Textes sur le désir

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Textes sur le désir
LE DESIR
Texte n°1 : le désir comme manque
« SOCRATE ‐ Examine donc s’il n’est pas nécessaire, plutôt que vraisemblable, de désirer ce
dont on manque et de ne pas désirer ce dont on ne manque pas. Agathon, c’est incroyable comme
je trouve cela nécessaire ; et toi, qu’en dis‐tu ?
AGATHON ‐ Eh bien, je pense la même chose.
‐ Tu as raison. Et donc, un homme qui est grand n’aura pas envie d’être grand ? Ni un homme
qui est fort, d’être fort ?
‐ C’est impossible d’après ce que nous avons convenu.
‐ Il ne manque pas de ces qualités puisqu’il les a.
‐ Tu dis vrai.
‐ Supposons que celui qui est fort veuille être fort, que celui qui est rapide veuille être rapide, et
celui qui est en bonne santé, être en bonne santé, etc. ; certains pourraient croire en effet que ces
gens‐là, disposant de ces qualités ou d’autres semblables, désirent aussi ce qu’ils ont. C’est pour
ne pas tomber dans ce piège que je parle comme je le fais. Si tu y réfléchis, Agathon, tu verras
qu’il est nécessaire que ceux qui possèdent chacune de ces qualités dans le moment présent les
possèdent, qu’ils le veuillent ou non. Et qui désirerait ce qu’il a ? Mais supposons que quelqu’un
nous dise : “ Moi je suis en bonne santé, mais j’ai aussi envie d’être en bonne santé ; je suis
riche, mais j’ai aussi envie d’être riche, et je désire cela même que je possède. ” A cet homme‐là
nous répondrions ceci : “ Tu as pour toi la richesse, la santé, la force; ce que tu veux, c’est les
conserver pour l’avenir, puisque dans le moment présent, que tu le veuilles ou non, tu les as.
Réfléchis. Lorsque tu affirmes : je désire ce que j’ai en ce moment, est‐ce que ces mots ne
veulent pas dire : je veux que ce qui m’est présent en ce moment me soit encore présent dans
l’avenir ? ” Notre homme ne serait‐il pas d’accord ? »
Et ce fut en effet, d’après Aristodème, l’opinion d’Agathon.
« Et, poursuivit Socrate, vouloir la présence et la sauvegarde de nos biens pour l’avenir, n’est‐ce
pas aimer quelque chose qui n’est pas encore à portée de main, quelque chose que l’on ne
possède pas ?
‐ C’est sûr.
‐ Ainsi, cet homme, comme tout homme qui désire, désire ce qu’il n’a pas à portée de main, ce
qui ne lui est pas présent ; telles sont les choses dont il y a désir et amour – ce que l’on n’a pas,
ce que l’on n’est pas, ce dont on manque. » (Platon, Banquet, 200 a – 200 e, Trad. Maël
Renouard)
Texte n°2 : le regard d’autrui
« J'ai honte de ce que je suis. La honte réalise donc une relation intime de moi avec moi : j'ai
découvert par la honte un aspect de mon être. Et pourtant, bien que certaines formes complexes
et dérivées de la honte puissent apparaître sur le plan réflexif, la honte n'est pas originellement un
phénomène de réflexion. En effet, quels que soient les résultats que l'on puisse obtenir dans la
solitude par la pratique religieuse de la honte, la honte dans sa structure première est honte
devant quelqu'un. Je viens de faire un geste maladroit ou vulgaire : ce geste colle à moi, je ne le
juge ni ne le blâme, je le vis simplement, je le réalise sur le mode du pour-soi. Mais voici tout à
coup que je lève la tête : quelqu'un était là et m'a vu. Je réalise tout à coup la vulgarité de mon
geste et j'ai honte. Il est certain que ma honte n'est pas réflexive, car la présence d'autrui à ma
conscience, fût-ce à la manière d'un catalyseur, est incompatible avec l'attitude réflexive : dans le
champ de ma réflexion, je ne puis jamais rencontrer que la conscience qui est mienne. Or autrui
est le médiateur indispensable entre moi et moi-même : j'ai honte de moi tel que j'apparais à
autrui. Et, par l'apparition même d'autrui, je suis mis en mesure de porter un jugement sur moimême comme sur un objet, car c'est comme objet que j'apparais à autrui. Mais pourtant cet objet
apparu à autrui, ce n'est pas une vaine image dans l'esprit d'un autre. Cette image en effet serait
entièrement imputable à autrui et ne saurait me « toucher ». Je pourrais ressentir de l'agacement,
de la colère en face d'elle, comme devant un mauvais portrait de moi, qui me prête une laideur ou
une bassesse d'expression que je n'ai pas ; mais je ne saurais être atteint jusqu'aux moelles : la
honte est, par nature, reconnaissance. Je reconnais que je suis comme autrui me voit. » (Sartre,
L’Etre et le Néant, 3e partie, chapitre 1er, Gallimard, 1976)