Élever seul son enfant

Transcription

Élever seul son enfant
SM176_MNH_SM176_P010-011_INT 16/03/13 20:28 Page10
La MNH prend soin de vous
© Fotolia – Papinou.
Élever seul son enfant
Les aspects sociaux
et psychiques de
la monoparentalité
résonnent avec
le développement
de l’enfant.
Pour se construire, il
a besoin de s’appuyer sur
des identifications à ses deux
parents, qu’ils soient présents
ou non dans son quotidien.
Par Alain Braconnier,
psychiatre, psychanalyste.
10
SANTÉ MENTALE
| 176 |
MARS 2013
D’après l’Insee, la monoparentalité caractérise
« un parent isolé qui assume seul l’éducation
d’un ou plusieurs enfants » (1). Elle peut être
choisie ou subie (divorce, séparation, décès
d’un des conjoints). Mais comment est
vécue cette absence de l’autre parent et
quel impact a-t-elle sur l’enfant ?
En 2005, 1,76 million de familles sont constituées d’un seul adulte qui vit sans conjoint
(1). Dans 85 % des cas, il s’agit de la mère.
Le nombre de ces familles ne cesse de croître
depuis une quarantaine d’années. En 2009,
19,9 % des enfants de moins de 25 ans
(11,8 % de moins de 3 ans) vivent dans une
famille monoparentale contre 7,7 % en
1968. La croissance des familles monoparentales constitue donc un fait de société.
Par ailleurs, cette monoparentalité est de plus
en plus souvent associée à une réalité de difficultés matérielles (chômage, travail précaire,
logement…) si ce n’est de pauvreté. Ces
chiffres recouvrent différentes réalités.
Élever seul un enfant est difficile, surtout entre
les 18 mois et 3 ans de l’enfant, au moment
de la première phase d’individuation et de
séparation (acquisition de la marche seul puis
du langage, en particulier le « non »), puis à
l’adolescence, mais aussi à des moments de
décision importante dans l’existence de chacun. Dans toutes ces situations, le parent seul
risque une trop grande proximité avec son
enfant, allant parfois même, à son insu, jusqu’à le séduire par culpabilité ou par manque
d’affection. Il peut aussi se sentir débordé,
contraint de jouer tous les rôles et, souvent,
les affrontements, sans tiers, se durcissent.
Par ailleurs, même si monoparentalité et isolement ne sont pas nécessairement liés, on
rencontre de plus en plus souvent de mères
qui élèvent totalement seules leurs enfants.
Elles sont souvent dans des situations non seulement socialement inconfortables, mais tout
simplement douloureuses. Il s’agit de femmes
n’ayant pas la possibilité d’en appeler au père,
SM176_MNH_SM176_P010-011_INT 16/03/13 20:28 Page11
Fiche réalisée en partenariat avec la
à un substitut paternel ou aux grands-parents,
pour mettre de la distance dans un tête-à-tête
parfois difficile entre elle et leur enfant ou leur
adolescent. Leur temps est également compté
“
attribuée à la période œdipienne, la question du tiers est apparue de plus en plus lors
des différentes étapes du développement
de l’enfant et on pourrait dire depuis sa
– Les mères célibataires ou adolescentes. Dans ces
deux cas, le risque le plus fréquent est celui
d’un amour étouffant pour l’enfant. Ces mères
trop « câlines » sont incapables de lui mettre
L’enfant ne peut pas être le complice ou le compagnon d’un parent seul, sans en subir
des dommages, et, à mesure qu’il grandit, la problématique est de plus en plus complexe. »
entre leur rôle de mère et leur vie professionnelle qu’elles ne peuvent matériellement
négliger.
Monoparentalité psychique
et situation sociale
Depuis déjà une vingtaine d’années, de nombreuses études s’intéressent aux liens entre
monoparentalité et santé des enfants, en
particulier en matière de bien-être émotionnel (2), sans toutefois pouvoir en tirer
des conclusions franches. Pour penser ces situations, il faut donc différencier situation sociale
et monoparentalité psychique.
Du côté du parent, la diversité des modes d’entrée dans la monoparentalité se traduit par
autant de réalités psychiques. Il faut par
exemple distinguer une monoparentalité
involontaire ou fortement contrainte, issue
d’une séparation non choisie, d’une monoparentalité voulue.
Il paraît donc important de ne pas faire d’emblée de la situation sociale monoparentale une
catégorie psychopathologique et de bien
distinguer cette situation de la réalité psychique
à la fois pour l’enfant et le parent (3). Ainsi,
selon D. Marcelli, « il est difficile et factice d’établir une typologie de l’enfant “privé d’un de ses
parents”, terme qui du côté de l’enfant nous
paraît préférable à celui de famille monoparentale, plus orienté sur le statut juridique et
socio-économique » (4). Encore aujourd’hui,
l’amalgame de ces deux dimensions reste à
l’origine de préjugés selon lesquels ces enfants
sont considérés comme à risque de difficultés psychologiques, comportementales, scolaires. À l’inverse, il faut éviter de banaliser la
monoparentalité et veiller à la présence de
tiers dans la relation parent seul-enfant.
Néanmoins, sans faire de généralités, il apparaît que nombreux sont les enfants, élevés
par un seul parent et privés de l’autre, qui
« semblent avoir des difficultés à établir une
vie relationnelle et affective stable et reproduisent,
malgré leur désir conscient, la situation de
monoparentalité dans leur vie d’adulte (4). »
La notion d’espace tiers
Cette question du tiers est un concept central dans la construction de la parentalité
psychique, comme le suggère Maurice
Godelier (5) : « Un homme et une femme ne
suffisent pas à faire un enfant. » Initialement
naissance. La place du tiers, que chaque
parent installe dans la relation à son enfant,
prend ses racines dans l’intrapsychique du
sujet et se module tout au long du développement de l’enfant. Dans certaines
familles triangulaires, on constate un jeu
de collusions inconscientes sous-tendant
un système père-mère-enfant où le tiers
est systématiquement évacué. Ce risque
est bien sûr plus important dans une situation de monoparentalité. Ce qui est vrai au
sein des familles peut apparaître également au sein des institutions qui s’occupent d’enfants en difficulté.
La place du parent absent
Dans la mesure où la monoparentalité
concerne essentiellement la mère, un intérêt particulier a été porté sur le rôle et la
fonction du père dans le développement
de l’enfant. Les recherches mettent en évidence que ce n’est pas tant la quantité de présence du parent qui est importante mais la
qualité de cette présence (6). Un père rarement présent peut donc remplir une fonction paternelle. Inversement, une présence
« réelle » ne garantit pas une présence psychique.
D’autres travaux insistent par ailleurs sur
l’importance de la place accordée psychiquement au parent « absent » par le parent
« présent ». Cette question pose aussi celle
de la fonction substitutive du parent absent.
Nous voyons que s’il existe un continuum
entre une absence totale de l’autre parent et
une présence fréquente au plan de la réalité
sociale, il en est de même au plan psychique.
suffisamment de limites ou de s’opposer à ses
désirs. Elles ont également tendance à lui
faire partager des aspects intimes de leur
existence et leurs états d’âme. Or, l’enfant ne
peut pas être le complice ou le compagnon
qu’elles n’ont pas sans en subir des dommages. À mesure que l’enfant grandit, la problématique est de plus en plus compliquée.
Conclusion
Le parent seul (le plus souvent la mère), surchargé par les tâches de la vie quotidienne
et la gestion de sa propre vie affective, parfois confrontée en plus à des problèmes
matériels importants, peut logiquement
souhaiter être soutenue par ses proches et
l’entourage. L’amour, le bon sens et la logique
doivent l’amener à rechercher la présence
d’une référence masculine (ou féminine)
pour son enfant. Lorsque ce dernier grandit,
il est bon de ne pas s’opposer à son désir de
se confronter à d’autres contextes familiaux
tout en restant attentif à son besoin « plus
ou moins exprimé implicitement » (7) de maintenir le lien d’attachement qui a construit sa
personnalité.
À l’adolescence, une relation duelle, figée
par la monoparentalité, risque de devenir
alors une dépendance excessive et/ou un
désir de séparation, sources d’un excès
d’agressivité.
Familles fragiles
Certaines configurations familiales particulières doivent néanmoins alerter.
– Le parent seul qui exclut toute autre figure parentale et se situe en unique recours. Dans ce
contexte, comment l’enfant peut-il se dégager, sans conflit intérieur, de cette omni-présence, de cette toute-puissance, pour se
construire avec un ou plusieurs tiers ? Cette
situation est particulièrement délicate à l’adolescence où, pour bâtir sa propre identité
issue des identifications au maternel et au
paternel, le jeune est pris dans un conflit de
loyauté et une culpabilité liée au fait de vouloir se séparer du parent qui l’a élevé.
1– D’après les chiffres et définitions de l’Insee, www.insee.fr, et notamment Les
familles monoparentales, des difficultés à travailler et à se loger. O. Chardon,
F. Daguet, E. Vivas, Insee Première, n° 1195, juin 2008.
2– Horowitz J. A. 1995, A conceptualization of parenting : examining the single parent
family, Marriage and family rew., 20, (1/2); 43-70t.
3– Noël R., Cyr F. De la situation monoparentale à la question du tiers. In :
Psychothérapies, 2012/1 (vol. 32).
4– Enfance et psychopathologie. D. Marcelli. Masson, Psychopathologies, les âges de
la vie, 2009. 505.
5 – Godelier, Métamorphoses de la parentalité, Communication du 8/04/2005 à
L’Association Psychanalytique de France.
6 – Le Camus J. 1997 : Présentation. Enfances, 3 (le père et le jeune enfant), 325-336.
7 – Golse B., Roussillon R., La naissance de l’objet, Paris, PUF, 2010.
SANTÉ MENTALE
| 176 |
MARS 2013
11