Identité professionnelle des enseignants et
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Identité professionnelle des enseignants et
Sciences-Croisées Numéro 5 : Contributions libres Identité professionnelle des enseignants et interaction sociale dans le cadre d’un dispositif « pédagogique » d’éducation musicale Sylvie Fernandes Université de Toulouse II (Département des sciences de l’éducation) [email protected] Identité professionnelle des enseignants et interaction sociale dans le cadre d’un dispositif « pédagogique » d’éducation musicale Résumé : Il sera question dans cet article de décrire le rôle des interactions sociales dans la construction des identités professionnelles des enseignants du primaire. Sur la base de matériels recueillis par une recherche en cours, nous émettons l’hypothèse que les interactions sociales qui se développent dans une situation de co-enseignement amènent les maîtres à modifier leur pratique et par la même occasion à construire des savoirs professionnels. Nous verrons comment ce contexte de travail favorise des processus d’échange et de transmission d’information et met à jour la dynamique identitaire en comparant l’ensemble des interactions collectives observées dans des séances de musique. Mots clés : interaction social ; identité ; éducation musicale ; situation de co-enseignement Abstract : In this essay, the point will be to describe the role of social interactions in the construction of the primary teachers’ professional identity. On the basis of some materials collected for an on-going research, I argue that the social interactions which improved in a situation of team teaching bring the teachers to change their practice and to build professional knowledge. We shall see how this work’s 1 context promotes exchange of process and information of transmission and exposes the identity dynamic by comparing the whole collective interactions in musical lessons. Key words: social interaction; identity; musical lessons; team teaching 2 1. Présentation de la recherche 1.1. Problématique Nous constatons aujourd’hui, dans de nombreux domaines des sciences humaines, un intérêt croissant pour la notion de communication. Certains chercheurs s’inscrivant en psychosociologie s’intéressent principalement à la communication interpersonnelle. D’ailleurs, Marc et Picard (1989 et 2000) soulignent que la communication et la relation interpersonnelle sont deux termes proches. Pour ces auteurs, la relation désigne la forme et la nature du lien (familial, de voisinage, professionnel) qui unit deux personnes. Ils ajoutent que la communication est le rapport d’interaction qui s’établit lorsque des partenaires sont en présence et se transmettent des informations à l’aide du langage verbal ou d’autres codes (les mimiques, les gestes, le regard, la distance interpersonnelle). Mais l’interaction n’est pas seulement un processus de communication interpersonnelle. C’est aussi un phénomène social, ancré dans un cadre spatio-temporel de nature culturelle, marquée par des codes et des rituels sociaux. Toute relation s’inscrit dans une « institution » qui porte avec elle des modèles de communication, des systèmes de rôles, des valeurs et des finalités (Marc et Picard, 1989, p.16). Dans le domaine de l’éducation, par exemple, l’enseignant entretient non seulement des relations avec ses élèves mais aussi avec ses collègues de travail (Tardif & Lessard, 1999 ; Dupriez, 2003 ; Marcel & Piot, 2005b ; Maroy, 2004 et 2005) ou d’autres « réseaux institutionnels ou informels » (Khon, 1994 ; Etienne, 2000). En France, depuis la loi d’orientation de 1989, le travail du maître apparaît de plus en plus comme s’exerçant pour partie au sein d’un collectif, rompant l’isolement dans lequel il travaille. Nous pensons que cette dimension collective (y compris partenariale1) du travail enseignant offre un terrain unique pour l’étude des relations interpersonnelles dans la mesure où elles sont quasi-obligatoires, quotidiennes, fortement valorisées par l’institution et qu’elles se déroulent sur un laps de temps assez long. C’est par l’analyse des rapports sociaux au sein des pratiques partenariales et collectives que certains travaux de recherche en éducation ont montré qu’à partir de dispositifs formels de concertation et d’échange informel le maître apprenait et développait de nouveaux savoirs professionnels relatifs à la prise en charge des tâches d’enseignement et à la socialisation (Marcel, 2005a ; Blanc, 2007 ; Fernandes, 2007). Ces situations d’interaction sont autant d’occasion pour le maître de confronter ses propres conceptions avec celles d’autrui, de mettre en dialogue ces savoirs et par là, d’être reconnu et se reconnaître comme acteur : 1 Derrière la notion de partenariat, nous retrouvons un certain nombre de concepts : la concertation, la collaboration et la coopération. Ces concepts, porteurs de nuances, décrivent certains niveaux de relation et qualifient, en quelque sorte, la nature des rapports qu’entretiennent des acteurs concernés (Marcel, Dupriez, Perisset Bagnoud & Tardif, 2007). 3 « L’enseignant ne doit pas seulement savoir-faire, mais aussi le faire savoir. Cette concertation permanente de recherche collective et de partage des expériences est également présentée comme un temps d’autoformation personnelle » (Maroy, 2004, p.73). Baillat & Mazaud (2002) ont enquêté non pas sur la réalité des pratiques mais sur la polyvalence des enseignants à l’école primaire. Cette étude a montré que plus de la moitié des maîtres déclarent ne pas enseigner seuls. Ce constat est également repris dans l’ouvrage de Garnier (2003) qui souligne que « l’intérêt d’un recours à un tiers et la qualité de cet intervenant (un collègue, un spécialiste extérieur, un aide éducateur) varie largement selon les disciplines. (...) En d’autres termes, plus une discipline est conçue comme « spécifique » plus elle a tendance à donner lieu à l’intervention d’un spécialiste. A l’inverse, une discipline « fondamentale », est moins susceptible d’être confiée, même partiellement, à un autre adulte que le maître. Entre les deux, dans le domaine des disciplines scolaires que l’on peut qualifier de « traditionnelles », l’histoire, la géographie et les sciences, le recours à des collègues d’un même niveau est favorisé. (...) L’éducation physique et sportive (le sport ou la gym), la musique (le chant), les arts plastiques (le dessin) représentent des disciplines traditionnellement « périphériques » avec une longue tradition de prise en charge par les intervenants spécialisés » (pp.153-181). C’est la raison pour laquelle notre recherche s’est intéressée à la musique, car ce domaine d’enseignement est, selon nous, plus propice à favoriser l’engagement et la participation du maître à un dispositif de prise en charge commune de l’éducation musicale avec un ou plusieurs intervenants. La prise en compte de cette dimension sociale va susciter un intérêt privilégié pour des activités de coopération entre enseignant et intervenant. Elle va donc élargir l’empan des pratiques enseignantes étudiées et contribuer à redéfinir l’identité professionnelle des enseignants. En faisant l’hypothèse que les pratiques professionnelles des enseignants sont constituées d’activités multiples débordant largement la pratique d’enseignement et qu’il est nécessaire de les envisager comme formant un système (Marcel, 2005a), nous pouvons penser que la participation du maître à ce dispositif influence ses pratiques d’enseignement, en particulier ses modalités de travail dans la prise en charge des tâches d’enseignement. Toutefois, le maître dispose d’une marge de manœuvre qui, en fonction de ses objectifs qui se fixe au départ, lui donne la possibilité d’intervenir selon des modalités diverses dans la conception de ce dispositif. Tout enseignant participant à ce dispositif va donc chercher à évoluer dans ses pratiques selon son histoire personnelle et professionnelle tout en s’adaptant aux nouvelles relations de travail qui sont potentiellement génératrices d’apprentissages professionnels. D’ailleurs, le recours à un intervenant ne se justifie que dans la mesure où les limites des ressources personnelles du maître sont atteintes. Si la clarification des rôles facilite le travail du maître avec ce personnel, elle ne peut pas éliminer toutes les résistances du maître à l’égard de sa participation au dispositif. Elles proviennent principalement de 4 la remise en cause des identités professionnelles qu’une telle démarche peut susciter, notamment au travers de la répartition des tâches d’enseignement. 1.2. Cadre théorique En nous inscrivant dans une approche sociale du développement professionnel, nous faisons l’hypothèse que les interactions sociales qui se développent dans un contexte de co-enseignement amènent les maîtres à modifier leur pratique et par la même occasion à construire de nouveaux savoirs professionnels. Ce contexte serait envisagé comme un espace d’apprentissage professionnel, différent des modalités traditionnelles de formation, au sein duquel pourrait se déployer une expérience relationnelle vécue dans et par la situation de travail. Il permettrait au maître de construire de nouveaux savoir-faire, d’élaborer son identité et de susciter des conditions de travail propices au changement. Notre approche cible les processus de socialisation permettant la construction des identités professionnelles des enseignants dans le prolongement des travaux de Sainsaulieu (1977), de Dubar (1991) ou de Van Zanten (2001). Pour ces auteurs, il est nécessaire de maîtriser diverses informations sur la socialisation de l’individu pour comprendre son action. C’est ainsi qu’ils se sont inspirés de la distinction proposée par Berger et Luckmann (1992) de la socialisation primaire et de la socialisation secondaire. L’idée même de la socialisation secondaire implique pour eux l’impossibilité de concevoir les effets de la socialisation primaire comme irréversibles. Dans cette perspective, les recherches ont surtout visé à décrire les processus de socialisation et à étudier les transitions personnelles et professionnelles. Chacun à sa façon, qu’il s’agisse de Dubar, de Sainsaulieu, ou de Van Zanten, s’est efforcé d’infléchir ses réflexions dans la direction d’un paradigme stratégique, accordant un statut plus ou moins important à l’acteur individuel. Pour Dubar (1991), l’individu est amené à construire sa propre identité, soit par acceptation des données sociales offertes, soit par le rejet. L’identité est le résultat d’un compromis entre l’effort de conformité nécessaire et la recherche de quelque chose de plus personnel qui est de l’ordre de la créativité, de l’invention. Ce constat le conduit à introduire une différence entre une socialisation primaire qui serait le produit d’un savoir hérité et une socialisation secondaire qui serait davantage « l’acquisition de savoir spécifique » (Berger et Luckmann, 1992, p.189). Ce processus complémentaire de la socialisation est lié et dépend du caractère affectif dont l’individu peut envelopper certaines relations sociales et/ou professionnelles. C’est ainsi que la socialisation secondaire devient un outil pour comprendre les mécanismes de changement social opérés au sein des pratiques enseignantes. Ce changement dépend avant tout des relations entre les appareils de socialisation primaire et secondaire, à savoir entre les institutions des savoirs généraux (de base) assurant la construction des mondes sociaux de l’enfance et les systèmes 5 d’utilisation et de construction des savoirs spécialisés légitimant la reconstruction permanente des mondes spécialisés (Dubar, 1991, p.102). L’évolution du métier enseignant est donc inséparable de la transformation des identités, c’est-à-dire de l’intervention de la socialisation professionnelle comme mode de production d’identités tournées vers de nouveaux rapports sociaux. Prenons l’exemple du processus de construction des identités professionnelles des enseignants, la dynamique dans laquelle s’intègrent ces identités implique qu’elles n’ont rien de définitifs et qu’elles sont vouées à des ajustements multiples. D’ailleurs, Tardif & Lessard (1999) ont montré que le maintien d’une organisation « cellulaire » contribue à ce que les élèves jouent un rôle central dans la socialisation professionnelle des enseignants. Cette socialisation ne se réduit pas à l’acquisition d’un ensemble de tactiques, mais oriente les activités et les représentations des enseignants. Il s’agit d’un processus puissant de transformation de la personnalité, « le développement d’une « carrière morale » qui n’implique pas seulement la mise en place de « stratégies de survie », mais la construction d’une maîtrise pratique de l’activité et d’une éthique professionnelle » (Van Zanten, 2001, p.209). Mais, à l’opposé nous ne pouvons considérer la socialisation professionnelle des enseignants comme un processus essentiellement solitaire. En effet, la construction collective de normes à l’intérieur des écoles nous amène à accorder de l’intérêt aux échanges formels et informels entre enseignants et intervenants, qui nous paraissent jouer un rôle central dans la régulation autonome de leur activité. Dans cette perspective, les enseignants doivent s’investir d’uen manière ou d’une autre dans des stratégies tant individuelles que collectives. Pour ce faire, l’expérience du travail enseignant déconstruit certaines logiques issues de l’héritage culturel. Des éléments sont retenus, d’autres sont abandonnés. C’est ainsi que les maîtres s’appuient davantage sur la vision qu’ils ont acquis du métier enseignant, sur leurs expériences personnelles ou sur celles des intervenants (dans la mesure où les solutions proposées par ces derniers convergent avec leurs propres expériences) plutôt que sur des sources de formation initiale (Huberman, 1989). Sainsaulieu (1977) reprend cette idée et montre avec force que le travail en entreprise deviendrait un nouveau lieu de production et d’apprentissage culturel autant individuel que collectif. Il défend la thèse que l’expérience quotidienne des relations sociales est telle dans les organisations qu’elle ne se limite pas aux seules normes de comportements présents sur les lieux de travail. Elle alimente, selon lui, des représentations collectives et des valeurs communes qui la dépassent tout comme elle façonne les personnalités individuelles dans leurs choix et jugements. C’est ainsi que cet auteur distingue trois processus majeurs de cette socialisation : tout d’abord, « la transmission par les anciens » (nous préférons employer le terme de « transmission par une tierce personne ») : il faut entendre une série de pratiques d’information et de communication destinée à faire prendre conscience des valeurs et des normes en vigueur dans l’entreprise. C’est ainsi que les relations entre maîtres et intervenants renvoient aux mécanismes d’apprentissage des ficelles du métier d’enseignant et de transmission d’une histoire professionnelle produite et entretenue par une régulation collective et des rituels spécifiques. Ensuite, « l’apprentissage issu de l’expérience professionnelle » qui signifie autre chose que 6 l’inculcation par les personnes des codes culturels de la vie en entreprise en question. Il s’agit de l’apprentissage quotidien de chacun et non plus à des modèles spécifiques de transmission. Au cœur des rapports habituels de travail, le maître fait l’expérience concrète d’usage et de manières d’être ou de penser en rapport avec l’exercice au pouvoir, le jeu dans les communications, les collaborations techniques, les formes de convivialité et d’entraide, de service ou de groupes spontanés. Cette expérience culturelle de l’appris en matière de comportement et de mode de pensée sera cruciale car elle traduit la façon dont le travail quotidien des enseignants intervient pour modifier les leçons du passé. Et enfin, « la prescription idéologique » qui concerne l’activité, souvent idéologique, d’organisation visant à conférer cohérence et dynamisme à l’action collective. L’ensemble symbolique apporté par une culture ne repose pas que sur les leçons du passé et celle de l’expérience présente, il intègre aussi les visions que certains maîtres cherchent à donner de l’avenir (comme le projet musical). Nous partons du postulat que dans chaque contexte de travail, des normes de comportement s’imposent à l’enseignant, qui doit les apprendre et s’y soumettre, sous peine d’être rejeté par ses partenaires. Si les conditions de travail des enseignants changent, le modèle de comportement se modifie. Les modèles de comportement, commandés par des conditions relationnelles de travail, supposent une définition de la situation et commandent à leur tour les réactions et les conduites des enseignants, notamment les procédures de négociation, individuelles et collectives. C’est effet dans les décalages entre l’expérience acquise antérieurement et l’expérience immédiate de rapports sociaux au sein de l’école que se réactivent et se renouvellent, selon nous, le système des identités professionnelles des enseignants. En d’autres termes, la participation des maîtres à un dispositif ne peut exister et se faire que s’ils développent des capacités « à inventer de nouveaux jeux, de nouvelles règles et de nouveaux modèles relationnels » (Crozier & Friedberg, 1977, p.338). C’est ainsi que la construction des normes professionnelles est examinée en tenant compte de la façon dont les maîtres modifient leurs pratiques et leurs conceptions pédagogiques à travers les relations maîtres – intervenants. Ces échanges contribuent à établir de nouvelles « façons de faire en matière de discipline et d’enseignement et favorisent l’émergence d’un mode d’engagement étroitement lié à l’école » (Van Zanten, 2001, pp.8-9). Autrement dit, l’action de l’enseignant est modulée à la fois par les situations d’interaction, par son parcours socioprofessionnel et par des règles de référence et d’adhésion au dispositif dans lequel il est impliqué. D’ailleurs, ces relations professionnelles font intervenir à la fois des processus intrapsychiques (les dimensions de la personnalité de chacun des protagonistes), interactionnels (la structure relationnelle et sa dynamique) et sociaux (le contexte de co-enseignement avec ses normes, ses valeurs et ses rituels dans lequel l’enseignant se place). 1.3. Méthodologie La plupart des chercheurs qui ont étudiés les interactions sociales ont souvent calqués leurs démarches méthodologiques sur celle de l’ethnographie ou de l’éthologie. En suivant leur exemple, nous avons 7 privilégié une approche longitudinale, de type ethnographique sur la moitié d’une année scolaire, par une immersion au sein de deux écoles élémentaires dans le département du Tarn. Cette étude longitudinale nous a fourni des éléments pour comprendre comment le système des interactions qui se développe dans un environnement favorisant des relations de coopération équilibrées amène le maître à modifier leur pratique et par la même occasion à construire de nouveaux savoirs professionnels liés à la socialisation. En privilégiant une observation « naturaliste » (sous forme de prise de note dans un journal de bord), nous nous sommes efforcés de saisir et d’analyser des situations d’interaction lors d’un contexte de co-enseignement. Il s’agissait d’étudier sommairement la dynamique des interactions entre maîtres et intervenants dans leur contexte d’actualisation. Pour mettre à l’épreuve notre cadre théorique concernant la construction des identités professionnelles des enseignants, nous proposons de présenter des situations interactives afin de saisir les rituels (Goffman, 1973), les rôles assumés par les différents acteurs et les stratégies qu’ils mettent en place. Nous complèterons ces narrations à partir du discours des enseignants (par le biais des entretiens semi-directifs). L’analyse des récits d’expérience (Bertaux, 1997 ; Desmarais & Grell, 1986) nous a permis d’appréhender comment les maîtres participants à ce dispositif modifiaient leurs pratiques et leurs conceptions pédagogiques en mettant l’accent sur la singularité de leur cursus de formation, mais surtout sur les aspects de la structure sociale externe qui façonnent le devenir des enseignants dans leur appropriation de nouveaux savoirs professionnels. Pour ce faire, nous avons utilisé une grille d’entretien qui amenait les enseignants à décrire leur pratique quotidienne de travail (le rapport aux élèves, y compris sous l’angle du rapport au travail et à la discipline enseignée) ; les divers facettes de leur environnement social (le rapport aux intervenants) ; leur perception du rôle de leur profession et de l’enseignement de la musique à l’école primaire. Cette recherche porte sur un échantillon de trois professeurs de l’école élémentaire et de deux intervenantes de musique. Le genre, la classe d’âge, le type d’établissement, le niveau d’enseignement, la fonction et le degré de participation des maîtres au dispositif sont consignés dans le tableau cidessous :2 Enseignants Genre Classe d’âge Type d’établissem ent Niveau Z masculin Entre 41-50 ans NON ZEP W Féminin Entre 41-50 ans ZEP Y féminin Entre 41-50 ans ZEP CM2 CE1 CE1 2 Ces profils ont été construits en fonction de la participation des enseignants au dispositif dans la gestion des tâches professionnelles. Le profil A se caractérise par une très faible participation ; le profil B correspond à une participation moyenne ; et enfin, le profil C illustre une forte participation. 8 d’enseignem ent Fonction Degré de participation Maître formateur Profil A enseignante enseignante Profil B Profil C D’autres paramètres sont à prendre en compte dans l’analyse des interactions sociales tels que le rattachement des maîtres au binôme (le binôme 1 regroupe les enseignantes W et Y et l’intervenante I1 ; le binôme 2 relie le maître Z à l’intervenante I2) et l’âge des intervenantes I1 et I2 (la première est plus jeune, la seconde est plus proche de la retraite). 2. Résultats et éléments d’analyse Les pratiques de ces trois enseignants durant les situations de coenseignement se caractérisent essentiellement par des activités destinées aux élèves (gestion du contenu à enseigner, maintien de l’ordre, évaluation, prise en charge des élèves en difficultés, organisation matérielle, etc.) et par des activités relationnelles (comme les échanges avec l’intervenante de musique). C’est essentiellement dans ces deux blocs d’activités que se creusent les différences interindividuelles. Bien que ces maîtres entretiennent des échanges réguliers avec leur intervenante respective et combinent avec elles différents savoirs professionnels, ces interactions sont plus importantes entre les maîtres relevant des profils B et C et l’intervenante I1. Néanmoins, ces échanges sont liés à un certain nombre de conditions, notamment aux caractéristiques de la tâche, à la relation interpersonnelle et au dispositif de régulation de celle-ci. Nous proposons dans ce qui suit d’étudier les modalités selon lesquelles un contexte de co-enseignement marque les relations sociales qu’il instaure et ce, à partir des trois conditions cités précédemment. Pour ce faire, nous analyserons trois portraits types de situations interactives, établis à partir des aspects communs et différentiels observés lors des séances musicales de co-enseignement, afin de saisir les rituels, les rôles assumés par les différents acteurs et les stratégies qu’ils mettent en place. 2.1. Usages différenciés des rituels et des codes sociaux Chaque enseignant joue un certain rôle personnel qui s’actualise au sein de « l’espace privé de la classe », dans les rapports avec ses élèves ; mais il joue aussi un rôle public dans le collectif de travail et au sein de l’école (Tardif & Lessard, 1999). D’ailleurs, nous retrouvons une tendance à fixer la situation spatiale de chaque acteur en présence compte tenu que les deux intervenantes de musique s’installeraient plutôt au « devant de la scène » pour jouer les chefs de chœur, alors que les maîtres des profils A et B se placeraient plus souvent « dans les coulisses » pour gérer un certain nombre de tâches : maintien de l’ordre, correction des copies, etc. A l’inverse, l’enseignante Y du profil C occuperait plus fréquemment le « devant de la scène » pour assurer la plupart des activités destinées aux élèves (comme la gestion du contenu à enseigner, l’organisation matérielle des équipements, 9 l’évaluation, le maintien de l’ordre, la prise en charge de la difficulté des élèves dans l’apprentissage musical, etc.) qu’elle partagerait néanmoins avec l’intervenante I1. Ce n’est pas explicitement dit, mais, en entrant dans la salle de musique, chaque acteur retrouve sa place et il est rare qu’elle soit déjà occupée par un autre. Par ailleurs, l’organisation physique des lieux de travail sont des facteurs importants dans le développement des collaborations (Tardif & Lessard, 1999). Nous constatons que ces activités de coopération se déploient en dehors des cellules-classes réservées aux enseignants pris individuellement : ces échanges se déroulent dans des espaces communs (la salle de musique, la salle des maîtres, la cour, le couloir, etc.) et hors du temps scolaire (entre midi et deux, le soir, le week-end, etc.) mais non dans des espaces privés de la classe. Certaines de ces rencontres ont un objectif de concertation alors que d’autres ont plutôt comme objectif de soutien pédagogique et didactique, en particulier pour les préparations des séances, pour l’élaboration du projet musical, pour la résolution d’un certain nombre de problèmes liés l’organisation didactique des activités musicales, mais aussi à la gestion pédagogique des séances. Comme le souligne l’enseignante W : « on ne prépare pas vraiment des séances ensemble, et récemment, je lui ai demandé de leur apprendre se canto, mais je ne peux pas dire qu’on a préparé ça… En plus pédagogiquement, elle aide plus souvent les élèves moyens que moi. Disons qu’au départ, c’est bien, une petite évaluation en début d’année qui se fait pour savoir le niveau de chaque élève, et là c’est I1 qui les écoute, qui donne son avis, c’est pas du tout moi, je le note pour après avoir mon idée, voir un peu ce qui avance et ce qui patine, il faut ensuite faire quelques choix comme par exemple celui de choisir les solistes ». Dès lors, c’est au moins dans les discussions formelles et/ou informelles qu’il y a échange des acquis, ajustement des modes d’intervention auprès des élèves, et progressivement, approfondissement à plusieurs des objectifs et des contenus à enseigner. Nombreux sont ceux qui parlent de travail en commun mais dans les strictes limites qu’imposent les affinités électives d’un milieu fractionné et divisé géographiquement. D’autre part, cette étude montre qu’il y aurait un lien très étroit entre le fort degré de cohésion sociale entre les enseignantes W et Y et l’intervenante I1 situées dans une école en zone d’éducation prioritaire (ZEP) et le plus fort engagement de leur part dans un travail en partenariat (profils B et C). D’ailleurs, l’enseignante Y déclare que le projet musical joue un rôle symbolique de valorisation d’une identité positive de l’école ZEP qui dépasse largement les objectifs pédagogiques. En voici un extrait : « le projet Musitérannée est vachement porteur, parce qu’il y a une ligne qui est tracée, mais pour moi, c’est quelque chose qui est complet, il y a la rencontre, il y a tout quoi alors, si je raconte vivement dans les faits ce projet, ça était plus une expérience au départ, il fallait que dans chaque école de la ZEP, c’était ça l’histoire, il fallait un enseignant volontaire, je l’ai été au départ par mes affinités, par mon attirance, par mon attrait pour la musique mais il fallait un enseignant, et j’étais la seule à le vouloir donc, ça c’est fait un petit peu par défaut, et après, je suis restée parce que j’y trouve mon compte et les enfants aussi, je sens ce que ça génère au sein du groupe classe et ce que ça apporte surtout aux élèves». Pour finir, nous constatons que l’enseignant Z maintient une plus grande distance vis-à-vis du sexe opposé. A ce propos, Hall (1971) montre que le 10 « comportement proxémique » est considéré comme un signal tendant à signifier à l’individu le type de relation qu’autrui désire établir avec lui. D’ailleurs l’espace limité de la communication entre supérieur (dans le cas du maître formateur Z, responsable pédagogique de sa classe) et subordonné (dans le cas de l’intervenante I2) peut être le fait volontaire des deux parties en présence : le premier ne voulant pas perdre son prestige (c’est le cas de Z), le second être désapprouvé (dans le cas de l’intervenante I2). Nous constatons ainsi que c’est une tout autre articulation de relations qui se dessine, faite de hiérarchies implicites. Ces situations de co-enseignement sont donc des lieux de cette nouvelle forme d’organisation relationnelle de travail où se définissent les places, les statuts et les territoires respectifs de travail, et dans lesquelles ces maîtres avec leur intervenante respective s’échangeraient un capital symbolique, véritable monnaie identitaire. En d’autres termes, la polyvalence de ces enseignants est mise à l’épreuve des faits, les efforts pour la penser non plus comme l’exercice solitaire du métier mais comme portée par un maître aidé d’un tiers. Toutefois, ces formes de collaboration dont les enseignants vivent et parlent ne remettent pas en cause « la structure cellulaire de l’enseignement » (Tardif & Lessard, 1999). Malgré leur degré de participation à un dispositif « pédagogique » d’éducation musicale, ces maîtres gardent leur marge de manœuvre, leur zone d’autonomie et leur liberté professionnelle. 2.1.2. Coordination du travail : division des tâches, des rôles et encadrement Les rôles fixés sont bien évidemment liées à la ritualisation, que ce soit les rôles institutionnels (enseignants, spécialistes en musique) ou bien ceux liés à la personnalité de chacun, si bien que la personne est dissimulée derrière son rôle, et qui souvent, même si elle n’est pas intimement d’accord avec ce qu’elle fait, elle agit conformément à son rôle (Goffman, 1977). a) Entre relégation et efforts pour « ne pas perdre la face » Nous observons qu’à partir de la deuxième séance, les interactions verbales sont beaucoup plus denses entre l’enseignante W ayant un niveau moyen de participation au dispositif (profil B) et l’intervenante I1. Ce constat s’explique en partie par le fait que W ne veut pas perdre la face (Goffman, 1973) autant vis-à-vis des élèves que des professionnels intervenants en musique (tels que le conseiller d’éducation musicale et l’intervenante) dans la mesure où W s’est impliquée personnellement dans la réalisation du projet musical intitulé « les écoles qui chantent ». Toute atteinte à son image de marque est un risque pour sa réputation et donc préjudiciable à la bonne marche de ce projet. De ce fait, le nouvel enjeu professionnel pour W est d’établir la cohérence didactique entre les divers intervenants et la communication pédagogique avec les élèves, afin de développer la compréhension et la capacité d’action de tous les acteurs. Un autre enjeu est la coordination des activités sans intervenir dans leur réalisation, mais en s’assurant de leur pertinence par rapport aux objectifs fixés d’un commun accord, car W n’est plus fermée sur elle-même mais en prise directe avec 11 d’autres acteurs qui interviennent dans l’enseignement de la musique. En voici un extrait : « on s’est réparti entre nous quelques tâches, moi, c’est plutôt l’écoute musicale et reprendre les chants avec mes élèves, alors qu’elle, le côté instrument, c’est essentiellement I1. Quand je suis passée du fait que c’était moi qui choisissait, qui chantait, et après avoir I1, la difficulté venait plutôt dans le fait que je connaissais pas forcément les chants qu’elle apprenait à mes élèves, et donc j’avais du mal après, parce que, je ne suis pas musicienne, même si j’aime chanter, j’avais du mal après à faire répéter mes élèves. Ce que j’ai ressenti moi, c’est que finalement je les faisais beaucoup moins chanter que quand c’était moi qui le faisait seule, et à côté de ça avec I1, ils font autres choses, avec les instruments, c’est d’autres apprentissages que je faisais pas du tout… Il y a des choses qu’elle propose, quand elle fait le jeu de cartes où on découvre un nouveau instrument, mais bon, ça peut être moi qui apporte l’instrument si je l’ai à la maison, ça peut être des recherches sur internet ou des choses qui peuvent s’imbriquer dans d’autres matières, il y a par exemple sur le plan historique, voir quand est ce qui ça été construit cet instrument, quels sont ses origines, des choses comme ça, c’est plutôt en découverte du monde, et finalement, sur le plan géographique, d’où vient cet instrument, ça permet d’aller voir un peu les noms des pays… Disons que les activités musicales que je proposerai, serait beaucoup moins riches si je ne puisais pas dans le travail de I1 puisque je le sais, je n’aurai fait que du chant » D’ailleurs, engager la conversation avec I1 est un moyen pour W d’obtenir son aide pour la résolution d’un problème récurrent comme celui de « caler les syllabes » de certains couplets. C’est à ce moment que I1 et W comparent leurs expériences, en font des comptes rendus et mettent au point de nouveaux modes d’intervention pour réaliser leurs objectifs. Par ailleurs, les propositions de l’intervenante constituent une aide potentielle dans la mesure où W va acquérir de nouvelles techniques qui pourront lui être utiles dans l’exercice de son métier. Elle nous dit : « j’ai repris par exemple, des choses que j’avais fait avec F (le conseiller pédagogique) au niveau de l’échauffement musical, et bien là, c’était des petits jeux pour mettre le corps à l’aise, ça je l’ai repris, comme j’ai repris d’ailleurs, à I1, quand elle fait mettre les élèves en rond, et qu’on écoute une musique et que chacun cherche un mouvement sur cette musique, ça c’est vrai que je l’ai repris … Quand on a travaillé sur certains chants, pour les écoles qui chantent, je note s’il y a des accentuations sur telle ou telle syllabe, je note pour pouvoir ensuite les reprendre avec mes élèves … Je me rappelle qu’avec I1, j’avais fait un paysage sonore mais c’était elle qui me l’avait proposé, je me rappelle à ce moment là, j’avais la classe de CP, c’était très superficiel, il y avait la lecture d’un texte et il y avait la création d’un bruitage, je trouvais qu’au CP, le but c’était de créer et en fait c’était trop dirigé, donc quand je les repris en classe, j’avais envie que ça soit plus en éveil, c’était à la limite gratuit et les élèves se mettaient à jouer pour découvrir les différents sons. Avec I1, c’était pas du tout pareil, elle est très rigoureuse sur les musiques qu’elle fait écouter, les chants qu’elle apprend, le rythme, la façon de poser la voix, de diriger, euh, les instruments qu’elle présente à mes élèves, c’est incroyable quoi, j’apprends à tout point de vue, à chaque phrase, de l’échauffement au quart musical et instrumental ». Ces adultes référents ont ainsi constitué une cellule productive, fondée sur des codes et un langage commun. Elles mettent en œuvre une réflexion pédagogique approfondie, 12 au-delà du partage des locaux, du matériel, des échanges pratiques, d’organisation du spectacle. Chacune d’entre elles propose des pistes et des solutions différentes pour remédier au problème. Elles ont trouvé des solutions à partir d’une lecture fine des partitions, d’investigations théoriques et pratiques, de l’évocation des échanges avec le conseiller pédagogique, etc. D’ailleurs, elle nous déclare : « chaque fois où je me suis permise de lui donner un conseil, c’était par rapport à mes orientations, oui, par rapport au chant, quel type de chant, dans quel type d’origine culturelle, mais après je me laisse guider, il n’y a pas de souci, elle est beaucoup plus professionnelle que moi, c’est très carré avec I1, rien que sur la justesse rythmique, c’est d’ailleurs à ce niveau que je fais le plus attention en classe ». b) Du respect des territoires à la complémentarité des compétences Contrairement à sa collègue de travail, l’enseignante Y ayant un fort niveau de participation au dispositif (profil C) oscille entre le besoin de se démarquer en montrant ses capacités dans le domaine musical et le besoin de s’intégrer à ce type de dispositif. Voici ce qu’elle nous déclare : « en musique, je suis pas du genre à m’asseoir au fond de la classe à corriger mes cahiers, je ne supporte pas déjà le concept, correction de cahier pendant les cours de musique … Il y a entre nous une participation duelle, je l’avais bien écrit dans le premier questionnaire, il y a des interventions à des moments d’elle, il y a des choses que je sens qu’elle oublie, donc tu vois, je reprends, euh, tu vois, quand elle leur parle de musique, je sais pas, d’un pays, je trouve important pour les enfants de situer le pays sur la carte, c’était moi qui l’avait poussée à avoir une carte pour mieux situer les, je trouvais que c’était important, il y a des petits trucs comme ça auxquels elle pense pas tout le temps parce qu’elle est, avant tout, musicienne et que nous, dans notre pratique de classe, on sent mieux parce qu’on voit les corrélations, les liens qui peuvent se tisser par ailleurs, donc je le conçois comme quelque chose de duel et de parallèle, avec des apports évidemment, elle en musique, beaucoup plus musicaux que moi, mais des trucs parallèles qui peuvent apporter aux enfants, moi, je le vois comme une construction tournée vers l’enfant donc, on peut être tout à fait complémentaire sans se marcher dessus quoi, moi, je le conçois comme ça, et je pense pas, je pense pas que ça la gêne et moi, ça me gêne pas du tout de travailler comme ça ». Par ailleurs, Y perçoit les savoir-faire de l’intervenante I1 comme étant compatibles avec les siens, dans la mesure où Y ne perçoit pas ses suggestions comme une menace pour ses propres habiletés. Même si Y nous déclare avoir joué un rôle important dans la prise en charge des tâches d’enseignement qu’il partage malgré tout avec I1, nous constatons que ce qui l’incite à s’engager, c’est le degré de reconnaissance des savoir-faire de I1. Il s’agit autant d’une collaboration pour l’accomplissement des tâches liées à l’organisation didactique et pédagogique des activités musicales qui leur sont confiées que d’une participation collective à une œuvre commune. En d’autres termes, le projet musical « Musitérannée » est source de gain identitaire, il permet à Y de se faire connaître, reconnaître dans son identité professionnelle, et place I1 en position d’expert vis-à-vis de son travail. Dans cette perspective, le projet musical, parce qu’il favorise l’égal accès de tous au capital symbolique, est une garantie de fonctionnement démocratique et 13 de préservation du bien collectif. Toutefois, cette forme de coopération doit laisser une place suffisante aux individualités et permettre aux identités de s’affirmer. D’ailleurs, Y nous dit : « il n’y a pas de censure. Chacun dit ce qu’il veut, pas de sous-entendu entre nous, parole très libérée… Je fais souvent appel à I1 selon le problème qui est le plus judicieux pour répondre à ma demande… J’écoute très attentivement ses idées, mais c’est assez démocratique. Il y a un certain consensus ». Cette déclaration est également soulignée dans la grille d’analyse des situations interactives observées compte tenu du nombre relativement élevé des prises de parole dites « emboîtées » durant lesquelles Y demande régulièrement à I1 des indications sur la réalisation du projet musical, sa démarche pédagogique et son mode de fonctionnement. D’autre part, Y semble apprécier la confrontation avec I1 en ce qu’elle facilite la transmission orale de l’expérience et lui permet de construire sa propre approche pédagogique (Charles, 1988). Ainsi, I1 joue « une sorte de mentorat informel» (Tardif & Lessard, 1999) compte tenu qu’elle lui donne régulièrement des conseils, des stratégies de travail et des consignes expressives que Y va mobiliser dans sa pratique pour la réalisation adéquate d’un chant, d’un mime ou d’une attitude corporelle. Ces observations suggèrent que ce travail en partenariat est avant tout un lieu de professionnalisme vécu collectivement, dans des activités où les uns et les autres se trouvent plus ou moins associés dans un même lieu. c) Elargissement des rôles et problèmes de coopération En ce qui concerne l’enseignant Z, ayant un faible niveau de participation au dispositif (profil A), ce dernier préconise plus longtemps des prises de parole dites « plurielles » correspondant à des moments de décisions collectives très conflictuelles qui semblent tout de même liés à des critères administratifs, notamment par le fait qu’il occupe une position sociale particulière : c’est un maître formateur. D’ailleurs, le conflit résulterait plus souvent de l’objectif poursuivi par chacun des protagonistes pour la réalisation d’une tâche particulière : prenons l’exemple du jeu des syllabes proposé par I2 comme un outil de travail permettant aux élèves d’identifier la différence entre pulsation et rythme. Pendant la séance, Z l’interpelle « je ne comprends pas ta démarche, pourquoi les avoir fait écouter si tu voulais leur faire la vocalise ». Elle lui explique : « c’est pour qu’ils perçoivent ce que c’est un rythme… Il y a des rythmes différents ». Dans ces circonstances, ces échanges lorsqu’il s’agit de rendre compte de leur démarche pédagogique ne se passent pas entre personnes associées au même projet musical, mais sont perçus comme un affrontement des compétences entre corps professionnel, si bien que Z se borne à ne rien faire et dire qui puisse menacer la posture de I2 ou la mettre mal à l’aise par rapport aux élèves. D’ailleurs, I2 qui feint de ne pas entendre les désaccords dissimulés de Z poursuivra son enseignement comme si l’événement perturbateur n’avait pas eu lieu. En fait, les représentations qu’ils se font l’un de l’autre jouent un grand rôle dans la nature de leur communication. Même si Z déclare que l’intervenante I2 lui a apporté des connaissances importantes en matière de musique, Z se sent dépossédé du savoir technique du métier qu’il fait quotidiennement. C’est ainsi que chaque individu se cantonnant dans son corps professionnel joue de façon caricaturale le rôle qui lui est attribué. D’ailleurs, il nous déclare : 14 « j’ai l’impression d’avoir plein de trucs qui s’entrechoquent, et notamment je reviens sur mon dispositif à construire parce que pour moi, c’est ça d’être enseignant qui cherche à savoir quoi faire aux enfants pour les aider à comprendre une notion, c’est là que je suis en total désaccord, c’est là que je clache avec I2, pour elle, l’intensité c’est quand ça monte et ben non, ce n’est pas comme ça qu’on va faire accéder une notion parce que ça, c’est du conditionnement… Il ne fallait pas qu’elle le dise, c’est là que je suis très vite intervenu car je perdais le fils, la notion avait été trop vite construit, à mon sens, ça valait pas le coup d’aller plus loin, et c’est pour ça que je lui ai dit de passer au chant. Elle sait très bien que si quelque chose ne va pas, je lui dirais, je me souviens d’être de nouveau intervenu pour lui dire que l’écoute n’était pas vraiment à sa place, elle fait écouter une vocalise alors qu’elle n’était pas en situation d’écoute, si tu fais faire une course, tu ne fais pas faire une natation, déjà c’était pas l’objectif qu’on s’était fixé, l’objectif c’était la simultanéité, qu’est ce qu’elle me parle de rythme, qu’est ce ça vient faire là, justement, encore une fois, je pense qu’elle a tellement voulu me montrer qu’elle avait innové, et du fait, elle s’est rendue compte que je l’avais critiqué, alors que c’était pas méchant… Avec I2, il faudrait sans cesse faire des réunions mais j’avoue qu’au bout d’un moment, on en a marre, mais c’est vrai que parfois elle me parle de jeux intéressants, j’ai vu parfois des petits trucs, ce qu’elle a fait avec les pailles c’était intéressant mais tu as l’impression qu’elle ne le met pas au service d’un apprentissage, on dirait qu’elle le fait pour le faire, c’est un jeu qui arrive là, c’est plus de l’occupationnel que de l’apprentissage ». 2.1.3. Trois types de stratégies : protection, opposition et évitement Nous observons que l’enseignante W entretient régulièrement des relations « affinitaires » avec l’intervenante I1, compte tenu du nombre relativement faible des stratégies d’opposition. D’ailleurs, pour résoudre un problème de justesse dans l’interprétation du chant « fee fye, le crapaud», W adopte plus souvent une attitude d’acquiescement aux solutions proposées par I1. Ces « stratégies de protection » (Goffman, 1973) consistent pour W à ne rien faire qui puisse menacer la posture de I1 ou la mettre mal à l’aise par rapport à ses suggestions. D’ailleurs, elle a souvent l’impression de jouer « le spectateur », de ne rien maîtriser de la séance. Elle ressent néanmoins une certaine gêne vis-à-vis de son métier. « Le fait d’avoir I1, c’est pas facile pour moi, car on est censé diriger la séance. On est à côté pour cadrer les choses, rôle difficile ». Même si W sait qu’elle partage les mêmes problèmes d’enseignement et qu’elle a des expériences et des réflexions à apporter, elle n’intervient que lorsqu’elle a été conviée pour donner son opinion. D’ailleurs, W évoque un sentiment de « solidarité » pour décrire le simple fait de s’entraider dans les moments difficiles ou d’entretenir des relations sociales. «Actuellement, la solidarité professionnelle est nécessaire pour pouvoir travailler, c’est la base. Il faut arrêter l’individualisme… On est obligé de travailler en groupe. Quand j’ai débuté, c’était très cloisonné. On ne pouvait pas s’échanger des idées ». La qualité des relations sociales est mentionnée comme un facteur important pour permettre une bonne ambiance de travail. Ce travail en partenariat, c’est aussi un espace-temps où elle peut 15 se détendre, le cas échéant des gestes d’entraide en cas de besoin. L’espace de responsabilité pédagogique partagée ; l’idée d’une communauté vécue et pas seulement théorique. Toutefois, une des dimensions repérables des relations entre l’enseignante Y et l’intervenante I1 est l’existence de tensions et de conflits. En effet, Y tentera à tout instant de mettre à profit sa marge de liberté de telle sorte que sa participation soit payante pour elle. Pour satisfaire ses propres exigences quant au choix des contenu, des thèmes, des démarches pédagogiques, Y nous déclare : « quand on sent que ça avance ou que ça piétine, on peut avoir un feeling quoi qui fait qu’on va intervenir, stopper pour pouvoir faire progresser le groupe ». En général, Y n’hésite pas à entrer en conflit avec I1, plus particulièrement pour la résolution d’un problème chorégraphique. En effet, nous observons que Y est appelée à prendre des décisions importantes sur le mode de regroupement des élèves, soit « en arc en ciel », soit « en file indienne ». Lorsqu’il est question de défendre ses convictions pédagogiques, les mettre en commun et les discuter, tout un entre-deux apparaît : Y, unique référent de la classe ; I1 expérimentée dans son domaine. Ces stratégies interactionnelles s’inscrivent donc dans une sorte de jeu, défini ici comme « un mécanisme concret grâce auquel les hommes structurent leurs relations de pouvoir et les régularisent tout en leur laissant- en se laissant – leur liberté » (Crozier & Friedberg, 1977, p.97). Nous constatons ainsi que chacune d’elle défend son espace et évite les intrusions injustifiées. Même si l’enseignant Z entretient des relations conflictuelles avec l’intervenante I2, celui-ci adopte fréquemment des « stratégies d’évitement » dans le sens où il va par exemple s’abstenir d’aborder certains sujets de conversations considérés comme délicats. D’ailleurs, il nous dit : « la relation est difficile parce qu’il faudrait sans arrêt faire le point sur tout et puis à un moment, ça me use, c’est beaucoup de travail, c’est beaucoup demandé à moi et à I2, c’est peut être trop à deux, je me contente de la laisser faire, pourquoi la forcer à construire l’intensité, les mettre par groupe, varier les situations, c’est vrai aussi que c’est mon rôle mais enfin, quand elle est avec moi, c’est son rôle aussi, et puis elle connaît les priorités qu’on s’est fixé tous les deux, c’est vrai que là, c’est moi qui lui est imposé, parce que c’est l’enseignant qui parle, c’est moins la musique qui parle, c’est l’enseignant dans toutes les matières ». Dans la mesure où Z reste maître de son cours, de son évaluation et de ses relations avec les élèves, à quoi bon s’exprimer et risquer les désagréments d’une relation conflictuelle. Cette contradiction n’explique pas elle seule la méfiance de Z voir parfois son opposition à s’engager collectivement. Elle s’explique largement par un déficit de formation, par un système de valeurs égalitaires, par une crise d’identité professionnelle mais aussi parfois par un calcul stratégique. Si le travail collectif reste malgré tout aussi fragile et aléatoire, marqué dans bien des situations par des attitudes de retrait face aux propositions de l’intervenante I2, c’est peut-être du côté de la prescription elle-même, de sa définition officielle qu’il faut se tourner. Même si l’idéologie officielle encourage la pratique du travail collectif comme la réponse à la solitude de l’enseignant, nous observons l’étonnante incapacité de Z à déléguer l’enseignement de la musique à une tierce personne. Pour ce maître, ce lien entre garder l’identité du groupe classe et l’enseignement personnel des 16 disciplines participe au plus au haut point à son identité professionnelle. D’ailleurs, il nous dit : « Travailler avec I2, c’est plus une contrainte parce que c’est une catastrophe au niveau de la gestion pédagogique, mais c’est aussi une ressource parce que, quand elle me dit, non la hauteur c’est pas ça, la double croche, c’est pas ça, c’est vrai que là elle m’apporte au niveau du savoir musical, ce qui m’embête c’est qu’elle va trop vite, elle dit la notion et voilà … C’est vrai que si je l’avais pas, il me manquerait le côté technique que I2 a parce que le chant, je te l’ai dit, j’ai du mal à utiliser ma voix, et puis elle m’apporte beaucoup sur le plan de la didactique, moins sur le pédagogique, je te l’avoue, non, parce que justement, il me semble qu’elle est très défaillante sur ce plan là, voilà, c’est ce que je voulais dire, je m’interroge vraiment sur la place des intervenants, il faut que je relise les BO pour voir un peu plus le rôle des intervenants, c’est pas trop clair, car j’ai l’impression d’être à porte à faux, et notamment sur les apprentissages ». Pourtant, l’analyse des situations interactives montre à quel point la relation avec l’intervenante I2 apparaît d’une grande incidence sur le travail de l’enseignant Z. En effet, les échanges constituent autant d’occasion pour ce maître d’acquérir de nouveaux savoirs et savoir-faire. D’ailleurs, il nous déclare : « lors d’une réunion informelle, elle m’a dit par exemple, tu pourrais leur dire qu’on pourrait mettre une virgule, la phrase n’est pas finie, ça je l’ai repris pour aider les élèves à mieux découper le morceau dona, dona, encore une fois, elle m’a apporté son truc, et je me souviens que je lui ai demandé, qu’est ce que c’est une phrase, et elle m’a dit, quand elle est finie c’est comme quand tu y mets une virgule, et même à ce moment là, elle m’a expliqué la ligne mélodique, avec les notions de répétition ou de superposition, là aussi, ça vient aussi des interrelations avec I2, ça aussi on l’a évoqué dans des réunions informelles, elle m’a parlé de simultanéité, succession, elle a du me dire des choses qui, qui m’a fait rebondir dans ce sens là, parce que, d’où la richesse des confrontations, où chaque fois elle recalait mes représentations, ça me permettait en fait de voir si j’étais dans la bonne voie ». Conclusion Les résultats de notre recherche ont mis en avant que les interactions sociales relèvent plus souvent de problèmes concernant l’organisation didactique des savoirs et des activités musicales, et ceci quel que soit le binôme observé. D’ailleurs, la préparation en commun de certaines séquences de chant est le dispositif de travail le plus retenu par les maîtres relevant des profils B et C, précisément parce qu’il répond étroitement au souhait d’être aidé dans le fonctionnement quotidien de leur classe. Dès lors, ces adultes référents négocient des stratégies interactives qui reposent sur l’interdépendance liée à des tâches qui représentent autant de problèmes à résoudre et leur résolution nécessite l’ensemble des ressources du groupe. Ces variations constatées montreraient que la présence d’intervenant(s) de musique chargé de délivrer une information, de créer une norme commune de travail est pour le moins d’une grande utilité pour le maître dans la mesure où ces échanges lui permettront de modifier ses pratiques 17 d’enseignement et de développer de nouveaux savoirs professionnels nécessaires dans l’exercice de son métier. Ces spécialistes de musique sont donc porteurs de normes de travail alternatives par rapport aux objectifs des enseignants. Ces adultes référents construisent entre eux des modalités de travail pour partager des informations et résoudre des problèmes communs. Soulignons néanmoins que certains enseignants possèdent « dans leur valise » une base de connaissances théoriques et pratiques qui va leur permettre alors de recourir aux informations nécessaires à la résolution du problème. L’échange est ainsi vu comme le moteur essentiel de l’apprentissage professionnel. Il apparaît évident que la relation interpersonnelle influence fortement l’apprentissage. Nous pouvons néanmoins constater que certains facteurs ont une incidence sur les situations interactives : les plus importants relèvent de caractéristique socioprofessionnelle (comme le genre, le statut, le degré de participation au dispositif, le type de binôme) ; d’autres dépendent du degré de sympathie ou d’antipathie que le maître éprouve pour l’intervenant ; d’autres enfin tiennent aux caractéristiques physiques du partenaire (l’occupation de l’espace et la distance interpersonnelle). Néanmoins un enseignant peut construire de nouveaux savoirs professionnels directement à partir du travail de l’intervenant sans utiliser le langage articulé, mais par observation, par imitation et par la pratique de gestes, de mimes, etc. Cette hypothèse donne lieu à des études actuellement en cours. 18 Bibliographie : Baillat, G. & Mazaud, A. (2002). L’éducation musicale à l’école. Un point de vue sur la polyvalence des enseignants du premier degré. Recherche et formation, n°40, pp. 95-120 Berger, P. & Luckmann, T. (1992). La construction sociale de la réalité. Paris : Méridiens Klincksiek Bertaux, D. (1997). Les récits de vie : perspective ethnosociologique. Paris : Nathan Blanc, J. (2007). Contribution et mobilisation de savoir professionnel : le cas des pratiques enseignantes d’éducation à l’école primaire. Thèse en sciences de l’éducation, Université de Toulouse II Le Mirail Charles, F. (1988). Instituteurs : un coup au moral. Paris : Ramsay. Crozier, M. & Friedberg, E. (1977). L'acteur et le système. Paris : Seuil Desmarais, D. & Greel, P. (1986). Les récits de vie, théorie, méthode et trajectoires types. Montréal : A. Saint-Martin. Dubar, C. (1991). La socialisation : construction des identités sociales et professionnelles. Paris : A. Colin. Dupriez, V. (2003). De l’isolement des enseignants au travail en équipe : les différentes voies de construction de l’accord dans les établissements. Les cahiers de recherche du GIRSEF, n°23, pp.3-18 Etienne, R. (2000). Les réseaux d’établissements, enjeux à venir. Paris : ESF. Fernandes, S. (2007a). Participation à un dispositif pédagogique « musical » et apprentissages professionnels des enseignants du primaire. Questions vives. Etat de la recherche en éducation, n°8, pp.115-128 Fernandes, S. (2007b). Compétences professionnelles et construction identitaire des enseignants dans un contexte de travail en partenariat. Colloque « compétences et socialisation », organisé par le centre de recherches sur la formation, l’éducation et l’enseignement (CERFEE) à l’Université Montpellier III, le 7 et le 8 septembre 2007. Garnier, P. (2003). Faire la classe à plusieurs : maîtres et partenariats à l’école élémentaire. Rennes : PUR. Goffman. E. (1973). La mise en scène de la vie quotidienne. Présentation de soi. Tome 1. Paris : Minuit Hall, E.T. (1971). La dimension cachée. Paris : Seuil. 19 Huberman, M. (1989). La vie des enseignants. Evolution et bilan d’une profession. Paris : Delachaux et Niestlé. Khon, R.C. (1994). La notion de réseau. In CHARLOT, B. (éd.). L’école et le territoire : nouveaux espaces, nouveaux enjeux. Paris : A. Colin. Marc, E. & Picard, D. (1989). L’interaction sociale. Paris : PUF. Marc, E. & Picard, D. (2000). interpersonnelles. Paris : Dunod. Relations et communications Marcel, J-F. (2005a). Apprendre en travaillant. Contribution à une approche sociocognitive du développement professionnel de l’enseignant. Note de synthèse en vue de l’habilitation à diriger des recherches. Université de Toulouse II le Mirail. Marcel, J-F. & Piot, T. (2005b). Dans la classe, hors de la classe, L’évolution de l’espace professionnel des enseignants. Lyon : INRP. Marcel, J.F., Dupriez, V., Perisset-Bagnoud, D. & Tardif, M. (2007). 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