. Suivant de plus près l’évolution politique et religieuse d’une société médiévale, ces textes sont à même de nous aider à définir une périodisation de l’histoire des idées et des institutions en Serbie entre la fin du XIIe et la fin du XVe siècle. des premières hagio-biographies et acolouthies dynastiques et ecclésiastiques. Puis de la fusion des cultes fondateurs en celui des deux pères (Siméon pour l’Etat et Sava pour l’Eglise) de la Patrie. Période initiale d’une harmonie peu commune entre les deux pouvoirs, dont le reflet le plus marquant, dans les textes dynastiques, est le jumelage du culte dynastique et ecclésiastique ; afin de signifier l’unanimité d’esprit dans la société et le consensus crée autour du culte des plus illustres personnages de l’Etat et de l’Eglise. La formation de la royauté némanide s’inscrit dans un processus socioculturel et politique d’une longue lutte d’émancipation menée par les grands joupans de Serbie au cours du XIIe siècle et de la crise politique et idéologique de l’empire byzantin culminant par la chute de Constantinople en 120493. Dans sa charte (11981199) de fondation de Chilandar, l’ex-grand joupan Nemanja définit avec précision la place du souverain serbe par rapport aux puissances voisines : «Au commencement Dieu créa le ciel et la terre, puis les hommes sur elle. Il les bénit en leur donnant pouvoir sur toute cette création. Il établit les uns en tant que tsars (empereurs), d’autres en tant que princes et d’autres comme souverains, donnant à chacun de paître son troupeau en le protégeant de tout mal qu’il pourrait rencontrer. Pour cette raison, mes frères, le Dieu très miséricordieux institua les Grecs en tant que tsars, les Hongrois en tant que rois, et chaque peuple eut sa part. Il donna la Loi et établit les mœurs, plaçant à leur tête les souverains selon la cou- 1. La royauté et l’Eglise et leurs saints fondateurs (XIIIe siècle) Fin XIIe — fin XIIIe siècle : période de l’avènement de la dynastie némanide, du royaume et de l’Eglise autocéphale de Serbie ; période d’instauration du droit romain par le biais du droit canon (Nomokanon ou Zakonopravilo de Sava Ier)91. Ce fut aussi celle des premiers cultes dynastiques, instaurés à partir des grandes laures monastiques, les fondations pieuses des premiers souverains némanides, Studenica (vers 1186), Chilandar (1198), §iéa (vers 1220), Mileèeva (avant 1228)92. Les années de la rédaction 91 “…cette même époque qui a été louée pour avoir soudainement découvert l’individu sauvegarda aussi des systèmes entiers du droit écrit…” : P. Brown, La société et le surnaturel, in idem, La société et le sacré, Paris 1985, p. 260. 92 S. Çirkoviç, V. Koraç, Gordana Babiç, Le monastère de Studenica, Bel- grade 1986 ; D. Bogdanoviç, V. Djuriç, D. Medakoviç, Chilandar, Belgrade 1978 ; M. Kaèanin, Dj. Boèkoviç, P. Mijoviç, §iéa. Istorija, arhitektura, slikarstvo, Belgrade 1969 (résumé français et anglais, p. 203-225) ; S. Radojéiç, Mileševa, Belgrade 19712 ; G. Millet, Etude sur les églises de Rascie, L’art byzantin chez les Slaves I-1, Paris 1930. 93 I. Dujéev, “La crise idéologique de 1203-1204 et ses répercussions sur la civilisation byzantine”, Cahiers de travaux et de conférences I -Christianisme byzantin et archéologie chrétienne, Paris 1976, p. 5-68. 194 195 BOŠKO I. BOJOVIĆ L’ id é ologie de l’ E tat serbe du X I I I e au X V e si è cle tume et la Loi, les départageant par Sa grande sagesse”94. Formulation reprise (entre 1200 et 1202) par son successeur sur le trône, le futur roi Stefan le Premier Couronné (1196-1228). La place modeste que s’assigne le grand joupan ne doit pas nous écarter de la revendication essentielle exprimée dans ce texte révélateur : la souveraineté du prince serbe au sein d’une hiérarchie des Etats au sommet de laquelle se trouve l’empire et le basileus byzantin. Aucun texte n’exprime une telle conformité avec la hiérarchie politique byzantine (Ostrogorsky)95. Il n’en est pas moins significatif cependant que le prince serbe tient à définir sa place également par rapport au roi de Hongrie, pays qui fait partie d’un autre système de hiérarchie politique en ce temps-là. Cette attitude résume en elle-même toute l’ambiguïté d’une position quasiment médiane de la Serbie située entre les deux parties de la Chrétienté médiévale, position qui imposait cette ambiguïté, mais qui rendait d’autant plus impérieuse la nécessité de se définir en soi même et par rapport au monde extérieur. L’Europe du XIIe siècle est un monde de mutations profondes ; c’est l’époque d’un tournant important dans l’histoire du Moyen Age marqué par des “changements dans la structure et dans les attentes de la société (…) entraînant un déplacement spectaculaire de la frontière entre l’objectif et le subjectif”96. Le renforce- ment du pouvoir central en Serbie, dans la deuxième moitié du XIIe siècle, correspond à ce “passage du consensus à l’autorité qui est l’un des plus subtils de tout le XIIe siècle”, processus socio-politique et culturel dont parle Peter Brown97. L’idéologie politique du Moyen Age serbe est fortement marquée par la figure du fondateur de la dynastie némanide. Grand joupan de Serbie (1166-1196), Stefan Nemanja agrandit et renforça son Etat avant d’abdiquer en faveur de son deuxième fils Stefan, gendre de l’empereur byzantin. Devenu le moine Siméon, il fonda la laure de Studenica, puis suivit son fils cadet, Sava, au Mont Athos pour y fonder la laure serbe de Chilandar où il finit ses jours en 1199. Sava, puis Stefan écrivirent tous deux la biographie de leur père dont le culte se développa quelques années à peine après sa mort et notamment suite à la translation de ses reliques en Serbie, en 120798. Le moine athonite, Domentijan, écrivit au milieu du XIIIe siècle une hagiographie de Sava devenu le premier archevêque orthodoxe de Serbie, puis une troisième hagiographie de Siméon-Nemanja, à la demande du roi Uroè Ier, petit-fils de Nemanja99. A la fin du XIIIe ou au début du XIVe, un 94 La charte de fondation de Chilandar a été publiée à plusieurs reprises depuis la première moitié du XIXe siècle, parmi les meilleures éditions : F. Miklosich, Monumenta Serbica, Vienne 1858, p. 4-6 ; A. Solovjev, Odabrani spomenici srpskog prava, Belgrade 1926, p. 11-14 ; Dj. Trifunoviç, V. Bjelogrliç, I. Brajoviç, Hilandarska osnivaéka povexa svetoga Simeona i svetoga Save, in Osam vekova Studenice, Belgrade 1986, p. 49-60. Citation d’après l’édition : Çoroviç, Spisi Sv. Save, Belgrade-Sremski Karlovci 1928, p. 1-4. 95 Ostrogorsky cite cette phrase en remarquant : “…qu’aucun autre document écrit hors de Byzance n’exprime aussi clairement le principe de différenciation et de gradation des Etats”: G. Ostrogorski, Srbija i vizantiska hijerarhija drùava, Le prince Lazar - O knezu Lazaru (Actes du symposium de Kruèevac 1971), Belgrade 1975, p. 131. 96 P. Brown, La société et le surnaturel, in idem, La société et le sacré, p. 260. “L’Etat laïc du XIIe siècle s’éloignait rapidement de cette image consensuelle de son rôle. Le gouvernement n’était plus un faiseur de paix selon cette mode dépassée. Il était celui qui impose l’ordre et la loi” : P. Brown, La société et le surnaturel, in idem, La société et le sacré, p. 259 n. 68. La lettre du pape Innocent III (théologien et juriste de formation) à Philippe de Souabe (fin 1199 ou début 1200), en se référant à Melchisédech “développe les conceptions pontificales sur les rapports entre Empire et Eglise, présentés comme deux sphères autonomes, mieux, indissolublement liées, comme la lune (l’Empire) l’est au soleil (l’Eglise romaine), dont elle reçoit sa lumière”, O. Guyotjeannin, Archives de l’Occident, sous la direction de Jean Favier, tome I, Le Moyen Age. Ve-XVe siècle, Paris 1992, p. 359-362. 98 Lj. Maksimoviç, O godini prenosa Nemaqinih mowtiju u Srbiju, ZRVI 24/25, Belgrade 1986, p. 437-444. “la règle veut qu’après sa mort, le dépouille du saint retourne au monastère où il a longtemps vécu et où il a désiré lui-même être enseveli”, Elisabeth Malamut, Sur la route des saints byzantins, Paris 1993, p. 197. 99 Les mentions liturgiques de Saint Siméon et Saint Sava se généralisent dans les ménologes et autres livres d’usage liturgique à partir de la fin du XIIIe siècle. 196 197 97 BOŠKO I. BOJOVIĆ L’ id é ologie de l’ E tat serbe du X I I I e au X V e si è cle autre moine athonite, Teodosije, rédigea une deuxième Vie de Saint Sava qui inclut aussi l’hagio-biographie de Saint Siméon-Nemanja le Myroblyte100. L’Europe dans son ensemble vit au XIIIe siècle (surtout dans sa première moitié) une montée en flèche des cultes des saints rois et princes. Ce fut l’époque culminante des souverains très-chrétiens canonisés par l’Eglise et vénérés par leurs successeurs et leurs sujets101. Les hagio-biographies de Siméon-Nemanja et les offices consacrés à son culte (composés par Sava Ier, puis par Teodosije) sont des textes révélateurs d’une philosophie politico-religieuse articulée autour d’un culte princier102. Instauré par les soins de ses deux fils, Stefan le Premier Couronné à la tête de l’Etat et Sava Ier fondateur de l’Eglise autocéphale (1219) de Serbie, l’émergence du culte de Siméon-Nemanja marque une étape cruciale dans l’évolution de la société serbe pour devenir une référence clef dans le système monarchique de cet Etat médiéval. La dynamique de l’évolution politique et religieuse en cette fin du XIIe et au début du XIIIe siècle est telle en Serbie qu’elle peut être assimilée à une révolution institutionnelle et culturelle. Le couronnement (1217) du grand joupan Stefan Nemanjiç par une couronne royale envoyée de la part du pape Honorius III (1216-1227) marque le prestige accru, une sorte de reconnaissance internationale du royaume de Serbie103. La consécration de Sava par le patriarche de Constantinople, en 1219 à Nicée, comme premier archevêque de l’Eglise de Serbie, définit sa structure ecclésiastique et détermine l’avenir de sa spiritualité. La compilation du Nomocanon traduit par les soins de Sava Ier vers 1220, donne une assise juridique, basée sur le droit romain, à l’Eglise et à l’Etat serbe104. Au XIVe siècle la mention de St. Siméon-Nemanja est légèrement moins fréquente que celle de St. Sava : D.E.Stefanoviç, Prilog prouéavaqu mesecoslo va XIII i XIV veka, Juànoslovenski filolog XLV, Belgrade 1989, p. 147-149. 100 Le pèlerinage auprès des reliques du saint et les guérisons miraculeuses médiatisées par l’huile sainte exsudée de son tombeau sont assez fréquentes chez les saints byzantins (Démetrius, Euthyme, Nikôn le Métanoeïte, et d’autres), Elisabeth Malamut, Sur la route des saints byzantins, Paris 1993, p. 195sq. 101 Ce qui s’accorde tout à fait avec ce “processus d’exaltation monarchique qui commence au XIIIe siècle”, voir : G. Sabatier, Imagerie héroïque et sacralité monarchique, in La royauté sacrée dans le monde chrétien, sous la direction de A. Boureau et C.-S. Ingerflom, Paris 1992, p. 115-127 ; J. Le Goff, Aspects religieux et sacrés de la monarchie française du Xe au XIIIe siècle, ibid, p. 1928 ; K. Gorski, Le roi-saint : Un problème d’idéologie féodale, in Annales. Economies, Sociétés, Civilisations, 24e année - N° 2, Mars-Avril 1969, p. 370376 ; R. Folz, Les Saints rois du Moyen Age en Occident, Bruxelles 1984 ; cf. la courbe statistique des saints couronnés en Orient et Occident chrétien : D. Guillaume, Quand les chefs d’Etat étaient des saints, Parme 1992, p. 243. 102 “Le pouvoir des saints palliait les déficiences des ressources humaines. Ils étaient de grandes centrales d’énergie dans le combat contre le mal ; ils comblaient les vides existant dans la structure de la justice humaine” : R.W.Southern, The Making of the Middle Ages, Londres 1953, p. 137. 198 2. La foi et la Loi: le début de dissociation des deux pouvoirs (première moitié du XIVe s.) 2. La première moitié du XIVe siècle est celle de l’apogée de la puissance serbe dans les Balkans, de l’essor constant dans le domaine politique, économique et culturel, des conquêtes des rois Dragutin et Milutin, du dessein impérial de Duèan, de la “byzantinisation” de certaines institutions en Serbie ; de la dyarchie mais aussi du début de la segmentation des deux pouvoirs, du renforcement du pouvoir central et de l’instauration du constitutionnalisme basé sur le code juridique de Duèan. L’idéologie politique de cette époque est marquée par l’institutionnalisation de la conti103 “Après le royaume de Chypre et celui de Serbie, aucun nouveau royaume ne fut introduit au nombre des états européens jusqu’au début du XVIIIe siècle” : S. Çirkoviç, La Serbie au Moyen Age, Paris 1992, p. 89-90. 104 Les Codes (Eclogé, Epanagogé), les commentaires juridiques (Théodore Balsamon et Démétrios Chomatianos), où les articles (premier chapitre de la VIIIe partie du Nomocanon de la Collection des Tripartita), qui font état de la primauté impériale et ecclésiastique de Constantinople sont omis au profit des Recueils juridiques qui insistent davantage sur la symphonie du sacerdotium et de l’imperium, comme celui de Scholasticos en 87 chapitres: G.E. Heimbach, Anecdota II, Lipsiae 1840, p. 208-209, reproduit, avec sa traduction serbo-slave : Velika paqe inhxy ije vy qelovchxy &esta dara Boji&a wt vyfùn&ago darovana qlvhkol&obi&a, sùceniqystvo i cyrstvo…, par S. Troicki, “Crkveno-politiéka ideologija Svetosavske krméije”, Glas SAN CCXII (1953), p. 177-178. 199 BOŠKO I. BOJOVIĆ L’ id é ologie de l’ E tat serbe du X I I I e au X V e si è cle nuité sacrée de la dynastie désignée comme la “Lignée de sainte extraction”. Dans le domaine littéraire ce fut le temps de la codification des “Vies des saints rois et archevêques serbes” et dans le domaine iconographique, l’apparition de la “Sainte lignée” némanide105, assimilée à l’arbre de Jessé de l’iconographie chrétienne traditionnelle106. La première moitié du XIVe siècle est une époque qui vit l’apogée de la dynastie némanide. Après la bataille de Velbuàd (1330) la Serbie devient la première puissance dans les Balkans. Dans le domaine littéraire et iconographique cette évolution s’exprime par une idéologie politique qui révèle la conscience qu’avaient d’eux même les contemporains de cette époque, les auteurs de l’idéologie articulée autour du charisme de la “lignée de sainte extraction” : les rois descendants de Saint Siméon-Nemanja107, ainsi que les archevêques qui “détinrent le trône de Saint Sava”. L’archevêque Danilo II (1324-1337) est l’un des personnages clef de cette époque108. Il fut à l’origine de la codification des Vies des saints rois et archevêques serbes ainsi que de la représentation picturale109 de la “Lignée de sainte extraction” peinte sur les murs des fondations pieuses royales et archiépiscopales selon le mode de l’arbre de Jessé de l’iconographie chrétienne traditionnelle. Les “Vies des rois…” font suite aux hagio-biographies du XIIIe siècle qui conjuguent les thèmes idéologiques de la sainteté et du pouvoir. Ayant pour référence charismatique les deux saints nationaux du XIIIe siècle, Siméon-Nemanja et Sava Ier, les rois némanides sont placés dans une perspective de sainteté sans pour autant être considérés comme saints. Les premiers rois, successeurs de StefanSiméon-Nemanja, Stefan le Premier Couronné (moine Simon), ses fils, Radoslav (1228-1234) — le moine Jean, Vladislav (12341243), et Uroè Ier (1243-1276) — le moine Simon110, ne sont pas canonisés. Dans la génération suivante, Dragutin (1276-1282) est décrit comme un roi ayant mené une sainte vie faite de mortifications, d’ascétisme et de zèle religieux. Il se fit moine111 (Teoktist), mais ne fut pas canonisé ayant, selon son biographe, formellement interdit toute vénération de ses reliques. Comme les descendants de Dragutin perdirent le droit de succession au trône, son culte perdit tout intérêt dynastique. La reine Hélène (dite d’Anjou), épouse d’Uroè Ier et mère de Dragutin et de Milutin se fit moniale avant de mourir en odeur de sainteté. C’est l’archevêque Danilo II qui semble avoir veillé à l’instauration de son culte, mais 105 V. Djuriç, Loza Nemanjiça u starom srpskom slikarstvu, in I Kongres sa veza društava povjesničara umjetnosti SFRJ, Ohrid 1976, p. 53-55 ; idem Pe ristil 21, Zagreb 1978, p. 53-55. 106 L’arbre généalogique des Némanides (Loza Nemaqiça), peint selon le modèle de l’Arbre de Jessée, est un thème iconographique en Serbie depuis le début du XIVe siècle jusqu’à la fin du XVIe siècle. Sur l’arbre généalogique des souverains serbes (XVe s.) découvert à Studenica (“volet droit du diptyque dont la partie gauche est composée de l’Arbre de Jessée”) : V. Djuriç, Loza srpskih vladara u Studenici, in Zbornik u éast Vojislava &uriça, Filoloèki fakultet - Filosofski fakultet - Institut za kqiàevnost i umetnost, Belgrade 1992, p. 67-81. 107 “…Stefan, roi Uroè II (Milutin), arrière-petit-fils de Saint seigneur Siméon, le serviteur de mon Christ et de Sa Très Pure Mère” (dans la charte de fondation de Graéanica) : éd. M. Pavloviç, Graéaniéka povexa, Glasnik SND III/1 Skoplje 1928, p. 126 (résumé français, p. 141). 108 Dj. Sp. Radojiéiç, Stari srpski kqiàevnici (XIV -XVII veka). Rasprave i élanci, Belgrade 1942, p. 5-12 ; G.L.Mac Daniel, Prilozi za istoriju “§ivota kraxeva i arhiepiskopa srpskih” od Danila II, Prilozi KJIF XLVI/1-4 (1980), p. 42-52 ; R. Mircea, Les vies des rois et des archevêques et leur circulation en Moldavie. Une copie inconnue de 1657, Revue des études sud-est européenes IV, Bucarest 1966, p. 393-412. 109 V.R. Petkoviç, Loza Nemanjiça u starom àivopisu srpskom ; et V. J. Duriç, Loza Nemaqiça u starom srpskom slikarstvu, in Zbornik radova I kon gresa Saveza druètava istoriéara umetnosti SFRJ, Ohrid 1976, p. 97-100, et 53-55 ; 110 Sur le changement de prénom lors de l’entrée en religion ou lors de l’adoption du grand schème (µεγα σχιµα) dans la Serbie médiévale, notamment pour les rois, princes et membres de leurs familles : Rad. M. Grujiç, Promena imena pri monaèequ kod sredqevekovnih Srba, Glasnik SND XI/5 (1932), p. 239-240. 111 “Certains font même profession monastique avant de mourir ; c’est visiblement mieux d’être enterré dans l’habit d’un moine ; cette coutume va durer longtemps, surtout dans la noblesse, en Russie, mais aussi en Pologne et en Lituanie” : Histoire du Christianisme VI (J. Kloczowski), p. 266. 200 201 BOŠKO I. BOJOVIĆ L’ id é ologie de l’ E tat serbe du X I I I e au X V e si è cle sans canonisation formelle semble-t-il, car on ne lui connaît pas d’office religieux qui marque une canonisation en bonne et due forme. Le culte du roi Milutin est instauré (par les soins de Danilo II), trois ans après son trépas en odeur de sainteté. En dehors de la Vie du roi Milutin112, Danilo II composa deux offices liturgiques consacrés aux saints archevêques Arsenije et Evstatije. Vers 1380, le futur patriarche Danilo III (1390-vers1396) composera l’acolouthie du saint roi Milutin. Ainsi le charisme sacré des rois némanides se trouvera perpétué par un nouveau culte dynastique qui confirme la réputation de la “Lignée de sainte extraction”. Danilo II est également l’auteur des brèves vies des archevêques Arsène113 Ier (1233-1263, †1266), Sava II (12641271), Danilo Ier (1271-1272), Joanikije114 Ier (1272-1276, †avril 1279) et Jevstatije Ier (1279-1286), qui font en quelque sorte contrepoids au charisme royal des Nemanjiç. Ainsi la chronique hagio-biographique du royaume serbe reflète par sa structure et par son contenu idéologique, l’équilibre et l’interdépendance des deux pouvoirs, séculier et spirituel, tous deux marqués du sceau de la sainteté, déléguée, potentielle ou effective115. La sainteté épiscopale se manifeste du vivant de l’archevêque à qui il arrive de faire des miracles dès son vivant. Le roi, en revanche, n’est jamais un thaumaturge de son vivant, ce sont ses œuvres pieuses, son œuvre et sa vie, prises dans leur ensemble, son trépas116 et le surnaturel lié à sa dépouille qui sont le critère d’une canonisation éventuelle. Celle du roi Milutin marque l’apogée de l’idéologie némanide, consécutive à une dyarchie étroite entre l’Eglise et l’Etat depuis le début du XIIIe jusqu’au début du XIVe siècle. D. Petroviç, §ivot kraxa Milutina od arhiepiskopa Danila II, Zbornik Filosofskog fakulteta u Priètini VIII, Priètina 1971, p. 362376 ; Sur les similitudes stylistiques (continuité hagiologique) de Domentijan et de Danilo II : V. Çoroviç, Domentijan i Danilo (Jedna glava iz “Juànoslovenske hagiografije”), Prilozi KJIF I/1 (1921), p. 21-33. 113 Les reliques de l’archevêque Arsène Ier étaient vénérées dans l’église des Saints Apôtres à Peç, cf. L. Pavloviç, Kultovi lica kod Srba, Smederevo 1965, p. 74-75. 114 Avant de devenir archevêque, disciple de l’archevêque Sava II et higoumène de Studenica. 115 La relation entre le souverain et ses sujets en Serbie médiévale est qualifiée par N. Radojéiç de “territoriale et non pas de consanguine (droit du sol et non pas droit du sang) et mystique, basée sur la tradition et la religion” : N. Radojéiç, Compte-rendu : “M. Mladénovitch, L’Etat serbe au moyen âge — Son carac tère, Paris (Bossuet) 1931, 8°, 210p.”, Glasnik SND XI/5 (1932), p. 254. 112 202 3. Déroute de certitudes et renouveau du consensus (deuxième moitié du XIVe s.) La deuxième moitié du XIVe siècle fut celle du rapide déclin et de l’éclatement de l’empire de Duèan, de la fin de la dynastie némanide (1371), d’une mise en cause du pouvoir central et du début de la prédominance et des conquêtes ottomanes dans les parties centrales des Balkans. Cette période fut marquée par une profonde crise de conscience, une mise en cause sans précédent du charisme dynastique et de l’autorité royale. D’une dissociation inédite du pouvoir spirituel par rapport au pouvoir séculier. De l’émergence du mouvement et de l’esprit hésychastes, de l’instauration d’un nouveau culte dynastique (celui du prince Lazar le grand-martyr), de la restauration du pouvoir central et de son interdépendance avec le pouvoir spirituel. Dans le domaine littéraire ce fut le début de dissociation des textes dynastiques et historiques en genres profanes, d’une part, et plus proprement ecclésiastiques, d’autre part. Les continuateurs anonymes ont poursuivi l’œuvre hagiobiographique de Danilo II en écrivant la vie de Stefan Deéanski, la biographie tronquée de Duèan, ainsi que les vies des archevêques et patriarches117. L’élévation des reliques du roi Stefan Deéanski eut lieu une dizaine d’années après sa mort ; son culte clôt la liste des souverains némanides canonisés au Moyen Age. Alors que les Continuateurs de Danilo II poursuivaient la codification des Vies des rois et archevêques… des changements importants 116 Le trépas du saint dans le monde byzantin relève souvent d’un “spectacle public”, Elisabeth Malamut, Sur la route des saints byzantins, Paris 1993, p. 227-229. 117 Dj. Sp. Radojiéiç, Stari srpski kqiàevnici (XIV -XVII veka). Rasprave i élanci, Belgrade 1942, p. 15-16 ; 203 BOŠKO I. BOJOVIĆ L’ id é ologie de l’ E tat serbe du X I I I e au X V e si è cle survinrent dans l’esprit de cette chronique dynastique vers le milieu du XIVe siècle. L’idéologie dynastique véhiculée par les écrits des auteurs ecclésiastiques marque une rupture avec le consensus entre les deux pouvoirs qui avait si fortement empreint les périodes antérieures. L’exclusion décrétée par le patriarcat de Constantinople118, à la suite de la proclamation de l’Empire serbogrec de Duèan (1345), et l’usurpation des diocèses grecs par des évêques serbes, a dû toucher les consciences ainsi que les intérêts de la hiérarchie ecclésiastique serbe. La biographie tronquée de Duèan, interrompue avant la proclamation de l’Empire, ainsi que les textes qui lui font suite témoignent que pour la première fois, une partie au moins de la hiérarchie et les auteurs ecclésiastiques, se sont désolidarissé de la politique officielle et même de l’idéologie dynastique. Ces changements devraient cependant être situés dans un contexte plus large afin de mieux comprendre la crise dynastique, institutionnelle et politique qui marque la deuxième moitié du XIVe siècle. Au faîte de la puissance de Milutin, les premières fissures apparurent dans l’harmonie des deux pouvoirs, lorsque le Concile de l’Eglise de Serbie n’accepta pas le candidat du roi, le futur Danilo II, pour l’élection du nouvel archevêque. Le renforcement du pouvoir monarchique, surtout depuis la proclamation de l’empire, s’accordait mal avec le délicat équilibre entre les deux pouvoirs. Le “constitutionalisme” de Duèan instauré avec la proclamation (Zakonik 1349 et 1353) de son Code juridique basé sur le Dro it romain transmis par Byzance avait pour conséquence le renforcement de structures juridiques119 et sociales ce qui eut pour effet l’affaiblissement du rôle d’arbitrage de l’Eglise. Il faudrait prendre en compte un autre facteur, et non des moindres, dans la dissociation des deux pouvoirs, jadis si solidaires, qui est l’institutionnalisation même du charisme sacré qui commence avec la canonisation de Milutin et qui s’exprime par la notion de “Lignée de sainte extraction”. Tant que le charisme sacré dynastique se manifestait par la référence aux saints SiméonNemanja et Sava Ier, il était conforme à la notion de sainteté personelle (individuelle), compatible avec le sens paradoxal et extra-social du saint homme dans la chrétienté orientale120. L’institutionnalisation de la sainteté dynastique introduit un sens social121 et quelque peu impersonnel dans le charisme dynastique dont la dimension sacrée était tributaire de l’aval de Eglise. En un mot, l’idée de la “Lignée de sainte extraction” avait pour conséquence, à terme, la sacralisation de la dynastie, de la monarchie et donc de l’Etat, ce qui allait à l’encontre du domaine réservé de l’Eglise en matière de sacré122. 118 Entre 1352 et 1353 : M. Al. Purkoviç, Srpski patrijarsi sredqeg veka, Düsseldorf 1976, p. 40. 119 N. Radojéiç, Snaga zakona po Duèanovom zakoniku, 62 Glas SKA CX (1923), p. 100-139. Cf. idem Die Gründe einer serbischen Entlehnung aus dem byzantischen Rechte, Bulletin de la section historique de l’Académie Roumaine XI, Bucarest 1924 (compte-rendu de B. Graniç, Glasnik SND I/1-2 (1932), p. 497-505. 120 “la définition du sacré dans l’Empire romain d’Orient : ce qui est extérieur à la société humaine”, en Occident : “ce sacré en discontinuité est ici profondément inséré dans la société humaine”, P. Brown, Chrétienté orientale et chrétienté occidentale dans l’Antiquité tardive : la divergence, in idem, La société et le sacré, p. 135. Sur l’individuation et la notion d’autonomie individuelle dans la philosophie thomiste : E. Bréhier, La philosophie du Moyen Age, Paris 19712, (Le principe d’individuation) p. 284-286 ; cf. sur l’individualisme aristotélicien et la subjectivité mystique, T. Gregory, Escatologia e aristotelismo nella scolastica medioevale, in L’attesa dell’eta nuova nella spiritualità delle fine del Me dioevo, Todi 1962, p. 262-282. 121 Sur le “pouvoir des saints” dans la société, dans l’Antiquité tardive et dans le Haut Moyen Age, “le sacré joue, plus qu’il ne l’a jamais fait dans l’Empire romain d’Orient, un rôle constant à l’intérieur du droit et de la politique” (…) “Nous touchons à un monde où nombre de relations fondamentales pour le fonctionnement de la société sont assujetties à la loi du sacré”, P. Brown, Chrétienté orientale et chrétienté occidentale dans l’Antiquité tardive : la divergence, in idem, La société et le sacré, p. 136. 122 “…Europe occidentale où les crevasses béantes dans la structure de la société laissaient le passage au vent de la religion, les Byzantins se montrèrent capables de tenir le sacré dans les limites où ils en avaient besoin et, ce faisant, ils préservèrent une part vitale de sa signification”, P. Brown, Chrétienté orien- 204 205 BOŠKO I. BOJOVIĆ L’ id é ologie de l’ E tat serbe du X I I I e au X V e si è cle Quoi qu’il en soit, le déclin rapide de la dynastie après la mort de Duèan au faîte de sa puissance, et la fin irrémédiable de la lignée némanide avec la mort de son fils et successeur Uroè, dit le faible, coïncident avec une mise en cause et une condamnation sévère de Duèan et de son œuvre de la part des auteurs ecclésiastiques de la deuxième moitié du XIVe siècle. La crise du pouvoir monarchique et le trouble des consciences qui accompagnèrent la fin de la lignée némanide, ne pouvaient être surmontés sans un nouveau consensus politique et social. Le prince Lazar entreprit avec succès la restauration du pouvoir central et renforça ses liens avec l’Eglise, patronna la réconciliation du patriarcat de Serbie avec le patriarcat œcuménique (en 1375), avant de trouver une mort héroïque en défenseur de la foi et de la patrie lors de la bataille si mémorable de Kosovo (1389)123. Le prince martyr fut canonisé trois années après sa mort. Une série de textes124 contemporains témoignent de l’ampleur et de la rapidité avec laquelle un nouveau culte dynastique fut instauré. Le culte du prince Lazar, instauré en 1392 au Concile présidé par le patriarche Danilo III (1390-1396 ?)125, montre toute l’importance de la sainteté dans l’établissement d’une légalité dynastique. Le consensus crée à l’occasion de la fête d’un saint et notamment lors de la translation de ses reliques avait une importance particulière dans l’aplanissement de tensions au sein d’une société médiévale126. Le nombre relativement important de textes (une dizaine) relatifs au culte du prince Lazar, à son héroïsme et à celui de ses chevaliers127, écrits dans la foulée de l’extension de son culte, fait apparaître un esprit nouveau dans l’idéologie monarchique de la fin du XIVe siècle. Avec la diversification de leur forme d’expression littéraire, ces textes ont tendance à se conformer aux genres distinctifs de littérature ecclésiastique ou profane. tale et chrétienté occidentale dans l’Antiquité tardive : la divergence, in idem, La société et le sacré, p. 138. 123 Sur les sources byzantines relatives à la bataille de Kosovo, N. Radojéiç, Gréki izvori za kosovsku bitku, Glasnik SND VII-VIII/3-4 Skoplje 1930, p. 163-174 (résumé français, p. 174-175). 124 Dj. Trifunoviç, Srpski sredqovekovni spisi o knezu Lazaru i Kosovskom boju, Kruèevac 1968. 125 Cf. Dj. Sp. Radojiéiç, Izbor patrijarha Danila III i kanonizacija kneza Lazara, Glasnik SND 21, Skoplje 1940, p. 33-88 ; M. Al. Purkoviç, Srpski patrijarsi sredqeg veka, Düsseldorf 1976, p. 127-134. 126 “L’arrivée d’une relique ou l’instauration d’une fête était la pierre de touche 206 4. Pluralité de vues — sécularisation et continuité de l’idée dynastique (première moitié du XVe ) La première moitié du XVe siècle fut l’époque d’une lutte permanente pour repousser l’échéance de la conquête ottomane. Ce fut paradoxalement une période de renforcement du pouvoir central et de ses institutions, d’un développement rapide des villes et de la civilisation urbaine, d’un essor économique considérable et d’un épanouissement culturel, dû, en partie, à l’afflux des élites byzantines et bulgares fuyant le raz-de-marée ottoman. Dans un climat cosmopolite on cultive les acquis d’un passé glorieux : ce sont désormais les étrangers qui entretiennent la tradition dynastique dans le domaine littéraire ; ce sont ces réfugiés d’infortune qui louent la Serbie, terre de refuge et rempart de l’orthodoxie, et son passé jalonné de saints à la tête de l’Etat et de l’Eglise. La solidarité orthodoxe devant la calamité turque a un rôle de ciment dans le domaine culturel et idéologique. La structuration de la société, la fluidité des élites et des populations, l’air des temps nouveaux, font qu’une vision uniforme des relations à l’intérieur d’une communauté”, P. Brown, Reliques et statut social au temps de Grégoire de Tours, in idem, La société et le sacré, p. 181. 127 Qu’il aurait encouragé avant la bataille : “…en prenant le Christ pour modèle. En versant notre sang, rachetons la vie par la mort et offrons sans ménagement les membres de notre corps pour être mis en pièces pour la religion (za blagoqyasti&e) et pour notre patrie. Alors Dieu aura pitié de ceux qui resteront et ne laissera pas exterminer notre peuple et notre pays jusqu’à la fin»: S. Novakoviç, Primeri kqiàevnosti i jezika staroga i srpsko-slovenskoga, Belgrade 1904, p. 290. 207 BOŠKO I. BOJOVIĆ L’ id é ologie de l’ E tat serbe du X I I I e au X V e si è cle et unitaire du monde cède la place à une approche polyphonique. “L’exercice du pouvoir politique se passait de plus en plus d’ornements religieux”, par un “désengagement du sacré par rapport au profane”128. La littérature officielle s’exprime désormais dans des formes plus diversifiées faisant partie des genres plus proprement profanes ou ecclésiastiques. Après une période trouble sous la domination d’un suzerain ottoman (Bajazed Ier, 1389-1402), et une brève guerre civile après la mort de ce dernier, le despote Stefan Lazareviç (le fils aîné de Lazar), parvint à consolider son pouvoir en Serbie et à se dégager de l’emprise du sultan en s’assurant la protection et en reconnaissant la suzeraineté du roi de Hongrie. En 1402, il avait été couronné avec la couronne de despote à Constantinople, lors de son retour de la bataille d’Ancyre. La situation géopolitique dans les Balkans et la position exposée de la Serbie d’alors exigeaient donc non seulement une consolidation intérieure mais aussi un soutien politique et institutionnel extérieur afin de pouvoir affronter les épreuves d’un nouvel équilibre des forces dans cette partie d’Europe. La réussite dans ce contexte mouvant et plein d’embûches rendait d’autant plus impérieuse une solide assise idéologique. La solidarité avec l’Eglise, l’aval des grandes institutions monastiques, en Serbie et au Mont Athos, avaient pour conséquence la généralisation du consensus crée autour d’un nouveau culte dynastique. Ceci devrait expliquer, du moins en partie, le renforcement spectaculaire du pouvoir monarchique et de l’administration d’Etat qui depuis le début du XVe siècle assurèrent un répit de plus d’un demi siècle au despotat de Serbie. La référence traditionnelle aux fondateurs de la monarchie némanide demeure partie intégrante de l’idéologie politique de cette époque. L’hagiographie du roi Stefan Deéanski le grandmartyr, par Grigorije Camblak, conforte la tradition némanide sur un plan local sans atteindre le caractère d’une biographie dynastique129. Du fait que le despote Stefan avait une ascendance némanide du coté de sa mère, il pouvait se référer à une double filiation sacrée, dans les documents officiels et dans les textes des chroniqueurs dynastiques. La biographie du despote Stefan Lazareviç, par Constantin de Kostenec, reflète pleinement cet état d’esprit en faisant suite aux hagio-biographies dynastiques du XVe siècle dans un contexte socioculturel et idéologique fort diffèrent130. Une nouvelle hagiographie de Siméon-Nemanja fut rédigée par compilation en 1441/2, pour Hélène Balèiç, sœur du despote Stefan et fille du prince Lazar. Ces ouvrages hagio-biographiques de la première moitié du XVe siècle reflètent une dissociation de genres littéraires issus de la tradition dynastique antérieure. Alors que les textes narratifs dynastiques du XIIIe et de la première moitié du XIVe siècle faisaient une sorte de synthèse hagiographique et biographique, entre sainteté et pouvoir, spirituel et politique, chronique dynastique et historicisme ecclésiastique, les textes narratifs de la première moitié du XVe siècle font partie de genres bien plus distincts par rapport à cette dichotomie existentielle. Les textes sur les souverains némanides font partie du genre plus proprement hagiographique, alors que la biographie du despote Stefan est la chronique biographique d’un souverain éclairé, plus proche d’une biographie hellénistique que d’une hagiographie médiévale. Ceci est sans doute une conséquence de la dissociation 128 Evolution qui s’assimile à ce que fut le cas en Occident du XIe-XIIIe siècles : “les gouvernants qui ne pouvaient plus prétendre en appeler à une image archétypique et sans nuances du pouvoir, se mirent à exercer ce qu’ils détenaient effectivement de pouvoir réel d’une façon plus rationnelle, plus cultivée, et plus efficace” : P. Brown, La société et le surnaturel, in idem, La société et le sacré dans l’Antiquité tardive, Paris 1985, p. 247 ; cf. R.W.Southern, L’Eglise et la société dans l’Occident médiéval, Paris 1987, p. 104sqq. “apparut maintenant, à la onzième heure/proche de la fin des temps/ et de l’achèvement des millénaires/ ce grand martyr et tsar/ rempart inébranlable de sa patrie”, dans l’office de Stafan Deéanski par : Grigorije Camblak, Kqiàevni rad u Srbiji, introduction et commentaires D. Petroviç, Belgrade 1989, p. 108. 130 Cf. Ninoslava Radoèeviç, Laudes Serbiae. The Life of Despot Stephan Lazareviç by Constantine the Philosopher, ZRVI 24-25, 1986), p. 445-451. 208 209 129 BOŠKO I. BOJOVIĆ L’ id é ologie de l’ E tat serbe du X I I I e au X V e si è cle des deux pouvoirs, au fait que le surnaturel s’est trouvé mieux délimité131, à la sécularisation de l’Etat et à une structuration plus avancée de la société à l’aube des temps nouveaux. Brankoviç perpètrent la tradition de la monarchie serbe sous la suzeraineté du roi en Hongrie méridionale. Ces despotes titulaires tentent d’organiser un dispositif défensif contre les incursions ottomanes pour le compte du roi de Hongrie, tout en gardant l’es poir de restaurer le despotat de Serbie comme avait réussi à le faire le despote Djuradj Brankoviç (1427-1456) après une première occupation ottomane de 1439 à 1444, grâce à la défaite de Murad II (1421-1444 et 1446-1451) devant la coalition chrétienne. Les despotes Brankoviç furent les derniers souverains de l’époque médiévale canonises par l’Eglise serbe. Alors que les cultes des plus illustres Nemanjiç et du prince Lazar s’étendaient sur tout le territoire de l’Eglise orthodoxe de Serbie, ceux des Brankoviç se réduisaient en général à celui de la région de Srem en Hongrie méridionale. Le nom du despote aveuglé Stefan Brankoviç132 est lié à la vénération et au culte voué à lui et à sa famille dont tous les membres (mis à part sa fille Mara), ont été canonisés : son épouse Angelina et ses deux fils Georges (Maxime) et Jean133. Dans l’iconographie ils sont le plus souvent représentés ensemble. Suite aux signes surnaturels apparus sur sa tombe134, l’élévation des reliques de Stefan est faite huit ans après sa mort135. 5. Fin du pouvoir séculier et résurgence de la sainteté dynastique (deuxième moitié du XVe s.) La deuxième moitié du XVe siècle est marquée par un déclin irréversible qui s’inscrit dans la fin de l’Etat serbe médiéval devant l’imminence de la puissance turque dans l’Europe du sudest. Ainsi la fin d’une époque historique (le Moyen Age) coïncide avec la disparition d’une réalité géopolitique millénaire : la civilisation du monde byzantin dans cette partie de l’Europe. Dans les derniers “restes des restes” de la Serbie médiévale subsiste l’espoir d’une survie et d’un renouveau lointain. La dernière dynastie, celle des despotes Brankoviç, renoue avec la tradition de la “Lignée de sainte extraction”. Le souverain et le pontife se confondent dans le destin d’un homme, le despote (Georges), devenu métropolite (de Valachie, puis de Belgrade) Maxime Brankoviç, l’un des quatre des derniers Brankoviç qui furent canonisés (fin XVe début XVIe siècle). Désormais la con science historique et collective des Serbes devenus sujets turques, hongrois ou autrichiens sera véhiculée principalement par les acolouthies (Srbljak imprimé au XVIe s.) et les hagio-biographies dynastiques diffusées par l’Eglise serbe, ainsi que par les Annales des rois, avant qu’une première historiographie moderne n’émerge au XVIIe siècle en langue slavo-serbe de l’époque. Alors qu’en 1459 la chute de sa capitale, Smederevo, marque la fin du despotat de Serbie, les derniers despotes de la dynastie A titre de comparaison, voir pour l’évolution socio-politique dans l’Europe occidentale aux XIe-XIIe siècles : “…voila une société qui en vient à accepter une hiérarchie définie avec beaucoup plus de clarté, désignée explicitement en fonction de divers degrés de contact avec le surnaturel”. “…le sacré lui-même reçut des limites beaucoup plus nettes” : P. Brown, La société et le surnaturel, in idem, La société et le sacré, p. 261, cf. ibid, p. 265. Les jeunes princes Stefan et Grgur, fils du despote Djuradj Brankoviç, furent donnés en otages aux Ottomans, avant d’être tous les deux aveuglés sur ordre du sultan Murad II, le 8 mai 1441. 133 “…approchez, peuple serbe (…) afin de rendre grâce (aux saints Brankoviç) : Réjouissez vous, très croyants rejetons royaux, nos prompts protecteurs et intercesseurs ardents», dans l’Office commun des saints despotes : Srbxak 3, Belgrade 1970, p. 136-137. 134 Selon la notice du Pop Peja dans la Vita de Georges Kratovac (entre 1516 et 1539): “la lumière du ciel semblable aux rayons de soleil descendit sur sa tombe à la stupéfaction de la multitude qui s’y trouvait. Et une deuxième fois toute l’église fut couverte de la lumière venant des cieux. Suite à ces signes, ils ouvrirent la tombe. O miracle! Ils le trouvèrent entier et non altéré avec ses vêtements”: V. Jagiç, Jow newto o ùivotu svetoga &ur$a Kratovca, Glas nik SUD 40, Belgrade 1874, p. 123. 135 Réputées thaumaturges, ses reliques donnaient aussi la vue aux aveugles : “Privé de vue et du regard de la prunelle, venant à toi il retrouva la lumière 210 211 131 132 BOŠKO I. BOJOVIĆ L’ id é ologie de l’ E tat serbe du X I I I e au X V e si è cle Invitée par Matthieu Corvin, roi de Hongrie, Angelina vint à Bude avec ses fils, portant les reliques de Stefan136, pour se voir accorder la propriété des villes de Kupinovo et de Slankamen ; Georges reçut, en 1486, le titre de despote et un vaste domaine dans le Srem137. Au début de 1496, à l’insu de sa mère et de son frère, il se fit moine dans l’église de St. Luc à Kupinovo, recevant le nom de Maxime. Le despote Jean, dernier despote titulaire à Srem (1496-1502), se distingua par ses incursions en territoire ottoman138, avant de mourir, le 10 décembre 1502. L’élévation des reliques du despote Jean fut faite trois ans après sa mort, dans l’église139 de Saint Luc à Kupinovo140. Fin 1505 ou début 1506, Maxime et Angelina partirent avec les reliques de Stefan et de Jean (†1502), à la cour du voïévode141 de Valachie Jean Radul le Grand (1495-1508)142. Ils y furent accueillis avec les plus grands égards car ils vinrent avec les reliques de deux membres de leur famille ce qui est en soi déjà un fait exceptionnel. En 1509, Maxime revint avec sa mère à Srem, pour y bâtir avec l’aide du voïévode de Valachie Jean Neagoe Basarabe (1512-1521), le monastère de Kruèedol (entre 1509 et 1512). L’église de ce monastère devint le mausolée dynastique où reposeront les corps de tous les quatre Brankoviç. * * * L’idéologie politique en Serbie médiévale pourrait être définie comme un système de références destiné à mettre en valeur le pouvoir monarchique et la patrie dans une continuité historique. D’où l’importance de la continuité du charisme dynastique consécutif à la sainteté de certains de ses plus illustres représentants. charnelle”. “Illuminé par la lumière des cieux et enrichi des dons guérisseurs, les pèlerins du tombeau de tes reliques acquièrent la santé”. Povesno slovo o knezu Lazaru, despotu Stefanu Brankoviçu i knezu Stefanu £tixanoviçu (éd. I. Ruvarac), Letopis Matice srpske 117, Novi Sad 1874-1875, p117-118. Dans l’acolouthie de Stefan Brankoviç composée de 1489 à 1491, sont decrits plusieurs miracles : «Tel le rayon de Soleil, la lumière descendit sur ton tombeau…» et «les hommes enragés et saisis de démons, amenés à toi devinrent aussitôt domptés comme des brebis, libérés des esprits malins» (Srbxak 2, Belgrade 1970, p. 150-153). Sur le rôle des possédés dans le culte des saints en Occident : “ils formaient un groupe reconnu, attaché en permanence au sanctuaire” : P. Brown, Reliques et statut social au temps de Grégoire de Tours, in idem, La société et le sacré, p. 180 n. 57, 58. Rôle important, car : “De cette façon, ils amènent à nos esprits humains les saints de Dieu, de sorte qu’il n’y ait aucun doute sur leur présence dans leurs sanctuaires”, De virtutibus Juliani, 30, 127, cité dans ibid, p. 194. 136 “L’arrivée de la relique était une occasion de mettre en lumière les mérites personnels de celui qui la recevait”, P. Brown, Reliques et statut social au temps de Grégoire de Tours, in idem, La société et le sacré, p. 182-183 n. 69. 137 Peuplé, en grande partie par les Serbes : “et selon la foi de ton cœur pur, Dieu te fit venir avec ta famille dans le pays de tes hommes”; “…réjouis toi sainte Eglise (serbe), de la Mère de Dieu, qui as au commencement Siméon et Sava pour piliers, et à la fin, Stefan le despote et la bienheureuse Angeline” (Srbxak 3, Belgrade 1970, p. 72-73). 138 «Bienheureux Jean, tu a reçu la fonction du despote, et toi, (o) saint, comme un militaire fort des armes doublement tranchantes (tu) te jettes sur les Agaréens» (Srbxak 3, Belgrade 1970, p. 114). 139 On invoquait l’aide et protection du despote Jean dans la lutte contre les Turcs (Agaréens) : “Nous te prions, très bienheureux Jean, protège nous, tes serviteurs, devant l’invasion des fils Agaréens” (Srbxak 3, Belgrade 1970, p. 108). Le culte du despote Jean fut transféré en Russie. 140 L’acolouthie parle de miracles sur la tombe du despote Jean et de la vertu thaumaturge de ses reliques : «…un Agaréen possédé, car un démon vivant se vautrait dans ses entrailles, lui infligeant beaucoup de misères et de souffrances… ; emmené, il fut rapidement guéri». «Une femme possédée, jetée aux fers, qui fut emmenée par ses parents.» «…emmenant les malades, et embrassant tes reliques, les malades furent tous guéris : les aveugles trouvèrent la vue, les muets - la parole, les estropiés sautaient en dansant» (Srbxak 3, Belgrade 1970, p. 92-95, 98-101, 104-105). 141 Voévode (duc) ou gospodar (seigneur) est le titre des princes souverains dans les pays roumains. 142 Radul confia à Maxime l’organisation de la métropole de Valachie qu’il dirigea de 1506 à 1509. Maxime réconcilia le voïévode Radul avec le voïévode de Moldavie Bogdan le Borgne, dit aussi le Terrible (1504-1517) : “Alors que les voïévodes Radul et Bogdan furent sur le point de s’affronter sur un champ de bataille, comme ailé, tu survins bienheureux Maxime devant les deux armées et leur donnas la paix” (A. Vukomanoviç, %ivot arhiepiskopa Maksima, Glasnik DSS 11, Belgrade 1859, p. 125-130.) Pendant quelques temps Maxime (†18 janvier 1516) fut le métropolite de Belgrade. 212 213 BOŠKO I. BOJOVIĆ L’ id é ologie de l’ E tat serbe du X I I I e au X V e si è cle Cette conjonction du pouvoir et de la sainteté est tributaire d’une caution de l’Eglise et d’une solidarité durable des deux pouvoirs. La caution de l’Eglise est nécessaire non seulement pour l’établissement d’un culte royal, mais aussi dans sa perpétuation et sa diffusion au moyen des textes liturgiques et hagiographiques ainsi que par les compositions iconographiques. La réticence de l’Eglise pour la sanctification de tout pouvoir profane se confirme cependant du fait que le roi n’est jamais un saint vivant, un thaumaturge, alors que ces qualités peuvent être reconnues aux ecclésiastiques et aux évêques. La sainteté ne s’applique pas au roi de son vivant, c’est la grâce qui touche la dépouille d’un souverain mort en odeur de sainteté. Ainsi ce n’est pas le pouvoir profane qui est sanctifié dans son exercice mais dans sa durée historique et sa continuité dynastique. L’altérité de la sainteté personelle et empirique, à l’opposé de l’institutionnalisation du surnaturel, fut l’un des facteurs de dissociation des deux pouvoirs suite à la crise dynastique de la deuxième moitié du XIVe siècle. Les trois dynasties serbes du XIIe-XVe siècles eurent chacune leurs saints souverains canonisés au Moyen Age. Siméon-Nema nja, Milutin et Stefan Deéanski pour les Némanides. Prince Lazar, père du despote Stefan Lazareviç, et enfin les quatre saints despo tes Brankoviç. Tous furent canonisés peu de temps après leur mort. Les hagio-biographies des rois et archevêques de Serbie ont longtemps tenu lieu de chronique du royaume. A partir de la fin du XIVe siècle une histoire profane commence à se détacher du tronc commun d’histoire dynastique et ecclésiastique à partir des Généa logies royales. Au XVe siècle ce sont les Annales avec les portraitsbiographies des souverains qui étayent l’histoire de la monarchie serbe. Les formulaires diplomatiques et les portraits dynastiques ont moins évolué durant ces siècles. Les textes narratifs que nous désignons généralement comme hagio-biographies dynastiques sont le meilleur révélateur de l’évolution de l’idéologie du pouvoir séculier en Serbie, et notamment en rapport avec le pouvoir ecclésiastique. L’interdépendance et la solidarité de ces deux pouvoirs est un trait marquant de la Serbie du XIIIe et de la première moi- tié du XIVe siècles, au point de donner lieu à une idéologie où le pouvoir et le sacré fusionnent dans la notion de “Lignée de sainte extraction” des rois très chrétiens héritiers légitimes des saints fondateurs de la dynastie et de l’Eglise de la patrie serbe. Cette idéologie se perpétuera malgré des modifications notables, dues à l’évolution des institutions, des structures et des mentalités suite aux crises politiques, et malgré des remises en cause de l’échelle de valeurs de cette société médiévale. La dernière période est celle du retour au culte dynastique, la sainteté de ses princes apparaissant comme le dernier recours d’un monde condamné. La fin de l’Etat médiéval serbe marque un repli sur les valeurs traditionnelles de l’idéologie dynastique, à l’aube d’une époque où l’Eglise devra être le seul médiateur de la mémoire collective et de l’identité historique d’une communauté exposée durant plusieurs siècles à un environnement socio-culturel et politique particulièrement défavorable. 214 215 ’L’hagio-biographie dynastique et l’idéologie de l’Etat serbe au Moyen-Age ’L’hagio-biographie dynastique et l’idéologie de l’Etat serbe au Moyen-Age (XIIIe-XVe siècles) L’étude de l’idéologie d’Etat dans les hagio-biographies dynastiques des XIIIe, XIVe et XVe siècles a pour objet de présenter le système de l’idéologie politique de l’Etat médiéval serbe. Dans la continuité des textes qui suivent les grandes étapes du Moyen Age en Serbie, se dessine l’histoire d’une pensée politique élaborée pour exprimer le bien-fondé et justifier la souveraineté de l’Etat némanide au sein d’une hiérarchie de valeurs propres à la chrétienté byzantine. Ainsi, l’idéologie des hagio-biographies royales devient-elle non seulement le miroir des structures mentales, mais également un critère de légitimité sacrée143 et un facteur actif d’orientation politique. Fondateur de la dynastie némanide (qui régna de 1166 à 1371), le grand joupan Stefan Nemanja, canonisé sous le nom de Saint Siméon le Myroblyte, devient la référence fondamentale du charisme souverain des rois de la «Lignée de sainte extraction», et se révèle un critère de légitimité dynastique pour tout souverain de Serbie. 143 Sur la connotation sacrée de la royauté indo-européenne, la vocation religieuse du rex et l’essence mystique du pouvoir royal : E. Benveniste, Le voca bulaire des institutions indo-européennes, Paris (Editions de Minuit) 1989, p. 9-15. Sur la théorie et la pratique des deux pouvoirs en Russie de Kiev : Ä. N.Éapov, “SväÓenstvo” i “carstvo” v DrevneÖ Rusi v teorii i na praktike, VizantiÖskiÖ Vremenik 50, Moscou 1989, p. 131-139. Sur l’origine du portrait classique à Byzance du Saint empereur Constantin le Grand : A. Guillou, Du Pseudo-Aristée à Eusèbe de Césarée, ou des origines juives de la morale sociale byzantine, in PRAKTIKA TOU ADIEQNOUS SUMPOSIOU H KAQHMERINH ZWH STO BUZANTIO, ΚΕΝΤΡΟ ΒΥΖΑΝΤΙΝΩΝ ΕΡΕΥΝΩΝ Ε.Ι.Ε., Athènes 1989, p. 29-42. 217 BOŠKO I. BOJOVIĆ ’L’hagio-biographie dynastique et l’idéologie de l’Etat serbe au Moyen-Age Une lecture attentive des textes hagiographiques se rapportant aux souverains des XIII-XVe siècles permet de mieux comprendre la nature particulière de l’Etat et de sa relation avec l’Eglise, ainsi que les choix politiques et les implications de cette culture politique au carrefour de deux mondes chrétiens. Instauré au XIe siècle, le culte du “roi martyr Jean Vladimir”144 de la Zéta appartient à une aire géographique, politique et ecclésiastique slavo-latine et occidentale145. Il présente néanmoins des similitudes intéressantes avec certains cultes princiers russes de la même époque146. Ce fut cependant le culte du fondateur de la dynastie némanide, Siméon-Nemanja, instauré au début du XIIIe siècle, qui marqua le plus l’idéologie dynastique des Etats serbes jusqu’à la fin du Moyen Age. Le voisinage de la Hongrie et les liens étroits entre les deux maisons régnantes, dus en particulier aux liens de parenté plusieurs fois renouvelés entre les deux dynasties, sont sans doute à l’origine de l’incidence de l’idéologie royale hongroise sur celle de la Serbie némanide147. Le rôle pré- pondérant de l’Eglise orthodoxe de Serbie, depuis son accession à l’autocéphalie en 1219, dans l’élaboration de l’idéologie dynastique est à l’origine de la byzantinisation progressive de l’Etat et de ses institutions, notamment au XIVe et XVe siècles. L’instauration de nouveaux cultes royaux au XIVe siècle (ceux de la reine Hélène d’Anjou, du roi Milutin et du roi Stefan Deéanski), et surtout celui du prince martyr Lazar (canonisé en 1391), marque le rôle de l’Eglise orthodoxe dans sa synergie avec le pouvoir séculier. Le culte des despotes Brankoviç148 instauré à la fin du XVe et au début du XVIe siècle ne fait que confirmer cette continuité d’une sanctification dynastique si peu conforme à l’aire byzantine à laquelle la Serbie appartient confessionnellement et donc culturellement depuis le début du XIIIe siècle. 144 La filiation de Stefan Nemanja avec la lignée héritée de Jean Vladimir (†1016), souverain de Dioclée, (Zéta) pays d’origine de Siméon Nemanja, tend à faire croire à une incidence de cette tradition sur l’instauration d’un nouveau culte dynastique en Serbie ; cf. S. Hafner, Studien zur altserbischen Dynastischen Historiographie (Südosteuropäische Arbeiten 3), Munich 1964, p. 44sq. 145 Le culte du prince Jovan Vladimir de Dioclée est comparable à ceux des saints rois et princes martyrs, qui ont proliféré en Europe du VIe jusqu’au milieu du XIIe siècle, phénomène corollaire à celui de la royauté sacrée dans le Haut Moyen Age (cf. R. Folz, Les Saints rois du Moyen Age en Occident, Bruxelles 1984, p. 55-67). 146 Avec le martyre de Boris et Gleb, (le thème du prince “souffre-passion” strastotyrpqi, de l’hagiographie russe), cf. R. Marichal, Premiers chrétiens de Russie, Paris 1966, p. 153sq. 147 Instauré semble-t-il en 1083, à l’initiative du roi Ladislas (qui aurait été lui-même canonisé en 1192), le culte d’Etienne Ier, roi de Hongrie (997-1038), offre apparemment davantage d’éléments similaires que celui du prince martyr serbe. Ce christianissimus rex décrit dans les trois traités hagiographiques comme «l’un des rois choisis par Dieu qui échangea la couronne temporaire avec la couronne éternelle», comme étant à l’origine de la poursuite de l’évangélisation, de l’organisation de l’Eglise et de la genèse de l’Etat ; bénéficiant de l’appui des forces surnaturelles dans sa victoire sur les derniers païens ; «le chef 218 Les textes narratifs du culte fondateur de l’idéologie dynastique (fin XIIe — fin XIIIe siècle) Faisant suite à l’œuvre et aux desseins politiques et spirituels du grand joupan de Serbie Stefan Nemanja (1166-1196), cette idéologie de l’Etat et de l’Eglise a pour origine l’œuvre politique, diplomatique, culturelle et surtout littéraire de deux de ses fils, Stefan le Premier Couronné et Sava, le premier archevêque de et le maître des missionnaires», fondateur d’églises et de monastères, dont surtout celle dédiée à la Vierge à Székesfehévar (et qui apparaît comme une sorte d’imitation de la Chapelle d’Aix), fut aussi un «prince chef de l’Eglise, comme il l’était de la société civile» (R. Folz, op. cit, p. 76-83, 104-106). Le voisinage avec la Hongrie, les liens de parenté établis au XIIe siècle entre le lignage des Arpad et celui des grands joupans de Serbie (en 1129/30 : Jovanka Kaliç, Raèki veliki ùupan Uroè II, Zbornik radova Vizantoloèkog insti tuta 12, Belgrade 1970, p. 22-23), la canonisation récente du Roi Ladislas en Hongrie, enfin et surtout le nom commun de Stefan pour tous les souverains serbes depuis Stefan Nemanja, plaident en faveur d’une incidence de l’idéologie ainsi que du culte dynastique hongrois sur celui des Némanides. 148 Pour les cultes des despotes Stefan (1458-59), Jovan (1493-1502), Georges, 1486-1495 (Maxime) et de la despine Angelina († 1516/20), Brankoviç : voir : L. Pavloviç, Kultovi lica kod Srba i Makedonaca, Smederevo 1965, p. 133139, 146-155. 219 BOŠKO I. BOJOVIĆ ’L’hagio-biographie dynastique et l’idéologie de l’Etat serbe au Moyen-Age l’Eglise nationale. L’idée de la souveraineté politique au sein de la hiérarchie des Etats du monde byzantin et celle de la large autonomie de l’Eglise serbe par rapport au patriarcat œcuménique est étayée par ce qui apparaît comme la sanctification d’un charisme souverain, à savoir le culte du fondateur de la dynastie, un culte de saint issu de la communauté athonite, où il fonda la laure serbe de Chilandar avant d’y achever sa vie dans la réclusion monastique. L’hagiographie de Saint Siméon — Nemanja écrite par Saint Sava149, et faisant partie du typikon du Monastère de Studenica, est la première œuvre de cette longue série littéraire que l’on pourrait aussi qualifier d’«historiographie dynastique». C’est cet ouvrage du premier archevêque de l’Eglise autocéphale serbe qui marque l’instauration du premier culte dynastique némanide150. Ce culte fournit la base de l’idéologie de la Sainte lignée sur laquelle repose l’idée de la légitimité du chef de l’Etat étroitement surveillé et presque régulièrement favorisé par l’Eglise de Serbie. Le culte de Saint Siméon, le plus important des cultes dynastiques, acquiert une signification idéologique. L’éclosion de ce culte de saint national permet d’assimiler le fait historique serbe au concept de «peuple élu» et, par conséquent, de l’intégrer dans une vision eschatologique de l’histoire sacrée151. L’hagio-biographie152 de Siméon-Nemanja par Stefan le Premier Couronné153 représente une valorisation politique du culte du fondateur de la dynastie. Conformément aux normes154 d’une hagiographie développée, le culte de Nemanja y acquiert une dimension dépassant le cadre local du fondateur de Chilandar et de Studenica ; il y est loué en tant que «père saint, diligent protecteur de la patrie». Ecrite dans une perspective politique, cette deuxième Vita de Saint Siméon représente la particularité d’être la seule hagiographie royale écrite par un laïc durant tout le XIIIe et le XIVe siècles. C’est celle qui, de toutes les hagio-biographies du XIIIe siècle, se rapproche le plus d’un genre plus proprement dit historiographique, sans perdre pour autant son caractère hagiogra phique. C’est ainsi qu’au début du XIIIe siècle, une quinzaine d’années à peine après la mort de Saint Siméon, l’hagiographie dynastique apparaît comme un genre fondamental de la littérature et de l’historiographie officielles155. L’idée de la souveraineté de l’Etat y est incarnée par l’image de Saint Siméon Nemanja, qui apparaît dans ces textes fondateurs comme le «père rénovateur de la patrie», «protecteur de l’Eglise», «champion de la vraie foi», «extirpateur de l’impiété et de l’hérésie». En tant que saint patron de la dynastie et de l’Etat, il est désigné comme le «maître du troupeau raisonnable qui lui fut confié par Dieu»156 et son «diligent intercesseur devant le Christ». L’œuvre de Siméon Nemanja est perçue comme un tournant civilisateur, sa sainteté comme un gage de la Grâce divine et toute sa vie comme un modèle immuable pour ses successeurs. L’avènement de l’Eglise autocéphale trouvera sa consécration dans la sainteté de son premier archevêque, Sava Nemanjiç, qui devient le modèle des archevêques de l’Eglise de Serbie. 149 Spisi Svetog Save, (éd. V. Çoroviç), Belgrade - S. Karlovci 1928, p. 151-175. Et cela à l’issue d’une époque (le XIIe siècle) qu’on a pu appeler «le siècle des saints rois», et qui fut effectivement marquée par neuf canonisation royales en Occident : R. Folz, op. cit, p. 113sq. 151 Cf. D. Obolensky, Six Byzantine Portraits, Oxford 1988, p. 139-140. 152 Pour le terme “hagio-biographie”, cf. F. Kämpfer, O nekim problemima starosrpske hagiobiografije – osvrt na prva ùitija Simeona Nemaqe, Istorijski glasnik 2, Belgrade 1969, p. 29-51. 153 §itije Simeona Nemaqe od Stefana Prvovenéanog (éd. V. Çoroviç), in Svetosavski Zbornik II, Belgrade 1938, p. 3-74. 154 Sur la conformité au canon littéraire byzantin et l’apport créatif, l’«entelecheia», dans la littérature médiévale serbe, notamment à partir des ouvrages de Sava Ier et Stefan le Premier Couronné : cf. S. Hafner, Kanon kao kategorija estetike zasnivaqa starosrpske literature, in Studenica et l’art byzantin autour de l’année 1200, Belgrade 1988, p. 89-95. 155 Cf. I. Dujéev, La littérature des Slaves méridionaux au XIIIe siècle et ses rapports avec la littérature byzantine, in L’art byzantin du XIIIe siècle (Symposium de Sopoçani 1965), Belgrade 1967, p. 109-115. 156 Pour les auteurs byzantins “En temps de guerre, Dieu donne la victoire à l’empereur et lui fait dresser des trophées sur ses ennemis» (cit. de Théophylacte d’Ohrid : J-C. Cheynet, Pouvoir et contestations à Byzance (963-1210), Paris 1990, p. 185). 220 221 150 BOŠKO I. BOJOVIĆ Domentijan, moine athonite du milieu du XIIIe siècle est l’auteur des deux œuvres hagiographiques157 se rapportant à la vie de Saint Siméon et de l’archevêque Sava158, qu’il écrivit à la demande du roi Uroè Ier (1243-1276). L’œuvre de Domentijan marque une nouvelle étape importante, celle de l’instauration des deux cultes parallèles des fondateurs de l’Etat némanide et de l’Eglise nationale, le père et son fils. L’image du «Nouvel Israël» y apparaît dans toute sa signification providentielle ; elle est désormais celle de la «patrie serbe.» L’idée de la «Sainte lignée» s’y manifeste dans son acception générique de légitimité charismatique. Anachorète, dont la vie austère et la sagesse ont fait un starec (γeρων) athonite de renom, Domentijan ne se contente pas de raconter la vie de ses héros. Mystique, plongé dans la contemplation et dans la prière du cœur, il voit l’histoire récente de la Serbie en visionnaire. L’œuvre et la vie des deux saints dont il a écrit les hagiographies revêtent pour lui une signification toute providentielle. C’est l’entrée de l’histoire nationale dans la catégorie de l’histoire sacrée, mais aussi l’émergence du parallélisme de deux cultes fondateurs, ceux des saints Siméon et Sava. L’hagiographie de Sava Ier, écrite vers la fin du XIIIe siècle par le moine Teodosije159, en plein essor de l’Etat serbe, est celle du culte jumelé des deux saints nationaux Sava et Siméon. Le ju melage des deux cultes forme une étape importante dans la formation de l’idée dynastique de la Sainte lignée. Il marque aussi un degré supérieur dans l’acceptation de la symphonie des deux pouvoirs représentés symboliquement par les deux saints fondateurs. Dans sa volumineuse hagiographie de Sava Ier, qui comprend ’L’hagio-biographie dynastique et l’idéologie de l’Etat serbe au Moyen-Age l’histoire de la vie de Siméon-Nemanja, alliant au procédé hagio graphique un remarquable talent romanesque, Teodosije rompt avec le style rhétorique de Domentijan pour adopter un style de narrati on descriptive empreint d’un psychologisme expressif160. Considé ré comme la meilleure œuvre littéraire de tout le Moyen Age serbe, cette Vita a son prolongement liturgique sous la forme des offices religieux du même auteur, consacrés au culte des deux saints161. Il est significatif que la majeure partie de l’œuvre de celui qui fut l’auteur le plus prolixe de la Serbie au XIIIe siècle, soit consacrée à ces deux saints nationaux. Près d’un siècle après Siméon-Nemanja, son culte est ainsi en plein épanouissement. La conséquence en est l’élaboration de l’idéologie de la Sainte lignée162. L’expression liturgique des deux cultes fondateurs de la Serbie médiévale apparaît dans les textes hymnographiques163 appropriés, diffusés et mis en pratique à partir du monastère de Chilandar au Mont Athos, du mausolée dynastique dans le monastère de Studenica, ainsi qu’à partir du mausolée royal et lieu du culte de Saint Sava au monastère de Mileèeva, trois parmi les plus importants centres spirituels et culturels de l’Eglise serbe. L’importance de l’œuvre temporelle et spirituelle du père et du fils, leur remarquable solidarité dans l’action et leur communauté dans la contemplation, ainsi que la continuité dans la réussite de leurs entreprises avaient réellement de quoi frapper les esprits. L’idée Domentijan, %ivot sv. Simeuna i sv. Save (éd. Dj. Daniéiç), Belgrade 1865. 158 Cf. A. Schmaus, Die literarhistorische Problematik von Domentians SavaVita, in M. Braun et E. Koschmieder, Slawistische Studien zum V Internation alen Slawistenkongerss in Sofia 1963, Opera Slavica IV, Goetingen 1963, p. 121-142. 159 §ivot svetoga Save – napisao Domentijan (éd. Dj. Daniéiç), Belgrade 1860 ; réimpression : Teodosije, §ivot svetog Save, Belgrade 1973 (préfacé par Dj. Trifunoviç). 160 Cf. Cornelia Müller-Landau, Studien zum Stil der Sava-Vita Teodosijes. Ein Beitrag zum Erforschung der altserbishen Hagiographie, Slavistische Beiträge 57, Munich, Verlag Otto Sagner, 1972. 161 Deux acolouthies, trois canons et une louange aux saints Siméon et Sava, cf. Teodosije, Sluùbe, kanoni i Pohvala (Traduction et introduction, D. Bogdanoviç), Stara srpska kqiùevnost u 24 kqige, Belgrade 1988, 381p. 4 tbs. hors texte. 162 A la même époque, celle de Philippe le Bel (1268-1314) en France, alors qu’on “peut reconnaître que de plus en plus le royaume et la dynastie s’entourent d’une atmosphère sacrale” (Philippe IV ayant pris “une part active au culte de ses ancêtres”), le roi est le descendant de “saints ancêtres «sancti progenitores»: A.W.Lewis, Le sang Royal, Paris (Gallimard) 1986, p. 178 n. 140 ; 179 n. 146, 191. 163 Srbxak – Sluùbe, kanoni, akatisti I-III (D. Bogdanoviç, S. Petkoviç, Dj. Trifunoviç), Belgrade 1970. 222 223 157 BOŠKO I. BOJOVIĆ ’L’hagio-biographie dynastique et l’idéologie de l’Etat serbe au Moyen-Age de la solidarité des deux pouvoirs avait trouvé là une image fondatrice conforme aux aspirations d’un Etat médiéval. graphique167 élaborée à partir du culte de Saint Siméon, l’optique de l’historiographie dynastique avait toute raison de voir, dans un cadre hagiographique, l’affirmation de la continuité charismatique de la royauté. Dans la perspective de l’archevêque Danilo II, la sainteté est non seulement la vertu suprême, la confirmation du charisme royal, mais aussi une condition de la légitimité dynastique, et parfois un critère pour départager les rivalités d’une lutte pour le trône. La “Lignée de sainte extraction” et l’élargissement du culte dynastique (fin XIIIe — deuxieme moitié du XIVe siècle) Dans la première moitié du XIVe siècle, l’apogée du Moyen Age serbe se définit dans le domaine littéraire par la systématisation des hagiographies des rois et archevêques dans l’œuvre de l’archevêque Danilo II (1324-1337) et de ses continuateurs164. C’est par les soins de ce remarquable prélat placé à la tête de l’Eglise de Serbie, qu’apparaît également la représentation picturale de la Sainte lignée165. Les Vies des rois, dans le Recueil de Danilo II, ne peuvent cependant pas être toutes classées strictement dans la catégorie des hagiographies, surtout en ce qui concerne les premiers rois dont il écrit la biographie (Radoslav (1228-1234), Vladislav (1234-1243), Uroè Ier (1243-1276). Celles de la reine Hélène et du roi Milutin (1282-1321) se rapprochent par contre bien davantage du genre hagiographique, surtout la fin qui décrit le trépas du roi mort en odeur de sainteté. Milutin fut en fait le premier roi dûment canonisé166, après le fondateur de la dynastie. Mais les autres biographies royales sont également conçues dans une perspective de sainteté. Au bout d’un siècle de tradition hagio 164 Danilo II, %ivoti kraxeva i arhiepiskopa srpskih. Napisao arh. Danilo (éd. Dj. Daniéiç) Belgrade-Zagreb 1866 ; réimpression : Londres 1972. 165 Dont des parallèles se trouvent dans l’art plastique en Occident : S. Radojéiç, Portreti srpskih vladara u sredqem veku, Skoplje 1934, p. 38-43. Cf. V. Djuriç, Loza Nemanjiça u starom srpskom slikarstvu, Peristil 21, Zagreb 1978, p. 53-55. 166 Pour le culte du roi Milutin, instauré suite à l’élévation moins de deux ans après sa mort, donc en 1324, les hagiographies et acolouthies (reliques inaltérées, dégageant un bon parfum et ayant pouvoir de guérison), le transfert de ses reliques (vers 1460) à Sofia, son culte et ses reliques en Bulgarie (aujourd’hui dans l’église de Sainte Kyriakie à Sofia), son culte en Russie et en Serbie (à Kosovo), et ses portraits en donateur et l’iconographie de Milutin en Serbie, à Rome et à Bari, voir : L. Pavloviç, Kultovi lica kod Srba i Makedonaca, Smederevo 1965, p. 91-97. 224 Les continuateurs anonymes de Danilo II écrivent la Vita de Stefan Deéanski168, la biographie tronquée du roi (et, depuis 1345, empereur) Duèan, ainsi que les hagiographies de cinq archevêques, dont celle de Danilo II lui-même. Quelle qu’ait pu être l’intention initiale de son premier auteur et l’histoire de la formation du Recueil qui porte le nom de son seul auteur connu, ce volumineux codex dynastique est l’ouvrage hagio-biographique et historiogra phique le plus complet du Moyen Age serbe. Au-delà des différences notables que l’on observe dans le style de ses auteurs respectifs, il porte l’empreinte d’une continuité de méthode et d’esprit. L’idée maîtresse en est la symphonie des deux pouvoirs, sublimée dans la sainteté de ses meilleurs rois et archevêques, sarments de la Sainte Souche, celle des saints Siméon et Sava, dont la continuité providentielle est incarnée par le charisme de la Sainte lignée. Cf. D. Bogdanoviç, L’évolution des genres dans la littérature serbe du XIIIe siècle, Byzance et les Slaves, in Mélanges Ivan Dujčev, Byzance et les Slaves. Etudes de civilisation, Paris [1979], p. 49-58. 168 Pour le culte, instauré suite à l’élévation 7 ans après sa mort (1321), en 1328 (ou au plus tard vers 1339-43), les hagiographies et acolouthies (reliques inaltérés, dégageant une odeur de sainteté et ayant pouvoir thaumaturgique), son culte et ses reliques, sa fête (moyenne, de premier ordre) adjointe à celle de St. Martin de Tours, ses portraits en donateur et son iconographie, les églises consacrées à Stefan en Serbie et enfin sur son culte en Russie, parmi les Albanais et les catholiques à Kosovo, ainsi que sur une procédure de canonisation à Rome de Stefan Deéanski, voir : L. Pavloviç, Kultovi lica kod Srba i Makedonaca, Smederevo 1965, p. 99-107, bibliographie. 167 225 BOŠKO I. BOJOVIĆ ’L’hagio-biographie dynastique et l’idéologie de l’Etat serbe au Moyen-Age L’institution de la royauté sacralisée n’est pas un phénomène exceptionnel dans l’Europe du Moyen Age. Celle de la dynastie némanide entretenue par les ecclésiastiques formés à l’école hagiorite est respectueuse des critères de la spiritualité byzantine. Point de miracula in vita169 ni de sainteté héréditaire. Le charisme dynastique vient avant tout de la sainteté du saint fondateur ainsi que de la caution de l’Eglise à la légitimité du pouvoir central. Protecteur de l’Eglise et champion de la vraie foi, le roi n’est pas pour autant un saint. Même s’il multiplie les hauts faits spirituels, comme le roi Dragutin (1276-1282) il ne sera pas forcément canonisé, comme ce fut le cas du roi Milutin. Le fait de se faire mo ine170 à la fin de sa vie n’est qu’un des facteurs particulièrement bien vus pour une canonisation. De même que chez les caloyers athonites ou ceux des autres foyers de la spiritualité orthodoxe, ce n’est que la glorification surnaturelle puis liturgique du défunt, et la foi de l’Eglise en sa Grâce, qui représentent un véritable critère de sainteté et par conséquent la raison légitime de la canonisation. La notion du charisme héréditaire de la Sainte lignée171 est donc apparentée à un concept plutôt théorique et abstrait qu’à une véritable institution de la royauté sacrée. Elle se réfère avant tout au double charisme de Siméon Nemanja, celui de la souveraineté consacrée et confirmée par la sainteté. Son culte au monastère de Studenica et le fait qu’il était jumelé au culte encore plus prestigieux de l’archevêque Sava Ier y jouèrent un rôle déterminant172. Accompagnant le développement de l’hagio-biographie dynastique, les notions issues de l’héritage biblique et chrétien, souvent similaires aux formules rhétoriques byzantines, telles que : «apôtre de la patrie», «couronné par Dieu»173, «accomplissant l’Ancienne et la Nouvelle Loi», ceint de la «double couronne», «gardien de la Loi», «guide de la patrie», «docteur de la vraie foi», «pasteur de la patrie du troupeau du Christ», «protecteur diligent de sa patrie», «rempart de la patrie» comptent parmi les épithètes attribuées à saint Siméon Nemanja en premier lieu. Les notions de «sainte naissance»174, de «race lumineuse de la lignée royale», de «sainte race»175, de «sarment de la sainte extraction», de «souche bénie»,… pour les rois de la Sainte lignée, sont autant d’images illustrant les concepts de l’idéologie némanide. De même la formule de «trône de l’Etat qui leur est confié par le Christ», de l’Orient et de l’Occident dans une acception de géographie spirituelle, et surtout la notion de «peuple de Dieu», du «Nouveau peuple élu»176, du «Nouvel Israël» pour la patrie serbe, apparais172 Pour cette notion hagiologique, cf. R. Folz, Les Saints rois du Moyen Age en Occident, Bruxelles 1984, p. 117sq. 170 Trois empereurs byzantins, Michel IV (1034-1041), Isaac I Comnène (10571059) et Jean Cantacuzène embrassèrent la vie monastique de leur plein gré, alors que neuf autres ne le firent que contraints et forcés. Nombreux furent aussi les membres de la famille impériale qui choisirent cette voie (R. Guilland, Les empereurs et l’attrait du monastère, in Etudes byzantines (recueil d’articles), Paris (PUF) 1959, p. 33-51). Après Stefan Nemanja, les rois Stefan le Premier Couronné, Dragutin et peut-être aussi Milutin, reçurent la tonsure sur leur lit de mort ; seul Uroè Ier eut à le faire à la suite d’une abdication forcée, et enfin le dernier Némanide en ligne directe Jovan Uroè de Thessalie qui prit cette décision de son plein gré, ainsi que quatre princes de sang. 171 Sur la notion de la sainte lignée des sancti reges, en Hongrie, en France (notamment la «sainteté engendrée»), et dans l’Empire occidental, cf. R. Folz, Les Saints rois du Moyen Age en Occident, Bruxelles 1984, p. 142sq. Sur le sentiment patriotique du temps de Second royaume bulgare, et notamment en rapport au culte des saints nationaux : D. Angelov, Bßlgarinßt v srednovekovieto. Svetogled, ideologia, duèevnost, Varna 1985, p. 288sq. 173 Epithètes décernées habituellement aux empereurs byzantins : R. Guilland, Le Droit divin à Byzance, in Etudes byzantines, Paris (PUF) 1959, p. 218. 174 Une expression similaire “saint rejeton de la sainte souche” est employée par l’archevêque d’Ohrid Jacob pour l’empereur Jean III Vatatzès : Ninoslava Rado£eviç, Nikejski carevi u savremenoj im retorici, Zbornik radova Vizantoloèkog instituta 26, Belgrade 1988, p. 74. 175 Ces formules rappellent celles attribuées (dans un sermon anonyme prêché à Paris en 1303) aux nobiles et sancti reges Francorum, dont «le sang est resté parfaitement pur», et qui engendrent la sainteté car «ils ont engendré des rois saints, sanctos reges»: Clovis, Childéric III (saint du fait d’avoir renoncé au royaume, et embrassé la vie monastique), Charlemagne et Saint Louis (cité dans A.W.Lewis, Le sang Royal, Paris 1986, p. 182, n. 162). 176 Cf. pour la notion de “peuple élu” appliquée aux Bulgares, attribuée à Théophylacte d’Ohrid : D. Obolensky, Six Byzantine Portraits, Oxford 1988, p. 76-77 n. 199, cf. ibid. p. 70-71 n. 184. 226 227 169 BOŠKO I. BOJOVIĆ ’L’hagio-biographie dynastique et l’idéologie de l’Etat serbe au Moyen-Age saient avec une insistance croissante surtout à travers l’œuvre de Domentijan, pour trouver leur pleine expression dans La vie des saints rois et archevêques serbes de l’archevêque Daniel II (et de ses continuateurs). Elles constituent désormais des lieux communs dans toute la littérature dynastique des XIVe et XVe siècles. La symphonie était rompue, et l’aveu d’un doute à l’égard de la Grâce de la dynastie apparaît pour la première fois. L’extinction de la lignée avec le tsar Uroè, les catastrophes militaires de Marica (1371) et de Kosovo (1389), sont perçues comme une conséquence méritée de la transgression des préceptes traditionnels des saints Siméon et Sava. La crise dynastique et idéologique n’est résorbée qu’après la réconciliation avec le patriarcat de Constantinople178 en 1375. Le haut fait d’armes et le martyre du prince Lazar et de son armée à la bataille de Kosovo furent aussitôt interprétés comme un événement rédempteur. Le cycle littéraire179 contemporain de l’instauration du culte de martyr du prince Lazar180, deux ans à peine après sa mort au cours de la bataille de Kosovo, reflète particulièrement bien cet état d’esprit181. Apparus à une époque marquée par des profonds bouleversements politiques, ces textes marquent un tournant crucial dans l’esprit et dans la forme de la littérature dynastique. Y apparaît pour la première fois une différenciation de genres par rapport à l’hagio-biographie de l’époque némanide. Alors que l’hagio-biographie némanide reflète si bien en règle générale l’unité de vue et la symphonie des deux pouvoirs, les textes du cycle kossovien appartiennent soit aux genres profanes, soit aux genres franchement ecclésiastiques. Le sécularisation de la littérature dynastique est confirmée par le fait qu’à la même époque apparaissent les textes appartenant aux genres d’une historiographie dynastique profane182. Ce fut Crise et renouveau de l’idéologie dynastique (fin du XIVe siècle) La symphonie des deux pouvoirs au sein de l’Etat némanide, l’adhésion de l’Eglise à la consécration du charisme royal, l’œuvre des auteurs ecclésiastiques dans l’élaboration de l’idéologie dynastique assurant un prestige infaillible au pouvoir central, ont été un facteur non négligeable de sa stabilité et de la continuité de l’essor de la Serbie au cours du XIIIe et de la première moitié du XIVe siècle. Alors que la modification progressive du rapport des forces dans les Balkans177, due en grande partie à l’affaiblissement de Byzance, propulsait le royaume némanide sur le devant de la scène internationale dans cette partie de l’Europe, l’idéologie dynastique traditionnelle se trouva dépassée par ces événements au moment de l’entreprise de Duèan qui annonça publiquement ses prétentions à l’hégémonie balkanique en se proclamant empereur des Serbes et des Grecs (1345). La crise idéologique apparaît clairement dans les derniers chapitres des Vies des saints rois et archevêques serbes. Il est significatif que la biographie tronquée de Duèan s’interrompe peu de temps avant la proclamation de l’empire pour faire place à une condamnation sévère de son œuvre. Confrontée au choix entre le schisme avec l’Eglise œcuménique et la solidarité avec le pouvoir séculier, l’Eglise de Serbie fait preuve de sa force et de son indépendance d’esprit dans une période de troubles et de confusion après la mort de Duèan suivie du morcellement de son Empire. 177 I. Dujéev, La crise idéologique de 1203-1204 et ses répercussions sur la civilisation byzantine, Cahiers de travaux et de conférences I — Christianisme byzantin et archéologie chrétienne, Paris 1976, p. 4-68. 178 D. Bogdanoviç, Izmireqe srpske i vizantiske Crkve, in Le prince Lazar, Belgrade 1975, p. 81-91. 179 Dj. Trifunoviç, Srpski sredqovekovni spisi o knezu Lazaru i kosovskom boju, Kruèevac 1968. 180 S. Hafner, Der Kult des heiligen Serbistenfürsten Lazar, Südostforschungen XXXI, Munich 1972, p. 81-139. 181 Cf. B. Bojoviç, Die genese der Kosovo-Idee in den ersten postkosovoer hagiographisch-historischen Schriften. Versuch aus der Ideengeschichte des Serbischen Mittelalters, in Die schlacht auf dem Amselfeld 1389 und ihre folgen, Belgrade 1991, p. 215-230. 182 Les Généalogies et les Annales royales : Lj. Stojanoviç, Stari srpski 228 229 BOŠKO I. BOJOVIĆ ’L’hagio-biographie dynastique et l’idéologie de l’Etat serbe au Moyen-Age tout d’abord le cas en Bosnie183 où le logothète du premier roi de Bosnie Tvrtko Ier, un moine venu de Serbie, élabore une idée de la légitimité royale, pour le compte de ce lointain descendant némanide ; et ceci au moyen d’une généalogie royale suivie de la notion de la «double couronne» du «roi des Serbes et de Bosnie». Les Généalogies et les Annales royales serviront désormais en Serbie à légitimer le pouvoir de ses souverains ou à asseoir les aspirations des dynastes prétendants. un écrivain professionnel et laïc. Composée par Constantin de Kostanec185 vers 1430, cette biographie princière, tout en s’efforçant de faire une synthèse, en renouant avec les traditions dynastiques antérieures (la tradition némanide et celle du culte du prince Lazar), rompt encore plus nettement avec l’esprit et le style de l’hagio-biographie némanide en se rapprochant considérablement du procédé des chroniqueurs byzantins. Continuité de la tradition némanide et différenciation des genres littéraires dans les textes narratifs dynastiques (fin XIVe — milieu XVe siècle). Aussi la littérature qui fut celle des hagio-biographies royales de l’époque némanide trouva désormais des moyens d’expression au sein des genres bien distincts de littérature profane ou ecclésiastique. La différenciation s’accentue avec les œuvres dynastiques du XVe siècle. La Vita de Stefan Deéanski par Camblak184 prolonge la tradition hagiographique de l’époque némanide au sens strictement littéraire, mais elle ne fait plus vraiment partie de l’historiographie dynastique officielle. Cette deuxième hagiographie du roi Stefan Deéanski, écrite vers 1403 par l’higoumène de Deéani Grégoire Camblak, acquiert un caractère d’hagiographie classique tout en perdant en grande partie le caractère d’hagiobiographie dynastique. D’autre part, la remarquable biographie dynastique du despote Stefan Lazareviç ne peut plus être classée dans le genre hagiographique. C’est avant tout une œuvre de mémorialiste profane, la première grande biographie dynastique serbe écrite par rodoslovi i letopisi, Belgrade-Sr. Karlovci 1927. 183 S. Çirkoviç, Sugubi venac (Prilog istoriji kraxevstva u Bosni), Zbornik Filosofskog Fakulteta VIII-1 - Spomenica Mihaila Diniça, Belgrade 1964, p. 343-370. 184 §itije Stefana Uroèa III od Grigorija Mniha (éd. J.£afarik), Glas nik Druètva Srpske Slovesnosti XI, Belgrade 1859, p. 35-94. 230 Daté de 1441/2 et signé par son auteur, le Recueil de Gorica contient le texte inédit de la Vita de Saint Siméon Nemanja par Nikon le Hiérosolimytain. Compilation habilement composée pour l’essentiel d’après les œuvres de Stefan le Premier Couronné et de Teodosije, cette Vita rédigée par un moine érudit et cosmopolite peut être considérée, selon Dimitrije Bogdanoviç, comme un ouvrage authentique dans l’esprit de la littérature médiévale. Avec un historicisme présent quasiment du début jusqu’à la fin de son Recueil de Gorica, la Vita de Siméon Nemanja par Nikon le Hiérosolimytain s’inscrit dans une double continuité : celle qui consiste à vouloir perpétuer l’idée de la souveraineté de l’Etat serbe par la référence immuable à Siméon Nemanja ; et celle qui correspond à la formule post-némanide, qui est d’inclure les thèmes dynastiques dans des modes d’expression plus conformes aux genres classiques de la littérature slavo-byzantine. Désormais l’historiographie dynastique et l’hagiographie royale évolueront donc au sein de genres littéraires bien distincts. Ce furent, d’une part, les Généalogies et Annales royales, genre historiographique qui reprenait aux hagiographies royales la forme biographique des portraits royaux (sous une forme donnée en miniature), ainsi qu’une idée globale de l’histoire nationale avec l’image de Siméon-Nemanja, figure fondamentale de l’idéologie dynastique. Et, d’autre part, les textes cultuels : hagiographies, offices religieux (acolouthies) et autres, témoignage de la conti185 K. Kuev et G. Petkov, Sßbrani sßéineniæ na Konstantin Kosteneéki, Izsledvane i tekst, Sofia 1986. 231 BOŠKO I. BOJOVIĆ ’L’hagio-biographie dynastique et l’idéologie de l’Etat serbe au Moyen-Age nuité du culte des rois et archevêques au cours des dernières décennies, qui précédèrent l’instauration d’un nouvel ordre séculier, culte perpétué durant l’occupation ottomane. Ces changements majeurs survenus au sein de la littérature dynastique dans un laps de temps d’un peu plus de cinquante ans, entre la disparition des Némanides et l’avènement des despotes Brankoviç, ne sont pourtant pas de nature à mettre en cause la référence immuable à l’image fondatrice du saint auteur du lignage royal Siméon Nemanja. Moins dans les textes du cycle kossovien que dans les préambules des chartes du despote Stefan Lazareviç, et surtout dans les œuvres de Camblak et de Constantin, la référence à Siméon Nemanja et à Saint Sava est d’autant plus présente dès lors qu’il s’agit d’accréditer la légitimité du pouvoir souverain. *** Les sources narratives, que nous avons désignées dans une acception large comme littérature dynastique186, pour nous réferer tout particulièrement aux hagio-biographies royales, représentent une expression littéraire contemporaine du fait de civilisation médiévale serbe187. Cette littérature constitue aussi et surtout la source essentielle pour la connaissance d’une idéologie qui fut la philosophie politique de l’Etat serbe depuis Siméon-Nemanja jusqu’à la fin du Moyen Age. Ainsi, à côté des sources diplomatiques qui définissent le plus fidèlement la réalité politique du pouvoir souverain, des portraits monumentaux des donateurs royaux peints sur les murs des fondations pieuses188, et des textes juridiques, qui avec leurs commentaires, exégèses et préambules développent une théorie des deux pouvoirs, les hagio-biographies dynastiques représentent une synthèse de reférence pour idéologie politique de la Serbie médiévale. C’est à la fois une théorie du pouvoir souverain d’un Etat national, sa réalité politique à travers une restitution mémorialiste, présentée dans une perspective historique et historiciste extrapolée de ces concepts théoriques, et une in terprétation sublimée du passé et du présent avec leur prolongement eschatologique. C’est aussi une somme cohérente de données et d’idées politiques qui, partant de l’hagiographie dynastique, aboutira, après plus de deux siècles de continuité, à une historiograp hie officielle de l’Etat de Serbie, incarné par le souverain national avec son charisme dynastique. Si l’on peut, du point de vue de l’hi stoire événementielle, reprocher à ces œuvres un manque de mét hode historique et une absence de chronologie précise, on ne peut nier en revanche leur richesse en idées politiques et historiques. Elaborée généralement par des ecclésiastiques ou des moines, souvent plus ou moins proches de la cour royale, cette philosophie politique189, tout en ayant un caractère essentiellement théorique, eut une incidence importante sur la vie politique, la culture et même la spiritualité en Serbie, en Bosnie et dans la Zéta. Sans acquérir la forme de traités politiques et théoriques, ces textes ont fortement marqué la consciences des élites et contribué au développement de concepts abstraits, éthiques et historiques. Rapportant la vie des souverains sous une forme plus ou moins hagiographique ou biographique, sur le fond des événements majeurs du royaume, ces textes sont ciblés sur les portraits historiques plus ou moins sublimés des souverains et des prélats placés à la tête 186 Traductions, allemande : S. Hafner, Studien zur altserbischen Dynastischen Historiographie (Südosteuropäische Arbeiten 3), Munich 1964 ; S. Hafner, Serbisches Mittelalter. Altserbische Herrscherbiographien, Bd. 2 : Danilo II. und sein Schüler, Die Königsbiographien, Graz-Vienne-Cologne 1976 ; et serbe, dans la collection : Stara srpska kqiùevnost u 24 kqige, Belgrade 1988 et 1989, 18 volumes parus. 187 Cf. H. Birnbaum, Byzantine tradition transformed : The old serbian Vita, in H. Birnbaum et S. Vryonis, Aspects of the Balkans : Continuity and Change, La Haye - Paris 1972, p. 243-284. 188 Cf. Gordana Babiç, La peinture médiévale serbe, in L’aventure Humaine, Paris-Milan-New York-Stuttgart, hiver 1989, p. 41-42 ; A. Grabar, Les cycles d’images byzantines tirés de l’histoire biblique et leur symbolisme princier, Starinar 20, Belgrade 1969, p. 133-137 ; V. DjURIÇ, Istoriske kompozicije u srpskom slikarstvu sredqeg veka i qihove kqiùevne paralele, Mélanges G. Ostrogorsky II, Zbornik radova Vizantoloèkog instituta 8/2, Belgrade 1964, p. 53-68 189 D. Bogdanoviç, Politiéka filosofija srednjovekovne Srbije -Moguçnosti jednog istraùivanja, Filosofske studije XVI, Belgrade 1988, p. 7-28. 232 233 BOŠKO I. BOJOVIĆ ’L’hagio-biographie dynastique et l’idéologie de l’Etat serbe au Moyen-Age de l’Etat et de l’Eglise. Partant de concepts relatifs au pouvoir royal, à la souveraineté de l’Etat, à la symphonie des deux pouvoirs, à la vocation de la patrie dans l’économie de l’histoire sacrée, à l’incidence de la sainteté et de la Grâce divine dans le charisme dynastique, à la nécessité impérieuse pour le roi d’assumer la vraie foi avec son système de valeurs dans le maintien de l’ordre social ; ces textes reflètent aussi bien les structures mentales que celles de la société dont ils sont issus. *** Dès lors qu’on essaie de situer l’idéologie politique de la Serbie sur un plan international par rapport aux deux mondes de la chrétienté médiévale, on peut observer une double similitude, qui confirme la double appartenance idéologique de l’Etat serbe situé à la jonction de ces deux mondes. Le principe de l’hérédité190 comme critère initial et décisif de la légitimité royale, l’idée même d’un charisme dynastique, l’absence de l’armée et du peuple ainsi que la faible influence de l’Assemblée des hiérarchies (Sybory) dans l’intronisation et dans la cérémonie du couronnement royal, écartent la royauté serbe d’un concept de pouvoir souverain du type byzantin. La constance dans la succession héréditaire, jusqu’à l’extinction d’une lignée dynastique, l’exclusion quasiment infaillible de toute tentative d’usurpation du trône par quelque prétendant étranger au lignage royal, le caractère autocratique du pouvoir du roi, ainsi que le rôle purement consultatif du Conseil et de l’Assemblée, et surtout l’exaltation du charisme dynastique avec la caution de l’Eglise, renvoient plutôt à un concept monarchique de type occidental. Mais c’est précisément cette Eglise nationale, fortement centralisée et remarquablement bien organisée, puissante et riche, bien encadrée par des ecclésiastiques formés très souvent à l’école athonite, avec son rôle souvent déterminant dans bien des domaines de la vie publique et privée : éducation, culture, arts et lettres, médecine, Droit matrimonial, diplomatie… et surtout l’interdépendance ou même la synergie des deux pouvoirs191, qui 191 190 La transmission du pouvoir impérial dans l’ordre de primogéniture et de masculinité fut un usage à Byzance aussi, sans pour autant être régie par une quelconque loi organique. Cette tradition était cependant loin d’être toujours respectée car le Droit divin, l’armée, le Sénat et le peuple étaient souvent des facteurs décisif pour un changement sur le trône, et souvent sans tenir compte de la tradition de succession héréditaire : R. Guilland, Le Droit divin à Byzance, in Etudes byzantines, Paris (PUF) 1959, p. 210-216. Le principe dynastique s’affirme cependant fortement à Byzance du temps des Comnènes, cf. G. Ostrogorsky, Napomene o vizantijskom drùavnom pravu, in G. Ostrogorski, Iz vizantijske istorije istoriografije i prosopografije, Belgrade 1970, p. 192-204, titre original : Bemerkungen zum byzantinischen Staatsrecht der Komnenenzeit, Südost-Forschungen 8, Munich 1945, p. 261-270. Sur ce «droit du sang» dont l’application fut particulièrement conséquente dans le royaume capé tien, voir l’excellent ouvrage de A.W.Lewis, Le sang royal, Paris (Gallimard) 1986. Le rapport entre les deux pouvoirs, séculier et ecclésiastique, serait peut-être défini au mieux, comme à Byzance, par le terme “interdépendance”. Ainsi, de même qu’à Byzance et en Bulgarie, le souverain est le garant de l’application des lois et des canons, il a le pouvoir de convoquer et de présider les Conciles généraux de l’Eglise nationale, comme l’attestent, outre les sources écrites, les peintures murales des églises et autres représentations iconographiques. L’Eglise, quant à elle, est non seulement responsable des questions doctrinales et juridiques du domaine spirituel, mais exerce son autorité aussi sur le Droit matrimonial. Dans le domaine politique, son autorité cautionne la légalité du pouvoir souverain (cf. J.M.Hussey, Le monde de Byzance, Paris (Payot) 1958, p. 104107). Cette interdépendance des deux pouvoirs, bien qu’inégale au profit du souverain, fait que la plénitude du pouvoir autocratique du roi n’est possible qu’avec l’assentiment de l’Eglise. Même le pouvoir législatif est tributaire dans une certaine mesure de l’autorité ecclésiastique : l’introduction du Droit canonique et romain s’opère par les soins du premier archevêque (1219) de l’Eglise de Serbie et le Code constitutionnel de Duèan est promulgué dans des Conciles généraux (1349 et 1354) réunissant les hiérarchies de l’Etat et de l’Eglise. A la différence de Byzance, où l’interdépendance des deux pouvoirs allait croissant (notamment dans le domaine juridique : J.M.Hussey, op. cit. p. 110), un processus inverse semble s’opérer en Serbie. La connivence des deux pouvoirs est à la base de la continuité némanide : archevêques issus de la famille royale, le cas de l’archevêque Joanikije (1272-1276) qui suit son roi Uroè Ier (1243-1276) dans l’abdication, le rôle éminent de Danilo II dans les affaires d’Etat, l’élection même de Danilo II que le puissant roi Milutin ne réussit pas à imposer comme archevêque de son vivant, tout cela montre la force de l’Eglise et le début de la différenciation des deux pouvoirs. Aussi, les promesses d’Union de Milutin, puis de Duèan, qui ne furent autre chose que d’habilles manœuvres politiques, auraient très bien pu être également un moyen commode pour les souverains serbes de s’assurer, au moyen de cette menace, un regain de solidarité de la puissante 234 235 BOŠKO I. BOJOVIĆ ’L’hagio-biographie dynastique et l’idéologie de l’Etat serbe au Moyen-Age confère le caractère orthodoxe et byzantin au pouvoir souverain, à l’idéologie politique, à la conscience collective et historique. Cela explique pourquoi la byzantinisation de la Serbie, notamment dans les domaines culturel et institutionnel, est inversement proportionnelle à la force et à l’influence politiques de l’empire constantinopolitain sur son déclin. Ainsi, l’instauration de l’Archevêché autocéphale et l’organisation de l’Eglise s’opère alors que l’empire des Rhomaioi se trouve refoulé en Asie Mineure, l’incidence des institutions byzantines s’accroît au faîte de la puissance du roi Milutin (1282-1321) et du tsar Duèan (1331-1355), et le despotat de Serbie du XVe siècle devient le creuset et l’un des derniers refuges de la culture et des élites byzantines et bulgares. Il est significatif à cet égard que Stefan le Premier Couronné (1196-1228) ait reçu une couronne envoyée par le pape, alors que les despotes du XVe siècle reçurent leur investiture et leur couronne de Constantinople. Le fait que l’entreprise impériale de Duèan ait rencontré une condamnation sévère de la part des auteurs ecclésiastiques montre bien que l’interdépendance des deux pouvoirs avait ses limites et que l’Eglise de Serbie attachait plus de prix à sa légalité canonique par rapport au Patriarcat œcuménique qu’aux intérêts immédiats du souverain et de l’Etat. nombre important d’éléments d’analyse relatifs au phénomène politique dans cette partie de l’Europe. Seule une recherche à la fois systématique et dans un esprit comparatiste permettrait, non seulement d’éclairer la nature du pouvoir et de l’idéologie politique en Serbie médiévale et dans les Etats balkaniques voisins, mais aussi de mettre en lumière les différences majeures entre deux concepts civilisateurs, ceux de ces deux mondes à la fois si profondément divergents et si inextricablement liés que sont au Moyen Age les deux parties de la chrétienté. Au seuil du troisième millénaire, nous assistons à une faillite généralisée de systèmes philosophiques et idéologiques issus du siècle des Lumières. Ce phénomène pourrait annoncer le crépuscule d’un ordre d’idées qui se définissait en grande partie par l’opposition à la vision du monde héritée du Moyen Age chrétien. Il est intéressant de constater que le vide idéologique actuel coïncide en peu partout en Europe avec un regain d’intérêt pour le passé et le patrimoine médiéval. Le paradoxe du monde moderne est que l’homme transformé en nomade planétaire subit le contrecoup du déracinement en cherchant instinctivement à retrouver son identité dans ce patrimoine qui pour le plus grand nombre de nations européennes ne remonte guère au delà du Moyen Age. Ainsi le contrecoup du choc de la modernité débouche sur une résurgence de l’humeur et des ardeurs nationales, avec toutes les dérives et les enrichissements que cela implique. C’est le fait d’affiner la connaissance et de reconnaître les valeurs du patrimoine culturel en y découvrant les origines des nations de ce Continent qui peut aider, tant à y révéler des valeurs communes au-delà de bien des frontières, qu’à exorciser l’exclusive du mythe des origines. * * * Une étude de l’évolution de la théorie du pouvoir souverain, de l’Etat et de l’idéologie qui s’y rapporte, pourrait fournir un Eglise de Serbie. L’attitude autocratique de Duèan vis à vis de l’Eglise, la condamnation de son œuvre par celle-ci, et les changements fréquents de patriarches à la fin du XIVe siècle, marquèrent l’accentuation de ce processus différenciateur. Le renforcement du pouvoir central et l’accentuation de l’autocratie au temps du despotat ne font que le confirmer, de sorte que le despote Djuradj Brankoviç put décider souverainement de la non-participation du patriarche de Serbie au Concile de Florence (cf. M. Spremiç, Srbi i Florentiska unija crkava 1439 godine, Zbornik radova Vizantoloèkog insti tuta 24/25, Belgrade 1986, p. 413-422 ; et surtout : M. SPREMIÇ, Despot &ura$ Brankoviç i papaska kurija, Zbornik Filosofskog Fakulteta, Série A, tome XVI, Belgrade 1989, p. 163-177), sans que l’on sache même quelle fut l’attitude de l’Eglise concernée par cette décision. 236 237 BOŠKO I. BOJOVIĆ ’L’hagio-biographie dynastique et l’idéologie de l’Etat serbe au Moyen-Age Une monarchie hagiographique La théologie du pouvoir dans la Serbie médiévale (XIIe-XVe siècles) Alors que l’Empire byzantin, refoulé en Asie Mineure, subissait la plus grande crise de son histoire, l’émergence d’une nouvelle identité politique devait marquer les deux derniers siècles du Moyen Age dans le Sud-Est européen. La partie centrale et occidentale des Balkans qui était gouvernée par les dynastes serbes faisait théoriquement partie des principautés qui avaient reconnu la suzeraineté byzantine. Ces princes et roitelets, de Raèka et de Zéta (Dioclée), pour ne mentionner que les plus importants, avaient pour habitude de fomenter des complots contre l’Empire en s’appuyant sur les puissances occidentales toujours jalouses des richesses, des splendeurs et du prestige inégalable de Byzance. A la différence de la Bulgarie, qui avait tenté d’imposer sa succession à l’Empire constantinopolitain auquel elle devait une grande partie de ses institutions et une partie plus grande encore de son bagage culturel, la Serbie de cette époque charnière (fin XIIe-début XIIIe s.) avait un héritage plus composite, notamment sur un plan culturel et juridique. Elle tirait ainsi partie de la plus grande marge de manœuvre que lui assuraient d’une part son éloignement relatif des plus grands centres administratifs et culturels, et d’autre part le fait que la ligne de partage entre les deux parties de la chrétienté traversait l’espace qu’occupaient les principautés serbes. La période de rupture qui s’ouvrit dans l’histoire byzantine dès le début de l’occupation latine de Constantinople coïncida avec une période décisive pour la Serbie du bas Moyen Age. La 238 239 BOŠKO I. BOJOVIĆ ’L’hagio-biographie dynastique et l’idéologie de l’Etat serbe au Moyen-Age carence des témoignages, la pauvreté des sources locales, la faiblesse de l’héritage de la période antérieure, font contraste à une relative profusion de témoignages et de documentation dont l’émergence se situe dès la fin du XIIe siècle. La crise irréversible de l’Empire byzantin dans la partie septentrionale et centrale des Balkans coïncide avec l’émergence de structures capables d’assurer une relève politique stable et cohérente. Ce phénomène géopolitique se traduisit par la création du Deuxième Empire bulgare, pour la partie orientale, et du royaume némanide pour la partie occidentale de la région. La stabilité et la cohérence politique et idéologique devaient s’articuler autour d’une synergie étroite entre les hiérarchies séculières et ecclésiastiques192, les deux piliers fondamentaux de toute société médiévale. Dans les domaines structurel et conceptuel, la hiérarchie de l’Eglise avait fourni un apport intellectuellement déterminant. Ce fait est particulièrement valable pour la Serbie où la formation d’une idéologie de la royauté et de l’Eglise est axée autour du cercle restreint du souverain et de ses deux fils, dont l’un est le roi premier couronné, Stefan, et l’autre, Sava, le premier archevêque de l’Eglise autocéphale de Serbie. En ce qui concerne l’appareil conceptuel et structurel de l’Etat et de l’Eglise, les deux figures fondatrices se chargent de sa gestation, avec une initiative soutenue du côté ecclésiastique. Cette prépondérance marquée de l’initiative ecclésiastique doit être située sur le plan de la dynamique de la hiérarchie d’obédience orthodoxe, phénomène d’autant plus remarquable que l’autorité de l’Eglise de Constantinople se trouvait alors refoulée à Nicée pour un bon demi-siècle. L’explication de ce paradoxe réside en bonne partie dans les retombées culturelles et linguistiques de l’ œuvre cyrillométhodienne que les dirigeants séculiers et spirituels ainsi que leurs ouailles slaves n’avaient pas fini de récolter. Le patrimoine textuel et artistique de la fin du XIIe et du début du XIIIe siècles apporte un témoignage explicite sur le tournant culturel et confessionnel que connaît la Serbie de cette époque. Les premiers textes vraiment originaux et de facture autochtone apparaissent à cette époque-là. Les premières inscriptions slaves sur les peintures murales des églises, ainsi que l’éclosion d’un style architectural pour les églises monastiques, fondations pieuses des souverains de Serbie, témoignent de l’étendue du chantier politique et artistique de l’époque. Dans un milieu où la transmission écrite s’appliquait essentiellement à la réception des écrits byzantins, ainsi qu’à la reproduction des textes slavo-byzantins, l’apparition de textes originaux représente une nouveauté qui tranche avec le vide quasi-total que l’on enregistre en ce domaine dans la période antérieure. Dans leur forme d’expression ces textes s’inscrivent dans la tradition slavo-byzantine. Ils peuvent être classés en trois catégories : 1 textes normatifs, 2 textes liturgiques, 3 textes narratifs193. La fonction première des ces écrits est d’agencer la vie de l’Eglise locale, institution qui devait servir de ciment et d’aiguillon à une société médiévale. La création de grandes institutions monastiques194, en premiers lieux celles de Studenica en Serbie et de Chilandar au Mont Athos195, συµφωνια (syglasi&e, lat. consonantia), “la célèbre “ symphonie byzantine ” dont parle la VIe Novelle de Justinien”, T. £pidlik, La spiritualité de l’Orient chrétien, Rome 1978, p. 161sq. ; cf. Corpus Iuris Civilis vol. III, Novellae (éd. R. Schoell, G. Kroll) Berlin MCMXII, p. 36sq ; M. M. Petroviç, “Saglasje ili “simfonija” izme$u crkve i dràave u Srbiji za vreme kneza Lazara”, in Id., O Zakonopravilu ili Nomokanonu Svetoga Save, Belgrade 1990, p. 73-98 ; Photius reformula cette notion dans l’Epanagogè, cf. Taranovski, Istorija srpskog prava I, p. 235-236 ; D. Nicol, “La pensée politique byzantine”, in Histoire de la pensée politique médiévale, Paris 1993, p. 64, 65 n. 3. Radmila Marinkoviç, Svetorodna gospoda srpska. Istraàivaqa srpske kqiàevnosti sredqeg veka (La seigneurie serbe de sainte extraction. Recherches sur la littérature serbe médiévale), Belgrade 1998. 194 L. Mavromatis, “Le monastère reflet du royaume”, in Huit siècles du mo nastère de Chilandar, Belgrade 2000, p. 5-8. 195 Lj. Maksimović, «Hilandar i srpska vladarska ideologija» (Chilandar et l’idéologie des souverains serbes), in Huit siècles du monastère de Chilandar, Belgrade 2000, p. 9-16 (rés. angl.). 240 241 192 193 BOŠKO I. BOJOVIĆ ’L’hagio-biographie dynastique et l’idéologie de l’Etat serbe au Moyen-Age avec l’élaboration de leurs Constitutions (sous forme de Typika196, adaptés des grands modèles byzantins) devait préfigurer l’accession de l’Eglise locale à l’autonomie que lui avait accordée le Patriarcat œcuménique alors réfugié à Nicée. L’Eglise de Serbie est à son tour dotée d’une Législation adéquate sous forme d’une adaptation serbe du Nomokanon byzantin197. Ce qui est remarquable 198 dans la Krmčija (Zakonopravilo) de Sava Ier , c’est qu’elle s’écarte sensiblement, dans l’esprit et dans la lettre, du Droit canon byzantin contemporain et cela dans le sens du Droit divin, plus marqué que dans les versions connues du Nomokanon. Cela pourrait indiquer que la réalisation de la Krmčija aurait été faite à partir d’une rédaction du Nomokanon antérieure, inconnue à ce jour dans sa version originale. En tant que code juridique fonda- mental de la Serbie du XIIIe siècle, la Krmčija, dans son esprit du “Droit divin”, est un témoignage majeur de l’ampleur de la christianisation de la Serbie à partir du début du XIIIe siècle199. A la suite des fondations pieuses monastiques, la vie spirituelle de l’Eglise est ponctuée de pratiques cultuelles à la mémoire de leur fondateur. Les textes liturgiques sont adaptés et élaborés à cet effet200. Rien de particulièrement original en ce sens par ra pport aux pratiques liturgiques byzantines. Même chose pour les premiers textes narratifs destinés à étayer l’exemplarité de la vie du saint fondateur, d’autant que ces textes sont intégrés initialement aux Constitutions monastiques de ses fondations pieuses. Là où la pratique commence à s’écarter des modèles byzantins, c’est que le saint fondateur des institutions monastiques se trouve aussi à l’origine de la dynastie régnante, «restaurateur de la patrie», prince séculier durant près de 40 ans avant de devenir humble moine athonite. La dimension politique du culte du saint fondateur apparaît bien plus explicitement dans la deuxième biographie de Sveti Sava, Le typikon de Karyès de Saint Sava, Editions phototypiques 8, Belgrade, 1985 (avec édition du texte, introduction de D. Bogdanoviç, et trad. française). 197 Le plus important monument emprunté au droit byzantin fut le Nomokanon, traduit par les soins de Sava vers 1219, cf. V. Çoroviç, “Svetosavski Nomokanon i njegovi novi prepisi” (Le Nomokanon de St. Sava et ses copies nouvellement découvertes), Bratstvo, 26 (1932), p. 21-43. V. Moèin, «Krméija iloviéka. Raèka redakcija 1262. god.», in Ćirilski rukopisi Jugoslavenske Akademije, I dio, opis rukopisa, Zagreb 1955 ; Zakonopravilo ili Nomokanon Svetoga Save, Ilo vaéki prepis, 1262. godina (éd. phototypique), Gornji Milanovac 1991. 196 Zakonopravilo ili Nomokanon Svetoga Save, Ilovaéki prepis, 1262. godina (éd. phototypique), Gornji Milanovac 1991.Commentaires : D. Bogdanoviç, Krméija Svetoga Save, in Sava Nemaqiç - Sveti Sava, Belgrade 1979, p. 91-99.N.Milaè, Fotijev Nomokanon u Srpskoj Crkvi, Arhiv za pravne i društvene nauke I, Belgrade 1906.V.Moèin, “Krméija iloviéka. Raèka redakcija 1262. god.”, Ćirilski rukopisi Jugoslavenske Akademije, I dio, opis rukopisa, Zagreb 1955.M.M.Petroviç, O Zakonopravilu ili Nomokanonu Svetoga Save, Belgrade 1990, 170 p.S.Troicki, “Crkveno politiéka ideologija Svetosavske krméije i Vlastareve sintagme”, Glas Srpske Akade mije Nauka i Umetnosti 212, Belgrade 1953, p. 155-206.S.Troicki, “Kako treba izdati Svetosavsku Krmyiju (Nomokanon sa tumaéeqima)”, Spo menik Srpske Akademije Nauka S´ ´, Belgrade 1952, p. 1-114.S.Troicki, “Ko je preveo Krméiju sa tumayeqima”, 96 Glas CXCIII, Belgrade 1949, p. 119-142. I.§uùek, Kormčaja kniga. Studies on the Chief Code of Russian Canon Law, Orientalia Christiana Analecta 163. Pontificio Instituto Orientale, Roma 1964. 199 “L’orientation du droit serbe de la Krmčija est exemplaire pour la politique ecclésiastique des Nemanjiç. Se différenciant des normes de réglementation des rapports Eglise-Etat qui étaient en vigueur à Byzance, il renoue avec des concepts archaïques en insistant sur la souveraineté de la Loi divine”, cf. D. Bogdanoviç, in Sveti Sava, Sabrani spisi (Textes réunis), Belgrade 1986, p. 19 ; sur l’idéologie dans la Krmčija, voir : S. Troicki, “Crkveno politiéka ideologija Svetosavske krméije i Vlastareve sintagme” (L’idéologie ecclésiastique et politique du Korméija de St. Sava et du Syntagma de Blastares), Glas SANU 212 (1953), p. 155-206. 200 La date de composition de ce texte liturgique reste inconnue. Selon Domentijan, le premier hagiographe de Sava, cet office fut rédigé à l’occasion du premier anniversaire du trépas de Siméon, en 1201. Cette affirmation est confirmée par Teodosije, l’auteur de la deuxième Vie de Saint Sava. Si tel était le cas, il s’agirait là très vraisemblablement d’une version réduite des canons et des stichères, accompagnée peut-être seulement de quelques éléments des vêpres. La version intégrale aurait pu être composée à l’occasion de la translation à Studenica en 1207. L’allusion à Studenica dans l’office semble conforter cette hypothèse. La copie la plus ancienne de l’acolouthie de Saint Siméon par Sava est datée du milieu du XIIIe siècle. Une nouvelle édition intégrale, avec traduction serbe, a été faite récemment par Tomislav Jovanoviç. 242 243 198 Edition : BOŠKO I. BOJOVIĆ ’L’hagio-biographie dynastique et l’idéologie de l’Etat serbe au Moyen-Age ce dernier, écrite une dizaine d’années après la première vita par le fils qui avait hérité le trône de Serbie. l’Eglise locale et du royaume. Les textes liturgiques ont une importance toute particulière au sein du système de médiation de la sacralisation des hiérarchies. Les offices religieux représentent, en effet, le critère crucial pour une canonisation en bonne et due forme selon les normes de l’Eglise orthodoxe. Alors que les rois et archevêques peuvent avoir des biographies ou être représentés avec des nimbes, tout en étant qualifiés de saints ou de bienheureux, seuls les personnages gratifiés de textes liturgiques à proprement parler, sont réellement vénérés comme saints ou bienheureux. La présence dans l’espace et dans la durée liturgique est donc le seul critère de valeur eschatologique. C’est aussi, et surtout dans une perspective de longue durée, le média le plus porteur d’un point de vue quantitatif. Il est bien évident que le plus grand nombre de fidèles et d’auditeurs est plus susceptible d’entendre les hymnes liturgiques que de lire, d’entendre la lecture des vies des saints, ou même de contempler les peintures murales ou les icônes, dont seules les églises les plus représentatives étaient décorées. L’usage d’une langue liturgique compréhensible par une large majorité du public, sinon de son ensemble, prend ici tout son sens et toute son importance. Stefan Nemanja — le moine Siméon — et son fils Sava, qui furent le premier à l’origine de la dynastie némanide, le second le premier archevêque de l’Eglise autocéphale de Serbie, sont aussi en tête de file des saints de l’Eglise locale201. Ils représentent les maillons initiaux d’une sorte d’institution simultanément liturgique, cultuelle et politique qui constitue l’originalité de la Serbie du bas Moyen Age. Il s’agit d’une propension marquée, plutôt que d’une règle générale, au culte des saints rois et archevêques. Cette pratique devait s’étendre à la suite des deux saints fondateurs à plusieurs autres rois, ainsi qu’à un plus grand nombre encore d’archevêques. La médiation littéraire et artistique de ces cultes était assurée par les textes liturgiques et hagiographiques particulièrement soignées, ainsi que par une iconographie de plus en plus élaborée202. La série des hagio-biographies des souverains et des archevêques, ainsi que les compositions de donateurs dynastiques et ecclésiastiques dans les fondations pieuses, révèlent une idéologie des deux pouvoirs alliés dans un dessein consensuel : la sanctification des deux corps sociaux dans une perspective eschatologique. Cette sanctification est aussi un paramètre d’orientation éthique et mystique de l’ensemble de la communauté des fidèles-sujets de 201 Dorota Gil, “Izme$u sakralizacije i poilitizacije istorije i tradicije - sveti vladar Stefan Nemaqa» (Entre la sacralisation et la politisation de l’histoire et de la tradition — le saint souverain Stefan Nemanja), in Stefan Nemanja — Saint Siméon le Myroblite. Histoire et tradition, Belgrade 2000, p. 89-93 (résumé français, p. 94). 202 Zaga Gavrilović, «Premudrost i éovekoxubxe vladara u liénosti Ste fana Nemaqe. Primeri u srpskoj umetnosti sredqeg vekka» (La sagesse et l’humanité du souverain dans la personne de Stefan Nemanja. Le exemples dans l’art serbe du Moyen Age), in Stefan Nemanja — Saint Siméon le Myro blite. Histoire et tradition, Belgrade 2000, p. 281-292 (résumé angl., p. 292). 244 La théologie politique de la royauté serbe du Moyen Age implique un aspect hiératique propre aux institutions politiques et religieuses de l’époque, mais aussi une évolution significative, reflet des mutations que devait traverser la société serbe à l’approche d’une époque nouvelle. Les représentations écrites et peintes de l’idéologie monarchique et ecclésiastique constituent autant de reflets des polarisations au sein d’une société de plus en plus contrastée, aux contradictions et nuances croissantes. Les textes narratifs dont les plus importants sont de loin les hagio-biographies, représentent un type de source de tout premier ordre pour l’étude de cette mutation lente mais irréversible. Le XIIIe siècle est tout entier marqué par les hagio-biographies des deux saints fondateurs, Stefan Nemanja devenu Saint Siméon 245 BOŠKO I. BOJOVIĆ ’L’hagio-biographie dynastique et l’idéologie de l’Etat serbe au Moyen-Age le Myroblyte, le fondateur de la dynastie némanide203, ainsi que par son fils cadet Sava, premier archevêque de l’Eglise autocéphale de Serbie. gements de forme et non de fond de la pensée politique quant à la légitimation du pouvoir souverain en Serbie206. Les vertus traditionnelles de prince chrétien, défenseur de la foi et de la tradition, de l’Eglise et de la patrie, sur une toile de fond de références vétérotestamentairs, ornent la figure de législateur et d’évangélisateur, de militaire et de moine, de père protecteur de la patrie et de fils fidèle de l’Eglise, qui consacre sa vie au profit de la patrie et soumet sa volonté aux desseins divins ; l’idéal du souverain l’accompagne jusqu’après sa mort où il devient l’intercesseur auprès du Christ pour l’ensemble de son peuple207, désigné parfois comme le «Nouvel Israël»208. On assiste ainsi à une extension progressive, même si généralement symbolique, de la sanctification, qui commence par le souverain et l’archevêque, s’étend à la dynastie et à la hiérarchie, puis au troupeau, désigné par une citation liturgique comme «Peuple élu» ou « peuple saint » dans le « sacerdoce royal du Christ »209. La systématisation de la succession des hagio-biographies dynastiques, avec le développement de la notion de la «Sainte lig née» némanide, caractérisent la première moitié du XIVe siècle. Après une longue période de confusion et de crise de conscience liée à la rupture avec le Patriarcat œcuménique au milieu du siècle et à la fin de la dynastie némanide en 1371, un renouveau de légitimation du pouvoir central est en pleine gestation à la fin du XIVe siècle avec le culte martyrologe du prince Lazare mort à la bataille de Kosovo en 1389204. Les références aux saints fondateurs et autres figures glorifiées de la lignée némanide, allaient désormais se relayer avec le martyre de Kosovo, ainsi qu’avec les saints despotes Brankoviç205, durant tout le XVe siècle, ainsi que lors des siècles obscurs de la domination ottomane. Si une différentiation des genres, entre littérature hagio-biographique, d’une part, et historiographie dynastique, d’autre part, s’instaure à partir de la fin du XIVe siècle, elle marque des chanSur Stefan Nemanja et le saint roi Stefan de Hongrie, voir P. Rokai, “Sveti vladar, osnivaé dinastije i dràave Stefan Nemaqa i Sveti Stefan» (Le saint souverain, fondateur de la dynastie et de l’Etat Stefan Nemanja et le saint Stefan), in Stefan Nemanja — Saint Siméon le Myroblite. Histoire et tra dition, Belgrade 2000, p. 95-98 (résumé angl., p. 99). 204 B. Bojoviç, “Die Genese der Kosovo-idee in den ersten postkosovoer hagiographisch-historischen Schriften. Versuch aus der Ideengeschichte des Serbischen Mittelalters”, Die Schlacht auf dem Amselfeld 1389 und ihre Folgen, Belgrade - Düsseldorf 1991, p. 215-230 ; Id., “L’inscription du despote Stefan sur la stèle de Kosovo 1403-4”, Messager orthodoxe 106 - Numéro spécial, Paris, IIIe trimestre 1987, p. 99-102. 205 Continuateurs de la tradition némanide, les Brankoviç ont été durant plus d’un siècle et demi les généreux donateurs de plusieurs monastères athonites, en premier lieu ceux de Chilandar et de Saint Paul, cf. M. SpremiÇ, «Brankoviçi i Sveta Gora» (Les Brankoviç et le Mont Athos), in Druga kazivaqa o Svetoj Gori, Belgrade 1997, p. 81-100. B. Bojović, “ Historiographie dynastique et idéologie politique en Serbie au Bas Moyen Age. Introduction à l’étude de l’idéologie de l’Etat médiéval serbe”, Südost-Forschungen 51, Munich 1992, p. 29-49. 207 Smilja Marjanoviç-Duèaniç, Vladarska ideologija Nemaqiça (L’idéologie monarchique des Nemanjiç), Belgrade 1998, p. 187-287. 208 Teodosije Hilandarac (éd. Dj. Daniéiç), %ivot Svetoga Save (La vie de Saint Sava), Belgrade 1860 (réimpression, Belgrade 1973), p. 74, 88. 209 Grégoire Camblak, §itie na Stefan Deéanski ot Grigorii Camblak (Vie de Stefan Deéanski de Grégoire Camblak), éd. A. Davidov, G. Danéev, N. Donéeva-Panaiotova, P. Kovaéeva, T. Genéeva, Sofia 1983, p. 124. La formule “sacerdoce royal et peuple saint” est employée dès la fin du XIIIe siècle dans l’Eloge de Saint Siméon et de Saint Sava, voir Teodosije, Sluùbe, kanoni i Pohvala (Offices, canons et éloge), Belgrade 1988, p. 251. D’après Jean Chrysostome : “Le gouvernement et le sacerdoce ont chacun leurs limites, bien que le sacerdoce soit le plus grand des deux” ; Léon Diacre explique la notion de l’équilibre du sacerdoce et de la royauté, “l’un confié par le Créateur pour le soin des âmes, l’autre pour le gouvernement des corps”, par cette formule qu’il attribue à Jean Tzimiskès (969-976) ; de même encore le patriarche Athanase Ier, au XIVe siècle énonce que “le sacerdoce n’a pas été donné au peuple chrétien pour le bien de l’empire, mais l’empire pour le bien du sacerdoce”, cf. Nicol, “La pensée politique…”, p. 66 n. 1, 67, ainsi s’exprime la continuité d’une conception d’équilibre ou de préséance de l’Eglise. 246 247 203 206 BOŠKO I. BOJOVIĆ ’L’hagio-biographie dynastique et l’idéologie de l’Etat serbe au Moyen-Age Les recherches iconographiques sur l’idéologie dynastique corroborent les résultats obtenus par l’étude des textes narratifs, des documents et des textes juridiques. Les portraits dynastiques dans les fondations royales210, destinées souvent à servir de lieu de sépulture des souverains, confirment les idées exprimées dans les textes tout en coïncidant souvent dans le temps avec leur création. Ceci est particulièrement vrai pour le cycle de “Joseph le Magnifique” dans l’église de Sopoçani (milieu du XIIIe siècle), qui illustrent les parallélismes bibliques avec leur symbolique princière exprimée dans l’œuvre de Domentijan à la même époque. L’expression picturale de la “Lignée de sainte extraction”, dans les grandes fondations royales et archiépiscopales du début du XIVe siècle, exécutée sur le modèle iconographique biblique de la “Lignée de Jessé”, coïncide avec l’œuvre littéraire majeure de l’archevêque Danilo II, Vie des rois et archevêques serbes211. Le caractère christocentrique de ces conceptions est donc transposé par la peinture murale des fondations royales et autres institutions monastiques et ecclésiastiques à partir du début du XIIIe siècle. Le caractère aulique de la royauté est exprimé par la sublimation artistique des compositions dynastiques souvent re- présentées selon le schéma de l’iconographie biblique et ecclésiastique classique. Ainsi les obsèques de la reine Anne à Sopoçani sont assimilées à la Dormition de la Théotokos, les grands Conciles d’Etat aux Conciles œcuméniques, la translation des reliques de Siméon-Nemanja à celle de Jacob, les portraits des rois Stefan Deéanski et Stefan Duèan aux pieds du Christ à Deéani à la tra ditio legis, les illustrations des Hymnes de la Nativité et autres textes liturgiques font figurer les souverains selon le modèle des fêtes de Noël et de la Pâque à la cour de Constantinople212. La plus importante particularité de la Serbie réside néanmoins dans l’équilibre particulièrement recherché entre les deux autorités — la dyarchie des pouvoirs séculier et spirituel. Même si cette symphonie des deux corps sociaux était surtout entretenue au XIIIe siècle, avec une tendance à s’estomper progressivement au profit du domaine séculier, elle demeure la marque distinctive de la philosophie politique serbe213. C’est de cette interdépendance que procède la profusion relative de textes narratifs ou rhétoriques, liturgiques et laudatifs, des œuvres d’art architectural et iconographique, qui constituent le riche et explicite patrimoine de la monarchie légitimée par la sainteté. Le fait d’attribuer une finalité eschatologique à la royauté némanide promeut le pouvoir de fait en pouvoir de droit. Si le prince détient le pouvoir séculier, le saint et l’Eglise détiennent l’autorité morale et spirituelle, la concertation des deux autorités étant la condition d’un consensus politique et social, éthique et doctrinal. 210 Ch. Walter, “The iconographical sources for the Coronation of Milutin and Simonida at Graéanica», in Vizantijska umetnost poéetkom XIV veka (L’art byzantin au début du XIVe siècle), Belgrade 1978 ; V. DjuriÇ, «Ikonografska pohvala Svetom Simeonu Nemaqi u Studenici» (Eloge iconographique de Saint Siméon Nemanja à Studenica), in Stefan Nemanja — Saint Siméon le Myroblite. Histoire et tradition, Belgrade 2000, p. 267-277 (résumé français, p. 277-280) ; B. Todiç, «Predstave sv. Simeona Nemaqa, nastavnika prave vere i dobre vlade, u sredqevekovnom slikarstvu» (Représentations de Saint Siméon Nemanja, enseignant de la vraie foi et du bon gouvernement dans la peinture médiévale), in Stefan Nemanja — Saint Siméon le Myroblite. Histoire et tradition, Belgrade 2000, p. 295-304 (résumé français, p. 305). 211 On pourrait dire aussi pour les auteurs des textes narratifs ou poétiques relatifs aux cultes dynastiques, qu’ils “ont fait preuve d’initiative et de compréhension : ils ont suivi une méthode byzantine, mais l’ont adaptée au cas particulier que leur offrait leur histoire nationale” A. Grabar, “Les cycles d’images byzantines tirés de l’histoire biblique et leur symbolisme princier”, Starinar 20 (1969), p. 137. 212 V. Djuriç, “Slika i istorija u sredqovekovnoj Srbiji” (Image et Hi stoire dans la Serbie du Moyen Age), Glas SANU CCCXXXVIII (1983), p. 117133, résumé français, p. 133-144 ; Id., “Istoriske kompozicije u srpskom slikarstvu sredqeg veka i qihove kqiùevne paralele” [I-III] (Les scènes historiques dans la peinture médiévale serbe et leurs parallèles historiques), Zbornik RVI 8 (1964), p. 69-90 ; 10 (1965), p. 121-148 ; et 11 (1968), p. 99-119 (résumé français, p. 119-127). 213 B. Bojoviç, L’idéologie monarchique dans les hagio-biographies dynastiques du Moyen-Age serbe, Orientalia Christiana Analecta N° 248, Pontificium Institutum Orientalium Studiorum, Roma 1995 (727 + LII pp.). 248 249 BOŠKO I. BOJOVIĆ Issue d’une nécessité de légitimation de pouvoir à une époque charnière pour le devenir de la civilisation byzantine214, la royauté de Serbie médiévale s’est taillé un espace plus ou moins spécifique aussi bien dans le domaine séculier que spirituel, politique que culturel. Le cas serbe présente naturellement plus d’intérêt dans la forme que dans le fond. Le fait de pouvoir suivre, depuis sa gestation jusqu’à sa maturité à l’aube de l’époque moderne, l’évolution d’une culture politique est d’un intérêt considérable215. C’est aussi l’intérêt de pouvoir étudier une philosophie monarchique et essentiellement ecclésiastique par une référence systématique aux textes, aux créations de l’art, en tant que faits authentiques dans la continuité des phénomènes culturels. 214 P. Guran, “La légitimation du pouvoir princier dans les hagiographies slavo-byzantines (XIe-XIVe siècles)”, Archæus. Etudes d’histoire des religions, IV, Bucarest 2000, p. 247-324. 215 “This is to fail to differentiate between the hagiographer’s aim of edification and the historiographer’s of information. It not merely ignores the literary merit of the collection, which must be judged against its mediaeval background, but is also incorrect from the historian’s point of view since without the collection less would be known of the archbishops. The Vitae regum et archiepisco porum Serbiae form a virtually unique collection combining elements of hagiography, biography and historiography which deserves both study and admiration” : F. J. Thomson, “Archbishop Daniel II of Serbia Hierarch, Hagiographer, Saint. With Some Comments on the Vitae regum et archiepiscoporum Serbiae and the Cults of Medieval Serbian Saints”, Annalecta Bolandiane 111 (1993), p. 128. 250 252 Bo{ko I. Bojovi} Bo{ko I. Bojovi} Hagiographie et littérature ХАГИОГРАФИЈА И КЊИЖЕВНОСТ 253 BOŠKO I. BOJOVIĆ T ransmission du patrimoine byzantin . . . Transmission du patrimoine byzantin et formation des médiateurs d’identités autochtones Délimitée au Nord par les cours de la Save et du Danube, à l’Est par la mer Noire, au Sud par la mer Egée et à l’Ouest par les mers Adriatique et Ionienne, la grande péninsule du Sud-est européen ne porte le nom de Balkans que depuis une époque assez récente. Désignée avant le XIXe siècle par des noms issus des conceptions néo-classiques, la péninsule avait pour adjectif les noms : Hellénique, Grecque, Byzantine, parfois aussi Péninsule Romaine ou encore Illyrienne. En même temps que ces noms tirés de l’Antiquité, certains cartographes et géographes occidentaux se servaient de celui d’Empire Ottoman d’Europe, ou de Turquie d’Europe, nom qui prévalut jusqu’au Congrès de Berlin en 1878. C’est au commencement du XIXe siècle que, sous l’influence des idées géographiques de Humboldt et de Ritter, se manifesta la tendance à remplacer, dans l’étude des contrées de la Terre, les divisions politiques ou historiques par les divisions basées sur les faits naturels. S’inspirant de la conception erronée d’une chaîne de montagnes centrale, le géographe A. Zeune donna, en 1808, à la Péninsule Sud-Est européenne le nom de “Péninsule des Balkans”. Ce nom est à la fois un héritage de l’époque ottomane et de la géographie antique. Le mot turc de Balkan (= montagne) désigne la chaîne montagneuse (l’antique Orbelus ou Hæmus, aujourd’hui Rhodope, en Bulgarie) qui coupe en deux selon une direction EstOuest la partie orientale de la péninsule. Selon la conception de la géographie antique (Strabon, Ptolémée), une chaîne montagneuse traverserait sans discontinuité la péninsule d’Est en Ouest. 254 255 BOŠKO I. BOJOVIĆ T ransmission du patrimoine byzantin . . . Cette conception est rejetée par la géographie moderne car elle ne tenait pas compte de la grande dépression que forment les vallées de la Morava et du Vardar (Axios), coupant la péninsule en deux dans le sens Nord-Sud. Appelée à l’époque de la Renaissance Catena mundi ou Catena del Mondo, cette “Chaîne centrale” (Centralkette), bien que géographiquement arbitraire, séparait néanmoins les pays balkaniques méridionaux, Grèce, Macédoine, Thrace, des pays septentrionaux, contrées inhospitalières, au climat continental rude, aux neiges abondantes et aux gelées excessives, habitées selon les Hellènes par les Barbares. La notion de frontière culturelle et géographique est donc symboliquement inscrite dans le nom même de la Péninsule Balkanique. Cette notion d’altérité et de clivages entre le Nord barbare et le Sud civilisé, entre l’Orient orthodoxe et l’Occident latin, entre les mondes grec et slave, musulman et chrétien, plus récemment entre le monde communiste et le monde libre, fait partie de l’identité de la péninsule. Une unité culturelle faite de nombreux dénominateurs communs n’en transcende pas moins ces clivages. Reconnaissable notamment dans la vie quotidienne et dans la culture populaire, cette unité fait que les Balkans ne sont assimilables au Levant ou à l’Asie Mineure, ni à l’Europe Centrale ou Orientale, mais qu’ils sont surtout marqués par les particularités géographiques et historiques qui leur sont propres. La spécificité balkanique réside non seulement dans cette ambivalence entre l’Orient et l’Occident, mais également dans une alternance de modèles de société qui se sont relayés dans la longue durée des épo ques de son histoire. C’est une alternance entre des autarcies locales, en partie conditionnées par la nature du terrain, et de longues périodes où la péninsule faisait partie de vastes empires polyethniques, qui a façonné ce paradoxe entre divergences et unité. La péninsule balkanique a été durant une très longue partie de son histoire ancienne (Antiquité, Moyen Âge, et même dès la période préhistorique) l’une des matrices majeures des civilisations du bassin méditerranéen et dans une continuité remarquablement persistante, l’une des principales zones de transmission des cultu- res méditerranéennes vers le Continent européen. Cette alternance entre inventivité autochtone et synthèse avec les valeurs d’apport extérieur (issues principalement de la Méditerranée orientale) est l’une des caractéristiques du génie grec, classique et médiéval, avec un apport non négligeable de l’arrière-pays du sous-continent balkanique. Ceci en tenant compte de la cohésion entre la partie maritime et continentale des Balkans qui a souvent été négligée et qui reste encore assez peu connue. Après avoir été le point de départ de la grande synthèse hellénistique macédonienne, le reste de l’espace continental devint celui de la rencontre entre les deux grandes civilisations de l’Antiquité, grecque et romaine. La période classique des grands empires prit fin avec les débuts du Moyen Âge et la gestation des royautés issues des grands déplacements de populations inaugurées par les invasions des peuples eurasiatiques venus des plaines nord-orientales. Les peuples slaves du Sud-est européen furent intégrés à la sphère culturelle de ce qui fut la grande synthèse byzantine. Le rayonnement éblouissant du millénaire byzantin était un facteur civilisateur de cohésion culturelle qui transcendait profondément les différences ethniques et linguistiques de ce carrefour des mondes que sont les Balkans. C’est néanmoins le Moyen Âge qui vit l’éclosion et l’expansion de pays slaves issus du Commonwealth byzantin. La crise de l’universalisme romano-byzantin fut corollaire de l’affirmation des Églises et des États nationaux qui sont à l’origine des pays et États modernes. Comprimé entre les deux Universalismes concurrents et en pleine expansion, entre l’islam ottoman et l’Occident catholique, l’Empire byzantin et les royaumes balkano-slaves furent engloutis au XIVe-XVe siècle par le raz-de-marée ottoman. Après que le flux asiatique fut épuisé dans les plaines pannoniennes et aux confins des Alpes devant Vienne, la frontière entre les Empires est-germanique et turc se stabilisa pour un temps sur les rivières Save et Danube : frontière naturelle des Balkans qui fut jadis la frontière de l’Empire romain, puis byzantin. Intégrés dans le système administratif ottoman les pays balkaniques per- 256 257 BOŠKO I. BOJOVIĆ T ransmission du patrimoine byzantin . . . dirent leurs structures médiévales et leurs institutions politiques et culturelles. Dans le nivellement uniformisateur d’un Empire militariste, théocratique et féodal, ils furent inclus grâce au critère centralisateur des communautés confessionnelles. Seule institution dûment reconnue par la Porte comme représentant légitime du “ milet ” chrétien, le Patriarcat de Constantinople devint l’agent intégrateur des peuples chrétiens, sujets de deuxième zone du sultan. Telle était à peu près la situation des Balkans lorsque les grands bouleversements géopolitiques issus du Siècle des Lumières inaugurèrent au début du XIXe siècle la restructuration idéologique et géopolitique qui fut à l’origine de l’Europe moderne. L’approfondissement des connaissances sur la relation entre ces deux composantes majeures du monde balkanique est un facteur essentiel pour comprendre les rapports complexes au sein des civilisations balkaniques et pour saisir la part de leurs particularités respectives ainsi que de leur homogénéité culturelle. Espace de transfert et de médiation entre les grands ensembles politiques et culturels qui se sont succédés sur ses flancs méridionaux et septentrionaux, puis orientaux et occidentaux, la péninsule balkanique a été depuis la plus haute antiquité une zone de transition, de rencontre et de confrontation entre des courants d’expansion aussi antagonistes que complémentaires. Véritable pont lancé entre des mondes mal accordés et souvent hostiles, l’aire balkanique avait alterné dans la longue durée des périodes de turbulences et de drames douloureux, avec ses migrations, ses exodes, ses déportations de populations entières, auxquels se succédaient de longues périodes de stabilité et de prospérité, de stratification de ses diversités et de cohésion de ses dénominateurs communs. Byzance fut une expression des plus éclatantes de la synthèse de différences longtemps peu compatibles, qui a fait de la Méditerranée orientale un accomplissement des grandes civilisations qui s’étaient relayées sur ses pourtours. L’Empire ottoman prit sa relève d’une manière plus efficace à ses débuts mais moins heureuse quant à ses acquis civilisateurs au cours des derniers siècles de son hégémonie. Il ne faut cependant pas sous-estimer l’apport civilisateur du conquérant ottoman qui assura une ultime cohérence politique, administrative, mais aussi culturelle aux sociétés cloisonnées à l’issue de la crise du monde médiéval. Ne pas oublier non plus le rôle de barrière que la puissance ottomane joua devant les accès de fanatisme religieux qui se manifestèrent périodiquement au Moyen Orient. Si le courant cyrillo-méthodien avait marqué au IXe siècle l’apparition d’un particularisme culturel au sein du cercle civilisateur byzantin, cette expression du rayonnement de la civilisation romano-byzantine n’avait cependant pas produit une assise institutionnelle stable et durable avant le démantèlement du vieil empire au début du XIIIe siècle. L’Empire byzantin parvint à rétablir son hégémonie sur les populations slaves sans jamais pouvoir cependant éradiquer les ferments de révolte aboutissant à des tentatives d’émancipation périodiques. La crise profonde de l’Empire à la fin du XIIe siècle aboutit au désastre de 1204, époque qui devait marquer l’apparition d’institutions monarchiques slaves relativement durables dans le cadre culturel et idéologique byzantin. Vers la fin du XIVe siècle ces royaumes vivent à leur tour une crise irrémédiable ponctuée par la montée de la puissance ottomane qui allait supplanter au XVe siècle l’Empire byzantin. La fin du Moyen Age conventionnel est donc marquée dans le SudEst européen par un bouleversement politique, institutionnel, structurel et idéologique qui devait imprégner les consciences et signifier la transition d’une époque révolue vers les temps modernes. Cette transition coïncide en grande partie dans le temps avec celle qui s’opère dans le reste de l’Europe, mais avec des différences importantes dues en partie aux particularités de l’aire culturelle concernée et encore plus aux conditions créées par l’établissement de l’hégémonie ottomane. Les premiers signes de changement se manifestent dans un glissement progressif dans l’ordre de valeurs modèles. Si le Moyen Age avait consacré la sainteté en tant que modèle de référence et point suprême sur l’échelle des valeurs morales, dès la fin du 258 259 BOŠKO I. BOJOVIĆ T ransmission du patrimoine byzantin . . . XIVe siècle émerge un autre modèle de référence qui marque la sécularisation des critères éthiques. C’est désormais le héros épique qui incarnera le modèle conforme à une éthique plus proche de l’humanité que de la divinité. Cette évolution apparaît nettement dans la littérature dès la fin du XIVe siècle, mais aussi à travers les différents cycles de la poésie épique. En tant que point culminant des valeurs incarnées dans une vie humaine, le saint homme est progressivement supplanté par un héros dont le modèle ne se situe plus sur une échelle temporelle établie entre l’humanité et la divinité, entre le monde et son accomplissement eschatologique. Au saint roi, intercesseur auprès de Dieu, succède un Marko kraljeviç, intrépide et justicier, rebelle et indomptable, mais au bout du compte et par la force des choses vassal loyal du sultan ; au saint anachorète dans la réclusion du désert succède le haïdouck, ou le kleft, un hors-la-loi dans la montagne et dans les bois. Si l’homme du Moyen Age se définit par rapport à l’altérité eschatologique, celui de l’époque moderne se définit plutôt par rapport à une altérité sociale — celle du seigneur ottoman, le sultan et les fonctionnaires de son administration. ration d’un système juridique autonome issu de la réception du droit romano-byzantin mais adapté aux besoins locaux commence seulement au XIIIe siècle pour arriver à un début de maturation vers le milieu du XIVe siècle. Ayant supprimé les clivages administratifs et juridiques entre les monarchies féodales du Moyen Age, l’Empire ottoman instaure un ordre uniforme basé sur une administration très centralisée et sur une loi religieuse islamique. Les clivages de cette aire culturelle ne seront plus désormais ni ethniques, ni linguistiques, ni féodaux, mais presque exclusivement confessionnels. La suppression des Eglises autocéphales, c’est-àdire à bien des égards “nationales”, et leur soumission à l’autorité du patriarcat de Constantinople, restaure une forme d’unité culturelle que Byzance avait perdue depuis plus d’un demi-millénaire. Les déboires du “milet” non musulman et la position défavorisée de la raya chrétienne avaient suscité des solidarités et surmonté les clivages que l’orthodoxie byzantine avait parfois favorisés. Cette situation a sans doute facilité ce surprenant attachement au patrimoine commun hérité d’une époque révolue. Un héritage qui sert de prétexte et qui offre des éléments pour construire des récits comprenant tout un code de valeurs et de règles de comportement, formant ainsi aussi bien une éthique des rapports humains qu’une idéologie de conceptions communément partagées. En l’absence d’institutions culturelles laïques qui eussent pu être patronnées par un Etat civil ou chrétien, la société du “milet” chrétien a dû inventer des modes de régulation des rapports humains et sociaux. Même s’il se réfèrent quelquefois aux Codes législatifs médiévaux “Knjige Starostavne” chez les Slaves ou “Code de Leka Dukadjin” chez les Albanais, ces codes éthiques, formes rustiques de règlement de la vie sociale au sein d’un monde essentiellement rural, sont essentiellement transmis par une tradition vernaculaire. Véhiculés par la littérature populaire, les éléments de ces normes éthiques sont recueillis dès le XVIe, mais surtout au début du XIXe siècle par les chercheurs et les voyageurs qui les ont consignés par écrit sous les formes diverses de la tradition populaire orale : les contes, les dictons, les lamentations, les fables, * * * Les dénominateurs communs de l’espace balkanique ne sont pas seulement du domaine de la vie quotidienne — culinaire, folklorique, mais aussi culturelle dans le sens plus restreint du terme. Toute la culture médiévale longtemps pétrifiée par les conditions particulières à l’époque de la domination ottomane, en constitue un patrimoine sinon complètement commun, du moins d’une nature très fortement convergente. La littérature ecclésiastique et dans une moindre mesure profane avait très tôt transcendé les barrières linguistiques. La réception de la littérature byzantine, du droit romano-byzantin, constitue l’un des plus grands apports favorisant la convergence entre la partie méridionale et septentrionale des Balkans au Moyen Age. L’apparition et un début d’épanouissement des littératures autochtones dans les pays balkano-slaves ne se fait que vers la fin du Moyen Age. L’élabo260 261 BOŠKO I. BOJOVIĆ T ransmission du patrimoine byzantin . . . les chants, surtout les chants épiques. L’éthique héroïque de cette tradition populaire, avec des personnages supra-nationaux tels que Marko Kraljeviç, Starina Novak, Nasradin Hodàa, donne accès aux codes de bon sens et de réalités communes à toutes les sociétés balkaniques. Les chants épiques constituent une tradition de toute première importance pour la connaissance des échelles de valeur d’une société que l’absence de législation écrite et d’institutions officielles hormis celle de l’Eglise, laisse dans l’opacité d’un état de suspens entre les deux époques dans le temps et entre les deux civilisations dans l’espace. * * * La réception du patrimoine byzantin dans l’aire balkanoslave a joué le rôle d’un ciment culturel. La médiation de la culture romano-byzantine, dont les zones d’extension s’étendaient bien au-delà de l’espace Sud-Est européen, était assurée par l’Eglise romaine et par celle de Constantinople. Le fait que l’Eglise de Constantinople recourût au IXe siècle à la langue slave en tant qu’agent médiateur de l’évangélisation des peuples barbares constitua un puissant facteur d’intégration culturelle dans cette partie de l’Europe. Les textes fondateurs de la civilisation chrétienne (bibliques, liturgiques, patristiques, hagiographiques, juridiques) furent traduits en une langue accessible à une majeure partie des populations christianisées. Les arts plastiques (architecture, iconographie), au service de l’Eglise et du pouvoir séculier, témoignent de la réintégration de l’espace balkanique dans l’ordre de valeurs du monde policé. La hiérarchie des valeurs de la société médiévale tend à se conformer à une structure monarchique issue des conceptions judéo-chrétiennes et romano-byzantines. Les arts et lettres du monde slavo-byzantin sont un des éléments majeurs des notions idéologiques d’une aire culturelle intermédiaire située entre l’espace demeuré partie intégrante de l’Empire byzantin et celui de la féodalité médiévale de l’Occident chrétien. L’assimilation de la culture byzantine est un processus continu auquel s’ajoute vers la fin du Moyen Age une interprétation locale des structures so- ciales. Les cultes des saints jouent un rôle d’individuation au sein des sociétés cristallisées autour des structures monarchiques. L’autorité séculière et sacerdotale cultive les témoignages individuels et les manifestations collectives du bien fondé eschatologique de l’ordre établi. La pérennité de la mémoire et d’un destin commun dans le temps imparti au genre humain confère aux institutions du pouvoir monarchique une légitimité qui s’inscrit dans une continuité de longue durée. La profusion des textes hagiographiques et leur adaptation relativement précoce aux manifestations locales dans ce domaine témoignent sans doute de la prépondérance du rôle de l’Eglise en tant que facteur d’homogénéisation idéologique au sein des systèmes étatiques. De même l’apparition tardive des recueils législatifs, des genres historiographiques et autres écrits profanes, témoigne de la lenteur de la laïcisation de ces sociétés où l’Eglise a si longtemps joué un rôle de cohésion plus important que celui de l’Etat monarchique. L’étude de l’évolution de la littérature slavo-byzantine, au moyen d’une lecture attentive rendue possible par une approche critique de l’histoire de ces textes, offre l’occasion d’aborder un domaine d’investigations beaucoup trop délaissé jusqu’à maintenant. Il s’agit de l’histoire des sociétés concernées à travers l’évolution des courants de pensée que ces textes permettent de reconstituer avec plus au moins . Les éléments d’analyse supplémentaires, comme par exemple l’iconographie et d’autres objets de la culture matérielle, entrent obligatoirement dans ce champ d’enquête, mais les textes narratifs, normatifs, liturgiques, offrent un intérêt d’autant plus grand qu’ils ont été peu exploités, alors qu’ils représentent une mine d’informations particulièrement abondante pour l’histoire non événementielle. L’étude du contenu de ces textes, de leur diffusion et de leur fonction dans les sociétés for mées autour des institutions monarchiques est certes une entreprise considérable, si l’on tient compte de leur relative abondance et de leur dispersion sur l’espace d’expansion de la culture byzantino-slave, mais seule une approche systématique permet d’en 262 263 BOŠKO I. BOJOVIĆ T ransmission du patrimoine byzantin . . . tirer profit de façon significative. C’est pourquoi une présentation, aussi sommaire soit-elle, de quelques-uns de ces corpus de textes représente un prélude indispensable aux recherches futures. Lorsque la littérature et plus généralement la culture officielles perdirent leurs assises institutionnelles après la disparition des Etats chrétiens des Balkans, un ordre nouveau fut instauré par une autorité obéissant à des préceptes idéologiques et structurels différents et peu compatibles avec l’ancien ordre de valeurs. Les communautés chrétiennes qui se trouvèrent dans cette situation inédite étaient encadrées par l’autorité ecclésiastique de l’Eglise orthodoxe qui avait retrouvé une nouvelle unité sous les auspices d’une tutelle impériale restaurée par un pouvoir islamique. Repliées sur elles-mêmes, avec l’Eglise désormais seule autorité assurant la perpétuation de son identité et de ses valeurs héritées du Moyen Age, les communautés chrétiennes eurent à engendrer des normes éthiques adaptées aux nouvelles conditions. Ceci d’autant plus qu’une certaine sécularisation de la société que l’on peut percevoir dès la fin du XIVe et au XVe siècle avait néanmoins laissé présager une époque nouvelle. C’est ainsi que les communautés chrétiennes, en très grande partie reléguées dans une condition de dépendance terrienne, engendrèrent une culture populaire avec des dénominateurs communs issus de l’héritage transmis par les institutions ecclésiastiques auxquelles devaient s’ajouter ceux créés par l’unité administrative, économique et politique retrouvée au sein du vaste empire ottoman. La connaissance de cette tradition populaire, surtout vernaculaire, mais qui commence a être recueillie par les hommes de lettres dès les débuts de l’époque moderne, offre des éléments indispensables pour la compréhension de cette longue transition entre le Moyen Age et l’époque moderne au cours des siècles de la domination ottomane. Une approche critique dans l’étude comparative de ces traditions populaires est d’autant plus indispensable que le grand éveil des nationalités du XIXe et même au début du XXe siècle fournit prétexte à des interprétations aussi erronées qu’exclusives au service des idéologies nationales. Cette réinterprétation, aussi impartiale que critique et analytique, aussi comparatiste que synthétique, est d’autant plus indispensable que les sciences humaines au sein des institutions nationales ont beaucoup trop tardé à démystifier les aspects émotionnels de ces traditions identitaires. Faut-il admettre que le droit à un Etat représentatif — conséquence des périodes de crise des formations multiethniques, confessionnelles ou linguistiques — aboutisse à ces extrapolations abusives des replis identitaires, générateurs de mythes des origines et autres artifices des exclusives nationales aussi réductrices que dangereuses et irrationnelles ? L’avenir de ces communautés, aussi imbriquées qu’interdépendantes, peut-il s’inscrire dans cesinterprétations des valeurs traditionnelles aussi erronées que réductrices ? Ne vaudrait-il pas mieux orienter les projets de ces sociétés vers des prémices convergentes sans pour autant aucunement renier leurs couleurs locales et leurs expressions particulières ? D’autant plus que des signes avant coureurs d’une telle réorientation dans l’évolution des consciences sont perceptibles depuis quelque temps. Les médiateurs de ces identités nationales, autochtones et même locales, qui se multiplient jusqu’à l’époque contemporaine, seront relayés par des moyens modernes de communication et de diffusion écrite, avec une tendance marquée à la singularisation, et une insistance croissante sur les particularités, confessionnelles, linguistiques ou ethniques et même dialectales ou locales. C’est ainsi que s’achève un nouveau cycle d’évolution structurelle et identitaire au sein d’un espace où des causes plus ou moins comparables ont déjà pu produire des conséquences relativement similaires. A partir d’un fonds commun romano-byzantin hérité de l’Antiquité, l’histoire de l’époque médiévale traverse une période de fragmentation en des monarchies plus institutionnellement homogènes que culturellement cohérentes, pour aboutir à un émiettement féodal qui avait précédé la conquête ottomane. L’agonie de l’Empire ottoman ayant engendré la fameuse «Question d’Orient», les jeunes Etats-nations créés dans la mouvance des restructurations européennes, exemplifiant la palingénésie mo- 264 265 BOŠKO I. BOJOVIĆ derne et contemporaine dans l’espace Sud-Est européen, portent toujours l’empreinte d’un décalage dans le temps par rapport aux processus en cours dans les parties plus développées du continent. Alors que l’histoire contemporaine a beaucoup trop montré la faiblesse de la marge qui peut exister entre la reconnaissance de la différence et l’intolérance, voire les conséquences dramatiques des incompatibilités redécouvertes et exacerbées, ne faudrait-t-il pas ne voir là qu’une étape inutilement douloureuse vers un nouveau reflux des processus d’intégration dans la mouvance de ceux qui ont assuré stabilité et prospérité de la partie occidentale et septentrionale de l’Europe ? Perspective qui peut sembler illusoire en une période marquée par la crise profonde que traverse une grande partie du Sud-Est européen, mais dont on doit tenir compte, du moins en tant qu’une relation de cause à effet analogue à une rétrospective historique sur la longue durée. Au cours des deux millénaires de son histoire l’espace balkanique a, en effet, traversé des périodes nettement plus longues d’homogénéité politique, culturelle et économique que celles marquées par les rivalités exacerbées entre ces particularismes locaux et nationaux. Ces particularismes, en tant que partie intégrante de son héritage historique, ne sont pourtant pas incompatibles ni contraires aux dénominateurs communs tout aussi légitimes même s’ils ont été si abusivement occultés et si souvent ignorés par les replis identitaires qui marquent les périodes de crises. Si cette partie de notre continent doit avoir un avenir meilleur c’est que la reconnaissance des différences ne doit pas faire obstacle à la redécouverte des convergences. C’est également pour cette raison que l’étude et la connaissance des sociétés du Sud-Est européen ne doit pas s’inscrire uniquement dans une perspective historique et théorique — c’est aussi bien une question d’actualité et d’immédiateté qu’un gage d’avenir et de projet de société dans cette aire culturelle que ne peut rester trop longtemps en dehors des processus en cours dans la majeure partie du notre continent. 266 L a litt é rature autochtone des pays balkano - slaves La littérature autochtone des pays balkano-slaves L’histoire des textes et textes de l’histoire Les pays de l’Europe du Sud-Est dont la langue littéraire est le slave (dont font partie les pays slaves et roumains) représentent au Haut Moyen Age un espace intermédiaire échappant à l’influence directe, littéraire et linguistique, du latin et du grec. La langue de la littérature écrite apparaît dans certains de ces pays au neuvième siècle, principalement par l’intermédiaire de la culture chrétienne du courant cyrillo-méthodien. Outre des textes traduits du grec (textes bibliques, patristiques et juridiques) et d’autres textes ecclésiastiques, on peut remarquer parmi les premières œuvres originales de la littérature de langue slave les Vies et autres textes dus aux fondateurs de la littérature vieux-slave et à leurs premiers successeurs, créée et diffusée sur le territoire de la Bulgarie, celui du Premier empire bulgare. Ces Vies représentent les textes narratifs hagiographiques, genre littéraire le plus populaire au Moyen Age, tant en ce qui concerne le monde oriental que la chrétienté occidentale. En raison de l’origine ecclésiastique de la littérature slave (qui se prolonge dans les terres moldaves et valaques jusqu’au XVIIe siècle), ce genre littéraire prédomine dans les pays de l’Europe du Sud-Est jusqu’à la fin d’un Moyen Age, qui dure en ces pays, en raison de l’hégémonie turque, jusqu’aux XVIIe et XVIIIe siècles. Un autre corpus littéraire très important est représenté par les Annales ou Chroniques qui procèdent principalement des besoins dynastiques (comme généalogies dynastiques ou bien comme compléments locaux aux chroniques universelles), et c’est pourquoi elles présentent un caractère plus séculier et historiographique. Il faut rappeler que ces deux genres de textes se mêlent parfois. Le 267 BOŠKO I. BOJOVIĆ meilleur exemple en est fourni par les Vies des rois et des arche vêques serbes de Danilo II et de ses successeurs, au point que les spécialistes parlent d’“hagio-biographies” (Kämpgen) ou bien d’“historiographie dynastique” (Hafner). Il faut garder présent à l’esprit que l’hagiographie sud-slave présente principalement un caractère plus biographique ou même strictement historiographique, ce qui n’est pas le cas avec les vies des saints écrites en général dans le monde chrétien et c’est d’ailleurs pour cette raison que le nom de “légendes des saints” ou un nom semblable est beaucoup moins caractéristique de ces écrits dans cette partie de l’Europe qu’ailleurs. Il faut en chercher la raison dans le fait que ces Vies sud-slaves ont le plus souvent un contemporain pour auteur ; ce qui signifie qu’elles présentent plus le caractère d’un témoignage direct, surtout par rapport à une moindre présence des Annales et de la littérature profane (à la différence non seulement de la littérature occidentale ou byzantine, mais même de la littérature russe), ce qui implique que les Vies ne présentent pas seulement des caractéristiques de biographies, mais aussi celles de chroniques, surtout lorsqu’il s’agit des principales personnalités de la vie sociale (politique) et spirituelle Pour une présentation sommaire de la littérature autochtone, nous donnons ci-dessous un tableau du rapport entre la culture et la monarchie correspondante dans cette partie de l’Europe, au mo ment de l’émergence de l’Etat et de la mémoire collective, puis de la continuité historiographique jusqu’à l’aube de l’époque moderne. L’étude, avec édition critique, et traduction dans des langues de grande communication internationale (anglais, allemand, français) de ces textes représente une entreprise d’envergure considérable. Un Programme de recherche de cet ordre ne peut être organisé sans la concertation d’une importante équipe de chercheurs spécialisés dans l’histoire des textes, historiens et philologues des pays concernés et d’autres. C’est dans le but de susciter l’élaboration d’un Programme de recherche international d’études balkaniques dans ce domaine que nous avons esquissé ce recensement provisoire des sources narratives appartenant au patrimoine littéraire du Moyen Age sud-slave. 268 L a litt é rature autochtone en B ulgarie m é di é vale La littérature autochtone (hagiographique et historiographique) en Bulgarie médiévale La plus ancienne, et globalement sans doute la plus riche des littératures sud-slaves, est la littérature de la zone d’extension de la monarchie bulgare, non seulement à cause de l’ancienneté de l’Etat bulgare, qui s’était forgé depuis la fin du VIIe siècle à travers une lutte quasi continuelle contre Byzance216, mais avant tout en raison du fait que l’initiative ecclésiale et littéraire de Cyrille et Méthode a trouvé son véritable point d’extension dans le cadre du royaume bulgare du IXe siècle et aussi du fait que le voisinage immédiat de Byzance ainsi que la proximité de Constantinople ont donné lieu en Bulgarie à une synergie des civilisations byzantine et slave217. La littérature qui est apparue dans l’aire géographique de la monarchie bulgare au cours du Moyen Age appartient pour une grande part au genre des Vies de caractère presque exclusivement “C’est sans doute un des grands paradoxes de l’histoire du Moyen Age dans le Sud-Est européen : l’ennemi le plus acharné, au point de vue politique et militaire, de l’Empire de Byzance était en réalité profondément imbu de la civilisation byzantine”, cf. I. Dujéev, “Relations entre les Slaves méridionaux et Byzance”, Medievo bizantino-slavo (Storia e Litteratura, Raccolta di Studi e Testi 113), vol. III, p. 210. 217 I. Dujéev, “Slavjansko-bolgarskie drevnosti IX-go veka” (Les antiquités slavo-bulgares du IXe siècle), Byzantinoslavica 11 (1950), p. 6-31 ; Id., “L’héritage byzantin chez les Slaves”, in Etudes historiques à l’occasion du XIIe Congrès international des sciences historiques. Vienne, août-septembre 1965, vol. II, Sofia, 1965, p. 131-147 ; Id., “Les rapports hagiographiques entre Byzance et les Slaves”, Medievo bizantino-slavo, cit., vol. III, p. 279 ; Vasilka Tapkova-Zaimova, «Byzance et les structures étatiques dans les Balkans aux IXe-Xe ss.», Byzantinische forschungen. Internationale Zeitschrift für Byzanti nistik, 18 (1992), p. 93-99. 216 269 BOŠKO I. BOJOVIĆ L a litt é rature autochtone en B ulgarie m é di é vale ecclésiastique218; le genre historiographique des Annales et des Chroniques est bien moins représenté. La première grande période des lettres slavo-byzantines est celle du Premier royaume bulgare (IXe-Xe siècle), avec notamment la littérature hagiographique se rapportant aux saints Constantin-Cyrille et Méthode, ainsi qu’à leurs premiers disciples. Une période intermédiaire (XIe-XIIe siècle), est marquée notamment par les Vies anachorétiques d’un genre dit “populaire”. La dernière période est celle du deuxième royaume bulgare (fin XIIe-fin XIVe siècle), qui est celle d’un véritable épanouissement de la littérature bulgare. La littérature des Vies de saints atteint, en effet, son apogée à la fin du XIVe siècle, avec l’œuvre du patriarche Euthyme de Tuµrnovo et de son école littéraire. La richesse et la valeur historico-littéraire de ces lettres slaves ne sont pas en opposition avec leur caractère d’épigone, en particulier si l’on prend en considération l’ordre de valeurs esthétiques qui au Moyen Age donne toute leur importance aux modèles consacrés au détriment de l’originalité dans la créativité artistique et littéraire219. Cette particularité par rapport à la littérature russe (Chroniques et autres écrits d’ordre historico-littéraire) et, dans une moindre mesure, serbe (hagio- biographies ou historiographies des souverains) du Moyen Age, doit s’interpréter non seulement comme l’une des conséquences de la similitude culturelle, mais comme le corollaire de la proximité géographique et institutionnelle immédiate de la Bulgarie par rapport à la civilisation et à l’Empire byzantins. La littérature bulgare se caractérise donc par une grande abondance de textes ecclésiastiques et, parmi ceux-ci, ceux qui ont le plus d’intérêt pour notre enquête sont les Vies des saints en fonction de leurs cultes dans l’Eglise de Bulgarie. Ces hagiographies comportent des éléments biographiques importants pour l’étude des mentalités, de l’idéologie officielle et de la culture ecclésiastique et politique en général220. L’historiographie bulgare médiévale (en dehors de traductions des chroniques byzantines) se limite à un nombre de textes assez restreint (généalogie royale, chronographie). Nous en donnons une liste non exhaustive, énumérant néanmoins les plus importants de ces textes ecclésiastiques et historiographiques. Début de l’hagiographie vieux-slave (fin IXe-Xe siècle) L’un des tout premiers ouvrages de la littérature vieux-slave est la Vie de Constantin-Cyrille, texte d’une valeur stylistique et littéraire considérable. Mais c’est sa qualité documentaire qui donne la mesure de la valeur historique de ce récit hagiographique, 218 Sur les premières traductions (supposées ou réelles) des passio des martyrs et autres textes hagiographiques en vieux-slave d’après les mentions des passages hagiographiques dans la Vie de Constantin-Cyrille (cf. Dujéev, “Les rapports hagiographiques”, p. 268-270 ;Id., “Relations”, cit., p. 219-220). Ajoutons à ce propos que la simple allusion aux épisodes hagiographiques dont parle Dujéev dans cet article ne constitue pas, à notre avis, un indice suffisant quant aux premières traductions vieux-slaves dans ce domaine, et ceci pour la simple raison que l’auteur de la Vie de Cyrille aurait pu les tirer de ses lectures grecques. Quant à l’effet manqué “si cette passio n’était pas également connue, au moins partiellement, à ses auditeurs et lecteurs” (Dujéev, art. cit., p. 269), ceci nous semble être une extrapolation insuffisamment convaincante et dont on ne peut que tirer des hypothèses hasardeuses. 219 D. Angelov, Buµlgarinuµt v srednovekovieto. Svetogled, ideologija, duševnost (Les Bulgares au Moyen Age. Mentalités, idéologie, sentiments), Varna, 1885 ; I. Dujéev, “Les rapports littéraires Byzantino-slaves”, Id. Medievo bizantinoslavo, (Storia e Litteratura, Raccolta di Studi e Testi 113, vol. III), Rome, 1968, p. 3-8sqq., 20. Dujéev, “Les rapports hagiographiques”, p. 267-279; Id., Iz starata buµlgarskata knižnina I. Knižovni i istoričeski pametnici ot Puµrvoto Buµlgarsko carstvo (L’ancienne littérature bulgare I. Les sources littéraires et historiques du Premier empire bulgare), Sofia,1940 (deuxième édition 1943) ; St. Stanojeviç, “Akribija kod naèih starih pisaca” (La méthode de nos écrivains médiévaux), JIČ 3 (1937), p. 107-118 ; F. Halkin, “L’hagiographie byzantine au service de l’histoire”, in Thirteenth Internatiional Congress of Byzantine Studies, Oxford 1966, publié en 1967 dans les Proceedings du Congrès, p. 345-354 (repris dans Id., Recherches et documents d’hagiographie byzantine, Bruxelles, 1971, p. 260-269 ; Vasilka Tapkova-Zaimova, “Le double-think dans la communication littéraire byzantino-bulgare”, MNHMH D. A. ZAKUQHNOU, MEROS B (SUMMEIKTA 9), Athènes, 1994, p. 347-355. 270 271 220 BOŠKO I. BOJOVIĆ L a litt é rature autochtone en B ulgarie m é di é vale constat tout aussi valable pour la Vie de Méthode221. Composée en vieux-slave, probablement en Pannonie, par un contemporain (vraisemblablement peu après sa mort, le 14 février 869, et au plus tard en 882222, peut-être par Clément d’Ohrid)223, presque complètement dépourvue d’éléments miraculeux, cette première Vie vieux-slave224 est une source précieuse pour l’histoire de la christianisation des Slaves et d’autres peuples païens225. Comme sources principales dans l’élaboration de son ouvrage destiné à raconter sa vie et expliquer ses conceptions, l’auteur de cette Vie s’est servi de la plupart des œuvres de Constantin que ce dernier avait écrites en grec mais qui nous sont parvenues uniquement en traductions slaves226. Au vu du pays supposé de sa création, la Vie de Constantin-Cyrille ne ferait pas partie de la littérature vieux-bulgare. Les Vies des deux apôtres des Slaves appartiennent certai- nement au patrimoine commun des pays et peuples slaves, y compris des Slaves non orthodoxes. C’est le rôle de la Bulgarie dans la perpétuation de l’œuvre des deux frères thessaloniciens qui fait que cette œuvre de valeur exceptionnelle appartient à bien des égards en premier lieu à l’héritage culturel de la Bulgarie médiévale227. Constantin-Cyrille est né à Thessalonique en 827 ; il fit ses études à Constantinople et reçut le surnom de Philosophe. Bibliothécaire de l’église de Sainte-Sophie, il fut aussi le secrétaire du patriarche constantinopolitain. En 860/1, il est envoyé par l’empereur Michel III (843-867) comme missionnaire dans l’Empire khazar. Avec son frère Méthode il crée en 862 l’alphabet slave avant de partir évangéliser les Slaves de Moravie, en 863, à l’invitation de leur prince Rastislav. A l’issue de cette mission il est convoqué avec Méthode par le pape Nicolas Ier à Rome (en 867) où il porte les reliques de saint Clément (mort en martyr v. 101) qu’il avait rapportées de sa mission à Cherson. Son récit sur la recherche, l’invention et la translation de ces reliques comprend des donnés historiques et surtout autobiographiques tout à fait significatives228. Il plaide en faveur de la langue liturgique slave, à l’aide de citations bibliques, comme par exemple I Cor. XIV, 5-40, puis, arguant de l’existence d’une dizaine de langues liturgiques autres que le grec, l’hébreu et le latin229. La liturgie slave 221 F. Dvornik, Les légendes de Constantin et de Méthode vues de Byzance, Prague, 1933, p. 348 ; F. Grivec - F. Tomèiç, Constantinus et Methodius Thes salonicenses. Fontes, Zagreb, 1960, p. 13. 222 P. Meyvaert – P. Devos, “Trois énigmes cyrillo-méthodiennes de la “Légende Italique” résolues grâce à un document inédit”, Analecta Bollandiana 73 (1955), p. 433-440. 223 I. Dujéev, “Problèmes cyrillométhodiens”, Medioevo bizantino-slavo, cit., vol. III, p. 94-95 ; A.-E. Tachiaos, “Some controversial points relating to the The Life and Activity of Cyril and Methodius”, Cyrillomethodianum 17-18 (1993-1994), p. 44. 224 P. A. Lavrov, Materiali po istorii vozniknovenija drevneišei slavjanskoi pismenosti (Les sources de l’histoire des anciennes lettres slaves), Leningrad, 1930 (réimpression phototypique, La Haye-Paris, 1966), p. 1-36 et 39-66 ; T. Lehr-Splawinski, Zyvoty Konstantyna i Metodego (Les Vies de Constantin et de Méthode), Poznan, 1959 ; Grivec – Tomèiç, Constantinus et Methodius Thessalonicenses. Fontes [texte slave et trad. latine], p. 97-172 ; trad. française : Dvornik, Les légendes, cit., p. 349-380. 225 “Toute l’activité de Constantin-Cyrille, de Méthode et de leurs disciples était dirigée, d’une certaine manière, contre la doctrine dite des trois langues sacrées, largement répandue au Moyen Age”, cf. Dujéev, “Problèmes cyrillométhodiens”, cit., p. 121 ; Id. “Il problema delle lingue nazionali nel Medio evo e gli Slavi”, Ricerche slavistiche 8 (1960), p. 39-60. 226 I. Dujéev, “Problèmes cyrillométhodiens”, cit., p. 101-117 (avecd’importantes indications bibliographiques) ; Tachiaos, cit., p. 41. 227 Une Vie brève (Vita brevis) de Constantin-Cyrille fut composée au Xe siècle en Bulgarie, J. Ivanov, Buµlgarski starini iz Makedonija (Les textes anciens bulgares de Macédoine), Sofia 1931, p. 284-288 ; B. Angelov, Iz starata buµl garskata, ruska i sruµbska literatura vol. I (Littérature ancienne bulgare, russe et serbe), Sofia, 1958, p. 36-44. 228 T. Butler, “Saint Constantine-Cyrils’s “Sermon on the Translation of the Relics of St Clement of Rome”, Cyrillomethodianum 17-18 (1993-1994), p. 1539 (avec l’édition du texte slave et sa traduction en anglais, p. 22-27, 28-39). 229 Ce qui prouve, entre autre, une excellente information historique de l’auteur de la Vie de Constantin, car “l’analyse des indications fournies par Constantin démontre que [pratiquement] tous les peuples dont il citait le nom possédaient, en effet, une littérature liturgique propre” ; à Constantinople “les milieux les plus éclairés entourant le patriarche Photius étaient favorables aux langues nationales 272 273 BOŠKO I. BOJOVIĆ L a litt é rature autochtone en B ulgarie m é di é vale fut finalement approuvée par le nouveau pape Hadrien II. Ce fut le dernier grand succès de Constantin-Cyrille, avant sa mort à Rome le 14 février 869. Composée par un auteur anonyme (vraisemblablement Clément d’Ohrid), la Vie de Méthode230 est le deuxième ouvrage hagiographique important de la littérature originale en vieux-slave. Créée en Bulgarie ou en Macédoine à la fin du IXe siècle ou au plus tard en 916, cette deuxième Vie concerne plus particulière ment l’évangélisation des Slaves et fournit des indications importantes sur les premières traductions en vieux-slave. Elle semble avoir eu au Moyen Age une diffusion moins importante que la Vie de Con stantin-Cyrille231. Les deux premières Vies paléoslaves reflètent des particularités de l’hagiographie byzantine des VIIIe-IXe siècles, avec des influences de la littérature patristique cappadocienne (IVe siècle), notamment celle de Grégoire le Théologien232. Né à Thessalonique, Méthode avait entamé une carrière militaire avant de devenir moine. Ayant créé avec son frère Constantin l’alphabet slave, il traduisit et organisa la traduction des livres bibliques, liturgiques et canoniques indispensables à l’évangélisation des Slaves. Ayant rencontré de nombreux obstacles dans cette entreprise, persécuté par le clergé allemand, il devient néanmoins l’archevêque de Pannonie et poursuit son œuvre jusqu’à sa mort à Vélégrade le 6 avril 885. Les Vies des deux apôtres233 des Slaves ont eu une diffusion importante dans les pays de langue liturgique slave234, ce dont tém oigne le nombre considérable de leurs copies, notamment en Ru ssie. Quant à l’impact des Vies de ces deux saints sur l’hagiographie balkano-slave, il est encore difficile d’évaluer son importance par rapport à celle de l’hagiographie chrétienne en général, car un grand nombre d’autres Vies de saints furent traduites du grec de puis la christianisation de la Bulgarie, puis des autres pays slaves évangélisés par l’intermédiaire du courant cyrillo-méthodien235. La Vie de saint Clément d’Ohrid, fut composée en grec par l’archevêque Théophylacte d’Ohrid (fin XIIe- début XIIIe siècle)236. La Vita brevis de saint Clément fut écrite par un autre archevêque d’Ohrid, le grec Démétrios Chomatianos237. Le disciple le plus illustre de Cyrille et de Méthode, Clément d’Ohrid, fut l’évangélisateur des Slaves balkaniques et l’organisateur de l’Eglise bulgare. Après la mort de Méthode (885), il rentra avec son collaborateur Naum en Bulgarie où il fut bien accueilli par le roi BorisMichel (852-889) avec les autres disciples de Cyrille et Méthode. comme langues liturgiques et littéraires”, cf. Dujéev, “Problèmes cyrillo-méthodiens”, cit., p. 121, 122. 230 Lavrov, Materiali, cit., p. 67-78 ; Grivec - Tomèiç, Constantinus et Metho dius, cit., p. 173-238 ; V. Vavrinek, Staroslovenské životy Konstantina a Meto deje (Les Vies vieux-slaves de Constantin et de Méthode), Prague, 1963 ; trad. française : Dvornik, Les légendes, cit., p. 381-393. 231 On dénombre, en effet, 59 manuscrits contenant le texte intégral ou partiel de la Vie de Constantin et seulement 16 manuscrits de la Vie de Méthode, cf. Dujéev, “Problèmes cyrillométhodiens”, cit., p. 92-93 n. 3, 4. 232 Dujéev, ibidem, p. 98-99 n. 1. 233 I. Dujéev, “Kuµm tuµlkuvaneto na prostrannite àitija na Kirila i Metodija” (Le récit des Vies étendues de Cyrille et Méthode), in Hiljada i sto godini sla vjanska pismenost, Sofia, 1963, p. 93-117. 234 V. Vavrinek, “The Introduction of the Slavonic Liturgy and the ByzantineMissionary Policy”, in Beiträge zur byzantinischen Geschichte, 9.-11. Jahrhun dert, Prague, 1978, p. 263sq. 235 H. Birnbaum, “The Lives of SS Constantine-Cyril and Methodius. A Brief Reassessment”, Cyrillomethodianum 17-18, (1993-1994), p. 7-14. 236 Une Vie de Clément d’Ohrid est composée en grec par Théophylacte d’Ohrid, de même que Démétrios Chomatianos composa en grec une Vie brève de Clément (I. Dujéev, “Slawische Heilige in der byzantinischen Hagiographie”, SüdostForschungen 19 (1960), p. 76-78). Cette Vie “étendue” est rédigée en grec d’après une vie en vieux-slave, perdue (N. L. Tunickij, Materialy dlja istorii žizni i dêjateljnosti učenikov svv. Kirilla i Mefodija I. Grečeskoe prostrannoe žitie sv. Klimenta Slovenskago (Les sources pour l’histoire de la vie et de l’œuvre des dis ciples des sts. Cyrille et Méthode I. La vie étendue grecque de st. Clément le Slave), Sergiev Posad, 1918 ; P. Gautier, “L’épiscopat de Théophylacte Héphaistos archevêque de Bulgarie”, Revue des études byzantines 21 [1963], p. 159-178). 237 Le successeur de Théophylacte, l’archevêque Démétrios Chomatianos (v. 1216-1234), est l’auteur d’une Vie brève de saint Clément, traduite, semble-t-il en slave à la même époque (Ivanov, Buµlgarski starini iz Makedonija, cit., p. 314-321), indication infaillible, s’il en est, que la hiérarchie grecque de l’archevêché d’Ohrid perpétuait les cultes des Apôtres slaves, mais en favorisant le grec en tant que langue liturgique et littéraire. 274 275 BOŠKO I. BOJOVIĆ L a litt é rature autochtone en B ulgarie m é di é vale Son séjour dans la région de Preslav se situe entre 886 et 893. Au moment où il fut élevé à la dignité épiscopale par le tsar Siméon en 893238, il exerçait son enseignement à Kutmiéevica. A la suite de cette nomination il s’établit en Macédoine, à Ohrid, pour y déployer une large activité pastorale, littéraire et ecclésiastique. Son activité suscita de nombreuses adhésions qui s’étendirent à des milliers de disciples, à en croire son biographe. Auteur des Vies de Cyrille et Méthode, il érigea deux églises et le monastère de Saint-Pantéléimon dans la région d’Ohrid. L’église de ce monastère devint le lieu de sa sépulture. Un Eloge de Clément d’Ohrid239 fut composé par un auteur anonyme. Disciple de Cyrille et Méthode, proche collaborateur et peutêtre frère de Clément d’Ohrid, Naum d’Ohrid fait partie de cette deuxième génération des évangélisateurs des Slaves. D’après sa deuxième Vie, il fut ordonné prêtre par le pape Hadrien, lors de son séjour à Rome avec Constantin et Méthode en 867-868. Lorsque le tsar Siméon décrète à la Diète de 893 l’instauration de la liturgie slave et le remplacement des livres grecs par leurs traductions slaves, Naum prend pour sept ans la relève de l’enseignement à Kutmiéevica, après l’ordination de Clément et son départ dans les régions de Prespa et d’Ohrid nouvellement rattachées à la Bulgarie. Ayant rejoint Clément en Macédoine (v. l’an 1000), il y déploie une importante activité d’enseignement et d’évangélisation ; c’est sur les bords du lac d’Ohrid qu’il construit le monastère qui porte son nom240. Une copie du récit de sa vie est conservée à Zographou, le monastère bulgare du Mont-Athos241. Parmi les textes hagiographiques consacrés à saint Naum, il faut compter en premier lieu la Vie de saint Naum d’Ohrid (†910), Vie brève (première moitié du Xe s.) et une Vie du XIVe-XVe (copie du XVIe s.)242. Le Traité contre les bogomiles, de Cosmas le Prêtre, fut composé vers 969-972243. Cosmas était semble-t-il représentant d’un esprit réformateur dans le monachisme bulgare dans la deuxième moitié du Xe siècle. Il ne se contentait pas de dénoncer l’hétérodoxie bogomile, mais s’insurgeait également contre la corruption de la vie monastique, ainsi que contre les excès de l’esprit ascétique et du zèle monacal. C’est ainsi qu’il prit la défense du mariage légitime contre tous ceux qui y voyaient une souillure. Pour lui le salut était possible, dans le monde tout autant que dans le monastère : “car beaucoup se sont perdus dans le désert et dans les montagnes, qui y pensaient aux choses du monde, et beaucoup se sont sauvés dans les villes et en vivant avec leurs femmes”244. Son engagement d’ordre moral va dans le sens d’une importante réforme de la vie monastique, pour laquelle il préconise une discipline beaucoup plus sévère. Il aurait été l’inventeur (893/94) du nouvel alphabet slave, dit cyrillique, qui imitait l’onciale grecque et qui vint remplacer l’alphabet glagolitique créé par Constantin-Cyrille, cf. Dujéev, “Relations”, cit., p. 219 n. 2. 239 I. Dujéev, “Kliment Ochridski v nauénoto direne. Postiàenija i zadaéi” (Clément d’Ohrid dans la recherche scientifique. Les résultats et les devoirs), in Kliment Ochridski. Materiali za negovoto čestvuvane po slučaj 1050 godini ot smurtta mu, Sofia, 1968, p. 21-31. 240 D. Glumac, “Neèto o àivotu Nauma Ohridskog” (Sur la Vie de Naum d’Ohrid), Zbornik FF X/1 (1968), p. 129-139. 241 La plus ancienne Vie de st. Naum, composée par l’un de ses disciples anony me, est conservée dans un manuscrit du XVe siècle trouvé en 1906 au monastère de Zographou (Mont-Athos) par Ivanov, Buµlgarski starini iz Makedonija, cit., p. 305-311. 242 Ivanov, cit., p. 306sqq. ; N. Zlatarski, “Slovenskoto àitie na sv. Naum ot XVI v.” (La Vie slave de st. Naum — du XVIe siècle), Spisanie na Buµlgarskata Akademija na naukite 30, Sofia, 1925. 243 Edition du texte vieux-slave : M. G. Popruàenko, Kozma presviter, bolgars kij pisatelj X veka (Cosmas le prêtre, écrivain bulgare du Xe siècle), Sofia, 1936 ; traduction française et commentaires : H.-Ch. Puech - A. Vaillant, Le traité contre les bogomiles de Cosmas le prêtre, Paris, 1945 ; voir aussi V. Kiselkov, Prezvi ter Kozma i negovite tvorenija (Le prêtre Cosmas et ses écrits), Sofia, 1943 ; J. Begunov, Kozma prezviter v slavjanskih literaturah (Cosmas le prêtre dans les littératures slaves), Sofia 1973, p. 19sqq. ; Id., “Serbskaja kompilacija XIII v. iz “Besjedi” Kozmi Presvitera” (La compilation serbe du XIIIe siècle du “ Discours ” de Cosmas le prêtre), Slovo 18-19 (1969), p. 91-107 ; cf. étude et édition : D. Bogdanoviç, “Srpska prerada Kozmine besede u Zborniku popa Dragolja” (Le remaniement serbe du “ Discours ” de Cosmas dans le Recueil du prêtre Dragolj), Balcanica 7 (1976), p. 61-89 (rés. français 90). 244 H.-Ch. Puech - A. Vaillant, op. cit., p. 95-96. 276 277 238 BOŠKO I. BOJOVIĆ L a litt é rature autochtone en B ulgarie m é di é vale Hagiographie anachorétique, Vies “populaires” (XIe — Tuµrnovo) Au XIIe siècle apparaissent les Vies dites populaires. Créées généralement par quelque auteur anonyme, sans érudition, ces Vies ont toujours pour sujet un anachorète. Le auteurs ne suivent ni le schéma métaphrastique ni celui des Vies du type prologue. Ces récits sont composés sans introduction, prières et conclusion détaillée, écrits d’une manière claire, sans la rhétorique hagiographique habituelle, sans longues digressions théologiques, dans une langue simple et intelligible pour tous. Les Vies populaires sont écrites en grande partie sur la base de la tradition orale, des légendes et des éléments apocryphes245. La Vie de saint Prohor de Pčinja († deuxième moitié du XIe siècle)246, est l’un des plus anciens textes faisant partie des Vies populaires. La Vie de saint Joachim d’Osogovo († fin XIe-début XIIe siècle)247, est un autre récit anachorétique. Moine-ermite du XIe siècle, saint Joakim d’Osogovo se retira du monde pour vivre en solitaire, dans une grotte de la montagne d’Osogovo, en un lieu-dit appelé Babin Dol. Suivi par de nombreux disciples, il fut à l’origine de la communauté monastique qui s’établit en ces lieux. L’un de ses disciples, le moine Théodose, y construisit une église à partir de laquelle se répandit le culte de ce saint dont la mémoire est célébrée le 16 août. La Vie de saint Gabriel de Lesnovo (XIe-XIIe siècle), est un texte connu d’après une copie datée de 1330248. Saint Gavril de Lesnovo était un maître bâtisseur du XIe-XIIe siècles. Dans son village natal d’Ossiée (près de Gradetz, Palaneschko) il bâtit une église dédiée à la Sainte-Mère de Dieu, avant de se faire moine dans le monastère de Lesnovo dédié au saint Archange Michel. S’étant consacré à la vie monacale et à la prière, il a également reconstruit et enrichi les bâtiments de ce monastère. Le premier récit de la vie de saint Jean de Ryla a été écrit avant 1183, c’est une Vie dite “populaire”, composée dans une forme simple et un style naïf et rudimentaire ; sans tenir compte des règles métaphrastiques, elle comporte de nombreuses allusions locales ainsi que des éléments apocryphes. La deuxième Vie de ce saint a été composée en grec par Georges Skylitzès, gouverneur byzantin de Sofia249. La rédaction de cette version est faite entre 1166 et 1183 ; l’original grec ayant été perdu, elle n’existe plus qu’en traduction bulgare. Deux Vies brèves, du type prologue, de ce saint anachorète, ont été composées fin XIIe-début XIIIe siècle250. C’est la Vie composée par le patriarche Euthyme qui représente la version la plus développée (comme nous allons le voir plus loin) de la biographie de celui qui fut le saint le plus vénéré du Moyen Age bulgare. Né vers 875/80 (†18 août 946) au village de Scrino, près de Doupnica (aux environs de Sofia), saint Jean de Ryla était d’une origine modeste. Plongé dans la prière solitaire, il vécut vingt ans en réclusion, dont douze dans une grotte de la montagne de Ryla, avec pour seule compagnie les animaux sauvages. Découvert par des bergers, il se fit connaître de visiteurs toujours plus nombreux. Ayant fait de nombreux émules, il créa son monastère où il fut visité par le roi bulgare Pierre (927-968), mais il refusa de le re- I. Boàilov, “L’hagiographie bulgare et l’hagiographie byzantine : unité et diver gence”, in Hagiographie, cultures et sociétés IVe-XIIe siècles, Paris, 1981, p. 539. 246 Edition du texte vieux-slave (ms. fin XVIIIe s.) : S. Novakoviç, “Péinjski pomenik” (Le Mémento de Péinja), Spomenik SKA 29 (1895), p. 4-8 ; 247 Le plus ancien manuscrit (incomplet) de sa vie est daté du XVe siècle. Edition du texte vieux-slave (ms. fin XVIe-XVIIe s.) : S. Novakoviç, “Prilozi k istoriji srpske knjiàevnosti” (Contributions à l’histoire de la littérature serbe), Glasnik SUD 22 (1867), p. 242-264 ; Ivanov, Buµlgarski starini, cit., p. 405-418. 248 J. Ivanov, op. cit., p. 394-400. La Vie de saint Jean de Ryla de type “prologue”(fin XII - début XIIIe siècle), écrite par Georges Skylitzès (conservée uniquement en traduction vieux-bulgare, cf. éd. : J. Ivanov, “§itija na sv. Ivan Rilski” (Vie de st. Jean de Ryla), Godišnik de l’Univ. de Sofia 32/13 [1936], p. 38-51), n’entre pas dans notre champ d’investigation. 250 Ces premières Vies de Jean de Ryla ont été éditées et étudiées par J. Ivanov, “§itija na sv. Ivana Rilski, s uvodni beleàki” (Vies de st. Jean de Ryla, avec les notes d’introduction), Godišnik 32 (Université de Sofia) (1936), p. 1-108. 278 279 245 249 BOŠKO I. BOJOVIĆ L a litt é rature autochtone en B ulgarie m é di é vale cevoir251. Après avoir laissé un testament à l’intention de ses disciples il décéda en 946252. L’un de ses disciples aurait été l’auteur de sa Vie originelle. Ses reliques furent transférées d’abord à Sofia, puis en 1183 par les Hongrois à Esztergom, ramenées de nouveau à Sofia en 1187, d’où elles furent transférées à Tuµrnovo après 1195. En 1469 ses reliques furent finalement transférées de nouveau à Ryla ou elle reposent encore de nos jours. C’est à l’occasion de cette dernière translation que Vladislav le Grammairien fit la première rédaction amplifiée de la Vie composée par le patriarche Euthyme253, ainsi qu’un épilogue ajouté dans une rédaction d’une dizaine d’années plus tardive (1479) et présentant le caractère d’un récit autonome254. Le “testament spirituel” de saint Jean de Ryla aurait été composé vers 941, mais ce texte n’est connu que par des copies bien plus récentes, ce qui fait que les doutes subsistent quant à son attribution255. XIVe siècle : l’âge d’or de l’hagiographie bulgare (Vies détaillées256) La Vie de Théodose de Tuµrnovo a été composée par Calliste, patriarche de Constantinople (1350-1354 et 1355-1363)257. Cette Vie constitue aussi une source concernant les débuts de la conquête ottomane dans les Balkans, dont elle donne des éléments assez intéressants. Théodose de Tuµrnovo (†1363, à Constantinople) est un moine bulgare du XIVe siècle. Mécontent de la vie monastique qu’il avait connue jusqu’alors, il devient le disciple de Grégoire le Sinaïte. Ayant séjourné au monastère de la Parorée (1337/38-1346), puis au Mont-Athos, il visite Thessalonique, Mésembria et Constantinople, puis s’installe au monastère de Kelifarevo, près de Tuµrnovo, où il crée un mouvement spirituel et un nouveau centre d’activité littéraire, suivi par de nombreux disciples dont le futur patriarche Euthyme (1375-1393)258. Cf. Dujéev, “Relations”, cit., p. 215. J. Ivanov, Sv. Ivan Rilski i negoviat monastir (st. Jean de Ryla et son monastère), Sofia, 1917 ; I. Dujéev, Rilskijat svetec i negovata obitel (Le saint de Ryla et son couvent), Sofia, 1947. 253 Sur la tradition manuscrite de cette Vie, cf. E. Turdeanu, La littérature bul gare du XIVe siècle et sa diffusion dans les pays roumains, Paris 1947, p. 75-79. 254 J. Ivanov, “Sofijskata redakcija na Vladislavuµ-Gramatikovija raskazuµ za vruµècaneto moètije na sv. Ivana Rilski otuµ Tuµrnovo vuµ manastira” (Le rédaction de Sofia de Vladislav Gramatik du récit sur la translation des reliques de st. Jean de Ryla), Spisanie (Sofia) 60 (1940), p. 67-94 ; Turdeanu, La littérature bulgare, cit., p. 80-81 ; Borjana Hristova, Opis na Rukopisite na Vladislav Gramatik (Description des manuscrits de Vladislav Gramatik), Veliko Turnovo, 1996, p. 89, 165-177. 255 Ivanov, Sv. Ivan Rilski , p. 141sqq. ; Dujéev, Rilskijat svetac, p. 147sqq. ; Id., “Ivan Rilski”, Nella raccolta Beleàiti Buµlgari, vol. I, Sofia, 1967, p. 467-485. 256 “Le type de Vie composée en style élevé et de longue durée s’est établi en Bulgarie aux dernières décennies du XIVe siècle grâce à l’activité de l’Ecole de Tuµrnovo. Jusqu’à cette époque, dans l’hagiographie bulgare le type dominant de Vie c’est la Vie brève et la Vie de prologue” : I. Boàilov, “L’hagiographie bulgare et l’hagiographie byzantine : unité et divergence”, in Hagiographie, cultures et sociétés IVe-XIIe siècles, Paris, 1981, p. 549 ; “Les écrits hagiographiques slaves (et en particulier bulgares) se distinguent, dans une certaine mesure, des schémas byzantins uniquement dans les cas où il s’agissait non pas des Vies de saints, dans le sens strict du terme, mais plutôt de biographies de laïcs” (cf. Dujéev, “Les rapports hagiographiques”, cit., p. 277). 257 Ecrit en grec, cet ouvrage n’est connu que dans sa traduction vieux-bulgare faite vraisemblablement vers la fin du XIVe siècle, cf. V. Kiselkov, Žitieto na Teodosij Tuµrnovski kato istoričeski pametnik (La Vie de Théodose de Tuµrnovo comme source historique), Sofia, 1926 ; I. Dujéev, Iz starata Buµlgarskata knižnina II. Knižovni i istoričeski pametnici ot vtoroto Buµlgarsko carstvo (La littérature bulgare ancienne II. Les monuments littéraires et historiographiques de deuxième empire bulgare), Sofia, 1944, p. XXIX, 212-228, 399-401. Le patriarche de Constantinople, Calliste Ier (1350-1353 et 1355-1364), composa cette Vie de l’hésychaste Théodose de Tuµrnovo (1300-1363), Id. “Slawische Heilige in der byzantinischen Hagiographie”, Südost-Forschungen 19 (1960), p. 83-84. De même pour une Vie de Grégoire le Sinaïte. 258 Une Vie, assez étendue, de Grégoire, composée par Calliste, patriarche de 280 281 251 252 BOŠKO I. BOJOVIĆ L a litt é rature autochtone en B ulgarie m é di é vale La Vie de saint Romyle de Ravanica († peu après 1381) fut écrite par Grigorije de Kalifarevo259. Originaire de Vidin, de mère grecque et de père bulgare, disciple de Grégoire le Sinaïte, Romyle faisait partie de la confrérie du monastère de la Parorée. Né à Vidin (Bulgarie), il meurt à Ravanica (Serbie), il partage son existence entre le Mont Athos, Valona (Albanie), la Bulgarie et la Serbie. La biographie de ce moine hésychaste ne manque pas d’intérêt pour l’histoire balkanique vers la fin du Moyen Age. Il se déplace fréquemment d’un pays à l’autre ; pour lui le monde orthodoxe tout entier forme une seule patrie. Le récit de sa vie n’offre aucune trace de frictions entre nationalités chrétiennes dans les Balkans ; Grecs, Bulgares, Serbes et Albanais y cohabitent harmonieusement. La Vie de cet ermite est aussi un témoignage de la progression de la conquête ottomane dans le sud des Balkans à cette époque. Les incursions ottomanes y menacent la vie monastique. Une intervention du tsar Ivan Alexandre leur redonne la sécurité, mais la défaite de la Marica en 1371 plonge les moines du Mont Athos dans la consternation et l’angoisse. Cette Vie gréco-slave offre un tableau assez significatif des élites monacales à l’approche de la domination ottomane260. Le patriarche Euthyme, grand maître des lettres bulgares Issu d’une famille appartenant à la noblesse bulgare, le patriarche Euthyme fut le disciple de Théodose de Tuµrnovo. Ecrivain et patriarche de Bulgarie, il fut à l’origine de la célèbre école littéraire de Tuµrnovo. Témoin de la chute de Tuµrnovo et de la Bulgarie en 1493, il fut exilé par les Ottomans dans le monastère de Baékovo dans le sud de la Bulgarie, où il mourut en 1404. L’ayant écarté de sa charge apostolique, les Ottomans placèrent à la tête de l’Eglise en Bulgarie, désormais intégrée dans le patriarcat de Constantinople, un métropolite grec, Jérémie, en 1394261. L’œuvre du patriarche Euthyme comprend des textes appartenant aux genres hagiographiques, épistolaires et liturgiques. Ce sont : a) des Vies et panégyriques de saints ; b) quatre lettres dogmatiques ; c) des traductions de textes liturgiques du grec262. Ce sont les textes hagiographiques qui ont le plus d’intérêt pour nous ; les lettres doctrinales ne manquent cependant pas de présenter un intérêt d’ordre historique. L’œuvre hagiographique d’Euthyme est essentiellement constituée par les Vies des saints bulgares. Elles sont rédigées selon les règles de l’hagiographie byzantine établies au Xe siècle par Siméon Métaphraste263. Le modèle contemporain de l’auteur a été fourni par les Vies composées par les patriarches constantinopolitains, Calliste et Philothée. Euthyme composa ses Constantinople, fut traduite en vieux-slave. On en possède une copie serbe du XVe siècle ; sur Grégoire le Sinaïte († 1346), cf. Turdeanu, La littérature bul gare, cit., p. 5-7, 9, 11, 15, 34-38. 259 P. A. Syrku, “Monaha Grigorija àitie prepodobnago Romila, po rukopisu XVI v.” (La Vie du bienheureux Romil par le moine Grégoire, d’après le manuscrit du XVIe siècle), dans Pamjatniki drevnei pismenosti i iskustva 136, St. Petersbourg, 1900. La vie de cet hésychaste du XIVe siècle existe en version slave (v. 1390/91) et grecque, à la même époque, sans qu’il soit possible de définir avec certitude la langue de la version originale (éd. F. Halkin, “Un ermite des Balkans au XIVe siècle. La Vie grecque inédite de saint Romylos”, Byzantion 31, 1961 (repris dans Id., Recherches et documents d’hagiographie byzantine, Bruxelles 1971, p. 166-202) ; I. Dujéev, “Un fragment grec de la Vie de st. Romyle”, Byzantinoslavica 7 (1938), p. 124-127 ; Id., “Un manuscrit grec de la Vie de st. Romyle”, Studia historico-philologica Serdicencia 2 (1993), p. 88-92). 260 Dj. Sp. Radojiéiç, Grigorije iz Gornjaka, cit., p. 94 ; Turdeanu, La littéra ture bulgare, cit., p. 47-49 ; I. Dujéev, “Les rapports hagiographiques”, cit., p. 282 278-279 n. 6 ; F. Halkin, “Un ermite des Balkans au XIVe siècle. La Vie grecque de saint Romylos, mort à Rabenitza (Ravanica) peu après 1381”, in Actes du XIIe Congrès international d’études byzantines, Ohrid 1961, t. 2, publié en 1964 (repris dans Id., Recherches et documents d’hagiographie byzantine, Bruxelles, 1971, p. 226-228). 261 Turdeanu, La littérature bulgare, p. 67-70. 262 Dont l’Acolouthie de l’impératrice byzantine Théophano (éd. E. Kaluàniacki, Werke des Patriarchen von Bulgarien Euthymius (1375-1393) nach den besten Handschriften, Vienne, 1901, p. 225-277), épouse de Léon VI (866-912) et restauratrice du culte des icônes à l’issue de l’époque iconoclaste, est attribué à Euthyme, de même qu’il est l’auteur de l’office des saints Constantin et Hélène (éd. Kaluàniacki, op. cit., p. 103-146 ; cf. I. Dujéev, “Chilandar et Zographou au Moyen Age”, in Id., Medievo bizantino-slavo vol. III, p. 503-504). 263 H. Delehaye, “Simon Metaphrastes”, American Ecclesiastical Review 23 (1900), p. 113-120. 283 BOŠKO I. BOJOVIĆ L a litt é rature autochtone en B ulgarie m é di é vale ouvrages en vue d’une prédication prononcée dans les églises de la capitale devant le tsar et les notables du royaume, à l’occasion de la fête du saint ou de la sainte concernés. Les éléments narratifs de ces Vies sont repris des récits plus anciens. Hormis le schéma habituel qui suit les règles de l’art, ces sept hagiographies comportent chacune un récit de la translation des reliques à Tuµrnovo. Le huitième ouvrage, fait à la demande du tsar £ièman, le Pané gyrique de saint Constantin et de sainte Hélène est le seul qui déroge à cette règle264. Imprégnés d’idées hésychastes, ces récits sont faits d’alternances entre le style rhétorique et une écriture narrative. et de la translation de ses reliques à Tuµrnovo organisée par le tsar Kalojan (1196-1207). Hilarion de Muµglen s’était fait moine dès son jeune âge. Devenu higoumène, il se distingua dans l’édification morale et spirituelle de ses ouailles. C’est en 1134 qu’il fut nommé évêque de Muµglen par l’archevêque d’Ohrid. Il se fit connaître par son enseignement contre les hérétiques et par ses polémiques contre les bogomiles, au point de conseiller en matière théologique l’empereur Manuel Ier Comnène (1143-1180) qui avait, semblet-il, failli embrasser l’enseignement hétérodoxe. Il mourut vers 1164 et fut enseveli dans l’église des Saints-Archanges qu’il avait fait construire. Le patriarche Euthyme aurait composé sa Vie avant 1382267. L’Eloge du saint. militaire Michel de Potuka, est un de ces textes à la fois hagiographiques et laudatifs que le patriarche Euthyme composa pour une lecture solennelle. Le récit concernant Michel est celui d’un jeune guerrier bulgare qui combattait les Turcs en Asie Mineure du temps des Croisades au XIIe siècle. Le roi Kalojan transféra ses reliques dans l’église de l’Ascension de Tuµrnovo265. L’ayant repris d’un prologue plus ancien, Euthyme lui donna une forme nouvelle sans y apporter de changements importants quant à l’histoire du saint. Malgré l’existence et l’extension considérable du culte des saints guerriers au Moyen Age (st. Georges, st. Démétrios), et malgré quelques copies serbes et moldo-valaques, ce culte ne semble pas avoir eu une diffusion importante hors de la Bulgarie. La Vie de saint Hilarion de Muµglen († 1164), s’enrichit du récit de sa lutte contre le bogomilisme (par le patriarche Euthyme)266 L’Eloge de l’évêque Jean de Polyboton (Bulavadin) fait partie du même genre de textes hagiographiques qu’Euthyme composa en vue d’un usage liturgique268, c’est-à-dire afin d’être prononcés à l’occasion de la fête du saint. Évêque de Polyboton en Phrygie (fin VIIe-début VIIIe siècle), Jean était, selon l’écrit d’Euthyme, un modèle d’abnégation et de zèle religieux ; il fut notamment un fervent adversaire des hérésies (en quoi il se rapproche d’Hilarion de Muµglen), et plus particulièrement de l’iconoclasme. Ses reliques avaient été transférées à Messine où elles reposaient au moment où le tsar Kalojan organisa, au début du XIIIe siècle, leur translation à Tuµrnovo269. C’est le tsar Jean Asen II qui déposa les reliques du saint dans l’église des Saints-Apôtres Pierre et Paul, où elles reposaient au moment où le patriarche Euthyme lut son Eloge à l’occasion de la fête du saint, le 4 décembre dans l’Eglise bulgare. 264 Puisque c’est “le seul ouvrage hagiographique d’Euthyme qui ne soit pas en rapport direct avec la martyrologie bulgare”, cf. Turdeanu, La littérature bulgare, cit., p. 101. 265 Sur la translation des reliques de saint Michel le guerrier de Potuka, cf. Ivanov, Buµlgarski starini, cit., p. 442sqq. 266 Ed. : Dj. Daniéiç, “Rukopis Vladislava Gramatika pisan godine 1469” (Le manuscrit de Vladislav Gramatik de 1469), Starine JAZU 1 (1869), p. 65-85 ; Ivanov, Buµlgarski starini, cit., p. 419sqq. 267 Turdeanu, La littérature bulgare, cit., p. 82-84. 268 Ed. Kaluàniacki, Werke, cit., p. 181-202. L’unique copie de ce texte se trouve dans le codex copié par le moine Gabriel de Neam®u, daté de 1438, cf. Turdeanu, La littérature bulgare, cit., p. 113sq. 269 Cf. I. Dujéev, “La littérature des Slaves méridionaux au XIIIe siècle”, in Id., Medievo bizantino-slavo vol. III, cit., p. 230-231. 284 285 BOŠKO I. BOJOVIĆ L a litt é rature autochtone en B ulgarie m é di é vale La Vie de sainte Philothée (par le patriarche Euthyme)270 est un autre ouvrage hagiographique produit par l’Ecole de Tuµrnovo. Issue d’une bonne famille, Philothée naquit dans la ville de Molybot en Pamphylie. Mariée par ses parents à l’âge de quatorze ans, elle convainquit son jeune mari de vivre dans la chasteté. Après la mort de son mari elle se retira dans une île, affrontant les tentations des démons et guérissant les malades. A l’approche de sa mort, elle fit venir les clercs des alentours et leur conseilla de ne pas se laisser abuser par les discours hérétiques. Transférées à la basilique de Notre-Dame, ses reliques accomplirent de nombreux miracles. Le tsar Kalojan organisa plus tard la translation de ses reliques à Tuµrnovo, où elles furent déposées dans l’église de Notre Dame, dite Tumnièka. Cette Vie fait partie des ouvrages qu’Eu thyme écrivit avant la chute de Tuµrnovo en 1393. C’est entre 1393 et 1396 que ses reliques furent transférées à Vidin, où le métropolite Joasaph composa un panégyrique de la sainte, dans lequel il emprunta une grande partie des éléments hagiographiques à l’ouvrage d’Euthyme271. connu et qui existe seulement en version vieux-slave274. Sainte Parascève (Petka) d’Epivate est originaire du village d’Epivate situé entre Selembrie et Constantinople. Ayant quitté son pays d’origine, elle s’établit dans la petite ville de Kallikratéia, près d’Epivate, pour y passer sa vie dans la prière et l’ascèse avant d’y mourir (13, 14 Oct. Xe s.)275. La translation de ses reliques dans le monastère de Tuµrnovo fut organisée deux ans après son décès par le roi bulgare Jean Asen II (1218-1241). Après la conquête ottomane de Tuµrnovo en 1393, les reliques furent transférées à Vidin. A l’époque de l’occupation ottomane, elles furent transférées à Belgrade (où elles restèrent probablement jusqu’en 1521), avant d’être transférées à Constantinople. A la demande du prince de Moldavie, Basile Lupu, les reliques furent transférées une fois de plus (en 1641), cette fois à Jassy en Moldavie276. Le périple des reliques de la sainte à travers les siècles a donné l’occasion à de nombreux remaniements de sa Vie, depuis la rédaction primitive du patriarche Euthyme, en passant par la première (un anonyme ou le patriarche lui-même) et la deuxième (Grégoire Camblak, v. 1400) ré daction amplifiée, comprenant les translations successives, jusqu’au remaniement grec et aux traductions moldaves de la Vie277. L’Eloge de sainte Nedelja est un autre texte hagio-laudatif de la facture d’Euthyme. Il est consacré à sainte Cyriaque (=Nedelja) de Nicomydie, martyre de l’époque de Dioclétien (303-311)272. Ce culte de la martyre paléochrétienne fut largement répandu en Bulgarie, comme en témoignent les peintures de l’église de Bojana (1259) près de Sofia. La Vie de sainte Parascève la Jeune273 est encore un de ces écrits hagiographiques dont le prototype grec nous est resté in- La Vie, accompagnée d’un éloge (v. 1340), de saint Jean de Ryla († 946), est l’un des plus importants écrits hagiographiques composés par le patriarche Euthyme278. Faisant suite aux versions et remaniements plus anciens, le thème hagiographique de st. Jean 270 Le texte de cette Vie rédigés par le patriarche Euthyme est édité par : Kalu àniacki, Werke, cit., p. 78-99. Un texte grec de la Vie de cette sainte n’est pas connu. 271 Turdeanu, La littérature bulgare, cit., p. 87 (pour l’histoire du texte, p. 88-89). 272 F. Halkin, Bibliotheca Hagiographica Graeca, Bruxelles, 19573, p. 141. 273 Edition du texte vieux-slave : S. Novakoviç, “§ivot sv. Petke od patrijarha Bugarskoga Jeftimija” (La Vie de Ste. Parascève par le patriarche de Bulgarie Euthyme), Starine JAZU 9 (1877), p. 53-59 ; E. Kaluàniacki, Zur älteren Paras kevalitteratur der Griechen, Slaven und Rumänen, Vienne, 1899, p. 55-60 ; voir également, Chr. Kodov, “Starite àitija ne sv. Petka Epivatska” (Les Vies anciennes de Ste. Parascève), Duhovna kultura 40/1 (1960), p. 21-23. Dujéev, “Les rapports hagiographiques”, cit., p. 274-275. F. Halkin, Bibliotheca Hagiographica Graeca, cit., p. 172. 276 Voir le témoignage d’un auteur ecclésiastique contemporain, P. Odorico, avec la collaboration de S. Asdracha – T. Karanastasi – K. Kostas – S. Petmezas, ΑΝΑΜΝΗΣΕΙΣ ΚΑΙ ΣΥΜΒΟΥΛΕΖ ΤΟΥ ΣΥΝΑ∆ΙΝΟΥ, ΙΕΡΕΑ ΣΕΡΡΩΝ ΣΤΗ ΜΑΚΕ∆ΟΝΙΑ (17ο ΑΙΩΝΑΣ), Publié par l’Association “Pierre Belon”, sous la direction d’André Guillou, Paris-Athènes 1997, p. 162-164. 277 Turdeanu, La littérature bulgare, cit., p. 90sqq., 95-101. 278 Ivanov, Buµlgarski starini, cit., p. 370-383 ; Id., “§itija na sv. Ivana Rilski, s uvodni beleàki” (Vies de st. Jean de Ryla, avec les notes d’introduction), extrait de Godišnik (Université de Sofia), t. 32/13 (1936), 108 pages ; I. Dujéev, “Euthyme de Tirnovo”, DHGE 16/90, (1964), p. 75-77. 286 287 274 275 BOŠKO I. BOJOVIĆ L a litt é rature autochtone en B ulgarie m é di é vale de Ryla connaîtra d’autres additions et compilations, comme l’Eloge (v. 1469, de saint Jean de Ryla par Démétrios Cantacuzène279, puis la Vie de sait Jean de Ryla, version remaniée avec le récit de la translation des reliques (en 1469), par Vladislav le Grammairien (l’autographe de 1479)280. La Vie de saint Jean de Ryla (v. 875/80-945), le saint protecteur de la Bulgarie, a connu de nombreuses versions et remaniements. La plus accomplie est sans doute celle composée par le patriarche Euthyme281. Après avoir raconté la vie du saint, Euthyme s’emploie à décrire les miracles de ses reliques qui ont été transférées de Ryla à Sofia à l’époque du tsar Pierre (927-968), puis de Sofia à Esztergom en 1183, pour être ramenées à Sofia en 1187 et finalement à Tuµrnovo après 1195. La Vie se termine par une prière au saint invoquant son intercession pour obtenir la miséricorde divine. La rédaction amplifiée par Vladislav le Grammairien282 a été faite à l’occasion du dernier transfert des reliques, de Tuµrnovo à Ryla en 1469. L’Epilogue que ce lettré, le diacre Vladislav le Grammairien, composa en l’honneur de cette ultime translation des reliques fait également partie d’une autre rédaction de la Vie du saint, incluse dans un volumineux Sbornik, connu dans la version de 1479, ainsi que dans celle du Panégyrique de Marda rije de 1483283. L’Epilogue de Vladislav est une relation de la translation rapportée par un contemporain, qui avait pu être un témoin oculaire de ces solennités. Ce texte présente un caractère autonome de notes ou de récit d’un voyage284. Parlant de la restauration du monastère de Ryla par le césar Hrelja, l’auteur recourt à quelques références historiques, y compris sur les batailles de la Marica et de Kosovo, puis de la chute de Tuµrnovo285. L’écrit de Vladislav existe donc dans les rédactions différentes de la Vie du saint, mais également sous forme de texte autonome, et dont des copies sont connues en Moldavie et en Russie286. J. Ivanov, “§itija na sv. Ivana Rilski, s uvodni beleàki”, Godišnik (Université de Sofia), t. 32/13 (1936), p. 86-102 ; Dj. Sp. Radojiéiç, “Un Byzantin, écrivain serbe : Démétrios Cantacuzène”, Byzantion 29/30 (1960), p. 77-87 ; Dj. Trifunoviç, Dimitrije Kantakuzin, Belgrade, 1963 ; I. Dujéev, “Démétrios Cantacuzène, écrivain byzantino-slave du XVe siècle”, in Medievo bizantinoslavo cit., vol. III, p. 311-321. 280 Edition du texte vieux-slave : S. Novakoviç, “Prilozi”, p. 265-303 ; Kaluàniacki, Werke, cit., p. 405-431 ; voir aussi P. Nikov, “Vladislav Gramatik. Prenasjane moètite na sv. Ivana Rilski ot Tuµrnovo v Rilskija monastir” (Vladislav Gramatik. Translation des reliques de st. Jean de Ryla de Tuµrnovo au monastère de Ryla), dans Buµlgarska istoričeska biblioteka 1/2 (1928), p. 156-187 ; et surtout Borjana Hristova, Opis na Rukopisite, p. 64-109, 165-177. 281 Cette version de la Vie de st. Jean de Ryla a été identifiée dans sept manuscrits, cf. Turdeanu, La littérature bulgare, cit., p. 75 ; éd. Kaluàniacki, Werke, cit., p. 5-26. 282 L’essentiel de l’œuvre de traducteur, de compilateur et d’auteur de Vladislav est regroupé dans ses 4 volumineux recueils (rédigés en 1456, 1469, 1473 et 1479), comprenant plus de 4300 pages manuscrites avec quelques 250 textes en tout (Jasmina Grkoviç-Major, dans Spisi Dimitrija Kantakuzina i Vladislava Gramatika (Les textes de Démetrios Cantacuzène et de Vladislav Gramatik), Belgrade, 1993, p. 23sqq. ; Borjana Hristova, Opis na Rukopisite na Vladislav Gramatik, Veliko Tuµrnovo, 1996). De tous les écrits de cet érudit du XVe siècle, la seule œuvre originale est justement celle consacrée à st. Jean de Ryla, connue aussi sous le nom de “Récit de Ryla”. Par la thématique de cet écrit Vladislav le Grammairien appartient à la littérature bulgare, ce qui n’est aucunement en contradiction avec son origine serbe (né à Novo Brdo au Kosovo, vers 1425, il passa la plus grande partie de sa vie dans le monastère de Matejéa dans les monts de Crna Gora de Skoplje). Dans le Sbornik de 1473, Vladislav le Grammairien dit avoir fait sa “traduction depuis le manuscrit grec en langue serbe” (koito prevede ot grßcki rßkopis na srßbski ezik), cf. I. Boàilov, Stara Buµlgarska literatura 3. Istoričeski s’činenija, Sofia, 1983, p. 113. 283 Edition : Kaluàniacki, Werke, p. 405-431 ; B. St. Angelov, “Stari slavjanski tekstove. Nova redakcija na povesta za Ivan Rilski” (Les textes slaves anciens. Une nouvelle rédaction de la Vie de Jean de Ryla), dans Izvestija na Instituta za Buµlgarska literatura 9 (1960), p. 247-255. Sur les deux versions de cet écrit et la question de leur attribution, voir Jasmina Grkoviç-Major, art. cit., p. 23-27 (avec bibliographie). 284 Cf. J. Ivanov, StaroBuµlgarski raskazi, Sofia, 1935, p. 72 ; sur la “Rilska povest na Vladislav Gramatik za prenesneto na moètite na sv. Ivan Rilski ot Turnovo v Rila”,autographe de 1479 ; copie de Mardarie Rilski (1483) ; copie du XVIIe s., du monastère de Zograf, cf. Borjana Hristova, Opis na Rukopisite, p. 89, 165-177. 285 I. Boàilov, Stara Buµlgarska literatura cit., vol. III, p. 92-93. 286 Borjana Hristova, op. cit., p. 11sqq., 110-119. 288 289 279 BOŠKO I. BOJOVIĆ L a litt é rature autochtone en B ulgarie m é di é vale Né probablement à Tuµrnovo, vers 1325-1330, Euthyme est issu d’une famille riche, apparentée à la famille Camblak dont faisaient partie Cyprien, futur métropolite de Kiev, et Grégoire, cet autre grand homme de lettres bulgare dont l’œuvre appartient aussi bien à la littérature bulgare que serbe, russe et peut-être moldave aussi. Disciple préféré de Théodose, il entre à l’école hésychaste de Kalifarevo dès son ouverture vers 1350. Après avoir accompagné son maître à Constantinople où celui-ci mourut en 1363, Euthyme passe quelques années au Mont-Athos, à Zographou et dans la skite de Selina. A l’issue de ce séjour il fut exilé, en 1371, par l’empereur Jean V Paléologue dans l’île de Lemnos, pour regagner la Bulgarie quelques mois après afin de s’installer dans le monastère de la Sainte-Trinité, près de Tuµrnovo (construit par Jean £ièman en 1371-1372). C’est en ces lieux qu’il organise son école de littérature religieuse avant d’accéder au trône patriarcal en 1375. héros au profit de sa projection eschatologique fait partie des règles de l’art telles qu’on peut les retrouver dans un bon nombre d’écrits hagiographiques de cette époque, y compris un autre ouvrage important du même auteur, la Vie de Stefan Deéanski, roi de Serbie (1321-1331), comme on le verra plus loin. La période était pourtant riche en événements cruciaux de même que la personne du patriarche, en tant que contemporain et responsable de l’Eglise, devait offrir plus d’un élément documentaire. L’Epilogue à la Vie de sainte Parascève est un texte que Cam blak rédigea lors de son séjour en Serbie (fin du XIV-premières années du XVe siècle). Cet ouvrage raconte la translation des re liques de la sainte de Vidin (Bulgarie) à Belgrade (Serbie). On y trouve plus d’informations contemporaines que dans le Panégyrique du patriarche Euthyme. Il y est fait mention de la prise de Vidin par le roi de Hongrie, Sigismund, allant affronter les Ottomans à Nicopolis (1396), puis de la prise de Vidin par les Turcs et enfin il raconte le transfert des reliques que la veuve du prince La zar “saint et d’éternelle mémoire”, avec ses deux fils Stefan et Vuk, et la veuve du despote Ugljeèa, avait réussi à obtenir du sultan. L’Eloge du patriarche Euthyme est un texte composé par Grégoire Camblak287 (auteur par ailleurs, entre autres œuvres, de vingt-quatre homélies), vraisemblablement au début du XVe siècle. Cet ouvrage, rédigé une vingtaine d’années après la prise de Tuµrnovo par les Ottomans (1393), décrit en particulier les derniers jours du patriarche Euthyme, avant que le conquérant turc ne l’envoyât en exil à la suite de la chute de la capitale bulgare. La première partie comprend un développement hagiographique de la vie du patriarche dans les règles de l’art : le périple spirituel du saint homme, ses activités littéraires, mais avec trop peu d’éléments factuels pour faire ressortir d’une façon authentique la personnalité du patriarche. Cette manière de désincarner l’image de son L’Eloge de sainte Philothée288 (avec la translation de ses reliques de Tuµrnovo à Vidin), est écrit par Joasaph, métropolite de Vidin. Composé entre 1393 et 1396 selon un schéma byzantin, ce texte est pour l’essentiel une refonte de l’ouvrage du patriarche Euthyme289. Pour le reste, cet écrit ne manque pas d’intérêt documentaire, puisque l’auteur raconte des événements contemporains, dont le sac de la capitale bulgare en 1393 (chapitre IX et X) ; il Ed. Archimandrite Leonid, “Nova gradja za bugarsku istoriju” (Sources inédites pour l’histoire bulgare), Glasnik SUD 31 (1871), p. 258-291 ; cf. E. Kaluàniacki, Aus der panegyrischen Litteratur der Südslaven, Vienne, 1901, p. 28-60 ; Gregoire Camblak, Pohvalno slovo za Evtimij Tuµrnovski ot Grigorij Camblak (L’Eloge d’Euthyme de Tuµrnovo par Grégoire Camblak), éd. P. Rusev – I. Gulubov – A. Davidov – G. S. Danéev, Sofia, 1971. Edition complète avec une introduction : Kaluàniacki, Aus der panegyrischen Litteratur, cit., p. 89, 97-128 ; V. Kiselkov, “Mitropolit Joasaf Bdinski i slovoto mu za sv. Filoteja” (Le métropolite Joasaph de Vidin et son écrit consacré à Ste. Philotée), dans Buµlgarska istoričeska biblioteka 4/1 (1931), p. 169-206 ; P. Dinekov – K. Kuev – D. Petkanova, Hristomatija po starobulgarska literatura (Chréstomatie de la littérature vieux-bulgare), Sofia, 19784, p. 453-457. 289 Ayant reçu son titre du patriarche de Constantinople (dont la métropole de Vidin relevait depuis 1381), Joasaph est vraisemblablement un disciple du patriarche de Bulgarie, Euthyme, cf. Turdeanu, La littérature bulgare, cit., p. 147, 148. 290 291 287 288 BOŠKO I. BOJOVIĆ L a litt é rature autochtone en B ulgarie m é di é vale fait notamment partie des témoignages sur la conquête ottomane marqués par un état d’esprit fait de componction propre à ce genre d’écrit290. Lorsque le métropolite de Valachie, Néophyte le Crétois, effectua sa visite pastorale à Curtéa de Arges où les reliques de sainte Philotée reposaient, il ne trouva point de texte hagiographique consacré à la sainte. C’est pourquoi, ayant recours à la tradition rapportée par la population locale, Néophyte composa un synaxaire de la sainte écrit en langue grecque. N’ayant plus grandchose à voir avec la Vie composée par Euthyme, cette tradition consignée par Néophyte s’est largement répandue dans les pays roumains depuis le XVIIIe siècle291. doxie293. Traduit en Bulgarie du temps du tsar Boril, en 1211, il contient des additions des XIe-XIIe siècles, puis surtout un complément le compte-rendu du concile de Tuµrnovo contre le bogomilisme et son extirpation de Bulgarie en ce début du XIIIe siècle294. Une chronique de l’Eglise bulgare avec la succession des tsars, des patriarches du XIIIe-XIVe siècle,jusqu’à Jean £ièman (13711393) et au patriarche Euthyme (1375-1393)295, adjointe à la fin du XIVe siècle. Cette chronique succincte du royaume et de l’Eglise bulgares répertorie les tsars depuis Asen II et les patriarches depuis son contemporain Joachim, y compris un grand nombre de métropolites bulgares. Les martyrs de la foi font suite dans ces évocations pieuses, y compris celle du roi serbe Vukaèin Mrnjaéeviç et de son frère Ugljeèa, le despote de Serrès, tombés dans la bataille de la Marica contre les Ottomans en 1371. L’identité de l’auteur anonyme du Synodik, dans sa forme actuelle, un lettré bulgare de la seconde moitié du XIVe siècle, n’a pu être établie avec certitude. L’éditeur du texte propose l’attribution au patriarche Euthyme, hypothèse plausible mais qui n’a pu être attestée d’une manière indubitable. Le Répertoire (Imenik)296 des khan bulgares contient une liste de treize des plus anciens souverains de Bulgarie dont les deux premiers, au moins, sont légendaires, trois hypothétiques et Textes historiographiques Le Synodik du tsar Boril (traduit en 1211) est le plus important texte historiographique bulgare de cette période intéressant notamment l’histoire du bogomilisme. Il a été identifié dans deux copies datées du XIVe et de la fin du XVIe siècle292. A l’origine, le Synodik est un répertoire de patriarches, mais aussi d’empereurs byzantins, énumérés selon le critère de conformité confessionnelle et doctrinale, destinée à être lu dans les églises des sièges diocésains le premier dimanche de Carême. Les patriarches, les archevêques et autres hauts dignitaires de l’Eglise, ainsi que les empereurs et impératrices y sont énumérés selon leur mérites au profit de l’orthodoxie, ou bien, au contraire en faveur de l’hétéro- 290 I. Dujéev, “La conquête turque et la prise de Constantinople dans la littérature slave de l’époque”, in Medioevo bizantino-slavo, cit., vol. III, p. 347349. 291 Turdeanu, La littérature bulgare, cit., p. 89-90. 292 Edition, M. G. Popruàenko, Sinodik carja Borila, Odessa, 1899, p. 3-96 ; de même que : Id., Sinodik carja Borila (La Synodique du tsar Boryl), dans la collection Buµlgarski starini VIII, Sofia, 1928, p. 2-96 ; Trad. bulgare (extraits) : I. Dujéev, Iz starata Buµlgarskata knižnina II. Knižovni i istoričeski pametnici ot vtoroto Buµlgarsko carstvo, Sofia 1944, p. 28-29, 44-46, 156-169 ; I. Boàilov, Stara Buµlgarska literatura, cit., p. 77-80, 365-366. 293 Voir les indications chez V. Moèin, “Serbskaja redakcija Sinodika v nedeli pravoslavija” (La rédaction serbe du Synodikon du dimanche de l’orthodoxie), Vizantijskij vremennik 16 (1959), 17 (1960), 18 (1961), p. 317-394, 278-353, 359-360. 294 D. Obolensky, The Bogomils. A Study in Balkan Neo-Manichaeism, Cambridge, 1948, p. 234-249 ; F. Dvornik, Les Slaves. Histoire et civilisation de l’antiquité aux débuts de l’époque contemporaine, Paris, 1970, p. 497. 295 E. Turdeanu, La littérature bulgare, cit., p. 141-147 ; J. Gouillard, “Une source grecque du Sinodik de Boril. La lettre inédite du patriarche Cosmas”, Travaux & Mémoires 4 (1970), p. 361-372. 296 Connu par les trois manuscrits du XVIe siècle, édition : A. Popov, Obzor hronografov russkoj redakcii, t. I, Moscou, 1866, p. 25-27 ; M. N. Tihomirov, “Imenik bolgarskih knjazej” (L’Annuaire des princes bulgares), Vestnik drevnej istorii 3 (1946), p. 81-90. 292 293 BOŠKO I. BOJOVIĆ L a litt é rature autochtone en B ulgarie m é di é vale huit autres identifiés : Asparuh (v. 680-701), Tervel (701-718), l’Anonyme (718-724), Sevar (724-739), Kormisoè (739-756), Vineh (756-761), Telec 761-764), Umar (766). Le texte original de ce répertoire fut probablement rédigé en grec. On ne connaît pas la date de sa traduction slave. Les années du règne de ces princes sont indiquées d’après le calendrier vieux-bulgare. L’Explication de la vraie foi de Constantin le Philosophe, ainsi que la Défense des Lettres slavonnes, écrit polémique de Åernorizec Chrabuµr (début du Xe siècle)301 (ayant marqué époque qui fut celle des débuts de la langue littéraire slave), sont des ouvrages caractéristiques de ce recueil de textes. Vie du patriarche Joachim Ier (1235-† 1246)297 C’est le seul vestige important de l’ancienne historiographie bulgare contenant un catalogue des khagans bulgares (deux versions, 963 et 1204)298. Le Synopsis des peuples et des langues (avec des précisions sur les différentes langues et alphabets), est un texte du début du XIIIe siècle299. Le Discours sur le roi Ivan-Alexandre dans le Psautier com menté, copie sur parchemin en 1337300, est un assez long texte rhétorique, fort élogieux pour la personne du “grand Jean Alexandre, orgueil et gloire des Bulgares”. C’est sur l’ordre du tsar Jean Alexandre (1331-1371) et pour son propre usage qu’un recueil de textes (Sbornik) fut composé en 1348 par le hiéromoine Lavrentij. Cette chrestomathie de textes de caractère hagiographique, dogmatique, édifiant, comprend aussi des extraits des chronographes, ainsi que des écrits apocryphes y compris ceux de provenance bogomile. Les archaïsmes au niveau de la langue et de l’orthographe indiquent l’origine ancienne de ce Sbornik.. 297 I. Snegarov, “Neizdadeni starobuµlgarski àitija” (Les Vies vieux-bulgares inédites), Godišnik na Duhovnata akademija Sv. Kliment Ohridski 3 (1953-1954), p. 168sqq. 298 Dvornik, Les Slaves, cit., p. 498. 299 Dvornik, Les Slaves, p. 498. 300 Turdeanu, La littérature bulgare, p. 16-17 (avec des indications bibliographiques, n. 1). 294 Ecrits de Jean l’Exarque (l’éloge de St. Jean le Théologien, sermons, Hexameron)302 traduction de la Source de la foi de St. Jean Damascène : F. Dvornik, Les Slaves, p. 162 La vie du Saint roi Boris303. Saint Boris-Michel, khan et roi de Bulgarie (852-889), est à l’origine de l’évangélisation de son pays en 865304. Il laisse le trône à son fils Vladimir pour prendre l’habit monacal. Devant l’apostasie de Vladimir, il quitte le monastère pour destituer Vladimir au profit de son deuxième fils, Siméon (**). Après cette excursion involontaire dans l’activité politique, Boris-Michel revient à la vie monastique et meurt dans son monastère le 2 mai 907. Il fut canonisé par l’Eglise bulgare305. 301 K. Kalajdoviç, Ioanu ekzarhu bolgarskij, Moscou, 1824, p. 189-192 ; Turdeanu, La littérature bulgare, p. 18 n. 5 ; K. Kuev, Černorizec HraBuµr, Sofia 1967. Sur l’identité de Hrabar, que certains spécialistes identifient comme êtant Naum d’Ohrid, cf. D. Glumac, “Neèto o àivotu Nauma Ohridskog”, Zbor nik FF X/1 (1968), p. 135-138 (avec des indications bibliographiques, résumé en allemand p. 139). 302 I. Dujéev, “Ioan Ekzarch”, Istorija na Buµlgarskata literatura I, Starobuµlgarskata literatura, Sofia 1962, p. 127-140 ; R. Aitzetmüller, Das Hexaemeron des Exarchen Johannes I, Graz 1958 ; Ioan Ekzarch, £estodnev (trad. bulgare et commentaires, N. Koéev), Sofia 1981. 303 V. Dragova, “Fragmenti ot starobulgarskoto Zitie na sveti knjaz Boris v balkanski srednovekovni tvorbi”, Literaturoznanie i folkloristika. V éest na 70-godièninata na akd. Petur Dinekov, Sofia 1983, p. 100 304 I. Dujéev, “Les rapports hagiographiques entre Byzance et les Slaves”, in Medioevo bizantino-slavo III, Rome 1971, p. 63-75 Cf. I. Dujéev, “Relations entre les Slaves méridionaux et Byzance”, in Medievo bizantino-slavo 3, p. 213 305 295 BOŠKO I. BOJOVIĆ L a litt é rature autochtone en B ulgarie m é di é vale Le Chronographe (“Lietopis”) est un recueil de chroniques contenant, outre des textes byzantins (Constantin Manassès, Georges le Moine ou Hamartolos)306, la traduction d’une compilation grecque aujourd’hui perdue ; elle a été amplifiée ensuite pour la partie consacrée à l’histoire bulgare307. On connaît deux copies contemporaines de l’archétype aujourd’hui perdu, celle de 1345 faite sur l’ordre du tsar Jean Alexandre, puis celle (v. 1344-1355) de la Bibliothèque du Vatican. Cette deuxième copie comporte 69 miniatures avec 109 scènes au total, exécutées pour la plupart selon des modèles byzantins, à l’exception de 19 scènes destinées à illustrer les parties concernant l’histoire bulgare. * * * La plus grande partie de la littérature autochtone vieux-bulgare est composée de textes hagiographiques, dont certains représentaient de précieuses sources d’informations sur la civilisation bulgare médiévale, surtout lorsqu’on tient compte du nombre restreint des textes historiographiques qui nous sont parvenus. L’hagiographie bulgare est généralement fidèle aux modèles byzantins : forme littéraire, schéma hagiographique, style, genres principaux. La quasi-totalité des Vies des saints appartenant à la littérature vieux-slave créée en Bulgarie après le Xe siècle présente un très haut degré de conformité aux règles hagiographiques métaphrastiques. Le meilleur représentant de cette littérature vieux-bulgare est le patriarche Euthyme avec son école littéraire qui domine entièrement les lettres sud-slaves dans la deuxième moitié du XIVe siècle310. Les écrits hagiographiques vieux-bulgares se distinguent des schémas byzantins uniquement dans le cas des Vies dites “populaires”, œuvres d’auteurs peu instruits et donc plus ou moins étrangers à une influence directe de la littérature slavo-byzantine. L’hagiographie vieux-bulgare constitue une manifestation éloquente de la symbiose culturelle qui s’est produite au cours du XIVe-XVe siècle, notamment dans les milieux hésychastes byzantins et sud-slaves. Une symbiose ayant pour origine le courant cyrillo-méthodien avec pour vecteur principal la littérature byzantino-slave. Ce qui fait qu’il n’est pas toujours possible de connaître l’origine linguistique de ces écrits. C’est ainsi que certaines Vies des saints slaves ont été rédigées en grec (Vie de st. Clément d’Ohrid par Théophylacte d’Ohrid), que certaines sont connues dans les deux versions (Vie brève du même saint par Démétrios Chomatianos, Vie de st. Romyle), alors qu’on connaît des Vies dont l’original grec s’est perdu, ce qui fait qu’elles nous sont Une Chronique dite «bulgare», écrite par un anonyme, retrace les événements du début du XIVe au début du XVe siècle308. Se rapprochant par sa forme des chroniques brèves byzantines, la seule copie de cet écrit, dont l’origine demeure inconnue, est conservée dans un recueil manuscrit copié en Moldavie entre 1554 et 1561309. Edition : I. Bogdan, Cronica lui Constantin Manases. Traducere mediobulga raµ faµcutaµ pe la 1350, Bucarest 1922 ; Turdeanu, La littérature bulgare, p. 17-18, 160-161. 307 L. Havlikova, “Les suppléments annalistes accompagnant la traduction moyen-bulgare de la Chronique de Constantin Manassès et leur importance pour la formation et la stabilisation de la conscience de nationalité et d’Etat aux XIIIeXIVe siècles”, in Rapports, co-rapports, communications tchécoslovaques pour le Ve Congrès de l’AIESEE, Prague 1984, p. 145-161 (bibliographie). 308 I. Bogdan (étude et édition), «Ein Beitrag zur bulgarischen und serbischen Geschichtschreibung», Archiv für slavische Philologie 13 (1891), p. 481-543 ; traduction bulgare : I. Dujéev, Iz starata Buµlgarskata knižnina II. Knižovni i istoričeski pametnici ot vtoroto Buµlgarsko carstvo, Sofia, 1944, p. 265-275. 309 L’attribution “bulgare” de cette chronique est contestée (Kaluàniacki, Werke, cit., p. CIX n. 1 ; Id., Aus der panegyrischen Litteratur, cit., p. 18 n. 1), y compris plus récemment par D. Nastase, qui fait la démonstration de l’origine byzantine de ce texte historique, cf. D. Nastase, «Une chronique byzantine perdue et sa version slavo-roumaine (La Chronique de Tismana, 1411-1413), Cyrillomethodianum 4 (1977), p. 100-171. Les historiens bulgares attribuent néanmoins cet ouvrage à un auteur anonyme bulgare (I. Dujéev, “La conquête 306 296 turque et la prise de Constantinople dans la littérature slave de l’époque”, in Medioevo bizantino-slavo, cit., vol. III, p. 360-363). 310 I. Boàilov, “L’hagiographie bulgare et l’hagiographie byzantine : unité et divergence”, cit., p. 534-556. 297 BOŠKO I. BOJOVIĆ parvenues uniquement dans leur traduction ou dans leur version slave (Vie de Constantin-Cyrille), et enfin celles cumulant les deux caractéristiques (Vie de st. Jean de Ryla par Georges Skylitzès). Cette imbrication des hagiographies slaves et grecques (les auteurs grecs ont utilisé les prototypes slaves lors de la composition de ces Vies), est un phénomène dont la portée socio-culturelle n’a sans doute pas encore été évaluée à sa juste mesure. Un phénomène transcendant les frontières linguistiques, culturelles et institutionnelles dans un domaine où l’exclusivisme idéologico-religieux byzantin allait souvent au détriment de l’universalisme romano-chrétien. Il suffit, en effet, de rappeler que la hiérarchie byzantine s’était montrée bien peu empressée d’inclure les saints slaves dans le calendrier de l’Eglise œcuménique311. Il est impossible d’exposer en quelques pages toute la richesse de la littérature vieux-bulgare et la complexité de son interdépendance avec la littérature byzantine. C’est dans la volonté d’attirer l’attention sur l’intérêt d’entreprendre une étude d’envergure dans ce domaine, aussi bien pour les études slaves que pour les études byzantines, que nous avons esquissé ce bref tour d’horizon d’un patrimoine littéraire encore trop peu connu dans les langues modernes de grande communication internationale. Le commentaire d’un auteur, ecclésiastique grec du XVIIe siècle, sur le manque de vénération pour une sainte slave dans le Patriarcat de Constantinople (fait à propos de la translation de ses reliques en Moldavie), est assez significatif à cet égard, cf. P. Odorico, ΑΝΑΜΝΗΣΕΙΣ ΚΑΙ ΣΥΜΒΟΥΛΕΖ ΤΟΥ ΣΥΝΑ ∆ΙΝΟΥ, cit., p. 164, 388. 311 298 L a litt é rature autochtone des pays yougoslaves au M oyen A ge La littérature autochtone (hagiographique et historiographique) des pays yougoslaves au Moyen Age L’analyse des textes narratifs appartenant au genre désigné comme “hagio-biographie dynastique” révèle leur teneur en idées politiques. Elaborée généralement par des ecclésiastiques ou des moines, souvent par des personnages plus ou moins proches de la cour royale, cette philosophie politique312, tout en ayant un caractère essentiellement théorique, eut une incidence importante sur la vie politique, la culture et même la spiritualité en Serbie. Sans acquérir la forme de traités politiques et théoriques, ces textes hagio-biographiques ont fortement marqué les consciences des élites et contribué au développement de concepts abstraits, éthiques et historiques. Rapportant les vies des souverains sous une forme plus ou moins hagiographique ou biographique, sur le fond des événements majeurs du royaume, ces textes représentent des portraits historiques plus ou moins sublimés des souverains et des prélats placés à la tête de l’Etat et de l’Eglise de Serbie. Partant des concepts relatifs au pouvoir royal, à la souveraineté de l’Etat, à la “symphonie” des deux pouvoirs, à la vocation de la patrie serbe dans l’économie de l’histoire sacrée, à l’incidence de la sainteté et de la Grâce divine dans le charisme dynastique, à la nécessité impérieuse pour le roi d’assumer la vraie foi avec son système de valeurs dans le maintien de l’ordre social — ces textes reflètent aussi bien les structures mentales que l’organisation de la société dont ils sont issus. 312 D. Bogdanoviç, “Politiéka filosofija srednjovekovne Srbije. Moguçnosti jednog istraùivanja” (La philosophie politique de la Serbie médiévale. Lignes directrices d’une recherche), Filosofske studije, 16 (1988), p. 7-28. 299 BOŠKO I. BOJOVIĆ L a litt é rature autochtone des pays yougoslaves au M oyen A ge La littérature autochtone serbe débute au XIIe et surtout au début du XIIIe siècle, lorsqu’apparaît la première Vie de type développé : la Vie de saint Siméon Nemanja par Stefan le Premier couronné. Ce type de littérature consacrée aux Vies se caractérise par des hagio-biographies qui portent sur presque tous les souverains, depuis Stefan Nemanja jusqu’à Stefan Lazareviç. La sacralisation littéraire et cultuelle des souverains qui s’ouvrit avec saint Jean Vladimir († 1016) et Siméon Nemanja († 1199) jusqu’à Stefan Deéanski († 1331) et au prince Lazar († 1389), et en particulier la dynastie “de la sainte extraction” des Nemanjiç et des Brankoviç de Srem, est une institution dynastique et ecclésiale qui ne se trouve que dans la partie occidentale de la Chrétienté (France, Hongrie, Angleterre). La continuité presque ininterrompue de ce mémorial ecclésial et dynastique accompagne le cheminement de la royauté serbe et reste liée étroitement au développement de l’idée politico-ecclésiale de la souveraineté de l’Etat et de l’autocéphalie de l’Eglise. L’historiographie des Annales brèves apparaît assez tard (à la fin du XIVe siècle) et tire son origine des généalogies de souverains sous l’influence sensible des hagio-biographies dynastiques. Bien que la Vie du Saint prince martyr Jean Vladimir puisse être considérée comme un texte précurseur de ce genre littéraire balkano-slave, il convient de remarquer que cette œuvre, créée au XIe siècle dans la principauté de Dioclée313, ne fait pas partie de la même tradition littéraire que les biographies hagiographiques, qui font leur première apparition au début du XIIIe siècle, avec lesquelles aucun lien direct n’a pu être établi. La Vita du prince Jean Vladimir (997-1016) ne nous est pas parvenue dans sa forme originelle ni même dans la langue où elle fut sans doute écrite initialement314. Cette toute première hagiographie royale balkanoslave aurait été composée dans les années vingt du XIe siècle par un auteur anonyme habitant la principauté de Dioclée. L’œuvre décrivant la vie du prince Jean Vladimir et sa mise à mort, en 1016 à Prespa, par le souverain bulgare Vladislav est incluse après 1167, en abrégé, dans l’importante œuvre historiographique d’un autre Diocléen anonyme de Bar315, connue sous les noms de Barski Annales du prêtre de Dioclée Créé dans la principauté de Dioclée qui devint le premier royaume (1089) serbe du Moyen Age, cet ouvrage d’un anonyme dit le “prêtre de Dioclée” fait partie d’une tradition littéraire autre que celle des hagio-biographies royales de l’époque némanide. L’auteur de cette chronique retrace dans sa première partie l’histoire d’un royaume mythique des Slaves méridionaux depuis leur installation dans l’Illyricum byzantin. La deuxième partie est composée d’une Chronique du royaume de Dioclée (XIe — XIIe siècle) avec une valeur historique nettement plus importante, mais encore très insuffisamment étudiée. Cette partie contient la Vie du prince Jean Vladimir. La dernière partie (chapitre XXVII) est une adjonction du XIVe siècle contenant le récit de la mort du roi croate Zvonimir. Cet écrit représentera le point de départ dans la formation de la rédaction serbe du vieux-slave, Dj. Trifunoviç, Azbučnik srpskih srednjevekovnih književnih pojmova (Lexique des notions littéraires serbes au Moyen Age), Belgrade, 19902, p. 60-61 ; Id., Stara srpska književnost (Ancienne littérature serbe), p. 11 ; D. Bogdanoviç, Istorija stare srpske knjiùevnosti (L’histoire de la littérature serbe ancienne), Belgrade, 1980, p. 133-135. 314 “…ex sclavorumnica littera verterem in latinam…” (anonyme appelé prêtre de Dioclée “Presbyteri Diocleatis Regnum Sclavorum”) : F. £ièiç, Letopis Popa Dukljanina (Annales du Prêtre de Dioclée), (étude et édition critique du texte), Belgrade-Zagreb, 1928, p. 292 ; S. Mijuèkoviç, Ljetopis Popa Duklja nina (introduction, commentaires et traduction serbe), Belgrade, 1988, p. 107. On pourra lire des extraits de la Vita de Jean Vladimir dans T. Butler, chap. intitulé : “The Story of Vladimir and Kosara from the Chronicle of the Priest of Duklja”, Monumenta serbocroatica. A bilingual Anthology of Serbian and Croatian texts from the 12 th to the 19 th century, Michigan Slavic Publications 1980, p. 129-140. 315 Cette œuvre rédigée (entre les années vingt du XIe et la fin du XIIe siècle) se compose d’une généalogie des souverains “Libellum Gothorum quod latine Sclavorum dicitur regnum” (jusqu’au Xe s.), de la Vita abrégée du prince Jean Vladimir (997-1016) et de la Chronique de Dioclée (XIe-XIIe siècles), cf. Bogdanoviç, Istorija, cit., p. 134, n. 30 ; N. Banaèeviç, Letopis popa Dukljanina i narodna predanja (Les Annales du Prêtre de Dioclée et la tradition populaire), 300 301 313 BOŠKO I. BOJOVIĆ L a litt é rature autochtone des pays yougoslaves au M oyen A ge rodoslov (Généalogie de Bar), Letopis popa Dukljanina (Annales du prêtre de Dioclée) et de Il regno degli Slavi316, dans ses rédactions latines317 ou italiennes318. La biographie319 de saint Jean Vladimir est en fait un récit de martyre à consonance chevale resque ; avec son côté romantique, elle fait penser à une inspiration d’origine occidentale320. Une ascendance plus ancienne slavoserbe de l’ouvrage du Prêtre de Dioclée est d’autant plus intéressante qu’elle est probablement un des très rares témoignages sur ces chroniques321 épiques archaïques (Liber gestorum) en vers322 qui se maintinrent encore longtemps323 chez les peuples barbares christianisés et qui ont dû représenter une source d’informations sur l’histoire primitive des Serbes et des Croates pour l’œuvre de Constantin Porphyrogénète324. Hagio-biographies de Siméon-Nemanja et de Sava Ier Les hagiographies princières et royales serbes, qui n’ont pas leur véritable équivalent dans le monde chrétien de l’époque325, ont eu initialement une fonction liturgique. C’est néanmoins dans le cadre poétique de la littérature byzantine qu’il faut situer l’apparition d’une sorte particulière d’historicisme biblico-chrétien propre à la littérature dynastique médiévale serbe326. Avec les autres genres, liturgique et hymnographique, elle est fonction de la canonisation des souverains de la sainte lignée Némanide, à commencer par le fondateur de la dynastie, Stefan Nemanja, devenu le moine Siméon, et nommé dans le calendrier de l’Eglise Orthodoxe serbe, Siméon le Nouveau Myroblyte. Les premières de ces hagio-biographies sont créées (du début à la fin du XIIIe siècle) en fonction du culte des deux fondateurs de la dynastie némanide et de l’Eglise autocéphale de Serbie. Belgrade, 1971, p. 13sqq. ; M. Medini, “Kako je postao ljetopis popa Dukljanina” (La genèse des Annales du Prêtre de Dioclée), Rad JAZU, 273 (1942) p. 113-156. 316 M. Orbini, Il Regno degli Slavi, hoggi corrottamente detti Schiavoni, Pesaro, 1601, p. 204-241 ; Dj. Sp. Radojiéiç, Tvorci i dela (“ Politiéke teùnje u srpskoj srednjevekovnoj istoriografiji ”) (Auteurs et œuvres [“ Les aspirations politiques dans l’historiographie médiévale serbe ”]), Titograd, 1962, p. 318-319, 323 ; Trifunoviç, Stara srpska književnost, cit., p. 12. 317 Praesbiteri Diocleatis Regnum Slavorum, dans le cod. Vaticanus latinus 6958. 318 La traduction italienne publiée par M. Orbini, Il Regno degli Slavi, fut mise à l’“index librorum prohibitorum” dès 1604, cf. £ièiç, Letopis Popa Duklja nina, cit., p. 28. 319 C’est une des parties les plus fiables, du point de vue historique, de l’ouvrage du Prêtre de Dioclée : ISN, t. I (Histoire du peuple serbe), (S. Çirkoviç), Belgrade, 1981, p. 166-167 n. 20. 320 Sur la mention de Vladimir dans la chanson de Roland, voir H. Grégoire – R. de Keysen, “La chanson de Roland et Byzance”, Byzantion, 14 (1939), p. 297 ; Dj. Sp. Radojiéiç, “Istoéna i zapadna komponenta starih juànoslovenskih knjiàevnosti” (Les composantes orientales et occidentales des anciennes littératures sud-slaves), Glas SANU, 256 (1963), p. 7-8. 321 “…ce que j’ai lu et entendu dire de la part de nos pères et des anciens…” : £ièiç, Letopis Popa Dukljanina, cit., p. 126 ; V. Jagiç, Historija književnosti naroda hrvatskoga i srpskoga (Histoire de la littérature du peuple croate et serbe), Zagreb, 1867, p. 113-117 ; N. Radojéiç, “Oblik prvih modernih srpskih istorija” (La forme des premières histoires modernes des Serbes), Zbornik MS, 2 (1952), p. 2, 3, 47 ; ISN, t. II (M. Pantiç), p. 507. 322 Dj. Sp. Radojiéiç, “Un poème épique yougoslave du XIe siècle — les «gesta» ou exploits de Vladimir, prince de Dioclée”, Byzantion 35 (1965), p. 528555 (=Mélanges Henri Grégoire). Sur les origines de la poésie orale serbe, cf. ISN, t. II (M. Pantiç), p. 506-518. Lj. Maksimoviç, “Struktura 32 glave spisa De administrando imperio” (La structure du chapitre 32 du De administrando imperio), ZRVI (Recueil de travaux de l’Institut byzantin de Belgrade), 21 (1982), p. 26-27 ; Dj. Sp. Radojiéiç, “Legenda o Vladimiru i Kosari - njeni vidovi od XI do XIX veka” (La légende de Vladimir et de Kosara et ses formes du XIe au XIXe siècle), Bagdala, 96-97 (1967). 325 “Les autres littératures slaves n’ont rien produit de semblable”, cf. P. Popoviç, “Sv. Sava”, Godišnjica NÅ, 47 (1938), p. 285. Sur les Vitæ des princes russes, voir N. Serebrjanskij, Drevnerusskija knjažeskija žitija. Obzor redakcii i tekstu, Moscou, 1915 ; Dj. Trifunoviç, “Znaéajnije pojave i pisci u srpskoj srednjovekovnoj knjiàevnosti” (Créations et auteurs importants de la littérature médiévale serbe), Književnost i jezik, 17/1 (1970), p. 5-17 (avec bibliographie des éditions des hagiographies serbes). 326 Cf. S. Hafner, Serbisches Mittelalter. Altserbische Herrscherbiographien, Graz-Vienne-Cologne, 1976, p. 16-18 ; F. Kämpfer, “Prilog interpretaciji Peçkog letopisa” (Contribution à l’interprétation des Annales de Peç), Prilozi KJIF 35, 1-2 (1970), p. 67sq. ; ISN, t. I (D. Bogdanoviç), p. 330. 302 303 323 324 BOŠKO I. BOJOVIĆ L a litt é rature autochtone des pays yougoslaves au M oyen A ge La Vie de Saint Siméon Nemanja par l’archevêque Sava Ier (Saint Sava), fut incluse dans le Typikon de Studenica. C’est donc une biographie du fondateur de ce monastère (1186) écrite (entre 1200 et 1209)327 par son fils, Sava, le premier archevêque de l’Egl ise autocéphale de Serbie. Cette première Vie du fondateur de la dynastie némanide offre des informations importantes sur la carri ère politique du grand joupan de Serbie (1166-1196), mais sa ma jeure partie est consacrée à sa vie de moine (1196-1199), à la fon dation de Studenica (1186), de Chilandar au Mont-Athos (1198), puis au récit de sa mort en odeur de sainteté en 1199328. Sava est à l’origine de plusieurs traductions de textes byzantins indispensab les pour l’organisation de l’Eglise et pour son activité pastorale329. Le développement du culte de ce saint à la suite du transfert de son corps depuis le Mont-Athos en 1207, devait, selon les règles du genre, jouer un rôle important dans l’affirmation de l’orthodoxie serbe. Le fait que ce culte avait, semble-t-il, reçu une certaine caution de la communauté athonite conférait une sorte de légitimité de nature œcuménique à l’introduction de ce culte en Serbie, alors que l’instauration et la reconnaissance liturgique de ce culte attribuaient une caution eschatologique à la création d’une Eglise lo cale qui sera bientôt dotée d’une pleine autonomie hiérarchique. Une dizaine d’annése après, le successeur de Stefan Nemanja sur le trône de Serbie, son fils puîné Stefan, écrit (vers 1216) une deuxième Vie du fondateur de la dynastie némanide330. Nettement plus étendu que la Vie précédente331, cet ouvrage inaugure le genre des Vies développées dans l’hagio-biographie médiévale en Serbie. Conforme aux règles de l’hagiographie byzantine, cette Vie fait cependant une plus large part à l’œuvre politique de Nemanja. C’est par une série de miracles accomplis post mortem, que l’auteur achève son ouvrage selon les règles de l’art, la translation des reliques de son père du Mont-Athos en Serbie ayant eu lieu une dizaine d’années auparavant. En écrivant son hagio-biographie de Saint Siméon, sans doute pour les besoins de son culte332, Stefan a créé la première vita conforme au type des ménées (et synaxaires)333, et susceptible, par conséquent, d’être incluse dans n’importe quel recueil de vies Sveti Sava, “Spisi sv. Save” (Ecrits de St. Sava), édition des textes avec introduction de V. Çoroviç, Zbornik IJKSN 17 (1928), I-LXIII + 254 p. ; Sveti Sava, Sabrani spisi (Ecrits réunis), trad. serbe revue, annotation et introd., D. Bogdanoviç, Belgrade, 1986. 328 Cf. I. Dujéev, “La littérature des Slaves méridionaux au XIIIe siècle”, in Id., Medievo bizantino-slavo, vol. III, Rome, 1971, p. 232-234, 240-241. 329 Sveti Sava, Le typikon de Karyès de Saint Sava, Editions phototypiques 8, Belgrade, 1985 (avec édition du texte, introduction de D. Bogdanoviç, et trad. française). Le plus important monument emprunté au droit byzantin fut le No mokanon, traduit par les soins de Sava vers 1219, cf. V. Çoroviç, “Svetosavski Nomokanon i njegovi novi prepisi” (Le Nomokanon de St. Sava et ses copies nouvellement découvertes), Bratstvo, 26 (1932), p. 21-43. Le Synodicon de l’Eglise de Constantinople, fut traduit, soit au début du XIIIe siècle, soit, plus probablement pour le Concile serbe de 1221, cf. V. Moèin, “Serbskaja redakcija Sinodika v nedeli pravoslavija” (La rédaction serbe du Synodique du Dimancehe de l’orthodoxie), Vizantijskij vremennik, 16 (1959), p. 369, 392-393 ; A. Solovjev, “Svedoéanstva pravoslavnih izvora o bogumilstvu na Balkanu” (Témoignage des sources orthodoxes sur le bogomilisme dans les Balkans), Godišnjak IDBH, V (1953), p. 55-56. Stefan Prvovenéani, “§itije Simeona Nemanje od Stefana Prvovenéanog” (Vita de Siméon Nemanja par Stefan Prvovenéani), édition et introduction par V. Çoroviç, in Svetosavski Zbornik, t. II, Belgrade, 1938, p. 3-76 + 2 fcs. ; Stefan Prvovenéani, Sabrani spisi (Textes réunis), trad. serbe (L. Mirkoviç), annotation et introduction (Ljiljana Juhas Georgievska), p. 9-50, Belgrade, 1988 ; St. Stanojeviç, “O sklopu Nemanjine biografije od Stevana Prvovenéanog” (Sur la structure de la biographie de Nemanja par Stefan Prvovenéani), Glas SND, 49 (1895), p. 1-18. 331 “Ces récits sont très séduisants dans leur sincérité simple et fraîche. Ils montrent combien les conceptions chrétiennes avaient pénétré profondément dans les esprits des Serbes du XIIIe siècle”, cf. F. Dvornik, Les Slaves. Histoire et civilisation de l’antiquité aux débuts de l’époque contemporaine, Paris, 1970, p. 500. 332 L. Pavloviç, Kultovi lica kod Srba i Makedonaca (Les cultes des personnes chez les Serbes et les Macédoniens), Smederevo, 1965, p. 296-301 ; Ljiljana Juhas-Georgijevski, in Stefan Prvovenéani, Sabrani Spisi, cit., p. 13sq. 333 Pour les termes, ménées, µηναιον (mhsecyniky) et synaxaire, συναξιριον (prology), voir Trifunoviç, Azbučnik, cit., p. 151-155, 317-321, avec bibliographie. 304 305 327 330 BOŠKO I. BOJOVIĆ L a litt é rature autochtone des pays yougoslaves au M oyen A ge de saints ou de textes patristiques byzantins334, comme c’est le cas du manuscrit de la Bibliothèque Nationale de Paris (Parisinus slav. 10)335, renfermant le seul texte intégral de l’écrit de Stefan le Premier Couronné336. Au milieu du XIIIe siècle, le moine athonite Domentijan écrit la première Vie de l’archevêque Sava (achevée en 1243 ou, plus vraisemblablement, en 1254)337 qu’il considère comme son maître spirituel. Contemporain des faits de la vie de son héros, il décrit, selon les règles du genre, sa jeunesse, sa vocation monacale, sa vie au Mont-Athos, et surtout son œuvre d’évangélisation en Serbie, ses voyages en Terre Sainte et son trépas en odeur de sainteté. A la demande du petit-fils de Nemanja, le roi Uroè le Grand (1243-1276), Domentijan écrit une dizaine d’années plus tard (en 1264) une troisième Vie du fondateur de la dynastie338. Tirée pour sa plus grande partie de sa Vie de Saint Sava, celle de Nemanja offre néanmoins quelques éléments supplémentaires issus de la tradition de l’instauration de son culte au Mont-Athos. Les deux hagio-biographies inaugurent le parallélisme des cultes royaux et ecclésiastiques en Serbie némanide339. 334 Cf. I. Dujéev, “La littérature des Slaves méridionaux au XIIIe siècle et ses rapports avec la littérature byzantine”, in L’art byzantin du XIIIe siècle (Symposium de Sopoçani 1965), Belgrade, 1967, p. 109sqq. Concernant les recueils patristiques contenant les hagiographies de Siméon-Nemanja, voir Ljiljana Juhas, “Zbornici sa §ivotom Stefana Nemanje od Stefana Prvovenéanog” (Les recueils contenant la Vie de Siméon Nemanja par Stefan le Premier couronné), Cyrillo methodianum, 5 (1981), p. 187-196. 335 T. Jovanoviç, “Inventar srpskih çirilskih rukopisa Narodne biblioteke u Parizu” (Inventaire des manuscrits cyrilliques serbes de la Bibliothèque Nationale de Paris), Arheografski prilozi, 3 (1981), p. 304-305. Une version incomplète fait partie du Recueil de Gorica (Goriéki zbornik), rédigé par Nikon le Hiérosolomytain en 1441/2 (Archives de l’Académie Serbe des Sciences et des Arts, code : 446). Cette version comprend seulement treize premiers chapitres, incluant un certain nombre de modifications et d’interpolations. Elle c’est avérée utile pour la critique du ms du XIVe siècle dont notamment la compréhension de certains passages difficiles du seul ms en texte intégral. Publié par Vatroslav Jagiç, un feuillet datant du XVe ou du XVIe siècle (actuellement perdu), contient un extrait de l’œuvre de Stefan le Premier Couronné. Il s’agit d’une partie de la liste des conquêtes de Siméon-Nemanja. En dehors de plusieurs éditions du texte, la Vie de Siméon-Nemanja par Stefan le Premier Couronné a été publiée en traduction serbe moderne, allemande et française, avec ou sans commentaires et études. 337 Domentijan, Život sv. Simeuna i sv. Save (Vie de St. Sava et de St. Siméon), éd. Dj. Daniéiç, Belgrade, 1865 ; Domentijan, Životi Svetoga Save i Svetoga Simeona (Vies de Saint Sava et de Saint Siméon), traduction par L. Mirkoviç, introduction et annotation par V. Çoroviç, Belgrade, 1938 ; M. P. Petrovskij, “Ilarion mitropolit kievskii i Domentian ieromonah hilandarskii”, Izvestija ORJAS, 13/4 (1908), p. 81-133 ; Dj. Trifunoviç, Domentijan, Belgrade, 1963 ; A. Schmaus, “Die literarhistorische Problematik von Domentijans Sava-Vita”, in Slawistische Studien zum 5. internationalen Slawistenkongress in Sofija 1963, Götingen, 1963, p. 121-142. 338 Les deux plus anciens manuscrits de cette œuvre de Domentijan sont du XIVe siècle : manuscrit du dijak (di&aky = οι διακο∫) Miha (années soixante du XIVe s.) et celui du moine Marko, vers 1470/75 ; ils ne comportent que l’hagiogra phie de Saint Siméon, cf. Dj. Sp. Radojiéiç, “Sluùenje Domentijanom u XIV veku” (L’utilisation des textes de Domentijan au XIVe siècle), Južnoslovenski Filolog, 21 (1955-1956), p. 151-155, bibliographie : p. 411-413 ; sur les manuscrits des deux hagiographies (de Sava et de Siméon) par Domentijan, voir Radmila Marinkoviç, in Domentijan, Život Svetoga Save i Život Svetoga Si meona (La Vie de Saint Sava et la Vie de Saint Siméon), Belgrade, 1988, p. 409-410. 339 Les Vies de Saint Sava et de Saint Siméon-Nemanja sont conservées dans les manuscrits suivants : La Vie de Saint Siméon-Nemanja 1) Le ms d’Odessa (Bibliothèque universitaire d’Odessa «Maxime Gorki», code : 1/97 [536]), copie faite par le diak (= scribe ou secrétaire) Miha dans les années soixante du XIVe siècle, comprend la Vie de Saint Siméon seule. 2) Conservé dans la Bibliothèque Nationale de Belgrade (code : R F 17), le ms dit de «Taha Marko» est une copie exécutée en 1370-1375 par le moine (taha = moine) Marko. 3) Le ms dit de Jacimirski (Bibliothèque de l’Académie Roumaine des Sciences, code : 134), appartenant à l’origine au monastère de Neamts, daté de la fin XIVedebut XVe siècle. 306 307 336 La Vie de Saint Siméon-Nemanja est conservée en une seule copie intégrale. Ce ms fait partie d’un recueil de la Bibliothèque Nationale de Paris (Cod. Slave 10), daté de la deuxième décade du XIVe siècle. Avec la Vie de Saint Siméon-Nemanja, ce recueil contient une version du Paterikon, la vie synaxaire de Siméon-Nemanja (version originelle), ainsi que l’écrit sur les douze vendredis. BOŠKO I. BOJOVIĆ L a litt é rature autochtone des pays yougoslaves au M oyen A ge L’œuvre littéraire de Domentijan appartient exclusivement au genre hagiographique. On ne connaît pas de compositions hymnographiques qui puissent lui être attribuées, mais ses écrits, surtout celui sur Saint Sava, sont composés, en partie, dans un style qui se rapproche des formes hymnographiques340. L’hagiographie de Saint Siméon par Domentijan a été, du moins au XIVe siècle, utilisée à une fin liturgique, c’est-à-dire lue au cours de l’office de la fête du saint341. La poétique de Domentijan est plus élaborée que celle de ses prédécesseurs, Sava et Stefan le Premier Couronné ; elle est plus complexe dans l’application des formes rhétoriques ainsi que dans la composition même de l’œuvre, plus nuancée dans la caractérisation spirituelle des personnages de premier plan342. Les paraphrases et les réminiscences bibliques longues et fréquentes ainsi qu’une syntaxe complexe et l’accumulation de synonymes, sont des caractéristiques du style dit “broderie de mots” ou “guirlandes de mots” (pleteni&a slwvesy), propre à la littérature panégyrique byzantine et à la littérature russe des XIVe et XVe siècles343. La lourdeur du style, recherché et savant, avec de fréquentes et longues digressions, méditatives et mystiques, explique peut-être pourquoi la seconde grande hagiographie de Saint Sava, qui sera écrite vers la fin du siècle par Teodosije (encore un Serbe athonite, peut-être disciple ou, en tout cas, épigone de Domentijan)344, connut une bien plus large diffusion345 et une plus grande popularité. L’œuvre de Domentijan est avant tout celle d’un moine Athonite de son époque, imprégnée de la théorie et de la praxis spirituelle et anachorétique. L’expérience vécue, aussi bien de l’individu que de la collectivité, est celle de la mise en pratique des enseignements des Pères et des écrits évangéliques et bibliques. La perpétuation de la mission évangélique dans le Monde s’effectue par la manifestation de la lumière incréée, témoignage de la présence de Dieu dans l’Histoire, ainsi que ce fut le cas à l’occasion de sa manifestation par le Christ lors de sa Transfiguration et La Vie de Saint Sava et la Vie de Saint Siméon-Nemanja 4) le ms de Peç (désigné aussi comme ms de Petrograd ou de Leningrad), bibliothèque «Saltikov-£éedrin» (Petrograd), code Gilyf. et daté du XVe-XVIe siècle ; sa première description est due à Vatroslav Jagiç, «Opisi i izvodi iz nekoliko juànoslavenskih rukopisa», Starine V (1873), p. 8-21. 5) Le ms de Vienne (Bibliothèque Nationale, Cod Slav. 57) daté du XVIe siècle, contient la Vie de Saint Sava et la Vie de Saint Siméon-Nemanja. Il fut l’objet de l’édition de Djura Daniéiç (Zagreb 1865). Une description récente de ce ms est publiée par G. Birkfellner, Glagolitische und kyrillische handschriften in Österreich, Vienne 1957, p. 244-246. 6) Le ms dit de Schaffarik, faisant partie du legs de P. J. Schaffarik (Musée National de Prague, code : IX F 7 [£ 25]), daté également du XVIe siècle, conservé dans un état sensiblement corrompu, contient également la Vie de Saint Sava et la Vie de Saint Siméon-Nemanja. Les premières descriptions sont dues à Schaffarik (1831, 1833 et 1865); une description relativement récente est faite par J. Vaèica et J. Vajs, Soupis staroslovanskych rukopisu Narodniho Musea v Praze, Prague 1957, p. 210-211. Daniéiç a publié l’œuvre de Domentijan (ses deux “vie” en 1865) et Lazar Mirkoviç l’a traduit serbe moderne en 1938, avec les rééditions (Belgrade, NoviSad, 1970 et Belgrade, 1988). L’œuvre de Domentijan n’a pas encore d’édition critique. 340 Dj. Trifunoviç, Domentijan, Belgrade 1963, p. 9-10 ; Kaèanin, Srpska kqiùevnost, p. 152-177. 341 Dj. Sp. Radojiéiç, “Sluùeqe Domentijanom u XIV veku”, JF XXI (19551956), p. 151-155. 342 ISN I (D. Bogdanoviç), p. 337-338. 343 Le style “pletenie sloves” (ple$kein lo$gon) = sypleteni&emy vhtinskyfimi slovesyf (cf. Danilo II, éd. Dj. Daniéiç, Arhiepiskop Danilo i drugi, %ivoti kraxeva i arhiepiskopa srpskih. Napisao arh. Danilo, BelgradeZagreb 1866, p. 163). Sur ce style, “broderie de mots”, issu des normes stylistiques introduites dans l’hagiographie byzantine et orthodoxe par Siméon Métaphraste, voir D. Petroviç, Kqiàevni rad Gligorija Camblaka u Srbiji, Priètina 1991, p. 238-253 ; M. I. Muliç, “Serbskie agiografi XIII-XIV vv. i osobennosti ih stilä”, TrudÙ ODRL XXIII (1968), p. 127-142 ; D. S. Lihaéev, IzabrannÙe rabotÙ v treh tomah 1, Leningrad 1987, p. 111-121. Dj. Trifunoviç, Azbuénik, p. 252-255. M. Muliç, Srpski izvori ”pletenija sloves“, Sarajevo 1975 ; D. S. Lihaéev, Razvitie ruskoÖ literaturÙ X-XVII vekov, Leningrad 1973, p. 8390 ; Id., Poétique historique de la littérature russe, p. 269. 344 M. Diniç, “Domentijan i Teodosije”, Prilozi KJIF XXV (1959), p. 5-12. 345 Sept manuscrits des deux œuvres de Domentijan, contre une trentaine rien que pour La vie de Saint Sava par Teodosije. Sur les éditions des hagio-biographies serbes, voir P. Popoviç, “Stare srpske biografije i qihova izdaqa”, Prilozi KJIF V (1925), p. 226-233. 308 309 BOŠKO I. BOJOVIĆ L a litt é rature autochtone des pays yougoslaves au M oyen A ge de sa Résurrection. La sainteté est une expérience indissociable de cette émanation divine, un vecteur de son implication dans le temporel et dans l’Histoire. C’est pourquoi la sainteté des membres les plus représentatifs d’une communauté, le prince et le moine, un souverain et un archevêque, permettent de transcender le cadre temporel pour accéder à la condition sacerdotale et intemporelle de l’Histoire. Les abondantes citations bibliques, surtout vétérotestamentaires et extraits de psaumes, les nombreuses métaphores sur la lumière de l’Orient (étymologiquement et symboliquement provenant “de source originelle”), les parallèles avec l’Histoire sacrée, ainsi que des emprunts à Hilarion de Kiev et à son “Discours sur la Loi et la Grâce”, sont autant les manifestations d’une érudition exemplaire, que d’une manière particulièrement recherchée d’étayer son propos. Avec son style difficile, alourdi par de longues digressions scripturaires et théologiques, avec son abstraction des traits individuels et autres caractéristiques psychologiques, au profit des notions généralisatrices et impersonnelles, Domentijan est d’une lecture difficile et quelque peu hermétique. C’est pourquoi il fut beaucoup trop sévèrement jugé par les philologues et historiens, du XIXe siècle notamment, qui ne trouvaient pas chez lui des réponses aux questions qu’ils lui posaient. L’œuvre de Domentijan est cependant un maillon majeur, et pas seulement pour le XIIIe siècle, dans l’élaboration de la théologie de l’Eglise, ainsi que de la philosophie politique du royaume de Serbie au Moyen Age. dèle de ces deux saints représente le témoignage de la Grâce de Dieu qui s’applique au royaume et à l’Eglise de Serbie346. Le saint anachorète est le modèle de l’homme dont l’idéal est de s’élever «à l’image et à la ressemblance du Christ» (Bogoupo dobljenije), de même que le Monde créé est destiné à accomplir sa vocation de Royaume de Dieu. La mise en application de cet idéal hagiographique est particulièrement élaborée chez Domentijan dans sa Vie de Saint Sava, et dans une moindre mesure dans celle de Saint Siméon. La sainteté de Sava se révèle dans le Christ de même que le Christ se reflète dans l’image de Sava. Le mo310 Avec près d’un demi-siècle d’écart, l’œuvre de Teodosije est à bien des égards aux antipodes de celles de son prédécesseur Domentijan. Avec son style expressif, imagé et vif, il brosse des portraits psychologiques nuancés et parfaitement personnalisés de ses protagonistes. Ces éléments réalistes et descriptifs, ainsi que le sens poussé de l’individualisation, donnent lieu à des tableaux psychologiques exceptionnels des principaux personnages. Par son style nettement plus abordable et captivant, son étendue considérable, sa narration élaborée et riche en rebondissements, ainsi que par l’émergence des éléments de style profane en alternance avec des thèmes religieux, l’ouvrage principal de Teodosije tient lieu d’un véritable roman médiéval. Ecrite un demi-siècle plus tard (fin XIIIe-début XIVe s.), la Vie de Saint Sava, par Teodosije347, est une Vie encore plus développée selon les règles métaphrastiques348. Le récit de la vie du Lidija K. Gavrjuèina, «Predstavlenie ob upodoblenii Bogu kak jedro ideal’noga obraza podviànika v àitijah Domentiana» (La représentation de la ressemblance avec Dieu au centre de l’image idéale de l’anachorète dans les Vitæ de Domentijan), in Slovensko srednjovekovno nasledje. Zbornik posvećen profesoru Djordju Trifunoviću, Belgrade 2001, p. 139-158. 347 Teodosije Hilandarac, Život Svetoga Save - napisao Domentijan (Vie de Saint Sava par Domentijan) éd. Dj. Daniéiç (attribution erronée de l’éditeur), Belgrade, 1860 ; réimpression, Belgrade, 1973 (préfacée par Dj. Trifunoviç) ; Dj. Sp. Radojiéiç, “O starom srpskom knjiùevniku Teodosiju” (Sur l’ancien écrivain serbe Teodosije), Istoriski časopis, 4 (1954), p. 13-42 ; Cornelia MüllerLandau, Studien zum Stil der Sava-Vita Teodosijes. Ein Beitrag zum Erforschung der altserbischen Hagiographie, Munich, 1972 ; étude et trad serbe moderne : Teodosije, Žitije svetog Save (Vie de saint Sava) annotation et introd., D. Bogdanoviç, Belgrade, 1984. 348 Les manuscrits conservés de la Vie de saint Sava, d’après l’Inventaire de Bogdanoviç, sont les suivants :Ms (daté de 1370-1375) dans un recueil de vie de saints, comprenant entre autre la Vie de Saint Siméon-Nemanja par Domentijan, l’Eloge de Saints Siméon et Sava par Teodosije, le Typikon de Chilandar de Sava Ier, ainsi qu’une note du scribe, le moine (taha) Marko, 367 (NBS 17) 346 311 BOŠKO I. BOJOVIĆ L a litt é rature autochtone des pays yougoslaves au M oyen A ge premier archevêque de Serbie comprend également la vie de son père, Stefan Nemanja. Avec ses textes hymnographiques, l’œuvre de Teodosije marque le jumelage des deux cultes fondateurs de la Serbie némanide. En dehors des éléments structurels, stylistiques et typologiques propres à l’hagiographie byzantine, une des caractéristiques importantes de cette Vie est également son “historicisme”, ce qui est en général un élément essentiel des hagiobiographies serbes médiévales, à cause duquel certains chercheurs ont contesté leur appartenance au genre hagiographique349. L’un des meilleurs écrivains du Moyen Age serbe, Teodosije est également l’auteur d’une autre Vie de saint. C’est la Vie de Saint Pierre de Koriša350, un anachorète serbe du début du XIIIe siècle dans la montagne de Korièa, aux environs de la ville de Prizren dans la région du Kosovo. Offrant assez peu d’informations sur la vie politique et sociale de l’époque, cet ouvrage hagiographique est un modèle du genre. Il retrace le cheminement spirituel d’un ermite dont le culte s’est répandu à partir de son lieu de réclusion et de sépulture. Teodosije composa cette Vie vers 1320, à l’instigation d’un certain starec Grégoire, en vue de l’instauration de la canonisation de l’anachorète, dont le culte s’était développé depuis près d’un siècle à partir de ses reliques351. Le sens du drame psychologique individuel et des rapports humains émotionnels, n’apparaît pas moins dans la vie de saint Ms faisant partie d’un ménée de fête (253 f°), comprenant une partie liturgique (daté de 1525) avec les offices de Jefrem, Sava, Siméon, Arsenije, Jevstatije, Nikodim ; et une partie hagiographique (deuxième quart du XVe siècle) avec les vies des archevêques de Serbie Jefrem, Arsenije et Sava, ainsi que celle de Siméon, 852 (NBS 18) Ms dans un recueil de vie de saints daté du XVIe siècle 234 (PB 128) Ms de 1508 (245 [SC 18/Moèin 24]) Ms (XVIe s.), 247 (Pljevlja 34) Ms (premier quart du XVIe s.), 248 (NBS 32) Ms (vers 1650), 315 (Pljevlja 104) Ms Srbljak (recueil de textes liturgiques consacrés aux saints de l’Eglise de Serbie), daté du milieu du XVIe siècle, avec les vies de Sava, Milutin, Stefan Deéanski, vie synaxaire du prince Lazar, un Discours sur le prince Lazar, etc., 1520 (MSPC Grujiç 91) La seule édition de la Vie de Saint Sava par Teodosije a été publiée par Djura Daniéiç d’après un ms daté du XVe siècle. Ce ms a été détruit lors du bombardement de Belgrade par la Wehrmacht (le 6 avril 1941) qui avait occasionné la destruction totale de la Bibliothèque nationale de Belgrade. En 1896-1898 une édition critique était en préparation, par les soins de Djordje Djordjeviç et Dragutin Kostiç, d’après la copie de Teodul (datée de 1336), ainsi que de celle de Marko (années soixante du XIVe siècle. La mort de Djordjeviç (1898) a interrompu ce travail, alors que le ms de Teodul, ainsi que la transcription du ms faite par Kostiç ont depuis été perdus. Le meilleur spécialiste de l’œuvre de Teodosije, Dimitrije Bogdanoviç, était très avancé dans l’entreprise considérable comprenant une édition critique de l’ensemble de son œuvre, lorsqu’une mort prématurée interrompit ce travail. 349 La Vie de Saint Sava est conservée dans plusieurs manuscrits dont le plus ancien, le ms. de Teodul, daté de 1336 est perdu depuis la mort de son propriétaire en 1898. Sur ce ms. dont la partie qui a été photographiée est conservée dans la Collection de Sevastijanov (Moscou, GBL), cf. Dj. Trifunoviç, “Teodu- lov prepis Teodosijevog “§itija Svetog Save”” (La Vie de Saint Sava dans la copie de Teodul), Hilandarski zbornik, 4 (1978), p. 99-108. L’édition de Daniéiç est établie d’après un manuscrit daté du XVe siècle (datation discutable). Une partie des autre ms. (ceux de Yougoslavie) sont répertoriés dans : D. Bogdanoviç, Inventar ćirilskih rukopisa u Jugoslaviji /XI-XVII veka/ (Inventaire des manuscrits cyrilliques en Yougoslavie — XIe-XVIIe siècle), Belgrade, 1982, p. 39 n° 367 (1370/75, copie du scribe Marko, avec l’Eloge des Sts. Siméon et Sava), p. 67 n° 852 (deuxième quart du XVe s.), p. 31 n° 234 (XVIe s.), n° 245 (1508), n° 246 (extrait, XVIe s.), n° 247 (XVIe s.), n° 248 (XVIe s. incomplet), n° 249 (v. 1650), p. 105 n° 1520 (milieu du XVIe s.), p. 36 n° 315 avec l’Eloge des Sts. Siméon et Sava (deuxième moitié du XVIe s.) 350 Edition du texte : S. Novakoviç, “§ivot srpskog isposnika Petra Korièkog” (La Vie de l’anachorète serbe Pierre de Korièa), Glasnik SUD, 29 (1871), 320346 ; nouvelle édition : T. Jovanoviç, “Teodosije Hilandarac, §itije Petra Korièkog”, Književna istorija, 12/48 (1980), p. 635-681 ; étude et trad. serbe moderne : D. Bogdanoviç, dans Letopis MS 406 (1970), p. 69-87 ; V. Jerotiç, “§itije Petra Korièkog u svetlu dubinske psihologije” (La Vie de Pierre de Korièa à la lumière de la psychologie des profondeurs), Letopis Matice srpske, 407, Novi Sad, 1971, p. 383-422. 351 Théodose composa également pour cette occasion un office particulier composé de petites et grandes vêpres et matines où est chantée à Pierre seulement un canon (4e ton). A la 6e ode du canon se lit le prologue de la vie du saint, vraisemblablement aussi une œuvre de Théodose. La Vie et l’Office du St. Pierre de Korièa sont conservées dans le Recueil manuscrit daté de 1570/80, intitulé Pomenik koriški, cf. D. Bogdanoviç, Inventar, cit., p. 82 n° 1120. 312 313 BOŠKO I. BOJOVIĆ L a litt é rature autochtone des pays yougoslaves au M oyen A ge Pierre de Korièa, que Teodosije visita afin de préparer la rédaction de son ouvrage. Sa faculté d’observation de l’environnement naturel, ainsi l’intérêt dont il fait preuve pour les tourments de l’âme humaine352, donne une empreinte encore plus particulière à cet ouvrage. Ce qui a donné lieu à une étude de psychologie profonde par un spécialiste de psychanalyse353. Si l’on tient compte du nombre de ms qui sont parvenus jusqu’à notre époque, la diffusion de la Vie de Saint Sava depuis le Moyen Age, notamment par rapport aux autres ouvrages idoines du XIIIe siècle, dénote une appréciation assez considérable de la lecture de Teodosije. Le nombre, l’étendue et surtout la diffusion des textes liturgiques et rhétoriques de cet auteur prolixe et talentueux sont cependant bien plus importants encore. Parmi ces textes hymnographiques, les plus remarquables sont les deux offices, respectivement celui de Saint Sava (fête le 14 janvier) et celui de Saint SiméonNemanja (fête le 13 février), composés sans doute au début du XIVe siècle. Le nombre important des ms dès le troisième quart du XIVe siècle, dénote une diffusion considérable de ces offices, qui ont relativement rapidement dû éclipser leurs précurseurs liturgiques du XIIIe siècle. Plusieurs canons «libres» furent également composés par le même auteur. Ce sont, un Canon commun au Christ, à Sava et à Siméon (6e ton), un Canon à Sava (4e ton), ainsi que le Canon dans les huit tons à Sava et à Siméon (avec un canon pour chaque ton, excepté le premier). La structure de ce dernier canon, dont le schéma suit celui de l’Acathiste à la Mère de Dieu, révèle la fré- quence hebdomadaire de sa célébration, ce qui est un cas inhabituel dans le cadre de la célébration d’un culte de saint. Ceci suggère qu’il a été utilisé dans le cadre d’une pratique particulièrement intensive du culte des deux saints, autrement dit à Chilandar. Le fait marquant que toutes les copies à ce jour conservées de ces deux canons se trouvent actuellement dans le même monastère de Chilandar, ne signifie pas qu’une pratique intensive du culte des deux saints ne pouvait avoir lieu ailleurs, à Studenica, à Mileèeva et en d’autres centres monastiques en Serbie. Il est important de souligner le fait particulièrement notable que l’écrivain le plus prolixe et talentueux du Moyen Age serbe ait consacré la plus grande partie de son œuvre à la propagation du culte des deux saints fondateurs, celui de la dynastie et de l’Etat némanide et celui de l’Eglise autocéphale de Serbie. La conformité parfaite aux normes littéraires et liturgiques byzantines et slavo-byzantines ne fait que mettre en relief cette singularité de l’hymnographie liturgique, ainsi que de l’hagiographie de Teodosije354. Même s’il s’agit d’un auteur dont le style souligne une forte personnalité d’expression, la particularité de l’œuvre de Teodosije réside plus encore dans le contenu que dans la forme. C’est celui d’un ordonnancement de la mémoire liturgique et du temps historique autour des deux personnages qui se trouvent à l’origine des pouvoirs séculier et sacerdotal. La hiérarchisation de ces deux pôles de référence est de nature à favoriser la mise en pratique d’un ordre de valeurs propre à confirmer une perpétuation dans la durée, ce qui est une forme du devoir d’accès à l’éternité. Cette didactique éthique et eschatologique se résume dans le long titre original : “La vie et les exploits ascétiques avec son père, et particulièrement les voyages ainsi que partiellement les récits de miracles de notre saint-père Sava, premier archevêque et théolo gien serbe […]”, de même que Théodose justifie dans l’introduc- Zorica Vitiç-Nedexkoviç, „Demonska iskuèeqa u Teodosijevom «§itiju svetog Petra Korièkog»” (Les tentations démoniaques dans la “Vie de St. Pierre de Korièa” par Teodosije), in Hilandar u osam vekova srpske kqiàevnosti (Chilandar et huit siècles de littérature serbe), Belgrade 1999, p. 143-154. 353 V. Jerotiç, “§itije Petra Korièkog u svetlu dubinske psihologije” (La Vie de Pierre de Korièa à la lumière de la psychologie des profondeurs), Letopis Ma tice srpske, 407, Novi Sad, 1971, p. 383-422. 352 314 354 Ainsi qu’une prédilection pour les textes classiques de l’hagiographie byzantine, comme celui de Cyrille de Skytopolis, dont la “Vie de saint Sava de Jérusalem” rédigée au VIe siècle, a fourni des extraits repris dans l’introduction de la Vie de Saint Sava. 315 BOŠKO I. BOJOVIĆ L a litt é rature autochtone des pays yougoslaves au M oyen A ge tion la nécessité de composition de cette Vie par le fait qu’il faut qu’il y ait des exemples de sainteté réalisée qui soient pour le une incitation à la réflexion sur son propre état spirituel. Elaboré à une époque où l’ordonnancement des pratiques liturgiques s’exprime par une première traduction intégrale du Typikon de Jérusalem, la théologie de Teodosije exerce aussi une fonction d’institutionnalisation et de jumelage des deux cultes fondateurs sur fond de symphonie entre les deux pouvoirs légitimités et sacralisés par la sainteté, comme il en ressort notamment de son ouvrage rhétorique : “L’apologie de saint Siméon et de saint Sava”355. La démarche intellectuelle et politique de Teodosije se situe donc à une époque charnière, où la pratique liturgique renouvelée avait rendu archaïsante celle des deux cultes vieux déjà d’un siècle356, à une époque où la «byzantinisation» des institutions et des arts en Serbie par le roi Milutin, a donné lieu à une réactualisation de l’apologie dynastique et ecclésiastique. L’œuvre de Teodosije est le jalon le plus significatif de l’évolution dans la continuité de la théologie du XIIIe siècle vers celle de l’archevêque Danilo II au XIVe siècle. hagio-biographique d’historiographie dynastique regroupe les Vies (d’une étendue très inégale) des rois et des archevêques depuis la première moitié du XIIIe siècle jusqu’à la deuxième moitié du XIVe siècle358. 357 Danilo II, Arhiepiskop Danilo i drugi, Životi kraljeva i arhiepiskopa srpskih. Napisao arh. Danilo (Archevêque Danilo et les autres. Vies des rois et archevêques serbes) éd. Dj. Daniéiç, Belgrade-Zagreb, 1866 ; (= réimpression Londres, 1972, Introduction Dj. Trifunoviç) ; Arhiepiskop Danilo II, Arhiepiskop Danilo, Životi kraljeva i arhiepiskopa srpskih (Vies des rois et archevêques serbes), introd. N. Radojéiç (p. V-XXIX), trad. L. Mirkoviç, Belgrade, 1935 ; Danilovi nastavljaéi, Danilov učenik, drugi nastavljači Danilovog zbornika (Les continuateurs de Danilo II. Le disciple de Danilo, les autres continuateurs du recueil de Danilo II), (trad. serbe avec une introduction de G. Mc Daniel), Belgrade, 1989, p. 9-24. 358 Les copies le plus anciennes de cet ouvrage majeur de Danilo II appartiennent à la deuxième partie du XVe et du début du XVIe siècle. Un petit nombre de copies contient le texte intégral de l’ouvrage, alors qu’un assez grand nombre de ms contient les différentes vies issues du recueil original. La plus ancienne copie connue à ce jour de l’ouvrage intégral est celle qui avait été faite en 1553 au monastère de Mileèeva, pour être très peu de temps après acheminée à Chilandar. Ce ms a fait l’objet de plusieurs copies antérieures, dont une faite en 1763 pour le compte de l’historien Jovan Rajiç (BPB, N° 45) ; une autre copie intégrale est faite en 1780 (BPB, 51). Deux copies faites en Moldavie contiennent le texte intégral hormis la Vie de Danilo II, lui même. L’un de ces ms est daté du milieu du XVIe siècle (Bibliothèque Nationale de Varsovie, aks. 10780). Une copie (IX A6, cod. C [£]), Bibliothèque Nationale de Prague, avait été faite pour le compte de Schaffarik. Le deuxième ms, daté de 1567, est conservé dans le monastère de Suéevica en Roumanie. Les autres ms contiennent une ou plusieurs biographies issues du recueil de Danilo II. Le plus ancien, contenant les vies du roi Dragutin et la vie de la reine Hélène, est daté de la fin du XVe siècle. Conservé jusqu’alors à la BN de Belgrade (cod. 378 [21]) il fut perdu lors du bombardement allemand de 1941. Stojanoviç a démontré qu’il s’agissait d’une version plus ancienne que celle qui avait servi à l’édition de Daniéiç. Accompagnée de celles de Milutin et d’Hélène, cette version ancienne de la Vie de Dragutin fait aussi partie d’un recueil copié au milieu du XVIIe siècle, conservé dans la Bibliothèque Nationale de Sofia (cod. 267 [544]). Une version plus tardive de la Vie de Dragutin, avec la vie de la reine Hélène, ainsi qu’avec une version abrégée de l’introduction de l’auteur, datée de 1526, est conservée dans la Bibliothèque Saltikov-£éedrin (cod. Gilf. 55) à Petrograd. La Vie de la reine Hélène est inclue également dans le Recueil du hiéromoine Oreste, daté du 1536 (Hil. 482). Les Vies des archevêques sont inclues dans un recueil de la Bibliothèque Nationale et Universitaire de Zagreb (cod. R4186). Il s’agit là du ms dit «de Milojeviç», comprenant en outre des parties du Typikon de Studenica, et qui avait longtemps été considéré comme égaré. 316 317 Hagio-biographie dynastique de Danilo II et de ses Continuateurs L’hagio-biographie dynastique du Moyen Age serbe trouve sa pleine expression dans l’œuvre de codification entreprise par l’archevêque de Serbie Danilo II (1324-1337), contenue dans le recueil intitulé Vies des rois et archevêques serbes357. Ce codex 355 L’Apologie de Sava et Siméon est archivé, toujours d’après l’Inventaire, dans les manuscrits suivants : 157 (UB Çoroviç 19), 315 (Pljevlja 104), 367 (NBS 17). 356 M. Matejiç, “Himnografski lik svetoga Save” (L’image hymnographique de St. Sava), in Prouéavaqe sredqovekovnih juànoslo venskih rukopisa (Etudes des manuscrits médiévaux sud-slaves), Belgrade 1995, p. 261-285 (rés. angl. p. 286). BOŠKO I. BOJOVIĆ L a litt é rature autochtone des pays yougoslaves au M oyen A ge L’édition (due à Daniéiç) de l’œuvre de Danilo et de ses continuateurs anonymes, faite à partir de trois manuscrits seule ment, alors que d’autres manuscrits plus complets et plus anciens ont été trouvés depuis359, ne permet pas de régler avec certitude la question de la genèse de cette série de biographies. Il est communément admis actuellement que ce sont deux auteurs principaux, Danilo II et son continuateur anonyme360, qui sont à l’origine361 de cette œuvre littéraire majeure du XIVe siècle serbe, conçue dès le départ par son auteur initial comme une série de biographies dynastiques et ecclésiastiques362. Les Vies des rois, dans le Recueil de Danilo II (vers 13241337)363, ne peuvent cependant pas être toutes classées dans la catégorie des écrits hagiographiques, surtout en ce qui concerne les premiers rois dont il raconte la vie (Radoslav (1228-1234), Vladislav (1234-1243), Uroè Ier (1243-1276). Celles de la reine Hélène et du roi Milutin (1282-1321) se rapprochent par contre bien davantage du genre hagiographique, surtout la fin qui décrit le trépas du roi mort en odeur de sainteté. Milutin fut en fait le premier roi dûment canonisé364, après le fondateur de la dynastie. Mais les autres biographies royales sont également conçues dans une perspective de sainteté. Au bout d’un siècle de tradition ha- L’office de l’archevêque Arsène Ier, est conservé en 17 copies, et ce nombre n’est sans doute pas définitif. La version longue est connue grâce à l’édition de Sinesije §ivanoviç (Rimnik, 1761), faite d’après une copie (perdue depuis) réalisée dans le monastère de Rakovac en 1714, alors que la version brève est conservée dans les ménées. Les deux versions sont attribuées à Danilo II ; la version brève a été rédigée afin d’être inclue dans l’office aux saints fêtés le 28 octobre. C’est du moins ce qui ressort de la forme particulière de l’office telle qu’elle se présente dans le ms (N° 27) de la Bibliothèque du Patriarcat de Belgrade, daté de 1623. Les stichères de l’office d’Arsenije y sont mélangés avec ceux des autres saints fêtés le même jour. Une copie (XVIe s.) de la version brève a été publiée par Ljubica £tavljaninDjordjeviç, dans Arheografski prilozi I (1979), p. 109-115, une Vita synaxaire du saint correspondant y fait partie. L’office de l’archevêque Eusthate, est aujourd’hui conservé en seulement deux copies, dont celle de la Bibliothèque Nationale de Belgrade (code : Rs 18), orthographe slavo-serbe. Absent de l’édition de §ivanoviç (de 1761), rédigé avec une orthographe slavo-russe, cet office est inclu dans l’édition complétée de Srbljak de 1861, faite par Mihailo le métropolite de Belgrade. Les différences entre les deux variantes sont peu importantes, ce qui est en principe l’indice d’une faible diffusion de ce texte. Une dernière édition de Sbrljak a été faite en 1986, par le patriarche Paul de Serbie. Les continuateurs anonymes de Danilo II (1337-1340 & après 1475) Les plus anciens ms des Continuateurs anonymes datent de la fin du XVe et de la première partie du XVIe siècle. Les trois plus anciens de ces ms sont ceux mêmes qui contiennent l’ensemble du recueil des Vies des rois et archevêques dont l’histoire de texte est rappelée plus haut. 359 Sur les manuscrits des “Vies des rois et archevêques serbes” : Danilo Drugi, Životi kraljeva i arhiepiskopa srpskih – službe (Les Vies des rois et archevêques serbes - les offices), Belgrade, 1988, p. 268-269. Sur les Vies des rois… (rédigées de 1313-14 à 1345, 1376 pour les patriarches), intitulées “La vie, l’existence et l’histoire des actions agréables à Dieu des très pieux rois des pays de Serbie et de la Côte (Jit&e i jizny <i> povhesti bogoougwdni dhani Xristol&obivyfxy kraly srybskyfi i pomorskyfi zemli)”, voir I.-R. Mircea, ““Les vies des rois et archevêques serbes” et leur circulation en Moldavie. Une copie inconnue de 1567”, Revue des Etudes Sud-Est Européennes, 4 (1966), p. 393-412. 360 Le troisième auteur est un anonyme qui n’aurait écrit que les trois Vitae très brèves, placées à la fin du recueil, celles des trois premiers patriarches de Serbie. 361 Cf. Arhiepiskop Danilo, Životi kraljeva i arhiepiskopa srpskih od arhiepis kopa Danila II, cit., p. XXI-XXII. 362 Cf. Lj. Stojanoviç, “§itija kraljeva i arhiepiskopa srpskih od arhiepiskopa Danila i drugih”, Glas SKA, 106 (1928), p. 97-112. 363 C’est par les soins de ce remarquable prélat placé à la tête de l’Eglise de Serbie, qu’apparaît également la représentation picturale de la Sainte lignée, dont des parallèles se trouvent dans l’art plastique en Occident : S. Radojéiç, Por treti srpskih vladara u srednjem veku (Les portraits des souverains serbes au Moyen Age), Skoplje, 1934, p. 38-43. V. Djuriç, “Loza Nemanjiça u starom srpskom slikarstvu” (La Lignée des Nemanjiç dans l’ancienne peinture serbe), Peristil 21 (1978), p. 53-55. 364 Pour le culte du roi Milutin, instauré suite à l’élévation moins de deux ans après sa mort, donc en 1324, les hagiographies et acolouthies (reliques inaltérées, dégageant un bon parfum et ayant pouvoir de guérison), le transfert de ses reliques (vers 1460) à Sofia, son culte et ses reliques en Bulgarie (aujourd’hui dans l’église de Sainte Kyriakie à Sofia), son culte en Russie et en Serbie (à Kosovo), et ses portraits en donateur et l’iconographie de Milutin en Serbie, à Rome et à Bari, voir : Pavloviç, Kultovi lica kod Srba, cit., p. 91-97. 318 319 BOŠKO I. BOJOVIĆ giographique365 élaborée à partir du culte de Saint Siméon, l’optique de l’historiographie dynastique avait toute raison de voir, dans un cadre hagiographique, l’affirmation de la continuité charismatique de la royauté. Dans la perspective de l’archevêque Danilo II, la sainteté est non seulement la vertu suprême, la confirmation du charisme royal, mais aussi une condition de la légitimité dynastique. Les continuateurs anonymes de Danilo II écrivent la Vie de Stefan Deéanski (1321-1331)366, la biographie tronquée du roi (et, depuis 1345, empereur) Duèan (1331-1355), ainsi que les hagiographies de cinq archevêques, dont celle de Danilo II lui-même. Quelle qu’ait pu être l’intention initiale de son premier auteur et l’histoire de la formation du Recueil qui porte le nom de son seul auteur connu, ce volumineux codex dynastique est l’ouvrage hagio-biographique et historiographique le plus complet du Moyen Age serbe. Au-delà des différences notables que l’on observe dans le style de ses auteurs respectifs, il porte l’empreinte d’une continuité de méthode et d’esprit. L’idée maîtresse en est la symphonie des deux pouvoirs, sublimée dans la sainteté de ses meilleurs rois et archevêques, sarments de la Sainte Souche, celle des saints Siméon et Sava, dont la continuité providentielle est incarnée par le charisme de la Sainte lignée némanide. D. Bogdanoviç, “L’évolution des genres dans la littérature serbe du XIIIe siècle”, in Mélanges Ivan Dujčev, Byzance et les Slaves. Etudes de civilisation, Paris [1979], p. 49-58. 366 Pour le culte, instauré suite à l’élévation 7 ans après sa mort (1321), en 1328 (ou au plus tard vers 1339-43), les hagiographies et acolouthies (reliques inaltérés, dégageant une odeur de sainteté et ayant pouvoir thaumaturgique), son culte et ses reliques, sa fête (moyenne, de premier ordre) adjointe à celle de St. Martin de Tours, ses portraits en donateur et son iconographie, les églises consacrées à Stefan en Serbie et enfin sur son culte en Russie, parmi les Albanais et les catholiques à Kosovo, ainsi que sur une procédure de canonisation à Rome de Stefan Deéanski, voir Pavloviç, Kultovi lica kod Srba, cit., p. 99-107, bibliographie. 365 320 L a litt é rature autochtone des pays yougoslaves au M oyen A ge Kyr Siluan, les épîtres Siluan, un auteur de la deuxième moitié du XIVe siècle dont on connaît très peu d’éléments, était ecclésiastique et moine athonite, proche du starec Isaija, ainsi que de l’hésychaste Romil, personnalités bien connues par ailleurs. Ayant concentré son attention sur cet auteur, Dimitrije Bogdanoviç, situe l’époque de la rédaction de ses épîtres entre 1363 et 1371. Il avance l’hypothèse qu’elles auraient pu être rédigées dans la Zéta, cette principauté maritime qui servait de refuge aux nombreux Athonites fuyants à cette époque devant la conquête ottomane. Sa correspondance s’adresse à quelqu’un qui était vraisemblablement resté au Mont Athos, hypothèse confortée par le fait que les deux seuls personnages qui ont pu être identifiés, Isaija et Romil, étaient à cette époque dans la sainte montagne. Quant à l’identité du correspondant de Siluan, sur la base d’un passage où Siluan l’invite à observer l’enseignement de Romil, Bogdanoviç tire l’hypothèse qu’il s’agirait de Grégoire le Sinaïte le Jeune367, dont on sait qu’il fut le disciple de Romil depuis leur séjour à Parorie. Ce Grégoire est l’auteur d’une vie de Romil, écrite vers 1376-77, incluant l’enseignement de son maître spirituel. Peu connus et insuffisamment étudiés, les écrits de Siluan, bien qu’ils soient peu nombreux et de faible étendue, offrent néanmoins un intérêt particulier. Cet intérêt réside aussi bien dans leur forme que dans leur contenu. Les textes épistolaires qui nous sont parvenus sont à ce point rares, qu’ils méritent une attention particulière. Surtout lorsque leur contenu est essentiellement théologique. Les épîtres de Siluan présentent en ce sens un cas pratiquement unique. Ces écrits épistolaires sont attribués à Siluan, sans que l’on pût affirmer avec certitude qu’il s’agit du même auteur que celui des versets de synaxaires de Siméon et de Sava. Les écrits épistolaires de valeur littéraire, pour ce que nous en connaissons, ne sont pas antérieurs au XVe siècle. Il s’agit D. Bogdanoviç, £est pisaca XIV veka (Six écrivains du XIVe siècle), Belgrade 1986, p. 31-32. 367 321 BOŠKO I. BOJOVIĆ L a litt é rature autochtone des pays yougoslaves au M oyen A ge notamment de la “Lettre d’amour” (Slovo xubve), du despote Stefan Lazareviç, ainsi que des lettres de Nikon et d’Hélène Balèiç du Recueil de Gorica. Dans les deux cas il s’agit de textes d’une grande valeur littéraire, surtout pour le texte du despote Stefan, ainsi que d’une teneur plus théologique que personnelle, avec un important niveau d’abstraction. Les écrits hagiographiques du XIIIe siècle, notamment ceux de Domentijan et de Teodosije, ainsi que de Danilo II (XIVe s.), incluent des passages et des extraits d’une intense teneur de rhétorique émotionnelle, mais ne présentant pas une forme d’épître à proprement parler. Les épîtres de Siluan situent au milieu du XIVe siècle notre connaissance de lettres littéraires, théologiques et psychologiques à la fois. Il s’agit d’une correspondance spirituelle, mais qui comporte une omniprésente charge émotionnelle. Les lettres expriment le souhait d’une contemplation directe et permanente du prochain, placé sur un niveau spirituel, puisqu’il est question de contemplation de l’âme. Récemment découvertes368, ces 9 lettres sont néanmoins écrites par un directeur ou plutôt un père spirituel, adressées à son disciple, sans que son nom soit cité, alors qu’une fois il le désigne comme “parrain”, dans la quatrième épître. Pas d’autres noms dans le texte, à l’exception toutefois d’un certain Marko, un des disciples proches de l’auteur qui se dit particulièrement attristé par sa mort. Ainsi que la mention d’un certain kyr Isaija, père spirituel de Siluan. Il pourrait s’agir du contemporain bien connu starec Isaija, dont la vie a fourni un sujet hagiographique. L’auteur ne cache nullement son attente impatiente d’une réponse écrite de son correspondant. Il le sermonne même en traitant la paresse épistolaire de manque d’amour du prochain. Le but de l’épître est de maintenir un contact spirituel afin de connaîLe Recueil de Savina, dont elles font partie, est du genre de ces nombreux mélanges de textes hésychastes qui servaient de vecteur de transmission de textes anachorétiques en Serbie, généralement depuis le Mont Athos, cf. D. Bogdanoviç, £est pisaca XIV veka (Six écrivains du XIVe siècle), Belgrade 1986, p. 18-19. tre l’attitude et la disposition de son correspondant envers Dieu, ainsi qu’envers le Monde d’ici-bas. Imprégné d’un raisonnement d’orientation eschatologique et éthique, la première lettre est une sorte d’introduction aux suivantes. La septième lettre exprime la tristesse de l’auteur qui déplore le manque de foi de son correspondant qui lui avait fait part de son scepticisme à l’égard des espoirs eschatologiques à propos de la mort de Marko. L’interlocuteur sceptique est sermonné et invité à plus de courage et, en attendant une rencontre proche, une recommandation de suivre les préceptes édifiants d’un certain Romyle. La huitième lettre est empreinte de la crainte que les propos, s’ils ne sont pas suivis d’actes, puissent avoir plus de mauvais que de bons effets. La mort est délivrance, alors que le réconfort réside dans la connaissance de la vérité. Son intelligence n’est pas apte à guider les autres vers le salut, car il est lui-même entaché de passions. Ces lettres sont composées selon les normes de l’art épistolaire byzantin, moins dans leur forme que dans leur esprit. Ceci s’exprime par la présence des notions de base de “lettre amicale” (φιλικη επιστολη), se basant sur l’idée d’union spirituelle (intellectuelle et émotionnelle) des correspondants à travers le média épistolaire. Les lettres sont comparables à la bouche, l’homme s’exprime par la parole, laquelle porte l’empreinte de sa personnalité, d’où l’idée de l’épître comme un miroir de l’âme, alors qu’une lettre prend l’effet d’une présence virtuelle. Expression d’une affection spirituelle, en signe de volontés et désirs convergents, l’épître assure une présence et un dialogue durables avec les êtres bien-aimés (Epître, IV). Un haut niveau d’abstraction, de dé-concrétisation et de généralisation est l’un des éléments stylistiques majeurs qui rapprochent ces lettres du genre épistolaire byzantin, mais sans que l’on y trouve de longues formules de politesse et autres métaphores rhétoriques, sans même les très nombreuses citations scripturaires qui étaient alors de règle. Les généralisations s’expriment par l’édification théologique, des 322 323 368 BOŠKO I. BOJOVIĆ L a litt é rature autochtone des pays yougoslaves au M oyen A ge considérations communes à tout le monachisme orthodoxe. L’événement qui est à l’origine du raisonnement n’est jamais explicitement indiqué, on ne peut que le deviner. La dé-concrétisation est telle qu’on est en droit de s’interroger sur la réalité d’une correspondance écrite en pensant à un exercice de style de type sophi stique si prisé à l’époque de l’antiquité tardive. Il s’agit sans doute plutôt d’une correspondance qui tout en étant réellement échangée, comme cela se faisait chez les Byzantins, devait servir aussi ultérieurement à une diffusion plus large. Cela expliquerait l’absence de nom du correspondant, remplacé par une formule impersonnelle : “à ceux qui nous affectionnent (emplacement vide pour le nom), nous envoyons salutations et respects” (épître V). Quoi qu’il en soit, les neuf lettres de Siluan représentent un cas limite et très accompli de l’art épistolaire théologique en vogue à Byzance et très rarement représenté dans le patrimoine manuscrit en Serbie369. qu’offre le personnage même dont il raconte la vie371. Le starec (= gérôn) Isaïe, désigné aussi comme Isaïe de Serrès, est né vers 1300 dans la région du Kosovo. Vers 1330 il part pour le MontAthos, devient moine à Chilandar, puis higoumène du monastère athonite russe ; Saint-Pantéléimon, en 1349. Entre 1353 et 1363, il effectue plusieurs voyages en Serbie, en 1366, il se rend à la cour du despote Ugljeèa à Serrès, puis séjourne quelque temps à Chilandar. Il joua un rôle éminent dans la réconciliation entre l’Eglise de Serbie et celle de Constantinople en 1375372. Mais sa notoriété vient principalement du fait de sa traduction de PseudoDenys l’Aréopagite373. C’est au Mont-Athos qu’il traduisit en 1371 les écrits de Pseudo-Denys, “La hiérarchie céleste”, “La hiérarchie ecclésiastique”, “La théologie mystique”, et “Les noms de Dieu”, œuvres sur lesquelles repose une grande partie de la théologie orthodoxe après le VIe siècle. La Vie de l’abbé Isaija, conservée dans une seule copie manuscrite374, est l’œuvre d’un contemporain anonyme, vraisemblablement l’un des disciples de cet ecclésiastique. Cette copie représente une version incomplète de la Vie du La Vie du starec Isaija (Isaïe) Œuvre d’un anonyme de la fin du XIVe siècle370, ce récit hagiographique est un ouvrage important, non tant par son étendue ni même par sa valeur littéraire et documentaire, que par l’intérêt Connues dans un seul ms (recueil ms du monastère Savina, N° 22), composé de 292 ff° (21 x 13 cm), daté selon l’étude paléographique et l’examen des filigranes de 1418. Les versets du synaxaire de Saint Sava La copie la plus complète est celle du Recueil de Pljevlja (N° 73 de monastère de Sainte Trinité de Pljevlja), daté du dernier quart du XIVe siècle Les versets du synaxaire de Saint Siméon Dans le ménée de février, daté du début du XVIe siècle (SANU, N° 282), dans un Srbljak de 1525 (NBS, 18), dans un synaxaire en vers du dernier quart du XVIe siècle (Peç, 30), une copie plus ancienne (fin XIVe-début XVe s.), Musée des arts plastiques (N° 610), comprend ces vers, mais dans une forme corrompue. 370 Le texte hagiographique de cet anonyme athonite existe en un seul ms (Chilandar, N° 463). Il fait partie d’un recueil de 97 ff° (20 x 14,5 cm), dont la Vie du starec Isaija commence au f° 90, la fin étant perdue. Les filigranes de ce recueil ont pu être datés environ de 1434. Dj. Trifunoviç, Pisac i prevodilac Inok Isaija (Auteur et traducteur, le moine Isaï), Kruèevac, 1980 ; V. Moèin - M. Purkoviç, Hilandarski igumani srednjeg veka (Les higoumènes de Chilandar au Moyen Age), Skoplje, 1940 ; Dj. Sp. Radojiéiç, “Stihovi o inoku Isaiji” (Les vers sur le moine Isaïe), Letopis MS 387/4 (1961), p. 361-365. 372 D. Bogdanoviç, “Izmirenje srpske i vizantijske Crkve” (Réconciliation des Eglises serbe et byzantine), in Le prince Lazar - O knezu Lazaru, Belgrade, 1975, p. 81-91 ; V. Moèin, “Sv. patrijarh Kalist i srpska Crkva” (Le Saint patriarche Calixte et l’Eglise de Serbie), Glasnik SPC 27/9 (1946), p. 192-206. 373 V. Moèin, “O periodizaciji rusko-juànoslovenskih veza” (Sur la périodisation des relations littéraires russo-sudslaves), Slovo, n°11-12 (1962), p. 461-462 ; G. M. Prohorov, “Avtograf starca Isaije” (L’autographe de starec Isaïe), Rus kaja literatura, 4 (1980), p. 183-185 ; Dj. Trifunoviç, “Zbornici sa delima Pseudo-Dionisija Areopagita u prevodu inoka Isaije”, Cyrilomethodianum, 5 (1981), p. 166-171. 374 Celle du monastère de Chilandar (première moitié du XVe siècle), cf. éd. V. Moèin, “§itie starca Isaii, igumena Russkago monastira na Afone” (La Vie de starec Isaïe, l’higoumène du monastère russe au Mont-Athos), Sbornik RAOKJ 3 (1940), p. 125-167. 324 325 369 371 BOŠKO I. BOJOVIĆ L a litt é rature autochtone des pays yougoslaves au M oyen A ge saint supposé, d’après la composition du recueil et la place que la Vie d’Isaija y occupe, car on ne sait pas si la canonisation d’Isaija a été menée à son terme. Cette vie aurait pu être composée pré cisément en vue de la canonisation de ce moine bien connu des autres sources et mort au Mont-Athos, sans doute peu après 1375. Lazar»379; le «Dit à la mémoire (Povesno slovo) du prince Lazar» intitulé : “Le récit à la mémoire (Poslhdovanï&o by pamety) du saint et bienheureux prince Lazar qui fut le souverain de tout le pays serbe”, est l’œuvre d’un auteur anonyme, écrite entre 1392 et 1398, au monastère de Ravanica380. Plusieurs autres textes composés généralement par les anonymes (fort probablement issus des milieux ecclésiastiques), dont nous ne mentionnons que les écrits narratifs, vont compléter ce cycle hagio-biographique. C’est un autre “Dit (Slovo) du prince Lazar”381; un «Eloge du prince Lazar»382; une autre «Vie et le règne du prince Lazar»383; puis un autre texte laudatif, le «Discours d’éloge au saint et nouveau martyr du Christ, Lazar» 384. Il s’agit là encore d’un texte ano- Le cycle du martyrologe du prince Lazar La profusion de textes littéraires de genres divers, ainsi que celle de notices que l’on découvre encore dans des codices médiévaux375, témoigne avec éloquence de l’ampleur et de la rapidité376 avec laquelle le culte du Saint prince Lazar, canonisé en 1390/91, au même concile sans doute où fut élu le patriarche Danilo III, s’est répandu en Serbie. Ce culte377 avait son centre principal au monastère de Ravanica, fondation pieuse du prince, où ses reliques étaient conservées, mais également à Ljubostinja, fondation de sa veuve, la princesse Milica, où elle prononça ses vœux pour y finir sa vie (1405) comme moniale (Jevgenija, ou dans le grand habit, Jefrosinija). La Vie du prince Lazar de type prologue, est probablement le plus ancien de ces textes dédiés au culte du prince martyr378. D’autres textes hagiographiques vont contribuer à la diffusion de ce nouveau culte dynastique : ce sont le «Dit (Slovo) du prince Dj. Trifunoviç, Najstariji srpski zapisi o Kosovskom boju (Les plus anciennes notices serbes sur la bataille du Kosovo), Gornji Milanovac, 1985 376 Attestée également dans de nombreux documents diplomatiques contemporains, cf. Mihaljéiç, Lazar Hrebeljanović – istorija, kult, predanje (Lazar Hrebeljanoviç. Histoire, culte, tradition), Belgrade, 1984, p. 160-163. 377 Pavloviç, Kultovi lica kod Srba, cit., p. 116-126. 378 Dj. Sp. Radojiéiç (éd.), “Pohvala knezu Lazaru sa stihovima” (Eloge du prince Lazar), Istoriski časopis 5 (1955), p. 249, avec 4 fac-similés. Le texte y est daté entre 1390 et 1393. La classification (synaxaire des mois de mars-août) est de Trifunoviç, qui propose une datation, entre 1390 et 1398 ; ce texte est fréquemment adjoint à l’office du prince Lazar, cf. Trifunoviç, Spisi o knezu Lazaru, cit., p. 16-20, 34-36 ; Bogdanoviç, Istorija kljiževnosti, cit., p. 194-195 ; Id., “Poetika prologa stihovne redakcije” (La poétique du prologue en vers), in VII Miedzynarodwy Kongres slawistow, Streszezenia referatów i komunikatów, Varsovie, 1973, p. 834-835. Daté de 1392/93 par Radojiéiç et Trifunoviç, cf. Radojiéiç, “Izbor patrija rha…”, cit. ; Trifunoviç, Spisi o knezu Lazaru, p. 71-72, L’édition se fonde sur un manuscrit du XVIe siècle (cf. V. Çoroviç, “Siluan i Danilo III, srpski pisci XIVXV veka” (Siluan et Danilo III, ecrivains serbes du XIVe siècle), Glas SKA, 86 (1929), p. 13-103), ce texte est considéré comme “l’œuvre cultuelle la plus historiciste sur le martyr de Kosovo” : Mihaljéiç, Lazar Hrebeljanović, cit., p. 91. 380 Dj. Sp. Radojiéiç, Antologija stare srpske književnosti (Anthologie de la littérature serbe ancienne), Belgrade, 1960, p. 117-118, 328-329 ; Trifunoviç, Spisi o knezu Lazaru, cit., p. 78-112 ; S. Novakoviç (éd.), “Neèto o knezu Lazaru. Po rukopisu XVII vijeka spremio za ètampu Stojan Novakoviç” (Sur le prince Lazar. D’après le manuscrit de XVIIe s. édité par Stojan Novakoviç), Glasnik SUD, 21 (1867), p. 157-164 ; Id., Primeri književnosti i jezika, cit., p. 287-291. 381 A. Vukomanoviç (éd.), “O knezu Lazaru. Iz rukopisa XVII veka koji je u podpisanoga” (Sur le prince Lazar, d’après le manuscrit détenu par l’auteur), Glasnik DSS, 10 (1859), p. 108-118 ; Manuscrit à Chilandar n° 482. 382 Ecrit (1402) par Jefimija (veuve du despote Ugljeèa) le texte est brodé avec du fil d’or sur un linceul de soie (66 sur 49 cm) qui avait servi à recouvrir les reliques du prince L. Mirkoviç, Monahinja Jefimija (La moniale Euphémie), Sremski Karlovci, 1922. 383 Ce texte (écrit vers 1402) s’apparente à un genre littéraire proche des Annales et Généalogies. Faisant partie des “Annales de Peç”, cf. “Peçki Letopis”, dans Stojanoviç (éd.), Rodoslovi i letopisi, cit., p. 85-99. 384 L’unique manuscrit de ce texte, auquel manquait la fin, a brûlé dans l’incendie de la Bibliothèque Nationale de Belgrade (lors du bombardement nazi du 6 Avril 1941). 326 327 375 379 BOŠKO I. BOJOVIĆ nyme de la fin XIVe — début XVe siècle385. L’Epitaphe de la stèle de Kosovo386 est l’un des rares écrits de genre et de provenance profane. Enfin, c’est encore un texte du genre laudatif, l’Eloge au prince Lazar par Andonije Rafail Epaktit387, plus tardif d’une trentaine d’années par rapport aux écrits précédents, qui clôt cet ensemble thématique intitulé le Cycle littéraire de la bataille de Kosovo. Le cycle littéraire consacré au prince Lazar Hrebeljanoviç, mort à la bataille de Kosovo en 1389, constitue un chapitre à part388 dans l’hagio-biographie médiévale serbe. La relève dynastique de cette deuxième moitié du XIVe siècle, les débuts de la conquête ottomane et la crise de conscience suscitée par le schisme avec l’Eglise de Constantinople ont marqué cette époque de transition et de bouleversements majeurs en Serbie et dans les Balkans. Les textes hagio-biographiques, laudatifs et liturgiques de cette époque sont consécutifs à l’instauration du culte du prince Lazar quelques années à peine après sa mort sur le champ de bataille. La Vie de Saint Stefan Dečanski, le Mégalomartyr par Grégoire Camblak La portée idéologique de l’hagiographie de Stefan Deéans- L a litt é rature autochtone des pays yougoslaves au M oyen A ge ki par Grigorije Camblak389 (rédigée vers 1402) est importante. C’était l’analogie cultuelle entre Stefan Deéanski et le prince Lazar, tous les deux canonisés comme martyrs, qui devait aider à rétablir la continuité de la légitimité dynastique fortement liée à la Sainte lignée Némanide. L’œuvre de Camblak390, créée au début du siècle, appartient à une nouvelle époque historique qui sera celle de la fin de la civilisation médiévale orthodoxe dans les Balkans. Elle marque en même temps la fin d’une époque littéraire391, celle des hagiographies royales classiques en Serbie. La Vie de Stefan Dečanski (1321-1331) par Grégoire Camblak392, moine érudit d’origine bulgare393, est une hagio-biographie tardive de ce roi canonisé près de soixante-dix ans plus tôt. Très différente et parfois en contradiction avec la première Vie de ce roi saint, elle offre cependant assez peu d’informations historiques par rapport à celle qui avait été composée par le Continuateur anonyme de Danilo II. Composée plus en fonction d’un culte local que d’un culte dynastique et officiel, l’intérêt de cette Vie vient de ce qu’elle permet de suivre l’évolution d’un important Sur l’attribution incertaine de ce texte (Danilo III), cf. D. Bogdanoviç, “Slovo pohvalno knezu Lazaru” (Le Discours d’éloge au prince Lazar), Savre menik 37 (1973), p. 265-274 ; Id., Istorija književnosti, cit., p. 193 n. 4. 386 Attribuée au despote Stefan Lazareviç (1389-1427), l’analyse stylistique a confirmé cette attribution : Trifunoviç, Spisi o knezu Lazaru, p. 284-288 ;B. Bojoviç, “L’épitaphe du despote Stefan sur la stèle de Kossovo”, Messager ortho doxe (numéro spécial), 3 (1987), p. 99-102. 387 Edition d’après un manuscrit, fin XVe-début du XVIe siècle (collection Hiljferding de la bibliothèque Impériale de Petrograd), cf. Lj. Stojanoviç, “Pohvala knezu Lazaru”, Spomenik SKA, 3 (1890), p. 81-90 ; nouvelle édition (critique) avec l’étude fouillée de Dj. Trifunoviç, “Slovo o svetom knezu Lazaru Andonija Rafaila” (Le Discours sur le prince Lazar d’Andonije Rafail), Zbornik IK, 10 (1976), p. 147-179. 388 Dj. Trifunoviç, Srpski srednjovekovni spisi o knezu Lazaru i kosovskom boju (Les écrits médiévaux serbes sur le prince Lazar et la bataille du Kosovo), Kruèevac, 1968. Trad. serbe : Stare srpske biografije XV i XVII veka (Les biographies serbes anciennes des XVe-XVIIe siècles), III, Camblak, Konstantin, Pajsije (traduction L. Mirkoviç, introduction P. Popoviç), Belgrade, 1936, p. 3-40. 390 Sur la bibliographie des travaux relatifs à Camblak, voir Petroviç, Književni rad Gligorija Camblaka u Srbiji (Les travaux de Grégoire Camblak en Serbie), Priètina, 1991, p. 13-32 391 Sur la littérature hagiographique à Byzance, en Serbie et en Bulgarie, cf. Ibid., p. 98-133. 392 J. £afarik (éd.), “§itije Stefana Uroèa III - od Grigorija Mniha” (Vie de Stefan Uroè III de Grégoire le Moine), Glasnik DSS, 11 (1859), p. 35-94. Cet ouvrage se singularise des autres écrits du genre. La Vie de Stefan par Camblak a été l’hagiographie dynastique la plus lue après la Vie de Saint Sava par Teodosije, ce dont témoigne le grand nombre de copies conservées en Serbie et dans d’autres pays. Sur la tradition manuscrite et les éditions de la Vie de Stefan, voir D. Petroviç, Književni rad Gligorija Camblaka u Srbiji, cit., p. 93-97, 179-180. 393 Dans la plus ancienne copie de la Vie de Stefan par Camblak (datée vers 1433, Recueil N° 99 des Archives de Deéani), l’auteur est désigné comme ayant été higoumène du monastère de Deéani, cf. Petroviç, Književni rad, cit., p. 71-89 n. 21. 328 329 385 389 BOŠKO I. BOJOVIĆ L a litt é rature autochtone des pays yougoslaves au M oyen A ge culte royal dans des conditions nouvelles d’une époque bien différente de celle qui fut marquée par le règne de la dynastie némanide. cohérente397. Jefrem y est décrit comme un grand prélat, non pas en tant que gestionnaire des affaires de l’Eglise, mais avant tout comme un saint homme, un hésychaste, un ascète et un guide spirituel accompli. A la différence du Continuateur anonyme de Danilo II et d’autres auteurs de la fin du XIVe et de la première moitié du XVe siècle, qui s’accordent dans la condamnation inconditionnelle de l’œuvre de Duèan, Marko parle du schisme entre l’Eglise de Constantinople et celle de Serbie (1354-1375) en termes neutres et posés. Ecrivant onze ans après la bataille de Kosovo, l’évêque Marko parle de la bataille mémorable en termes moins exaltés que la plupart des autres textes de l’époque, sans s’écarter cependant de l’interprétation communément admise pour comprendre cet événement lourd de conséquences avec une causalité fort caractéristique de l’époque. Le mauvais tournant historique du Kosovo est la conséquence de “nos péchés”, alors que l’issue se trouve dans le repentir et l’expiation, dont le martyre du prince Lazar est un exemple édifiant. La Vie du patriarche Jefrem La Vie du patriarche Jefrem394, anachorète d’origine bulgare à la tête de l’Eglise serbe (1375-1379 et 1389-1392), fait partie de ces hagio-biographies des archevêques et patriarches qui font pendant aux hagio-biographies des rois et autres souverains de Serbie. Marko (né en 1359/60 dans les environs de Peç), évêque de Peç (1390/92-après 1411), fut le disciple de Jefrem pendant vingt-trois ans, depuis son entrée dans la vie monacale jusqu’à la mort du patriarche, le 15 juin 1400. Composée par cet auteur dont on connaît plusieurs autres textes de moindre importance (dont l’acolouthie de Jefrem)395, cette Vie s’assimile au genre hagiographique du synaxaire plutôt qu’à une Vie de type développé. C’est en fait une Vie-synaxaire élargie et en partie versifiée qui a une fonction liturgique et qui s’insère dans l’office des matines après la sixième ode du canon. On suppose cependant que cette Vie fut composée initialement en prose avant d’avoir été versifiée pour être inclus dans l’acolouthie du saint patriarche396. Dépouillé de citations savantes, relativement riche en informations biographiques et historiques, c’est un texte fort abondant au sujet de l’expérience spirituelle du saint, composé avec une grande maîtrise et un sens poussé de l’équilibre entre la forme et le contenu. La narration est concise, claire, sans digressions alourdissantes et fort Biographie du despote Stefan Lazarević par Constantin de Kostenec C’est sous le règne du despote Djuradj Brankoviç, que Constantin écrivit, entre 1433 et 1439, à l’instigation du patriarche Nikon et des magnats de la cour, son œuvre principale : l’hagio-biographie du despote Stefan Lazareviç398. Au premier abord, cette œuvre biographique se rapproche, plus qu’aucune autre dans la littéra- Ed. Dj. Trifunoviç, “§itije svetog patrijarha Jefrema od episkopa Marka” (La Vie du patriarche Jefrem par l’évêque Marko), Anali Filološkog Fakulteta, 7 (1967), p. 67-74. 395 L’acolouthie de l’archevêque Nikodim, le Synaxaire de Gerasim et de Jefimija (ses parents qui ont avec plusieurs de leurs enfants embrassé la vocation monacale), puis l’inscription de ktètor pour l’église de Saint Georges, cf. D. Bogdanoviç, Šest pisaca XIV veka (Six auteurs du XIVe siècle), Belgrade, 1986, p. 163-210. 396 Bogdanoviç, Šest pisaca XIV veka, cit., p. 45-46. 397 M. Kaèanin, Srpska književnost u srednjem veku (La littérature serbe au Moyen Age), Belgrade, 1975, p. 324, 326. 398 Ed. : V. Jagiç, «Konstantin Filosof i njegov ùivot Stefana Lazareviça despota srpskog» (Constantin le Philosophe et sa Vie de Stefan Lazareviç, despote serbe), Glasnik SUD, 42 (1875), p. 223-328 ; G. Svanne, Konstantin Kosteneykii i ego biografija serbskogo despota Stefana Lazareviéa (Constantin de Kostenec et sa biographie du despote serbe Stefan Lazareviç), Starobulgarska litera tura, 4 (1978), p. 21-38 ; nouvelle édition de l’œuvre de Constantin de Kostenec : K. Kuev - G. Petkov, Subrani sučineniæ na Konstantin Kosteneéki (Les œuvres réunies de Constantin de Kostenec), Sofia, 1985, 574 pp. 330 331 394 BOŠKO I. BOJOVIĆ L a litt é rature autochtone des pays yougoslaves au M oyen A ge ture médiévale serbe, de la méthode historiographique classique. La culture hellénique et l’œuvre de Plutarque ont exercé une in fluence certaine sur Constantin399, auteur de la dernière grande biographie princière serbe. La Vie du despote Stefan Lazarević (1389-1427) par Constantin de Kostenec400, un homme de lettres bulgare qui avait fui en Serbie devant la conquête ottomane, est sans doute l’une des créations les plus remarquables dans la longue succession des hagio-biographies des souverains serbes. Par sa narration descriptive, ses références classiques, par sa reconstitution historique assez précise et compétente, c’est davantage une chronique du règne de son héros qu’une hagio-biographie traditionnelle. La volonté expresse de placer le despote Stefan dans une perspective de continuité de la sainteté dynastique, ainsi que la volonté à peine moins clairement affichée de servir d’argument pour une canonisation éventuelle de son prince, ont un côté qui peut paraître paradoxal par rapport à ses modifications d’approche littéraire. Ecrite moins de quarante années après celle du roi Stefan Deéanski, la Vie du despote Stefan se trouve à bien des égards aux antipodes de l’ouvrage de Camblak. Les schémas hagiographiques cèdent la place à un portrait assez fidèle et singulièrement réaliste par rapport aux images plus au moins hiératiques de rois saints. C’est le portrait d’un prince éclairé, pragmatique, et vertueux d’une manière plus chevaleresque que monacale. Ces transformations considérables dans la narration d’une biographie officielle portent l’empreinte de l’esprit du temps et des bouleversements profonds qui se font jour dans la société serbe de la première moitié du XVe siècle. La période des troubles à la fin du XIVe siècle, celle qui a précédé le règne du despote et marqué ses débuts était en effet une période de transition. Les troubles de succession dynastique, la déliquescence du pouvoir central, un climat d’insécurité croissante et le début de la conquête ottomane ; une urbanisation rapide et le pouvoir de l’argent relayant progressivement le pouvoir foncier, auront finalement raison de l’époque némanide, empreinte de la symphonie des deux pouvoirs au détriment du rôle privilégié de l’Eglise401. Incluant des changements fort significatifs, cette évolution ne devait cependant pas se confirmer par la suite, et la biographie du despote Stefan Lazareviç reste une exception dans la littérature dynastique et officielle. L’Etat serbe n’avait plus que quelques dizaines d’années de plus en plus difficiles à traverser avant d’être submergé par la conquête ottomane en 1459. Le dernier souverain important du XVe siècle, le despote Djuradj Brankoviç (14271456), n’a jamais eu la moindre biographie, officielle ou non. Les faits essentiels de l’histoire serbe étaient depuis la fin du XIVe siècle relatés par les Annales et les Généalogies des souverains. C’est ainsi que la dernière Vie de Siméon-Nemanja fut composée en 1441/2, par un moine érudit, Nikon le Hiérsolomytain402, qui écrivait pour le compte de la princesse Hélène Balèiç, fille du prince Lazar. C’est une compilation de Stefan le Premier Couronné et de Teodosije pour l’essentiel, mais composée dans un esprit nouveau par rapport à ces prototypes — la séparation de l’hagiographique et de l’historique. C’est ainsi que cette Vie de 399 “Cette biographie représente […] la meilleure réalisation littéraire des Slaves méridionaux, au Moyen Age, tant par son contenu que par sa forme”, et “une source historique de toute première importance, non seulement pour l’histoire serbe, mais aussi pour l’étude des événements […] dans la péninsule des Balkans pendant l’époque en question”, selon I. Dujéev, “Rapports littéraires entre les Byzantins, les Bulgares et les Serbes aux XIVe et XVe siècles”, in L’Ecole de la Morava et son temps, Belgrade, 1972, p. 97 ; voir aussi, Id., “Les rapports hagiographiques entre Byzance et les Slaves”, in Medievo bizantinoslavo, cit., vol. 3, p. 267-279. 400 V. Jagiç (éd.), “Konstantin Filosof i njegov ùivot Stefana Lazareviça despota srpskog”, cit., p. 223-328 ; G. Svanne, Konstantin Kostenečki, cit., p. 21-38 ; nouvelle édition de l’œuvre de Constantin de Kostenec : K. Kuev – G. Petkov, Subrani sučinenija na Konstantin Kostenečki, Sofia, 1985. 332 Il est intéressant de rappeler à ce propos que la crise de l’Eglise serbe coïncide dans le temps avec ce qui fut la plus grande crise de la papauté au Moyen Age, à la fin du XIVe et au début du XVe siècle. 402 Etude, édition critique du texte et traduction française : B. Bojoviç, L’idéo logie monarchique dans les hagio-biographies dynastiques du Moyen Age serbe, Rome, 1995, p. 209-300. 401 333 BOŠKO I. BOJOVIĆ L a litt é rature autochtone des pays yougoslaves au M oyen A ge Nemanja est presque entièrement dépouillée de ses parties historiques au profit d’une synthèse hagiographique, faite d’un portrait hiératique, complètement sublimé, du fondateur de la dynastie némanide. précédées par les pomenyiky (diptyques)406, listes des noms dynastiques à usage liturgique407. Plusieurs rédactions ultérieures ont com plété cette généalogie primitive par des données dynastiques sur les Lazareviç, les Brankoviç et enfin les Jakèiç au XVIe siècle408. Les Annales sont classées en deux catégories d’après leur ordre d’ancienneté : les Annales anciennes et les Annales plus récentes. Composées initialement peu de temps après 1371 par un auteur anonyme de Moravica, ces Annales apparaissent sous forme de portraits succincts “en médaillon” des souverains serbes409. Intitulées Vies et œuvres des saints rois et empereurs serbes, les cinq rédactions des Annales anciennes ne font pas véritablement partie du genre des chronographies mais, comme leur titre l’indique, s’apparentent davantage au genre hagiographique. Les véritables Annales410 sont représentées par les quelques cinquante rédactions remaniées des Annales plus récentes, qui contiennent la chronologie suivant la mort de Stefan Duèan (1355). Dans la plus importante étude consacrée aux Annales et Généalogies411 du Moyen Age serbe, Ljubomir Stojanoviç a classé les Anna Vies brèves et offices des saints despotes Branković On ne connaît pas d’hagiographies «développées» des Brankoviç, despotes de Srem. Ce sont des textes hymnographiques, des acolouthies et des Vies brèves, jiti&e de type synaxaire qui furent créées en fonction de leurs cultes. L’acolouthie403 de Stefan Brankoviç a été écrite, dans le plus pur style rhétorique des XIIIXIVe siècles, dit «guirlande de mots», entre 1486 et 1502. La Vie de type synaxaire est, par contre, d’un historicisme qui rompt avec le style rhétorique, traditionnel dans ce genre littéraire404. Inspirée de sentiments patriotiques, renfermant un grand nombre de données biographiques et historiques, l’acolouthie405 de l’archevêque Maxime est écrite en 1523, sept ans après sa mort. Sa Vita synaxaire est plus historique que celle de Stefan, se rapprochant davantage encore du genre narratif des Annales ; elle fait partie des vitae synaxaires les plus longues. Ces textes représentent, en fait, une brève histoire des Brankoviç de la Hongrie méridionale, derniers descendants, selon l’auteur, de la sainte lignée des Nemanjiç. Edition du texte slavo-serbe avec traduction serbo-croate, dans Srbljak 2, Belgrade, 1970, p. 409-463 ; Dj. Trifunoviç, dans O Srbljaku, Belgrade, 1970, p. 324-327. 404 ISN, t. II (D. Bogdanoviç), p. 496-497. 405 Ed. Srbljak 2, cit., p. 465-499 ; Trifunoviç, dans O Srbljaku, cit., p. 328330. S. Novakoviç, “Srpski pomenici XV-XVIII veka”, Glasnik SUD, 42 (1875), p. 1-152. 407 Trifunoviç, Azbučnik, cit., p. 241-243. 408 ISN, t. II (D. Bogdanoviç), p. 142 ; S. Novakoviç, Hronograf, carostavnik, trojadnik, rodoslov, Glasnik SUD, 45 (1877), p. 333-343 ; A. Iviç, Rodoslovne tablice srpskih dinastija i vlastele (Tables généalogiques des dynasties et des seigneurs serbes), Belgrade, 19252. 409 L’une des plus anciennes rédactions est celle du recueil copié en Moldavie entre 1554-1561, rédigé vers 1490 et couvrant la période entre 1355 et 1490, cf. E. Turdeanu, La littérature bulgare du XIVe siècle et sa diffusion dans les pays roumains, Paris, 1947, p. 160-161. 410 Selon Trifunoviç, Azbučnik, cit., p. 129-130. Sur les “Annales (Letopis) de Brankoviç”, voir R. Novakoviç, Brankovićev Letopis, Posebna izdanja SANU, 339, Odeljenje druètvenih nauka, t. 35, Belgrade, 1960 (résumé en allemand, p. 177-180). 411 Sur les Généalogies, voir Lj. Stojanoviç, Stari srpski rodoslovi i letopisi (Les Généalogies et les Annales serbes anciennes), Belgrade-Sr. Karlovci, 1927 ; Dj. Sp. Radojiéiç, Književna zbivanja i stvaranja kod Srba u srednjem veku i u tursko doba (Les faits littéraires chez les Serbes au Moyen Age et à l’époque 334 335 Les généalogies royales et les Annales du royaume de Serbie Les généalogies royales font leur apparition en Serbie seulement dans les dernières décennies du XIVe siècle ; elles ont été 403 406 BOŠKO I. BOJOVIĆ L a litt é rature autochtone des pays yougoslaves au M oyen A ge les plus récentes en quatre groupes : les Annales écrites avant 1458 ; celles écrites vers 1460 ; celles écrites après 1460 ; le quatrième groupe représente les Annales écrites au XVIe siècle. Puisant leurs informations sur l’histoire de la Serbie dans les hagio-biographies et dans les généalogies dynastiques ainsi que dans les notices historiques et les colophons de recueils anciens, les auteurs des Annales rapportent aussi les événements contemporains412. C’est ainsi que la mémoire écrite devait trouver pour une longue période son expression dans des genres historico-littéraires bien distincts. Les derniers ouvrages du Moyen Age serbe dans ce domaine témoignent particulièrement bien de cette séparation entre le sacré et le profane dans la littérature officielle. Séparation, amorcée dès la fin de la dynastie némanide (1371), pour s’inscrire progressivement au sein du cycle littéraire consacré au prince Lazar, et trouver sa pleine expression au XVe siècle. derne le césaro-papisme et le papo-césarisme. La synthèse serbe entre l’Eglise et l’Etat dans la culture politique et spirituelle est définie avec le plus de concision par le terme de “symphonie” des deux pouvoirs, concept qui reçoit un contenu juridique et politique à partir du Recueil de lois (Kormčija) de saint Sava en 1220. Cette union symphonique entre les deux pouvoirs — le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel — présentait pour le Moyen Age un côté positif, car elle rapprochait, et jusqu’à un certain point neutralisait la puissance de deux autocraties semi-despotiques. La symphonie entre l’Eglise et l’Etat se présente comme l’une des caractéristiques de la civilisation serbe du Moyen Age, au point qu’on a pu la qualifier — non sans une certaine exagération d’ailleurs, car la théorie ne s’identifie pas à la réalité, — de “monarchie ecclésiastique”413. L’accord entre les deux structures sociales dominantes reste l’idée conductrice de l’idéologie politicoecclésiale, prenant une part considérable dans l’équilibre des rapports sociaux, en vertu du principe selon lequel “les structures mentales sont le reflet des structures sociales” (G. Dumézil) et inversement. Et l’équilibre interne de l’expression monumentale serbe — architecturale et iconographique — (qui lui donne une valeur universelle) est bien lui aussi le reflet de cette “symphonie”. En ce qui concerne le point dont nous nous occupons ici, ce sont les hagio-biographies des souverains et des archevêques serbes qui possèdent la plus grande signification comme moyen de rétablissement et de maintien de la conscience propre, culturelle, politique et historique au Moyen Age serbe. En tant que reflet le plus exemplaire de la synthèse et de la symphonie de la civilisation serbe du Moyen Age, elles représentent par leur continuité littéraire et historiosophique autochtone un phénomène significatif dans l’Europe du Moyen Age. * * * Sous l’influence des institutions dynastiques de l’Europe occidentale et de la spiritualité de la civilisation chrétienne de l’Orient, l’Etat serbe se trouvait en situation de parvenir à un certain degré de synthèse à partir d’un éclectisme d’influences diverses, dépassant toute tentative de syncrétisme de la bi-polarisation du monde chrétien et tendant à se rapprocher plutôt du modèle byzantin. Cette synthèse ne concernait pas seulement une appropriation créative de modèles universels, mais aussi une résolution autochtone des questions principales qui se posaient au monde du Moyen Age, telle que la question du rapport des deux pouvoirs — le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel, — question qui a été résolue principalement, tant en Orient qu’en Occident, sur la base du principe d’un rapport de forces créant plus ou moins une inégalité entre les deux parties principales des structures sociales. C’est de cette inégalité que sont nés ces monopoles autocratiques du pouvoir qui s’appellent dans l’historiographie moottomane), Novi Sad, 1967, p. 157-189. 412 Cf. Lj. Stojanoviç, Stari srpski rodoslovi i letopisi, cit., p. XL-LVIII ; LXXXIV-LXXXVIII ; voir aussi ICG t. II/2 (D. Bogdanoviç), 386-392. 336 413 J. Kloczowski, dans Histoire du Christianisme 6, Paris, 1990, p. 252. 337 BOŠKO I. BOJOVIĆ La littérature croate en langue slave L’attitude du clergé latin, de l’archevêché de Split et de la papauté, à l’égard de la liturgie slave (surtout entre le XIe et le XIIIe siècle) a eu des conséquences néfastes pour le développement d’une littérature slave qui demeurera limitée aux textes liturgiques plus ou moins tolérés pour le bas clergé et touchant surtout les couches populaires. Le soutien des rois croates à cette attitude de l’Eglise romaine (surtout après les Conciles de Split en 925, en 928, puis en 1060, supprimant l’archevêché slave de Nin et interdisant toute langue liturgique autre que le latin et le grec), empêcha la constitution d’une Eglise croate qui aurait pu engendrer une littérature hagiographique et biographique croate sur des thèmes historiques. L’annexion du royaume croate par la Hongrie (entérinée en 1102), d’une part, et la mainmise de Venise sur les villes importantes et la plus grande partie du littoral adriatique croate, d’autre part, furent sans doute l’une des conséquences de cet état des choses. Ce qui explique la faible étendue du patrimoine littéraire croate autochtone issu du Moyen Age qui nous est parvenu414. La tradition d’un Etat croate se maintint dans quelques textes tardifs dont il faut chercher l’origine dans une résurgence de la tradition glagolitique du clergé slave (dans l’ordre bénédictin notamment) reconnue par le pape Innocent IV au XIIIe siècle (en 1248), sans doute pour contrecarrer l’expansion de l’hérésie bogomile et surtout dans l’esprit des temps nouveaux qui se répand dans les régions maritimes avec l’influence venant de l’Italie. La littérature croate du Moyen Age est composée dans sa plus grande partie de textes ecclésiastiques dont le genre hagiographique tient une part importante. Ces textes hagiographiques, les apocryphes, bréviaires liturgiques, sont généralement des traductions slaves de textes latins et, dans une moindre mesure, de texte de provenance byzantine ou plutôt slavo-byzantine. Les deux extraits du proto-évangile de Jacques (dans quatre bréviaires gla414 Dvornik, Les Slaves, cit., p. 158-160. 338 L a litt é rature autochtone des pays yougoslaves au M oyen A ge golitiques), des extraits de la Vie de Constantin-Cyrille, la Vie de St. Wenceslas, la Vie de St. Clément, la Passion apocryphe de l’Apôtre André, font partie de ces écrits de provenance slave ou slavo-byzantine415; de même que des textes hagiographiques d’origine latine, comme ceux sur les saints Nicolas, François d’Assise, et bien d’autres, ne font pas partie de ce qu’on pourrait considérer comme un littérature autochtone créée sur le territoire de la Croatie à l’époque médiévale. Les plus importants textes narratifs croates témoignent de la difficulté d’affirmer une identité historique à une époque difficile pour tous les pays balkaniques. Ces textes sont souvent partagés entre la culture latine des villes et l’aspect plus autochtone des autres textes traitant de l’histoire croate : Historia Salonitana par l’archidiacre Tomas (XIIIe siècle, en latin) Note du prêtre Martince de Grobnik sur la bataille de Krbava (1493) Mémoires de Miha Medijev de Barbezanis (pour Split) et de Paulus de Paulo (pour Zadar) — XIVe s. (en latin) Récit de la mise à mort du roi Zvonimir — adjonction tardive (début du XIVe siècle) dans le “libellus Gothorum quod latine Sclavorum dicitur regnum” (chapitre XXVII)416 Annales brèves dans le Zbornik de Frère £imun Klementoviç (début XVIe siècle) Annales brèves dans le Zbornik de Frère Petar Milutiniç (XVIe siècle) Annales brèves dans le Zbornik de Frère £imun Glaviç £ibenéanin (XVIe siècle)417 415 E. Hercigonja, Povijest hrvatske književnosti, t. 2 (Histoire de la littérature croate), Zagreb, 1975, p. 265sqq., 272. 416 Traduite en latin par Marko Maruliç, et adjointe à la Chronique du prêtre de Dioclée, sous le titre de “Regnum Dalmatiae et Croatiae gesta”, Istorija na roda Jugoslavije (Histoire des peuples yougoslaves), t. I, Belgrade, 1953, p. 716-717. 417 V. Jagiç, Historija književnosti naroda hrvatskoga i srpskoga, cit., p. 115- 339 BOŠKO I. BOJOVIĆ L a litt é rature autochtone des pays yougoslaves au M oyen A ge Alors que les Ottomans occupent les Balkans, les esprits éclairés en Dalmatie se font l’écho des traditions populaires et ecclésiastiques du patrimoine slave. Au XVIe siècle, le dominicain de Dubrovnik, Mavro Orbini écrit “Il regno degli Slavi”, une histoire des royaumes sud-slaves. Au XVIe siècle, les pêcheurs des îles dalmates chantent les poèmes épiques sur les anciens rois serbes. Dans les villes dalmates (aux XVIe, XVIIe et XVIIIe s.), les poètes de la Renaissance et de la Contre-Réforme, comme Hektoroviç (XVIe), Gunduliç (XVIIe), Kaéiç-Mioèiç (XVIIIe), chantent les légendes populaires des royaumes croate et serbe. Un évêque de Dalmatie (Ivan Tomko Mrnaviç), écrit au XVIIe siècle (en 1631) une Vita de Sava Nemanjiç418, premier archevêque orthodoxe de Serbie. L’élimination de la liturgie slave par l’Eglise catholique et son interdiction aux conciles de Split de 925, 928 et 1060, ont abouti à l’étouffement de la littérature originale sur le territoire de la Croatie du Moyen Age. Les quelques œuvres qui se sont conservées appartiennent à la fin du Moyen Age et au début des Temps modernes, et elles ont une valeur qui concerne moins la littérature et l’histoire que l’édification de l’Eglise et le patrimoine de la Croatie du Moyen Age. Lorsqu’il fallut choisir entre l’autorité de Rome et celle de la hiérarchie des villes romaines du littoral dalmate, d’une part, et, de l’autre, le clergé slave croate, les souverains croates furent influencés par des facteurs externes, ce qui a vraisemblablement contribué à la faible durée de leur monarchie (submergée par le royaume hongrois dès 1102) et pas simplement à l’étendue du patrimoine littéraire croate au Moyen Age. Vestiges de la littérature médiévale en Bosnie C’est la Bosnie qui, après la Bulgarie, devient à partir du XIIe siècle le creuset privilégié d’une hétérodoxie d’inspiration dualiste419, surtout après que les adeptes de ce mouvement hétérodoxe furent définitivement chassés de Serbie par le grand joupan Stefan Nemanja à la fin du XIIe siècle. La controverse sur le caractère confessionnel et doctrinaire de «l’Eglise des chrétiens de Bosnie» demeure ouverte, faute de sources bogomiles locales (autres que les gloses de l’Evangéliaire de Sreçkoviç) qui puissent attester explicitement son caractère hétérodoxe420. A défaut de 120 ; Fr. Poljanec, Historija stare i srednje jugoslovenske književnosti (Histoire de la littérature ancienne et moyenne yougoslave), Zagreb, 1939, p. 144-147. 418 Sous le titre : Regia Sanctitatis illyricana foecunditas, A Ioanne Tomco Marnavitio, Bosnensi edita, Roma 1930 ; puis : De Vita & Scriptis Joannis Tomci Marnavitii : Paulovich Lucich. J. J., Vita S. Sabbae abbatis Stephani Nemaniae Rasciae Regis Filij auctore Joanne Tomco Marnavitio. Opera & Stu dio…, Venise, 1789, p. 9-21 ; sur cet ouvrage et son auteur, voir I. KukuljeviçSakcinski, “Knjiàevnici u Hrvatah s ove strane Velebita àivevèi u prvoj polovini XVII vieka : Ivan Tomko Mrnaviç” (Les écrivains croates de ce coté de Velebit au XVIIe siècle), Arkiv, 9 (1868), p. 242-265 ; N. Radojéiç, “O àivotu Svetoga Save od Ivana Tomka Marnaviça” (Sur la Vie de saint Sava par Ivan Tomko Marnaviç), in Svetosavski Zbornik, t. I, Belgrade 1936, p. 3-66 + VI pl. Désignée habituellement et peut être abusivement comme “bogomile”, par analogie avec les dualistes bulgares, alors que les adeptes de cette Eglise locale se désignaient eux-mêmes exclusivement par le vocable de “krstjani” (=chrétiens). De la part de leurs voisins orthodoxes et catholiques il étaient désignés par contre par les noms péjoratifs de “babuni” et de “patarins”. Sur les débuts du bogomilisme dans les Balkans, voir M. Loos, “La question de l’origine du bogomilisme. Bulgarie ou Byzance, Actes, t. III, Sofia, 1969, p. 265-271 ; A. Schmaus, “Der Neumanichäismus auf dem Balkan”, Saeculum 2 (1951), p. 271-299 ; D. Dragojloviç, “Poéeci bogomilstva na Balkanu” (Les débuts du bogomilisme dans les Balkans), in Bogomilstvoto na Balkanot vo svetlinata na najnovite istražuvanja, Skoplje, 1982, p. 19-28 (résumé français, p. 29), avec bibliographie récente. 420 Ce qui ne laisse d’autre choix que de s’en remettre aux traités anti-bogomiles en essayant de deviner ce qui derrière leur propos partisans représente le véritable particularisme hétérodoxe de l’enseignement, des pratiques religieuses et liturgiques des Eglises dualistes. Le “Sermon du prêtre Cosmas” est sans doute l’un des meilleurs ouvrages dans ce domaine. On en relèvera notamment l’aspect social dans l’interprétation qu’il propose de ce mouvement hétérodoxe. La copie manuscrite russe de ce texte est de 1491/92, alors que la version serbe est datée du XIIIe siècle, voir J. Begunov, Kozma prezviter v slavjanskih litera turah (Cosmas le Prêtre dans les littératures slaves), Sofia, 1973, p. 19sqq. ; Id., “Serbskaja kompilacija XIII v. iz “Besjedi” Kozmi Presvitera” (La compilation serbe du XIIIe siècle des «Discours» du Prêtre Cosmas), Slovo 18-19 (1969), p. 340 341 419 BOŠKO I. BOJOVIĆ L a litt é rature autochtone des pays yougoslaves au M oyen A ge pouvoir se prononcer sur ce problème et sans entrer dans des spé culations infiniment controversées,421 limitons-nous à un bref aper çu sur le caractère de la littérature ecclésiastique de cette principauté insérée entre les deux mondes de la chrétienté divisée. Trouvant son point de départ dans l’influence exercée par le courant cyrillo-méthodien (de même que dans les autres pays sud-slaves), la littérature en Bosnie présente certaines particularités paléographiques et des nuances dialectales d’un caractère archaïsant par rapport au reste de la littérature vieux-slave. C’est en premier lieu la persistance de l’alphabet glagolitique, qui cède cependant progressivement la place à l’alphabet cyrillique. C’est ainsi que même les évangéliaires des XIVe-XVe siècle font apparaître des traces de protographes glagolitiques avec des caractéristiques propres aux plus anciennes traductions slaves. Une autre caractéristique des textes hérités de cette région balkanique est la présence de locutions proches de la langue vernaculaire et ceci dans une mesure sensiblement plus importante que dans les textes ecclésiastiques créés dans les zones restées sous la juridiction de l’Eglise de Serbie422. L’isolement géographique de cette région des Balkans, en dehors des grandes voies de communication, l’autarcie de ses structures politiques et surtout ecclésiastiques, puis l’hostilité plus au moins ouverte de ses voisins catholiques et, dans une moindre mesure, orthodoxes, constituent autant de facteurs majeurs qui expliquent la faible transmission du patrimoine culturel et surtout littéraire de cette formation sociale. La conquête ottomane de la Bosnie en 1463 et la disparition de la hiérarchie de l’Eglise autonome de Bosnie au XVe siècle423 au profit des structures religieuses des trois grandes confessions universelles ont certainement été à l’origine de cette rupture. C’est ainsi qu’il est impossible de savoir si une continuité en matière de littérature autochtone avait existé dans le cadre de la principauté de Bosnie. Le patrimoine médiéval littéraire de la Bosnie contient essentiellement des recueils424 liturgiques avec des livres du Nouveau 91-107 ; cf. étude et édition : D. Bogdanoviç, “Srpska prerada Kozmine besede u Zborniku popa Dragolja” (Le remaniement serbe du Discours de Kosmas dans le Recueil du pope Dragolj), Balcanica 7 (1976), p. 61-89 (rés. français 90) ; A. Solovjev, “Svedoéanstva pravoslavnih izvora o bogumilstvu na Balkanu” (Le témoignage des sources orthodoxes sur le bogomilisme dans les Balkans), Godišnjak IDBH 5 (1953), p. 11, 24-29 ; D. Tashkovski, Bogomilism in Macedo nia, Skopje, 1975, p. 45 ; G. G. Litavrin, “O socialnih vozrenijah Bogomilov. Nektorie itogi izuéenija naéalnogo perioda istorii eresi” (Sur les conceptions sociales des bogomiles. Contribution à l’histoire de la période initiale de l’hérésie), in Bogo milstvoto na Balkanot vo svetlinata na najnovite istražuvanja, cit., p. 31-38. 421 Cf. pour la bibliographie ancienne sur l’Eglise de Bosnie : J. £idak, “Problem bosanske Crkve u naèoj historiografiji od Petranoviça do Gluèca” (Le problème de l’Eglise de Bosnie dans notre historiographie de Petranoviç à Gluèac), Rad JAZU, 259 (1940), p. 37-182 ; Id., “Pitanje «Crkve bosanske» u novijoj literaturi” (La question de «l’Eglise de Bosnie» dans la littérature recente), Godišnjak Istoriskog društva Bosne i Hercegovine, 5 (1953), p. 139-160. Pour la bibliographie récente, cf. D. Dragojloviç, Krstjani i jeretička Crkva bosanska (Les «krstjani» et l’Eglise hérétique de Bosnie), Belgrade, 1987, p. 17-26. Les travaux récents semblent s’orienter vers une interprétation moins polémique et controversée quant au caractère doctrinaire de l’Eglise de Bosnie. Certains, comme ceux de Dragojloviç et de Fine ont même tendance à minimiser (un peu trop à notre avis) le caractère dualiste de l’hétérodoxie bosniaque, ainsi que le rôle historique de l’Eglise de Bosnie, J. V. A. Fine, The Bosnian Church : A New Interpretation, New York - Londres, 1975 ; Id., “Uloga Bosanske crkve u javnom àivotu srednjovekovne Bosne” (Le rôle de l’Eglise de Bosnie dans la vie publique de la Bosnie médiévale), Godišnjak DIBH, 19 (1967). Bien que discutable en bien des points, l’interprétation de Fine mérite l’attention car elle permet de concilier les thèses traditionnellement opposées : selon son étude il faut faire une distinction nette entre l’Eglise autonome et le mouvement dualiste en Bosnie. 342 Istorija naroda Jugoslavije, cit., t. I (D. Pavloviç), p. 564-565 (bibliographie, p. 570-576). 423 Sur l’histoire de l’Eglise des “krstjani” de Bosnie, cf. S. Çirkoviç, Istorija srednjevekovne bosanske države (Histoire de l’Etat médiéval en Bosnie), Belgrade, 1964, p. 101-112; Id., “Die bosnische Kirche”, Accademia nazionale dei Lincei 361 - Quad. 62, Rome, 1964, p. 547-575 ; S. H. Aliç, “Bosanski krstjani i pitanje njihovog porijekla i odnosa prema manihejstvu” (Les krstjani de Bosnie et la question de leur origine et de leur rapport au manichéisme), in Bogomilstvoto na Balkanot, cit., p. 187-189. 424 La structure liturgique de ces recueils atteste leur origine exclusivement orthodoxe. La langue, l’écriture et l’orthographe sont celles de la rédaction serbe du slavon de l’Eglise avec à peine quelques nuances locales, graphiques et dialectales, P. Djordjiç, Istorija srpske ćirilice (Histoire de la cyrillique serbe), Belgrade, 1971, p. 130-131, 133-143 ; D. Dragojloviç, «Istorija stare bosanske 422 343 BOŠKO I. BOJOVIĆ L a litt é rature autochtone des pays yougoslaves au M oyen A ge Testament. L’Apocalypse en fait systématiquement partie. L’absence quasiment générale des livres vétérotestamentaires, mis à part un psautier dans le Recueil de Hval425 et quelques brefs extraits, pourrait être un indice majeur, par défaut, du caractère hétérodoxe éventuel de cette Eglise locale. Très peu d’apocryphes, sans grand intérêt ni originalité par rapport à ceux répandus dans l’Eglise orthodoxe. Avec les gloses426 de l’Evangéliaire de Sreçkoviç (perdu) et peut-être le contenu à peine connu du feuillet de Monteprandona, qui seuls semblent pouvoir offrir quelques éléments explicites de doctrine hétérodoxe,427 ce sont en définitive des supports trop fragiles pour permettre d’en tirer une conclusion cohérente428. L’analyse philologique des gloses de l’Evangéliaire de Sreçkoviç corroborent l’origine géographique de ces commentaires rédigés dans une région d’implantation traditionnelle de l’Eglise bosniaque (“dialecte iékavien” de Bosnie centrale). Les mêmes particularités dialectales et locales apparaissent dans le texte de l’Evangéliaire daté par Speranski du XIVe siècle, alors que les gloses sont datées encore plus approximativement des XVe-XVIe siècles429. Si l’origine géographique de ce manuscrit semble être hors de doute (malgré certaines réserves émises par Jaroslav £idak)430, il conviendrait de modérer les conclusions de Soloviev sur le caractère dualiste de certaines ses gloses, même si l’empreinte bogomile n’est pas contestable dans la majeure partie de points relevés dans la conclusion, dont notamment : 1) l’attitude intransigeante envers l’Eglise catholique (qualifiée de sataniste)431, son “chef” et ses “juristes” ; 3) les âmes humaines sont des anges dévoyés par Satan ; 4) les âmes sont prisonnières du monde ; 5) c’est la miséricorde divine seule qui peut les en délivrer et non pas l’eucharistie ; 6) les pêcheurs ne doivent pas être facilement pardonnés ; 7) Jean Baptiste est désigné comme “Jean le Porteur d’eau” et son baptême est considéré comme sans valeur. Parmi les douze points relevés par Soloviev certains sont d’un caractère hétérodoxe plus discutables, notamment le n° 2) selon lequel le Satan est le “prince de ce monde”, puisqu’on rencontre cette notion du “Cosmokrator” (par opposition au Pantokrator) dans les textes patristiques; 8) la “religion de Judas” est une autre notion discutable telle qu’elle se présente dans l’interprétation de Soloviev ; et le n° 9) le commentaire sur le miracle des cinq pains est plus knjiùevnosti I» (Histoire de la littérature ancienne en Bosnie, I), Književna isto rija, XVI - 61 (1983), p. 124. 425 Dj. Daniéiç, “Hvalov rukopis” (Le manuscrit de Hval), Starine JAZU, 3 (1871), p. 1-146 ; V. Djuriç, “Minijature Hvalovog rukopisa” (Les miniatures du manuscrit de Hval), Istoriski glasnik, 1-2 (1957), p. 39-51. 426 Ed. M. Speranski, “Ein bosnisches Evangelium in der Handschriftensammlung Sreçkoviç’s”, Arhiv für slavische Philologie 24 (1902), p. 172-182 ; S. M. Çirkoviç, “Glose Sreçkoviçevog Jevandjelja i uéenje bosanske Crkve” (Les gloses de l’Evangéliaire de Sreçkoviç et la doctrine de l’Eglise de Bosnie), in Bogomilstvoto na Balkanot, p. 207-221 (rés. allem. p. 221-222). 427 Çoroviç, Historija Bosne, cit., p. 175-189 ; cf. A. Solovjev, Vjersko učenje bo sanske Crkve (La doctrine de l’Eglise de Bosnie), Zagreb, 1948 ; Dvornik, Les Slaves, cit., p. 166-158 ; D. Kniewald, “Vjerodostojnost latinskih izvora o bosan skim krstjanima” (La crédibilité des sources latines sur les krstjani de Bosnie), Rad JAZU, 270 (1949), p. 115-276 ; J. £idak, Studije o “Crkvi bosanskoj” i bogumil stvu (Les études sur l’»Eglise de Bosnie» et sur le bogomilisme), Zagreb, 1975 ; Dragojloviç, «Istorija stare bosanske knjiùevnosti I», cit., p. 96-113, 120-125. 428 Sur les recueils de textes bibliques originaires de Bosnie médiévale, voir Lj. Stojanoviç, “Jedan prilog k poznavanju bosanskijeh bogumila” (Contribution à l’étude des bogomiles de Bosnie), Starine JAZU, 18 (1886), p. 230-232 ; R. M. Grujiç, “Jedno evandjelje bosanskog tipa XIV-XV u Juànoj Srbiji” (Un Evangéliaire du XIVe-XVe s. de type bosniaque en Serbie méridionale), in Belićev zbornik t. II, Belgrade, 1937 ; V. Vrana, “Knjiàevna tentatives u sredovjeénoj Bosni” (Les efforts littéraires en Bosnie médiévale), in Napretkova Povijest Bosne i Hercegovine t. I (1942). 344 429 Herta Kuna, “Jeziéke karakteristike glosa u bosanskom jevandjelju iz Sreçkoviçeve zaostavètine” (Les caractéristique linguistiques des gloses de l’Evangéliaire du legs de Sreçkoviç), Slovo, 25-26 (1976), p. 213-230. 430 J. £idak, “Problem bogumilstva u Bosni” (Le problème du bogomilisme en Bosnie), Zgodovinski časopis, 9 (1955), p. 159 (= Id., Studije o Crkvi bosans koj i bogumilstvu (Etudes sur l’Eglise de Bosnie et sur le bogomilisme), Zagreb, 1975, p. 87-108). 431 Çirkoviç suppose que l’attitude critique bogomile envers l’Eglise catholique dans la glose sur la parabole (Luc 16 : 1-11) pourrait s’étendre à tous les adversaires des bogomiles, cf. Id., “Glose Sreçkoviçevog Jevandjelja i uéenje bosanske Crkve”, cit., p. 216. 345 BOŠKO I. BOJOVIĆ L a litt é rature autochtone des pays yougoslaves au M oyen A ge proche des métaphores qu’on trouve dans les apocryphes. Le caractère hétérodoxe de ces gloses se recoupe avec le compterendu d’un ecclésiastique catholique de 1623, où il est question de livres d’origine bosniaque qu’on pouvait semble-t-il trouver chez les pauliciens bulgares et dont “le texte est conforme aux préceptes de l’Eglise catholique, alors que les commentaires et les gloses sont hérétiques”432. Il est important de souligner que malgré les quelques réserves qu’on a pu formuler, l’essentiel de l’analyse de Soloviev ne peut être mis en cause. Tenant compte de tous les arguments des travaux publiés depuis et reprenant l’analyse de ces gloses, Sima Çirkoviç conclut encore récemment au caractère hétérodoxe dualiste de ces textes. L’analyse de Çirkoviç est essentiellement fondée sur une comparaison entre les gloses de l’Evangéliaire de Sreçkoviç avec la critique de l’enseignement de l’hétérodoxie dualiste que l’on peut trouver exposé chez les auteurs orthodoxes, en premier lieu Démétrius Zigabène et Cosmas le Prêtre. Il résulte de cette comparaison que l’enseignement de ces gloses diffère sensiblement de la doctrine critiquée par les auteurs orthodoxes. Le dualisme radical et la problématique cosmogonique mythologique du bogomilisme ancien cèdent ici la place à un dualisme nettement plus modéré empreint d’une orientation théologico-moralisatrice433. C’est pourquoi l’Evangéliaire de Sreçkoviç avec ses gloses revêt une importance considérable, puisqu’il représente dans un texte autochtone et théologique le dernier stade d’évolution de l’hétérodoxie dualiste en Bosnie médiévale. Du point de vue du thème qui nous occupe ici, cet ouvrage présente une signification presque aussi importante, puisqu’il s’agit d’un texte unique en son genre parmi ces si rares vestiges de la littérature autochtone dans cette partie des Balkans. Le traité historiosophique intitulé : «Sur les trois royaumes de la terre» est aussi un texte à consonance dualiste, conservé dans plusieurs copies bulgares et serbes, issues vraisemblablement d’un protographe écrit en Macédoine au XIe siècle434. Bien qu’il ne soit pas attesté en Bosnie, ce texte s’apparente bien à un esprit proche de l’hétérodoxie slavo-balkanique. Appartenant au genre des légendes médiévales, cet écrit contient un certain nombre d’idées politiques inspirées de concepts dualistes mais aussi millénaristes435. L’histoire de l’humanité y est divisée en trois parties436 : l’empire grec, qui est celui de la révélation de Dieu le Père, l’empire germanique, comprenant la révélation du Fils de Dieu, et enfin, le royaume slave (bulgare ou serbe, selon les versions), coïncidant avec la révélation du Saint Esprit. Une liste de 72 nations, classées en trois catégories : vrais-croyants (les orthodoxes), semi-croyants (les catholiques)437 et infidèles (les Ismaélites) est donnée après le préambule438. Cité par : Solovjev, Vjersko učenje bosanske Crkve, cit., p. 44. S. M. Çirkoviç, “Glose Sreçkoviçevog Jevandjelja i uéenje bosanske Crkve”, cit., p. 219-221. Dj. Sp. Radojiéiç, “Ost und West in der Geschichte des Dankens und der kul turellen Beziehungen”, in Festschrift für Eduard Winter zum 70. Geburtstag, Berlin 1966, p. 41-44 ; Id., “Juànoslovenski stari tekst o tri carstva na svetu” (Un texte sud-slave ancien sur les trois empires universels), Bagdala, 8/93 (1966), p. 2. 435 Dans un ordre d’idées similaires, l’histoire divisée en sept millénaires, la version serbo-slave “O buduwteh premudroga Lava» : cf. Dj. Sp. Radojiéiç, Razvojni luk stare srpske književnosti (L’évolution de la littérature serbe ancienne), Novi Sad, 1962, p. 259. 436 C’est une variante du schéma historiciste qui représente l’un des lieux communs de la mythologie sociale et millénariste. En Europe occidentale ce fut notamment le cas des enseignements joachimistes ainsi que de celui des prophe tae Amauriciens, Cf. V. Moèin, Joahizam i istočna teologija (Le joachimisme et la théologie orientale), Belgrade, 1936 ; N. Cohn, Les fanatiques de l’Apoca lypse, Paris, 1983, p. 113-116, 164-165. 437 Allemands, Francs, Hongrois, Indiens, Jacobites, Arméniens, Saxons, Polonais, etc. Une interprétation d’un déterminisme naïf et simpliste, propre aux notions dualistes, est donnée en guise d’ethnogénèse des nations. Le terme de “semi-croyants” est attribué en Serbie aux catholiques. C’est ainsi que les textes juridiques du Moyen Age serbe diffèrent de leurs modèles byzantins puisqu’ils n’attribuent pas aux catholiques le qualificatif d’“hérétiques” (comme dans le Syntagma de Blastarès par exemple), mais de “semi-croyants”, pour le Code de Duèan, voir A. Solovjev, Zakonodavstvo Stefana Dušana cara Srba i Grka (La législation de Stefan Duèan empereur des Serbes et des Grecs), Skoplje, 1928, p. 165-167 n. 2. 438 R. Grujiç, “Legenda iz vremena cara Samuila o poreklu naroda” (Une lé- 346 347 432 433 434 BOŠKO I. BOJOVIĆ L a litt é rature autochtone des pays yougoslaves au M oyen A ge L’absence de textes narratifs (historiques et hagiographiques), justifie d’autant plus de porter brièvement l’attention sur un acte juridique, le testament de gost Radin439, un haut dignitaire de l’Eglise de Bosnie au XVe siècle. Ce document offre peu d’intérêt d’un point de vue littéraire et historiographique, mais renferme quelques informations précieuses sur le caractère doctrinal de l’Eglise de Bosnie. Le fait le plus notable à cet égard est que cet ecclésiastique lègue une somme pour l’édification d’une église, chose inconcevable pour un hérésiarque dualiste. La seule déduction qu’on peut en faire est que soit le dualisme bosniaque était à cette époque plus au moins complètement édulcoré, soit il faut d’adhérer à l’hypothèse de Fine selon laquelle l’Eglise de Bosnie n’avait jamais été véritablement dualiste et que le bogomilisme en Bosnie doit être attribué à un nombre restreint d’adeptes extérieurs à l’Eglise locale et n’ayant pas eu un rôle significatif dans la société bosniaque440 de cette fin du Moyen Age. Quant à l’idéologie dynastique en Bosnie, elle est tributaire de la tradition némanide, comme il ressort de la généalogie royale qui fut rédigée au moment de l’instauration du royaume par Stefan Tvrtko Ier, couronné par le métropolite orthodoxe David (en 1377)441, au monastère de Mileèeva, fondation pieuse du roi némanide Stefan Vladislav (1234-1243) et lieu de culte de Saint Sava Ier442. C’est entre 1374 et 1377 que fut écrite, pour les besoins politiques du souverain de Bosnie Tvrtko Ier (1353-1391), la première généalogie dynastique, le premier rodoslovïe443, intitulé : Histoire abrégée des souverains serbes444. Créée pour asseoir la légitimité dynastique du premier roi de Bosnie Tvrtko Ier, qui aurait été couronné avec la “couronne de saint Sava”, cette généalogie a été écrite dans un milieu monastique ; elle cherche à prouver l’ascendance antique, ainsi que les attaches illustres de la lignée némanide. Dans la Bosnie du Moyen Age les choses se déroulèrent sensiblement à l’inverse de ce qui se passait en Croatie. Sans égard aux déclarations périodiques de loyauté que faisaient sans résultat quelques Nemanjic, les souverains penchèrent pour une Eglise particulière, se singularisant par une autarcie locale, avec des apports hétérodoxes plus au moins prononcés. Ce couplage entre une Eglise locale et l’autorité du prince a agi en faveur du renfor- gende de l’époque du tsar Samuel sur l’origine des peuples), Glasnik SND XIII (1934), p. 198-200. 439 Ç. Truhelka, “Testament gosta Radina. Prinos patarenskom pitanju” (Le Testament de gost Radin. Contribution à la question des patarins), Glasnik ZMBH, 23 (1911), p. 355-376 ; A. Soloviev, “Le testament du gost Radin”, in Mandićev zbornik, Rome, 1965, p. 141-156. 440 J. V. A. Fine, The Bosnian Church : A New Interpretation, p. 1-6sq. ; Id., “Zakljuéci mojih poslednjih istraàivanja o pitanju Bosanske crkve” (Les conclusions de mes dernières recherches sur la question de l’Eglise de Bosnie), in Bogomilstvoto na Balkanot, cit., p. 127-133. 441 Sur le couronnement royal de Tvrtko Ier et la notion de la «double couronne» alliant la légitimité sacrée némanide à la souveraineté du roi de Bosnie, voir S. Çirkoviç, “Sugubi venac (Prilog istoriji kraljevstva u Bosni)” (La «Double couronne» — Contribution à l’histoire de la royauté en Bosnie), Zbornik FF, 8/1 (=Spomenica Mihaila Dinića), (1964), p. 343-370. Les sources orthodoxes rédigées dans l’aire juridictionnelle de l’Eglise de Serbie sont d’une importance considérable pour l’étude du bogomilisme dans la partie occidentale des Balkans, d’autant plus que l’extension territoriale de la Bosnie au XIVe siècle s’est faite en partie au dépens du royaume némanide (annexion de Hum) ; ce qui eut pour conséquence l’inclusion de diocèses de l’Eglise orthodoxe serbe dans la principauté de Bosnie. Sur ces sources (notamment le “Synodikon de l’orthodoxie”, la rédaction serbe de Cosmas le Prêtre, le “Nomokanon” de Sava Ier, etc.), voir E. P. Naumov, “Serbskie srednevekovie istoéniki o bogomilstve. K ocenke ih svidetelstv v istoriografii” (Les sources médiévales serbes sur le bogomilisme. Vers une enquête de leurs place dans l’historiographie), in Bogomilstvoto na Balkanot, cit., p. 89-95 ; D. Dragojloviç, “Marginalne glose srpskih rukopisnih Krméija o neomanihejima” (Les gloses sur les néo-manichéens dans les Nomokanon manuscrits serbes), Jugoslovenski istorijski časopis, 1-2 (1972). 443 Ibid., Trifunoviç, Abučnik, cit., p. 286-287. 444 Ed. Lj. Stojanoviç, Stari srpski rodoslovi i letopisi, Belgrade-Sr. Karlovci 1927 ; Dj. Sp. Radojiéiç, «Doba postanka i razvoj starih srpskih rodoslova» (La genèse et l’évolution des Généalogies serbes anciennes), Istorijski glasnik, 2 (1948), p. 21-36. 348 349 442 BOŠKO I. BOJOVIĆ L a litt é rature autochtone des pays yougoslaves au M oyen A ge cement du pouvoir central, et la principauté de Bosnie commença alors une ascension qui devait permettre à Tvrtko Ier de prendre en 1377 le titre de “roi des Serbes et de Bosnie”. La divergence est peut-être encore plus accusée dans le caractère propre de “l’Eglise bosniaque” dont l’autarcie a constitué un terrain favorable pour l’apparition de l’hérésie dualiste de ce que l’on a appelé les Bogomiles. Sans vouloir entrer dans la controverse sur le caractère hétérodoxe ou autarcique de l’Eglise bosniaque, ainsi que de l’hérésie qui est apparue en Bosnie et que les orthodoxes appelaient les “babounes” (babunyf) et les catholiques-romains les “patarins”, reste le fait de l’isolement dans lequel s’est maintenue cette Eglise locale à l’égard de la chrétienté tant occidentale qu’orientale. Les tentatives des Croisés ne réussirent pas à imposer le modèle occidental en Bosnie, mais lorsque devant le danger turc, les souverains bosniaques commencèrent à embrasser la confession catholique au XIVe et surtout au XVe siècle, la décadence de l’Eglise bosniaque devait constituer un facteur de rapide islamisation d’une partie importante de la population aussitôt après la conquête turque. L’autarcie de l’Eglise, et auparavant de la culture, en Bosnie, a eu des conséquences semblables, voire plus importantes encore, à celles qu’a eues l’“internationalisation” de l’Eglise et de la monarchie en Croatie, sur le patrimoine culturel et notamment littéraire. * * * Si l’on peut parler avant tout, dans les pays slaves des Balkans et pour en rester aux genres littéraires classiques du Moyen Age, d’une réception de la théologie et de l’historiographie byzantine ou latine ainsi que du reste de la littérature chrétienne, on peut parler au début du XIVème siècle d’une réception de la littérature byzantino-slave dans les pays roumains. En ce sens, le phénomène culturel roumain devait jouer un rôle important, à la fin du Moyen Age et plus tard, dans la conservation puis dans la transmission (surtout vers la Russie) des littératures bulgare et serbe mais aussi du reste de l’héritage culturel slavo-byzantin. La littérature des principautés roumaines de Moldavie et de Valachie a donné à cette époque aussi des œuvres de nature originale, appartenant au genre des biographies et surtout des Annales. Il faut rappeler que l’Etat des pays roumains n’a jamais été totalement détruit par l’hégémonie turque et il faut garder à l’esprit que l’héritage culturel byzantino-slave et la mémore historique qui s’y rattache ont été entretenus par les écrits historico-littéraires et ecclésiastiques, de même que des souvenirs authentiques de signification locale ou bien pan-orthodoxe ont joué un grand rôle dans la formation de l’identité nationale roumaine à l’époque moderne, tant dans le domaine de l’Eglise que dans celui de l’Etat. 350 351 Transmission de la mémoire collective et formation de la pensée historique Cet examen succinct de la littérature slave autochtone au cours du Moyen Age balkanique suscite par ailleurs quelques considérations d’ordre général. Afin de mieux cerner le cadre thématique de ce que nous avons désigné par “littérature autochtone” il convient de situer ce patrimoine littéraire dans son environnement historique, politique et culturel. La littérature byzantino-slave apparaît dans un contexte socio-culturel du IXe siècle indissociable de la christianisation des Etats ayant opté pour une liturgie et pour la langue littéraire slave telle qu’elle était diffusée par le mouvement cyrillométhodien. Ce choix devait impliquer, en principe, en même temps l’adoption du christianisme propagé par l’Eglise de Constantinople. Il s’est avéré par la suite, et surtout dans une perspective de longue durée historique, que cette adhésion aux conceptions byzantines de l’Eglise, de son organisation et de son rapport à l’Etat, devait se confirmer et même s’accentuer. La corrélation entre littérature slave et Eglise orthodoxe d’obédience constantinopolitaine est d’une évidence notoire, mais l’interdé- BOŠKO I. BOJOVIĆ L a litt é rature autochtone des pays yougoslaves au M oyen A ge pendance que l’on peut constater entre cette culture d’origine et de facture essentiellement ecclésiastiques et les structures politiques et profanes demeure encore fort insuffisamment connue. C’est pourquoi l’étude de ce que nous appelons la littérature autochtone balkano-slave nous apparaît comme une filière de recherche hautement incitative et de perspective fort prometteuse. Ceci précisément pour l’intérêt que présentent, au-delà de tous les dénominateurs communs, les différenciations historiques et littéraires que l’on peut également déceler entre les pays balkano-slaves. Si l’espace Sud-Est européen constitue la première, la plus proche zone d’extension de la civilisation byzantine sur le sol européen, le rayonnement de la Deuxième Rome s’y est effectué de manière sensiblement variable. C’est précisément l’étude des textes hagiographiques de facture ou d’adaptation locales qui pourra permettre d’identifier et d’explorer ces disparités susceptibles de nous faire avancer dans la connaissance des corrélations entre structures mentales et agencement de la société encore si incomplètement connue pour le Moyen Age slavo-balkanique. Au chapitre des dénominateurs communs et des éléments convergents on peut relever une série de points significatifs. La littérature cyrillométhodienne est donc de facture ecclésiastique et de nature religieuse. Si l’Eglise locale obéit aux critères universels de l’Eglise, l’introduction du christianisme, sa position institutionnelle en tant que religion officielle et sa force en tant que pilier de la société médiévale, sont tributaires du bras séculier du pouvoir monarchique. Elle se présente donc autant comme la religion du prince, facteur majeur de continuité étatique et de stabilité du pouvoir central, que comme un médiateur de valeurs universelles, spirituelles, civilisatrices, culturelles et supra-nationales transcendant les frontières politiques, les intérêts et les rivalités monarchiques. Dans la mesure où l’Eglise est dépendante de son obédience constantinopolitaine, elle est théoriquement au service de l’universalisme chrétien tel qu’il est personnifié par l’empire des Romées, la cité de Constantinople et surtout par l’empereur byzantin. Mais à l’inverse, dans la mesure où l’Eglise locale est autonome, c’est-à-dire autocéphale, elle s’aligne sur la politique du prince et défend les intérêts de sa monarchie. Or c’est précisément cette connivence, cette “ symphonie ”, entre le prince et l’Eglise qui a le plus donné lieu à l’élaboration de la littérature balkano-slave. Cette connivence se manifeste dans la faveur princière accordée aux institutions ecclésiastiques qui rejoignent les phénomènes socio-culturels propres au Moyen Age : culte des saints, translations de leurs reliques, édification et donation de fondations pieuses, mécénat en faveur des œuvres sociales, caritatives et culturelles. Cette complicité des deux pouvoirs a donc été à l’origine de la majeure partie du patrimoine culturel et notamment littéraire slavo-byzantin, en Bulgarie, en Serbie et dans les Pays roumains. Là où la concertation au sein de la dyarchie des deux pouvoirs était moins évidente, plus ambiguë ou même dissonante, en Croatie avant son intégration dans le royaume de Hongrie en 1102, ou en Bosnie (plus au moins autonome ou indépendante du XIIIe-XVe siècle), le patrimoine littéraire de facture autochtone est incomparablement moins étendu, ou en tout cas de caractère étroitement local au sens plus restreint et régional du terme. La souveraineté reconnue du prince, la continuité du pouvoir central, l’autonomie de l’Eglise locale, le patronage princier sur les institutions ecclésiastiques, et a fortiori, la concertation des deux pouvoirs dans la continuité des structures monarchiques, sont des conditions essentielles de l’existence d’une littérature autochtone. En tant que médiatrice d’identité collective, cette mémoire, à l’origine écrite et entretenue sur une base religieuse, est la condition préalable de l’apparition et de la continuité d’une mémoire historique. Parmi les thèmes identifiés dans ce domaine de recherche citons les questions les plus importantes : la question de l’Etat et de sa nature ; celle du pouvoir et de son origine, de son caractère et de ses limites ; celle de la structure du “peuple” ou, selon la terminologie moderne, de la société, du souverain, de son pouvoir et de sa fonction dans la royauté, de sa légitimité ; la question du 352 353 BOŠKO I. BOJOVIĆ L a litt é rature autochtone des pays yougoslaves au M oyen A ge sens de l’Etat et du pouvoir dans une perspective méta-historique autant qu’historique ; celle de l’homme en tant qu’être politique (au sens aristotélicien du terme) ; celle des rapports entre les hommes et dans la société ; l’idée de la communauté ; la question de la liberté et de sa stratification, ainsi qu’à ce propos, le problème de l’assujettissement et des limitations de la liberté ; celle de la communauté internationale et de l’Etat dans l’oikouménède son ordre hiérarchique, etc., ainsi que le problème de la guerre et de son apologie ou de sa condamnation ; puis l’ensemble des questions sur l’Eglise en tant que corps social, sur sa relation avec l’Etat, le souverain et le pouvoir, et sur son attitude envers la communauté et envers l’homme avec ses droits et ses responsabilités, et cela sur un plan profane autant que spirituel. En dehors d’un fonds commun, les littératures balkano-slaves présentent des disparités non moins significatives dont il convient de relever quelques points parmi les plus marquants. C’est l’hagiographie bulgare et l’hagiographie serbe qui peuvent servir de meilleur exemple de ces dissemblances. L’hagiographie bulgare est, en effet, nettement plus liée aux cultes des saints qu’à leurs portraits historiques. En dehors des apôtres et évangélisateurs cyrillométhodiens dont l’hagiographie vieux-slave a produit quelques portraits d’un historicisme assez immédiat et provenant de témoignages plus au moins authentiques, l’hagiographie vieuxbulgare présente un caractère plus didactique que documentaire. Les Vies des saints anachorètes, confesseurs, martyrs, évêques et autres responsables de l’Eglise, présentent bien entendu des éléments d’une valeur historique importante aussi, mais ce sont des écrits bien plus proches de leur modèle hagiographique byzantin, notamment sous son aspect intemporel. Ces textes sont, d’autre part, plus proches des cultes des saints, de la translation de leurs reliques, témoignant du rôle important que le culte de la sainteté jouait dans la collectivité au sein du monde chrétien de la Bulgarie de cette époque et de son individuation collective. C’est à cet égard que l’étude de ces textes présente le plus grand intérêt. L’hagiographie serbe dans sa plus grande partie présente un caractère plus séculier, à la fois plus narrativement factuel et plus politiquement idéologique. La nature plus historique qu’eschatologique de ces ouvrages, dont certains ont l’envergure de véritables romans médiévaux, provient d’une relative immédiateté de témoignage à l’origine de leur création. Les Vies des souverains et pontifes de la Serbie médiévale sont autant de reflets fidèles des structures mentales au sein de cette société fondée sur une hiérarchie de valeurs sacralisées personnifiées par les vertus spirituelles des ses plus illustres représentants. Ce type de sacralisation dynastique est quasiment inconnu dans le reste du monde orthodoxe. Il est un fait hautement révélateur quant à la nature même de la société serbe issue d’une synthèse entre les structures sociales d’un type plus proche de la féodalité occidentale, en conjonction avec une superstructure culturelle reposant sur la spiritualité orthodoxe. Les carences toujours considérables, lorsqu’il s’agit de situer le fait historique sud-slave à la charnière des deux mondes chrétiens, peuvent être sensiblement compensées par l’étude et la publication des ces textes narratifs autochtones. 354 355 BOŠKO I. BOJOVIĆ E schatologie et histoire Eschatologie et histoire Caractérologie de l’hagiographie sud-slave du Moyen-Age « La caractérologie rompt l’égocentrisme naturel et contribue à la tolérance », P. Ricœur, Philosophie de la volonté Avec pour origine le mouvement cyrillo-méthodien, la littérature slave commence à se répandre dans le Sud-Est européen dès la fin du IXe siècle. Le genre hagiographique y acquiert une place de choix, à commencer par les Vies des fondateurs mêmes des lettres slaves, sans compter les Vies des autres saints du calendrier liturgique. Alors que les textes liturgiques sont essentiellement liés aux institutions ecclésiastiques, la littérature narrative, et notamment hagiographique, était souvent davantage tributaire du mécénat issu du pouvoir séculier. De même que le saint homme remplit une fonction sociale souvent liée aux rapports avec le pouvoir séculier, l’hagiographie reflète une dichotomie entre l’histoire sacrée et l’histoire profane. Même si cette dernière n’est souvent qu’une toile de fond peu perceptible dans la vie du saint, elle se situe néanmoins dans un contexte historique concret et reconnaissable. Dans les sociétés balkano-slaves du Moyen Age la différenciation entre la littérature monacale et celle des élites cultivées est moins marquée que dans la littérature byzantine, de même que la diglossie entre la langue liturgique et littéraire, d’une part, et la langue vulgaire, d’autre part, est bien moins tranchée que dans les cultures de langue grecque et latine. 356 357 BOŠKO I. BOJOVIĆ E schatologie et histoire Par rapport à la littérature, à la pensée théorique, et d’une façon plus générale à la culture gréco-byzantine, le contexte culturel des Slaves présente une autre particularité dont il est im portant de tenir compte : on n’y trouve point de débat entre pensée et culture antique, néoplatonicienne et profane d’une part, et ensei gnement de l’Eglise d’autre part, dichotomie qui a favorisé à By zance le dialogue et la polémique avec les conceptions issues de la spiritualité chrétienne. C’est pourquoi aussi, la littérature slavobyzantine est bien moins créatrice dans le domaine de la pensée théorique et de l’abstraction spéculative. La compréhension du mon de et de l’histoire humaine y est plus empirique et pragmatique. C’est aussi la raison pour laquelle la Vie du saint y est l’expression majeure et quasiment exclusive de l’expérience spirituelle. La réclusion anachorétique, le pathos du merveilleux et l’exaltation spirituelle cèdent ici le pas à une éthique biblique de tendance vétérotestamentaire, souvent teintée d’historicisme. Sur une toile de fond d’universalisme byzantin se profile la vie de l’Eglise locale avec ses particularités culturelles, ses autoreprésentations collectives, ses aspirations partisanes et ses prétentions historiques, sa légitimation éthique et eschatologique, y compris une certaine fierté qui touche à l’exclusivité du Nouveau Peuple élu. A l’issue de sa longue période néophyte, la pensée slavo-byzantine s’exprime parfois en terme de purisme évangélique et monacal, dédaignant les « brumes stériles du paganisme grec », des « superstitions pernicieuses des empereurs byzantins », sans com pter leurs infidélités envers l’Eglise et sa tradition apostolique. C’est ainsi que dans sa Vie de Stefan Deéanski, écrite vers 1402, Grégoire Camblak445 met en opposition l’origine romaine des empereurs byzantins avec l’origine charismatique de la lignée némanide : “Ils [les Nemanjiç] ne troublaient pas l’Eglise par des turbulences hérétiques et par l’odeur hellénique446 [païenne] des sacrifices et des rites, comme [l’avaient fait] les fils et les neveux [les héritiers] de Constantin le Grand”447. Ils gouvernaient en toute piété, avec sagesse selon Dieu et par amour, par [la volonté de] Dieu, avec [leurs] armées le reste du troupeau qui leur avait été confié” (Camblak, Vie de Stefan Dečanski, p. 64). Cette réception de la littérature byzantine constitue le tronc commun de la littérature byzantino-slave, ainsi que sa partie la plus importante et la plus répandue par le fait de l’étendue de sa circulation. A ce patrimoine commun à toute la chrétienté orientale s’ajoute une production littéraire locale très inégalement répartie selon les genres de la littérature ecclésiastique, très largement dominante par rapport aux écrits profanes. A l’examen des recueils de textes slavo-byzantins, on relève un large éventail d’écrits Grégoire Camblak, §itie na Stefan Deéanski ot Grigorii Camblak (éd. A. Davidov, G. Danéev, N. Donéeva-Panaiotova, P. Kovaéeva, T. Genéeva) Sofia 1983 ; cité dans B. I. Bojoviç, L’idéologie monarchique dans les hagio-bio graphies dynastiques du Moyen-Age serbe, N° 248 “Orientalia Christiana Ana lecta”, Pontificium Institutum Orientalium Studiorum, Rome 1995, p. 522 n. 10, 610. Une allusion à “l’obscurcissement dû à l’ombre de la sagesse de langue grecque” se trouve dans le colophon des anciens manuscrits (ceux de Raèka, 1305 ; de Peç, 1522 ; de Moraéa, 1614, qui est une copie d’un manuscrit de 1252, etc.) du Nomokanon de Saint Sava, cité par : S. Troicki, “Ko je preveo Krméiju sa tumaéeqima ?”, Glas SAN CXCIII (96), (1949), p. 120, 125-126. 447 Dont Julien « l’Apostat » qui fut le seul neveu de Constantin à avoir survécu aux purges sanguinaires de son fils Constance II (337-361) et qui rétablit le paganisme (361-363), cf. J. Meyendorff, Unité de l’Empire et divisions des Chrétiens. Paris 1993, p. 21. Camblak fait peut-être aussi allusion aux superstitions divinatoires (Ch. Diehl, “La civilisation byzantine”, in Id., Etudes byzan tines, Paris 1905, p. 139) et autres qu’affectionnaient particulièrement certains empereurs des dynasties Comnène et Ange, ou bien à l’iconoclasme. Le patriarche iconoclaste Jean, dit Giannis, fut un fervent adepte des arts magiques, et l’empereur Théophile recourait volontiers à ses services, cf. R. Guilland, “Le Droit divin à Byzance”, in Id., Etudes byzantines, 228sq. ; G. Dagron, “Le saint, le savant, l’astrologue : Etude de thèmes hagiographiques à travers quelques recueils de « Questions et réponses » des Ve-VIIe siècles”, in Hagiographie, p. 146 sq. ; Id., “Rêver de Dieu et parler de soi. Le rêve et son interprétation d’après les sources byzantines”, in I sogni nel Medioevo, Rome 1985, p. 40-52. 358 359 445 446 BOŠKO I. BOJOVIĆ E schatologie et histoire patristiques, édifiants, rhétoriques, des cosmogonies et autres physiologues. Faisant partie de ces vastes recueils d’érudition pieuse, ou bien regroupée dans ceux dédiés aux vies des saints, l’hagiographie détient une place de choix448. Par rapport au vaste patrimoine hagiographique commun au calendrier chrétien, la production des Eglises locales n’est certes pas très impressionnante ; néanmoins elle est loin d’être négligeable. Il serait fort instructif de dresser une typologie de cette production littéraire. Encore faudrait-il pouvoir la différencier par rapport au tronc commun de l’hagiographie byzantine. Ce qui n’est pas chose aisée, du fait que la production originale est le plus souvent parfaitement bien intégrée dans la forme d’expression gréco-byzantine traditionnelle. C’est en ce sens que l’hagiographie balkano-slave est peut-être la plus sous-exploitée, car elle présente un intérêt historique qui va bien au-delà de toute son importance d’ordre philologique, esthétique et littéraire. A défaut d’une production historiographique, bien moins importante et surtout beaucoup plus tardive, l’hagiographie balkano-slave présente un intérêt d’autant plus important qu’elle est l’expression la plus aboutie et la plus représentative de la création littéraire des Slaves méridionaux. On peut s’interroger sur la carence de chroniques locales, des textes narratifs de nature historique et profane, ce qui a sans doute incité Likhatchov à récuser toute originalité, ou «valeur locale», à la littérature balkano-slave449, ce qui est somme toute injustifié ou du moins d’une appréciation très excessive. La raison de cette lacune en matière d’historiographie réside sans doute dans la discontinuité institutionnelle dans l’histoire bulgare450, ainsi que dans l’apparition tardive – début du XIIIe siècle – d’une littérature spécifiquement serbe. Une discontinuité qui se rapporte de manière bien plus tranchée aux institutions profanes qu’à la vie liturgique, avec ses institutions monastiques et une continuité de transmission littéraire au sein du vaste monde slavo-byzantin. De là tout intérêt de différencier non seulement l’hagiographie balkano-slave par rapport à la matrice byzantine, ainsi que par rapport à la communauté littéraire slave, mais aussi de caractériser les deux littératures balkano-slaves, à savoir l’hagiographie bulgare et l’hagiographie serbe. Par-delà tout leur aspect commun dû non seulement aux origines cyrillo-méthodiennes, mais aussi à une circulation sans entrave de barrière linguistique, ce sont leurs différences marquantes qui relèvent d’un intérêt particulièrement significatif. La réception du patrimoine byzantin dans l’aire balkanoslave a joué le rôle d’un ciment culturel et institutionnel. La médiation de la culture romano-byzantine, dont les zones d’extension s’étendaient bien au-delà de l’espace Sud-Est européen, était assurée par l’Eglise romaine et par celle de Constantinople. Le fait que l’Eglise de Constantinople recourût dans la deuxième moitié du IXe siècle à la langue slave en tant qu’agent médiateur de l’évangélisation des peuples barbares constitua un puissant facteur d’intégration culturelle dans cette partie de l’Europe. Les textes fondateurs de la civilisation chrétienne (bibliques, liturgiques, patristiques, hagiographiques, juridiques) furent traduits en une langue accessible à une majeure partie des populations christianisées. Les arts plastiques (architecture, iconographie), au service de l’Eglise et du pouvoir séculier, témoignent de la réintégration de l’espace balkanique dans l’ordre de valeurs du monde civilisé. La hiérarchie des valeurs de la société médiévale tend à se conformer à une structure monarchique issue des conceptions 448 G. Podskalsky, Theologichte Literatur des Mittelalters in Bulgarien und Serbien 865-1459, C. H. Beck’sche Verlagsbushhandlung, Munich 2000, 578 pp. 449 D.S. Likhatchov, Poétique historique de la littérature russe, Paris 1988, p. 12, 13. 450 G. Prinzing, Die Bedeutung Bulgariens und Serbiens in den Jahren 1204-1219 im Zusammenhang mit der Entstehung und Entwicklung der byzantinischen Teilstaaten nach der Einnahme Konstantinopels infolge des 4. Kreuzzuges, Munich 1972 ; Istorija na Bälgarija (Histoire de la Bulgarie) t. 3, Sofia 1982, p.115sqq. 360 361 BOŠKO I. BOJOVIĆ E schatologie et histoire judéo-chrétiennes et romano-byzantines. Les arts et lettres du monde slavo-byzantin sont un des éléments majeurs des notions idéologiques d’une aire culturelle intermédiaire située entre l’espace demeurée partie intégrante de l’Empire byzantin et celui de la féodalité médiévale de l’Occident chrétien. L’assimilation de la culture byzantine est un processus continu auquel s’ajoute vers la fin du Moyen Age une interprétation locale des structures sociales. Les cultes des saints jouent un rôle d’individuation au sein des sociétés cristallisées autour des hiérarchies monarchiques. L’autorité séculière et sacerdotale cultive les témoignages individuels et les manifestations collectives du bien fondé eschatologique de l’ordre établi. La pérennité de la mémoire et d’un destin commun dans le temps imparti au genre humain, confère aux institutions du pouvoir monarchique une légitimité qui s’inscrit dans une continuité de longue durée. La profusion des textes hagiographiques et leur adaptation relativement précoce aux manifestations locales dans ce domaine témoignent, sans doute, de la prépondérance du rôle de l’Eglise en tant que facteur d’homogénéisation idéologique au sein des systèmes étatiques. De même l’apparition assez tardive des recueils législatifs, des genres historiographiques et autres écrits profanes, témoigne de la lenteur de la laïcisation de ces sociétés, où l’Eglise a si longtemps joué un rôle de cohésion plus important que celui de l’Etat monarchique. L’étude de l’évolution de la littérature slavo-byzantine, au moyen d’une lecture attentive rendue possible par une approche critique de l’histoire de ces textes, offre l’occasion d’aborder un domaine d’investigations quelque peu délaissé jusqu’à maintenant. Il s’agit de l’histoire des sociétés concernées à travers l’évolution des courants de pensée que ces textes permettent de reconstituer avec plus au moins d’opportunité. Les éléments d’analyse supplémentaires, comme par exemple l’iconographie et autres objets de la culture matérielle, entrent obligatoirement dans ce champ d’enquête, mais les textes narratifs, normatifs, liturgiques, offrent un intérêt d’autant plus grand qu’ils ont été peu exploités, alors qu’ils représentent une mine d’informations particulièrement abondante pour l’histoire non événementielle. L’étude du contenu de ces textes, de leur diffusion et de leur fonction dans les sociétés formées autour des institutions monarchiques est certes une entreprise considérable, si l’on tient compte de leur relative abondance et de leur dispersion sur l’espace d’expansion de la culture byzantino-slave, mais seule une approche systématique permet d’en tirer profit de façon significative. Issue de l’héritage littéraire slavo-byzantin, la littérature médiévale serbe dans sa plus grande partie fait donc partie intégrante de l’aire de civilisation byzantine. La pensée religieuse, omniprésente au Moyen Age, tient en Serbie par conséquent essentiellement de la réception de la littérature byzantine, héritière de la théologie de l’Orient chrétien. Les textes bibliques, liturgiques, canoniques, hagiographiques et patristiques qui avaient été transmis par le courant cyrillo-méthodien, ont été très tôt diffusés sur les territoires où apparut au XIIe siècle la variante serbe de la langue littéraire slave. L’hégémonie politique byzantine, puis pendant une courte période bulgare, la constitution d’un premier royaume assorti d’un archevêché d’obédience romaine dans la partie occidentale (fin du XIe siècle), et surtout, l’absence jusqu’au début du XIIIe siècle de toute autonomie diocésaine dans la partie placée sous obédience de l’Eglise orthodoxe, expliquent cette apparition tardive de l’expression linguistique et littéraire propre au Moyen Age serbe. Ce creux institutionnel peut donc expliquer le peu de témoignages textuels pouvant attester le début de manifestation des particularités dialectales et phonétiques qui caractérisent la rédaction serbe du vieux-slave. Le fait que les premiers manuscrits dont nous disposions, L’Evangéliaire de Marie (Xe-XIe s.)451, Evangéliaire de Vukan (fin XIIe s.)452, et surtout l’Evangéliaire de Miroslav (v. 1185)453 qui se caractérisent par une ortho- 362 363 451 Ed. V. Jagiç, Quattuor evangeliorum versionis palaeo slovenicae codex Marianus glagoliticus, Berlin-St. Peterburg 1883 (repr. Graz 1960). 452 Ed. phototypique avec étude, J. Vrana, Vukanovo jevan$exe, Belgrade 1967. 453 Ed. phototypique Lj. Stojanoviç, Miroslavljevo jevandjelje, Vienne 1897, BOŠKO I. BOJOVIĆ E schatologie et histoire graphe et des particularités dialectales bien établies issues de la prononciation et de la morphologie serbo-slave, témoignent néanmoins d’une longue tradition locale dans la transmission manuscrite des textes ecclésiastiques. La fin du XIIe et surtout le début du XIIIe siècle voient apparaître les premiers textes autochtones (originaux) issus à cette époque du cercle restreint de la famille régnante, représenté par le grand joupan de Serbie, Stefan Nemanja (1166-1196), avec ses deux fils, Stefan le Premier Couronné (1196-1228) et Sava (1220†1235) le premier archevêque de l’Eglise autocéphale de Serbie. Les chartes princières, avec leurs préambules de théologie politique, les Règles monastiques, les textes hagiographiques, liturgiques et surtout le grand recueil du droit canon, le Nomoka non (Zakonopravilo) de Sava Ier, plus quelques textes épistolaires constituent l’héritage littéraire de cette première période. La littérature serbe du Moyen Age exprime sa pensée théologique en premier lieu dans les textes liturgiques (les acolouthies) et hagiographiques attachés aux cultes des saints de l’Eglise de Serbie, ainsi que dans les adaptations des recueils du droit canon aux exigences de l’Eglise locale. Les autres genres de textes tels que ceux qui sont développés notamment par les docteurs de l’Eglise, sont transmis sous formes de traductions avec leurs com pilations dans les recueils des pères de l’Eglise. Dans un premier temps, ces recueils furent repris directement à partir des traductions antérieurement effectuées dans la foulée du grand courant cyrillométhodien, c’est-à-dire qu’ils furent recopiés à partir de l’éventail déjà considérable de la littérature slavo-byzantine. La plus grande partie de la littérature autochtone vieux-bulgare est composée de textes hagiographiques, dont certains représentaient de précieuses sources d’informations sur la civilisation bulgare médiévale, surtout lorsqu’on tient compte du nombre restreint des textes historiographiques qui nous sont parvenus. L’hagiographie bulgare est généralement fidèle aux modèles by- zantins : forme littéraire, schéma hagiographique, style, genres principaux. La quasi totalité des Vies des saints appartenant à la littérature vieux-slave créée en Bulgarie après le Xe siècle présente un très haut degré de conformité aux règles hagiographiques métaphrastiques. Le meilleur représentant de cette littérature vieux-bulgare est le patriarche Euthyme et son école littéraire qui domine entièrement les lettres sud-slaves dans la deuxième moitié du XIVe siècle454. Les écrits hagiographiques vieux-bulgares se distinguent sensiblement des schémas byzantins dans le cas des Vies dites “populaires”, œuvres d’auteurs peu instruits et donc plus au moins étrangers à une influence directe de la littérature slavo-byzantine. L’hagiographie vieux-bulgare constitue une manifestation éloquente de la symbiose culturelle qui s’est produite au cours du XIVe-XVe siècle, notamment dans les milieux hésychastes byzantins et sud-slaves. Une symbiose ayant pour origine le courant cyrillo-méthodien avec pour vecteur principal la littérature byzantino-slave. Ce qui fait qu’il n’est pas toujours possible de connaître l’origine linguistique de ces écrits. L’apparition du synaxaire («prolog») sud-slave455, sans dou- nouvelle édition, Belgrade 1998 ; voir l’étude : J. Vrana, L’Evangéliaire de Miroslav, Gravenhage 1961. I. Boàilov, “L’hagiographie bulgare et l’hagiographie byzantine : unité et divergence”, cit., p. 534-556. 455 Le synaxaire (συναξαιριον) slave (“prolog”, du grec προλογο∫) apparaît en Russie, dans la deuxième moitié du XIIe siècle, avec la traduction du synaxaire grec, avec l’adjonction de quelques vies de saints russes. Dans les pays sud-slaves, le synaxaire intègre les vies des saints anachorètes, Jean de Ryla, Prohor de Péinja, Joachim d’Osogovo, Gabriel de Lesnovo, Starec Isaïe (fin XIVe s.), de Sainte Parascève, mais aussi de saints princes et archevêques, comme le tsar Pierre, Siméon-Nemanja, des rois Stefan Milutin et Stefan Deéanski, du prince Lazar, des archevêques Sava Ier, Arsène Ier, du patriarche Jefrem. La rédaction de vies brèves de type synaxaire ou prologue, s’épuise à la fin du XVe et au début du XVIe siècle avec celles des saints despotes Brankoviç et finalement au milieu du XVIIe siècle par les vies de Siméon-Nemanja et du tsar Uroè (V. Moèin, «Slovenska redakcija prologa Konstantina Mokisijskog u svjetlosti vizantijsko-slavenskih odnosa XII-XIII vijeka» (La rédaction slave du prologue de Constantin de Mosikion à la lumière des relations byzantino-slaves des XIIe-XIIIe siècles), Zbornik Historijskog instituta JAZU 2 (1959), p. 17-68 ; L. P. §ukovskaja, «Tekstologiéeskoe i lingvitiéeskoe issledovanie Prologa» 364 365 454 BOŠKO I. BOJOVIĆ E schatologie et histoire te à la fin du XIIe ou au début du XIIIe siècle, pose des questions de datation et d’origine encore insuffisamment élucidées. Composé pour l’essentiel de Vies brèves traduites d’après le synaxaire grec456, mais aussi d’un certain nombre de Vies de saints slaves, ce ménologe hagiographique joua un rôle important dans l’hagiographie balkano-slave457, mais également russe et roumaine. Le fait que les tsars de l’empire bulgare restauré aient accumulé depuis la fin du XIIe siècle dans leur capitale, Tarnovo, un nombre important de reliques, avait sensiblement favorisé le culte des saints au profit des écrits hagiographiques. C’est ainsi que la translation des reliques de Saint Jean de Ryla en 1195 fut accomplie par le tsar Asen Ier (1185-1196). Celles des évêques Hilarion de Muglen et Jean de Polyvote, de Sainte Philotée et de Saint Michel de Potuka furent rapportées à l’issue des campagnes de Thrace et de Macédoine du tsar Kalojan (1197-1207). De même que l’acquisition des reliques de la Sainte Parascève d’Epivat par Asen II (1218-1241), donna lieu à la rédaction de récits relatant ces événements mémorables. Le culte du Patriarche Joachim Ier († 1246), de Théodose de Tarnovo, ainsi que, parmi d’autres, celui de Romil de Vidin, détenaient une part importante dans le culte des saints dans la capitale bulgare. L’insertion de vies brèves relatives à ces cultes dans les synaxaires eut une incidence majeure dans l’intégration des synaxaires byzantins dans la littérature slave. Le caractère officiel de ces cultes, ainsi que la probabilité de leur inclusion simultanée dans le ménologe byzantin impliquent le rôle qu’ils furent appelés à jouer pour la légitimation des pouvoirs temporel et spirituel du royaume bulgare restauré. L’insertion dans le synaxaire, ainsi que la fréquence de ces vies issues des cultes pratiqués depuis Tarnovo, dont notamment ceux de Sainte Parascève (fêtée le 14 octobre), devenue alors la protectrice de la capitale bulgare, de Saint Jean de Ryla (19 oct.), ainsi que celle de Saint Michel de Potuka (le 22 nov.), dit aussi «le militaire bulgare», et le récit de la translation des reliques de l’évêque Hilarion de Muglen (le 21 oct.), sont l’un des critères de l’apparition du synaxaire bulgare458. Le parallèle entre deux modèles de saints anachorètes, tel qu’il apparaît dans les Vies de Saint Jean de Ryla par le Patriarche Euthyme (fin XVe s.) et de Saint Sava par Teodosije (fin XIIIe s.), est révélateur quant à la particularité, ainsi qu’à la différenciation au sein de l’hagiographie balkano-slave. Ces deux Vies ont pour auteurs les hagiographes les plus représentatifs de leurs époques respectives. Ayant pour fondement le schéma narratif traditionnel pour une grande partie des vies anachorétiques depuis la Vita de Saint Antoine par Athanase d’Alexandrie (réclusion, puis éloignement progressif et tentations diaboliques dans la voie de la connaissance de Dieu — «bogopoznanje» — comme consécration d’une (Recherches textologiques et linguistiques du Prologue), in Slavjanskoe jaziko znanie. IX Meždunarodni s’ezd slavistov. Dokladi sovetskoi delegacii, Moscou 1983, p. 110-120 ; D. Bogdanoviç, «Dve redakcije stihovnog prologa u rukopisnoj zbirci manastira Deéana» (Deux rédactions du prologue avec des versets dans la collection des manuscrits du monastère de Deéani), in Uporedna istraživanja I, Belgrade 1975, p. 37-72 ; P. Simiç, «Redakcije prologa i mesecoslovi tipika» (Les rédactions du prologue et les ménologes du typikon), Bogoslovlje 20 (1976), p. 93-110 ; G. Mihaila, «Pervoe peéatnoe proizvedenie Grigorija Camblaka i slavjano-ruminskija tradicija i ego rasprostranenii» (La première production littéraire de Grégoire Camblak dans la tradition slavo-roumaine et sa diffusion), Starob’lgaristika VI/4, Sofia 1982, p. 16-20 ; E. A. Fet, «Prolog», in Slovar’ knižnikov i knižnosti Drevnei Rusi I, Leningrad 1987, p. 376-381 ; Dj. Trifunoviç, Azbučnik srpskih srednjovekovnih književnih pojmova (Lexique des notions littéraires du Moyen-Age serbe), Belgrade 1990 (2e éd.), p. 317-321 ; Tatjana Subotin-Goluboviç, «Sinaksar» (Synaxaire), dans Leksikon srpskog srednjeg veka, Belgrade 1999, p. 667-668). 456 J. Noret, “Ménologes, synaxaires, ménées. Essai de clarification d’une terminologie”, Annalecta Bollandiana 86 (1968), p. 21-24 ; H. Delehaye, Syna xaires byzantins, ménologes, typica, Variorum Reprints, Londres 1977, 322 pp. 457 G. Petkov, Stiènijat prolog v starata b’lgarskata, sr’bska i ruska literatura (XIV-XV vek). Arheografija, tekstologija i izdanije na proloànite stihove (Le Prologue en vers dans l’ancienne littérature bulgare, serbe et russe. Archéographie, textologie et édition des vers des prologues. XIVe-XVe siècles), Plovdiv 2000, 560 pp. ; « Prolog », in Repertorium Fontium Historiae Medii Aevi, vol IX/3 (— Po-Q —), Rome 2002, p. 359-361. 366 458 G. Petkov, “Bugarska proloèka àitija u srpskim pukopisima stihovnog prologa» (Les vies synaxaires bulgares dans les recueils manuscrits des synaxaires serbes), in Slovensko srednjovekovno nasledje. Zbornik posvećen profesoru Djordju Trifunoviću, Belgrade 2001, p. 393-399. 367 BOŠKO I. BOJOVIĆ E schatologie et histoire vie d’anachorète, et enfin, le retour à la vie cénobitique afin de faire profiter les autres de leur expérience spirituelle), les deux Vies développent un certain nombre de topoi parallèles. Tous deux issus de familles pieuses, dès le début de leurs parcours de renoncement au monde, ils sont confrontés à des situations similaires. L’environnement de Jean le prend pour un hypocrite incapable d’assumer les tâches de tout un chacun, alors que les parents de Pierre blâment son incapacité à prendre part aux joies de ses jeunes congénères. Le détachement affectif se manifeste de manière particulièrement saisissante dans les deux cas, lorsque le premier renie son neveu et surtout lorsque Pierre s’abstient de prendre en charge sa sœur orpheline, malgré les adjurations de leur mère459. Cependant, les différences entre les deux Vies dénotent bien les particularités des hagiographies sud-slaves. Plus proche de son modèle égyptien, ainsi que la plupart des Vies serbes la Vie de Pierre accuse en même temps un caractère littéraire autonome. Chronologiquement proche de son héros, Teodosije semble avoir rédigé son récit essentiellement à partir d’une tradition orale qui aurait pu lui être transmise par un ou plusieurs des contemporains de l’anachorète. Ainsi que la plupart des Vies bulgares, à l’exception de celles de l’époque cyrillométhodienne, la Vie de Saint Jean de Ryla est par contre issue d’une tradition scripturaire longue de plusieurs siècles. La démarche littéraire du Patriarche Euthyme se situe plutôt dans un cadre anthologique, alors que celle de Teodosije est de perpétuer par écrit un témoignage encore vivant, bien que largement influencé par les lectures édifiantes auxquelles il faut ajouter la vocation didactique de l’auteur. 459 Nina Gagova, Irena £padijer, «Dve varijante anahoretskog tipa u juà noslovenskoj hagiografiji» (Deux variantes du type anachorétique dans l’hagiographie sud-slave), in Slovensko srednjovekovno nasledje. Zbor nik posvećen profesoru Djordju Trifunoviću, Belgrade 2001, p. 159-171. clésiastique et de nature religieuse. Si l’Eglise locale obéit aux critères universels, l’introduction du christianisme, sa position en tant que religion officielle et sa force dans la société médiévale, sont tributaires du pouvoir monarchique. Elle se présente donc autant comme la religion du prince, facteur majeur de continuité étatique et de stabilité du pouvoir central, que comme un médiateur de valeurs universelles, spirituelles, civilisatrices et culturelles, transcendant les frontières politiques, les intérêts et les rivalités princières. Dans la mesure où l’Eglise est dépendante de son obédience constantinopolitaine, elle est théoriquement au service de l’universalisme chrétien tel qu’il est personnifié par l’empire des Rhomées, la cité de Constantinople et surtout par l’empereur byzantin. Mais à l’inverse, dans la mesure où l’Eglise locale est autonome, c’est-à-dire autocéphale, elle s’aligne sur la politique du prince et défend les intérêts de sa monarchie. Or c’est précisément cette connivence, cette “ symphonie ”, entre le prince et l’Eglise qui a le plus donné lieu à l’élaboration de la littérature balkano-slave. Cette collusion se manifeste dans la faveur princière accordée aux institutions ecclésiastiques qui rejoignent les phénomènes socio-culturels propres au Moyen Age : culte des saints, translations de leurs reliques, édification et donation de fondations pieuses, mécénat en faveur des œuvres sociales, caritatives et culturelles. Cette complicité des deux pouvoirs a donc été à l’origine de la majeure partie du patrimoine culturel et notamment littéraire slavo-byzantin, en Bulgarie et en Serbie, ainsi que plus tard dans les Pays roumains. La souveraineté du prince, la continuité du pouvoir central, l’autonomie de l’Eglise locale, le patronage princier sur les institutions ecclésiastiques, et a fortiori, la concertation des deux pouvoirs dans la continuité des structures monarchiques, sont des conditions essentielles de l’existence d’une littérature autochtone. En tant que médiatrice d’identité collective, cette mémoire écrite et entretenue sur une base religieuse, de consonance eschatologique, est la condition préalable de l’apparition et de la continuité d’une mémoire historique. 368 369 Au chapitre des dénominateurs communs et des éléments convergents, on peut relever une série de points significatifs. La littérature cyrillo-méthodienne est essentiellement de facture ec- BOŠKO I. BOJOVIĆ E schatologie et histoire En dehors d’un fonds commun, les littératures balkano-slaves présentent des disparités non moins significatives. C’est l’hagiographie bulgare et l’hagiographie serbe qui peuvent servir de paradigme de ces dissemblances. L’hagiographie bulgare est, en effet, davantage liée à l’aspect eschatologique des saints qu’à leurs portraits historiques. En dehors des apôtres et évangélisateurs cyrillo-méthodiens, dont l’hagiographie vieux-slave a produit quelques portraits d’un historicisme assez immédiat et provenant de témoignages sensiblement authentiques et contemporains, l’hagiographie vieux-bulgare présente un caractère plus didactique qu’événementiel. Les Vies des saints anachorètes, confesseurs, martyrs, évêques et autres hauts dignitaires de l’Eglise, présentent néanmoins des éléments d’une valeur historique significative. Ce sont des écrits plus proches de leur modèle hagiographique byzantin, notamment sous son aspect intemporel. Ces textes sont, d’autre part, plus proches des cultes des saints, ils témoignent du rôle important que le culte de la sainteté jouait dans la collectivité au sein du monde chrétien de la Bulgarie de cette époque et de son individuation collective. L’hagiographie serbe dans sa plus grande partie présente un caractère plus historique, à la fois plus narrativement factuel et surtout politiquement idéologique460. La facture plus historique qu’eschatologique de ces ouvrages, dont certains ont l’envergure de véritables romans médiévaux, provient d’une relative immé- diateté de témoignage se situant à l’origine de leur création. Les Vies des souverains et pontifes de la Serbie médiévale sont autant de reflets des structures mentales au sein de cette société fondée sur une hiérarchie de valeurs sacralisées, personnifiée par les vertus spirituelles de ses modèles de légitimité sacrée461. Ce type de sacralisation dynastique est quasiment inconnu dans le reste du monde orthodoxe. Il est un fait hautement révélateur quant à la nature même de la société serbe issue d’une synthèse entre les structures sociales d’un type plus proche de la féodalité occidentale, en conjonction avec une superstructure ecclésiastique et cul turelle reposant sur la spiritualité orthodoxe. Les carences toujours considérables, lorsqu’il s’agit de situer le fait historique sud-slave, et notamment serbe, à la charnière des deux mondes chrétiens, peuvent être sensiblement compensées par la connaissance de ces textes de caractère la fois historique et hagiographique, ou biographique, avec parfois des éléments autobiographiques, mais toujours de consonance et surtout d’inspiration eschatologique. 460 Sur les Vies des rois et archevêques serbes, de Danilo II et de ses Continuateurs, voir l’excellente étude dont nous reprenons la dernière partie de la conclusion : “This is to fail to differentiate between the hagiographer’s aim of edification and the historiographer’s of information. It not merely ignores the literary merit of the collection, which must be judged against its mediaeval background, but is also incorrect from the historian’s point of view since without the collection less would be known of the archbishops. The Vitae regum et ar chiepiscoporum Serbiae form a virtually unique collection combining elements of hagiography, biography and historiography which deserves both study and admiration”, cf. F. J. Thomson, “Archbishop Daniel II of Serbia Hierarch, Hagiographer, Saint. With Some Comments on the Vitae regum et archiepisco porum Serbiae and the Cults of Medieval Serbian Saints”, Analecta Bolandi anna 111 (1993), p. 128. 461 B. Bojoviç, “Une monarchie hagiographique, la Serbie médiévale (XIIeXVe siècles)”, in L’empereur hagiographe. Hagiographie, iconographie, liturgie et monarchie byzantine ou postbyzantine, sous la direction de Bernard Flusin et Petre Guran, Bucarest 2001, p. 61-72. 370 371 BOŠKO I. BOJOVIĆ L’ I N S C R I P T I O N D U D E S P O T E S T E FA N S U R L A S T È L E D E K O S O V O 1 4 0 3 - 1 4 0 4 L’INSCRIPTION DU DESPOTE STEFAN SUR LA STÈLE DE KOSOVO 1403-1404462 Ces mots furent écrits sur la stèle de marbre de Kosovo : Attribuée au despote Stefan Lazareviç463, cette épitaphe est un texte que son caractère laïque distingue de la plupart des autres écrits consacrés à la gloire du prince martyr. L’idée fondamentale de ces vers ne diffère pas de celle qu’expriment les autres textes sur le prince Lazar, mais l’accent est nettement déplacé vers le fait militaire et patriotique plutôt que vers un sacrement religieux. Homme qui foules de tes pas la terre serbe, que tu sois d’ailleurs ou de ce pays, qui que tu sois et d’où que tu sois ; abordant ce champ appelé Kosovo, quantité d’ossements sans vie désolation pétrifiée, tu verras et, au milieu, en signe de croix et comme un étendard érigé debout, tu m’apercevras. Ne passe pas outre en m’ignorant, telle une chose vaine et vaniteuse, mais, je t’en prie, viens et approche-toi, ô bien-aimé, 462 Traduction d’après l’édition du manuscrit (XVIe siècle, Recueil n° 167 de la Bibliothèque du Patriarcat de Belgrade) : Dj. Trifunoviç, Despot Stefan Lazareviç - Kqiàevni radovi , Belgrade 1979, p. 145-146, 158-160. 463 L’analyse stylistique de Trifunoviç a confirmé cette attribution : Trifunoviç, Spisi o knezu Lazaru, p. 284-288 ; B. Bojoviç, “L’épitaphe du despote Stefan sur la stèle de Kossovo”, Messager orthodoxe (numéro spécial) III Paris (1987), p. 99-102. 372 373 BOŠKO I. BOJOVIĆ considère les mots que je t’offre, afin de comprendre la cause, la raison et le sens de ma présence ici, car en vérité je te le dis, de même que l’inspiré, en substance, je vous apprendrai ce qu’il en fut. Il fut ici, jadis, un grand souverain, merveille de ce monde et monarque serbe, appelé Lazar, le grand prince, rempart vertueux de piété inébranlable, étendue de connaissance divine et profondeur de sagesse, esprit ardent et protecteur des étrangers, nourricier des démunis et compassion des humbles, miséricorde des offensés et consolateur, aimant tout ce qui est la volonté du Christ. Il se range à Ses côtés, lui-même de son propre choix, avec tous les siens, innombrable multitude, guidés par son bras. Hommes braves, hommes téméraires, hommes véritables par leurs faits et gestes, resplendissant comme les étoiles brillantes, semblables à la terre couverte des fleurs colorées, parés d’or et ornés de pierres précieuses ; multitude de chevaux de choix sellés d’or, splendides et magnifiques chevaliers. L’ I N S C R I P T I O N D U D E S P O T E S T E FA N S U R L A S T È L E D E K O S O V O 1 4 0 3 - 1 4 0 4 ainsi qu’à un festin somptueux ou vers une salle d’apparat, d’un même mouvement fondit sur l’ennemi, écrasant le dragon véritable, mettant à mort la bête féroce, le puissant adversaire, l’hadès insatiable, le vorace Amurad et son fils, rejeton venimeux de la vipère, le chiot du lion et de Chimère, et beaucoup d’autres avec eux. O, prodige des desseins de Dieu ! L’intrépide martyr fut capturé par les mains iniques des Agaréens, et subit dignement lui-même l’épreuve finale, devenant le martyr du Christ, le grand prince Lazar. Il fut décapité par la main de cet assassin, le fils d’Amurad. Ceci s’accomplit : en l’an 6897 [1389], indiction 12, au mois de juin le 15e jour, mardi, à la 6ème ou à la septième heure [12-13h], je ne le sais, Dieu le sait. Tel un bon pasteur et guide, des très nobles et glorieux, il conduit avec sagesse les agneaux du Logos, pour que, trouvant leur bonne fin dans le Christ, de la couronne des martyrs s’étant rendus dignes, ils communient à la gloire céleste. C’est ainsi que cette immense multitude, avec leur bon et grand seigneur, l’âme hardie et la foi inébranlable, 374 375 BOŠKO I. BOJOVIĆ L e « D it d ’ A mour » du prince et despote S tefan L azarević Le « Dit d’Amour » du prince et despote Stefan Lazarević Prince et despote Stefan Lazarević (1389-1427) Stefan Lazareviç fut sans conteste l’un des plus intéressants personnages sur le trône de Serbie au Moyen Age. Fils du prince Lazare (†1389), le martyr de Kosovo, et de la princesse Milica (†1405, moniale Eugénie depuis 1395), tous deux canonisés plus tard par l’Eglise de Serbie, Stefan monta sur le trône de Serbie à un âge très jeune — il n’avait pas plus de 12 ans464. Après le désastre de Kosovo, qui vit la mort de son père, mais aussi du sultan Murad Ier, sa mère dut assurer la régence jusqu’en 1395 au nom de son jeune fils, alors que sa sœur Olivera dut être donnée en mariage au nouveau sultan Bayezid Ier. L’avance ottomane avait franchi une étape importante, avec la conquête de l’important fort serbe de Golubac sur le Danube : elle menaçait désormais non seulement les Balkans, mais également l’Europe Centrale465. Bientôt (en 1398), le jeune prince dut déjouer les intrigues fomentées contre lui à la cour du sultan, devenu son suzerain, s’y rendre avec sa mère et regagner les faveurs de son beaufrère. Avec son détachement de cuirassiers serbes, Stefan devait se distinguer à la bataille d’Angora (juin 1402) en tentant à plusieurs reprises d’empêcher la capture de Bayezid qui s’obstinait Jovanka Kaliç, Srbi u poznom srednjem veku (Les Serbes au Bas Moyen Age), Belgrade 1994, p. 57-59. 465 C’est en 1393 que la capitale Bulgare Tărnovo fut prise par les Ottomans, le tsar £ièman exécuté, l’un de ses fils se convertit à l’islam, l’autre se réfugia en Hongrie, alors que le patriarche bulgare Euthyme fut déposé de ses fonctions et emprisonné. En 1398 Bayezid entreprend une campagne de guerre en Bosnie. Le désastre de la Croisade à Nicopolis en 1396 avait parachevé cette avancée ottomane, commencée à Marica en 1371 et à Kosovo en 1389. 464 376 377 BOŠKO I. BOJOVIĆ L e « D it d ’ A mour » du prince et despote S tefan L azarević à ne pas quitter le champ de la bataille perdue. Lors de son retour en Serbie via Constantinople il y fut couronné despote par l’empereur Jean VII Paléologue466. C’est lors de ce séjour dans la cité impériale qu’il épousa Hélène, fille du seigneur de Méthylène (Lesbos), Franchesco II Gatiluzzi. Alors que la vie du despote fut décrite en détail par son biographe Constantin de Konstenec467, on connaît fort peu de détails de sa vie privée et encore moins sur ce mariage et son issue. On sait que la vie du couple ne fut pas couronnée d’une descendance, mais on ignore quelle fut la fin du mariage, décès ou divorce. Le silence du biographe du despote en cette matière, si prolixe par ailleurs, semble bien indiquer un échec, sous forme de séparation ou autre, probablement relativement peu de temps après le mariage. Ce qui expliquerait le silence complet des autres sources sur les conséquences de ce mariage princier. Le fait est que le despote ne se remaria point, alors que nombre de rois et princes étaient connus par leurs mariages multiples, le droit canon orthodoxe tolérant jusqu’à trois mariages. Chevalier hors pair, polyglotte et homme de lettres, amateur des arts et commanditaire d’œuvres littéraires et artistiques, prince et législateur énergique et persévérant, diplomate et cosmopolite, c’est lui qui fit de Belgrade la capitale de la Serbie, et c’est lui aussi qui fut l’instigateur de la plus importante expansion de l’exploitation minière et des échanges commerciaux entre la Ser- bie et les cités marchandes italiennes notamment ; enfin son règne assura à la Serbie l’ultime répit avant la conquête ottomane au milieu du XVe siècle. Premier chevalier de l’ordre du Dragon fondé en 1408 par le roi de Hongrie468, il fut aussi l’un des tout premiers pairs du royaume469. Avec ses chevaliers aguerris dans les guerres en Asie et en Europe, il remportait les concours de somptueux tournois organisés par la cour de Hongrie, comme celui du printemps 1412. Il fut à la fois le dernier prince du Moyen Age et, d’une certaine manière, le premier prince de la Renaissance dont l’émergence devait être stoppée dans les Balkans par la conquête ottomane. Son biographe le décrit comme un prince autoritaire mais juste, particulièrement pointilleux sur le cérémonial et l’ordre de préséance, entouré d’une aura à la fois aulique et chevaleresque, mais aussi mystique, car il fait la comparaison de sa gestion administrative avec la hiérarchie du royaume de Dieu. Un silence révérencieux y était de mise, musique et éclats de voix proscrits, alors qu’aucun de ses grands seigneurs n’était autorisé à le regarder dans les yeux. Avec une exportation de métaux précieux en constante progression, corollaire d’une expansion des importations de marchandises de luxe, le despote disposait de grandes richesses et l’opulence de sa cour n’avait pas grand-chose à envier à d’autres cours princières et royales de cette époque de l’éveil des sens et des esprits. Confirmé en 1410 par Manuel II Paléologue, ce titre (le plus haut à Byzance après celui de basileus), offrait au despote Stefan l’occasion d’utiliser dans ses actes le titre de samodràac (autocrator), à partir de 1405 (Jovanka Kaliç, op. cit., p. 74). 467 Ed. : V. Jagiç, «Konstantin Filosof i njegov ùivot Stefana Lazareviça despota srpskog» (Constantin le Philosophe et sa Vie de Stefan Lazareviç, despote serbe), Glasnik SUD, 42 (1875), p. 244-328 ; nouvelle édition de l’œuvre de Constantin de Kostenec : K. Kuev — G. Petkov, Subrani sučineniæ na Konstan tin Kostenečki (Les œuvres réunies de Constantin de Kostenec), Sofia, 1985, p. 361-429 ; M. Braun, Lebensbeschreibung des Despoten Stefan Lazarević von Konstantin dem Philosophen im Auszug herausgegeben und übersetzt, Wiesbaden 1956. 468 Fin 1403-début 1404, c’est-à-dire dès après la mort de son beau-frère et suzerain Bayezid (mort en captivité en 1403), le despote Stefan devient l’allié et le vassal du roi de Hongrie Sigismund (en 1411 empereur du Saint Empire germanique), en contrepartie il obtint Belgrade et la région de la Maéva. En 1406 Stefan fait savoir à Venise qu’il n’est plus vassal ottoman et qu’il est prêt à prendre les armes contre le sultan (Jovanka Kaliç, op. cit., p. 65-67). 469 Une lettre, datée du début 1404, du roi Sigismund (depuis 1411 empereur du Saint Empire Romano-Germanique), adressée au duc de Bourgogne Philippe, fait état d’une vassalité établie avec le despote de Serbie, lequel aurait d’ores et déjà entrepris des actions de guerre contre les Ottomans, (Jovanka Kaliç, op. cit., p. 67). 378 379 466 BOŠKO I. BOJOVIĆ L e « D it d ’ A mour » du prince et despote S tefan L azarević Homme de lettres et commanditaire avisé de traductions savantes et autres copies de manuscrits470, sa biographie représente le premier ouvrage sécularisé faisant suite à la longue série des hagio-biographies princières et royales de l’époque antérieure. Ayant été l’objet d’un culte de saint local depuis le XVIe siècle, Stefan Lazareviç fut canonisé par l’Eglise orthodoxe serbe en 1927471. En termes de textes plus proprement littéraires que les spécialistes lui attribuent avec plus ou moins de pertinence, il s’agit tout d’abord de l’épitaphe de la stèle de Kosovo474, qui aurait été érigée vraisemblablement en 1404 sur les lieux mêmes de la bataille. Ayant pour sujet la bravoure et la mort héroïque du prince Lazar son père à la tête de ses chevaliers tombés dans la bataille mémorable contre le conquérant ottoman lors de la bataille de Kosovo (15 juin 1389), c’est l’un des plus anciens textes littéraires à la fois en vers et d’une facture laïque, héritage de la Serbie médiévale. C’est en effet pour la première fois que dans un texte littéraire en Serbie, le ton laudatif cède place au pathos héroïque d’une facture chevaleresque. Ceci est certainement bien moins le cas pour les Pleurs sur le prince Lazar, dont seuls les quatre premiers vers sont conser- Auteur de textes législatifs et littéraires En prince législateur et auteur de textes littéraires, il est à l’origine des actes normatifs dont on lui attribue la rédaction. La plupart de ses chartes (six sur neuf) comprennent des préambules particulièrement élaborés, qui selon la tradition diplomatique serbe472, contiennent des éléments autobiographiques, théologiques et historiques. Le plus important de ses actes normatifs reste néanmoins la Loi des mines, recueil de lois régulant la condition sociale et le travail des mineurs en Serbie de cette époque473. Nonobstant toutes les destructions qui ont notamment touché les Archives et les bibliothèques avec leurs collections de manuscrits, on connaît aujourd’hui 18 recueils de manuscrits faits à l’instigation du despote, cf. Dj. Trifunoviç, Despot Stefan Lazarević - Književni radovi (Despote Stefan Lazareviç - œuvres littéraires), Belgrade 1979, p. 80-87, 177-191, 222-237. 471 L. Mirkoviç, « Uvrètenje despota Stevana u red svetitelja » (La canonisation du despote Stefan Lazareviç), Bogoslovlje II (1927), p. 161-177 ; L. Pavloviç, Kultovi lica kod Srba i Makedonaca (Les cultes des saints chez les Serbes et les Macédoniens), Smederevo I965, 131-133 ; B. Bojovic, op. cit., p. 659sq. 472 A. Solovjev, « Manastirske povelje starih srpskih vladara » (Les chartes monastiques s anciens souverains serbes), Hrišćansko delo IV/3 (1938), p. 178 ; Dj. Trifunoviç, op. cit., p. 103-108. 473 Découverte dans les années 1950 avec une partie du Statut de Novo Brdo - 1412), avec son préambule et son prologue autobiographiques, la “Loi des mines” est un code minier qui a eu un rôle important au XVe siècle et plus tard dans l’expansion de l’exploitation minière dans les Balkans, y compris à l’époque ottomane, Zakon o rudnicima despota Stefana Lazareviça [Jus Metallicum despotae Stephani Lazareviç], éd. N. Radojčić, Belgrade 1962, pp. 35-57 ; B. Djurdjev, « Kada i kako su nastali despota Stefana Zakoni za Novo Brdo » (Quand et comment ont été crées les Lois du despote Stefan pour Novo Brdo), Godišnjak Društva istoričara Bosne i Hercegovine 20 (1974), p. 41-63 ; Id., « Turski prevod rudarskog Zakona za Novo Brdo despota Stefana Lazareviça » (Traduction turque de la Loi minière pour Novo Brdo du despote Stefan Lazareviç), Prilozi za orijentalnu filologiju 25 (1976), p. 113-131 ; Biljana Markoviç, « Zakon o rudnicima despota Stefana Lazareviça. Prevod i pravnoistorijska studija » (La Loi des mines du despote Stefan Lazareviç. Traduction, étude historique et juridique), Spomenik SANU CXXVI (1985), p. 1-56, résumé français, p. 57-58. 474 Commémorant la grande bataille de 15 juin 1389, l’épitaphe de la stèle de Ko sovo est conservé dans un manuscrit daté entre 1573 et 1588. Ecrit manifestement au début du XVe siècle, la plupart des spécialistes attribuent ce texte au despote Stefan. Lj. Stojanoviç, Stari srpski zapisi i natpisi (Les anciennes inscriptions et notes serbes), t. III, Belgrade 1905, n° 494 p. 44-45 ; V. Jerkoviç, « Natpis na mra mornom stubu na Kosovu » (Inscription sur la stèle de Kosovo), Zbornik istorije književnosti 10 (1976), 139-146 ; Dj. Trifunoviç, op. cit., p. 195-198. Dj. Sp. Radojičić, « Svetovna pohvala knezu Lazaru i kosovskim junacima », Južnoslovenski filolog XX (1953-1954), p. 124-142, (= in Id. Tvorci i dela stare srpske književnosti, Titograd 1963, p. 159-169) ; Id., « Knjiùevna stremljenja despota Stefana Lazareviça », in Id., cit., p. 202-204 (= Letopis Matice srpske 377 (1956), p. 583-601) ; Pour les travaux littéraires du despote Stefan Lazareviç, voir Despot Stefan La zareviç, Slova i natpisi, Belgrade 1979 (textes, commentaires et étude, p. 121137, D. Bogdanoviç) ; Dj. Trifunoviç, op. cit., p. 145-146, 158-160 ; B. I. Bojoviç, L’idéologie monarchique dans les hagio-biographies dynastiques du MoyenAge serbe, Rome 1995, pp. 190-191, 603, 643. 380 381 470 BOŠKO I. BOJOVIĆ vés475. C’est un texte plus laudatif qu’héroïque, mais dont l’attribution à Stefan Lazareviç est moins pertinente que pour l’épitaphe de Kosovo. Le Dit d’amour476 est sensiblement le texte poétique le plus intéressant, mais aussi le plus intriguant parmi tous ceux qu’on attribue au prince-poète. Adressé à un proche dont le nom n’est pas conservé, empreint d’une exaltation à la fois amoureuse et mystique, d’une esthétique lyrique, ce poème est d’une sémantique se prétant aux interprétations non dépourvues d’équivoques. L e « D it d ’ A mour » du prince et despote S tefan L azarević Le Dit d’amour (Slovo ljubve) 1. 2. Dans un recueil liturgique manuscrit grec du monastère de la Transfiguration aux Météores (datation entre troisième quart du XVe siècle et 1521), voir Dj. Trifunoviç, (éd., trad. et commentaire), op. cit., p. 47, 61, 198-202. Le premier à avoir fait une brève description de ce ms (N. Veis, Τά χιρόγραφα των Μετεώρων, t. I, Athènes 1967, p. 196), l’avait cependant daté du XVIIIe siècle. 476 S. Novakoviç, “Srpsko-slovenski zbornik iz vremena despota Stefana Lazareviça” (Un recueil slavo-serbe de l’époque de Stefan Lazareviç), Starine JAZU (1877), p. 7-14 ; Dj. Sp. RadojiÅiç, « Knjiùevna stremljenja despota Stefana Lazareviça », in Id., Tvorci i dela stare srpske književnosti, Titograd 1963, p. 198-200 (= Letopis Matice srpske 377 (1956), p. 583-601) ; Id., « Postanak ’Slova ljubve’ despota Stefana Lazareviça » (La création du « Discours d’amour » de despote Stefan Lazareviç), Književne novine, 8 février 1963 ; D. Bogdanoviç, “O Slovu xubve despota Stefana Lazareviça”, Pravoslavna misao 12 (1969), p. 93-102 ; Id., Istorija stare srpske književnosti (Histoire de l’ancienne littérature serbe), Belgrade 1980, p. 200-201. 475 382 3. Stefan le despote ; Au plus doux et au plus aimé ; De mon cœur indissociable ; Amplement — et doublement désiré ; De Mon empire sincèrement ; (dire le nom) ; Salutation aimable dans le Seigneur ; Avec abondance de gratifications ; De la part de notre mansuétude. Été et printemps furent créés par le Seigneur ; Ainsi que le poète le dit ; Avec moult de leurs merveilles – Aux oiseaux leur vol rapide et plein de gaîté ; Et cime des monts ; Étendue des forêts ; Largesse des champs ; Et légèreté des airs ; Son de ces voix enchanteresses ; De grâce terrestre embellie ; Des fleurs bien-odorantes et luxuriantes ; Ainsi que la nature humaine elle-même ; Renouvellement et épanouissement ; Qui pourrait l’exprimer de manière adéquate. Mais tout cela ; Ainsi que d’autres prodiges divins ; Dont la raison clairvoyante elle-même ; 383 BOŠKO I. BOJOVIĆ Ne peut saisir l’étendue ; L’Amour surpasse ; Ce qui n’est que justesse ; Car Amour est le nom de Dieu ; Ainsi que Jean fils du Tonnerre l’a dit. 4. 5. 6. 7. L e « D it d ’ A mour » du prince et despote S tefan L azarević 8. Aucune place au mensonge dans l’Amour ; Car Caïn, étranger à l’amour, dit à Abel : « Allons aux champs ». Coulant d’eau claire et quelque peu tranchant ; L’Amour à l’œuvre ; Toute vertu surpasse ; Joliment David l’exprima : « Pareil au chrême sur la tête, dit-il ; Qui descend sur la barbe d’Aron ; Semblable à la rosée de l’Hermon ; Qui s’épanche sur les Monts du Sion ». Jeunes hommes et vierges ; Aptes à l’amour ; Aimez d’amour ; Mais franchement et sans appréhension ; Afin de ne pas entacher votre jeunesse ; De par laquelle notre nature (humaine) ; S’associe à la Divinité ; Afin que le Divin ne s’insurge : « N’attristez point — dit l’Apôtre ; l’Esprit Saint Divin ; Par lequel vous êtes scellés dans le baptême ». 384 9. Nous fûmes ensemble ; Proches l’un de l’autre ; De corps ou d’esprit ; Fussent montagnes ou rivières ; Qui nous éloignèrent. David ne dit-il pas : « Monts de Gelvulon ; Que la pluie ni la rosée vous exècrent ; Car Saül et Jonathan vous ne préservâtes ». Oh l’innocence de David ; Entendez rois, entendez ; Pleures-tu Saoul, le sauvé ? Car je trouvais David — dit Dieu ; Homme cher à mon cœur. Que les vents se confrontent aux rivières ; Pour les assécher ; Ainsi qu’il en fut de la mer pour Moïse ; Ainsi qu’il en fut des juges pour Jésus ; Jourdain en fit pour l’Arche de l’Alliance. 10. Afin que de nouveau nous nous réunîmes ; Nous rencontrant ; Une fois de plus nous unissant d’amour ; En Christ même notre Seigneur ; Auquel toute gloire avec le Père ; Et Esprit Saint ; Aux siècles des siècles, Amen. 385 BOŠKO I. BOJOVIĆ L e « D it d ’ A mour » du prince et despote S tefan L azarević Rédigé vraisemblablement en 1409, à Belgrade, le Dit sur l’amour, fut découvert dans un manuscrit que la datation situait dans la première moitié du XVe siècle. Djura Daniéiç, premier éditeur de ce texte, était convaincu qu’il s’agissait d’un autographe du despote Stefan, qui aurait été écrit à Belgrade au début du siècle. Le manuscrit a été victime de l’incendie de la Bibliothèque Nationale de Belgrade, entièrement détruite par des bombes incendiaires, lors du bombardement nazi du 7 avril 1941. L’étude paléographique a néanmoins permis de situer la datation du manuscrit dans le deuxième quart du XVe siècle477. En 1978 Djordje Trifunoviç a découvert une deuxième copie du texte de despote Stefan, inclus dans un recueil de textes conservé dans le Musée du Patriarcat de Belgrade et qui avait appartenu jadis au monastère de Kruèedol (fondation pieuse et mausolée des derniers despotes de Serbie, érigé entre 1513 et 1516)478. C’est la notion d’amour hérité de la transmission vivante de la spiritualité orthodoxe, et non pas seulement sa transmission littéraire, qui est à l’origine de ce texte. La concision et la simplicité d’expression ont permis au despote d’accorder sa sensibilité esthétique avec les lois du genre épistolaire. C’est donc une esthétique ayant pour aboutissement une expression spiritualisée de l’expérience du monde et des rapports humains qui ressort des vers de ce prince. Le contenu structurel de l’ouvrage peut être distingué comme suit : après une partie introductive, les sections 2-3 s’expriment sur ce qu’est l’Amour, les sections 4 à 6 sur les faits d’amour, alors que les 7-10 véhiculent une sorte de message d’amour. Cette structure tripartite est réalisée dans l’esprit de la rhétorique médiévale480. Le contenu sémantique est plus discutable, la notion de l’union (συμφύω) ou réunion des deux êtres est néanmoins un topoi de la littérature slavo-byzantine médiévale. C’est ainsi que dans une lettre type serbe de cette époque, il est question de « l’âme aimée », qui ne doit en aucun cas « te séparer de mon amour tant que nous serons parmi les vivants, mais ayons toujours l’unité de pensée et d’âme... », etc. L’union des âmes (ou des esprits) dans le Royaume de Dieu est une autre grille de lecture de ce texte. Dans ce cas il rejoindrait l’in stigation exprimée dans l’Épitaphe du Kosovo, ou les chevaliers pro patria mori — par l’amour — « communient à la Gloire d’en haut ». Le nom de celui à qui le texte avait été adressé n’ayant pas été conservé, il s’agirait donc d’une sorte de modèle auquel il suffisait d’ajouter un destinataire. On a spéculé sur celui à qui l’épître du despote pouvait se rapporter. C’est le propre frère cadet du despote qui serait le destinataire de ce texte épistolaire481. Le Dit d’amour de Stefan Lazareviç est le premier texte dédié à l’amour dans la littérature serbe du Moyen Age. Même si bien d’autres textes issus du patrimoine scripturaire slavo-byzantin présentent des passages plus ou moins élaborés sur l’Amour479, celui du despote Stefan est le seul à lui être entièrement dédié. Dj. Daničić, “£ta e pisao visokij Stefan” (L’écrit de Stefan l’altier), Glasnik Društva srbske slovesnosti XI (1859), p. 166 ; Id., “Pohvala knezu Lazaru” (L’éloge du prince Lazar), Glasnik DSS 13 (1861), p. 358-368, 166 ; S. Novakoviç, Primeri književnosti i jezika staroga i srpsko-slovenskoga (Les exemples de littérature et de langue ancienne et serbo-slave), Beograd 19043, pp. 576-578 ; Voir aussi Biljana Jovanoviç-StipÅeviç, Lucija Cerniç, in Izložba srpske pisane reči (Exposition des écrits serbes), Belgrade 1973, n° 191, 192 p. 58-59. 478 Dj. Trifunoviç, op. cit., p. 155-156, 173-174. 479 C’est ainsi que Saint Sava dans le Chapitre premier du Typikon de Chilandar (fin XIIe s.), cite abondamment l’Apôtre Jean à ce sujet ; l’Amour est la motivation première de Saint Siméon Nemanja dans l’acolouthie (stychère 8) qui lui est dédiée par le même auteur ; Domentijan dans sa Vita de Saints Siméon et Sava se sert de métaphores comparables ; de même que la reine Hélène (d’Anjou), Constantin de Kostenec, et bien d’autres encore. (Dj. Trifunoviç, op. cit., p. 118-119). 477 386 G. Karlsson, Idéologie et cérémonial dans l’épistolographie byzantine, Uppsala 1962, p. 69. 481 L’hypothèse est de Dj. Sp. Radojičiç, « Knjiùevna stremljenja despota Stefana Lazareviça », in Id., Tvorci i dela stare srpske književnosti, Titograd 1963, p. 200sq. ; Dj. Trifunoviç, op. cit., p. 121. 480 387 BOŠKO I. BOJOVIĆ L e « D it d ’ A mour » du prince et despote S tefan L azarević Les rapports difficiles et conflictuels entre les deux jeunes princes ont alimenté ces spéculations, car rien n’a pu confirmer ces allégations. Le despote ayant rallié le prince Moussa dès 1409, alors que son frère Vuk s’allia au sultan Soliman lors de la bataille de Kosmodion (le 15 juin 1410), c’est la guerre civile entre les héritiers de Bayezid Ier qui fournit l’arrière-plan et le contexte politique du conflit dynastique en Serbie. Cette guerre pour le trône de Serbie opposait non seulement Stefan à son frère Vuk, mais aussi la dynastie Lazareviç aux descendants de Vuk Brankoviç, le grand magnat de la Macédoine et du Kosovo, mis à mort par les Ottomans en 1397. Neveu du despote, l’aîné de la lignée Brankoviç Djuradj disputait le pouvoir à Stefan depuis son accession à la dignité de despote en 1402. Le frère cadet de Djuradj, Lazare, avait par contre rallié son oncle en guerre contre son propre frère. Le conflit se solda par la mort des deux cadets faits prisoniers et exécutés (fin juin 1410), sur l’ordre du prince Moussa (sultan de 1411 à 1413), et la réconciliation de Stefan avec Djuradj (qui rentra de son exil de Thessalonique en 1412), ce dernier ayant obtenu la succession du trône de la part de Stefan qui n’avait pas de descendance et ne pensait apparemment pas en avoir. Même si l’on ne sait que peu de chose sur sa vie privée, il y a tout lieu de croire que le despote vivait en solitaire. On ne lui connaît aucune liaison ou projet de mariage, celui avec Hélène Gatilusi482 ayant été selon toute probabilité d’assez courte durée. Si le contenu même du texte cité exclut une adresse du sexe opposé, il permet en revanche d’élargir le cercle d’intéressés potentiels aux deux neveux en plus du frère du despote, Djuradj Brankoviç, l’héritier du trône, nous apparaissant comme une possibilité assez pertinente. A moins qu’une autre copie du Dit sur l’Amour, avec le nom de celui à qui il s’adresse, ne soit trouvée un jour, nous resterons réduits aux supputations. La bonne interrogation serait néanmoins de savoir quelle est la nature de relations entre l’auteur et le destinataire de ce texte. Si l’identité de ce dernier aurait pu nous aider a y voir plus clair, le contenu sémantique et la charge aussi bien émotionnelle que mystique de l’écrit ne permet pas de trancher la question. 482 Fille de Franchesco II Gatiluzzi (1384-1404), seigneur de Lesbos (Mytilini), appartenant à la lignée génoise qui régna sur cette île de 1355 jusqu’en 1462, date à laquelle elle fut occupée par les Ottomans. Sa petite-nièce, Catherine Gatiluzzi, fille de seigneur de Lesbos Dorino Gatiluzzi, fut l’épouse (14411442) de Constantin XI Dragasès (1448-1453). « À son avènement en 1384, Francesco II était particulièrement bien affilié à bien de grandes familles européennes. Il était neveu de l’empereur byzantin Jean V. Par sa grand-mère maternelle, Anne de Savoie, il était deuxième cousin d’Enguerrand de Coucy, le comte de Bedford, et deuxième cousin d’Amadeo VII, comte de Savoie. Par sa grand-grand-mère maternelle, Marie de Brabant, il était le troisième cousin de Wenzel, empereur d’Allemagne (Saint Empire germanique), et d’Anne, reine d’Angleterre. Charles VI, roi de France, était son troisième cousin. Francesco II avait également eu un certain nombre d’ancêtres illustres, y compris les empereurs Paléologues de Byzance, les rois Arpad de Hongrie, les empereurs Lascaris de Nicée, les rois Rupenid et Hethumid d’Arménie, les rois Angevins de Jérusalem, le roi Stephan d’Angleterre, Frédéric Barberousse, ainsi que les comtes Dampierre de Flandre et les comtes de Champagne. II était également descendant d’un frère du pape Innocent IV et d’une sœur du pape Adrien V. Francesco II (+26 oct. 1404) (avec son épouse inconnue), avait six enfants. Les filles étaient Eugénie (+1440), mariée à l’empereur Jean VII Paléologue, qui n’a pas eu de descendence, ainsi qu’Hélène, mariée à Stefan Lazareviç, despote de Serbie, et Catherine, mariée à Pierre Grimaldi, baron de Bueil. Les fils, Jacopo (+1428), successeur de son père comme seigneur de Lesbos, marié à Valentina Doria, est mort sans descendence ; Dorino I, qui fut le successeur de Jacopo comme seigneur de Lesbos, et Palamede, qui a succédé à son grand oncle célibataire, Nicolas I, comme seigneur d’Ainos en 1409 ». Pour cette généalogie, voir : William Addams Reitwiesner, The Lesbian ancestors of Prince Rainier of Monaco, Dr Otto von Habsburg, Brooke Shields and the Marquis de Sade, http://members.aol. com/eurostamm/lesbian.html. Voir aussi, A. Iviç, Rodoslovne Tablice srpskih dinastija i vlastele (Tables généalogiques des dynasties et de la noblesse serbe), Novi Sad, 1928 ; D. Schwennicke, Europäische Stammtafeln, vol. III, t. 1, Marburg, 1984, tb. 188 ; D. Spasiç, Pретходна генеалошка-просопографска скица ђеновљанске породице Гатилузи (Esquisse préliminaire de la famille génoise Gatilusi) : Serbian Society for Heraldry, Genealogy, Vexillology and Phaleristics, Belgrade 1997, 27 pp. Djenovljanska porodica Gatiluzi, Vizantija i Srbija u drugoj polovini 14. i prvoj polovini 15. veka — porodiéne veze (Genoan family of Gatiluzzi, Byzant and Serbia in the second half of 14 th and firrst half of 15 th century – family ties). 388 389 BOŠKO I. BOJOVIĆ L e « D it d ’ A mour » du prince et despote S tefan L azarević Н а п и с а н о н а с р п с ко м и л и о б ј а в љ е н о у с р п с ко м п р е в од у : 1. „§itije svetoga Simeona Nemaqe od Nikona Jerusalimca“, in Studenica u crkvenom ùivotu i istoriji srpskog naroda – Studeni ca dans la vie de l’Eglise et dans l’histoire serbe, Beograd 1987, str. 37-46. 2. „Geneza kosovske ideje u prvim postkosovskim hagiograf sko-istorijskim spisima. Ogled iz istorije ideja srpskog sredqeg veka“ – “Die Genese der Kosovo-idee in den ersten postkosovoer hagiographisch-historischen Schriften. Versuch aus der Ideengeschichte des Serbischen Mittelalters”, (na srpskom i na nemaékom : Kosovska bit ka 1389 i qene posledice – Die Schlacht auf dem Amselfeld 1389 und ihre Folgen, Beograd – Düsseldorf 1991, str. 15-28 & 215-230). 3. „Druètvena eshatologija sredqovekovne utopije.Ogled o heteredoksnim ideologijama srpskog sredqeg veka“, Sveti knez Lazar, 14-15, Prizren 1996, str. 119-133. 4. „Autohtona kqiàevnost zemaxa jugoistoéne Evrope na slo venskom jeziku“, Srpski kqiàevni glasnik 1994 (IV), Beograd, str. 31-37. 5. „Monarhistiéka ideologija u sredqovekovnoj Srbiji“, Ekonomika 371-372, Beograd 1995 (11-12), str. 60-62. 6. „Sindrom trougla na raskrèçu svetova“, in Srbi i Evropa, Istorijski institut SANU, Beograd 1996, str. 413-425 (résumé anglais, p. 426-429). 7. „Proèlost teritorija. Kosovo i Metohija do velike seobe“, Sveti knez Lazar 17, Prizren 1997, str. 123-152. Prvobitno objavxeno : “L’eschatologie sociale de l’utopie médiévale. Essai sur les idéologies hétérodoxes du Moyen Age sud-slave”, Zeitschrift für Balkanologie 32/2, Wiesbaden 1996, p. 117-130. “La littérature autochtone sud-slave au Moyen-Age : transmission de la mémoire collective et formation de la pensée historique. Histoire des textes et textes de l’histoire”, in Conference of Heads of Balkan Studies Institutes and Projects and Balkan experts of Southeast Europe, Belgrade May 8-11 1996, p. 12-15.. Prvobitno objavxeno : “Kosovo-Metohija du XIe au XVIIe siècle”, Balkan Studies 38/I, Thessalonique 1997, p. 31-61. 390 391 BOŠKO I. BOJOVIĆ L e « D it d ’ A mour » du prince et despote S tefan L azarević Na stranim jezicima: giografska i istoriografska – na jugoslovenskom prostoru), Etudes balkaniques. Cahiers Pierre Belon. Recherches interdisciplinaires sur les mondes hellénique et balkanique 4, Paris 1997, p. 47-82. 16. « Eschatologie et histoire. Caractérologie de l’hagiographie sud-slave du Moyen-Age (IXe-XVIIe s.) » (Eshatologija i istorija. Karakterologija sredqevekovne juànoslovenske hagiografije), in Les Vies des saints à Byzance. Genre littéraire ou biographie histori que. Actes du IIe colloque international philologique. Paris 6-8 juin 2002, Centre d’études byzantines, néo-helléniques et sud-est européennes, E.H.E.S.S, Paris 2004, p. 243-280. 17. « L’inscription du despote Stefan sur la stèle de Kosovo 1403-1404 », Messager orthodoxe 106 — Numéro spécial, Paris, IIIe trimestre 1987, p. 99-102. 18. « “Le discours d’amour du despote Stefan Lazarevic” (début du XVe siècle) — poésie spirituelle ou amour platonique ?», in Corris pondenza d’amorosi sensi. L’erotismo nella letteratura medievale, Gênes 2006, 11 pp. 8. “Historiographie dynastique et idéologie politique en Serbie au Bas Moyen Age. Introduction à l’étude de l’idéologie de l’Etat médiéval serbe” (Dinastiéka istoriografija i politiéka ideologija. Uvod u prouéavaqe ideologije srpske sredqovekovne Dràave), SüdostForschungen 51, Munich 1992, p. 29-49. 9. “L’idéologie de l’Etat serbe du XIIIe au XVe siècle” (Ideologija srpske Dràave XIII-XV veka), Septième Congres international d’études du sud-est européen (Thessalonique, 29 août — 4 septembre 1994). Rapports, Athènes 1994, p. 249-271. 10. “L’hagio-biographie dynastique et l’idéologie de l’Etat serbe au Moyen-Age (XIIIe-XVe siècles)” (Dinastiéka hagiobiografija i dràavna ideologija srpske sredqovekovne Dràave – XIII-XV vek), Cyrillomethodianum XVII-XVIII, Thessalonique 1994, p. 73-92. 11. “Une monarchie hagiographique, la Serbie médiévale (XIIe-XVe siècles)” (Hagiografska monarhija : sredqovekovna Srbija – XIIXV vek), in L’empereur hagiographe. Hagiographie, iconographie, liturgie et monarchie byzantine ou postbyzantine, sous la direction de Bernard Flusin et Petre Guran, Bucarest 2001, p. 61-72. 12. “Transmission du patrimoine byzantin et médiateurs d’identités autochtones (Introduction)” (Recepcija vizantijske baètine i mediatori autohtonog identiteta), Etudes balkaniques. Cahiers Pier re Belon. Recherches interdisciplinaires sur les mondes hellénique et balkanique 4 (Directeur scientifique André Guillou, éd. “De Boccard”), Paris 1997, p. 5-15. 13. “La littérature autochtone des pays balkano-slaves au MoyenAge. Transmission de la mémoire collective et formation de la pensée historique. L’histoire des textes et textes de l’histoire”(Autohtona kqiàevnost balkanoslovenskih zemaxa u sredqem veku. Transmisija kolektivnog pamçeqa i nastajaqe istorijske svesti. Uvod), Etudes balkaniques. Cahiers Pierre Belon. Recherches interdisciplinai res sur les mondes hellénique et balkanique 4, Paris 1997, p. 17-18. 14. “La littérature autochtone (hagiographique et historiographique) en Bulgarie médiévale” (Autohtona kqiàevnost – hagiografska i istoriografska- u sredqevekovnoj Bugarskoj), Etudes balkaniques. Cahiers Pierre Belon. Recherches interdisciplinaires sur les mondes hellénique et balkanique 4, Paris 1997, p. 19-44. 15. “La littérature autochtone (hagiographique et historiographique) des pays yougoslaves au Moyen-Age” (Autohtona kqiàevnost – ha392 393 BOŠKO I. BOJOVIĆ L e « D it d ’ A mour » du prince et despote S tefan L azarević САДРЖАЈ Table de matières Уместо предговора/Avant-Propos ...................................................... 7 Hagiografija i istorija (Hagiographie et histoire) 1. §itije svetoga Simeona Nemaqe od Nikona Jerusalimca (L’hagiographie de Saint Siméon Nemanja par Nikon le Hiérosolymitain).. 13 2. Geneza kosovske ideje u prvim postkosovskim hagiografsko-istorijskim spisima. Ogled iz istorije ideja srpskog sredqeg veka (Genèse de l’idée de Kosovo et es premiers textes sur le martyre du prince Lazar) .................................... 27 3. Druètvena eshatologija sredqovekovne utopije. Ogled o heteredoksnim ideologijama srpskog sredqeg veka (L’eschatologie sociale de l’utopie médiévale. Essai sur les idéologies hétérodoxes du Moyen Age sud-slave) .................................................... 47 4. Autohtona kqiàevnost zemaxa jugoistoéne Evrope na slovenskom jeziku (La littérature autochtone des pays balkano-slaves au Moyen-Age) .............................................................. 67 5. Monarhistiéka ideologija u sredqovekovnoj Srbiji (L’idéologie monarchique dans la Serbie du Moyen Age) ......................... 77 6 Sindrom trougla na raskrèçu svetova (Le syndrome de triangle à la croisée des civilisations) ...................................................... 91 7 Proèlost teritorija. Kosovo i Metohija do velike seobe (Le passé des territoires: Kosovo-Metohija du Moyen Age aux grandes migrations) . ..................................................................... 119 394 395 BOŠKO I. BOJOVIĆ L e « D it d ’ A mour » du prince et despote S tefan L azarević Idéologie princière dans le Moyen Age serbe 17. L’INSCRIPTION DU DESPOTE STEFAN Lazareviç SUR LA STELE DE KOSOVO 1403-1404 (Zapis na kosovskom stubu despota Stefana Lazareviça) .......................................................... 373 Vladarska ideologija u srpskom sredqem veku 8. Historiographie dynastique et idéologie politique en Serbie au Bas Moyen Age. Introduction à l’étude de l’idéologie de l’Etat médiéval serbe (Dinastiéka istoriografija i politiéka ideologija. Uvod u prouéavaqe ideologije srpske sredqovekovne Dràave) ................. 157 9. L’idéologie de l’Etat serbe du XIIIe au XVe siècle (Ideologija srpske Dràave XIII-XV veka) . ..................................... 191 18. Le « Dit d’amour » de despote Stefan Lazarevic (début du XVe siècle) — poésie spirituelle ou amour platonique ? (Slovo Xubve despota Stefana Lazareviça – duhovna poezija ili platonska xubav ?) ............................................................................................ 377 10 L’hagio-biographie dynastique et l’idéologie de l’Etat serbe au Moyen-Age (XIIIe-XVe siècles) (Dinastiéka hagiobiografija i dràavna ideologija srpske sredqovekovne Dràave – XIII-XV vek).. 217 11 Une monarchie hagiographique, la Serbie médiévale (XIIe-XVe siècles) (Hagiografska monarhija : sredqovekovna Srbija – XII-XV vek) ................................................................................................... 239 Hagiographie et littérature Hagiografija i kqi§evnost 12. Transmission du patrimoine byzantin et médiateurs d’identités autochtones (Recepcija vizantijske baètine i mediatori autohtonog identiteta) . ............................................. 255 13. La littérature autochtone des pays balkano-slaves au Moyen-Age. Transmission de la mémoire collective et formation de la pensée historique. L’histoire des textes et textes de l’histoire (Autohtona kqiàevnost balkanoslovenskih zemaxa u sredqem veku. Transmisija kolektivnog pamçeqa i nastajaqe istorijske svesti) .................... 267 14. La littérature autochtone (hagiographique et historiographique) en Bulgarie médiévale (Autohtona kqiàevnost – hagiografska i istoriografska – u sredqevekovnoj Bugarskoj) . ............................. 269 15. La littérature autochtone (hagiographique et historiographique) des pays yougoslaves au Moyen-Age (Autohtona kqiàevnost – hagiografska i istoriografska – na jugoslovenskom prostoru) .... 299 16. Eschatologie et histoire. Caractérologie de l’hagiographie sud-slave du Moyen-Age (IXe-XVIIe s.) (Eshatologija i istorija. Karakterologija sredqevekovne juànoslovenske hagiografije) .... 357 396 397 BOŠKO I. BOJOVIĆ L e « D it d ’ A mour » du prince et despote S tefan L azarević CIP 398 399