Inde: la démocratie par la caste. Histoire d`une mutation socio

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Inde: la démocratie par la caste. Histoire d`une mutation socio
Association France Union Indienne
Le Bulletin de l’AFUI n°63
Christophe Jaffrelot, Inde: la démocratie par la caste.
Histoire d'une mutation socio-politique, 1885-2005, Fayard, 2005
En 1998 Christophe Jaffrelot publiait, chez Fayard, La démocratie en Inde.
Religion caste et politique, un tableau de la genèse et de l'évolution de la démocratie
politique dans "la plus grande démocratie du monde". Il y éclairait la "greffe britannique"
du parlementarisme, et les développements propres au cadre indien qui assuraient, non
sans tensions, le succès de cette greffe. Trois thèmes étaient privilégiés: les relations
complexes du religieux au politique, de Gandhi au nationalisme hindou; l'Etat de droit en
procès, ou comment la séparation des pouvoirs répondait au défi de la corruption et de la
criminalisation du politique; et la relation entre société civile et démocratie.
C'est ce dernier thème que reprend et développe La démocratie par la caste, un
ouvrage essentiel à la compréhension de l'Inde d'aujourd'hui. On connaît le paradoxe
auquel fut confrontée l'Inde indépendante: comment concilier la démocratie politique,
reposant sur le suffrage universel, lui-même fondé sur le principe égalitaire —un citoyen,
une voix—, avec "un système de caste dont la logique hiérarchique est aux antipodes
des valeurs fondatrices de la démocratie" ? Jaffrelot rappelle ce que fut la réponse du
parti du Congrès. Pour l'essentiel un parti de notables comptant aussi une classe
d'intellectuels de hautes castes, le Congrès mit en place une démocratie conservatrice,
influencée par l'héritage gandhien dont le réformisme en matière socio-économique fut
au total limité, et pratiquant en parallèle une politique à double entrée vis-à-vis des plus
démunis, les intouchables : d'une part, une politique de discrimination positive (les
réservations d'emplois publics), d'autre part, une stratégie de cooptation d'un certain
nombre de leaders intouchables, permettant de canaliser l'aspiration à l'émancipation de
ceux qu'on appellera plus tard les dalits. Parti "attrape tout", le Congrès était supposé
représenter les intérêts conjoints de toute la population, des brahmanes aux
intouchables, musulmans inclus.
L'usure de ce modèle devint patente avec l'état d'urgence proclamé par Indira
Gandhi en 1975, sans que la suspension très provisoire de la démocratie permette de
lancer de vraies réformes sociales. La dynamique nouvelle qui prit alors corps est encore
en marche aujourd'hui. Elle est l'objet majeur de ce gros ouvrage de recherche de près
de 600 pages, qui, pour en comprendre les mécanismes, passe au scalpel les résultats
électoraux de l'Inde du Nord, afin de mettre à jour les affiliations de caste des principales
formations politiques et de leurs leaders. Une attention particulière est portée au plus
grand Etat indien, l'Uttar Pradesh, qui offre sans doute aussi l'exemple le plus complexe
du nouvel échiquier qui se met en place. S'y affrontent le Congrès en perte de vitesse
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dans l'Inde du Nord, le BJP, puissance montante au fil des années 80 et 90, mais surtout
les nouvelles forces qui traduisent la montée des castes dites basses, le Samajwadi
Party pour les Other Backward Classes (OBC en langage administratif), et le Bahujan
Samaj Party pour les dalits. Pour Christophe Jaffrelot, la discrimination positive aura
finalement été le moteur de cette dynamique qui pousse des leaders des castes
défavorisées à échapper au vieux jeu du clientélisme ou de la cooptation, en créant des
partis autonomes qui jouent de la caste (ou des groupes de castes de niveau
comparable) comme d'un levier efficace pour influencer le jeu politique, puis pour
parvenir au pouvoir. A ceci près que seules des coalitions permettent de constituer des
majorités. Les alliances sont donc de règle : alliances de circonstance plus
qu'idéologiques.
Les limites de ce jeu sont évidentes : des coalitions fragiles, portées parfois par
des alliances contre nature (le BSP et le BJP par exemple). Les pessimistes peuvent y
voir une dégradation de la vie politique, où la course au pouvoir semble le seul mobile.
C'est oublier que l'accès au pouvoir entraîne de nouvelles dynamiques sociales, par
exemple quand Mayawati, à la tête de gouvernements dirigés par le Bahujan Samaj
Party, redistribue les cartes du pouvoir administratif en faveur des basses castes.
Christophe Jaffrelot est pour sa part plus optimiste. Il voit à l'œuvre, dans ce processus,
une "démocratisation de la démocratie", entendons un passage de la démocratie
politique à la démocratie sociale qui fait accéder au pouvoir "la plèbe indienne", pour
reprendre son expression. Cette mutation socio-politique, lent processus engagé dès la
fin du XIXe siècle par les Britanniques, s'accélère spectaculairement aujourd'hui. Elle
n'est rien moins, pour l'auteur, qu'une "révolution silencieuse" (le titre de la version
originale anglaise de cet ouvrage), révolution légaliste usant du cadre constitutionnel
pour défendre les intérêts de groupes jusque-là dominés. Le "système de caste", tel qu'il
régissait autrefois les hiérarchies villageoises, est en profond déclin, sans avoir disparu.
La caste, elle, est devenu un instrument de mobilisation collective, qui impose toutefois
des alliances pour se faire entendre, arithmétique électorale oblige.
Restent deux grandes questions, qui appelleraient d'autres recherches. Première
interrogation : jusqu'où l'accès au pouvoir d'élus issus de castes défavorisés permet-il
une démocratie sociale à la base. Les récents abus de pouvoir de panchayats villageois
traditionnels, opposés aux mariages intercastes, ont ravivé, sur le mode du fait divers,
une question qui renvoie en réalité à des évolutions ou à des blocages structurels.
Seconde interrogation : si le passage d'une démocratie politique à une démocratie
sociale est en cours, qu'en est-il du passage à une démocratie économique ? Quelle est,
de fait, la politique économique des gouvernements dirigés par les castes défavorisées ?
Uttar Pradesh ou Bihar, les grands Etats du nord où joue à plein la dynamique de prise
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de pouvoir par les OBC et les Dalits, comptent au rang des Etats à la traîne dans la
grande transformation de l'économie indienne. Est-ce parce que le jeu des compétitions
activées par la grande transition socio-politique relègue au second plan les stratégies de
croissance ? Ne serait-ce alors qu'une phase transitoire, nécessaire, à un décollage
qu'on voit à l'œuvre dans les Etats du sud où les OBC ont de longue date été aux
affaires, au Tamilnadu par exemple ?
A cet égard, les élections de 2004 évoquées en postface, et le retour du Congrès
au gouvernement central, peuvent se lire comme un vote sanction contre les sortants de
la part des laissés pour compte de "l'Inde qui brille". Reste à savoir comment l'Inde va
gérer ce que le Premier ministre Manmohan Singh appelle un programme de "réformes à
visage humain", entre croissance économique et justice sociale. Christophe Jaffrelot
souligne que l'accès des castes défavorisées à la fonction publique —jusque là un
bastion des hautes castes— ne fait qu'encourager celles-ci, éducation aidant, à investir
les nouveaux secteurs économiques en pleine expansion, ceux des entreprises privées
pour une bonne part. La fracture sociale en voie de résorption dans le champ politique se
transférerait-elle dans le champ de la nouvelle économie, portée par les secteurs
technologiques, par la restructuration du secteur industriel compétitif et par l'expansion
des services ? Si tel était le cas, la lutte entre hautes castes et basses castes, ou entre
notables et dominés, prendrait une tonalité nouvelle, entre "plèbe" et classes moyennes.
La proposition de réserver des emplois selon la caste dans le secteur privé ne fait que
confirmer l'ouverture de ce nouveau champ de bataille.
Jean-Luc Racine
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