afrique du sud - LYCÉE RAYMOND QUENEAU
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afrique du sud - LYCÉE RAYMOND QUENEAU
AFRIQUE DU SUD (RÉPUBLIQUE D') Article écrit par Ivan CROUZEL, Dominique DARBON, Philippe GERVAIS-LAMBONY, Philippe-Joseph SALAZAR, Jean SÉVRY, Ernst VAN HEERDEN Prise de vue À l'extrémité méridionale du continent africain, l'Afrique du Sud se caractérise d'abord par sa diversité. En un seul pays, elle rassemble le désert et la savane, les climats méditerranéen et tropical, les hauts plateaux du Veld, les reliefs enneigés du Drakensberg et les vastes étendues du Karoo, et offre ainsi une gamme extraordinairement variée de paysages, de climats, de territoires, de végétations et de vie animale. Cette diversité naturelle se retrouve au niveau humain. La population sud-africaine rassemble, en une nation « arc-en-ciel », Noirs, Indiens, Métis et Blancs d'origines et d'appartenances religieuses et communautaires très variées. Un grand nombre de langues, de croyances, de traditions et de systèmes sociaux se côtoient. Les activités économiques et financières les plus modernes, qui font la réputation et la richesse du pays, cohabitent avec des organisations productives surannées ou insérées dans d'autres histoires sociales qui soulignent la grande pauvreté d'une partie importante de la population. L'histoire mouvementée de l'Afrique du Sud traduit les difficultés à gérer cette diversité. Une succession de guerres intérieures, la légalisation de l'exploitation et de la domination raciale sous le terme d'apartheid, et la systématisation de l'expropriation des populations noires ont marqué négativement le pays. Son histoire récente révèle néanmoins un versant plus positif à travers la mise en valeur du pays, la libéralisation politique et économique, la fin de l'apartheid et l'installation d'une démocratie stabilisée. La capacité du pays à se construire sur la base de sa diversité humaine comme une nation, en dépit des vicissitudes historiques qui l'ont affecté, permet de comprendre le dernier paradoxe qui le caractérise. Aussi marginalisée géographiquement soit-elle, l'Afrique du Sud s'affirme aujourd'hui comme le cœur de l'Afrique et comme un pont solide avec l'Asie, l'Amérique et l'Europe, gage de l'ouverture du continent sur le reste du monde. Telle est la situation de ce pays placé au ban des nations pendant plusieurs décennies, et devenu, depuis sa démocratisation réussie des années 1990, un symbole politique international sous la direction de Nelson Mandela. Dominique DARBON, Ivan CROUZEL I-Géographie L'espace sud-africain a été structuré par la longue histoire de la séparation des groupes humains. L'organisation du territoire est donc avant tout liée à des facteurs politiques et humains ; les divers milieux naturels ne servent que de cadre. Une population inégalement répartie sur un vaste territoire Les paysages Immense territoire (1 224 297 km2) compris entre le 18e et le 33e parallèle sud, la République d'Afrique du Sud couvre un espace marqué par des inégalités de toutes natures. Tout d'abord, la chaîne du Drakensberg et les reliefs qui la prolongent jusque dans l'arrière-pays du Cap constituent la limite entre l'Ouest sec et peu peuplé et l'Est bien arrosé et plus densément occupé. Ensuite, à l'intérieur du pays, donc à l'ouest et au nord de l'arc montagneux, s'étage une succession de hauts plateaux en gradins séparés par des escarpements : le haut Veld (supérieur à 1 200 m), le moyen Veld (entre 600 et 1 200 m) et le bas Veld (inférieur à 600 m). Ces plateaux, de plus en plus secs et de moins en moins élevés vers l'ouest, s'abaissent jusqu'au bassin désertique du Kalahari et le sud du désert du Namib, via les vastes étendues du Grand Karoo. Partout la couverture végétale est basse, savane herbeuse, parfois arborée, ou steppe. Ce sont d'autres paysages, moins étendus, qui font la diversité sud-africaine, tels que les montagnes du Drakensberg, à des altitudes supérieures à 3 000 m, accidentées de pics acérés et de roches mises à nues, parfois aux formes plus molles en fonction de la lithologie, de l'étagement altitudinal, et de l'exposition des versants. Les littoraux présentent encore une plus grande variété. Il y a le désert côtier brumeux, longé par le courant froid de Benguela au nord-ouest du pays ; le littoral du sud, dit méditerranéen (du fait de son climat), avec des sites grandioses de corniches dues à la tombée brutale de la montagne dans la mer ; le littoral tropical de l'océan Indien, à l'est, le long duquel s'étendent de longues plages de sable, des côtes à coraux, des étendues de mangroves et des lagunes. On ne saurait enfin oublier les paysages des grandes vallées, même si peu de fleuves importants arrosent le pays. Les principaux sont l'Orange et son affluent le Vaal, ainsi que le Limpopo, fleuve frontalier avec le Botswana et le Mozambique. Seule la partie est du pays est abondamment pourvue de cours d'eau descendant du Drakensberg. La faiblesse, à la fois des précipitations sur la majeure partie du territoire national (seulement 4 p. 100 de celui-ci reçoivent plus de 1 000 mm par an) et du réseau hydrographique, font de l'Afrique du Sud un pays avant tout sec. Le climat est lié, d'une part, à trois cellules anticycloniques situées approximativement à 300 de latitude sud : la haute pression sud-atlantique, la haute pression sud-indienne, la haute pression continentale. Cette dernière explique la faiblesse des précipitations. Comme elle est plus marquée en hiver (juin-juillet), il ne pleut pas. En été (novembre-février), elle s'affaiblit, l'air froid et sec de la haute pression atlantique et l'air chaud et humide de la haute pression indienne entrent alors en contact sur le continent provoquant des précipitations violentes venues essentiellement de l'océan Indien. D'autre part, l'Afrique du Sud est sous l'influence de la circulation cyclonique des latitudes tempérées, liée aux basses pressions du front polaire. Celles-ci, portées par les easterlies (vents d'est), amènent de l'air froid et humide responsable des fronts froids et des pluies hivernales au sud du pays. Des facteurs à l'échelle régionale, liés à la latitude, expliquent également l'originalité climatique de l'Afrique du Sud. L'altitude accentue les froids hivernaux, l'enneigement est souvent important sur les reliefs. Le froid n'épargne que la façade orientale du pays (c'est-à-dire la province du KwaZulu-Natal). Par ailleurs, le courant froid de Benguela et le courant chaud des Aiguilles réduisent l'effet modérateur océanique et expliquent pour l'un la fraîcheur et la sécheresse de la côte ouest, pour l'autre l'humidité et la chaleur de la côte est. De cette variété climatique découle une forte diversité des paysages. Celle-ci est valorisée par les activités touristiques : plages et réserves animalières (dont la plus étendue d'Afrique, le parc national Kruger) abondent. L'Afrique du Sud attire en effet des flux touristiques importants (plus de 6 millions de visiteurs annuels, depuis 2003), essentiellement grâce à ses parcs nationaux, mais également de plus en plus grâce à son patrimoine historique (vieilles villes du Cap, Stellenbosch, île de Robben Island au large du Cap où fut emprisonné Nelson Mandela, Voortrekker Monument à Pretoria, etc.). Enfin, on ne peut évoquer la nature sud-africaine sans souligner un fait majeur pour l'occupation humaine : l'extraordinaire richesse du sous-sol qui a permis le développement d'une économie minière à grande échelle, à partir de la fin du XIXe siècle, fondée principalement sur le diamant (4e producteur mondial) et l'or (1er producteur mondial dès le début du XXe siècle), sur le fer, le cuivre et le charbon, mais aussi, et de plus en plus, sur les minerais rares (titane, vanadium, zirconium, vermiculite, etc). La population sud-africaine Les 49,3 millions de Sud-Africains (en 2009) sont essentiellement concentrés à l'est et au sud du pays. Des foyers de peuplement se dégagent plus particulièrement : le Gauteng avec des densités urbaines fortes, la côte du KwaZulu-Natal avec de fortes densités à la fois urbaines et rurales (celles-ci se prolongent vers le sud dans le Cap-Est). Les autres foyers de peuplement sont secondaires et surtout urbains, il s'agit de la région du Cap, des pôles de Port Elizabeth et East London et, à l'intérieur, des champs aurifères de l'État Libre (région de Welkom). Cette population ne connaît aujourd'hui qu'une faible croissance démographique : supérieure à 2 p. 100 par an au début des années 1990, elle est tombée à moins de 1 p. 100 depuis 2001 ; dans le même temps, l'espérance de vie est passée de 59 ans en 1990 à 50 ans en 2009. La principale cause de cette évolution est la dramatique épidémie de sida qui affecte plus de 10 p. 100 de la population et représente la première cause de mortalité. La population sud-africaine avait été divisée, dans les années 1950, en quatre grandes catégories « raciales » par le régime de l'apartheid : Blancs, Noirs, Coloured et Indiens. Sur la population totale, on comptait, en 2009, 79 p. 100 de Noirs, 9 p. 100 de Blancs, 9 p. 100 de Coloured et 2,6 p. 100 d'Asiatiques. Ces divisions restent importantes, malgré la fin de l'apartheid en 1991, tout en recouvrant une grande variété ethnique. Sur les 4,4 millions de Blancs, moins de 2 millions sont anglophones, le reste est essentiellement composé d'Afrikaners, descendants des colons hollandais du Cap et des huguenots français. Les Indiens, soit un peu plus de 1 million de personnes, sont en majorité hindouistes, descendants de migrants venus du sud de l'Inde entre 1860 et 1911. Cependant, une partie de cette communauté est constituée de musulmans, originaires du nord de l'Inde et de l'actuel Pakistan. Les Coloured sont des métis, des Khoi, des Griqua, des Nama, ou plutôt, ils ne sont ni Indiens, ni Blancs, ni Noirs. On a défini ainsi négativement 4 millions de personnes, presque toutes de langue afrikaans. Enfin, les Noirs forment le groupe le plus complexe. Appartenant en grande majorité à deux grandes familles linguistiques (Nguni et Sotho), ils sont en outre divisés en neuf ethnies. Les Zoulous, Xhosa et Swazi appartiennent au groupe nguni ; les Basotho, Tswana, Pedi et Ndebele appartiennent au groupe sotho ; enfin, les Venda appartiennent au groupe shona, et les Shangaan sont liés aux groupes ethniques du sud du Mozambique. La diversité ethnique se reflète dans la diversité linguistique. Alors que seuls l'anglais et l'afrikaans étaient reconnus langues officielles jusqu'en 1994, la nouvelle Constitution en reconnaît onze. Si l'isiZulu (langue maternelle de près de 24 p. 100 de la population en 2004), l'isiXhosa (17,7 p. 100) et l'afrikaans (13,7 p. 100) dominent à l'échelle nationale, les différences régionales sont considérables. Un héritage à gérer : la ségrégation socio-spatiale Structurée principalement durant la période coloniale et sous le régime d'apartheid, l'organisation de l'espace sud-africain représente un défi pour le régime démocratique mis en place en 1994 : comment gérer cet héritage ? Selon quels principes gouverner un territoire pour le rendre plus « équitable » ? Le nouveau découpage territorial À partir du début du XXe siècle s'est mise en place une véritable partition de l'Afrique du Sud entre terres blanches et terres noires hors desquelles les droits des non-Blancs étaient restreints. C'est le National Party (N.P.), arrivé au pouvoir en 1948, qui systématisa cette ségrégation spatiale dans le cadre du système d'apartheid. La politique du petit apartheid imposait la ségrégation des lieux publics. Le grand apartheid définissait les zones de résidence de chaque groupe dit racial. En ville, les non-Blancs furent dans leur grande majorité privés du droit de propriété et cantonnés dans des lotissements publics appelés townships. À l'échelle nationale, le pays fut systématiquement divisé entre terres européennes et africaines (les dix bantoustans), laissant un héritage de misère et de sous-équipement dans des régions entières. Le gouvernement élu démocratiquement en 1994 a démantelé l'apartheid spatial en mettant en place un nouveau découpage territorial. L'Afrique du Sud compte aujourd'hui neuf provinces au lieu des quatre provinces blanches et des dix bantoustans noirs du régime d'apartheid. La province du Cap a été divisée en trois : le Cap-Ouest, le Cap-Est et le Cap-Nord ; l'État Libre d'Orange (devenu l'État Libre en 1994) n'a pas été modifié, sa capitale est restée Bloemfontein (municipalité de Mangaung) ; le KwaZulu-Natal est formé du KwaZulu, du Natal et d'une portion de l'ancien bantoustan du Transkei ; la province du Nord-Ouest comporte des parties de l'ancienne province du Cap, du Transvaal et du Bophuthatswana ; la province du Limpopo (capitale Pietersburg rebaptisée Polokwane) comprend des parties du Transvaal et les anciens bantoustans du Gazankulu, du Venda et du Lebowa ; le Mpumalanga (capitale Nelspruit, municipalité de Mbombela) est la réunion du Transvaal oriental et du KaNgwane tandis que le Gauteng correspond à l'ancienne aire métropolitaine du P.W.V. (Pretoria-Witwatersrand-Vereeniging) et à une petite portion du KwaNdebele. À plus grande échelle, de la multitude d'autorités locales du début des années 1990, on est passé depuis 2000 à un système de municipalités homogénéisées qui compte cinquante-deux District Councils (lesquels englobent 241 Local Councils) et six autorités métropolitaines : Le Cap, Johannesburg, Tshwane (Pretoria), Nelson Mandela (Port Elizabeth), Ekurhuleni (East Rand) et eThekwini (Durban). Toutes les villes du pays ont aussi été intégrées dans des municipalités plus vastes que les anciennes, d'où, presque systématiquement, une double dénomination (on peut dire Pretoria ou Tshwane, selon le contexte, l'interlocuteur ou ses propres opinions...). Ainsi, ces nouvelles autorités locales effacent sur la carte administrative du pays – mais uniquement sur la carte – toute trace d'apartheid. Sur le terrain, les discontinuités spatiales entre ancien quartier noir et la ville naguère réservée aux Blancs, ou entre l'ex-bantoustan et les fermes européennes, sont tout aussi vives. Réduction des inégalités ? Peu de pays présentent des inégalités de niveau de vie aussi fortes que l'Afrique du Sud, et rares sont les cas où les inégalités sont aussi fortement marquées dans l'espace. Pourtant, les efforts de rééquilibrage ont été considérables. Depuis 1994, quelque 7 millions de personnes ont obtenu l'accès à l'eau courante, 1,3 million de logements sociaux ont été construits, 2 millions de foyers ont été connectés au réseau électrique. Reste que près de 50 p. 100 de la population vit en-dessous du seuil de pauvreté et que les statistiques cachent certaines réalités : de nombreux bénéficiaires de nouveaux logements en sont expulsés car ils ne peuvent assumer leur crédit, le réseau électrique s'étend mais beaucoup ne peuvent pas payer ce service, etc. De graves inégalités subsistent donc. La plus fondamentale reste la distinction entre populations blanches et populations noires. Pour les revenus par exemple, 25 p. 100 des Noirs gagnent l'équivalent de moins de 80 euros par mois, et seulement 1 p. 100 d'entre eux plus de 1 500 euros par mois, alors que ces chiffres sont respectivement de 2 p. 100 et 23 p. 100 pour les Blancs. L'apartheid ayant laissé un héritage de répartition raciale de la population, ces inégalités se lisent encore dans la géographie du pays, notamment dans le domaine foncier : environ 60 000 fermiers, presque exclusivement Blancs, exploitent 75 p. 100 des terres cultivables du pays, alors que quelque 14 millions de Noirs vivent dans les anciens bantoustans, la grande majorité dans une situation d'extrême pauvreté. L'un des principaux engagements du régime postapartheid en 1994, la mise en œuvre d'une réforme agraire qui prévoyait le transfert de 30 p. 100 des terres cultivables aux populations noires, n'a pas été tenu : moins de 3 p. 100 des terres ont été redistribués à ce jour. Les grandes métropoles sont, au contraire des ex-bantoustans, les bénéficiaires de la nouvelle organisation de l'espace. Les trois pôles du Gauteng, de eThekwini et du Cap rassemblent quelque 13 millions de Sud-Africains et l'essentiel du potentiel économique du pays. Cette concentration est liée à la montée en puissance du secteur tertiaire, à la modernisation du secteur industriel et plus largement de la société sud-africaine. En 2007, le secteur minier ne représente plus que 6,8 p. 100 des actifs, le secteur industriel 19,2 p. 100 et le secteur agricole 9 p. 100. C'est-à-dire que la majorité des actifs (65 p. 100) est employée dans le tertiaire. Les services participent pour 65 p. 100 au P.I.B. Cette évolution est encouragée par les grandes sociétés capitalistes sud-africaines (au premier rang desquelles l'Anglo American Plc, mais aussi les groupes Rembrandt, Liberty Life, S.A. Mutual...) et accompagnée par la politique publique. En effet, depuis 1997, la politique économique du gouvernement affiche clairement un programme néo-libéral qui consiste à favoriser l'investissement en pariant sur un effet en cascade jusqu'aux plus démunis. Dans le même temps, deux politiques visant au développement d'une classe moyenne et d'un entrepreneuriat noirs sont poursuivies avec énergie : l'Affirmative Action (qui consiste à favoriser l'emploi des Noirs qualifiés) et le Black Economic Empowerment (qui vise à développer un milieu d'affaires noir). La tendance économique lourde et les choix politiques ont des conséquences directes sur le fort taux de chômage qui atteint, en 2009, 24 p. 100 de la population active. Cette évolution sera-t-elle transitoire, conformément au discours officiel ? Toujours est-il qu'en privilégiant la compétitivité et la modernisation sur une action publique en faveur de l'emploi, les politiques actuelles ont favorisé le chômage. Les régions de la nouvelle Afrique du Sud La carte des régions d'Afrique du Sud doit se lire à l'échelle provinciale. Ces provinces, issues du redécoupage de 1994, sont dotées d'une relative autonomie et reflètent la diversité spatiale contemporaine. Le Gauteng et ses « périphéries » La province du Gauteng détient les meilleurs indicateurs de développement du pays et concentre une large part des activités du secteur tertiaire. L'industrie reste importante dans la municipalité d'Ekurhuleni et les activités de haute technologie se développent rapidement entre Johannesburg et Tshwane, ainsi qu'autour de l'aéroport international de Johannesburg, rebaptisé Oliver Tambo Airport en 2006, qui reste le plus important d'Afrique. Enfin, le Gauteng est le siège principal du pouvoir politique : présidence et ministères sont basés à Pretoria, et le transfert du Parlement du Cap à Pretoria est prévu. Il est donc véritablement le centre de commandement du pays. Avec 10,5 millions d'habitants, la province contribue à 38 p. 100 du P.I.B. sud-africain. Les quatre provinces frontalières du Gauteng en sont fortement dépendantes : le Limpopo (5,2 millions d'habitants en 2009), le Nord-Ouest (3,4 millions d'habitants), le Mpumalanga (3,6 millions d'habitants) et l'État Libre (2,9 millions d'habitants). Ces territoires regroupent sept anciens bantoustans qui servaient de réservoirs de main-d'œuvre au Gauteng. Ce sont aussi des régions agricoles importantes, pour le maïs, le blé et l'élevage dans l'État Libre et le Nord-Ouest, les agrumes et produits tropicaux dans le Mpumalanga et le Limpopo. Ces régions fournissent également le Gauteng en énergie, grâce aux centrales thermiques des régions d'Ermelo et de Witbank, et en eau, grâce aux barrages sur le Vaal. Enfin, il s'agit de régions minières, mais dont l'exploitation est pilotée depuis Johannesburg : l'État Libre est une des principales régions aurifères du pays, la province du Limpopo produit du cuivre, du minerai de fer et des métaux rares, le Nord-Ouest extrait du platine. L'aire d'influence du Gauteng dépasse cependant ces quatre provinces pour s'étendre vers le Lesotho, qui l'approvisionne en eau et, de plus en plus, en énergie hydro-électrique, et surtout vers la partie sud du Mozambique, le long du « corridor de Maputo ». Ce vaste projet transfrontalier, financé en partenariat public/privé, a modifié la géographie régionale. Il relie le Gauteng au port et à la ville de Maputo par un axe autoroutier et des voies ferrées rénovées, et reconstitue ainsi un axe économique régional fondamental (désengorgeant notamment le port de Durban). Le KwaZulu-Natal Province la plus peuplée du pays (10,4 millions d'habitants en 2009), le KwaZulu-Natal a des traits culturels forts : la population est zoulou à 80 p. 100, mais concentre également la grande majorité des Sud-Africains d'origine indienne. L'économie de la province est dominée par l'activité industrialo-portuaire. Durban, port de conteneurs avant tout, et Richard's Bay, port minéralier créé dans les années 1970, sont, par leur trafic (respectivement 41,4 et 82,7 millions de tonnes en 2008), les deux premiers ports du continent. Débouchés maritimes pour les produits miniers de la province (charbon surtout) et les produits industriels de Durban et du Gauteng, ils sont aussi des ports d'exportation du bois et de l'agro-alimentaire. Ce dernier domaine d'activité repose sur la production sucrière des plantations de canne de la région côtière mais aussi sur les produits de l'élevage des contreforts du Drakensberg. Enfin, le KwaZulu-Natal est une région touristique et les environs de Durban sont une destination privilégiée des touristes nationaux. Malgré tout, les zones rurales noires sont dans une situation économique dramatique, le taux de séropositivité est particulièrement élevé, le taux d'analphabétisme approche les 30 p. 100. Le Cap-Ouest Originale par son milieu méditerranéen, la province du Cap-Ouest l'est également par sa population, qui appartient en majorité au groupe Coloured. Près des trois quarts des 5,3 millions d'habitants de la province sont concentrés dans la métropole du Cap, cœur économique et politique de la région, ville attractive par son site, son climat et son atmosphère (très marquée par la culture « créole », héritage du XVIIe siècle, caractérisée par la langue afrikaans, une cuisine et une musique originale, mais aussi par l'influence nord-américaine). Le Cap n'est ni un port important (le principal port de la province est Saldanha Bay, port exportateur du minerai de fer, construit en 1976), ni une ville industrielle (seul le textile y est développé), mais une métropole tertiaire de renommée internationale qui a su profiter de son rythme saisonnier inversé par rapport aux métropoles du Nord. Située au cœur d'une région touristique, elle est dotée d'un riche arrière-pays agricole, où se cultive l'un des plus beaux vignobles du monde, et où l'on produit du blé pour le marché intérieur sud-africain et les fruits tempérés (pommes, poires, raisins, etc.) exportés dans le monde entier. Ces divers atouts expliquent la réussite économique de la province qui connaît le plus faible taux de chômage du pays (autour de 20 p. 100). Le défi à venir pour cette région spatialement excentrée (le Cap est à 1 700 km de Johannesburg) reste l'intégration des migrants de plus en plus nombreux, étrangers pour une part, mais surtout venant de la province très pauvre du Cap-Est. Le Cap-Est Cette province, qui intègre les deux anciens bantoustans xhosa du Transkei et du Ciskei (dans lesquels vivent la moitié des 6,6 millions d'habitants de la province), semble comme enclavée entre le KwaZulu-Natal et le Cap-Ouest. Les deux métropoles principales de Nelson Mandela Metro (Port Elizabeth) et Buffalo City (East London) étaient, jusqu'au début des années 1980, les pôles de la construction automobile en Afrique du Sud, mais ces activités se sont déplacées vers les marchés du Gauteng ou à Durban. Le renouveau économique de la région est cependant annoncé : développement touristique de la côte de l'ancien Transkei et surtout projet Coega, lancé en 2000, pour créer, à une vingtaine de kilomètres à l'est de la métropole Nelson Mandela, un nouveau port en eaux profondes et aménager une zone industrielle de 12 000 ha consacrée à la métallurgie, la transformation d'aluminium et l'automobile. Le Cap-Nord Peut-être le territoire le plus original, la province du Cap-Nord compte 2,2 p. 100 de la population nationale (1,1 million d'habitants, en 2009) mais couvre près de 30 p. 100 de la superficie du pays. Le Cap-Nord est la seule province, avec le Cap-Ouest, où le premier groupe de population n'est pas noir mais Coloured. Plus de la moitié de la population noire est, en outre, localisée à Kimberley (250 000 habitants environ, capitale de la province) et à Barkly West. La province est toute entière comprise dans une zone où les précipitations sont inférieures à 500 mm par an, les cours d'eau sont temporaires, à l'exception notable de l'Orange qui, par ses périmètres irrigués, constitue la colonne vertébrale agricole. Semi-aride à l'est, désertique au nord où commence le Kalahari, et à l'ouest (prolongation du désert de Namib), la province correspond à l'essentiel du Grand Karoo : couvert d'une végétation steppique, il ne permet qu'un élevage ovin extensif. La laine est la première ressource de la région, avant les mines. Hotazel, au nord, est la ville du manganèse, Springbok, celle du cuivre et Sishen, celle du fer. Mais c'est le diamant qui reste la principale richesse extraite du sol, non plus à Kimberley mais au Namaqualand, dans la région frontalière de la Namibie et de la ville d'Alexander Bay. La zone diamantifère est ici littorale mais aussi largement sous-marine. C'est avant tout une enclave minière contrôlée par l'Anglo-American Plc, et mal intégrée à la province. Plus au sud, Port Nolloth, construit dès le milieu du XIXe siècle pour l'exportation du minerai de cuivre de Springbok, est le seul pôle urbain littoral de la région. Que reste-t-il, au début du XXIe siècle, des rêves de changement des années 1990 ? Des accomplissements considérables certes, une démocratie qui fonctionne mais sur un territoire qui continue de refléter les inégalités et, plus encore, de les générer. Malgré l'action volontariste des autorités issues du changement de régime de 1994, l'Afrique du Sud reste un bel exemple de l'inertie, difficile à surmonter, des structures spatiales héritées. Philippe GERVAIS-LAMBONY II- Histoire L'histoire en Afrique du Sud peut se lire autour de deux constantes. D'une part, la rencontre et la répartition des ressources entre plusieurs groupes humains concurrents dans l'installation sur un même territoire ; et, d'autre part, le difficile apprentissage de leur coexistence et de la constitution d'un « contrat social » mutuellement bénéfique, dont la démocratisation des années 1990 serait le moment le plus achevé. La mise en présence des acteurs de l'histoire sud-africaine Une terre déjà occupée L'histoire de l'Afrique du Sud se construit autour de la rencontre et de la confrontation de groupes humains en mouvements sur l'espace africain austral. Lors de l'arrivée des Européens dans la région, que l'on datera symboliquement du débarquement du navigateur portugais Bartolomeu Dias au Cap en 1488, les Khoisans (Khoekhoen et San) occupent toute la partie sud de l'actuelle Afrique du Sud, tandis que les groupes bantous sont installés dans les parties est et nord du pays. L'arrivée au Cap du commandant Jan Van Riebeeck le 7 avril 1652 pour établir, au nom de la V.O.C. (Compagnie hollandaise des Indes orientales), un comptoir de rafraîchissement sur la route des Indes infléchit significativement l'histoire de la région. L'implantation coloniale Désormais, l'expansion territoriale et démographique de la population blanche ne cesse plus. Elle s'effectue violemment, par la dépossession et l'assujettissement des populations khoisans puis bantoues. Les Hollandais sont rapidement rejoints par des esclaves amenés d'Indonésie et qui, au milieu du XVIIIe siècle, sont plus nombreux que les Européens dans la colonie. En dépit de politiques hostiles énoncées dès 1682, un métissage des Européens, tant avec les esclaves indonésiens qu'avec les populations khois, commence à donner naissance au groupe Coloured. Environ deux cents huguenots français réfugiés aux Pays-Bas (après la révocation de l'édit de Nantes) rejoignent les Hollandais à partir de 1688. De nouveaux colons, essentiellement allemands et hollandais, continuent également d'arriver, toujours en nombre limité car le territoire n'était pas alors conçu comme une terre de colonisation. Les terres attribuées aux premiers colons, appelés free burghers (Vrijburgher), se faisant plus rares autour du Cap, quelques uns commencent, dès le début du XVIIIe siècle, à pénétrer dans le continent et à nomadiser dans l'intérieur du pays, gagnant le nom de trekboers. En 1760, ils atteignent le fleuve Orange puis la Great Fish River, au nord et au nord-est du Cap, limite de la présence des groupes bantous Xhosas. En 1795, pour prévenir une éventuelle incorporation de ce territoire stratégique dans le giron français suite à la conquête napoléonienne des Provinces-Unies, les Britanniques occupent une première fois la colonie, désormais forte d'environ seize mille Européens. Elle passera définitivement sous contrôle britannique en 1806 (ce qui sera confirmé par la convention de Londres du 13 août 1814). La quasi-totalité des acteurs de l'histoire moderne sud-africaine est alors présente. La montée des rivalités Le XIXe siècle est marqué par la montée en puissance et la confrontation des différentes organisations politiques qui se répartissent le territoire au cours d'escarmouches et de conflits incessants. Shaka et la puissance du royaume zoulou En 1818, au nord-est de ce qu'est aujourd'hui l'Afrique du Sud, le chef Shaka inaugure un processus de conquête et d'unification par la violence de petites chefferies en un royaume zoulou centralisé. Poursuivie par son successeur Dingane jusqu'à l'accession au pouvoir de Mpande en 1839, cette organisation militaire de la société provoque le Mfecane ou Difacane (« grand déplacement ») qui disloque, par effet de dominos, l'organisation sociale de toute la région, et ouvre la voie aux convois boers partis de la colonie du Cap pour échapper à la tutelle britannique. Le grand Trek (1835-1846) Dans la colonie britannique du Cap, la suppression légale de la discrimination raciale (1828), l'abolition de l'esclavage (1833), l'anglicisation de la population, de la langue et des modalités de gouvernement poussent des milliers de Boers – colons d'origine essentiellement hollandaise –, appelés dès lors Voortrekkers, à migrer vers le nord. Ce grand Trek qui se poursuit en direction du Highveld et du Natal se heurte aux groupes qui, poussés par le Difacane, descendent vers le sud, et aux Zoulous. Après une victoire sur les Boers, les Zoulous sont défaits dans la bataille de Ncome ou de Blood River (16 décembre 1838), qui devient un événement mythique de la saga boer, commémoré comme « le jour du vœu » jusqu'à la fin de l'apartheid. Les Voortrekkers établissent des républiques plus ou moins éphémères au nord de la colonie du Cap : Natal (fondée en 1839 et annexée par les Britanniques en 1843) et surtout la Zuid Afrikaanshe Republik (république du Transvaal) et l'Orange Free State (installation des Boers à Bloemfontein en 1846), respectivement reconnues par les Britanniques en 1852 (convention de Sand River) et 1854 (convention de Bloemfontein). L'expansion britannique Le mouvement d'expansion de la colonie du Cap s'oppose, autour de la Great Fish River, aux chefferies xhosas. Neuf guerres dites « Cafres » se succèdent jusqu'en 1878 pour consacrer la victoire britannique et l'annexion du territoire xhosa sous le nom de British Kaffraria en 1897 (une partie de l'Eastern Cape actuel). Les Britanniques développent également leur colonie du Natal autour du port de Durban (initialement Port Natal), en important une main-d'œuvre contractuelle indienne, notamment à partir des années 1860. Ils s'affrontent ici aux Zoulous. D'abord victorieux le 22 janvier 1879 à Isandlwana puis finalement battu à Ulundi le 4 juillet 1879, le royaume zoulou est dépecé et incorporé à la colonie en 1897. La marginalisation des Africains Désormais, les organisations africaines ne sont plus les acteurs principaux du jeu politique. Malgré quelques rébellions (au Zululand, en 1906-1907), les chefferies africaines ne sont plus que des sujets ou des instruments de la rivalité qui oppose les républiques boers aux Britanniques. Certaines chefferies, comme les Basutos dirigés par Moshoeshoe, doivent parfois demander la protection coloniale britannique (1868) puis être annexées (1871) pour échapper aux projets de spoliation de leurs terres par les Boers, tandis que d'autres (Xhosas) voient leurs terres annexées (1879-1894). Tout est désormais prêt pour un affrontement des deux groupes européens. La guerre anglo-boer (1860-1902) L'extrême différence des principes d'organisation sociale et politique des territoires britanniques et afrikaners – colons d'origine essentiellement hollandaise qui se revendiquent africains – rendait leur coexistence d'autant moins probable que la position géostratégique des deux républiques afrikaners et leur potentiel économique posaient les bases d'une expansion britannique. Des organisations politiques différenciées Les républiques boers et les colonies britanniques ont suivi des voies d'organisation politique très différentes depuis leur création. Au Cap, un système de représentation parlementaire est mis en place à partir de 1853, avant de se transformer en self-government en 1872. Les Noirs, Indiens et Coloured, en minorité démographique, y bénéficient de droits politiques, aussi formels soient-ils. En revanche, au Natal, qui bénéficie également d'une représentation parlementaire depuis la Constitution de 1856, les non-Blancs étant largement plus nombreux que la population blanche, un système de ségrégation territoriale et de gouvernement dual pose les bases de leur exclusion de la vie publique. Les deux républiques boers s'organisent autour de systèmes politiques autoritaires, peu accueillants pour les Blancs non Boers appelés Uitlanders, et fondés sur une discrimination raciale radicale. Elles sont essentiellement communautaires et fonctionnent par consultation des membres du « peuple » (volk) réunis en assemblées (raad). L'escalade vers la guerre Les projets britanniques d'expansion territoriale et de limitation de l'influence allemande (exercée depuis la colonie du Sud-Ouest africain érigée en protectorat en 1884), ainsi que la découverte des gisements diamantifère de Kimberley (début 1860) et aurifère du Witwatersrand (1886) vont cristalliser les oppositions. Après avoir isolé les deux républiques boers en annexant progressivement les vastes territoires africains, notamment le Bechuanaland et le Basutoland (soit par incorporation, soit sous la forme de protectorats), les pressions britanniques ne cessent plus, soutenues par les grands intérêts miniers représentés par Cecil Rhodes, fondateur de la compagnie de Beers et Premier ministre de la colonie du Cap (1890-1896). Une première tentative directe d'annexion du Transvaal dirigé par Paul Kruger échoue lors de la bataille de Majuba Hill (1881), obligeant le gouvernement britannique à reconnaître à nouveau l'indépendance du Transvaal (convention de Pretoria en 1881, révisée en 1884). Les tentatives de déstabilisation (« raid Jameson » lancé par Cecil Rhodes en décembre 1895) se poursuivent néanmoins et rendent la guerre inévitable. Déclarée le 12 octobre 1899 entre les deux républiques boers et l'armée impériale britannique, elle prend la forme d'une guérilla à partir de 1900. Elle affecte fortement les populations civiles y compris noires, et fait 26 000 victimes parmi les familles afrikaners isolées dans des camps. Le traité de Vereeniging, signé le 31 mai 1902, consacre la victoire britannique et met un terme à l'existence des deux républiques boers. La réunification territoriale au détriment des populations non blanches La réconciliation anglo-boer Pour organiser un système de gouvernement efficient, les Britanniques, conduits par le gouverneur général lord Selborne, vont multiplier les concessions à l'égard des Afrikaners. La Constitution du 31 mai 1910 créant le dominion de l'Union sud-africaine reconnaît ainsi comme langue officielle le hollandais, puis, à partir de 1925, l'afrikaans. Elle octroie une forte autonomie à chaque colonie et confirme l'exclusion des populations non blanches (Noirs, Indiens, Coloured) de la vie politique (sauf au Cap). Les intérêts et les revendications de ces communautés sont sacrifiés au nom de la réconciliation anglo-boer. Celle-ci conduit à organiser leur marginalisation et à ignorer leur intégration croissante dans l'économie du pays et le développement d'organisations politiques telles que le Natal Indian Congress (en 1894), l'African People Organisation (en 1902, pour les Coloured) et le South African Natives National Congress (en 1912, qui deviendra l'African National Congress, A.N.C., en 1923). Pour l'essentiel, la politique sud-africaine de la période 1910-1945 se résume au renforcement rapide et constant de la protection des intérêts des Blancs (droits fonciers, politiques, sociaux – emplois, logement, éducation –, etc.). La généralisation des discriminations raciales Légitimé au niveau international par sa participation aux deux guerres mondiales aux côtés des Alliés, et appuyé sur une alliance de partis politiques « modérés » afrikaners et britanniques (New South African Party et United Party), le pouvoir sud-africain va poursuivre une politique systématique de discrimination raciale sous la conduite successive de trois Premiers ministres (Louis Botha, Jan Smuts et James Hertzog). La ségrégation est consacrée par le Native Land Act (1913) qui officialise la spoliation foncière des Noirs en les confinant dans des réserves représentant 13 p. 100 des terres, puis par le Natives Urban Areas Act (1923) qui établit la ségrégation urbaine et réduit la mobilité des Noirs en généralisant le système des pass. Les Afrikaners sont au cœur des dispositifs de pouvoir politique. Des stratégies communautaires de promotion économique, culturelle et sociale via des sociétés culturelles, des groupements occultes comme l'Afrikaner Broederbond, ou des banques, amènent une génération de nouveaux leaders communautaires à des postes de décision. En 1948, cette dynamique est consacrée par la victoire électorale du National Party (N.P.) du docteur Malan. L'apartheid comme système de gouvernement La consolidation du pouvoir afrikaner À partir de 1948, le N.P. et les Afrikaners nationalistes vont accroître leur mainmise sur le pays. L'opposition officielle libérale essentiellement anglophone s'exprime certes au sein du Parlement, mais sans jamais avoir la moindre chance de renverser l'establishment afrikaner. Celui-ci s'est progressivement arrogé le contrôle de tous les lieux de pouvoir politique, économique et culturel. Il dispose également d'un soutien majoritaire parmi la population blanche (et notamment afrikaner), comme le montre le référendum de mars 1961 qui autorise le retrait du pays du Commonwealth et l'adoption du statut de république. L'instauration de l'apartheid légal L'apartheid va progressivement s'établir comme système de gouvernement et comme modèle de société imposant « légalement » la séparation physique et territoriale et la hiérarchisation de quatre groupes raciaux : Blancs, Coloured, Indiens et Noirs. Ce travail est au cœur des activités des quatre Premiers ministres sud-africains : Daniel F. Malan (1948-1954), Johannes Strijdom (1954-1958), Hendrik Verwoerd (1958-1966) et John Vorster (1966-1978). En 1950, le Population Registration Act le Immorality Act, le Group Areas Act, et le Suppression of Communism Act vont ainsi créer et réglementer des identités raciales, interdire les relations sexuelles et l'union maritale entre membres de « races » différentes, réduire la liberté de déplacement des Noirs, et interdire toute forme de remise en cause de cet ordre. L'apartheid légal se renforce avec la systématisation des pass (1952), la promulgation du Separate Amenities Act et du Bantu Education Act (1953). En 1959, le Promotion of Bantu Self-Government Act fonde la politique du « Grand Apartheid » qui visait à dénationaliser les Noirs sud-africains en les affiliant à différents bantoustans à caractère ethnique, et administrés de manière autonome. Dans les années 1970, quatre de ces bantoustans (Transkei, Bophuthatswana, Venda et Ciskei) deviennent officiellement des « États noirs » indépendants, qui ne seront jamais reconnus par la communauté internationale. L'organisation des résistances Les campagnes de désobéissance civile lancées par l'A.N.C. de 1949 à 1952, selon le modèle gandhien, s'étant révélées inefficaces, des mouvements progressistes Indiens, Coloured, Blancs et Noirs s'unifient au sein de l'Alliance du Congrès. L'opposition ainsi rassemblée proclame, en 1955, la Charte de la liberté, prônant l'émergence d'une Afrique du Sud non raciale et fondée sur le respect des droits de l'homme. Les poursuites pour trahison engagées contre les leaders du mouvement (procès de 1956 à 1961), la répression policière et le massacre de Sharpeville en mars 1960 conduisent à l'abandon du principe de la non-violence et à la création, en 1961, de la branche militaire de l'A.N.C., Umkhonto weSizwe. À la suite du renforcement de la répression et de la condamnation à la prison à vie des principaux leaders de la contestation (dont Nelson Mandela, lors du procès de Rivonia en 1963-1965), une partie des organisations et des militants anti-apartheid est alors contrainte à l'exil. De nouvelles formes de contestation émergent néanmoins : le mouvement de la Conscience noire de Steve Biko, assassiné par la police en 1977, redonne de la fierté aux Noirs et encourage la mobilisation des jeunes lycéens lors des émeutes de Soweto en 1976 ; les syndicats, en cours de légalisation, acquièrent également une influence jusqu'alors inconnue. Ces dynamiques préparent la révolte de la société civile sud-africaine des années 1980. La fin de l'apartheid et l'installation de la démocratie La crise économique qui frappe le pays à la fin des années 1970, l'indépendance des colonies voisines (Mozambique, Angola, Rhodésie), l'impossible justification morale de l'apartheid, la mise en place progressive de sanctions internationales, la montée en force de la contestation interne et la fin de la présence soviéto-cubaine en Angola vont contraindre le régime sud-africain à la révision de ses choix. Les impossibles réformes et la montée des contestations La réforme constitutionnelle de 1983 crée un Parlement à trois chambres associant les Coloured et les Indiens au pouvoir, tout en maintenant le principe de l'exclusion des Noirs de la vie politique nationale. Elle conduit à une mobilisation sociale d'une ampleur considérable, exprimée par la création du Front démocratique uni (U.D.F.), organisation multiraciale regroupant de multiples mouvements sociaux de toute nature, laïcs et religieux, culturels, sociaux et économiques, dont la principale confédération syndicale, le C.O.S.A.T.U. (Congress of South African Trade Unions), fondée en 1985. Des campagnes généralisées de désobéissance civile sont alors lancées et conduisent à un contexte quasi insurrectionnel dans certains townships. Conjuguée à une pression internationale accrue, cette situation d'impasse contraint le président Pieter W. Botha (1979-1989) à engager, en 1987, des pourparlers secrets avec Nelson Mandela et l'A.N.C. La transition démocratique L'arrivée au pouvoir de Frederik W. de Klerk en 1989 permet une rupture politique. Celui-ci annonce, en février 1990, la libération des prisonniers politiques dont Nelson Mandela, la fin de l'interdiction des organisations anti-apartheid et le démantèlement de la législation d'apartheid. Les principaux acteurs politiques du conflit sud-africain (et plus particulièrement le gouvernement du N.P. et l'A.N.C.) commencent alors, au sein de la Convention pour une Afrique du Sud démocratique (C.O.D.E.S.A.), des négociations constitutionnelles qui vont radicalement transformer l'État sud-africain. La transition qui s'engage est ainsi fondée sur l'idée de « réconciliation nationale » portée par Nelson Mandela, premier président sud-africain démocratiquement élu en avril 1994. Un gouvernement d'unité nationale constitué de toutes les principales forces politiques du pays institue un partage du pouvoir. Cette période de « révolution négociée » se traduit par une refonte de l'administration, des politiques publiques, et par l'élaboration d'un nouveau contrat social entre les différentes composantes de la société sud-africaine. III- La nouvelle Afrique du Sud Un nouveau contrat social est sorti de ces années de confrontation et de discrimination, faisant de l'Afrique du Sud une démocratie désormais consolidée. Reste à transformer une structure sociale et économique profondément marquée par ces expériences passées. La reconfiguration politique Les acteurs de la transition sud-africaine procèdent à une véritable refondation des institutions et des règles du jeu politique du pays, posant ainsi les bases de nouveaux équilibres qui renvoient systématiquement au double contrôle du peuple et de la loi. Une architecture constitutionnelle innovante Après une Constitution intérimaire élaborée en 1993, la Constitution finale a été négociée au sein de l'Assemblée constituante, élue en avril 1994. En rupture avec l'apartheid, elle est le fruit de nombreux compromis sur la forme de l'État, les rapports intergouvernementaux et la protection des minorités et des libertés. Entérinée le 8 mai 1996, elle consacre le principe du constitutionnalisme, et refonde l'organisation des pouvoirs au sein de l'État. Le rôle central du président La présidence constitue le cœur du pouvoir exécutif. Après le mandat de Nelson Mandela, Thabo Mbeki (président de 1999 à 2008) a réformé et professionnalisé l'exécutif afin d'en améliorer l'efficacité. Il a renforcé le contrôle présidentiel sur le gouvernement et l'administration composée d'environ un million de fonctionnaires. Le président est élu par une Assemblée nationale constituée de quatre cents membres élus à la proportionnelle, ce qui n'empêche pas l'A.N.C. d'y être largement dominant au point que le Parlement n'a jusqu'à présent exercé qu'un rôle marginal de contre-pouvoir face à l'exécutif. Un système quasi fédéral Le Conseil national des provinces, seconde chambre du Parlement, est composé de quatre-vingt-dix représentants des provinces et contribue à donner à l'État sud-africain un caractère quasi fédéral. Les neuf gouvernements provinciaux reçoivent près de 60 p. 100 du budget national et exercent leurs compétences dans les domaines de l'éducation, de la santé et de la sécurité sociale. Ils sont confrontés à la faible capacité de leur système politico-administratif, notamment dans les provinces constituées sur la base des anciens bantoustans (Mpumalanga, Eastern Cape...). En décembre 2000, après un long processus de restructuration administrative, deux cent quatre-vingt-quatre municipalités ont remplacé les mille deux cents structures locales ségréguées. Cependant, hormis les six métropoles – Ekwihuleni (East Rand), Ethekwini (Durban), Johannesburg, Le Cap, Nelson Mandela (Port Elizabeth), Tshwane (Pretoria) –, la plupart des municipalités se heurtent à une insuffisance de ressources financières et humaines qui entrave la mise en œuvre de leurs compétences en matière de distribution des services de base (eau, électricité, santé). Afin de relier les différents niveaux de gouvernement, la Constitution établit un système de relations intergouvernementales fondé sur le principe du gouvernement coopératif. Mais dans la pratique, la faiblesse des municipalités et des provinces se traduit par une prédominance du pouvoir central. Un État de droit Une cour constitutionnelle est chargée de faire respecter la Constitution (et notamment la très libérale et protectrice Charte des droits), et de résoudre les conflits entre les échelons de gouvernement. Elle est une garantie majeure de la démocratie stabilisée instaurée en Afrique du Sud. Un arsenal d'autres institutions indépendantes contribue également à renforcer la protection des droits des citoyens et à rompre avec le régime précédent : un médiateur, un auditeur général, une Commission électorale, une Commission pour l'égalité des sexes et une Commission des droits de l'homme. La redistribution des forces politiques Le recours systématique et régulier aux élections pour les trois niveaux de gouvernement (local, provincial, national) a modifié racialement la physionomie politique du pays. Les quatre élections législatives de 1994, 1999, 2004 et 2009 ont consacré la consolidation de la règle du jeu démocratique, et la forte domination de l'A.N.C. dans le champ politique sud-africain. Parallèlement, une recomposition lente et erratique des forces d'opposition est en cours, afin de pouvoir proposer à terme des choix politiques plus larges que ceux offerts par les seuls changements d'alliances au sein de l'A.N.C. L'A.N.C. et ses mutations Le 27 avril 1994, c'est sous la forme d'une alliance tripartite (A.N.C.-Parti communiste sud-africain-C.O.S.A.T.U.) que le mouvement de Nelson Mandela arrive au pouvoir avec 62,65 p. 100 des voix. Depuis sa légalisation, l'A.N.C., comme la plupart des organisations politiques du pays, s'est progressivement transformé de mouvement de libération en parti politique, en poursuivant une véritable révolution organisationnelle accompagnée d'une modification profonde de la composition sociale de ses militants et sympathisants. Toutefois, l'A.N.C. reste fortement marqué par son ancien fonctionnement. La mise en avant des valeurs révolutionnaires et égalitaires de la lutte de libération et du principe d'unité se traduit toujours par une rhétorique militante appelant à une décision par consensus et exigeant une forte discipline interne. Sous la présidence de Thabo Mbeki, un effort de modernisation et de professionnalisation intense a été fourni pour que les instances nationales du parti interviennent dans le fonctionnement des structures provinciales, notamment pour la désignation des candidats au poste de Premier ministre provincial. L'exécutif de l'A.N.C. cherchait ainsi non seulement à éviter l'exacerbation d'intérêts locaux susceptibles de menacer l'unité du parti, mais aussi à professionnaliser tout son appareil. Le parti s'est ainsi progressivement transformé en une machine électorale très efficace qui, malgré la montée des mécontentements à l'égard du gouvernement, parvient à mobiliser un très large soutien populaire lors des élections (66,3 p. 100 en 1999, 69,7 p. 100 en 2004 et 65,9 p. 100 en 2009). Il s'est également lancé dans une stratégie de redéploiement de ses cadres afin d'investir les lieux de pouvoirs extérieurs à la sphère politique (haute administration, services publics, entreprises publiques, justice, médias et secteur privé), renforçant ainsi l'association, voire la confusion entre le parti et l'appareil d'État, ce qui l'expose d'autant plus aux risques de corruption et de conflits d'intérêts. Parallèlement, l'hétérogénéité de la base sociale de l'A.N.C. et de l'alliance tripartite ne cesse de se renforcer au fur et à mesure que les politiques gouvernementales transforment la société sud-africaine. Les tensions augmentent entre les jeunes urbains diplômés prêts à saisir les opportunités offertes par la modernisation économique, les populations rurales délaissées, les apparatchiks qui consolident leur mainmise sur le pouvoir via des alliances avec le secteur privé et les générations non éduquées de l'époque de la lutte de libération qui tentent de résister à leur marginalisation. Ces contradictions ont conduit, lors de la conférence nationale de l'A.N.C. à Polokwane en 2008 à la constitution d'une alliance « tout sauf Mbeki » formée par ses opposants politiques, la ligue des jeunes, le C.O.S.A.T.U. et une fraction du Parti communiste sud-africain (S.A.C.P.). Celle-ci accuse le président Mbeki de mener une politique économique trop favorable aux nantis, aux marchés et aux investisseurs au détriment des salariés, des plus pauvres et des moins éduqués. Son principal adversaire, Jacob Zuma, ancien vice-président du pays que Mbeki avait forcé à démissionner de son poste, a obtenu une très forte majorité et le contrôle de tous les postes importants du parti. L'A.N.C. a alors contraint Thabo Mbeki à la démission le 21 septembre 2008, Jacob Zuma étant élu président le 9 mai 2009. Il est à son tour soumis aux mêmes contradictions et pressions au sein du parti, qui se traduisent notamment dans sa politique économique qui associe prudence gestionnaire et financière d'une part et augmentation des dépenses sociales redistributives pour amortir les effets de la marginalité économique et de la pauvreté d'autre part. Ces lignes de clivages s'expriment par ailleurs dans les oppositions de plus en plus ouvertes entre et avec les deux autres composantes de l'alliance (S.A.C.P. et ligue des jeunes) et par des conflits d'intérêts croissants entre ceux qui profitent de la fin de l'apartheid pour valoriser leur formation et les laissés pour compte de la lutte de libération. Une opposition marginalisée et fragmentée Face à la domination de l'A.N.C., l'espace politique reste très limité pour que s'affirment des partis d'opposition en mal d'identité. La disparition du N.P. Fondateur du régime d'apartheid, le N.P., devenu Nouveau Parti national (N.N.P.) en 1996, a rapidement décliné, passant de plus de 20 p. 100 des voix en 1994 à 1,65 p. 100 en 2004. Son incapacité à choisir entre parti communautariste Blanc et Coloured et parti attrape-tout d'opposition l'a condamné auprès de son électorat potentiel. La plupart des dirigeants du parti ont rejoint soit l'Alliance démocratique, soit l'A.N.C. Le N.N.P. s'est officiellement dissous en 2005. La marginalisation de l'Inkatha. Le parti nationaliste zoulou Inkatha Freedom Party (I.F.P.) constituait la principale force politique noire issue du système d'apartheid. Favorable à un régime fédéral et soucieux de protéger ses positions au KwaZulu, il s'est opposé à l'A.N.C. au début des années 1990, dans une violente guerre civile ayant un temps menacé la tenue des élections d'avril 1994. Lors de celles-ci, l'I.F.P. obtenait un score largement « arrangé » en sa faveur de 10,54 p. 100 des voix. Son leader, Mangosuthu Buthelezi, devenait alors ministre de l'Intérieur du gouvernement d'unité nationale. Depuis lors, l'influence du parti n'a cessé de décroître, y compris dans son fief du KwaZulu-Natal où son système de patronage à l'égard des chefs traditionnels s'est érodé au fur et à mesure que les ressources du parti diminuent et que les jeunes se détachent du contrôle social des chefferies. Le poids de l'I.F.P. décline à chaque élection législative (7 p. 100 des suffrages en 2004 et 4,55 p 100 en 2009) ; il a aussi perdu le contrôle du gouvernement du KwaZulu-Natal au profit de l'A.N.C. La difficulté pour le Congrès du peuple de se maintenir. Formé en décembre 2008 par des dissidents de l'A.N.C. opposés aux conclusions de la conférence de Polokwane, le parti a obtenu un résultat encourageant lors des élections législatives de 2009 (7,42 p 100). Cependant, ébranlé par des rivalités internes, notamment entre Mosiuoa Lekota et Mbhazima Shilowa, il n'a pas réussi depuis lors à se structurer. La lente transformation de l'Alliance démocratique. Dorénavant, le principal parti d'opposition est l'Alliance démocratique (D.A.), une coalition libérale constituée en juin 2000 sur le socle du Parti démocratique (libéral multiracial) et du N.P. Menant une campagne très critique des orientations politiques de l'A.N.C. et des abus les plus criants de l'enrichissement de certains de ses membres, le D.A., dirigé par Tony Leon puis Helen Zille, a obtenu 12,4 p. 100 des suffrages aux élections de 2004 et 17 p. 100 en 2009 ; il s'est également assuré le contrôle de la province du Cap-Ouest après avoir gagné la municipalité du Cap en 2006. L'enjeu du parti, essentiellement soutenu par les Blancs et les Coloured, est désormais de conquérir l'électorat noir (qui ne constitue que 2 p. 100 de ses électeurs) et de pouvoir se présenter autour d'un leadership multiracial crédible pour les élections de 2014 afin de devenir, à terme, une alternative nationale possible. L'improbable alternance politique. Dans ce contexte, la possibilité d'une alternance politique à moyen terme est faible. Les contrepoids démocratiques du régime sud-africain sont plutôt à chercher au sein de la société civile. Les structures associatives (civics), les syndicats, les organisations patronales, les organisations religieuses et les médias tendent ainsi à jouer un rôle de contrôle de l'action publique en dénonçant les éventuels errements de la politique gouvernementale, notamment en matière de lutte contre le sida ou la corruption, et en mobilisant des citoyens. De même, les forts clivages au sein de l'A.N.C. et de l'alliance tripartite opposant radicaux et modérés, exilés et militants issus de la lutte interne, agissent comme autant de garde-fous contre les tendances autoritaires et ouvrent la voie à une recomposition éventuelle des alliances politiques entre modérés et radicaux. Si une alternance devait avoir lieu à court terme, elle ne pourrait venir que de l'éclatement des tensions toujours plus fortes au sein de l'A.N.C. Les espaces imbriqués de l'international sud-africain L'Afrique du Sud a progressivement réintégré le concert des nations après les élections de 1994 en normalisant ses relations bilatérales et en intégrant la plupart des instances multilatérales (O.N.U., O.M.C., U.A.). Après quelques tâtonnements, essentiellement dus aux incertitudes de la période de transition, l'arrivée de Thabo Mbeki au pouvoir en 1999 a renforcé la cohérence de la politique étrangère sud-africaine qui a été radicalement redéfinie autour de nouveaux principes directeurs : une orientation prioritaire à l'égard de l'Afrique, la promotion de la démocratie et des droits de l'homme, la coopération Sud-Sud et la réforme des institutions régionales (U.A., N.E.P.A.D., Nouveau Partenariat pour le développement en Afrique) en faveur d'une plus grande équité Nord-Sud. Jacob Zuma a confirmé ces principes en les déclinant de manière très pragmatique autour de la question de l'arrimage de l'Afrique du Sud au bloc des grands pays émergents des B.R.I.C. (Brésil, Russie, Inde, Chine) et au recentrage du monde au Sud et à l'Est. Une politique étrangère tous azimuts réorientée vers l'Afrique et les pays du Sud L'Afrique du Sud conserve une relation privilégiée avec l'Union européenne, son premier partenaire commercial, et les États-Unis avec qui elle est liée par des accords économiques et fiscaux préférentiels. Cependant, le discours sur la « renaissance africaine » de Thabo Mbeki et les options de Jacob Zuma confirment que l'Afrique du Sud a entrepris un recentrage politique progressif sur le continent africain et en faveur d'une coopération Sud-Sud entre pays émergents. Pretoria utilise sa position de leadership en Afrique (en tant que principale puissance économique et militaire) pour renforcer son statut sur la scène internationale et s'imposer comme un partenaire indispensable. Profitant à la fois de l'appui des Occidentaux et des B.R.I.C., elle entend jouer un double rôle d'opérateur de paix et d'agent du développement, à la fois en tant qu'État mais aussi comme représentante de facto du continent africain. Une puissance africaine adepte du « soft power » Pour se démarquer de toute image hégémonique, l'Afrique du Sud a adopté dans ses relations inter-africaines une stratégie de soft power mettant plus l'accent sur la cooptation que sur la contrainte. Au-delà de sa position ultra-dominante dans la région, c'est par une approche multilatérale que Pretoria a largement contribué à restructurer le mode d'organisation et de fonctionnement de la Communauté de développement de l'Afrique australe (S.A.D.C., fondée en 1992 et intégrée par l'Afrique du Sud en 1994). Cette stratégie est particulièrement évidente dans le processus de renégociation de l'accord d'Union douanière d'Afrique australe (S.A.C.U.), impliquant l'Afrique du Sud, le Botswana, la Namibie, le Lesotho et le Swaziland. Depuis 2004, la S.A.C.U., dont le siège a été relocalisé en Namibie, fonctionne de manière collégiale sur le principe du consensus (Pretoria n'y exerce plus l'autorité suprême), et selon un mécanisme de partage plus équitable des ressources douanières. Un rôle moteur sur le continent Au niveau continental, l'Afrique du Sud a joué un rôle moteur dans la transformation de l'O.U.A. en Union africaine (U.A.) en juillet 2002. Elle héberge le Parlement pan-africain et est également à l'origine du N.E.P.A.D., programme socioéconomique de l'U.A. qui met l'accent sur la régionalisation et le rôle du secteur privé dans le développement du continent. Dans le domaine de la sécurité, l'Afrique du Sud est avant tout préoccupée par les risques de déstabilisation induits par les conflits sur le continent. Pretoria s'est donc investie dans la résolution de nombreux conflits africains mais toujours dans le cadre d'accords de coopération et de démarches multilatérales : Sierra Leone, Éthiopie/Érythrée, Soudan, Comores, Côte d'Ivoire ou Burundi. Thabo Mbeki a joué un rôle déterminant dans l'accord de paix (signé en décembre 2002) en République démocratique du Congo (R.D.C.), où les soldats sud-africains constituent une large composante du contingent de la mission de paix des Nations unies. Cette nouvelle influence s'étend également dans le domaine économique. Les entreprises sud-africaines sont désormais présentes, par leurs investissements, dans plus de la moitié des États d'un continent qui est devenu le quatrième partenaire commercial du pays. L'Afrique du Sud, puissance internationale ? L'Afrique du Sud, porte-parole des pays du Sud Parallèlement, l'Afrique du Sud redéploie ses relations au sein de l'hémisphère Sud pour y jouer un rôle pivot. L'Asie, au sein de laquelle le poids de la Chine est déterminant, est ainsi devenue le premier partenaire économique du pays. Depuis 1997, l'Afrique du Sud développe des relations politico-économiques au sein de l'Indian Ocean Rim Association for Regional Cooperation (I.O.R.-A.R.C.), qui regroupe les États côtiers de l'océan Indien et renforce leurs échanges commerciaux. Avec l'Inde et le Brésil, l'Afrique du Sud a constitué, en 2003, un organisme de coopération tripartite (I.B.S.A.) pour développer les échanges Sud-Sud, les champs de coopération et la concertation politique. En 2011, l'Afrique du Sud, le Brésil et l'Inde étaient également membres non permanents du Conseil de sécurité des Nations unies. Pretoria se positionne parmi les marchés émergents et participe alternativement au groupement C.I.V.E.T.S. (Colombie, Indonésie, Vietnam, Égypte, Turquie, Afrique du Sud) et, depuis décembre 2010, à celui des B.R.I.C. en revendiquant le principe d'un basculement économique mondial à court terme vers les pays émergents. Elle joue également un rôle actif au sein du Mouvement des non-alignés qu'elle a présidé en 2000. Thabo Mbeki a largement contribué à mettre la question du développement (et celui de l'Afrique en particulier) dans l'agenda des sommets du G8 auxquels il participait régulièrement. En collaboration avec les membres du G5 (les cinq pays les plus industrialisés au monde), l'Afrique du Sud œuvre pour une réforme du fonctionnement des institutions financières internationales (F.M.I., Banque mondiale) afin que les intérêts des pays du Sud y soient mieux représentés. Pretoria est également favorable à une refonte du système de décision de l'O.N.U. où elle espère obtenir un siège permanent au Conseil de sécurité. Le pays ne cesse donc de s'affirmer comme une puissance utile, cette utilité étant sa meilleure ressource. Des ambitions internationales sous contraintes Les grandes ambitions internationales de l'Afrique du Sud rencontrent néanmoins certaines limites, liées aux capacités très limitées du pays et aux rivalités nationales pour le leadership continental (avec l'Angola, le Nigeria, le Zimbabwe, ou encore le Sénégal). Les États africains sont en général réticents à l'égard de ce qu'ils perçoivent comme un activisme sud-africain en matière de promotion de réformes libérales, de soutien aux principes de la bonne gouvernance et de la démocratie et d'appels à la responsabilité des gouvernants devant leurs citoyens et leurs pairs. Cette contrainte est particulièrement prégnante au sein de la S.A.D.C., à propos de la dérive autoritaire du Zimbabwe par exemple. Pretoria a ainsi renoncé à dénoncer publiquement le régime d'Harare afin de ne pas s'aliéner certains États de la région qui soutiennent Robert Mugabe (Angola, Namibie). Mais la principale limite aux ambitions internationales sud-africaines résulte d'un problème de capacité. Pretoria ne dispose pas des moyens diplomatiques et militaires susceptibles de soutenir son ambition de devenir une puissance moyenne régionale. C'est l'un des enjeux à plus long terme de la politique de modernisation économique du pays. La modernisation d'une économie désarticulée L'économie sud-africaine est fortement marquée par l'empreinte de l'apartheid. Au regard du continent africain, elle apparaît comme un géant concentrant 25 p. 100 du P.I.B. de l'Afrique (et 75 p. 100 de celui de la S.A.D.C.) et 40 p. 100 de sa production industrielle. Le P.I.B. de la seule province du Gauteng (où se trouve Johannesburg) est supérieur à celui du Nigeria. À l'échelle mondiale, le P.I.B. sud-africain (527,5 milliards de dollars U.S. [P.P.A., parité des pouvoirs d'achats] en 2010) est moyen. Il est, par exemple, légèrement supérieur à celui du Portugal. Avec près de 10 700 dollars U.S. (P.P.A.) en 2010, le P.I.B. par habitant est très supérieur à la moyenne de l'Afrique subsaharienne, mais très inférieur à celui des pays développés du Nord. L'économie sud-africaine a donc à la fois des caractéristiques de pays développé et de pays en développement. Elle est tiraillée entre un secteur moderne (finances, énergie, services, industries manufacturières, agroalimentaires, mines...) ouvert à la compétition internationale et très compétitif, et un ensemble d'activités dites informelles (emplois de la récupération, de la vente au détail...). Seule une minorité de la population dispose d'un niveau de vie de type européen, tandis que près de 50 p. 100 des Sud-Africains vivent au-dessous du seuil de pauvreté et que 25 p. 100 dispose d'un revenu inférieur à 1,25 dollar par jour. Le pouvoir démocratique tente de réduire les déséquilibres et les inégalités issus de l'apartheid en renforçant les secteurs les plus dynamiques de l'économie et en dérégulant cette activité, sans pour autant dégrader les comptes budgétaires et le niveau d'endettement très faible du pays. Il a déjà réussi à transformer une économie fermée et protectionniste, fondée sur un marché intérieur captif et l'exportation de produits miniers, en une économie largement ouverte, essentiellement manufacturière, fortement dérégulée et soumise à un mouvement rapide de modernisation. Il tente désormais de réussir l'articulation du secteur moderne en expansion avec l'économie marginalisée et de pauvreté, le premier devant servir d'engrenage à la seconde. Une économie marquée par l'apartheid Un capitalisme lié à l'apartheid Le capitalisme sud-africain a prospéré jusque dans les années 1970 en s'articulant sur trois éléments majeurs : une main-d'œuvre peu onéreuse, illimitée et dépourvue de droits sociaux, qui constituait un marché captif d'autant plus servile qu'il existait une forte pression sur l'emploi et les rémunérations ; une population blanche fournissant les personnels qualifiés et constituant un marché domestique important et relativement diversifié en raison de son niveau de vie de type occidental ; enfin, l'exploitation des richesses minières et agricoles disponibles, favorisée par les coûts très bas du travail. L'économie sud-africaine a longtemps été essentiellement minière (or, diamant, charbon...), comme le montre l'origine des activités des grandes multinationales aujourd'hui diversifiées du pays (Anglo American, Rembrandt...). L'adoption de stratégies d'import-substitutions (pour le développement des capacités productives), la mise en œuvre de fortes protections douanières et tarifaires pour soutenir les industries locales, le développement d'entreprises publiques structurantes dès les années 1950 facilitèrent, en plus des conditions économiques garanties par l'apartheid (contrôle de la main-d'œuvre et de ses coûts, marchés protégés), une diversification de l'activité économique du pays. L'émergence d'un tissu manufacturier et industriel significatif a ainsi bénéficié des rentrées de devises générées par l'activité minière et agricole. La lente asphyxie d'une économie contrainte Le miracle des années 1960, avec un taux de croissance de 5,5 p. 100 par an, fut cependant de courte durée. À partir des années 1970, le modèle entra en crise. La croissance économique fut freinée par des facteurs externes tels que le renchérissement des prix des matières énergétiques, la montée progressive des sanctions économiques internationales contre le régime, les coûts des dépenses de sécurité interne et des actions militaires menées dans la région en conflit (Mozambique, Angola, Namibie, Rhodésie). Sur le plan interne, les capacités de développement furent entravées par le renforcement de la contestation, le faible niveau de qualification de la main-d'œuvre et l'absence d'un marché domestique dynamique lié à la faiblesse du pouvoir d'achat de la population non blanche. Le taux de croissance ralentit (2,2 p. 100 par an dans les années 1970), l'inflation commença à augmenter tandis que les structures de l'économie vieillissaient. Les années 1980 virent l'asphyxie croissante de l'économie d'apartheid. Entre 1989 et 1992, le pays était entré en récession (— 1,3 p. 100 par an). Les leaders des grandes multinationales sud-africaines, qui avaient tant bénéficié du système d'apartheid, constataient le déclin de leurs capacités d'investissement et les pertes d'opportunités commerciales et financières liées au maintien de ce système. Ils optèrent ainsi pour une libéralisation politique garante d'un assainissement économique. La libéralisation et la modernisation depuis les années 1990 À la fin des années 1980, l'économie sud-africaine se caractérisait par des désarticulations structurelles et des inégalités raciales considérables qui ne pouvaient être laissées en l'état. Elle devait être rénovée sans pour autant que ses éléments de force (infrastructures, capacités industrielles et financières, savoir-faire) ne soient brisés. Les premières orientations économiques du gouvernement d'unité nationale et de ses successeurs confirmèrent une volonté d'ouverture internationale, de gestion libérale de l'économie et d'inscription dans une économie de marché (affiliation au G.A.T.T. en 1993, abandon des nationalisations, indépendance de la banque centrale). Le contrôle des changes a été supprimé, le rand financier a disparu en 1995, les barrières douanières et tarifaires ont pour l'essentiel été levées, tandis que le pays devenait membre fondateur de l'O.M.C. Parallèlement, la stratégie initiale de redistribution rapide des ressources, prévue par le Programme de reconstruction et de développement (R.D.P.) présenté en mai 1994 par Mandela, fut abandonnée dès 1996 avec le lancement du programme G.E.A.R. (Growth Employement and Redistribution), aux orientations beaucoup plus libérales et proches des préceptes de bonne gouvernance soutenus par la Banque mondiale. Ce changement de priorité s'explique essentiellement par les premiers résultats économiques décevants (et notamment la faible entrée d'investissements étrangers), par les pressions internationales (notamment du F.M.I.) et par la nature du système décisionnel de la transition démocratique qui conférait une forte influence aux grands intérêts économiques privés. Les gouvernements successifs donnèrent la priorité à la consolidation des agrégats économiques fondamentaux (équilibres budgétaire et monétaire, gestion de la dette) et au renforcement du secteur privé, tandis que le rythme des politiques sociales et les programmes de redistribution des richesses était ralenti. La politique économique sud-africaine post-apartheid est ainsi fondée sur deux principes : une gestion libérale orthodoxe permettant de rassurer les investisseurs étrangers et d'assurer la crédibilité financière internationale du pays, tout en renforçant les capacités d'action économique et les marges de manœuvre budgétaires ; et la conviction des inévitables effets bénéfiques de l'ouverture économique, facteur de croissance, sur la diffusion des richesses au profit des plus pauvres. Face à ce qu'il présente comme une économie duale, l'État revendique un rôle actif (developpemental) à l'instar des nouveaux États industriels asiatiques. Il veut être un régulateur actif de l'économie (à travers, par exemple, une privatisation limitée des entreprises publiques) et souhaite orienter les efforts destinés à transférer progressivement les bénéfices de l'économie moderne au profit des secteurs les plus démunis de la société. Des résultats encourageants et des inquiétudes majeures La modernisation de l'économie La politique de modernisation de l'économie du pays est un succès. Le P.I.B. connaît une croissance régulière (hormis en 2009, première année de récession en dix-huit ans, liée à la crise financière mondiale) et en augmentation tendancielle (autour de 3 p. 100 par an depuis 1993, de 5 p. 100 en 2005 puis autour de 3 à 4 p. 100 après la récession de 2009). La dette publique demeure très limitée (48 p. 100 du P.I.B. en 1997 et 37 p. 100 en 2009), l'inflation est maîtrisée, le rand stabilisé, les taux d'intérêt sont au plus bas depuis vingt ans, la consommation intérieure de biens et de services est en forte augmentation tandis que le prix de l'immobilier croît considérablement. L'orthodoxie budgétaire et financière, abandonnée pendant les dernières années d'apartheid, est devenue la règle avec la baisse de la pression fiscale, la réduction des dépenses publiques et leur concentration dans les secteurs productifs. Parallèlement, l'économie du pays a changé de nature. Elle s'est restructurée, soutenue par un secteur privé dynamisé et en expansion rapide comme le montrent les activités bancaires et manufacturières ou le tourisme. Elle est ainsi désormais plus manufacturière qu'agricole et minière (l'industrie contribue pour 31 p. 100 au P.I.B) et dominée par le secteur des services (65 p. 100 du P.I.B). Elle s'est largement ouverte à la concurrence extérieure. Les échanges internationaux sont en croissance permanente et le pays est désormais arrimé sur les grands marchés du Nord (Union européenne – premier client et fournisseur –, États-Unis, Japon) et toujours davantage sur les économies émergentes du Sud (Chine, Inde, Mercosur). Il est désormais fortement présent sur le marché africain, avec d'autant plus de succès que ce dernier est le plus souvent délaissé par les anciennes métropoles coloniales. Bref, l'Afrique du Sud confirme son statut d'économie émergente de second rang. Elle reste certes fragile en raison des problèmes sociaux qui persistent, mais son potentiel est d'autant plus fort qu'elle est courtisée par tous, pays émergents et développés, comme étant la représentante d'un continent recelant un potentiel considérable de développement. La croissance démographique, les résultats économiques encourageants des dix dernières années, les réserves foncières, minérales et agricoles toujours plus courtisées, et la position géopolitique du continent en font un enjeu économique et politique primordial dont l'Afrique du Sud en est la porte d'entrée privilégiée. Des inquiétudes pour le futur Trois facteurs viennent pourtant pondérer ces résultats positifs. D'une part, l'investissement productif reste à un niveau insuffisant pour stimuler la croissance. La formation brute de capital fixe a augmenté pour atteindre 19 p. 100 en 2010 mais elle reste en deçà des taux supérieurs à 24 p. 100 qui caractérisent les pays émergents asiatiques notamment. L'attraction d'investissements importants est affectée par les incertitudes politiques et sociales de l'environnement africain dans son ensemble, par les fortes tensions sociales liées à une société sud-africaine qui demeure toujours l'une des plus inégalitaires du monde (la deuxième, selon l'indice de Gini, avec 0,77 en 2009), par un niveau de pauvreté élevé, et par une faible capacité d'épargne locale. D'autre part, le niveau de chômage est considérable et continue à toucher officiellement, en dépit d'une baisse tendancielle, environ 25 p. 100 de la population, en raison notamment de l'arrivée sur le marché de l'emploi de nouvelles catégories sociales et de nouvelles générations. Le sous-emploi est massif, notamment parmi la main-d'œuvre non qualifiée, essentiellement noire, et les jeunes, au point que le gouvernement Zuma a lancé en 2011 un plan de créations d'emplois destiné à ces derniers. Enfin, l'expansion économique du pays est freinée par un taux de prévalence H.I.V. chez les adultes particulièrement élevé malgré sa baisse constante (30 p. 100 en 2004, 17,8 p. 100 en 2009), qui entraîne une perte massive de main-d'œuvre, des coûts sociaux croissants, la mise à l'écart progressive d'une partie de la population. Chômage et marginalisation économique, notamment dans les zones rurales, sont au cœur des difficultés éprouvées par une société sud-africaine qui tente toujours de se refonder et de se stabiliser. Une société qui s'invente dans la douleur Un héritage pesant La société sud-africaine tente de se construire un futur. Jusqu'à la fin de l'apartheid, elle n'existait que comme une réalité statistique formelle. La ségrégation raciale interdisait de créer une société de citoyens et limitait leur association à la sphère économique. L'ensemble de la population était classée en quatre groupes dits raciaux, eux-mêmes différenciés en groupes nationaux et, pour les Noirs, en groupes ethniques (zoulou, xhosa, venda, sotho, swazi, tswana, ndebele) appelés à perdre la nationalité sud-africaine à terme. Depuis la fin de l'apartheid, les différentes catégories officielles (Noirs 79,4 p. 100 ; Blancs : 9,2 p. 100 ; Métis : 8,8 p. 100 ; Indiens : 2,6 p. 100 en 2010) sont censées se fondre dans un creuset national sud-africain comme les y incite la devise du pays United in our diversity. Après l'euphorie suscitée par la fin de l'apartheid et celle de la célébration du miracle de la « nation arc-en-ciel », l'invention d'une société non raciale et égalitaire se heurte aux résistances des groupes sociaux les mieux dotés, à la faiblesse des ressources disponibles et à la lenteur des processus en action. L'émergence de nouvelles classes moyenne et supérieure noires ne peut occulter le fait qu'une vaste partie de la population demeure dans la grande pauvreté au point que le clivage Noir/Blanc – bien que toujours prégnant – est désormais relayé par des différenciations sociales fondées non plus sur la couleur mais sur la richesse et le niveau de revenus. L'invention d'un nouveau contrat social Ce travail de refondation est au cœur de ce qu'on a appelé dans les années 1990 « le miracle sud-africain ». La production symbolique de la société en est l'un des grands succès. Sous la houlette de leaders moraux comme Nelson Mandela ou l'archevêque anglican Desmond Tutu, les dirigeants sud-africains ont réussi à construire un nouveau pacte social, à travers l'utilisation systématique des référents bibliques popularisés par l'image du pays de « l'arc-en-ciel », en référence à la fin de l'épisode du Déluge. De nouveaux symboles nationaux consensuels ont été trouvés (drapeau, armes et devises, jours fériés, hymne national, nom de lieux publics...). L'africanisation du pays se fait progressivement, comme le montrent les mutations des équipes sportives ou le changement de nom des grandes villes (Pretoria devenant Tshwane) ou des provinces (Gauteng, Mpumalanga, Free State...). Parallèlement, la Commission Vérité et Réconciliation (1995) a proposé une forme innovante de conciliation des revendications des victimes de l'apartheid et des responsables de l'ancien régime, permettant aux victimes d'être reconnues dans leurs souffrances, aux tortionnaires et bénéficiaires ordinaires de l'apartheid de reconnaître leurs responsabilités, et à tous de construire une mémoire collective en échange d'une impunité concédée. Si ce mécanisme est juridiquement discutable parce qu'il tend à offrir des possibilités de dépénalisation des responsabilités criminelles, il a incontestablement facilité la transition démocratique. La réconciliation a été érigée en principe de gouvernement, tant par Nelson Mandela que par ses successeurs Thabo Mbeki et Jacob Zuma, permettant de remodeler la société et de faciliter le développement d'interactions jusqu'alors inimaginables dans le pays entre Blancs et Noirs. Elle demeure au cœur du contrat social sud-africain. La redistribution des richesses et l'empowerment Autant l'invention des symboles fut assez consensuelle, autant la correction des inégalités par la redistribution des richesses s'avère problématique et n'a, jusqu'ici, profité en termes de revenus qu'à une minorité urbaine très limitée. Le pays reste l'un des plus inégalitaires au monde. L'émergence d'une classe aisée noire La redistribution est en cours au sein du secteur moderne (lié à l'économie mondiale) et des emplois qualifiés. Les politiques d'affirmative action mises en œuvre par les gouvernements successifs depuis la fin de l'apartheid favorisent la promotion de cadres et d'employés noirs qualifiés. Les postes de décision politique et administrative et ceux d'encadrement du secteur public et, dans une moindre mesure, du secteur privé, deviennent plus représentatifs de la composition de la population. La mise en œuvre du principe d'égalité conduit également à une féminisation accélérée des fonctions de responsabilité de la société sud-africaine. Dans le secteur public, cette politique est systématiquement poursuivie en parallèle avec le redéploiement ou le départ de l'ancien personnel, majoritairement blanc (dès 2003, 72,5 p. 100 des fonctionnaires étaient Noirs, 14,7 p. 100 Blancs, 8,9 p. 100 Métis, et 3,6 p. 100 Indiens), au risque, dans certains ministères, que ces rééquilibrages se fassent au détriment de l'efficacité globale des administrations. Dans le secteur privé, les actions de black economic empowerment, visant notamment à promouvoir la nomination de cadres et responsables noirs dans les grandes sociétés, ont permis un début de rééquilibrage racial de l'économie du pays. Toutefois, la part du secteur privé appartenant aux Noirs reste encore très minoritaire (seulement 18 p. 100 détiennent des actions des cent plus grandes entreprises cotées à la Bourse de Johannesburg en 2010) et fortement concentrée autour de quelques personnalités et groupes d'amitiés liés aux réseaux de l'A.N.C., générant ainsi des risques de conflits d'intérêts très significatifs. Le nombre de personnes physiques et morales soumises à l'impôt a connu une forte augmentation entre 2002 et 2010 (+ 131 p. 100), démontrant l'accession à un meilleur niveau de vie et à l'initiative privée de nouvelles catégories sociales. Depuis 2000, environ 3 millions de Sud-Africains noirs ont accédé à la classe moyenne et supérieure et contrôlent environ 45 p. 100 du revenu global de la population noire. Cet enrichissement au sommet de la hiérarchie des revenus et au niveau moyen masque pourtant mal la grande pauvreté de la majorité. Trop lente amélioration des conditions de vie de la population Hors du secteur moderne et urbain, les inégalités raciales se maintiennent ; 95 p. 100 des foyers qui forment les 20 p. 100 des Sud-Africains les plus pauvres sont noirs, tandis que 85 p. 100 de la population sud-africaine n'a accès qu'à 22 p. 100 du revenu global du pays. Dans le monde rural, la réforme foncière en cours depuis 1994, visant à redistribuer aux Noirs 30 p. 100 des terres cultivables d'ici à 2014, n'a réussi à transférer que 6 p. 100 des terres en 2009. Les règles du rachat des terres, le poids du lobby agricole blanc, l'ancienneté des spoliations, les contraintes économiques interdisant de déstabiliser un secteur essentiel au pays, la désorganisation de l'administration et l'absence de préparation de la réforme en termes de formation et d'accompagnement des candidats à la reprise des terres expliquent cet échec. Par ailleurs, à défaut d'une amélioration significative du statut des travailleurs agricoles, une grande partie de la population rurale des ex-bantoustans est confinée dans une marginalisation économique et sociale absolue. Le bien-être général de la population a cependant été amélioré par un meilleur accès aux biens et aux services publics, et plus largement par une politique sociale de redistribution. Tout d'abord, le besoin de logements, très important à la fin de l'apartheid, a donné lieu à une politique de construction et d'aide à l'accession à la propriété qui a eu des résultats significatifs mais qui demeure insuffisante face à la pression démographique. Ensuite, la réforme du système d'enseignement a permis l'accès massif des Noirs aux écoles et aux universités ainsi qu'une augmentation du niveau de réussite au baccalauréat. Enfin, en matière de protection sociale, des progrès considérables ont été réalisés, l'Afrique du Sud consacrant une part très importante de ses ressources aux dépenses sociales. Celles-ci (éducation, logement, santé et vieillesse, sécurité sociale, lutte contre la pauvreté) ont été fortement augmentées. Elles représentent 5 p. 100 du P.I.B. (en 2010) et 13 p. 100 des dépenses publiques ; elles concernent près de 15 millions de bénéficiaires, permettant ainsi d'élever le niveau de vie des populations à revenus limités. Le gouvernement a également lancé des programmes de travaux publics qui visent à améliorer les infrastructures collectives (routes, ports, aéroports, transports en commun...) tout en liant aide sociale et activité productive. La préparation de la coupe du monde de football en 2010 a été l'occasion d'accélérer ces investissements. Cependant, ces programmes consacrent la rupture sociale entre les exclus et les bénéficiaires de la modernisation, en permettant aux catégories déjà intégrées dans le marché du travail de saisir de nouvelles opportunités pour revendiquer des augmentations de salaires. Ainsi, les mineurs de l'entreprise Lonmin à Marikana, qui se plaignent de ne pas profiter du développement économique du secteur minier, lancent une grève en août 2012 pour exiger le triplement de leur salaire. La répression violente des forces de l'ordre, qui fait plus de quarante morts, est inédite depuis la fin de l'apartheid, révélant la dégradation constante du climat social. Parallèlement, et bien que leur capacité de mobilisation se soit affaiblie depuis la fin de l'apartheid, les nombreuses associations du pays, syndicats et organisations religieuses s'impliquent dans l'action sociale en complément ou comme substitut à ces politiques étatiques. Celles-ci ont jusqu'ici davantage bénéficié aux populations émergentes qu'aux plus pauvres, lesquelles n'ont connu en moyenne qu'une amélioration marginale de leurs conditions de vie. Enjeu majeur, la lutte contre la pauvreté commence à structurer les axes de l'opposition politique, au point de forcer le gouvernement Zuma à lancer en 2011, dans l'urgence, son plan d'assurance santé universelle. Tensions sociales La constance d'un niveau élevé de violence sociale et de criminalité, la montée de la xénophobie contre les migrants venant du reste du continent ou encore l'émergence d'un islam fondamentaliste – même si très résiduel –, fragilisent le tissu social, alimentent une tendance au repli communautaire et de classe, et à un enfermement progressif dans des espaces différenciés. La racialisation de l'espace demeure très marquée en zone rurale où la réforme foncière et la réforme du travail agricole restent très problématiques. Dans les villes, la déracialisation a ouvert les zones blanches à tous les autres groupes mais a également contribué à l'émergence de nouveaux clivages sociaux fondés désormais essentiellement sur les revenus et conduisant à la multiplication d'espaces résidentiels clos surprotégés (gated communities). La lutte contre la marginalisation sociale et la pauvreté est l'enjeu majeur du pays, et cela d'autant plus avec l'explosion de l'épidémie de sida, dont les conséquences sociales et économiques sont désastreuses dans certaines provinces (KwaZulu-Natal) et zones urbaines. Les estimations officielles évaluent à près de 5 millions et demi le nombre de Sud-Africains séropositifs (2010). L'exclusion concerne bien sûr d'abord les malades et les porteurs du virus mais elle s'étend à d'autres victimes : orphelins du sida (1 900 000 en 2010), femmes seules et personnes âgées. La structure sociale est désormais menacée et se délite dans certaines zones rurales dont les capacités de travail et d'autoconsommation se réduisent. Les enjeux actuels du pouvoir sud-africain résident dans sa capacité à faire bénéficier de sa politique économique la population la plus marginalisée, et à contrôler la montée des tensions sociales. Les critiques se renforcent à l'égard d'un gouvernement toujours écartelé entre l'impératif de consolidation et de rénovation du secteur moderne de l'économie (modernisation des infrastructures énergétiques, routières et technologiques) et l'obligation de lutter contre la pauvreté et d'intégrer la moitié de la population marginalisée au sein de la société. L'héritage explosif légué par l'apartheid (pauvreté, inégalités, non-gestion de l'épidémie de sida) demeure toujours présent. Il est toutefois partiellement désamorcé par un pouvoir politique sans concurrence crédible, par de bons résultats économiques et par l'enrichissement d'une partie de la population. Dominique DARBON, Ivan CROUZEL IV- Littérature afrikaans L'implantation de la langue afrikaans L'afrikaans, qui a trouvé son expression littéraire au XXe siècle, remonte aux dialectes parlés par les colons hollandais établis au Cap depuis 1652. Malgré l'apport de langues indigènes et européennes comme le hottentot, les langues bantoues, le malais, et le portugais, le français, l'allemand et l'anglais, il reste dans son essence, sa syntaxe et son vocabulaire une langue d'origine hollandaise, et non point une langue créole, comme on a cherché à le démontrer. Un Afrikaner, c'est-à-dire un Blanc ayant pour langue maternelle l'afrikaans, est compris sans peine d'un Hollandais ou d'un Flamand. L'afrikaans et le hollandais diffèrent toutefois de la façon la plus marquée dans le domaine du verbe, qui a subi une simplification notable en afrikaans, changement noté déjà vers le milieu du XVIIIe siècle par les voyageurs hollandais. L'afrikaans n'est cependant pas la langue des seuls Afrikaners blancs ; elle est la langue de la population métisse, pour l'essentiel installée au Cap, et est couramment parlée, dans le quotidien, par une forte proportion de Noirs. Dès avant la fin du régime d'apartheid (1994), la langue afrikaans est aussi revendiquée par des écrivains de couleur, ce qui a donné lieu à un débat, très vif, sur l'afrikaans standard et l'afrikaans tel qu'il est pratiqué par la majorité des locuteurs, qui ne sont pas des Blancs. Historiquement, les huguenots français, venus au Cap en 1688-1690, s'assimilèrent assez vite à la population hollandaise. Les mots français qui font partie aujourd'hui de la langue afrikaans lui viennent indirectement du hollandais et l'influence directe ne se reconnaît plus que dans les noms de famille ou de lieux. L'arrivée des Anglais en 1795 et leur politique impérialiste ont retardé, pendant plus de deux siècles, l'évolution de l'afrikaans. Objet de dérision, en tant que patois et dialecte « bâtard », l'afrikaans sortit revigoré de l'oppression et il est devenu le symbole de l'indépendance nationale et culturelle de l'Afrikaner. Dans la seconde partie du XIXe siècle, un groupe nationaliste déploie une grande activité dans la communauté rurale de Paarl, située non loin du Cap. Sur son initiative se forme l'Association des vrais Afrikaners, qui publie pour la première fois des journaux, des livres et des revues en langue afrikaans. À la tête de ce premier « mouvement linguistique », un pasteur de l'Église hollandaise réformée, le révérend S. J. Du Toit (1847-1911), cherchait avec acharnement à répandre par tous les moyens la nouvelle langue et, dans ce dessein, traduisit certaines parties de la Bible. À la même époque, l'islam du Cap, qui date du XVIIIe siècle, contribue à l'essor de l'afrikaans, sous l'impulsion de l'imam Abu Bakr Effendi, envoyé en mission par le sultan ottoman pour encadrer une communauté isolée du reste de l'umma. Ce savant publie un traité de droit et de morale, le Bayân al-Dîn, qui contient des textes en afrikaans, langue de la communauté, transcrits en écriture arabe (1877). Cet ouvrage reste un document essentiel sur l'afrikaans populaire, parlé au Cap, et non par des Afrikaners. L'afrikaans reste la langue de l'islam du Cap. La guerre anglo-boer (1899-1902), qui détruisit l'espoir de coopération culturelle entre Anglais et descendants hollandais, favorisa le développement de l'afrikaans « blanc » : elle fit de l'Afrikaner un patriote et éveilla en lui une conscience nationale aiguë. Après la guerre, un deuxième « mouvement linguistique » groupe des écrivains animés d'un zèle nouveau pour l'héritage culturel de leur peuple. En 1914, l'enseignement secondaire adopte l'afrikaans comme langue officielle ; en 1916-1919, il devient la langue liturgique de l'Église hollandaise réformée, et – consécration finale – en 1925 il remplace le hollandais comme l'une des deux langues administratives. La traduction de la Bible fut terminée en 1933-1935 ; l'hymnaire afrikaans parut en 1934. L'entre-deux-guerres Il n'y a pas de littérature afrikaans, à proprement parler, avant le début du XXe siècle. Au XIXe siècle, ce ne sont qu'écrits de propagande, tracts ou poèmes naïfs de main d'amateur, la seule exception étant constituée par quelques romans historiques. C'est seulement après la guerre qu'apparaissent d'authentiques écrivains et une littérature digne de ce nom. Un triumvirat littéraire : Celliers, Totius, Leipoldt Tous trois poètes, Jan Celliers, Totius, C. Louis Leipoldt donnent un nouvel essor à l'afrikaans en tant que langue littéraire. Jan Celliers (1865-1940) était un poète pastoral plein de regrets pour un ordre de choses en voie de disparition. Son pays déchiré par la guerre lui apparaît comme l'illustration même de la Cité de Dieu ; il tient l'ennemi pour responsable d'une véritable infraction au droit divin. Totius (1877-1953), poète et professeur de théologie, se rapproche du poète flamand Guido Gezelle ; croyant sincère comme celui-ci, il emploie des rythmes instinctifs et traite une matière simple et sans apprêt. Ses poèmes élégiaques, écrits à l'occasion de la mort de ses enfants, sont d'une émotion prenante. C. Louis Leipoldt (1880-1947) est l'auteur de quelques puissants poèmes sur la guerre, monologues pathétiques d'un libéral qui dénonce la violence avec passion. Il a également créé un genre de poème dense et concis, moitié lyrique, moitié philosophique, auquel il donne le nom difficilement traduisible de salmpamperliedje (approximativement, « chansons d'un riboteur ») : la nature, les caprices d'un tempérament original inspirent ces sonnets bizarres. Malgré une œuvre assez restreinte, Marais (1871-1936) jouit d'une grande réputation auprès du lecteur afrikaans : ses poèmes intenses, remplis de compassion pour les souffrances humaines, sont devenus classiques ; il fut également le premier à s'inspirer du folklore bochiman. Dans l'œuvre de ces poètes, la beauté du paysage sud-africain, sa rudesse et sa majesté, se trouvent pour la première fois dépeintes, de façon vivante, dans une langue à la fois flexible et puissante : l'Afrikaner y reconnaît sa propre sensibilité ; et, du coup, se révèle à lui la beauté insoupçonnée de sa propre langue maternelle. Vers une littérature moderne Vers 1920, les thèmes nés de la guerre et de la souffrance commune étaient épuisés ; les écrivains commencent à traiter des sujets plus personnels : le dilemme religieux et les rapports entre individus. C'est en 1925 qu'est publiée l'œuvre d'Eugène Marais. Le recueil est trop mince pour qu'on date à partir de lui la naissance de la poésie moderne. C'est Toon Van den Heever (1894-1956) qui résume les tendances de l'époque : ses attitudes désabusées, son paganisme le placent dans la lignée non conformiste d'un Leipoldt et annoncent la grande poussée de la « nouvelle poésie » des années 1930. Poète personnel lui aussi, A. G. Visser (1878-1929) sait se mettre à la portée de tous par sa simplicité, son humanité, son humour contagieux et sa versification aisée ; il réussit également – don rare chez les poètes afrikaans – dans la satire et la parodie. Deux professeurs d'afrikaans, l'un à l'université de Bloemfontein et l'autre à Johannesburg, se distinguèrent vers la même époque comme représentants d'un nouveau romantisme. D. F. Malherbe (1881-1969), auteur prolixe de romans épiques qu'inspirent aussi bien la Bible que la dure vie des pionniers, propose les exemples d'une morale bien établie. Le second, C. M. Van den Heever (1902-1957), aborde, en une série de romans et d'essais, les problèmes posés à une génération nouvelle tiraillée entre la vie urbaine et la société rurale. Son œuvre nous montre l'éclosion d'une nouvelle sensibilité, où s'ébauchent déjà les thèmes de l'érotisme, de l'éternel retour de la nature, etc. La nouvelle génération Les années 1930 ouvrent une période féconde pour la littérature afrikaans. Tandis que les descendants des Boers s'entassent dans les villes, une élite intellectuelle se constitue, bien décidée à lutter contre la civilisation de masse, à préserver les valeurs et les significations de l'individu. L'examen de soi, l'inquiétude religieuse, l'interrogation métaphysique constituent autant de traits caractéristiques de la nouvelle littérature. L'événement décisif est l'apparition d'un groupe de poètes de grand talent qui se rendirent célèbres sous le nom de Dertigers (« Les écrivains des années trente »). Un volume de poésie, Die Ryke Dwaas (1934), donne le ton ; l'auteur, W. E. G. Louw (1913-1979), écartelé entre Dieu et Éros, sait conférer la qualité musicale à un lyrisme sensuel et raffiné. Son frère aîné, N. P. Van Wyk Louw (1906-1970), lui succède : il s'affirme bientôt chef du mouvement, à la fois son théoricien et le poète doué du talent créateur le plus puissant. Van Wyk Louw confronte la littérature afrikaans à de nouvelles exigences : une expression plus profonde et sincère de l'expérience personnelle, l'évocation de la vie entière sous tous ses aspects, sexualité, philosophie, histoire, expérience mystique. L'œuvre de Van Wyk Louw reflète de façon parfaite toute l'étendue du renouveau poétique. Son monologue dramatique, Die Hond van God, où se trouvent confrontés le moi et l'existence, l'être et le néant, n'a pas été surpassé dans toute la littérature hollandaise. Le poème épique Raka propose à l'Esprit un symbole éternel : Raka, la bête, vient à bout de Koki, l'aristocrate, qu'elle finit par anéantir. Son drame historique, Germanicus, reste d'une émouvante grandeur. Chacun de ses livres fait époque ; il triomphe dans chaque genre : odes, sonnets, ballades et poèmes d'amour. Comme tout vrai poète, Van Wyk Louw est un innovateur : avec un instinct sûr, il a pressenti, exploité les possibilités de l'afrikaans comme langue parlée et langue poétique. La poésie afrikaans lui doit de nouveaux rythmes, des rimes audacieuses, des images éclatantes qui ont fait sentir pour la première fois la saveur des mots. Ses Nuwe Verse de 1954 furent suivis, en 1962, par un recueil intitulé Tristia, à l'exemple d'Ovide, composé en exil, à l'époque où Van Wyk Louw professait à Amsterdam. Sujets et forme étaient inattendus, car ce recueil expérimental s'adossait à des préoccupations métaphysiques : les poèmes successifs de Tristia confrontent, en une composition dense, l'homme à une histoire qui n'est autre que celle de Dieu dans le monde ; les thèmes historiques en sont autant d'exemples, qu'il s'agisse de la Russie tsariste ou stalinienne, de la chrétienté primitive, de la Renaissance, de l'Europe moderne ou de l'Afrique du Sud. L'emploi du néologisme et la scansion très souple correspondent chez lui à une liberté anarchique du vers. Van Wyk Louw apporte à la critique afrikaans – c'est un aspect important de son œuvre – sa profonde culture. L'un de ses mérites aura été d'avoir détourné la critique afrikaans de l'interprétation biographique et de l'avoir orientée vers des voies plus modernes. Il faut placer aux premiers rangs des poètes de cette génération une femme, Elisabeth Eybers (1915-2007). Ses premiers poèmes, Die Vrou, Dieu stil avontuur, Die ander dors, traitent de sujets personnels et intimes, les confessions de la femme, épouse et mère. Dans ces sonnets, une légèreté éthérée se mêle à beaucoup de lucidité. Elle est probablement la seule, parmi les poètes sud-africains, à rappeler les exigences d'une clarté classique. Dans ses derniers recueils de poésie, Onderdak et Einder, les problèmes liés à la solitude, à l'amour et à la vieillesse sont traités avec une fine ironie. L'auteur s'efforce aussi d'exprimer à travers sa poésie les expériences du quotidien. On retrouve l'inquiétude des romantiques dans l'œuvre d'Uys Krige (1910-1987) : nostalgie des pays lointains, wanderlust, goût des déplacements et prédilection pour les figures pittoresques, comme le soldat, le prisonnier de guerre, le fou, l'homme moderne perdu dans la grande ville. Krige se laisse emporter par sa propre volubilité, en des vers qui ne manquent ni de verve, ni de force. Rooidag, Oorlogs-gedigte et Hart sonder hawe sont ses meilleurs poèmes ; il a également laissé d'excellentes traductions en afrikaans de Gautier, Villon, Baudelaire, Eluard, Lope de Vega et Lorca. Dans le renouveau poétique des années 1930, la prose joue un rôle assez limité : il semblait que le roman afrikaans ne devait plus sortir des ornières d'un réalisme attardé, lorsqu'une œuvre d'un style neuf, d'une extraordinaire sincérité et d'un ton violent, fit sensation auprès du public afrikaans : Sy kom met die Sekelmaan, de Hettie-Smit (1908-1973). Ce « best-seller » sud-africain, roman par lettres et journal, dépeint, non sans un certain exhibitionnisme, un amour malheureux qui fait passer l'héroïne par toute la gamme des émotions, dont est capable une femme : tendresse, folie, colère, allant de la sentimentalité la plus fade au sarcasme le plus acéré. Ernst VAN HEERDEN, Philippe-Joseph SALAZAR La littérature afrikaans depuis 1948 Apartheid et littérature : cadres et fonctionnement La fin de la Seconde Guerre mondiale ne forme pas une ligne de fracture dans le développement de la littérature en langue afrikaans. Le temps fort véritable réside dans le triomphe des nationalistes (c'est-à-dire du Parti nationaliste afrikaner) aux élections législatives de 1948, qui installe au pouvoir le régime dit d'apartheid pour plus de quarante ans. Les hommes de lettres afrikaners peuvent y lire le triomphe de leur langue et des efforts d'acculturation conduits depuis l'installation de l'Académie sud-africaine des lettres et des arts (1910). Il existe, au début des années 1950, une harmonie presque parfaite entre la vision littéraire afrikaner et l'idéologie politique dominante. Rarement une responsabilité culturelle aura été aussi pleinement revendiquée par une classe littéraire dont il est crucial de concevoir qu'elle est intimement liée aux élites politiques, religieuses (protestantes) et universitaires. Dans ce sens, l'installation constitutionnelle de l'apartheid sous les nationalistes trouve dans la littérature de langue afrikaans une sublimation et un mode essentiel de formation culturelle. Cette conjoncture est renforcée par le fait qu'entre 1940 et 1957 disparaît la génération des écrivains qui forgèrent l'afrikaans comme une langue de culture, d'administration et d'expression politique : ainsi, Jan Cilliers (1865-1940), Totius (1877-1953), Louis Leipoldt (1880-1947) et C. M. Van den Heever (1902-1957). L'influent D. F. Malherbe (1881-1969) cesse pratiquement d'écrire à cette époque (Rooiland, 1953). La génération de 1948 a donc doublement conscience de devoir rester fidèle à ces fondateurs et de participer à une mission : arrimer au nouveau régime les énergies littéraires. En 1947 sort une bibliographie des sources littéraires afrikaans (Bronnegids by die studie van die Afrikaanse taal en letterkunde). On assiste donc à la mise en place d'un « classicisme » et à l'installation d'un système efficace de prix littéraires récompensant les jeunes écrivains (prix Hertzog, Preller, Stal). En 1970, la littérature afrikaans comptera 25 000 ouvrages, dont 5 787 dans le domaine littéraire (contre 90 au total en 1900). Les éditeurs encadrent l'activité littéraire (Tafelberg, Human & Rousseau, Perskor, Nasionale Boekhandel), l'Académie publie une liste annuelle des « bons » livres (de 1954 à 1970), et le Musée national des lettres (1969) entretient le culte des auteurs. Deux revues donnent le ton, Poort et Tydskrif vir Geeteswetenskappe. Si la commission de censure (jusqu'à la fin des années 1980) impose des normes de style et de contenu, le contrôle de l'État (en l'occurrence certaines universités et l'Église réformée, lesquelles comptent un critique tel que P. J. Nienaber) sur la radiodiffusion et sur la télévision est une contrainte supplémentaire. L'écrivain afrikaner, de 1948 à la fin des années 1980, opère en champ clos. Traditions poétiques D'une part, il est clair que certains écrivains, mis à part N. P. Van Wyk Louw (1906-1970), choisissent de se retirer dans la littérature. Défiance envers la violence grandissante d'un régime foncièrement oligarchique ou splendide isolement de l'homme de lettres qui laisse au politique le soin des affaires, un certain nombre d'écrivains afrikaners vivent les années 1948-1976 comme l'occasion de construire leur univers littéraire. Diederik Johannes Opperman (1914-1985) formule une poétique qui vise a sublimer l'afrikaans en tant que langage quotidien (la Spreektaligheid) et à intégrer en un matériau unique des références intertextuelles empruntées au fonds littéraire européen. Cette entreprise est marquée par Heilige beeste (1945), Negester oor Nivené (1947), Joernaal van Jorik (1949) et Komas uit'n bamboesstok (1979). Opperman crée un « laboratoire » de poésie à Stellenbosch d'où sont issus Lina Spies (Digby vergenoeg, 1971), Leon Strydom (Geleentheidsverse, 1973), Marlene Van Niekerk (Sprokkelster, 1977) et Fanie Olivier (Gom uit die sipres, 1971). Ernst Van Heerden (1916-1997) [Weerlose uur, 1942 ; Tyd van verhuising, 1975], Sarel Jakob Pretorius (1917-1995) [Vonke, 1943] et G. A. Watermeyer (1917-1972) [Sekel en simbaal, 1948] poursuivent, eux, dans la tradition lyrique afrikaans. Le théâtre, fidèle aux modèles classiques, reste dominé, durant les années 1950, par Uys Krige (1910-1987) avec Alle paaie gaan na Rome, 1949, Die Goue Kring, 1956 ; N. P. Van Wyk Louw, avec Dias (1952), Germanicus (1956) et Asterion (1957, 1965) ; D. J. Opperman, avec Periandros von Korinthe (1954) ; G. J. Beukes (1913-2004) et Henriette Grové (née en 1922). L'obsession romanesque Le roman forme l'essentiel de l'activité littéraire. Le romancier afrikaner choisit, durant cette période, de donner à sa langue une dimension qu'elle ne possède pas encore. Il s'agit de produire, aussi rapidement que possible, l'équivalent d'une quelconque littérature romanesque européenne. Le roman, à la différence de la poésie, est chargé d'une vraie mission culturelle. La plupart des romanciers afrikaners connaissent parfaitement l'histoire littéraire européenne et entendent en tirer le meilleur parti. Le résultat en est une littérature romanesque dont la variété et la richesse semblent presque sans rivale sur le continent africain. On citera Mikro (1903-1968) [sa trilogie, Toiings, Pelgrims, Vreemdelinge, 1934-1935-1944] ; Boerneef (1897-1967) [Teen die helling, 1956] ; W. A. De Klerk (1917-1996) [Die Wolkemaker, 1949-1962] ; Willem Van der Berg (1916-1952) [Reisigers na nêrens, 1946]. Les romanci\'e8res tiennent un rang important : M.\'83E.\'83R. (1875-1975) [Uit en tuis, 1946], Elise Muller (1919-1985) [Die Vrou op die skuit, 1956], Berta Smit [Die Vrou en die bees, 1964], Henriette Grové (Winterreis, 1971), Anna Margaretha Louw (1913-2003) [Kroniek van Perdepoort, 1975]. Plus originale, Elsa Joubert (née en 1922) construit son œuvre autour des Noirs sud-africains (Die Staf van Monomotapa, 1964, et l'immense succès de Le Long Voyage de Poppie Nongena, Die Swerfjare van Poppie Nongena, 1978). Elle rejoint François Alwyn Venter (1916-1997), dont le roman Swart Pilgrim (1952, 1958) place au premier plan un personnage africain. Cette littérature romanesque se redouble d'une littérature populaire, le kontreikuns (roman rural), ou favorisant l'exotisme : Hennie Aucamp (née en 1934) [N'Baksel in die môre, 1973], Karel Schoeman (né en 1939) [Un étrange pays, n'Ander Land, 1984], Abraham H. De Vries (né en 1937) [Dorp in die Klein Karoo, 1966]. L'alternative soixantiste Toutefois apparaît vers la fin des années 1950 une génération qui offre à l'activité littéraire une nouvelle voie, les Sestigers (« soixantistes »). Revenus d'Europe, de jeunes écrivains en rapportent l'absurde, l'existentialisme, la phénoménologie et le structuralisme. Il s'ensuit une crise intellectuelle mise en scène par André Brink (né en 1935) dans L'Ambassadeur (Die Ambassadeur, 1964). Les Sestigers représentent ainsi à la fois le résultat d'un demi-siècle de patient façonnement de la littérature afrikaans et sa trahison politique : passant en Europe, les soixantistes découvrent comment l'Europe postcoloniale considère déjà l'apartheid : les auteurs de référence sont désormais Jean-Paul Sartre, Albert Camus, mais aussi Henry de Montherlant, André Malraux et Eugène Ionesco, puisque ces « ambassadeurs » de la littérature montante afrikaans choisissent d'aller en France pour la plupart. Trois revues véhiculent l'alternative : Sestiger (1963-1965), Contrast (1961, bilingue), Standpunte (1960) et, sous un nouveau jour, Tydskrif vir Letterkunde (1963). Leur succéderont, dans les années 1970, des revues d'avant-garde (Graffier, Ensovoort, Stet). Des éditeurs voient le jour (Taurus), des prix littéraires (comme le prix Ingrid-Jonker) reconnaissent les nouveaux talents, une guilde rassemble les soixantistes. Les Sestigers axent leurs créations sur trois points cruciaux : la responsabilité littéraire de l'écrivain face à un régime perçu comme inique : la poétesse Ingrid Jonker (1934-1965), qui se suicide devant l'intransigeance de son père, maître d'œuvre de la censure ; l'identification par les Noirs de l'afrikaans à l'apartheid : le poète métis Adam Small (né en 1936), auteur de Kitaar my kruis, 1961, ne peut être reçu à l'Académie ; l'engagement politique (betrokkenheid), avec l'emprisonnement de Breyten Breytenbach (né en 1939). La rupture avec la tradition poétique est annoncée dès 1956 par Jan Rabie (1920-2001) dans son recueil Een-en-twintig. Breytenbach entame une œuvre de longue haleine, marquée par Die ysterkoei moet sweet (1964), Die Huis van die dowe (1967), Oorblyfsels (1970), Skryt (1972), Une Saison au paradis (n'Seisoen in die paradys, 1976). Poète, lecteur de Baudelaire et de Rimbaud, il ouvre la voie à la poésie afrikaans contemporaine. Sheila Cussons (1922-2004) offre alors une œuvre centrée sur la remise en question d'un autre « pilier » de la culture afrikaner, Dieu (Die Swart Kombuis, 1978). Wilma Stockenström (née en 1933) tente, elle, de prendre mesure de son appartenance à l'Afrique (Van vergetelheid en van glans, 1976). La force de la poésie sestiger se lit dans les œuvres actuelles de D. P. M. Botes, P. De Vaal Venter, Wilhelm Knobel (1935-1974), Henk Rall et Louis Esterhuizen. L'impact des Sestigers se fait aussi sentir dans la littérature dramatique. Dès 1959, Bartho Smit (né en 1924), avec son examen de la guerre anglo-boer, Moeder Hanna, se crée une réputation d'auteur engagé, souvent satirique : suivront notamment Putsonderwater (1962), Bacchus in die Boland (1974). Chris Barnard (né en 1939) prolonge les voies ouvertes en France par le théâtre de l'absurde (Pa, maak vir my 'n vlieër, Pa, 1964, 1969 ; N' Man met vakansie, 1977). Plus politique, André Brink met en scène Die Verhoor et Die Rebelle (1970), un épisode de l'histoire afrikaner, suivis de Pavane (1974), évocation de l'Amérique du Sud révolutionnaire. Dans une veine similaire, citons George Louw (né en 1939) avec Die Generaal (Napoléon en Égypte, 1972), P. G. Du Plessis (né en 1934)et son Die Nag van Legio (1969) et Wilma Stockenström (Laaste Middagmaal, 1966 ; Le Baobab [Die Kremetartekspedisie, 1981]). Les conseils régionaux des arts du spectacle font aujourd'hui place à ces auteurs. Vers 1970 se met aussi en place un théâtre « communautaire » fortement politisé, soutenu par les organisations politiques noires et métisses. A. Small y crée son Cape Flats Players, 1973. Deux romanciers opèrent une mise à jour de la fiction. Étienne Leroux (1922-1989) publie une œuvre puissante, parabole politique fondée sur un matériau mythique et psychanalytique : Die Eerste Lewe van Colet (1956), Sept jours chez les Silberstein, (Sewe dae by die Silbersteins, 1962), Magersfontein, o Magersfontein (1976, interdit par la censure). André Brink s'impose comme un romancier en prise sur l'actualité tant politique que littéraire : Orgie (1965), Au plus noir de la nuit (Kennis van die aand, 1973), Un instant dans le vent (N'Omblik in die wind, 1975), Rumeurs de pluie (Gerugte van reën, 1978). Accompagnent ces deux figures centrales : Chris Barnard [Mahala, 1971], W. F. Van Rooyen (né en 1935), Eleanor Baker (1944-2002), J. C. Steyn (né en 1938). Les Sestigers ont donc opéré pour la littérature sud-africaine une véritable révolution, dont l'impact se fait sentir dans les années 1990, à la fois dans la diversification des genres, la désintégration des institutions officielles, la redéfinition de l'enseignement littéraire et la mise en œuvre de ponts communs entre littératures afrikaans anglophones et littératures des langues africaines locales. Depuis Nelson Mandela Depuis la fin de l'apartheid, en 1994, et la politique de réconciliation et d'amnistie menée avec succès sous la présidence de Nelson Mandela qui, dans son discours d'investiture, cita longuement un poème d'Ingrid Jonker, la littérature afrikaans subit une crise d'identité. Les écrivains ont dû faire face à l'accusation portée contre l'afrikaans comme « langue de l'oppression ». Ils ont dû résister à la tentative d'accaparement de l'afrikaans par des Blancs qui revendiquent celle-ci comme leur héritage propre, dans le contexte politique de la protection des droits culturels accordés aux minorités. Plus généralement, ils se trouvent désormais face à la soudaine ouverture de l'Afrique du Sud sur le monde extérieur. En réponse à cette triple exigence, le milieu littéraire afrikaans a répondu avec la même vigueur qu'au moment de la domination britannique. La littérature « Swart Afrikaans » (afrikaans noir) a été reconnue. Au premier rang des nouveaux auteurs, on trouve Antjie Krog, née en 1952, rebaptisée la « Pablo Neruda afrikaans » par la poétesse et critique afrikaans Joan Hambidge, qui doit une renommée internationale à son ouvrage sur la Commission Vérité et Réconciliation, dont elle relate l'éprouvante expérience dans La Douleur des mots (2004, écrit en anglais sous le titre Country of my Skull, 1995). Les manifestations littéraires telles que le Klein Karoo Nasionale Kunstefees, la politique agressive des maisons d'édition (Tafelberg, Human & Rousseau) montrent une vitalité inconnue jusqu'alors, qui autorise l'apparition de nouvelles formes comme la B.D. (Bitterkomix) ou de nouveaux genres (comme la littérature gay). La communauté afrikaans s'investit aussi dans la publication de littérature pour enfants et de recueils pour l'enseignement secondaire. Le site Internet www.litnet.co.za, dont le rédacteur en chef est l'écrivain Etienne van Heerden, est le lieu d'échanges vifs, et offre une compréhension très complète de la littérature afrikaans du début du XXIe siècle. Cette littérature souffre cependant de sa difficulté à sortir du cercle étroit d'une culture fondamentalement solipsiste, ce qu'illustre un cruel paradoxe : d'ascendance afrikaans, John M. Coetzee (né en 1940), Prix Nobel de littérature en 2003, n'écrit qu'en anglais, et a acquis la nationalité australienne. Philippe-Joseph SALAZAR V- Littérature de langue anglaise Caractéristiques générales Comment peut-on définir une production littéraire sinon comme un désir de communication, ou mieux encore, comme une façon de se représenter sur une autre scène, celle de la fiction, les réalités qui nous entourent ? Or les productions sud-africaines de langue anglaise sont restées assez longtemps mal tolérées par la société dont elles émanaient. Leur influence, leur impact demeurait faible, ce qui fut le cas, par exemple, du Narrative of a Residence in South Africa de Thomas Pringle qui ne sera publié à Londres qu'en 1834. Lors des six années qu'il avait passées en Afrique du Sud, il s'était heurté aux foudres de la censure. C'est que cette société engoncée dans son confort et dans ses privilèges n'aime guère que ses écrivains l'interpellent. Comme dans la plupart des sociétés coloniales, on ne sait pas comment vit la majorité noire, mais du fait d'une culpabilité sous-jacente, on préfère continuer à l'ignorer. Aussi, assez paradoxalement, pendant une longue période ces littératures sont-elles mieux connues à l'extérieur du pays que sur place. Les maisons d'édition sont souvent situées à Londres, ou à Berlin-Est, et il faudra un certain temps pour que le marché du livre finisse par acquérir une relative autonomie. À vrai dire, cette situation ne doit pas nous étonner, puisque l'Afrique du Sud est longtemps restée le pays des communications interdites. Peu à peu, au fil des ans, une législation tatillonne a été mise en place. Elle permet au pouvoir d'interdire de publication (Bannings) tout ouvrage qui peut lui sembler séditieux. Dès lors, l'écrivain ne peut survivre, et il se voit acculé à l'exil : c'est le cas de la plupart des romanciers de couleur. Parvenus en Europe, ils pourront enfin s'exprimer et continuer à dénoncer ce régime qui leur a rendu la vie impossible. En 1958, un poète métis, Dennis Brutus, lance une association pour combattre la ségrégation raciale dans le domaine des sports. En 1961, il est assigné à résidence. Arrêté en 1963, il est relâché. Il passe alors au Mozambique, en vain : la police portugaise le rend à son pays. À Johannesburg, lors d'un transfert, il s'évade ; il est blessé et condamné, en 1964, à dix-huit mois de travaux forcés. Il s'échappe, et un an plus tard, il publie Letters to Martha, de très beaux poèmes composés au fond de la prison. Les Blancs ne sont pas épargnés. En 1973, la romancière Nadine Gordimer, qui remportera le prix Nobel de littérature en 1991, publie un remarquable essai critique, The Black Interpreters. Des passages entiers de son étude sont recouverts d'un cache noir, dès qu'elle prétend citer un poète interdit par la censure. En 1974, Kennis van die Aand (Au plus noir de la nuit), roman d'André Brink traduit de l'afrikaans, est également interdit pour obscénité : il narre l'épopée d'une famille métisse. Écrire est donc un acte dangereux. L'écrivain sud-africain entend traiter de communication dans un pays où elle est interdite, où le corps social est cloisonné en blocs ethniques étanches et où la ségrégation raciale, le système de l'apartheid sont institutionnalisés. Et pourtant, le désir de rencontrer l'autre restera toujours très fort. On peut dire que ces textes sont assoiffés et comme obsédés d'un désir de communiquer en levant les barrières établies par le système politique. Ils se présentent à nous comme un jeu de miroirs où chacun, qu'il soit Blanc, Noir, Hindou ou Métis, cherche à retrouver une image spéculaire, à moins qu'il ne tente de lire dans le miroir de l'autre ces représentations qui lui sont justement interdites : écrire, ici, c'est s'engager, prendre un risque. « Cet autre, que pense-t-il de moi, comment vit-il, et qui est-il, au juste ? Peut-on se mettre dans sa peau, qui est d'une autre couleur ? » Il va sans dire que ce désir d'identification est lourd d'ambiguïtés. Mais il faut aussi reconnaître que la littérature constitue un étrange et rare privilège qui nous permet d'imaginer ce qui n'est pas autorisé par la société, ce qui n'est plus de l'ordre de la réalité. Les écrivains sud-africains ne s'en privent pas. Au centre de ce jeu de miroirs, une relation fondamentale est toujours présente, comme un ver rivé à son fruit ; elle est héritée d'une situation coloniale qui se pérennise, au moment même où le reste du continent vit une indépendance pleine de hasards. Entendons par là celle, entre Européens et non-Européens, qui unit tout en les séparant maîtres serviteurs. Ce n'est donc pas par hasard que l'on a pu comparer ces productions à la littérature russe du XIXe siècle, le baas (maître, en afrikaans) étant l'équivalent du barine, et le Kaffir (caffre), l'équivalent du moujik. Alan Paton serait alors une sorte de Tolstoï sud-africain (Pleure ô pays bien-aimé, [Cry, the Beloved Country, 1948]). Quoi qu'il en soit, cette littérature frappe par l'acuité de ses introspections, par la profondeur de sa sensibilité sociale. Elle constitue également un document sociologique de première main sur tout ce qui peut se vivre, ou ne pas se vivre, au sein d'une société multiraciale. Et sa violence ne fait que répercuter la brutalité des situations que l'histoire lui impose. On ne peut rien comprendre à tous ces écrits si l'on ne tient pas compte du contexte socio-économique qui agit ici à la façon d'une matrice. Et c'est ce même contexte qui sépare les écrivains. Les Blancs sont pour la plupart d'origine aisée ; ils ont eu accès à la culture de l'Université. Les romanciers de couleur sont souvent des gens du peuple, des enfants du bidonville, tels Ezekiel Mphahlele ou Bloke Modisane. Peter Abrahams a connu le chômage, et Alex La Guma est un autodidacte. Le roman, le poème, l'épopée, la nouvelle ou la pièce de théâtre peuvent-ils constituer, dès lors, une tentative d'évasion ? À lire cette production, aussi vaste que diverse, on peut en douter. Car, finalement, ce que nous racontent leurs auteurs, c'est presque toujours l'histoire d'une communication difficile, voire impossible, puisqu'interdite. Et si le rêve se met en place, la réalité a tôt fait de le démentir, de le fracturer, de sorte que cette histoire va se solder par un échec : le narrateur ne parvient pas à fuir un quotidien qui vient interrompre sa vision onirique. Dans A Drink in the Passage (Un verre dans le couloir, 1960), Alan Paton nous rapporte comment un Blanc se prenant de sympathie pour un Noir l'invite à boire un verre. Mais la scène, qui est vue par le Noir, va se dérouler dans le couloir : la loi ne permet pas de franchir le seuil du Blanc. Dans Johannesburg, Johannesburg (1966), nouvelle due cette fois-ci à l'écrivain noir Nathaniel Nakasa, on retrouvera la même scène ; la communication amorcée entre le narrateur et un Afrikaner se trouve bloquée puisque ce dernier ne peut l'inviter chez lui. Les situations se recoupent, et, pourtant, les points de vues ne sont pas interchangeables. Chacun retourne à sa fermeture, à sa solitude de groupe, l'un dans son White Laager (le bastion blanc), l'autre dans son Black Kraal (le parc noir). Aussi nous voyons-nous contraints, à notre tour, de suivre la règle incontournable de l'apartheid en séparant ces deux littératures, la noire et la blanche. Les débuts des littératures noires À l'ombre de la mission La naissance de la littérature noire est indissociable de l'œuvre accomplie par les missions. Cela s'explique aisément : l'accès à la culture passait nécessairement par ces lieux. La mission recueille les trésors de la tradition orale, et elle veille à la conservation du vieux fonds africain. En 1916, Solomon Plaatje édite à Lovedale des proverbes séchouanas et leur traduction. Son Mhudi (1930) est l'un des tout premiers romans noirs, et se ressent de cette proximité culturelle. Mais un tel patronage est lourd d'ambiguïtés ; on a le sentiment que la mission surveille ses écrivains, qu'elle leur souffle sa morale puritaine. Dans An African Tragedy de Rolfes Dhlomo, Robert Zoulou, qui vient de quitter son village natal, assimile Johannesburg à une nouvelle « Sodome et Gomorrhe ». Dans The Traveller to the East (1934), Thomas Mofolo condamne sans rémission le monde de ses ancêtres, qui n'est que noirceur : il lui préfère la pureté des Blancs. On peut douter de sa sincérité ; mais on peut aussi s'interroger sur le processus de déculturation dont il est alors la victime. Souvent, les missionnaires tardent à traduire certaines de ces œuvres. Le roman que je viens de citer avait été composé en sesotho dès 1912. Et que dire du Chaka de Mofolo, composé vers 1908, publié en sesotho dix-sept ans plus tard, puis, en 1931, traduit en anglais et interprété par Dutton ? Il faudra attendre une nouvelle traduction de D. Kunene, en 1981, pour découvrir que nous avions admiré sinon un faux, du moins une version édulcorée de ce chef-d'œuvre. C'est que ce roman historique exalte des valeurs proprement africaines, tout en dénonçant la sauvagerie du roi des Zoulous. Il faut également tenir compte du peu d'intérêt manifesté alors pour les littératures du Tiers Monde. Mais la mission a aussi publié des œuvres explosives. Le Mhudi de Plaatje ne saurait se réduire à une histoire d'amour touchante entre l'héroïne et son mari Ra Thaga. Si ce roman est pétri de tendresse pour la vieille Afrique, il comporte aussi un message politique puisqu'il retrace un épisode du Mfecane, c'est-à-dire les bouleversements provoqués par la formation de l'immense empire zoulou dont Mofolo avait célébré la gloire et les horreurs dans son Chaka, fresque épique jaillie tout droit de la tradition orale. Ainsi la littérature née à l'ombre des missions nous propose-t-elle déjà ce qui va constituer l'essentiel des œuvres à venir : le roman d'une migration vers la ville, qui est en même temps un voyage initiatique, à partir d'éléments autobiographiques (Dhlomo), et d'un lyrisme puisé aux sources (Plaatje). Mais les missions doivent fermer leurs portes, victimes de l'apartheid. Au même moment, d'autres écrivains affirment la dignité de l'homme de lettres noir : John Tengo Jabavu, John Dube et surtout Benedict Vilakazi qui enseigne la littérature zouloue à l'université du Witswatersrand de 1936 à 1947. Dans Zulu Horizons (1945, traduit en 1962), ce dernier dénonce l'asservissement du Noir au fond de la mine. Au même titre que Plaatje, il se définit comme un porte-parole de son peuple. Quant à H.I.E. Dhlomo, dès 1944 (Collected Works, 1985), il émet toute une théorie littéraire qui consiste à revendiquer un attachement à l'antique oralité tout en voulant l'adapter au « New African », ce nouveau public profondément urbanisé. La littérature des bidonvilles, jusqu'à Sharpeville (1960) Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la république connaît une urbanisation forcenée. Les Noirs s'entassent dans les faubourgs des centres industriels en plein essor. Dans les zones rurales, les bantoustans (enclaves indigènes) deviennent des réservoirs de main-d'œuvre bon marché. La législation de l'apartheid étend partout le filet de ses interdits. L'Africain se prolétarise. La littérature reflète ces transformations socio-économiques. Partout, on sent l'influence exercée par un périodique comme Drum, lancé en 1950, et qui a bousculé les écritures. Le style se fait volontiers journalistique, accrocheur, provocant, voire tapageur. C'est un cri de souffrance qui jaillit des bidonvilles, avec tout ce que cela peut comporter d'inarticulé. Le récit se présente alors comme une tranche de vie, ce que l'on va retrouver chez James Matthews, Can Themba, Lewis Nkosi ou Richard Rive. Toutes ces écritures sont du plus grand réalisme. Ainsi dans le Mine Boy (Une vie à la mine) de Peter Abrahams (1946) où Xuma, l'homme de la brousse, découvre la ville, la mine et l'action syndicale. Pour les mêmes raisons, l'autobiographie tient ici une place importante (E. Mphahlele, Down Second Avenue, 1959 ; P. Abrahams, Tell Freedom, 1954 ; B. Modisane, Blame Me on History, 1963). Ces récits frappent par la brutalité de leur propos, leur ironie grinçante, comme chez Lewis Nkosi par exemple. La violence fascine, en particulier celle exercée par les tsotsis (gangsters noirs). La nouvelle est le genre préféré : sa concision permet de restituer la vie au sein des bidonvilles, la cruauté, mais aussi la fraternité : la haine tient chaud au ventre. Le roman donne parfois lieu à des prouesses stylistiques, ainsi dans Chocolates for my Wife (1961) de Todd Matshikiza, récit secoué par les rythmes syncopés du jazz. Nous sommes bien loin des pudeurs victoriennes de la mission : c'est toute la culture des ghettos qui nous est maintenant présentée. Des préoccupations politiques se font jour. Avec A Wreath for Udomo (1956), P. Abrahams nous propose un roman politique remarquable, l'un des meilleurs du continent, ainsi qu'une interrogation très lucide sur des lendemains qui ne chantent pas. Alex La Guma représente le type même de l'écrivain engagé. Militant communiste, il a une connaissance précise des petites gens du Cap et de leurs grandes causes. Ses textes sont découpés en séquences brèves qui sont associées à la façon d'un montage cinématographique. C'est en accumulant les détails réalistes ou pittoresques qu'il parvient à insuffler à ses pages un lyrisme frémissant. Écrivain de la fidélité, il est l'homme du « Nous ». Peintre de la prison (The Stone Country, 1967), il peut aussi décrire la vie haletante et angoissée du militant, l'accès à la prise de conscience politique, la hantise de la torture (In the Fog of the Season's End, 1972), ainsi que la misère des paysans entassés dans leurs bantoustans (L'Oiseau meurtirer [Time of the Butcherbird, 1979]). En dépit de la violence de toutes ces situations, l'espoir fleurit encore. Il n'est pas rare, dans la production de cette époque, de voir l'homme de couleur tendre sa main au Blanc. Mais à Sharpeville, le 21 mars 1960, quelque chose s'est brisé irrémédiablement. Ce jour-là, la police tire sur un cortège de manifestants non violents qui refusaient de porter en permanence leur laissez-passer. De Sharpeville à Soweto (1976) : l'essor poétique, le renouveau théâtral Il est vrai que, pendant fort longtemps, les leaders noirs avaient fondé leurs espoirs sur l'aide qui leur était proposée par les libéraux blancs. Mais ces derniers voient leur influence se réduire à la façon d'une peau de chagrin devant la montée du nationalisme afrikaner et l'implantation définitive de l'apartheid. La communauté noire durcit sa position et se radicalise : c'est le sens d'un mouvement comme le Black Consciousness, la conscience noire, et des émeutes de Soweto en 1976. On n'accorde plus la moindre confiance au Blanc, on se détourne de lui. Ainsi que l'a déclaré André Brink en 1982 (interview par C. P. Dulac), « les jeunes Noirs refusent désormais toute conciliation. Après avoir vécu la libération du Mozambique, de l'Angola, du Zimbabwe, la libération naissante de la Namibie, ils ne veulent plus attendre ». La littérature répercute cette transformation des mentalités. Les voix se font de plus en plus individuelles. La poésie devient le genre dominant, et elle est souvent d'une très grande qualité. On la lit en public, lors de vastes meetings, reprenant ainsi une tradition d'oralité. Le poète, s'il ne craint plus d'affirmer sa haine du Blanc, n'en déplore pas moins l'avilissement, la dévirilisation de l'Africain. C'est ce que l'on retrouve dans Tsetlo de Mongane Wally Serote, en 1974. L'écrivain ne peut plus supporter l'enfermement perpétuel dans lequel il se retrouve plongé. Dans Dead Roots (1973), Arthur Nortje nous dit la peine de l'homme de couleur, ses déchirures intérieures, son introspection douloureuse, le désarroi moral de l'exilé. Il suffit de lire l'anthologie publiée en 1974 par Barry Feinberg (Poets to the People) pour découvrir avec quelle intensité les poètes de cette génération, celle de Steve Biko qui mourut sous la torture, se sentent solidaires de leurs frères. Dans Sounds of a Cowhide Drum (1972), Oswald Mtshali ne veut plus entendre la voix trompeuse du chrétien blanc. L'homme noir redresse la tête, il tente de s'arracher à l'humiliation de la ségrégation et de remembrer un passé fracturé. Il ne veut plus dépendre. On comprend alors pourquoi, contrairement à ce qui se passait dans les années 1960, nous assistons à la montée d'une nouvelle négritude. Dans un contexte bien différent, l'on voit Mazisi Kunene (Emperor Shaka the Great, 1979 ; Anthem of the Decades, 1981) prendre une place importante. En s'adossant à un passé prestigieux, en puisant largement dans la tradition orale, en célébrant un nationalisme montant, l'épopée connaît ainsi un extraordinaire renouveau littéraire. Le roman du bidonville, quant à lui, poursuit sa carrière, non sans un certain essoufflement (Modikwe Dikobe, The Marabi Dance, 1973). Roman « de mon quartier », « de ma rue », généralement très réaliste de sorte, que lorsque l'humour s'en mêle (Richard Rive, Buckingham Palace [District Six, 1986]), cela crée une heureuse discordance. De nouvelles questions assaillent les écrivains. Que peut faire une employée de bureau lorsqu'elle accède à la bourgeoisie ? Parviendra-t-elle à préserver son intégrité politique ? C'est le thème de Muriel at the Metropolitan (1979) de Muriel Tlali. On le retrouve dans le roman indien. Ainsi, dans The Emperor (1984), Ahmed Essop nous raconte la vie truculente de ces communautés écrasées entre celle des Blancs et celle des Noirs, du Bulldozer d'Achmat Dangor (1983) au Coolie Location de Jay Naidoo (1990). Dans The Root is One (1979), l'écrivain noir Sipho Sepamla, à qui l'on doit également un recueil de poèmes sur Soweto, nous brosse le portrait d'un traître. La survie demeure le sujet obsédant des nouvelles de Mututzeli Matshoba (Call me not a Man, 1979). Un Africain peut-il rester un homme, au sens plein du terme, dans une société qui repose sur le racisme ? L'histoire du théâtre, si riche en cette période, doit beaucoup à l'œuvre d'Athol Fugard, qu'il s'agisse d'une pièce comme Boesman and Lena (1969), ou de son roman Tsotsi (1980), écrit en langue des bidonvilles et qui deviendra Mon nom est Tsotsi dans un film réalisé en 2006 par Gavin Hood. Une salle comme le Market Theatre à Johannesburg devient un laboratoire d'expérimentations multiples, fortement politisées, qui étendent leurs ramifications en direction des faubourgs noirs. En alliant textes, musiques, danses ou marionnettes, de nombreuses troupes menées par des auteurs-metteurs en scène fort talentueux (Gibson Kente, Too Late, 1981 ; Malcolm Purkey, Sophiatown, 1988) renouvellent des genres populaires qui puisent aussi dans une tradition orale (Credo Mutwa, uNosile mela, 1981). Au même instant, d'autres formes d'art (graffiti, peintures murales de quartier, jazz, photo, gravure, etc.) sont en plein épanouissement. Au Natal, un retour aux chants de louanges (Alfred Qabula, Black Mamba Rising, 1986) permet à des ouvriers de célébrer sur un ton épique la montée des luttes syndicales. La critique littéraire noire La littérature noire a longtemps souffert de la faiblesse, voire de l'absence d'un regard critique. Dès 1965, Lewis Nkosi a rendu un grand service à ses confrères en les mettant en garde contre un certain populisme, ainsi dans Home and Exile, puis dans Tasks and Masks (1981), où il nous offre également un panorama des littératures noires sur le reste du continent, ce qui était nécessaire, étant donné la pauvreté des contacts. Il faut, pour lui, sortir de ce ghetto culturel sud-africain et regarder ailleurs pour y voir plus clair. Un excellent conteur comme Njabulo Ndebele (Fools & Other Stories, 1983) procède de même. Cosmo Pieterse multiplie les anthologies. À travers un ouvrage remarquable publié en collaboration avec Dennis Duerden, African Writers Talking (1972), il embrasse sous un même regard l'ensemble des littératures africaines anglophones. On s'intéresse aussi aux œuvres des écrivains blancs. Un livre comme The African Image (1962 et 1974) de Ezekiel Mphahlele demeure riche d'enseignements. À partir de 1974, un périodique, Staffrider, va jouer un rôle assez semblable à celui de Drum, en accueillant les nouvelles formes d'expression de la littérature. Les littératures blanches Les débuts : Olive Schreiner Olive Schreiner fait figure de précurseur, voire de fondatrice : c'est au travers de son œuvre que la littérature blanche anglophone acquiert ses titres de noblesse. Sa célébrité lui permet d'affirmer son originalité. Elle a toujours fait preuve d'une indépendance farouche. La Nuit africaine (The Story of an African Farm, 1883) se déroule dans une ferme déserte du Karoo. Il s'agit moins d'un roman sur l'amour et la mort que d'une lutte menée par des êtres qui tentent de dépasser leurs propres limites, dans un environnement âpre et hostile. Olive Schreiner mérite aussi d'être connue par son œuvre de pamphlétaire. Elle prend fait et cause pour les faibles et les opprimés, qu'il s'agisse des femmes, des Boers ou des gens de couleur. C'est ainsi qu'elle écrit, en 1897, Trooper Peter Halket, dénonciation impitoyable des massacres perpétrés par Cecil Rhodes lors de l'annexion du Mashonaland. Dans Closer Union (1909), elle lance à la société un avertissement solennel : jamais le Blanc ne pourra faire œuvre de progrès tant qu'il traitera le Noir « non pas comme un homme, mais comme un outil ». Et c'est dans Thoughts on South Africa, publié après sa mort, en 1923, qu'elle s'interroge sur le rôle du Blanc sur cette terre d'Afrique : qu'attend-il au juste de cette situation coloniale ? Maîtres et serviteurs Beaucoup d'écrivains vont lui emboîter le pas. Souvent, les romanciers blancs s'attardent sur une enfance ou une adolescence passée à la ferme. Le récit se centre sur ces moments privilégiés de la vie, quand l'insertion sociale n'est pas achevée, lorsque la personne demeure capable de découverte, puisqu'elle n'est pas encore figée dans le personnage de l'adulte. L'endoctrinement n'a pas encore produit tous ses effets, de sorte que le champ reste libre pour des amitiés interraciales, en des jeux interdits pour le monde austère des aînés. Ce thème a toujours fasciné les littératures coloniales, comme si le Blanc, par le truchement de l'enfance, pensait pouvoir refaire le monde et effacer la « situation ». On peut songer ici à la série romanesque des Children of Violence de Doris Lessing, écrivain de l'ex-Rhodésie, et plus particulièrement à son Martha Quest (1965). Dans la même veine, on citera In a Province (1934) de Laurens Van der Post, récit poignant des illusions perdues. On sent chez nombre d'écrivains sud-africains un attachement viscéral à la terre, à sa province, qui va se manifester par une poésie des lieux, un chant des paysages. Chaque romancier définit un espace géographique très particulier qui devient indissociable de son univers romanesque. Pauline Smith demeurere la poètesse du Karoo, au même titre que Schreiner (The Little Karoo, 1925). Les romans de Sarah Gertrude Millin célèbrent les beautés du Cap, les récits d'Alan Paton ont pour cadre le Natal, ceux de Nadine Gordimer le Transvaal. Quant à Herman Charles Bosman, ses contes, empreints d'une rouerie toute paysanne, se situent immanquablement dans son Groot Marico (Mafeking Road, 1947). L'Afrique du Sud, si profondément industrialisée, vit encore dans un rêve nostalgique de cette époque bénie où la terre appartenait aux pionniers audacieux, où tous les espoirs étaient permis, en une sorte de paradis perdu, du temps où les crassiers surgis des mines autour de Johannesbourg n'encombraient pas l'horizon. C'était avant le Grand Trek, la migration des colons boers qui fonde la nation sud-africaine, avant l'arrivée du libéralisme importé d'Europe. On peut constater, à la lecture de Les Habitants du Paradis (The Paradise People, 1962) de David Lytton, que sa tentative de reconstitution de l'univers afrikaner est quelque peu idéalisée. Cela se comprend aisément si l'on songe à l'ancienneté de cette colonie de peuplement : c'est en avril 1652 que Jan Van Riebeeck installe au Cap le premier bastion blanc. Mais ce genre de rêveries ne peut pas durer très longtemps. En accédant à l'âge d'homme, le héros se heurte à la brutalité des rapports sociaux, puisque, sur cette terre située à l'autre bout du continent, on assiste à d'étranges recoupements entre races et classes sociales. La situation change, elle se referme comme un piège dont on ne peut plus s'extraire. Et l'écrivain se lamente sur le calvaire des communications avortées, sur ses rêves piétinés par la réalité, sur l'appauvrissement de ses relations avec les autres communautés. Dans The Trap de Dan Jacobson (1955), le maître écrase le serviteur de toute sa cruauté sadique. On retrouve cette situation empoisonnée dans les nouvelles de Nadine Gordimer (Un monde d'étrangers [A World of Strangers, 1958]). Un roman de Doris Lessing comme The Grass is Singing (1950) est centré sur une relation névrotique entre une maîtresse blanche et son boy noir. On trouve également dans ce livre un fantasme qui hante le Blanc : la terreur du sang mêlé. Tout l'œuvre de Sarah Gertrude Millin, de The Dark River (1919) à King of the Bastards (1950), est traversé par ce thème. Le métissage est perçu comme une dégénérescence morale et comme une déchéance sociale. Pieter, le héros de Too Late the Phalarope d'Alan Paton (1953), est dévoré par la culpabilité : ce policier afrikaner a des rapports charnels avec une femme de couleur. Il n'est pas rare de voir ces itinéraires romanesques se terminer par des visions de cauchemar, des scènes de cannibalisme au cours desquelles le Noir dévore le Blanc, et plus spécialement la Blanche. Ainsi Mary, l'héroïne de The Grass is Singing, est-elle assassinée par son boy et engloutie par la brousse. La contestation et son renouvellement Dès 1964, dans son premier roman, L'Ambassadeur (Die Ambassadeur), André Brink formule une question qui ne cessera de le hanter, et qui jaillit tout droit de sa culture afrikaner : « Si seulement on pouvait se débarrasser de ce concept de péché pour pouvoir vivre librement, vivre à fond... mais meum Peccatum contra me est semper. » Il n'y parviendra pas toujours, car nombre de ses personnages sont taraudés par une culpabilité écrasante, de A Chain of Voices (1982) à Au plus noir de la nuit (Looking on Darkness, 1974). Ces romans ont tous connu un vif succès, sur place comme à l'étranger, ce qui a permis à leur auteur de réveiller bien des consciences. Souvent, un souffle épique traverse les pages, car l'histoire est toujours là, celle de son pays, faite de fureur et de violence. Ses registres d'écriture sont aussi multiples qu'inépuisables. Breyten Breytenbach, également de culture afrikaner, procède autrement puisqu'il va jusqu'à identifier sa cause à celle des Noirs, ce qui lui vaudra sept ans de prison (Confession véridique d'un terroriste albinos [The True Confession of an Albinos Terrorist, 1984]). Auteur qui joue beaucoup de son art de la provocation, fasciné par Goya et Rimbaud, Breytenbach, qui est également un grand poète, déploie d'une œuvre à l'autre une écriture hallucinante et toute frémissante d'émotions fortes, voire morbides (Retour au paradis [A Season in Paradise, 1980] ; Feuilles de route [End Papers, 1985]). J. M. Coetzee,afrikaner lui-aussi, se lance dans d'interminables métaphores qui disent les malheurs de ce pays en même temps que ceux d'une humanité menacée dans son destin. Il procède par allusions, créant des situations qui pourraient se dérouler en Afrique du Sud tout autant qu'ailleurs, partout où les droits de l'homme sont foulés aux pieds par des dictateurs impénétrables et glacés, de Terres de crépuscule (Dusklands, 1974) à à son chef-d'œuvre, En attendant les barbares, (Waiting for the Barbarians, 1981). Coetzee est l'homme de la concision, de l'émotion contrôlée. Rompu à toutes les ruses de l'écriture universitaire et de la linguistique, fasciné par Kafka et Dostoïevski auxquels il doit beaucoup, il ne fait pas de doute qu'il est un écrivain de premier plan. Un roman plus récent, L'Âge de fer (Age of Iron, 1990), dépasse les prouesses stylistiques de Foe (1986) : le ton se fait plus limpide, plus direct dans ce récit d'une vieille dame sud-africaine qui se meurt du cancer qui la ronge, tandis que monte la violence noire. La représentation de la « situation », au moment où elle quitte la vie, gagne en transparence. Coetzee, qui se voit décerner en 2003 le prix Nobel de littérature, est également un fin critique (White Writing, On the Culture of Letters in South Africa, 1988). On peut dire qu'avec ces trois romanciers on assiste à une sorte d'invasion de la littérature anglophone par des Afrikaners souvent bilingues qui viennent chercher ici un autre accueil linguistique. Nous sommes maintenant très loin des provocations juvéniles d'un William Plomer dans Turbott Wolfe, en 1925 (Turbott voyait ses amours interraciales bénies par un pasteur compatissant), ou des railleries acerbes de Roy Campbell (The Wayzgoose, a South African Satire, 1928). Cette veine satirique, ce sens du grotesque qui étaient pourtant bien vivantes dans l'œuvre d'Anthony Delius (The Last Division, 1959) ne sont plus de mise, contrairement à ce qui a pu se passer dans une Europe de l'Est (B. Hrabal) qui a également subi la dictature d'une minorité. C'est que l'apartheid a rendu la vie quotidienne si étouffante et si angoissante qu'on ne peut plus s'en extirper par le rire d'un bouffon : l'allégorie sied mieux à une vision qui entend demeurer tragique. L'œuvre de Nadine Gordimer est bien différente. Il y a chez elle un véritable bonheur de l'écriture, en particulier dans ses nouvelles qui ont été trop négligées (La Voix douce du serpent [The soft Voice of the Serpent, 1953]), où elle ne cesse de se pencher sur les problèmes de la communication humaine, entre femmes et enfants, entre hommes et femmes, entre maîtres et servantes, sur leur fragilité et les malentendus qu'ils occasionnent, comme si la tendresse avait toujours de la peine à s'exprimer. Dans ses romans, de Lying Days (1953) à Histoire de mon fils (My Son's Story, 1990), on retrouve des thèmes dominants, tels que la perte d'une innocence sociale devant les duretés et les cruautés de la vie qui viennent faire irruption dans l'intimité des êtres pour les contraindre à se lancer dans une aventure politique, quitte à perdre toutes leurs illusions sur leurs attitudes « libérales » qui ne sont plus de mise : il faut faire ce deuil. Elle ne cesse de s'interroger sur le devenir de l'homme blanc et sur celui de l'Afrique (July's People, 1981). La fin de l'apartheid Après vingt-trois années passées à Robben Island, Nelson Mandela sort enfin de prison. Et en 1994, oubliant la couleur de la peau, une foule fraternelle, enthousiaste et sereine déroule les files interminables de ses votants décidés à instaurer la nouvelle république. On aurait pu s'attendre à une horrible guerre civile. Il n'en fut rien, en partie grâce à un travail de deuil orchestré par la T.C.R. (Commission pour la vérité et la réconciliation) qui permit à tous ceux qui avaient porté atteinte aux droits de l'homme, de la police afrikaner à l'A.N.C., de se faire absoudre. L'événement fut très médiatisé, notamment par une journaliste afrikaner, Antjie Krog, dans Country of my Skull (1999) qui n'hésita pas à interpeller son peuple avec cette terrible question : « Comment avons-nous pu perdre ainsi notre humanité ? » Ainsi s'achève un demi-siècle de ségrégation raciale, du moins dans les textes. Car il faudra plusieurs générations pour que les mentalités s'adaptent en profondeur à ce grand chambardement. On a le sentiment que le pays reprend souffle et découvre les joies d'une nouvelle respiration. Le renouveau littéraire, et le retour sur un passé colonial Dans le champ de la littérature, avant même que la législation de l'apartheid ne soit abolie, on avait pressenti ce changement tout autant que la nécessité d' « écrire autrement ». En 1990, le juge Albie Sachs dans son discours intitulé « Preparing ourselves for Freedom » avait sonné le glas du réalisme des écritures anti-apartheid, et de leurs clichés bienséants, pour revendiquer une diversité culturelle. En 1991, c'est au tour de Njabulo Ndebele, avec Rediscovery of the Ordinary, de se livrer à un recensement des insuffisances de cette littérature, notamment concernant le monde rural sous-représenté alors qu'il demeure majoritaire. On peut et l'on doit aller de l'avant. André Brink, très au fait de l'historiographie de son pays, se jette à corps perdu dans un vaste procès (Le Vallon du diable [The Devil's Valley, 1998]) qui remet en cause la version officielle et outrageusement idéalisée de l'histoire sud-africaine. Il s'agit pour lui de « réinventer le passé par l'imaginaire ». Non, ce peuple n'est pas investi d'une mission divine et civilisatrice, et ses mythes fondateurs sont des mensonges (Les Imaginations du sable [Imaginings of Sand, 1996]). Partisan d'un réalisme magique, il entend bien bousculer préjugés et idées reçues. De nouvelles formes de narration le fascinent, comme le roman picaresque (Tout au contraire [On the Contrary, 1993]), qui lui permettent de fouiller ce passé si obscur. C'est ce que l'on retrouve également dans l'œuvre de Mike Nicol, de Le Temps du prophète (This Day and Age, 1992) à Horseman (1994), qui met à mal l'épopée du Grand Trek. Dès 1989, avec un rare talent, dans The Powers that Be, Nicol s'était livré à une parodie grotesque de l'apartheid, à travers le portrait du capitaine Nunes qui prétendait régner sur les habitants d'un petit village de pêcheurs en les divisant en citoyens de première et de deuxième classe : la satire reprend tous ses droits. Du côté africain, on peut enfin s'autoriser (alors que cela s'était produit depuis longtemps sur le reste du continent, de Ayi Kwei Armah à Ngugi wa Thiong'o) à revenir puiser son inspiration dans un passé pré-colonial. On n'osait pas le faire, par crainte d'apporter un quelconque soutien à la politique culturelle pratiquée dans les réserves. Que faire de ce glorieux passé ? doit-on l'abandonner, pour lui préférer la modernité ? ne vaudrait-il pas mieux user de compromis ? C'est le thème qui traverse le fort roman de Zakes Mda, The Heart of Redness (2000). Déjà, en 1982, au théâtre, avec The Road, on voyait un fermier afrikaner soumettre, en brandissant son fusil (autre façon de revoir le passé colonial), un ouvrier agricole noir, alors que tous les deux tentaient de souffler un peu à l'ombre d'un arbre, sur le bord de la route. Le retour sur soi, les nouvelles écritures Avec la fin de l'apartheid, tout semble possible, et l'introspection reprend ses droits. Coetzee, qui n'avait guère l'habitude de se laisser aller à la confession, le fait dans Boyhood en 1997, puis dans Youth en 2002. C'est une autre façon de revenir sur le passé et de poursuivre le travail intensif de deuil, ce que l'on va retrouver encore chez J. Matthews dans The Party is Over (1997) ou chez A. Fugard (Valley Song, 1996) : l'autobiographie dégage des espaces de liberté pour mieux interroger l'avenir. Dans le camp afrikaner, on se penche sur sa communauté pour dévoiler certains de ses aspects trop pudiquement cachés, en nous faisant découvrir le monde sordide des « petits Blancs », un monde clos, abruti par la misère et l'alcool, thème d'un roman détonnant de Marlene Van Niekerk, Triomf (1994). Les images prestigieuses s'envolent à tire d'aile, et il n'est plus question d'embrigader cette belle jeunesse afrikaner dans un scoutisme de pacotille (Mark Behr, The Smell of Apples, 1993). Les chemins de l'imaginaire et de l'oralité Avec Ivan Vladislavic, l'imaginaire s'en donne à cœur joie. C'est en vain, dès 1989, dans la nouvelle « Journal of the Wall » (tirée du recueil Missing Persons) qu'un couple tentait de rebâtir le mur d'une réalité trompeuse (symbole de la ségrégation et de l'ordre établi). Il s'effondre définitivement dans The Folly (1993). Dans The Restless Supermarket (2001), Aubrey Searle, chasseur de mots, correcteur des pages jaunes (coloured...) de l'annuaire téléphonique déverse dans son texte des tombereaux de mots qui font songer au Joyce d'Ulysse, et se livre à une destruction systématique du récit. Pendant ce temps, du côté africain, la sexualité n'est plus un tabou, quitte à devenir un thème assez pesant dans The Memory of Stones de Mandla Langa (2000). En revanche se poursuit quelque chose qui ne s'est jamais démenti, de M. W. Serote à M. Kunene, à savoir la prolongation et l'adaptation à l'écriture d'une oralité foisonnante qui assume les nouvelles réalités. Zolani Mkiva relance le « chant de louanges » à destination des couches populaires (Railway Poetry, 2000), tandis que Gcina Mhlope dramatise des contes didactiques accompagnés de chants et de danses (Nozincwadi, Mother of Books, 2001). Quant à Lesego Rampolokeng, il se livre à des expérimentations linguistiques qui lui permettent de retrouver les rythmes de l'oral, dans un texte aussi flamboyant que baroque (The Bavino Sermons, 1999). On peut se demander, avant de clore ce panorama, quel a été l'accueil réservé dans notre pays à cette énorme production. Il a été très inégal et injuste. Si la plupart des écrivains blancs ont été traduits dans notre langue (Brink, Gordimer, Nicol), il n'en n'a pas été ainsi pour les Africains (Serote, ou Mda). Par contre, sur place, la critique a fait un travail considérable (M. Chapman, M. Trump, etc.). Ajoutons qu'il faut prendre garde à ne pas accorder à ces littératures une trop grande place dans la représentation que nous pouvons nous faire de ce pays. Cela risque de nous induire en erreur. Car pendant ce temps-là, en dépit de réels progrès dans le monde de l'éducation et des équipements collectifs, les paysans (la plupart ne savent pas lire) revendiquent toujours des terres qui leur ont été confisquées depuis le Land Act de 1913. Les communautés noires, faute de pouvoir évacuer leurs frustrations contre le monde de l'apartheid, retournent maintenant leur violence contre elles-mêmes au travers d'une criminalité galopante, et la jeunesse africaine voit son avenir menacé par le sida. La vieille Afrique attend toujours qu'on lui réserve un sort plus juste. Jean SÉVRY Bibliographie Géographie • P. BOND, Unsustainable South Africa. Environment, Development, Social Protest, University of Natal Press-Merlin Press, Durban-London, 2002 • J. P. 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