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Revue québécoise de psychologie, vol. 23, n° 2, 2002 LE LOBE FRONTAL ET LA MÉMOIRE ÉPISODIQUE: UNE PERSPECTIVE COGNITIVE NEUROSCIENTIFIQUE1 Martin LEPAGE2 Université McGiI/ Amélie M. ACHIM Université McGiI/ Résumé L'arrivée des techniques de neuroimagerie fonctionnelle a suscité un regain d'intérêt pour J'étude des bases neurobiologiques de la mémoire chez J'humain. Ces techniques ont permis de mettre en évidence un ensemble de régions cérébrales impliquées dans les processus de mémoire épisodique (encodage et récupération), rétablissant /'importance accordée aux lobes frontaux. Ce(§lrticle présente un aperçu des études neuropsychologiques et de neuroimagerie permettant d'associer les lobes frontaux aux différents processus mnésiques. Reste à approfondir nos connaissances sur la contribution spécifique des différentes régions frontales dans ces processus mnésiques et à examiner les interactions avec les régions cérébrales postérieures, incluant les structures du lobe temporal médian, impliquées dans le stockage d'information en mémoire. Mots clés: mémoire épisodique, lobe frontal, neuroimagerie fonctionnelle INTRODUCTION La mémoire fascine en bonne partie à "cause des conséquences que peuvent entraîner les troubles de cette fonction. Des troubles insidieux de mémoire qui surviennent au début de la démence de type Alzheimer jusqu'au syndrome amnésique complet qui arrache au patient son passé mais aussi son futur, la mémoire fascine car elle est à la base de notre identité. Comprendre les substrats neurobiologiques qui sous-tendent la mémoire demeure une priorité des neurosciences, un domaine de recherche depuis peu soutenu par les développements de la neuroimagerie fonctionnelle. Historiquement, le lobe frontal a été une des premières régions cérébrales identifiées comme jouant un rôle dans les processus mnésiques tant chez le singe (Jacobsen, 1935) que chez 1. 2. La rédaction de cet article a été soutenue par une subvention de fonctionnement des IRSC. Martin Lepage, Ph.D., Groupe d'Imagerie Cérébrale, Centre de Recherche de l'Hôpital Douglas, Université McGill, 6875 boul. LaSalle, Verdun (QC), H4H 1 R3. Téléphone: (514) 761-6131 poste 4393. Télécopieur: (514) 888-4064. Courriel : [email protected] 147 l'homme (De Morsier, 1929). Cependant, la documentation d'une amnésie profonde chez le patient H.M. suite à l'ablation chirurgicale de la formation hippocampique et du cortex environnant, vers la fin des années cinquante, a canalisé la recherche des bases neurobiologiques de la mémoire vers cette région. Aujourd'hui, les techniques de neuroimagerie fonctionnelle nous permettent en quelque sorte de «redécouvrir », ou du moins d'apprécier de nouveau, l'importance du lobe frontal pour les fonctions mnésiques. . LES SYSTÈMES DE MÉMOIRE Les chercheurs s'entendent pour postuler l'existence de systèmes de mémoire multiples chez l'humain (Eichenbaum, 2000; Squire, Knowlton et Musen, 1993; Tulving et Schacter, 1990). Squire et collaborateurs (Squire et al., 1993) suggèrent une première grande subdivision entre mémoire déclarative et mémoire non déclarative. La mémoire non déclarative est composée de plusieurs sous-systèmes de mémoire indépendants les uns des autres. Elle comprend la mémoire procédurale qui concerne l'acquisition graduelle et le maintien de diverses aptitudes à agir sur le monde, par exemple acquérir et conserver l'habileté de monter à vélo. Elle comprend aussi l'amorçage perceptuel (facilitation du traitement d'une information familière) et les apprentissages simples tels le conditionnement classique, le conditionnement opérant, l'habituation et la sensibilisation. On qualifie souvent ces systèmes d'implicites car le rappel d'information en mémoire ne se fait pas de façon consciente. La mémoire déclarative, par opposition, permet le rappel conscient ou explicite d'événements personnels (mémoire épisodique) et de faits ou de connaissances générales (mémoire sémantique). La mémoire épisodique, dont il sera question dans cet article, concerne la rétention des événements autobiographiques récents ou anciens. C'est le système qui se rapproche le plus de la définition populaire de la mémoire. La mémoire sémantique consiste en l'ensemble des connaissances sur le monde, incluant le langage et les caractéristiques associatives fonctionnelles des mots et des concepts. C'est ce système qui nous permet, par exemple, de savoir qu'une pomme est un fruit. En bref, se rappeler le moment de la naissance de son premier enfant fait appel à la mémoire épisodique, tandis que de répondre à la question « Quelle est la capitale de la France? » fait appel aux informations de la mémoire sémantique. Bien que cela soit controversé (Squire et Zola, 1998), certaines études neuroscientifiques suggèrent que les deux systèmes de mémoire déclarative (épisodique et sémantique) soient relativement indépendants l'un de l'autre, ou du moins que le système de mémoire épisodique puisse être affecté sans atteinte de la mémoire sémantique (Hodges et Graham, 2001; Tulving et Markowitsch, 1998; Vargha-Khadem et al., 1997). La Figure 1 présente de façon schématique l'organisation de ces systèmes de mémoire à long terme. 148 RQP, 23(2) Figure 1 Une taxonomie des systèmes de mémoire à long term~ d'après Squire et al. (1993) ÉTAPES DU ÉPISODIQUE TRAITEMENT EN MÉMOIRE La mémoire épisodique peut être divisée en trois étapes successives: l'encodage, la consolidation et la récupération d'information en mémoire. La première étape, l'encodage, concerne l'acquisition de nouvelles informations. Plusieurs facteurs jouent sur l'efficience de l'encodage en mémoire, notamment le type de traitement effectué (superficiel ou élaboré) et la nature des stimuli (abstrait ou concret) (Craik et Lockhart, 1972; Tulving, 1983). La majeure partie de l'information encodée sera oubliée par la suite et seulement une petite portion restera accessible. L'étape suivante, la consolidation, concerne les processus de stockage à long terme des souvenirs (McGaugh, 2000). C'est la consolidation qui, soutenue par l'activité cérébrale de la formation hippocampique, expliquerait le passage de la mémoire à court terme vers la mémoire à long terme. Finalement, la récupération concerne les processus nécessaires au recouvrement de l'information en mémoire. La récupération peut faire appel aux processus de rappel ou de reconnaissance. Le rappel consiste à récupérer l'information emmagasinée en utilisant un minimum d'indices externes, par exemple se remémorer une image qui nous a été présentée préalablement. La reconnaissance consiste à évaluer le caractère ancien ou « déjà vu» du matériel présenté, par exemple reconnaître l'image « déjà vue» parmi une série de nouvelles images. BASES NEUROBIOLOGIQUES DE LA MÉMOIRE ÉPISODIQUE Effet de lésions hippocampiques sur la mémoire épisodique Afin de mieux cerner les bases neurobiologiques de la mémoire chez l'humain, les chercheurs se sont penchés sur l'effet des lésions cérébrales sur les fonctions neuropsychologiques. Une série d'études réalisées durant les années cinquante auprès d'un patient connu sous les initiales H. M. ont 149 été déterminantes dans le domaine de la neuropsychologie de la mémoire. Afin de contrôler une épilepsie réfractaire, H. M. avait dû subir une ablation de la formation hippocampique et du cortex environnant (entorhinal, périrhinal et parahippocampique) dans les deux hémisphères cérébraux. Les travaux de Scoville et Milner ont pu mettre en évidence une amnésie importante chez ce patient (Milner, 1966; Scoville et Milner, 1957). H. M. présentait en effet une amnésie antérograde sévère, soit des difficultés à acquérir de nouveaux souvenirs et à se rappeler des événements survenus après l'opération. De plus, H. M. présentait une amnésie rétrograde d'une durée d'environ 11 ans, c'est-à-dire qu'il n'arrivait pas à se souvenir des événements survenus dans les 11 années précédant l'opération. Par contre, malgré ces graves lacunes, les autres fonctions neuropsychologiques de H. M., comme le langage, l'attention et les habiletés visuo-spatiales, étaient intactes. D'autres systèmes de mémoire, par exemple la mémoire procédurale, étaient aussi intacts. On a depuis documenté bon nombre de cas de patients devenus amnésiquës suite à de telles lésions. Le contraste entre la sévérité des troubles de mémoire épisodique et la normalité des autres fonctions neuropsychologiques suite à des lésions focalisées de l'hippocampe est remarquable, ce qui a contribué à orienter la recherche sur la mémoire majoritairement vers les structures du lobe temporal médian. Toutefois, il est depuis longtemps reconnu que d'autres régions jouent un rôle important dans les processus de mémoire épisodique. C'est le cas notamment du lobe préfrontal et de la région diencéphalique qui étaient, dès 1929, considérés par De Morsier comme les deux pôles de la fonction mnésique (De Morsier, 1929). Effet de lésions frontales sur la mémoire épisodique Le cortex préfrontal peut être divisé en cinq grandes parties en se basant sur des critères anatomiques et fonctionnels (voir Figure 2). Juste à l'avant du sillon central se trouvent l'aire motrice primaire et l'aire prémotrice. La partie située antérieurement au cortex prémoteur est nommée cortex préfrontal. Le cortex préfrontal peut être subdivisé en trois parties distinctes, soit une partie dorsolatérale, une partie ventrolatérale et une partie orbitale ou polaire. Nos connaissances concernant la connectivité du lobe frontal proviennent essentiellement d'études réalisées chez le singe. Ces études ont permis d'identifier une connectivité directe et indirecte du lobe frontal aux structures du lobe temporal médian. La connectivité directe lie de façon réciproque des régions frontales (orbitale et médiane) à l'hippocampe et au cortex entorhinal (deux structures du lobe temporal médian), tandis que la connectivité indirecte transite par certains noyaux thalamiques qui projettent de manière diffuse vers le lobe frontal (Barbas, 2000; Cavada, Company, Tejedor, Cruz-Rizzolo et Reinoso-Suarez, 2000). 150 RQP, 23(2) Figure 2 Les subdivisions du lobe frontal: l'aire motrice primaire (1) e11'aire prémotrice (2). Le cortex antérieur au cortex prémoteur constitue la partie préfrontale et se subdivise en une partie dorsolatérale (3), une partie ventrolatérale (4) et une partie orbitale ou polaire (5) Plusieurs études cliniques publiées entre les années 1920 et 1940 ont examiné l'effet de lésions frontales sur les fonctions mnésiques, sans égard à la localisation de ces lésions au sein du lobe frontal. Par exemple, Kolodny (Kolodny, 1929) a observé des troubles de mémoire des événements récents chez 13 des 30 patients porteurs de lésions frontales participant à son étude. Il a aussi noté des troubles de l'humeur et du comportement chez la majorité de ses patients. Frazier (Frazier, 1936) et Messiny (Messiny, 1939) ont tous deux étudié des groupes d'une centaine de patients présentant une tumeur dans la région frontale. Ils ont eux aussi observé des troubles de mémoire chez la majorité des patients. Les patients présentaient de plus des troubles d'attention (Frazier, 1936; Messiny, 1939) et de troubles de comportement (Messfny, 1939). Dans ces premières études, il n'est pas question d~amnésie globale, mais plutôt de troubles importants de la mémoire des événements récents. Dans le même sens, les études contemporaines sur l'effet des lésions frontales soutiennent que l'on observe rarement un syndrome amnésique complet (Mayes et Daum, 1997). Des cas d'amnésie importante ont toutefois été notés chez quelques patients présentant des tumeurs de la partie ventromédiane du lobe frontal (Lu ria, 1976). Dans ces quelques cas, des dommages s'étendant au-delà du cortex frontal et atteignant le prosencéphale basal (cerveau antérieur) pourraient cependant expliquer les déficits mnésiques (Petrides, 1989). Des déficits de mémoire sont toutefois observés chez les patients porteurs de lésions frontales. Ces déficits peuvent être définis par une performance significativement inférieure à celle de sujets contrôles à certains tests de mémoire. Janowsky et collaborateurs (Janowsky, 151 Shimamura, Kritchevsky et Squire, 1989a) ont comparé la performance de patients avec lésions frontales unilatérales. à celle d'amnésiques bihippocampiques, d'amnésiques suite à un syndrome de Korsakoff et de sujets normaux. Ils ont constaté que les patients avec lésions frontales performaient mieux que les deux groupes d'amnésiques, mais en général moins bien que les sujets contrôles. De plus, le groupe avec lésions frontales présentait un déficit beaucoup plus important pour les tâches de récupération en mémoire faisant appel au rappel plutôt qu'à la reconnaissance alors que les deux autres types d'amnésiques montraient, une performance similaire pour les deux types de tâches. Ce patron de résultats, qui a été maintes fois observé depuis (Wheeler, Stuss et Tulving, 1995), laisse présumer que les difficultés mnésiques se situent au niveau de la récupération plutôt que de l'encodage ou de la consolidation. En effet, l'information semble avoir été bien encodée et consolidée par les patients puisqu'elle peut être récupérée lorsque de bons indices sont fournis (comme dans le cas de la reconnaissance) (Mayes et Daum, 1997; Wheeler et al., 1995). Les patients porteurs de lésions frontales présentent d'ailleurs d'autres troubles spécifiques à la récupération, soit des difficultés à se rappeler le contexte spatio-temporel des souvenirs (Janowsky, Shimamura et Squire, 1989b; Shimamura, Janowsky et Squire, 1990), des difficultés dans l'organisation et l'application de stratégies de rappel (Stuss et al., 1994) et dans le contrôle de l'interférence lors de la récupération (Shimamura, Jurica, Mangels, Gershberg et Knight, 1995). Il reste toutefois hasardeux de séparer les troubles d'encodage et de récupération chez des patients présentant des problèmes de mémoire. Par exemple, un encodage fragmentaire pourrait permettre la création d'une trace mnésique précaire, suffisante pour la reconnaissance, mais ne permettant pas le rappel libre. Chez les patients frontaux, les difficultés à bien performer aux tests de mémoire pourraient également être secondaires à des troubles d'attention ou à des troubles exécutifs. LES TECHNIQUES D'IMAGERIE FONCTIONNELLE ET L'ACTIVITÉ NEURONALE Les techniques d'imagerie cérébrale fonctionnelle permettent de distinguer les régions cérébrales impliquées dans l'encodage et dans la récupération d'information en mémoire en examinant l'activité cérébrale spécifiquement associée à l'exécution d'une tâche faisant appel à l'un ou l'autre de ces processus. La Tomographie par Émission de Positrons (TEP) et l'Imagerie par Résonance Magnétique Fonctionnelle (IRMf) sont deux techniques d'imagerie cérébrale fonctionnelle largement répandues; La TEP et l'IRMf 152 RQP, 23(2) permettent d'examiner les changements dans l'activité neuronale de diverses régions cérébrales en observant des fluctuations dans les propriétés du sang circulant dans le cerveau {Raichle, 1998). La TEP utilise un traceur radioactif qui permet de mesurer le flux sanguin alors que l'IRMf mesure les fluctuations de l'oxygénation du sang. Contrairement à la TEP, l'IRMf ne nécessite pas d'injection de substance radioactive et a donc l'avantage d'être une technique non invasive. Ces deux mesures de l'activité neuronale sont relatives plutôt qu'absolues. Pour identifier les aires cérébrales impliquées dans le déploiement d'une fonction cognitive spécifique, par exemple l'encodage en mémoire, il faut arriver à discerner l'activation cérébrale que cette fonction occasionne de l'activité cérébrale qui n'y est pas liée. La méthode de soustraction permet d'arriver à un tel résultat en comparant l'activité neuronale suscitée par une tâche expérimentale d'intérêt à l'activité neuronale suscitée par une tâche contrôle. De cette façon, il est possible d'éliminer une grande part du bruit et de cibler l'activité spécifique au processus d'intérêt. Cela implique toutefois que l'activité mesurée lors d'une tâche expérimentale dépend de l'activité mesurée durant la tâche contrôle. Pour plus d'information sur l'importance de bien choisir les tâches contrôles, le lecteur pourra se référer à Cabeza et Nyberg (Cabeza et Nyberg, 2000). NEUROIMAGERIE FONCTIONNELLE ET MÉMOIRE ÉPISODIQUE Encodage et lobe frontal Les premières études en neuroimagerie fonctionnelle de l'encodage en mémoire ont utilisé le paradigme des niveaux de traitement de l'information élaboré par Craik et Lockart (Craik et Lockhart, 1972), c'est-à-dire qu'elles ont comparé l'encodage d'informations verbales suite à un traitement superficiel ou à un traitement approfondi. Ainsi, Kapur et collaborateurs (Kapur et al., 1994) ont comgaré par TEP l'activité cérébrale associée à un encodage de surface (indiquer si la lettre "A" se retrouve dans les mots présentés visuellement) à l'activité cérébrale associée à un traitement sémantique favorisant un encodage efficace de l'information en mémoire épisodique (évaluer si les mots représentent une entité vivante ou non). En contrastant ces deux conditions, les auteurs ont pu observer une activation supérieure d'une région préfrontale gauche associée à l'encodage sémantique comparativement à la condition d'encodage de surface. Ces résultats ont depuis été reproduits à maintes reprises (Gabrieli, Poldrack et Desmond, 1998; Lepage, Habib, Cormier, Houle et Mclntosh, 2000b; Poldrack et al., 1999). Depuis, d'autres études ont soutenu'plus directement l'implication du lobe frontal dans l'encodage en mémoire. C'est le cas de deux études qui 153 ont examiné l'activité cérébrale durant une tâche d'encodage en mémoire consistant en la présentation de mots (Wagner et al., 1998) ou de photos de paysages (Brewer, Zhao, Desmond, Glover et Gabrieli, 1998). Une fois la session d'imagerie terminée, les participants complétaient un test de reconnaissance où ils devaient reconnaître les items présentés à l'encodage parmi un lot d'items servant de distracteurs. Les réponses émises servaient à distinguer l'activité cérébrale obtenue durant un encodage efficace (items subséquemment reconnus avec succès) de celle obtenue pour un encodage déficient (items subséquemment négligés lors du test de reconnaissance). Ces études ont permis de mettre en évidence le rôle du cortex préfrontal gauche et de la région hippocampique pour un encodage en mémoire efficace, c'est-à-dire que ces régions étaient plus actives lors de l'encodage des items dont les participants se sont bien souvenus par la suite. Récupération et lobe frontal La récupération d'information en mémoire semble particulièrement impliquer le lobe frontal. Depuis les toutes premières études TEP, l'activation de plusieurs régions du lobe frontal lors de la récupération a été maintes fois observée, et ce, peu importe la nature de l'information récupérée (verbale, non verbale, visuelle, auditive, etc.) et le type de tâches utilisé. Qu'il s'agisse de rappel libre (Petrides, Alivisatos et Evans, 1995), de rappel indicé (Lepage et al., 2000b) ou de reconnaissance, on observe une activation systématique du lobe frontal. Nombre d'études ont noté une activation préférentielle du cortex préfrontal droit durant la récupération (Lepage, Ghaffar, Nyberg et Tulving, 2000a; Nyberg, Cabeza et Tulving, 1996; Tulving, Kapur, Craik, Moscovitch et Houle, 1994). D'autres études ont observé une activation bilatérale, l'activité droite étant tout de même plus importante en termes d'intensité et de dimension de la zone activée. Quel est le rôle précis du lobe frontal dans la récupération d'information en mémoire? Plusieurs chercheurs ont tenté d'expliquer l'ensemble des données de façon parcimonieuse en suggérant l'existence d'un seul processus lié à la récupération, par exemple le succès du rappel (recouvrement mnésique réussi) (Rugg, Fletcher, Frith, Frackowiak et Dolan, 1996), l'effort nécessaire à la récupération d'information (Schacter, Alpert, Savage, Rauch et Albert, 1996) ou l'état mental (( mental set») nécessaire à la récupération (Ka pur et al., 1995; Nyberg et al., 1995). Dans une récente étude, nous avons cherché à déterminer si l'implication des lobes frontaux dépend ou non du succès de la récupération (Lepage et al., 2000a), c'est-à-dire si le lobe frontal est impliqué seulement lorsque le sujet arrive à se rappeler d'une information en mémoire ou s'il contribue plutôt à la tentative de récupération sans égard au succès. Pour ce faire, nous avons combiné les résultats de Dans une récente étude, nous avons cherché à déterminer si l'implication des lobes frontaux dépend ou non du succès de la récupération (Lepage et al., 2000a), c'est-à-dire si le lobe frontal est impliqué seulement lorsque le sujet arrive à se rappeler d'une information en mémoire ou s'il contribue plutôt à la tentative de récupération sans égard au succès. Pour ce faire, nous avons combiné les résultats de 154 RQP, 23(2) quatre études TEP (Düzel et al., 1999; Kapur et al., 1995; Nyberg et al., 2000b; Nyberg et al., 1995) pour un total de 53 participants, ce qui apportait une puissance statistique plus importante que celle d'études isolées. Chaque étude avait en commun deux conditions de reconnaissance: une première condition où la très grande majorité des items avait été étudiée préalablement, favorisant le recouvrement mnésique, et une deuxième condition où une très grande majorité des items étaient nouveaux, n'entraînant que peu de recouvrement mnésique. Ces deux conditions avaient en commun d'impliquer une tentative de récupération puisque dans les deux cas il était possible que le matériel ait été préalablement présenté. Une troisième condition consistait en une tâche d'encodage, perceptuellement similaire aux tâches de reconnaissance, mais n'impliquant pas de processus de récupération. L'analyse conjointe de ces résultats a permis de mettre en évidence l'implication de six régions corticales actives à la fois (durant la récupération d'items préalablement étudiés et durant la reconnaissance d'items nouveaux. Il est intéressant de noter que ces six sites sont situés dans les lobes frontaux (un site dans le cortex cingulaire antérieur et cinq dans le cortex préfrontal) et que nous n'avons trouvé aucune activation des régions postérieures (voir Figure 3, partie supérieure). Nous avons donc conclu à l'implication des régions frontales dans l'établissement et le maintien d'états cérébraux supportant la récupération d'information en mémoire, un processus que nous avons nommé « mode de rappel ». D'un point de vue cognitif, le mode de rappel est un état mental favorisant le traitement de l'information en tant qu'indices pour la récupération. D'un point de vue neuroscientifique, ces régions du lobe frontal pourraient servir à influencer ou à biaiser le traitement au niveau des systèmes perceptuels (Miller et Cohen, 2001). Dans cette même étude, nous avons aussi observé un patron d'activation spécifique au recouvrement d'information en mémoire. Ainsi, en comparant la condition de reconnaissance des items majoritairement « déjà vus» à la condition des items majoritairement nouveaux, nous avons observé une activation importante du cortex préfrontal gauche et d'autres régions corticales (voir Figure 3, partie inférieure). D'autres études ont aussi fait état d'une activation des régions préfrontales pour la récupération de matériel préalablement étudié (Habib et Lepage, 2000; Konishi, Wheeler, Donaldson et Buckner, 2000). Dans une autre étude TEP (Lepage, Mclntosh et Tulving, 2001), nous avons examiné l'effet de la modalité perceptuelle d'encodage et de récupération sur l'activité neuronale lors de la récupération. Nous avions comme hypothèse que les régions frontales impliquées dans le mode de rappel seraient semblablement actives d'une modalité à l'autre, étant donné que l'état propice à la récupération (le mode de rappel) est de mise peu importe la modalité. Des tâches de reconnaissance haptique (tactile) 155 Figure 3 Mode de rappel et recouvrement Note: La partie supérieure présente une vue latérale et une vue médiane d'un cerveau où on peut observer l'activation imputable au mode de rappel (G = gauche, D = droit). La partie inférieure présente une vue latérale où on peut observer l'activation imputable au recouvrement d'information en mémoire et visuelle ont été examinées. Les stimuli étaient des objets géométriques étudiés soit en les touchant, soit en les regardant. Nous avons pu identifier certaines régions corticales préfrontales présentant une activité plus importante lors de la récupération (impliquant le mode de rappel) que lors de l'encodage (n'impliquant pas de tentative de rappel). Deux de ces régions (frontopolaire et operculum frontal droit) étaient localisées aux endroits où on avait observé une activité associée au mode de rappel. La Figure 4b illustre l'activité observée dans les régions préfrontales droites pour la reconnaissance haptique et pour la reconnaissance visuelle. La Figure 4c illustre quant à elle les données brutes pour la région préfrontale antérieure encerclée. On peut clairement constater que l'activité neuronale dans cette région était beaucoup plus importante lors de la reconnaissance que lors de l'encodage. 156 RQP, 23(2) B A c Récupération Encodage 1.42 1.40 1 .38 1.36 1.34 1.32 1.30 Figure 4 Haptique Visuel Partie A: Exemples de stimuli utilisés pour examiner la reconnaissance haptique et visuelle. Partie B: Illustration de l'activité observée dans les régions préfrontales droites pour la reconnaissance haptique et pour la reconnaissance visuelle. Deux tranches horizontales consécutives de 5mm d'un cerveau sont présentées. Partie C: Données brutes de la région préfrontale antérieure (encerclée en B) pour les conditions d'encodage et de reconnaissance haptique et visuelle. CONCLUSION: LES CINQ DÉFIS DE LA NEUROIMAGERIE FONCTIONNELLE DE LA MÉMOIRE ET DU LOBE FRONTAL Premier défi: réconcilier effets de lésions et neuroimagerie L'effet des lésions frontales n'aurait pas laissé présager une implication aussi importante des lobes frontaux dans les processus mnésiques. Expliquer les différences entre des troubles souvent modestes de mémoire de reconnaissance après lésions frontales et l'observation en neuroimagerie fonctionnelle d'une activité frontale/préfrontale importante durant ces même~ tâches représente un défi de taille. Cette divergence fait ressortir une question fondamentale à savoir quelle est la signification fonctionnelle de l'activité frontale observée dans les études de neuroimagerie? Une augmentation de l'activité neuronale 1 157 peut être suffisante mais non nécessaire pour l'accomplissement d'une tâche de mémoire. Bien que certains chercheurs croient qu'il est futile de tenter de réconcilier les données de l'effet de lésions et de la neuroimagerie fonctionnelle (Wheeler, Stusset Tulving, 1997), une possibilité que nous favorisons est du coté de l'expérience subjective associée aux tâches mnésiques. Lorsque qu'un patient porteur d'une lésion frontale ou un sujet contrôle effectue une tâche mnésique, la mesure de la performance en reconnaissance ne nous dit rien de l'expérience subjective de se rappeler une information en mémoire que vit le participant. On pourrait donc imaginer que chez le sujet sain, la présentation d'un indice pour le rappel entraîne le recouvrement d'une information en mémoire et que cette personne peut en quelque sorte revivre un événement du passé. Chez le patient frontal, cette capacité serait diminuée et son jugement mnésique serait influencé par la familiarité avec l'information plutôt que par le recouvrement réel d'information en mémoire (Suddendorf et Corballis, 1997; Tulving et Lepage, 2000). Il est donc possible que les patients avec lésions frontales se souviennent, mais que ces souvenirs n'aient pas la même richesse que chez les sujets normaux. L'augmentation de l'activité pourrait ainsi représenter le corrélat neuronal de la conscience d'un souvenir ou du moins une activité nécessaire pour permettre cette conscience autonoétique. Deuxième défi: arriver à un consensus Les différents processus d'encodage et de récupération d'information en mémoire semblent supportés par des régions préfrontales distinctes. Toutefois, il reste difficile d'identifier avec certitude les régions cérébrales impliquées dans chacun de ces processus puisque nos connaissances sont fragmentaires et semées de résultats divergents. Par exemple, alors que certaines études associent le recouvrement d'information en mémoire (succès du rappel) à une activité préfrontale dorsolatérale droite (Rugg et al., 1998; Rugg et al., 1996), d'autres l'associent plutôt à une activité préfrontale dorsolatérale antérieure gauche (Konishi et al., 2000; Lepage et al., 2000a). De telles variations entre les études peuvent être attribuables à la procédure utilisée pour les analyses, à des variations entre les tâches utilisées ou simplement à des variations entre les groupes de sujets. Afin de mieux interpréter les résultats de la neuroimagerie, il sera important d'arriver à une étape où nous pourrons reproduire les résultats de façon fiable. Pour ce faire, il sera utile d'augmenter la taille des groupes étudiés (souvent moins de 10 participants pour l'instant) ou de combiner les données de plusieurs études en une superanalyse. Il faudra aussi arriver à un consensus concernant la façon d'effectuer les analyses. Troisième défi: comprendre la relation entre les diverses régions impliquées Peut-on vraiment comprendre le rôle du lob~ frontal dans les processus mnésiques en s'intéressant uniquement à cette partie du 158 RQP, 23(2) cerveau? Les diverses structures des lobes frontaux jouant un rôle en mémoire devraient être considérées dans leur interaction avec les autres structures cérébrale impliquées en mémoire, notamment le lobe temporal . médian et les aires cérébrales postérieures. Le lobe temporal médian et les aires cérébrales postérieures sont impliqués dans le stockage des souvenirs. De plus, tout comme le lobe frontal, les structures du lobe temporal médian sont aussi impliquées dans l'encodage et la récupération d'information en mémoire (Lepage, Habib et Tulving, 1998; Schacter et Wagner, 1999). Des études de neuroimagerie fonctionnelle suggèrent aussi que les sites corticaux postérieurs impliqués dans le traitement perceptuel de l'information lors de l'encodage (par exemple le cortex visuel ou le cortex auditif) sont réactivés lors de la récupération de cette même information (Nyberg, Habib, Mclntosh et Tulving, 2000a; Wheeler, Petersen et Buckner, 2000). Le lobe frontal et les autres régions impliquées en mémoire jouent-ils le même rôle? Jouent-ils plutôt des rôles complémentaires? Cela reste à explorer, par exemple en développant des tâches expérimentales capables d'influencer l'activité d'une de ces régions tout en gardant l'activité de l'autre région constante ou en observant la distribution de l'activité cérébrale qui a lieu simultanément dans différentes régions du cerveau. Cette dernière approche du contexte neural a été peu utilisée jusqu'ici, sauf pour quelques exceptions (Mclntosh, Nyberg, Bookstein et Tulving, 1997) et pourrait représenter une avenue de recherche prometteuse. Quatrième défi: s'ouvrir aux autres rôles des lobes frontaux L'intégration des données de la neuroimagerie fonctionnelle pour les différentes sphères cognitives représente un défi de taille qui permettra une meilleure compréhension des fonctions du lobe frontal. En s'intéressant à la mémoire épisodique, on peut en venir à oublier le rôle du lobe frontal dans beaucoup d'autres fonctions. Le lobe frontal est, par exemple, reconnu pour son implication dans d'autres systèmes de mémoire, comme la mémoire de travail et la mémoire procédurale, dans les processus d'attention, dans le contrôle- et la planification du comportement, dans le langage, etc. (Cabeza et Nyberg, 2000; Duncan et Owen, 2000). Cinquième défi: comprendre la relation entre déficits cognitifs et activation cérébrale La neuroimagerie fonctionnelle est un outil puissant qui pourrait très bien être utilisé en clinique. En plus de contribuer aux connaissances sur l'organisation cérébrale de la mémoire épisodique, les différentes techniques de neuroimagerie fonctionnelle peuvent apporter un regard nouveau sur les dysfonctions cérébrales qui sous-tendent les troubles cognitifs. La neuroimagerie fonctionnelle permet entre autres d'explorer les 159 déficits de mémoire spécifiques à différents troubles neurologiques ou psychiatriques et de les associer à des dysfonctions cérébrales spécifiques. Dans le cas de la schizophrénie, par exemple, un déficit mnésique plus important pour les tâches de rappel, mais tout de même notable en reconnaissance, est fréquemment rapporté dans la littérature (Aleman, Hijman, de Haan et Kahn, 1999). Ces déficits au niveau behavioral concordent avec de nombreuses études de neuroimagerie fonctionnelle ayant identifié des anomalies dans l'activité neuronale des schizophrènes durant des tâches mnésiques. Par exemple, Ragland, Gur, Raz et leurs collègues (Ragland et al., 2001) ont observé une réduction de l'activité cérébrale de la région préfrontale inférieure gauche et du gyrus temporal supérieur gauche pour l'encodage de mots présentés visuellement, ce qui pourrait refléter une difficulté pour les patients schizophrènes à maintenir et à manipuler de l'information verbale. Heckers et al. (Heckers et al., 1998) ont quant à eux observé une réduction de l'activation hippocampique durant la récupération consciente du matériel étudié et une hausse de l'activation préfrontale associée à l'effort pour récupérer le matériel faiblement encodé. En conclusion, la neuroimagerie fonctionnelle a apporté une nouvelle dimension à l'étude cognitive neuroscientifique de la mémoire, permettant d'étudier la mémoire dans sa relation avec l'activité cérébrale. Reste à apprivoiser ce puissant outil de recherche afin de maximiser son impact sur nos connaissances. FRONTAL LOBE AND EPISODIC MEMORY: A COGNITIVE NEUROSCIENTIFIC PERSPECTIVE Abstract The introduction of neuroimaging techniques has renewed interest in the study of the neurobiological basis of human memory. These techniques make it possible to identify largescale networks of brain regions involved in memory processes such as encoding and retrieval. This article presents an,overview of neuropsychological and functional neuroimaging studies linking frontal lobes to different memory processes. Although progress has been significant, several challenges remain. For instance, additional studies will be necessary to examine the specific contribution of different frontal regions to these memory processes and to examine their interactions with posterior regions, including medial temporal lobe structures, implicated in memory storage. Key words : episodic memory, frontal lobe, functional neuroimaging Références Aleman, A., Hijman, R., de Haan, E. H. et Kahn, R. S. (1999). Memory impairment in schizophrenia : A meta-analysis. American Journal of Psychiatry, 156(9), 1358-66. Barbas, H. (2000). Connections underlying the synthesis of cognition, memory, and emotion in primate prefrontal cortices. Brain Research Bulletin, 52(5), 319-330. 160 RQP, 23(2) Brewer, J. B., Zhao, Z., Desmond, J. E., Glover, G. H. et Gabrieli, J. D. E. (1998). Making memories: Brain activity that predicts how weil visual experience will be'remembered. Science, 281, 1185-1187. Cabeza, R et Nyberg, L. (2000). 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