Les « chrétiens-bouddhistes - Institut d`Etudes Bouddhiques

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Les « chrétiens-bouddhistes - Institut d`Etudes Bouddhiques
Les « chrétiens-bouddhistes » :
une nouvelle problématique religieuse en Occident ?
Colloque « Mutations des religions et identités religieuses »
Louvain-la-Neuve, 5-7 octobre 2011
Eric Vinson
« La rencontre du bouddhisme et du christianisme est l’événement le plus significatif de notre
époque » a (semble-t-il)1 déclaré le grand historien des civilisations Arnold Toynbee (1889-1975).
Une rencontre qui prend le plus souvent la forme du dialogue interreligieux, à savoir d‟un échange
entre représentants de l‟une ou l‟autre tradition, chacun restant ancré « de son côté ». Mais une
rencontre qui se vit aussi à travers des personnes, de plus en plus nombreuses, se sentant d‟une
manière ou d‟une autre impliquées simultanément dans ces deux religions. Des exemples ? Le livre
Regards chrétiens sur le bouddhisme2 présente ainsi son auteur : « engagé dans le dialogue
interreligieux, Dominique Lormier pratique le zen soto dans un dojo et a pris refuge au sein du
bouddhisme tantrique tibétain (école Kagyupa), dont il suit l‟initiation. Resté fidèle à sa foi
chrétienne, il pratique l‟oraison du cœur apophatique dans la tradition de saint Jean de la Croix ».
Quant à l‟Allemand Willigis Jäger, beaucoup plus influent dans son pays, où il transmet son
expérience à travers de nombreux livres et sessions dans son « centre spirituel interconfessionnel »
d‟Holzkirchen, il est présenté tout simplement comme « moine bénédictin et maître zen » par son
premier ouvrage traduit en français3...
Comment décrire un tel phénomène, qualifiable – faute de mieux – de « double-appartenance » ?
Faut-il y voir un aspect de l‟occidentalisation du bouddhisme et, réciproquement, d‟une certaine
orientalisation du christianisme ? Doit-on parler ici d‟« acculturation », d‟« inculturation »4, de
« modernisation » ou d‟« altération » ? Ou encore de « relativisme », d‟« indifférentisme », de
« métissage », de « syncrétisme », de « bilinguisme » ? Et qu‟en tirer quant à la compréhension du
bouddhisme, du christianisme, du fait religieux et de leurs mutations respectives en post-modernité,
avec les implications épistémologiques afférentes ?
Faute de pouvoir répondre dans un cadre limité à ces interrogations théoriques massives,
certainement la part la plus intéressante du problème, il est d‟abord nécessaire d‟établir et décrire un
tant soit peu le phénomène, ce qui n‟est déjà pas une mince affaire. En effet, hormis quelques essais
de réflexion sur la relation christiano-bouddhique5 ou sur une expérience personnelle en rapport –
1. Dans l‟œuvre surabondante de l‟historien britannique, je n‟ai pas réussi à retrouver la source primaire de cette citation
si souvent reprise, sous des formes légèrement différentes. Mais de façon comparable au cas de la « prophétie » d‟André
Malraux concernant le caractère spirituel du XXI e siècle, Toynbee a fait plusieurs déclarations de même teneur : par
exemple « a thousand years hence historians will look back at the twentieth century and remember it not for the struggle
between liberalism and communism but for the momentous human discovery of the encounter between Christianity and
Buddhism », cité par Akizuki Ryōmin, “Christian-Buddhist Dialogue”, in Inter-Religio, no. 14, Automne 1988, p. 39. Ou
encore « Arnold Toynbee has described the encounter between Buddhism and Christianity as “one of the greatest
collisions of the 21st Century‟“», in Christianity among the religions of the world Oxford University Press, London, 1948,
p. 14.
2. Dominique Lormier, Regards chrétiens sur le bouddhisme : de la diabolisation aux convergences, Dervy, Paris, 2002.
3. Wiligis Jäger, La Voie retrouvée : redonner sens à la vie, Editions du Rocher, Monaco, 2005 pour la traduction
française.
4. Cf. Lionel Obadia « Le bouddhisme et la globalisation culturelle : modèles analytiques, controverses et enjeux
théoriques », p 71-97, in Jacques Scheuer et Paul Servais (eds), Passeurs de religions, entre Orient et Occident, Academia
Bruylant, Louvain-la-Neuve, 2004.
5. Quelques exemples : Enomiya Lassalle, Méditation zen et prière chrétienne, Cerf, 1973 ; parue en 1968, l’édition
originale en allemand portait le titre significatif : Zen-Meditation für Christen, soit littéralement « la méditation-zen pour
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comme ceux de Bernard Senécal6 ou de Claire Ly7 –, les sources et les documents consacrés aux
« chrétiens-bouddhistes » sont rares en langue française, si ce n‟est inexistants8. Peu de recherches en
sciences humaines ont en effet étudié en tant que telle cette interaction entre les deux grandes
religions universelles jusque là séparées, mais particulièrement comparables du fait de leurs valeurs,
de leur dimension missionnaire et de leur irréductibilité à un ordre socio-politique déterminé9. En
revanche, l‟existence de personnes concernées par la problématique christiano-bouddhique est mise
en évidence par pratiquement tous les travaux sociologiques publiés sur le bouddhisme en France ; et
si c‟est à la marge de leurs développements, ce n‟est pas sans fournir de précieux éléments
d‟information dans un domaine où elles manquent cruellement. Sur la base de ces études, on peut
donc établir l‟existence de cette double-appartenance et commencer à la caractériser un tant soit peu,
dans l‟attente de données empiriques plus systématiques. De quoi amorcer une exploration de ce sujet
complexe, en repérant un certain nombre d‟enjeux, de points d‟attention, de questions à creuser dans
le futur.
L’appartenance, une notion problématique
Evaluer quantitativement la double-appartenance chrétien-bouddhiste est la première difficulté,
surtout en France où il est interdit d‟établir des fichiers de données ethno-religieuses. Restent les
sondages et l‟auto-déclaration des acteurs, ce qui apparaîtra comme insatisfaisant à beaucoup... Mais
au-delà même de ce problème de comptage, évaluer la portée de cette double-appartenance interroge
surtout la définition de ce qu’est d’une part être bouddhiste, et de l’autre être chrétien, sachant qu’en
France, 43 % des jeunes « catholiques » interrogés en mars 1997 par un sondage CSA/La Vie disaient
« croire à la réincarnation »... Entre d’un côté l’auto-reconnaissance des acteurs comme « chrétien »
ou « bouddhiste », le sens le plus large, et de l’autre la définition par les institutions de l’une et l’autre
religion, le sens le plus précis, l’on imagine bien la variabilité des situations concrètes. Et l’on se
demande ce qu’entendent les répondants sous ces étiquettes si vagues, tout comme ce que mesurent
exactement les sondages.
Mais au-delà même des difficultés d’une définition puis d’une évaluation quantitative de telle ou
telle « appartenance religieuse », c’est au fond cette notion elle-même qui s’avère problématique ;
notre thème le montre assez lui-même. Pensée a priori comme exclusive, la notion d’appartenance
met en effet de la rupture, du discontinu, du définitif et de la limite dans ce qui est du continu, du
flou, de l’incertain, du temporaire et du flottant en ce temps de sécularisation, de pluralisation des
réalités croyantes et de dissémination des éléments du religieux. Tout comme celle d’« identité »,
cette notion demeure pourtant aujourd’hui le prisme obligé à travers lequel sont spontanément
envisagées ces réalités, en particulier par les médias et les pouvoirs publics. Mais est-ce là le tout,
voire le plus important du vécu religieux, de l’être au monde croyant ? Est-il une question d’être ou
les chrétiens ». Aloysius Pieris, "The Buddha and the Christ : Mediators of Liberation", in J. Hick et P.-F. Knitter (éds.),
The Myth of Christian Uniqueness : toward a pluralistic theology of religions, Maryknoll, New York, Orbis Books, 1987.
John B. Cobb, Bouddhisme-christianisme, au-delà du dialogue ?, Labor et Fides, Genève, 1988. Collectif, Convergence
du christianisme et du bouddhisme, Editions Prajna, Arvillard, 1993. François Chenique, Sagesse chrétienne & mystique
orientale, Dervy, Paris, 1996. Dennis Gira, Le Lotus ou la Croix, Bayard, Paris, 2003. Mayeul de Dreuille, Chemins de
Paix : pratiquer en chrétien la méditation bouddhique ?, Médiaspaul, Montréal, 2005. Scheuer, Jacques, Un chrétien dans
les pas du Bouddha, Lessius, Bruxelles, 2009. Pour une bibliographie sur les relations bouddhisme-christianisme, voir
aussi Magnin, Paul, Bouddhisme, unité et diversité, Cerf, 2003. Pour une synthèse sur le dialogue chrétien-bouddhiste :
Michael von Brück, Whalen Lai, Bouddhisme et Christianisme : histoire, confrontation, dialogue, Salvator, Paris, 2001 ;
édition originale en allemand, 1997.
6. Bernard Senécal, Jésus le Christ à la rencontre de Gautama le Bouddha, Cerf, Paris, 1998, en particulier p. 207-228.
7. Claire Ly, Revenue de l’enfer : Quatre ans dans les camps des Khmers rouges, l‟Atelier, Ivry sur Seine, 2002 et Retour
au Cambodge : le chemin de liberté d’une survivante des Khmers rouges, l‟Atelier, Ivry sur Seine, 2007.
8. à la notable exception de Dennis Gira et Jacques Scheuer (dir.), Vivre de plusieurs religions : promesse ou illusion ?,
Ed. de l‟Atelier, Paris, 2000, ouvrage consacré à la double ou (multi-) appartenance.
9. A la différence du judaïsme, de l‟islam, de l‟hindouisme.
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d’avoir ? Et même, si l’on accepte cette problématique de « l’appartenance », qui appartient à qui : la
religion au sujet ou le sujet à la religion ? La communauté, l’institution à lui, ou bien lui à elles ? Ou
encore à un vécu, un agir spécifique ? Ou encore à la « vérité », à « l’absolu », au fondateur de la
religion concernée ? De ce point de vue, chaque tradition se situera de manière plus ou moins
spécifique, d’où de possibles dissymétries : « j’appartiens au Christ » peut ainsi avoir un sens dans le
cadre monothéiste, marqué par l’exclusivisme et la mystique nuptiale ; « j’appartiens à l’Eglise »
aussi. Mais les bouddhistes ne diraient pas, je crois, « j’appartiens au Bouddha », mais plutôt au
« Sangha », ou à telle ou telle lignée... Enfin, à travers « l’appartenance », de quoi parle-t-on
vraiment ? De l’identité socio-culturelle héritée, des repères d’identification actuels, d’une vision du
monde ou d’un vécu éthico-spirituel personnel ? C’est là qu’il faut poser une distinction
fondamentale, hélas le plus souvent non perçue par les sondages : celle de l’articulation de la culture
et de la foi, de l’identité reçue, « objective », et de l’adhésion personnelle, « subjective », certes liées
mais distinctes10 ; la relation entre culture et spiritualité au sein du « religieux » étant certainement
l’une des choses les plus compliquées, mais hélas centrale dans notre sujet... Se dire « chrétien » ou
« bouddhiste » peut en effet renvoyer soit à la culture soit à la spiritualité, ou bien aux deux
simultanément. En disant que quelqu’un est bouddhiste, on peut ainsi vouloir dire qu’il est issu d’un
pays et/ou d’une famille de culture bouddhiste, sans rien savoir de son engagement personnel dans
cette tradition, et inversement11. C’est donc avec toutes ces précautions qu’il faut entendre le terme
« appartenance » dans l’expression « double-appartenance chrétien-bouddhiste ».
Attestations sociologiques du phénomène
Faute de données chiffrées sur la double-appartenance chrétien-bouddhiste, on peut essayer de
l’évaluer quantitativement en commençant par établir le nombre de bouddhistes en France ; question
elle-même épineuse… Négligeant les membres de la controversée Soka Gakaï 12 comme les personnes
d’origine asiatique, Frédéric Lenoir proposait, dans sa thèse fondatrice publiée en 1999 13, les ordres
de grandeur suivants selon trois degrés croissants d’implication des « Français de souche » dans le
bouddhisme : de 2 à 5 millions14 de « sympathisants », 100 à 150 000 « proches » et environ 12 000
« pratiquants ». De 199915 au milieu des années 2000, le nombre fréquemment évoqué était de 600
000 bouddhistes en France, sans distinguer les « bouddhistes d’origine » et les « convertis » ; sachant
que ces derniers étaient parfois évalués à 150 000 personnes, majoritairement proches des écoles
tibétaines et zen japonaises. Mais en 2006, le Rapport Machelon estimait le nombre des bouddhistes
en France « à 300 000, originaires pour l’essentiel d’Asie, auxquels il faut ajouter un groupe fluctuant
de pratiquants venus d’autres horizons, estimé à 100 000 membres, soit un total de 400 000
personnes »16. Dernièrement, l’Union Bouddhiste de France (UBF), fédération interlocutrice des
pouvoirs publics qui rassemble la plupart des associations bouddhiques du pays, annonçait enfin
fièrement « un million »17 de fidèles et le bouddhisme « quatrième religion de France », sans qu’on
10. Cf. Oliver Roy, La Sainte ignorance, le temps de la religion sans culture, Seuil, 2008, 276 p.
11. Cf. Dennis Gira, Le Lotus ou la Croix, op. cit., p. 29-30.
12. En 2005, Thierry Mathé les évaluait de 6 000 à 7 000 dans sa thèse Le Bouddhisme des Français, contribution à une
sociologie de la conversion, L‟Harmattan, mais en reprenant semble-t-il des chiffres de 1990. A en croire Wikipedia, en
2008, l‟Association Cultuelle Sōka du Bouddhisme de Nichiren (ACSBN) revendiquait quant à elle de 10 000 à 20 000
participants à ses réunions mensuelles. D‟après le porte-parole actuel du mouvement en France – contacté
personnellement –, le chiffre « officiel » est aujourd‟hui de 15 000. La très grande majorité d‟entre eux étant des
« Français de souche » convertis.
13. Frédéric Lenoir, Le bouddhisme en France, Fayard, Paris, 1999.
14. Environ 5 millions de « sympathisants » selon un sondage Psychologies-BVA de septembre 1999.
15. C‟est le chiffre évoqué par Lionel Obadia dans Bouddhisme et Occident, la diffusion du bouddhisme tibétain en
France, L‟Harmattan, 1999, p. 167.
16. Jean-Pierre Machelon, Les relations des cultes avec les pouvoirs publics, Ministère de l‟Intérieur et de
l‟Aménagement du territoire, La Documentation française (Collection des rapports officiels ), 2006. Paris.
17. Discours d‟Olivier Reigen Wang-Genh, président de l‟UBF, à l‟occasion de la soirée du Vesak à l‟Hôtel de Ville de
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sache sur quoi elle se basait exactement18. On le voit, ces différents chiffres ne sont pas congruents et
ne permettent guère d’aller bien loin.
Reste que parmi les Français de souche « sympathisants bouddhistes », « proches » de cette religion
ou « pratiquants » à l’instant distingués, il est probable que chacune de ces catégories conserve une
relation – variable en nature et intensité – avec le christianisme, religion dominante en France depuis
plus de quinze siècles. Surtout si les personnes devenues bouddhistes reconnaissent explicitement
« venir du christianisme (ou du judaïsme) », ce qui est le cas de 22% des adeptes interrogés par
l’anthropologue Lionel Obadia entre 1992 et 1995 19. Ce dernier remarque d’ailleurs à ce propos :
« L’attitude envers la religion antérieure n’est pas univoque chez les adeptes du bouddhisme tibétain :
selon la relation que l’acteur a entretenue avec elle avant sa conversion, cette attitude peut recouvrir
soit une réinterprétation de ses croyances et des pratiques religieuses, soit, à l’opposé, leur rejet. Un
laïc d’une cinquantaine d’années et qui a plus de huit ans de pratique, affirme à ce sujet : ‘‘Ma grandmère était catholique, elle allait à l’église, faire ses petits trucs, et moi, j’étais contre... j’étais athée
parce que j’ai eu de mauvaises expériences avec les curés quand j’étais jeune (...) j’étais resté athée
étant donné qu’on ne m’avait parlé de rien... ça reste surtout une mauvais compréhension que j’ai eue
de la chose.’’ » L. Obadia poursuit : « Ces propos d’une jeune femme, salariée en activité, lors de sa
toute première visite dans un centre tibétain, vont dans le même sens : ‘‘Je crois aussi au
christianisme, j’allais à la messe, mais je n’étais pas très motivée... c’est à cause du style
d’enseignement’’. Et une adepte, convertie depuis huit ans déclare même : ‘‘Moi, le Christ, je ne l’ai
jamais quitté : j’aime lire les évangiles... (le Christ), c’est un peu mon Yidam (divinité tutélaire)
préféré... je participe encore à des réunions avec un prêtre où l’on parle de l’Evangile, comment on le
vit au quotidien (...) j’ai même découvert que les orthodoxes avaient un mantra : ‘Seigneur JésusChrist, fils de Dieu vivant, aie pitié de nous’, qu’ils répètent sans arrêt. ’’ Il existe ainsi une frange des
adeptes du bouddhisme tibétain, pour laquelle la conversion au bouddhisme résulte plus d’un
‘‘glissement’’ que d’une ‘‘rupture’’ », conclut L. Obadia.
Dans son travail plus récent, le sociologue Thierry Mathé affirme de même : « L’idée de conversion
implique que l’on rejette une chose pour en embrasser une autre. Or le bouddhisme pose un problème
épistémologique, dans la mesure où il entend rompre avec la logique de la rupture. Il ne se pose pas
en termes d’abandon, mais revendique au contraire sa compatibilité et sa continuité par rapport à ce
qui a précédé. Il nous semble que la conversion bouddhiste consiste bien en une rupture sur le plan
formel, mais non sur le plan du sens (...). Aux yeux du bouddhisme, comme dans le rapport à la vérité
chez les Grecs, ‘‘la contradiction apparente n‟est que dans la lettre des vérités correspondantes’’ (Paul
Veyne), qui veut que l‟on revête telle identité ou telle autre exclusivement »20.
Paris en mai 2009 : « Le bouddhisme en France compte aujourd‟hui près d‟un million de pratiquants et plus de cinq
millions de sympathisants, ce qui en fait la quatrième religion en France. En effet depuis le milieu du XXe la France s‟est
ouverte à l‟immigration de très importantes communautés venues surtout du Sud Est asiatique, pays avec lesquels la
France a des relations fortes depuis plusieurs siècles. »
18. D‟hypothétiques données du Bureau Central des Cultes voire des Renseignements Généraux – deux services du
Ministère de l‟Intérieur français – sont parfois évoquées comme sources pour ce chiffre.
19. Lionel Obadia, op. cit., p. 195-196.
20. Thierry Mathé, op. cit., p. 16 ; il poursuit : « Comme l‟avait noté E. Renan (« travaux sur le bouddhisme » (I), in
Etudes d’histoire religieuse, 1857, Gallimard, coll. Tel, 1992, p. 365), « le bouddhisme se plaît au jeu des contradictions
(...). A toute question, le sage répond ainsi par l‟affirmation et la négation ». » Il ajoute, p. 25 : « L‟idée de conversion
tend à être rejetée parce qu‟elle est comprise comme identité religieuse. Au contraire, l‟idée d‟expérimentation et d‟autoperfectionnement traduit un processus en cours. Il ne s‟agit pas de croire en une vérité mais de suivre une méthode. Ce
n‟est pas une rupture, mais la poursuite d‟une même quête par d‟autres moyens ». L‟adhésion exclusive n‟étant pas au
programme, ou alors dans un horizon indéterminé, le bouddhisme ne refuse aucune candidature ; ce que résume le maître
tibétain Dzongsar Jamyang Khyentse Rinpoche en affirmant « l‟enseignement du Bouddha est compatible avec tout » (Le
Figaro, 18 mai 1999). Un caractère « attrape-tout » certainement vérifié dans les premiers temps d‟un cheminement
bouddhiste, mais qu‟il faudrait grandement relativiser quand ce dernier s‟approfondit. Cette « omni-compatibilité »
revendiquée pouvant être analysée, d‟ailleurs, comme une disposition prosélyte en quelque sorte passive, mais des plus
efficaces. Ainsi présentée, cette tradition est en effet susceptible d‟« accrocher » n‟importe qui, ouvrant ainsi un
cheminement et un avenir... où l‟exclusivité peut redevenir un jour d‟actualité.
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Tout comme L. Obadia, T. Mathé remarque en outre que « parmi les pratiquants français du
bouddhisme tibétain, on trouve de nombreux chrétiens qui, soit se détachent définitivement de la
religion au sein de laquelle ils ont été élevés, soit cherchent une régénération de leur foi chrétienne en
puisant dans une autre tradition, »21. 68 % des pratiquants sondés par Frédéric Lenoir éduqués dans
une religion n‟affirment-ils pas se sentir encore « proches » de celle-ci ? « Très élevé, poursuit-ce
dernier, ce taux montre que – loin de constituer une rupture brutale et définitive – l‟engagement dans
le bouddhisme laisse souvent place à toutes sortes de liens culturels, affectifs, spirituels et même
explicitement religieux (…) avec la religion d‟origine. » Il rejoint sur ce thème L. Obadia et T. Mathé,
cette continuité entre ce qui précède et ce qui suit l‟entrée dans le bouddhisme se traduisant par une
étonnante variété des situations sur le terrain. Cette variété renvoie en fait à celle des conceptions et
des attitudes occidentales envers le bouddhisme bien sûr, mais aussi le christianisme. Ces attitudes
sont le fait, écrit Frédéric Lenoir, « d‟individus engagés dans une quête de sens – selon les cas
philosophique ou spirituelle –, mais aux identités religieuses extrêmement diverses. Les cas de figure
rencontrés sont multiples et combinables à l‟infini : pratiquants réguliers récusant l‟étiquette
„„bouddhistes‟‟, pratiquants occasionnels se définissant comme bouddhistes, non pratiquants se
sentant en affinités avec le bouddhisme, non pratiquants se sentant totalement bouddhistes, chrétiens
ou juifs utilisant des techniques du bouddhisme sans se considérer comme bouddhistes 22, chrétiens ou
juifs pratiquant la méditation bouddhiste et se considérant adeptes des deux traditions 23, athées se
sentant en affinités avec la philosophie bouddhiste, athées se considérant comme bouddhistes et
pratiquant la méditation, etc. Cette extrême diversité des identités, conclut F. Lenoir, tient non
seulement au phénomène général de dissolution des identités religieuses (…) mais aussi à la nature
même du bouddhisme, (…) „„voie spirituelle‟‟ extrêmement souple qui se prête facilement à toutes
sortes de ré-interprétations, d‟arrangements, de combinaisons. »24 Par ailleurs, au sujet du petit noyau
des pratiquants du bouddhisme en France, le sociologue déclare : « On y trouve des cas de figure
extrêmement variés, depuis ceux qui sont intégralement bouddhistes, comme Matthieu Ricard25,
jusqu‟à ceux qui sont rattrapés par la culture moderne de l‟individu, et réinterprètent le bouddhisme à
leur manière. Tout cela donne un certain nombre de métissages entre christianisme et bouddhisme26,
vie moderne et bouddhisme, etc. Cette catégorie des pratiquants est un vaste chantier qui annonce
l‟émergence d‟un bouddhisme occidental, en train de naître de manière très complexe. On y retrouve
le rêve du Tibet, mélangé d‟une dose de rationalisme, de christianisme, le tout encore très
incertain »27.
Attestant la difficulté – caractéristique de la modernité – d’envisager ces attitudes spirituelles et
religieuses en terme d’« identité » ou d’« appartenance » stable référée à des marqueurs univoques
(pratiques, croyances, etc.), ces trois études sociologiques soulignent donc l’existence de bouddhistes
français se sentant proches du christianisme, de chrétiens français utilisant « des techniques du
bouddhisme » mais surtout d’adeptes simultanés d’un christianisme d’origine et d’un bouddhisme
d’adoption (l’inverse étant également envisageable).
Au delà de cette « proximité » entre bouddhistes et chrétiens, et de ses multiples configurations qui
restent à étalonner, c‟est la minorité de ces pratiquants « se considérant adeptes des deux traditions »
qui nous intéresse d‟abord ici. Car elle seule relève de la « double-appartenance » au sens strict,
21. Ibid., p. 19.
22. Pour des compléments, cf. Frédéric Lenoir, La Rencontre du bouddhisme et de l’Occident, p. 350-353 de l‟édition
poche, Albin Michel, Paris, 2001 (première édition : Fayard, 1999).
23. C‟est moi qui souligne.
24. Frédéric Lenoir, Le bouddhisme en France, op. cit., p. 30-31.
25. Moine Vajrayâna, fils du philosophe Jean-François Revel, traducteur du Dalaï Lama et figure médiatique du
bouddhisme en France.
26. C‟est moi qui souligne.
27. In « Heureux comme Bouddha en France », Guy Gauthier (dir.), Panoramiques, 1er trimestre 2001, n° 51, Condé-surNoireau, France, p. 24.
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quand le centre de gravité de l‟identité des autres répondants pèse soit du côté bouddhiste, soit du
côté chrétien. Privilégiant l‟une des deux confessions sans rejeter l‟autre, cette dernière position
s‟avère bien sûr fort difficile à caractériser en terme d‟« appartenance », vu la variété de ses emprunts
et adaptations – plus ou moins conscients et assumés – d‟éléments issus des deux religions… Que
dire par exemple des 35% de pratiquants réguliers du bouddhisme – dont une part de chrétiens
revendiqués – qui, selon F. Lenoir, ne se considèrent pas comme « bouddhistes » ? Face à de tels
« bricolages », à de telles désarticulations des critères objectifs et subjectifs de l‟appartenance
religieuse, faut-il parler de « double-appartenance relative » pour désigner un continuum identitaire
et/ou spirituel indéfiniment nuancé ? Faut-il parler de degrés, de paliers, de « seuils » de la doubleappartenance chrétien-bouddhiste ? Dans l‟attente de recherches plus poussées, une telle notion
s‟avère en tout cas problématique, de multiples interprétations en étant envisageables selon les
critères retenus par l‟analyste. Ainsi, Thierry Mathé va jusqu‟à interroger l‟éventualité d‟un
« bouddhisme crypto-catholique » dans la section entière de son ouvrage 28 qu‟il consacre aux
« affinités entre la culture catholique et le bouddhisme ésotérique », autrement dit tibétain. « Au rejet
du catholicisme – explique-t-il – se substitue, dans la bouche de certains pratiquants, un bouddhisme
qui semble relativement imprégné de conceptions catholiques. (...) Ce n‟est point par hasard que
Matthieu Ricard cite Saint François d‟Asssise parmi ses maîtres spirituels, ou que Christine29 dit (...) :
« si tu réfléchis, Jésus-Christ, la résurrection, tout ça, c‟est très bouddhiste (...) Il est devenu un
Bouddha en fait »30.
Une idée qui vient de loin, diversement accueillie par les institutions religieuses
La récurrence de ce type de propos est d‟autant plus frappante qu‟elle est ancienne. L‟idée d‟un
« néo-bouddhisme, le bouddhisme chrétien (...) voie de la Connaissance acquise par l‟amour des
créatures et par le travail incessant de rectification intime » était ainsi évoquée, dès 1894, par
l‟orientaliste français Léon de Rosny (1837-1914), comme le rapporte Roger Pol-Droit31. Sachant
qu‟en 1905, Elysée Reclus soulignait déjà « l‟analogie surprenante de coutumes et de rites que l‟on
constate entre le culte catholique romain et celui des bouddhistes du Tibet »32. Dans leur ouvrage Etre
bouddhiste en France aujourd’hui33, Bruno Etienne et Raphaël Liogier concluent : « Cette rencontre
actuelle entre bouddhisme et christianisme va, dans certains cas, jusqu‟au syncrétisme. On peut
assister aujourd‟hui en France à des messes zen, aussi choquant que cela puisse paraître pour certains
chrétiens ou pour la plupart des spécialistes du bouddhisme (...) ». « Un cas extrême » aux yeux de
ces chercheurs, « les prêtres et moines chrétiens qui s‟intéressent le plus sérieusement au
bouddhisme, spécialement zen, envisageant plutôt une sorte de complémentarité séparée (...). »
Concernant cette fois l‟attitude en la matière des clercs bouddhistes, T. Mathé remarque enfin
significativement : « la conjonction que nous avons relevée entre catholicisme et bouddhisme est
appuyée par les responsables tibétains eux-mêmes »34, ce qui semble avéré, au moins dans une
certaine mesure35. Voix du bouddhisme aux yeux des médias et du grand public, le Dalaï-Lama incite
28. Thierry Mathé, op. cit., p. 235-248.
29. Dans un entretien cité par Odon Vallet, p. 89, in Jésus et Bouddha, Paris, Albin Michel, 1996.
30. Thierry Mathé, op. cit., p. 245.
31. In Le Culte du Néant, Seuil, 1997, p. 224.
32. in L’Homme et la Terre, t. III, Librairie Universelle, 1905, p. 209.
33. Etre bouddhiste en France aujourd’hui, Hachette, Paris, 1997, p. 243. Les auteurs expliquent : « Les fidèles reçoivent
l‟eucharistie en position zazen, et la méditation fait partie intégrante de la cérémonie ».
34. T. Mathé, op. cit., p. 248.
35. A la question de savoir « si l‟adhésion au bouddhisme implique le rejet du christianisme », le grand maître tibétain
Kalou Rinpoché (1905-1989) déclarait ainsi : « Il s‟agit de ne pas rejeter, abandonner, la confiance que l‟on avait dans une
autre tradition religieuse. Il est possible de pratiquer certaines formes dans une tradition et dans l‟autre, si l‟on ne les
mélange pas. Puis, progressivement, il est vraisemblable que l‟on optera pour une forme plutôt que pour une autre et, à un
moment donnée, on laissera l‟autre, mais sans la rejeter, tout en continuant à être conscient de sa valeur ». in Les Cahiers
du bouddhisme, n°6, novembre 1980. Cité par François Chenique, op. cit., p. 110. Figure du mouvement Rimé –
littéralement « non sectaire », sorte d‟œcuménisme intra-bouddhique né au Tibet au XIXe siècle pour mettre fin aux
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depuis toujours les Occidentaux à éviter le syncrétisme – « le yack doit rester yack et le mouton doit
garder sa tête de mouton »36 aime-t-il à dire – et à garder leur religion d‟origine ; mais il affirme
aussi : « Il y a deux phénomènes. Certaines personnes gardent leur foi dans leur religion d‟origine et
adoptent certaines techniques, certaines pratiques d‟une autre religion. Je crois que cela est très
positif. Mais d‟autres personnes désirent changer de religion. C‟est ce phénomène qui est plus
dangereux. Il faut que ces personnes réfléchissent beaucoup et longtemps. Car ce n‟est pas naturel de
se couper de ses racines »37. Comme si le Dalaï-Lama préférait des chrétiens adoptant des pratiques
bouddhistes à des convertis bouddhistes « pur et dur »... En outre, la plupart de ceux qui tiennent
compte de sa parole le font justement parce qu‟ils sont (ou se croient...) bouddhistes, ou sont attirés
par cette tradition ; sans préjuger de l‟avis du leader tibétain sur la question précise de la doubleappartenance, cette injonction peut donc – paradoxalement et indirectement – les pousser garder (ou à
rétablir) des liens avec le judaïsme ou le christianisme. Autre paradoxe : alors que la position du
Magistère catholique et des différentes autorités compétentes chrétiennes sur le « syncrétisme », le
« relativisme », « l‟indifférentisme », la pratique de « techniques orientales par des chrétiens » et la
« multi-appartenance » est aussi claire que négative 38, il existe une foule de livres – et a fortiori
d‟expériences – témoignant de l‟intérêt de nombreux chrétiens (dont beaucoup de religieux39) pour
ces méthodes, pour ces emprunts, et plus si affinités... Mais rien de tel du côté des religieux
bouddhistes, en particulier d‟origine orientale, qui accueillent tout le monde – chrétiens et
« chrétiens-bouddhistes » – à bras ouverts, mais n‟encouragent guère le mouvement inverse (le
passage de « bouddhistes de souche » au christianisme ou l‟emprunt et l‟adaptation de réalités
chrétiennes au bouddhisme40).
Essai d’estimation de l’ampleur du phénomène
Mais, au-delà de ces multiples étapes intermédiaires où se recoupent – dans des proportions si
diverses – les deux religions, comment évaluer le nombre des « chrétiens-bouddhistes » au sens
propre ? Hélas, le seul élément chiffré disponible, ce sont bien les 111 pratiquants du bouddhisme –
sur 903, soit environ 12% – interrogés par F. Lenoir qui affirment clairement une double identité
religieuse. Extrapolée aux 12 000 pratiquants « Français de souche » qu‟il évoque, cette proportion
permet d‟évaluer à environ 1 500 le nombre de personnes impliquées par le phénomène au sens strict
en 1999. Et si l‟on applique ce pourcentage, avec circonspection, aux 100 à 150 000 « proches du
bouddhisme »41 repérés par F. Lenoir, on arrive alors à 12 à 18 000 personnes supplémentaires. Soit
conflits entre écoles –, Kalou Rinpoché élargissait cette attitude d‟accueil et de reconnaissance aux grandes religions du
monde, tout comme le Dalaï Lama. A condition d‟éviter les mélanges des pratiques, il semblait en outre accepter une
double appartenance temporaire, le temps qu‟un choix s‟opère pour le fidèle entre les deux religions.
36. In Le Dalaï-Lama parle de Jésus : une perspective bouddhiste sur les enseignements de Jésus, Brépols, Paris 1996.
37. Propos recueillis par Estelle Saint-Martin, « Clés pour comprendre le bouddhisme », Actualité Religieuse dans le
Monde (ARM), octobre 1993.
38. Cf. en particulier la Lettre aux évêques de l’Eglise Catholique sur quelques aspects de la méditation chrétienne,
Congrégation pour la Doctrine de la foi, signée par le Cardinal Joseph Ratzinger et approuvée par le pape Jean-Paul II, 15
octobre 1989. DC 1997, 1990 ; cf. aussi Déclaration Dominus Iesus sur l’unité et l’universalité salvifique de Jésus-Christ
et de l’Eglise, Congrégation pour la Doctrine de la foi, signée par le Cardinal Joseph Ratzinger et approuvée par le pape
Jean-Paul II, 6 août 2000.
39. Dans Itinéraire d’un bouddhiste occidental (Jean-Pierre Schnetzler, Desclée de Brouwer, Paris, 2001), Dominique
Lormier (cf. supra) interviewe l‟auteur et remarque p. 59 : « Des religieux catholiques (...) pratiquent la méditation
orientale, comme le Zen, ou ont séjourné quelques temps auprès de maîtres bouddhistes (...) : Thomas Merton, Maurice
Cocagnac, A.-M. Besnard, Bernard Durel, Pierre-François de Béthune, Laurence Freeman, Marie Pinlou, J.-K. Kadowaki,
Enomiya Lassalle, Otto Steiner, Bernard Rérolle, Benoît Billot, Jacques Breton, Henri Augustin, Bernard Senécal et bien
d‟autres... ».
40. Encore qu‟un certain nombre de bouddhistes (souvent dits « bouddhistes engagés ») ne cachent pas leur admiration
pour l‟engagement social et humanitaire séculaire des chrétiens, et veulent se mettre en quelque sorte à leur école dans ce
domaine précis.
41. Dans la revue Panoramiques, numéro déjà cité, p. 24, parmi ces « proches du bouddhisme », F. Lenoir repère deux
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en tout 13 000 à 20 000 « chrétiens bouddhistes » environ en France. Très fragile, cette fourchette
commence en outre à dater, mais elle a le mérite de fournir un ordre de grandeur… Tout en laissant
ouverte la question de l‟impact relatif de cette configuration « chrétienne-bouddhiste » sur les
centaines de milliers de bouddhistes d‟origine asiatique42 (certains ayant pu avoir des liens avec le
christianisme dans leurs pays d‟origine43 ou d‟accueil), mais aussi de Français de souche
« sympathisants »44 du bouddhisme. Envisagée ainsi dans sa plus large extension, la doubleappartenance chrétien-bouddhiste pourrait – à des degrés divers – concerner beaucoup plus de gens...
Ce qui pose justement la question de ses différentes formes, et des paramètres à partir desquels on
peut envisager ces dernières : traditions précisément mises en présence, moment et circonstance de la
vie par laquelle la double-appartenance a été acquise, positionnement du sujet concerné à l‟égard de
la double-appartenance, types de rationalisations de cette position, degré de formation et
d‟implication du sujet dans ces traditions, rapport aux institutions correspondantes et éventuelle
institutionnalisation propre des « chrétiens-bouddhistes », etc.
A l’issue de ce parcours, on doit retenir que la double-appartenance chrétien-bouddhiste est un
phénomène incontestable, établi par la plupart des travaux sociologiques récents portant sur le
bouddhisme en France. Sans ne rien dire d’Internet, qui fourmille de sites45 se référant simultanément
au bouddhisme et au christianisme, elle est également attestée en ce qui concerne d’autres espaces
culturels, en particulier dans le monde anglo-saxon ; en témoignent notamment le livre au titre
explicite de Paul Knitter, Without Buddha I Could Not Be a Christian (Oxford, Onewolrd, 2009) et
l’enquête de Rose Drew Buddhist and Christian ? An exploration of dual belonging46, qui propose
une étude qualitative approfondie de six « bouddhistes-chrétiens » typiques. De même, la synthèse de
Molly Chatalic sur Le Bouddhisme américain consacre trois pages47 à cette double-appartenance,
dans un chapitre significativement intitulé « Passerelles et minorités : les bouddhistes ‘‘à trait
d’union’’ » ; l’auteur y évoque d’ailleurs l’existence d’une Unitarian Universalist Buddhist
Fellowship aux Etats-Unis (141 centres dans 38 Etats en octobre 2008)..
Configuration complexe, très diversifiée, la double-appartenance chrétien-bouddhiste a donc un
impact certain, même s’il est difficile à évaluer. On doit en tout cas la prendre en compte dans l’étude
des formes prises par l’interaction entre bouddhisme et christianisme, comme dans celle des
recompositions du croire en situation d’ultra-modernité. De ce point de vue, il serait intéressant de la
sous-groupes (sur trois) potentiellement concernés par la double appartenance : « … des « bricoleurs », des gens qui, sans
être attachés à une religion particulière, prennent un peu à droite et à gauche, et utilisent le bouddhisme dans une sorte de
syncrétisme personnel » ; et surtout « des chrétiens, de plus en plus nombreux, qui se disent explicitement chrétiens tout
en pratiquant une technique de méditation bouddhiste, qui permet d‟ancrer la vie spirituelle dans le corps ».
42. Bruno Etienne et Raphaël Liogier affirment ainsi : « Bien sûr les Vietnamiens n‟ont aucune tendance religieuse
exclusiviste. A force d‟intégrer les courants du confucianisme, du taoïsme, du bouddhisme chinois et indien, et enfin du
christianisme, particulièrement catholique, ils ont fini (...) par faire de l‟ouverture religieuse le véritable fondement de leur
spiritualité. Dans l‟esprit vietnamien, l‟intolérance religieuse est tout simplement incompréhensible, le contact avec
d‟autres traditions ne pouvant qu‟être source d‟enrichissement. D’ailleurs, la plupart des Vietnamiens sont catholiques, ce
qui ne les empêche pas de fréquenter régulièrement une pagode bouddhiste et de rencontrer régulièrement le bonze. », op.
cit., p. 242. C‟est moi qui souligne.
43. Cf. par exemple « Etre catholique en Corée du Sud. Multiple-appartenance : contexte extrême-oriental », p. 119-138,
in Bernard Senécal, op. cit. Ce dernier affirme, p. 120-121, « Le phénomène de multiple-appartenance religieuse soustend toute l‟existence des Coréens », dont « un quart environ déclare désormais appartenir à une confession chrétienne. »
44. F. Lenoir remarque ainsi que ces « sympathisants » « se disent dans les sondages proches du bouddhisme, mais le
connaissent peu, essentiellement par ses valeurs. Pour eux, c‟est l‟aspect éthique qui compte, qu‟on soit athée, agnostique,
catholique : il n‟y a plus d‟aspect religieux. Ce sont les gens qui lisent les livres du Dalaï-Lama, essentiellement », in
revue Panoramiques, numéro déjà cité, p. 24.
45. Quelques exemples, relevés le 12 ocotobre 2011 : Buddhist Christian Vedanta Network (http://buddhist-christian.org/);
The Society for Buddhist-Christian Studies (http://www.society-buddhist-christian-studies.org/) ; European Network of
Buddhist Christian Studies (http://www.buddhist-christian-studies.net/?page_id=2)
46. Coll. Routledge critical studies in Buddhism, London/New York, Routledge, 2011. Merci à Jacques Scheuer pour cette
référence.
47. Presses Universitaires de Bordeaux, 2011, p. 93-96.
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comparer avec d’autres types de double-appartenance, à commencer par celle des « islamobouddhistes » ou des « juifs-bouddhistes »48 (les fameux buju souvent évoqués aux Etats-Unis).
Au delà de ce travail purement descriptif, il faudrait bien sûr se lancer dans un travail plus
interprétatif, en étudiant en détails les causes et les conséquences de ce phénomène, ainsi que ses
différentes rationalisations et les questions qu’elles posent tant aux sciences humaines du religieux
qu’à la théologie chrétienne et à la doctrine bouddhiste. En mettant à profit les travaux réalisés dans
d’autres langues, c’est à ce niveau que doivent être interrogées les différentes notions évoquées pour
qualifier ce phénomène : « acculturation », « inculturation », « relativisme », « hybridité »,
« syncrétisme », etc. Mais aussi d‟autres notions sous-jacentes, déterminantes en termes
d‟épistémologie du fait religieux, comme celles de « culture », de « spiritualité » ou de « tradition ».
48. Cf. Rodger Kamenetz, Le juif dans le lotus : des rabbins chez les lamas, Paris, Calmann-Lévy, 1997 ; « Etre juif et
bouddhiste », Lionel Obadia, in Des cultures et des dieux, J.-C. Attias et E. Benbassa dir., Fayard, Paris, 2007, p. 412-413.
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