Les racines de la mythologie égyptienne

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Les racines de la mythologie égyptienne
Les racines de la mythologie égyptienne
L
a grotte des nageurs, découverte par Almásy, et celle que j’ai proposé de
nommer grotte des bêtes abritent un décor réalisé à des époques que
l’on n’a pas encore déterminées. Quoi qu’il en soit, on peut affirmer, avec
l’auteur de l’article, que les peintres ont bénéficié d’un environnement bien
plus favorable que celui d’aujourd’hui. Quand le climat régional s’est progressivement détérioré pour devenir, au ive millénaire avant notre ère, celui que
l’on connaît de nos jours, les habitants se sont repliés vers des zones plus
accueillantes, particulièrement la vallée du Nil, où ils ont vraisemblablement
contribué à l’élaboration de la mythologie de l’Égypte ancienne. Voyons les
indices qui étayent cette hypothèse.
Sur l’ensemble principal de la grotte des nageurs, on distingue quatre
mains négatives anciennes et quelques animaux sauvages (girafes,
gazelles, autruches...). On observe également une centaine de personnages,
parmi lesquels deux « plongeurs » et 16 « nageurs » (voir la figure a). Ils se
dirigent tous, sauf un à contre-courant, vers la droite, où se tient un quadrupède indéterminé. À la place de sa tête, on ne voit que deux protubérances
arrondies. En outre, des bandes blanches réticulées enveloppent l’animal.
La bête a fait l’objet de peu de commentaires, mais on s’est interrogé sur la nature des nageurs. Almázy, qui s’intéressait aux traditions
occultes, imagina que les nageurs avaient pu être liés à quelque rituel
destiné à se concilier les faveurs des esprits aquatiques, du temps où le
désert commençait à s’assécher dangereusement. D’autres ont proposé
que l’eau était assez abondante près des abris, à l’époque des peintres,
pour qu’ils aient pu développer leurs talents. D’autres encore ont pensé
que ces nageurs seraient des chamanes, interprétant la nage comme une
métaphore de la transe.
La grotte des bêtes fut découverte dans la même région en 2002. On
y remarque plus de 400 mains négatives, ainsi qu’une foule de personnages, dont une vingtaine de nageurs, quelques plongeurs et une trentaine de « bêtes ». Ce nouveau site impose une réinterprétation des peintures rupestres. D’abord, précisons que les deux dernières hypothèses
proposées ne sont pas satisfaisantes. La région du désert libyque ne se
trouve pas dans l’aire de répartition connue du chamanisme, ni même
de la transe. Ensuite, le fait que les nageurs soient associés à une bête
irréelle montre que la motivation de cette œuvre n’était pas de décrire
la réalité environnante.
Une première constatation s’impose : tous les nageurs connus
sont dans des cavités exceptionnelles, très hautes et profondes, qui se
remarquent de loin. Dans le contexte saharien, elles méritent le nom de
« grotte ». Or, la grotte était pour les anciens Égyptiens un lieu de séjour
des morts. Les Textes des sarcophages disent : « Je suis emporté à la
caverne de Khenty Imentyou », ce dernier étant un dieu jouant le rôle
de guide vers l’autre monde. De même, Anubis, le dieu funéraire, était
parfois le « maître de la grotte ».
Les nageurs sont-ils liés au séjour des morts ? Un autre passage des
Textes des sarcophages dit : « La porte de la caverne de ceux qui sont
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dans le Noun [l’océan primordial, considéré comme le royaume des morts]
est ouverte. » Il existait donc bien un rapport entre la grotte et le monde
aquatique où sombrent les morts. Plus encore, dans le Livre de la nuit,
les morts sont nommés « nenyou », c’est-à-dire… nageurs. Bien sûr, les
peintures rupestres des deux grottes sont bien antérieures à ces textes.
Toutefois, ces derniers témoignent eux-mêmes de traditions qui ont évolué
et qui ne sont certainement pas apparues ex nihilo.
La présence des énigmatiques bêtes prend tout son sens dans un
tel contexte. Malgré leurs différences, ces bêtes ont un air de famille qui
empêche de les attribuer à la seule fantaisie d’artistes inventifs. Elles associent diverses caractéristiques animales et humaines, et doivent d’autant
mieux correspondre à une mythologie cohérente qu’elles ne se trouvent
qu’aux environs du Wadi Sura et en aucun autre lieu du Sahara.
Sur ces bêtes, la tête est remplacée par une curieuse invagination
entre deux bosses de taille inégale. Certaines engloutissent des humains,
pour la plupart des nageurs. Si ces derniers sont bien des équivalents, en
Égypte, des morts ayant sombré dans l’autre monde, on peut imaginer qu’au
moins certaines des images accompagnant ces personnages pourraient
représenter des êtres de l’au-delà. Or, deux de ces bêtes monstrueuses
semblent dévorer des personnages ridiculement petits par rapport à elles
(voir la figure b). Cette disproportion évoque les traditions égyptiennes
selon lesquelles les morts risquent d’être dévorés dans l’autre monde par
des démons zoomorphes, dont l’animal composite crocodile-lion-hippopotame, nommé « l’avaleur », que l’on aperçoit dans la scène du jugement du
défunt dans le Livre des morts.
Des indices renforcent cette parenté. En effet, huit des 35 bêtes
aujourd’hui connues semblent enveloppées dans des filets dont le quadrillage est dessiné en blanc (voir la figure c) ou en jaune, certains nageurs
ayant le corps rayé de ces mêmes traits jaunes. Or, le Livre des morts
mentionne des divinités qui, dans l’autre monde, pêchent au filet les esprits
mauvais, les compagnons de Seth et les âmes des méchants.
Ainsi, l’iconographie du Wadi Sura constituerait le plus ancien témoignage graphique d’un mythe ayant ensuite connu des développements
que seule l’écriture pouvait révéler. Pour les Égyptiens anciens, le sort des
défunts était de dériver comme des nageurs fatigués flottant dans l’océan
primordial, tout en essayant d’échapper à une monstrueuse bête dévoratrice que des divinités tentaient par ailleurs de saisir dans leurs rets. La
grotte des nageurs et celle des bêtes se distinguent de la majorité des
sites régionaux par des scènes que l’on peut rapprocher de cette ancienne
conception égyptienne du monde des morts.
La thématique et l’organisation des images rupestres du Wadi Sura illustreraient une vision de l’au-delà apparentée aux développements des textes
mythologiques égyptiens, et cela bien avant l’apparition de l’écriture.
Jean-Loïc Le Quellec,
Centre d’études des Mondes africains (CNRS, CEMAf, UMR 8171)
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