Taux d`actualisation et conservation de la

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Taux d`actualisation et conservation de la
Taux d’actualisation et conservation de la biodiversité
Harold Levrel et Anne Teyssèdre
(Pour élèves de 1e et Terminale S et ES)
« Le temps, c’est de l’argent », disent les hommes d’affaires. C’est sans doute comme cela
qu’il est le plus simple d’introduire la notion de taux d’actualisation. Celui-ci est le taux de
décompte annuel utilisé par les économistes et les entrepreneurs pour convertir des valeurs
futures en valeurs actuelles. On peut l’assimiler à un taux de préférence pour le présent, qui
peut avoir de lourdes conséquences sur l’environnement et les générations futures (Heal,
1998).
Pour dresser le bilan prévisionnel d’un projet étalé sur plusieurs années, un entrepreneur
doit additionner les dépenses et recettes actuelles et futures occasionnées par ce projet. Mais
la valeur monétaire des biens et salaires varie au fil du temps, notamment avec l’inflation.
Pour prendre en compte cette variation, les entrepreneurs convertissent les valeurs futures
en valeurs actuelles, selon un certain taux d’actualisation, et font leur bilan sur des valeurs
actualisées.
En termes mathématiques, la valeur actualisée (V0) d’un coût ou bénéfice occasionné dans
t années, de valeur Vt est, avec le taux d’actualisation r : V0 = Vt/(1+r)t . Par exemple, avec
un taux d’actualisation de 7%, une valeur V10=100 euros dans dix ans équivaut à la valeur
actuelle V0 = 100/(1,07)10 = 50,8 euros. On voit dans cette formule que la valeur actualisée
d’un coût, bénéfice ou ressource future diminue sensiblement avec le nombre d’années considérées.
Comment choisir le taux d’actualisation, pour établir un bilan prévisionnel, évaluer un projet
ou comparer plusieurs projets concurrents ? Traditionnellement, les entrepreneurs calquent
leur taux d’actualisation sur le taux d’intérêt de la Banque Centrale. Leur raisonnement est le
suivant : si l’on prête aujourd’hui une somme V0 à une banque, au taux d’intérêt annuel i, la
somme remboursée sera Vt =V0(1+i)t après t années. Par exemple, la somme V0=100 euros
placée aujourd’hui au taux d’intérêt 7% vaudra dans 10 ans V10= 100(1,07)10=196 euros. Si
l’on veut savoir quelle somme V0 placer aujourd’hui pour avoir V10= 100 euros dans 10 ans,
au taux d’intérêt de 7%, il faut faire le calcul inverse : V0=V10/(1+i)10=100/(1,07)10=50,8
euros. C‘est un calcul d’actualisation dans lequel le taux d’actualisation est égal au taux d’intérêt.
Si on dépasse ce formalisme mathématique, quels sont les fondements du taux d’actualisation ? Pourquoi les valeurs futures ont-elles habituellement, dans les calculs financiers,
moins d’importance que celles d’aujourd’hui ? Trois raisons sont avancées par les économistes : le taux d’inflation, l’aversion aux risques et la préférence pour le présent.
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Le taux d’inflation est bien connu. Les prix augmentent, c’est un fait. 10 EUR permettent
d’acheter un plus grand nombre de biens aujourd’hui que demain. L’aversion au risque est
justifiée par l’incertitude sur l’avenir. Ainsi, on sait ce que l’on peut acheter avec 100 EUR
aujourd’hui. Dans 10 ans, il y aura peut-être eu une politique de dépréciation de la monnaie
pour être plus compétitifs vis-à-vis du dollar ou tout autre événement qui aura rogné la valeur réelle des 100 EUR en question. Même si l’aversion au risque a fortement baissé du fait
d’un environnement institutionnel beaucoup plus stable que par le passé, ce phénomène doit
toujours être pris en compte. La préférence pour le présent, enfin, traduit une préférence «
naturelle » à avoir un bien aujourd’hui plutôt que demain.
Ainsi, le taux d’intérêt permettrait dans le premier cas de compenser les effets de l’inflation, dans le second de rémunérer une prise de risque, dans le troisième de payer un renoncement à la consommation, qui se traduisent à chaque fois par un taux d’actualisation donné.
Le taux d’actualisation permet de réaliser des arbitrages concernant des projets qui nécessitent de prendre en compte le facteur temps. Ainsi, les flux de coûts et de bénéfices dans
une entreprise interviennent à des moments différents – l’investissement d’aujourd’hui est
une source de profits pour demain. Il est donc nécessaire de pouvoir faire des calculs intertemporels pour évaluer les arbitrages qui maximisent les taux de profit. Mais cette préférence
pour le présent a des effets retors sur la conservation des ressources naturelles. Avec un taux
d’actualisation de 5% ou plus, la valeur actuelle des coûts et bénéfices qui apparaîtront après
vingt ans est très faible(1). Dans ces conditions, les entreprises sont peu incitées à prendre
en compte les coûts éventuels sur l’environnement qui auront lieu dans plus de vingt ans,
puisqu’ils ne représentent presque rien dans les bilans d’aujourd’hui. De la même manière,
elles ne sont pas incitées à investir dans des projets qui ne rapporteront des bénéfices que
dans vingt ans ou plus. Cela se traduit concrètement par le calcul des Valeurs Ajoutées Nettes
(VAN) des projets d’investissement, qui sont des fonctions décroissantes du temps où les flux
de revenus sont dépréciés à partir du taux d’actualisation. Dès lors, des projets à long terme
tendent vite vers un taux de rentabilité proche de 0. Ainsi, le taux d’actualisation utilisé pour
l’optimisation inter-temporelle des taux de profit implique une préférence pour le présent qui
va à l’encontre du principe même de la durabilité, fondé sur une préférence pour le futur.
Approvisionnement en nourriture et en eau potable, régulation du climat global, des crues
et des sécheresses locales, immersion dans un paysage splendide ou agréable… Depuis des
millénaires la nature fournit aux sociétés humaines d’innombrables ressources et « services »
renouvelables, qui menacent aujourd’hui de s’épuiser parce que leur valeur future n’est pas
prise en compte dans les bilans prévisionnels.
C’est en partant de ce constat que de nombreux économistes écologiques – issus notamment du courant de la bio-économique (Georgescu-Roegen, 1979) et de la décroissance
(Latouche, 2004) – en appellent à l’avènement de taux d’actualisation négatifs pour évaluer
les projets d’investissement et remettre au cœur de la logique économique la question de la
durabilité.
Même si cette suggestion est louable, il est cependant délicat de vouloir établir un taux
d’actualisation négatif. Ainsi, la préférence pour le présent existe et le taux d’actualisation poOn peut ajouter que ce calcul est d’autant plus en la défaveur de la biodiversité que la valeur de
cette dernière est associée pour une grande part à une valeur de non usage qui complique le calcul
des coûts.
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sitif à un sens relativement évident. En effet, même si on supprime l’inflation et l’incertitude,
un agent économique préfèrera toujours, toutes choses égales par ailleurs, voir un projet se
réaliser à court terme plutôt qu’à long terme. Dès lors, seules des mesures publiques peuvent
assumer le surcoût d’un taux d’actualisation négatif de manière directe (par l’investissement)
ou indirecte (par l’incitation).
Au-delà de la préférence pour le présent, il est possible de travailler sur l’inflation et l’incertitude. Pour mieux comprendre comment cela est possible, il est nécessaire de différencier
les situations qui existent dans les pays de l’OCDE et les Pays En Développement (PED).
Dans les pays de l’OCDE, l’inflation est bien maîtrisée. En revanche, il existe de fortes incertitudes liées à l’importance croissante des marchés financiers. Ces derniers représentent
un facteur prépondérant dans les taux d’actualisation. En effet, les entreprises cotées en
bourses doivent pouvoir produire des indicateurs de rentabilité à très court terme pour créer
de la confiance sur les marchés boursiers. Ainsi, ce sont les indicateurs boursiers qui orientent
le plus les préférences d’investissement et il s’agit là d’indicateurs de très court terme. Cette
tendance des marchés boursiers a des conséquences sur tous les autres marchés non financiers. Dès lors, la rentabilité des écosystèmes exploités est, elle aussi, évaluée à l’aune d’indicateurs de très court terme. On comprend donc pourquoi il est stratégiquement rationnel pour
un exploitant forestier de planter des pins sylvestres plutôt que des chênes. En effet, les premiers ont une croissance rapide, beaucoup plus adaptée aux rythmes de la vie économique,
même si les seconds peuvent avoir une plus grande valeur directe (bois de qualité) et indirecte (sources de nombreux services écosystémiques) à long terme. Les taux d’actualisation
utilisés ne laissent donc pas à la nature le temps de se renouveler et de se diversifier. Pire,
la biodiversité apparaît souvent comme une contrainte pour gérer un écosystème exploité.
Dès lors, la gestion des écosystèmes vise à produire un maximum de services d’approvisionnement sans prendre en compte les services de régulations et les services culturels (MEA,
2005). C’est pourquoi les « règles du marché » font qu’il est difficile d’adopter des stratégies
économiques de long terme. En effet, l’ampleur des coûts liés à l’érosion de la biodiversité et
à la disparition des services écosystémiques est « écrasée » par les taux d’actualisation.
Dans les PED, des situations de fortes inflations apparaissent de manière récurrente, ce qui
induit des taux d’actualisation élevés. Un autre problème propre au PED est l’incertitude sur
les droits de propriétés, individuels ou collectifs. En effet, il a été montré que la préférence
pour le présent était largement liée à l’incertitude sur les droits de propriétés (Hardin, 1968 ;
Ostrom, 1990). Si les droits sont sécurisés (grâce à un système législatif solide), le propriétaire d’une ressource sait qu’il récoltera tôt ou tard les fruits de son investissement. En revanche, s’ils ne le sont pas, le propriétaire peut craindre de voir les ressources sur lesquelles
il a consenti des investissements lui être spoliées. Ainsi, dans les PED, la création de parcs et
de réserves a souvent pour résultat de créer de l’incertitude sur les droits de propriété, individuels ou collectifs, et d’engendrer une forte préférence pour le présent dans les populations
riveraines. Dans ce contexte, les comportements opportunistes s’imposent rapidement et des
phénomènes de sur-exploitation apparaissent (Berkes et al., 2005).
Deux mesures peuvent sembler importantes pour que le taux d’actualisation ne soit pas
trop élevé et que les usages de la biodiversité ne soient pas trop orientés vers le court terme.
Tout d’abord, pour les pays de l’OCDE, favoriser l’émergence de fonds éthiques qui utilisent un
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ensemble d’indicateurs pour évaluer la qualité de certains placements boursiers et pourraient
prendre en compte la question des taux d’actualisation sur ces marchés. Ensuite, dans les
PED, sécuriser les accès aux ressources dans les zones rurales au bénéfice des populations
locales, pour permettre une meilleure gestion de la biodiversité. De manière plus générale,
selon l’économiste américain Geoffrey Heal (2001), il faut développer des institutions et des
procédures spécifiquement destinées à réduire la balance entre le court terme et le long
terme, qui représentent les intérêts des générations futures. Enfin, toujours selon Heal, il faut
reconsidérer les procédures selon lesquelles les gouvernements et collectivités prennent des
décisions impliquant des choix entre le présent et le futur. Les recherches dans ce domaine
n’en sont qu’à leurs débuts. Gardons à l’esprit qu’il s’agit là de questions complexes, en pleine
effervescence, et qui n’admettent pas de solutions toutes faites.
Bibliographie
Berkes, F., T. P. Hughes, R. S. Steneck, J. A. Wilson, D. R. Bellwood, B. Crona, C. Folke, L. H.
Gunderson, H. M. Leslie, J. Norberg, M. Nyström, P. Olsson, H. Österblom, M. Scheffer, and
B. Worm, 2005. “Globalization, Roving Bandits, and Marine Resources”, Science 311: 15571558
Georgescu-Roegen N., 1979. Demain la décroissance : entropie, écologie, économie, deuxième édition de 1995, Sang de la terre.
Hardin G., 1968. «The tragedy of the commons», Science, 162, pp.1243-1248.
Heal G., 1998. Valuing the future : Economic theory and sustainability. New York, Columbia
University Press.
Heal G., 2001. Nature and the Martketplace : Capturing the value of ecosystem services. New
York, Columbia University Press.
Latouche S., (2004), Survivre au développement : De la décolonisation de l’imaginaire économique à la construction d’une société alternative, Mille et Une Nuits.
Millenium Ecosystem Assessment, 2005. Ecosystem and Human Well-Being: synthesis, Island
Press, 137p.
Ostrom E., 1990. Governing the Commons, Cambridge, Cambridge University Press.
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