LES SALUTS D`AMOUR DU TROUBADOUR ARNAUD DE MAREUIL

Transcription

LES SALUTS D`AMOUR DU TROUBADOUR ARNAUD DE MAREUIL
BIBLIOTHÈQUE MERIDIONALE
PUBLIÉE SOUS LES AUSPICES DE LA FACULTÉ DES LETTRES DE
TOULOUSE
LES SALUTS D’AMOUR
DU TROUBADOUR
ARNAUD DE MAREUIL
TEXTES PUBLIÉS AVEC
UNE INTRODUCTION, UNE TRADUCTION ET DES NOTES
PAR
PIERRE BEC
ÉDOUARD PRIVAT, ÉDITEUR
1961
A mon cher et vénéré maître
M. Jean BOUTIÈRE,
Professeur à la Sorbonne.
9
AVANT-PROPOS
Le but de la présente édition est de compléter, en ce qui concerne le
troubadour Arnaud de Mareuil, les travaux de Friedmann (1) et de M.
Johnston (2). L’œuvre d’Arnaud se compose, en effet, de trois parties : les
chansons, qui ont fait l’objet de la remarquable édition critique de Johnston, un
ensenhamen, déjà édité par Raynouard (3) et auquel travaille actuellement Mlle.
Pareschi, de Bologne (4), les saluts d’amour enfin, dont nous nous occupons ici.
L’œuvre tout entière d’Arnaud de Mareuil sera donc désormais connue.
La plupart des saluts de notre troubadour ont déjà été publiés, mais une
édition d’ensemble de cette partie de son œuvre, avec une référence plus
systématique aux divers manuscrits, s’imposait. Du salut I en effet (Dona, genser
qe no sai dir), qui nous a été transmis par cinq manuscrits, on ne connaissait
guère que la leçon de R (cf. BARTSCH, BARTSCH-KOSCHW.), reproduite
sans variantes par la plupart des anthologies (5). Le salut IV (Cel cui
1. Einleitung zu einer kritischen Ausgabe der Gedichte des Troubadours Arnaut de Mareuil, Halle, 1910.
2. Les poésies lyriques du troub. Ar. de Mar., Paris, 1935.
3. Choix, IV, pp. 405-418.
4. M. Sansone, professeur à l’Université de Bari, prépare en outre une étude d’ensemble sur les
ensenhamenz provençaux.
5. Seule, l’anthologie de BARTSCH-KOSCHW., donne les variantes de c.
10
vos esz al cor plus pres) n’avait pratiquement jamais été édité. A part les éditions
diplomatiques de Herrig (6) d’après L, de Pelaez (7) d’après c et de Bertoni (8)
d’après Q, on ne connaissait de ce salut que les extraits de Raynouard (9),
reproduits par Mahn (10). Une édition critique entièrement renouvelée était
donc indispensable quant à ces deux saluts. Pour ce qui est des autres pièces
(II, III et IV), déjà publiées par Chabaneau en 1881 dans la Revue des Langues
romanes et transmises par un unique manuscrit connu, notre travail a consisté
d’abord à comparer notre lecture à celle du grand provençaliste et à proposer
assez souvent une ponctuation et des interprétations quelque peu différentes.
Aucune traduction des saluts d’Arnaud, d’autre part, à l’exception du salut I,
n’avait été publiée (11). La traduction d’un texte ancien est à notre sens
indispensable à toute bonne exégèse. Elle impose une attitude analytique
impitoyable et permet seule, grâce a une compréhension en profondeur, d’en
proposer des interprétations solidement étayées. Nous nous sommes donc
efforcé d’y apporter un soin tout particulier en évitant de plus, dans la mesure
du possible, la platitude d’une traduction trop littérale.
Une étude d’ensemble enfin, externe et interne, sur le genre même du salut,
n’avait plus été entreprise depuis le remarquable travail d’Amos Parducci (12)
qui com-
6. Archiv., XXXIV, p. 429.
7. Il canz prov. c, pp. 295-300.
8. Il canz prov. della Riccadiana nº 2909.
9. Choix, II, p. 258 et V, pp. 46-47.
10. Werke, I, p. 173.
11. Encore n’existait-il que deux traductions intégrales (celles de A. Cavaliere en italien et de M. de
Riquer en espagnol) : Anglade et Berry n’ayant publié et traduit que des fragments du dit salut.
12. Cf. Bibliogr.
11
plète en bien des points l’article de Paul Meyer, mais laisse encore dans
l’ombre quelques détails qui ont leur importance et que nous tâcherons
d’éclaircir ici. Nous pensons donc que notre Introduction apportera des lumières
nouvelles sur un genre mal connu et un peu décrié, mais parfaitement digne
d’intérêt, et dont Arnaud de Mareuil, si l’on en croit la tradition manuscrite, a
été le principal représentant. C’est dans ce but que nous avons également
publié les deux saluts anonymes (VI et VII), déjà édités mais d’une manière
parfois insuffisante, par Constans (RLR, 1881). Ces deux pièces, que l’on peut
avec assez de vraisemblance attribuer à Arnaud de Mareuil, complètent le
tableau d’ensemble que nous cherchons à présenter du salut d’amour occitan
et français (13).
Etablissement des textes. — Dans l’établissement des textes, manuscrits et
éditions diplomatiques ont été systématiquement revus. Nous avons serré de
près la leçon difficile, ne corrigeant le texte que lorsque aucune interprétation
n’était possible ou lorsque la prosodie était en défaut. Nous donnons dans ce
cas, en bas du texte, la leçon exacte du manuscrit. Quant aux variantes (saluts
I et IV), nous avons tenu à les donner toutes, même lorsqu’il ne s’agit que de
simples divergences graphiques.
13. Il existe une autre pièce, inédite, d’Arnaud de Mareuil (Eu aman jur et promet vos), probablement
un extrait, qui, par ses thèmes et sa forme, est assez voisine de l’épître courtoise (ms. G, 120 et édit.
diplom. : BERTONI, Il canz. prov. della Bibl. Ambrosiana, pp. 391-393). Nous nous proposons de
publier à part ce « Serment d’amour ». Voir aussi BRUNEL, Bibl., p. 117 ; BARTSCH, Grundriss, p.
41 et PARDUCCI, pp. 74 et 95-98.
12
[V. BIBLIOGRAPHIE].
16
MANUSCRITS
G = Milan, Ambrosiana, R 71 sup.
G. BERTONI, Il canzionere provenzale della Biblioteca Ambrosiana R 71 sup., in Gesellschaft für
roman. Literatur, XXVIII, 1912.
— Salut I (118); éd. diplom., pp. 385-391.
L = Rome, Vaticana, lat. 3206.
— Salut I : anonyme (45-49).
— Salut IV : anonyme (43-45).
N = New-York, Bibl. Pierpont-Morgan 819 ; anc. Cheltenham, Mr. Fitz-Roy,
Fenwick’s Library 8335.
— Salut I (24-26).
— Salut VI : anonyme (26), fragment.
— Salut VII : anonyme (27-28).
Q = Florence, Riccardiana 2909.
G. BERTONI, Il canzionere provenzale della Riccardiana nº 2909, in Gesellschaft für roman.
Literatur, VIII, 1905.
— Salut IV : doniare (2-4) ; éd. diplom., pp. 5-8.
R = Paris, Bibl. Nat. franç. 22543.
— Salut I (134).
— Salut II (134).
— Salut IV (133-134).
— Salut V (134-135).
c = Florence, Laurenziana XC, infr. 26.
M. PELAEZ, Il canzioniere provenzale c, in Studi di filologia romanza, VII, fasc. 20, pp. 244-401.
— Salut I (24-27) ; éd. diplom., pp. 287-293.
— Salut III (27-28) ; éd. diplom., pp. 293-295.
— Salut IV (28-30) ; éd. diplom., pp. 295-300.
— Le salut V, contrairement à ce qu’en dit Parducci (cf. La lettera, pp. 80-82), ne figure pas
dans ce chansonnier.
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INTRODUCTION
I. — LE SALUT D’AMOUR DANS LES LYRIQUES OCCITANE
ET FRANÇAISE.
Paul Meyer, parlant du salut d’amour après Raynouard (1), le définit comme «
une épitre adressée à une dame par son amant ou par celui qui désire le
devenir ». Ce qui distingue les saluts, d’après lui, et leur a valu leur nom, « c’est
la formule de salutation par laquelle ils débutent », et qui, si elle n’est pas « un
caractère absolument constant », n’en est pas moins, à de rares exceptions
près, « un caractère très général ». (Cf. Le salut, p. 1.) Certes, la salutation
initiale à la dame est un élément formel, très significatif, du salut, mais il ne
suffit pas, à notre sens, comme nous le verrons, à le définir en profondeur.
Car ce qui détermine au premier chef ce genre de poème, c’est d’être avant
tout une lettre ; et c’est en fonction de cet aspect épistolaire qu’on doit étudier
tous les détails, extérieurs ou purement formels qui, pour spécifiques qu’ils
puissent être, ne définissent néanmoins le salut que d’une manière indirecte.
Le salut, en effet, n’est pas un genre
1. Cf. Choix, II, 258 : « Le salut était une pièce qui commençait par une salutation à la dame dont le
poète faisait l’éloge. »
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original parce qu’il contient une salutation à la dame (2) : il ne contient cette
salutation qu’en fonction de son genre original qui est d’être une épître. Ce
caractère épistolaire des saluts, sur lequel nous insisterons à plusieurs reprises,
ressort clairement des mots mêmes employés par leurs auteurs pour les
définir. Les vocables : breu-s, escrig-s, letras, cartas et, en français, lettre, escrit,
reviennent fréquemment sous leur plume (cf. PARDUCCI, p. 75) (3).
2. Il est néanmoins indéniable que c’est cette salutation initiale, finale, ou contenue dans le corps du
poème (cf. ci-après), qui a donné son nom au genre.
Pour une interprétation mystique de cette salutation entre le troubadour et sa dame, cf. DENIS DE
ROUGEMONT, L’amour et l’occident, p. 91.
3.
Er aujatz, Dona, si vos play,
So qe mos breus vos guida lai (I, v. 29-30)
Mas en esta carta ha escrig
Son pensament e tot son dig,
Ni non a ges tant d’ardiment
Que el la carta vos present. (VII, v. 15-18)
E ges trametre ni mandar
No·us auça l’escrig ni portar (VII, v. 27-28)
Chez Raimbaud d’Orange :
Vos clama merce d’una re :
C’aujaz cho qe·us voill dir per be
Aici en esta carta escrit (v. 3-5)
Chez Amanieu des Escas :
Entendetz en vostre coratje
Mas letras (v. 147-148)
Don vos letras pendens rimadas (v. 157)
Notons que nous avons ici la définition même du salut qui est une lettre rimée.
Estas letras foro lo dia
Donadas... (v. 164-165)
On retrouve les mêmes expressions dans les saluts français :
Je vous manch bien par ceste lettre (Meyer, p. 20, v. 120)
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L’auteur de l’épître amoureuse peut aller jusqu’à se nommer au début de sa
missive et à préciser, à la fin, la date de son envoi. Mais cela est très rare et
seul, parmi les saluts que nous connaissons, celui d’Amanieu des Escas donne
ces indications :
A vos, que ieu am desamatz...
De part N’Amanieu des Escas,
Salutz et amors... (v. 1-5)
Estas letras foro lo dia
Donadas de Sant Bertolmieu
L’an de la encarnation Dieu
(v. 164-165) (Année 1278)
De toute façon, et pour rares qu’ils soient, ces détails chronologiques achèvent
de donner au salut l’aspect d’une véritable lettre qui, comme telle, appelait une
réponse. Le désir d’obtenir cette réponse peut être même exprimé par le
troubadour. Ainsi Arnaud de Mareuil :
Dona, no·us aus de pus prejar,
Mas Dieu vos sal e Dieu vos gar ;
Sie·us play, rendetz me [ma] salut. (I, v. 203-205) (4)
Et à la fin aussi vous proi
Que cest escrit gardés par moi (v. 155-156)
Quant à moi parler ne porés
Cest escrit de par moi lirés (p. 21, v. 171-172)
Or ne voi je meillor conseil...
Que je li mant en .I. escrit
Ou tuit li mot seront escrit (p. 30, v. 121-124)
Por laquel chose je vous pri
Moi recevez et mon escrit (p. 42)
Ma douce amie, salut, s’il vous agrée,
Vous manderai, que qu’en doie avenir,
Par ceste lettre, s’ele vous est moustrée (p. 45)
4. Si l’on en croit toutefois cette leçon du texte, où le possessif manque, d’ailleurs. Les manuscrits L
et c donnent respectivement : mas salutz et mos salutz, variantes où il sem-
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Et Raimbaud d’Orange :
E prega·us qe no respondaz
Tro qe tot auzit o ajaz. (v. 7-8)
Il n’est pas jusqu’à la présentation extérieure du parchemin — pour autant
qu’on en puisse juger puisque aucun salut original ne nous est parvenu — qui
ne témoigne du fait que les saluts étaient de véritables lettres, adressées
effectivement aux dames dont elles chantaient les louanges. Meyer, d’après un
passage du roman de Flamenca (5) conclut : « On voit par là que les saluts de
Guillaume avaient la forme d’une lettre close, que le parchemin était plié, non
roulé. C’est une distinction qu’il est utile de faire, les petites pièces en vers que
les jongleurs portaient avec eux pour les lire ou les chanter semblent avoir été
écrites sur des rôles ».
Le salut, du moins à l’origine, se distingue donc assez nettement, et
foncièrement, de la chanson. Nous préciserons plus loin cette différence.
D’ores et déjà, on peut voir que l’effusion amoureuse y paraît plus directe que
dans la chanson, plus personnelle en quelque sorte (6), ce
ble bien que le mot salutz (plur. masc. ou fém.) soit pris dans son sens habituel de salutations et non
de poème épitolaire. Pour l’ambiguïté du mot dans les différentes pièces, cf. ci-après. V. aussi
PARDUCCI, p. 106.
5. Cf. Le salut, p. 14 : « Flamenca et ses deux demoiselles de compagnie prirent avec soi les saluts de
Guillaume... ». « Chaque soir, Flamenca les couchait avec soi, et donnait mille baisers réels à l’image
de Guillaume ... (v. 7123 sq.). Elle savait les plier si gentiment, qu’elle les (les deux images) faisait
toujours se baiser l’une l’autre. »
6. Le message d’amour était parfois apporté à la dame par le mari lui-même, comme on le voit dans
Flamenca.
Il est intéressant d’autre part de constater qu’il n’y a pas de senhals dans les saluts, ce qui est
compréhensible, étant donné que le troubadour s’adresse toujours directement à sa dame.
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qui expliquerait peut-être, entre autres choses, le discrédit qui semble avoir
frappé, dès le XIIIe siècle, ce genre de poème (cf. ci-après).
On ne saurait donc dire avec Meyer (Le salut, p. 6) que la forme du salut est «
le principal caractère du genre ». C’est par son caractère épistolaire, avant tout,
qu’il se distingue des autres genres poétiques, sa forme n’ayant en général rien
d’original. La plupart des saluts, en effet, offrent la forme ordinaire des
nouvelles, à savoir le vers octosyllabique à rimes plates (I, II, IV, V, VI, VII ;
A. des Escas, U c de Saint-Cyr, R. d’Orange, F. de Romans). Un salut d’A. de
Mareuil (III) a toutefois un mètre différent : le vers de six syllabes à rime
plates, qui est aussi celui de l’Ensenhamen de notre troubadour (Razos es e
mesura) (7).
Un seul salut, parmi ceux que nous avons conservés, a la forme d’une chanson
(8). Un seul, enfin, celui de Raimon de Miraval, a une structure métrique
vraiment particulière qui, d’après Meyer, n’apparaîtrait qu’assez tardivement au
Moyen âge, et porterait à douter de l’attribution du poème. Andraud préfère
admettre que R. de Miraval a inventé le rythme, incontestablement original,
dont il s’agit (9).
7. Il n’est pas étonnant, dans ces conditions, que le copiste ait plus ou moins pris ce salut pour un
ensenhamen et lui ait donné en conclusion les quatre vers finals de Razos es e mezura. V. nos notes à la
suite du texte.
8. Attribué par le ms. de Mazaugues (Oxford Douce 269) à Lamberti de Bonabel, et par le ms. de
Milan, avec peu de vraisemblance, à Raimbaud de Vaqueiras (cf. Herrig’s Archiv, XXXV, 100). Cf.
MEYER, op. cit., p. 6.
9. Cf. MEYER, op. cit., pp. 6-7 et ANDRAUD, R. de Mir., pp. 174-178. Signalons aussi le salut
anonyme : Dompna vos m’aves et Amors, edite recemment par M. Melli dont la structure ryhmique
s’écarte également de celle de la nouvelle. Mais il s’agit là d’un salut d’un genre hybride qui a perdu
tout caractère épistolaire.
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De toute façon, exception faite pour le salut de R. de Miraval et de quelques
autres peut-être, il est clair que le salut, quant à sa forme, s’est aligné purement
et simplement sur le schéma rythmique de la nouvelle (10). Il est possible qu’il
y ait eu une certaine hésitation, quelques poètes ayant essayé de couler le
contenu de leur poème dans le moule métrique de la chanson. Quoi qu’il en
soit, il semble incontestable que ce n’est pas par une forme spécifique que le
salut d’amour s’écarte des autres genres.
Il nous paraît intéressant d’examiner maintenant quelques-uns des traits
essentiels qui distinguent les saluts occitans de certains des poèmes qui leur
correspondent en français. Nous préciserons ailleurs, au cours de cette
Introduction, les éventuelles différences de détail.
Signalons d’abord que, sur les huit pièces françaises publiées par Meyer, cinq
seulement méritent véritablement, à notre sens, le nom de salut. Si l’on prend
comme référence le salut occitan de type classique que nous avons déjà
partiellement défini (11) et qui, selon toute vraisemblance, a servi de modèle
au salut français, on trouve en effet trois poèmes qui s’écartent résolument de
leur prototype.
10. C’est également le même mètre (vers octosyll. à rimes plates) qui prédomine dans les saluts
français. Sur les huit saluts publiés par Meyer, cinq sont construits sur ce schéma rythmique (I, II,
III, IV et VI). Le troisième salut contient en plus un envoi de sept vers sur un rythme différent, et le
quatrième deux vers initiaux, non rimés (de 7 et 5 syll.), qui paraissent bien empruntés à un
quelconque refrain tronqué, de même que les deux vers finals, non rimés (de 8 et 6 syll.). Pour le
mètre des autres pièces françaises (V, VII et VIII), cf. ci-après.
11. Nous analyserons dans la deuxième partie de cette Introduction, à propos d’Ar. de Mareuil, les
divers éléments qui nous paraissent en outre caractériser le salut classique.
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Tout d’abord par leur forme.
Au lieu du vers octosyllabique, à rimes plates, caractéristique, on l’a vu, de la
plupart des saluts, chacune de ces trois pièces offre une structure métrique
tout à fait particulière. Le long poème V (cf. MEYER, pp. 31-39) est en effet
formé de quatorze couplets de 11 vers, les 10 premiers vers à rimes plates et le
onzième relié à la ritournelle qui suit chaque couplet. La pièce VII est une
suite de 15 strophes de quatre alexandrins chacune, avec, le plus souvent, une
rime intérieure après le premier hémistiche. La pièce VIII enfin est formée de
passages alternativement en décasyllabes et en alexandrins monorimes. Il y a
donc, dans ces trois poèmes, un rythme absolument inhabituel si l’on se réfère
à celui des saluts de « type classique ». Un autre élément distinctif est la
présence, dans la pièce V, d’une ritournelle sur un rythme varié, à la suite de
chaque couplet ; cet élément populaire est absolument inexistant dans les
saluts occitans, plus guindés dans le cadre figé de leur forme (12).
12. Voici quelques exemples de ces refrains :
A la bouchete m’amie
Ja vilain n’i touche ;
Diex tant ne me hée mie !
A la bouchete m’amie !
Harou ! j’ai dit grant folie,
Si dout qu’ele n’en grouce.
A la bouchete m’amie
Ja vilain n’i touche. (p. 32)
Amoretes m’ont navré ;
Qui porroit ces maus soufrir ? (Diex !)
(Qui porroit ces maus soufrir ? Diex !)
S’à ma dame vient à gré
Amoretes m’ont navré,
Tost m’aura doné santé ;
Se ce non je criem morir, (Diex !)
(Se ce non je criem morir, Diex !)
Amoretes m’ont navré... (p. 34)
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Quant au fond, il est également assez différent. L’aspect épistolaire en
particulier que nous avons défini comme le caractère essentiel de ce genre de
poème, sans être totalement absent, est néanmoins beaucoup moins net que
dans les cinq autres saluts français et, à plus forte raison, que dans les saluts
occitans. Seul, le début de la pièce V (p. 31) rappelle celui d’un salut :
Celui qu’Amors conduit et maine
En grant destrece et en grand paine...
Mande salut à la plus belle
Qui soit, dame ne demoisele,
Et la plus douce créature
Que onques mes formast Nature.
A l’intérieur du texte, on ne trouve à peine qu’une petite allusion à l’épître
envoyée :
Merci ! ma dame, bien sachiez
Qu’Amors mie ne me commande
Que ce qu’en cest salu vous mande
Vous soit mandé par flaterie.(p. 36)
Tout le reste n’est qu’une pure chanson d’amour (13).
Le salut IV (p. 27) commence aussi, nous l’avons vu, par deux vers qui semblent bien être un
fragment de refrain :
J’ai apris a bien amer,
Diex m’en laist joïr !
Mais l’ensemble du poème est parfaitement conforme au cadre formel du salut classique, Pour le
refrain dans la poésie lyrique française du Moyen âge, cf. JEANROY, Orig., pp. 102-126.
13. Le salut, ayant dégénéré peu à peu, a perdu son caractère épistolaire et s’est mêlé à d’autres
éléments. N’est plus restée que la salutation initiale avec jeu de mots plus ou moins conscient sur le
sens du mot salut qui ne représente
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plus, dans les textes, une lettre rimée, mais simplement une salutation à la dame dont on veut chanter
les louanges. On le voit dans la pièce VII, où le sens du mot salut apparaît dans toute sa clarté :
Or m’estuet saluer — cele que je desire.
Il s’agit là d’une pure formule de politesse et non d’une allusion à l’envoi d’un salut (lettre rimée).
Ou encore, dans la même pièce, lorsque le poète dit :
Mon salu vous envoi — comme à dame et amie,
Et, por fere convoi, — ma complainte jolie. (p. 43)
c’est le mot complainte qui désigne le poème (cf. ci-après) ; celui-ci étant destiné à accompagner (fere
convoi) la salutation (salu).
Ce double sens du mot salut est également visible dans la pièce VIII, qui commence vraiment
comme un salut classique, mais qui, quelques vers après, emploie le mot salut dans le sens de
salutation :
Et ci après vous vueil .C. mil saluz mander,
Et autant comme il a de goutes en la mer,
D’aigues qui les navies font venir et aler,
Par moi qui sui messages, meillor n’i puis trouver. (v. 24-27)
Il est évident que le poète n’a nullement l’intention de signifier ici qu’il veut envoyer 100.000 épîtres
rimées à sa dame !
La double signification du mot salut a d’ailleurs été d’autant plus consciente que le salut, en tant que
genre, était senti comme un poème vraiment caractérisé. On voit qu’Arnaud de Mareuil, dans le
salut I (v. 5 et 7), est parfaitement conscient du jeu de mots qu’il fait (cf. RIQUER, Lírica, p. 470,
note 5) :
Est vostre amicx...
Mand’ e tramet salutz a vos...
Mas a sos obs n’es cobeitos :
Jamay salutz ni autre be
Non aura, si de vos no·l ve. (V. aussi PARDUCCI, p. 75.)
On trouve d’ailleurs d’autres jeux de mots du même genre chez les auteurs de saluts ; chez
Raimbaud d’Orange par exemple qui, à la fin de son poème, joue sur le mot merce :
Domna, merce vos qer si·os plaz,
Per merce que merce n’ajaz,
Merce vos clam, ma dolz’ amia... (v. 185-187)
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La pièce VII (pp. 45-47), en revanche, contient un début de type classique,
avec de claires allusions à l’envoi de la lettre, ainsi que les traditionnelles
raisons d’humilité qui motivent cet envoi :
Ma douce amie, salut, s’il vous agrée,
Vous manderai, que qu’en doie avenir ;
Par ceste lettre, s’ele vous est moustrée,
De vostre ami vous porra souvenir.
Quar je n’oz mie sovent à vous venir,
Quar trop redout que n’en fussiez blasmée
Por ce m’estuet plus loing de vous venir.
Mais le poème s’achève brusquement, en pleine louange courtoise sans
salutation finale ni conclusion (cf. ci-après). Le caractère épistolaire, toujours
plus ou moins présent chez les poètes occitans et leurs émules français, a
presque totalement disparu de ces trois pièces.
Que conclure de ces différences ?
Il semble assez normal de penser que le salut occitan de type classique, en
passant en France (14), et après y avoir fait naître des imitations à peu près
serviles, se soit peu à peu déformé en évoluant d’une manière plus confrome
au génie d’oïl, c’est-à-dire en s’amalgamant avec des genres indigènes
préexistants. On a en effet nettement l’impression, en lisant les saluts français
de « type décadent », qu’ils sont le résultat de deux tendances assez divergentes
: d’une part, le désir de reproduire fidèlement le type classique du salut
(modèle occi-
14. L’antériorité des saluts occitans nous paraît indiscutable. Meyer (p. 4) fait remarquer que les
saluts provençaux que nous possédons ne paraissent pas postérieurs à la fin du XIIe siècle, alors
que les saluts français sont tous du XIIIe siècle et probablement du temps de Saint Louis.
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tan) et, d’autre part, de secouer un peu le joug de normes trop étroites pour
renouveler un genre sclérosé, en lui apportant certains éléments plus
populaires et, en conséquence, moins étrangers.
Ainsi pourrait-on dire du salut, dans une certaine mesure, ce que Jeanroy
(Orig., p. 44) disait de la pastourelle, genre « né dans la société aristocratique de
la Provence », mais « passé dans la France du Nord au moment où l’imitation
y était encore libre et originale : soumis dans les deux pays à une évolution
différente, il a fourni de part et d’autre des œuvres variées ». Mais à la
différence de la pastourelle qui a su vraiment s’adapter, en passant en France,
et y donner naissance à un genre original, moins conventionnel et plus
populaire, le salut, malgré les tentatives des trouvères pour le revivifier
d’éléments nouveaux, n’a pas su s’acclimater en pays d’oïl et en est resté au
stade d’une imitation plus ou moins servile de ses modèles ; tout au plus peuton parler d’un genre hybride, sans grand intérêt, qui n’a pas su dégager sa
propre originalité.
Les poètes français ont-ils eu vraiment conscience de cette hybridation ?
Il semblerait à première vue qu’ils n’aient plus senti le salut comme un genre
absolument caractérisé puisqu’ils le désignent le plus souvent du nom de
complainte (15). Cela ressort en particulier des explicits ajoutés par les copistes à
la suite des pièces. Mais si les saluts de type classique sont appelés parfois
complaintes, la réciproque n’est pas vraie. Aucun des trois poèmes, en effet,
dont nous avons analysé la forme, n’est considéré comme
15. Deux saluts seulement (I et VII) sont désignés exclusivement par le terme de salut.
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un salut (16). Ce qui paraît prouver que le sens du genre était quand même
conservé et que les deux termes salut et de complainte ne devaient pas être tout à
fait synonymes. On se demanderait autrement pourquoi le salut II (cf.
MEYER, p. 24) est désigné à la fois du nom de Salu d’amors et de complainte.
Cette double designation, qui a fait dire à Paul Meyer que les deux termes
devaient avoir le même sens, ou peu s’en faut, s’éclaire d’un jour nouveau si
l’on suppose, comme nous venons de le faire, que le type classique du salut
occitan, en passant au nord de la Loire, s’est plus ou moins mêlé d’éléments
allogènes. L’introduction de la division strophique et surtout du refrain,
absolument absent dans les saluts provençaux (17), serait un témoignage de
cet essai d’adaptation d’un genre poétique étranger. Et c’est ce type nouveau
de poème à refrains que les scribes pourraient bien avoir considéré comme
une complainte d’amour (18). Cet élément secondaire, ajouté au salut proprement
dit et totalement étranger au départ, a très bien pu par la suite prendre plus
d’importance ; si bien qu’on a fini par désigner du seul vocable de complainte
une salut précédé, suivi ou entremêlé de refrains. Il est
16. La pièce VIII est même considérée comme une « requeste d’amour et complainte et regres », ce
qui, à notre sens, ne signifie pas une triple appellation de la même pièce, mais trois désignations
particulières concernant chacune des trois parties du poème.
17. L’habitude d’intercaler des refrains dans les poèmes lyriques n’est pas très ancienne (XIIIe-XIVe
siècles) et se localise surtout au nord de la France (cf. JEANROY, Orig., pp. 117-118).
18. Les refrains de la pièce V (cf. MEYER, pp. 31-39) sont, de ce point de vue, particulièrement
significatifs. L’influence courtoise y est certes indéniable, mais le ton rappelle veritablement celui de
la lyrique populaire (v. les exemples que nous donnons ci-dessus).
29
notable en effet qu’aucun des poèmes ayant un refrain, long ou court, ne porte
le nom exclusif de salut (19).
Nous ne pouvons donc souscrire entièrement à ce que dit Meyer (pp. 11-12)
lorsqu’il considère la complainte comme une simple variété de salut « qui dans la
forme diffère en ce qu’elle manque ordinairement de salutation initiale (20),
dans le fond en ce qu’elle est, comme le nom le fait déjà pressentir, plus
particulièrement réservée aux amants malheureux ». La complainte est moins,
à notre sens, une variété de salut qu’une transformation plus ou moins tardive
de ce dernier dans un pays où le salut de type classique n’était pas senti
comme indigène (21). Nous pensons donc à un amalgame de genres
indépendants plutôt qu’à une dérivation complète aboutissant à la création
d’un genre nouveau. Et les traces de cette hybridation se retrouveraient dans
les désignations mêmes des copistes qui, pour imprécises qu’elles aient pu
être, ne l’étaient sans doute pas autant
19. La pièce II (MEYER, p. 22), appelée Salu d’amors et complainte, ne contient pas de refrain ; mais il
n’est pas du tout impossible que le refrain en ait été enlevé, celui-ci étant souvent, on le sait, à cause
de son caractère spontané et populaire, facilement détachable d’une pièce plus guindée et plus
pédantesque qui lui était somme toute assez différente. Pour la pièce III, cf. ci-dessus.
20. On a vu, au contraire, que la salutation à la dame, initiale ou non, est à peu près tout ce qui
subsiste, dans la complainte, du salut.
21. La preuve que la complainte était très probablement un genre à part, indépendant du salut, nous
est fournie par le fait que ce genre de poème est pratiquement inexistant en Occitanie où le salut a
précisément pris naissance. Il faut en effet attendre le XIVe siècle pour trouver en oc des exemples
de complaintes ; encore sont-elles visiblement d’inspiration française. Le salut anonyme Si trobess tan
leials messatje est toutefois appelé complainta dans L et dans le texte même (v. 11 et 14). Cf.
PARDUCCI, p. 74.
30
que le laisse entendre Paul Meyer (22). Il y aurait donc eu des saluts de type
classique, imitation parfaite des modèles occitans (I, VI et à la rigueur II), et des
saluts-complaintes (III, IV, V, VII et VIII), les pièces V et VII n’ayant plus
guère du salut que la salutation à la dame au début ou au cours du texte. On
ne saurait donc parler, à notre avis, de « circuit parfait » (MEYER, p. 12) des
troubadours aux trouvères et des trouvères aux troubadours : les deux genres,
parfaitement indépendants à l’origine, ne se sont rencontrés qu’en France du
Nord, et les quelques exemples de complancha introduits tardivement en
Occitanie ne nous paraissent nullement des sous-produits quelconques du
salut primitif.
II. — LE SALUT D’AMOUR CHEZ ARNAUD DE MAREUIL.
Des dix-huit saluts occitans dont nous avons conservé les textes, cinq sont
sûrement d’Arnaud de Mareuil et deux, on le verra, peuvent lui être attribués
avec assez de vraisemblance. Il paraît d’autre part probable qu’Arnaud a été,
sinon l’inventeur, du moins le maître incontesté du genre, et c’est sur lui que
les autres auteurs de lettres d’amour ont dû plus ou moins s’aligner (23). Si
bien qu’on pourrait aisément étudier les caractéristiques du salut à la lumière
de notre seul poète. Notre analyse de dêtail portera donc essentiellement sur
les
22. Cette hybridation des deux genres a été en outre favorisée par le double sens du mot salut (cf.
ci-dessus) ; si bien que mainte complainte a été considérée comme un salut parce qu’elle contenait
une salutation à la dame, alors qu’elle n’avait rien, ou presque rien, d’une épître rimée.
23. Pour l’influence d’Arnaud sur les autres auteurs de saluts, cf. BARTSCH, Grundriss, p. 40 ;
ANGLADE, Les troubadours, Paris, 1908, pp. 126-7 et PARDUCCL, pp. 101-2.
31
sept pièces contenues dans la présente édition ; nous ferons néanmoins de
fréquentes allusions à cinq saluts connus d’autres troubadours (24) et aux
imitateurs français. Examinant ainsi ressemblances et divergences, nous serons
en mesure de dégager à la fois d’autres caractères distinctifs du genre et
l’éventuelle originalité de l’amant d’Adélaïde.
Tout d’abord la composition.
Les saluts d’Arnaud de Mareuil comprennent généralement trois parties : une
introduction, l’épître amoureuse proprement dite et une conclusion.
L’introduction sert à annoncer l’épître. Elle commence la plupart du temps
par une salutation à la dame, ce qui, on le sait, est une caractéristique du genre
(cf. ci-dessus). Cette salutation est presque toujours impersonnelle : le
troubadour n’emploie jamais, en effet, la première personne, son humilité lui
interdisant de parler en son propre nom :
Est vostre amicx bon [e] coral,
Assatz podetz entendre cal,
Mand’ e tramet salutz a vos. (I, 3-5)
Dona...
L’oms e l’amicx vers e corals...
Sel qe per vos languis e mor...
Vos envia .M. salutz lay. (II, 1-11)
24. Raimbaud d’Orange, Uc de Saint-Cyr, Amanieu des Escas, Raimbaud de Vaqueiras (douteux),
Raymon de Miraval. On peut y ajouter en outre le comjat de Folquet de Romans qui, malgré une
introduction un peu différente de celle des saluts habituels, présente la plupart des caractéristiques
du salut d’amour. Zenker le considère d’ailleurs, dans son édition critique, comme une épître
(Epistel) (cf. pp. 72-79). Pour les références des autres saluts, cf. PARDUCCI, pp. 71-74.
32
Cel cui vos esz al cor plus pres,
Dona, m preget qe·us saludes. (IV, 1-2)
L’introduction de la pièce V est plus originale. Elle commence par une
salutation générale en l’honneur de toutes les dames de haut mérite (25). Vient
ensuite une salutation de la dame en particulier qui est sobre totas res. Là encore,
nous avons affaire à une salutation indirecte (26). Non seulement le poète, par
humilité, ne parle
25. Cette introduction constituerait plutôt ce que Parducci appelle un prologue, c’est-à-dire une
partie du poème, de caractère général et didactique, qui précède, ou remplace même, l’introduction.
Il y a donc d’abord, dans le salut V, le prologue (v. 1-13), puis l’introduction proprement dite (v. 1427) ; alors que le salut III qui, nous le répétons, présente de nombreuses caractéristiques de
l’ensenhamen, ne contient pas d’introduction mais uniquement un prologue (v. 1-44), véritable horsd’œuvre et pur code de courtoisie. Parducci pense que ce prologue, obligatoire d’abord dans toute
composition didactique, française ou occitane, a fini par être abandonné, comme inutile, dans la
plupart des saluts d’amour. De toute façon, oru voit qu’il est foncièrement différent de ce que nous
considérons comme l’introduction du salut, et dont Parducci n’a pas abordé l’étude.
26. Même salutation indirecte chez Raymon de Miraval :
Domna, la genser c’om demanda
Sel qu’es tot en vostra comanda
Vos saluda... (cf. ANDRAUD, R. de Mir., p. 176.)
Chez Uc de Saint-Cyr :
Bella Dona, gaia e valens...
Lo vostre fis amics enters
Que·us es fizels e vertaders
Vos saluda... (cf. RAYN., ch. V, 286)
et Raimbaut d’Orange :
Donna, cels qe·us es bos amics,
A cui vos es mals et enics,
Vos clama merce d’una re
C’aujaz cho qe·us voill dir per be ... (BERTONI, p. 401)
33
pas en son nom personnel, mais il fait intervenir Dieu lui-même pour saluer sa
dame (27).
Mas vos, qe m’etz al cor plus pres
Salv (Dieu) e gart sobre totas res
E·us don cor qe·us prenda merces, (V, 14-16)
Cette salutation à la dame, qui a donné son nom au
Amanieu des Escas, cependant, parle exceptionnellement à la première personne et va jusqu’à se
nommer :
A vos que ieu am desamatz...
De part N’Amanieu des Escas
Salutz et amors... (RAYN., Lex Rom., I, 499)
Cette façon impersonnelle de s’annoncer se retrouve aussi parfois chez les poètes français :
Celui qu’Amors conduit et maine
En grant destrece et en grant paine
De joie hors et de baudor,
Manant en tristece et en plor
Mande salut’ a la plus bele... (MEYER, pp. 31-32)
Mais il semble bien qu’elle soit due à des influences méridionales, les trouvères parlant en général
beaucoup plus aisément d’eux-mêmes, dès l’introduction, que les poètes occitans :
Salus vous manc, amie chiere (MEYER, p. 17, v. 9)
Douce dame, preus et senée...
Je vous salu et me present
A fere vostre volenté... (MEYER, p. 22, v. 3-5)
Douce dame, salut vous mande
Je qui sui comme la limande (MEYER, p. 39, v. 1-2)
27. Au sujet de cette interprétation, v. nos réserves à la suite du texte. Cf. le salut français :
Dieus qui le mont soustient et garde
Soustiegne m’amie en sa garde,
En bonté et plenté d’avoir (MEYER, p. 16, v. 1-3)
C’est en général plutôt dans la salutation finale que le troubadour prononce le nom de Dieu :
Dieus sal vos, en cuy es assis
Mos joys, mos deports e mos ris (II, 111-112)
34
genre, ne figure pas dans les pièçes III, VI et VII (28). Elle ne constitue
d’ailleurs qu’un élément purement formel : l’essentiel est, pour le troubadour,
d’attirer l’attention de sa dame en chantant ses louanges dès les premiers vers
et de lui expliquer pourquoi il a recours à une épître pour lui faire part de ses
sentiments.
L’excellence de la dame et, par voie de conséquence, celle de l’amour qu’elle
inspire, sont en effet posées dès les premières lignes ; l’amant, d’autre part, est
un modèle de fin’ amor et il le déclare sans tarder :
Dona, genser qe no sai dir,
Per qe soven planh e sospir,
Est vostre amicx bon [e] coral... (I, 1-3)
Dona, sel qe no pot aver
Joy s’a vos no ven a plazer,
L’oms e l’amicx vers e corals...
Sel qe per vos languis e mor
E qe·us ama de tan bon cor,
Del melhor que anc non amet... (II, 1-9)
Dans cette pièce, comme dans beaucoup d’autres, la déclaration amoureuse
suit immédiatement la salutation
28. On sait qu’elle ne figure pas non plus dans le plus ancien des saluts qui nous soient parvenus,
celui de Raimbaud d’Orange (cf. MEYER, p. 1).
Introduction un peu différente aussi dans le comjat de Folquet de Romans. Le poème commence
comme une chanson d’adieu, mais la « departia » n’est qu’un prétexte à une salutation initiale,
personnelle cette fois, qui servira de préambule à l’épître courtoise :
Donna, eu pren comjat de vos
Ez anc non fui plus angoissos
Com soi de vostra departia ;
E comant vos a Deu, m’amia,
Per cui mos cors languis e font... (v. 1-5)
35
initiale, avant même que l’épître proprement dite ne soit commencée. Elle
s’accompagne de la description traditionelle des peines endurées au nom
d’Amour :
Qe tant’ es la dolor q(e)’ el sen
E la pena greus per sofrir
Mens preza vieure qe morir ;
Car vieure es trop pietz de mort
Pus c’om non a joy ni deport. (v. 16-20)
Dans le salut IV (cf. ci-après), la descriptio puellae est plus ou moins mêlée à la
salutation initiale :
Cel qe autra no pod amar...
Vos saluda, e vostra lauszor ,
Vostra beltatz, vostra valor,
Vostre solasz, vostre parlar...
Suit la liste coutumière des qualités physiques et morales de la dame (cf. ciaprès).
De même, dans la pièce V, où il n’y a pas de salutation initiale, le poète chante
d’emblée la louange de sa dame qu’il place au-dessus de toutes les dames de
haut mérite dont il vient de vanter les traditionnels avantages : joys, deport e
jovens, ensenhamens, e cortezia, jentz aculhirs, bella paria, cortes respos e bel solatz, bels
riz, etc.
De même encore dans la pièce VI (pas de salutation), l’amant loue sa dame
dès les premiers vers :
Dompna, c’aves la segnoria
De joven ne de cortesia
E de totas finas valors,
Onrada sobre las meillors...
Dans la pièce VII, qui ne contient pas non plus de
36
salutation initiale, la louange de la dame et la qualité de l’amour que lui voue le
troubadour apparaissent également dès l’introduction :
Bona dompna, pros ez onrada,
Humils, ferma ez ensegnada,
Valens e gaia e corteça,
Amezurada e ben apreça... (v. 1-4)
Lo vostre venais ancessis
Que cre conqestar paradis,
Per far toz vostres mandamens,
Et amics vos obediens... (v. 9-12) (29)
Il semble donc bien que la salutation initiale à la dame ne soit qu’un élément
formel, courant certes mais non indispensable, de l’épître amoureuse. Elle a
pu donner son nom au genre : elle n’en représente pas moins une
caractéristique mineure. L’essentiel étant, nous le répétons, d’attirer d’emblée
l’attention de la dame, d’une part en chantant sa louange, en lui peignant
d’autre part, d’ores et déjà, la précellence de l’amour qu’on lui consacre. Les
éléments principaux de l’épître sont donc déjà préfigurés dans l’introduction.
Un deuxième élément de l’introduction est fourni par l’essai d’explication que
donne le poète pour motiver l’envoi de son épître. Il invoque généralement
l’humilité :
29. Cf. Uc de St-Cyr :
Bella dona gaia e valentz,
Pros e corteza e conoissentz,
Flors de beltatz e flors d’onors,
Flors de joven e de valors,
Flors de sen e de cortezia,
Flors de pretz e ses vilania,
Flors de totz bes senes totz mals
Sobre totas fina e leials... (RAYN., Ch., V, 226)
37
il écrit à sa dame parce qu’il n’ose pas lui avouer, de lui-même ou par
l’intermédiaire d’un messager la teneur de ses sentiments (30) :
Dona, loncx temps a q’ieu cossir
Co·us disses o vos fezes dir,
Mon pessament e mon coratje,
Per mi meteys o per messatje ;
Mas per messatje non aus ges,
Tal paor ai c’ades no·us pes :
Ans o dissera ieu metes,
Mas tant soi d’amor entrepres...
Tot m’oblida cant m’ai pensat. (I, v. 9-18)
Cel qe autra no pod amar
Ni ausa a vos merce clamar ... (IV, v. 5-6)
Dans la pièce VII, l’humilité et la crainte du poète sont telles qu’il n’ose ni
apporter lui-même sa missive ni en charger un messager. Il a recours alors à
un artifice original : il laissera sa lettre dans une cheminée jusqu’à ce que sa
dame l’y vienne chercher :
Lo vostre verais ancessis...
Et amics vos obediens,
Et tant tem enves vos faillir,
Que no·us auça son talent dir... (v. 9-14)
E ges trametre ni mandar
No·us auça l’escrig ni portar (v. 27-28) (31)
30. Cf. MEYER, p. 4 : Les auteurs de saluts « se font timides, et disent que c’est par crainte d’être
mal reçus qu’ils mandent par écrit ce qu’ils voudraient bien dire de bouche ».
31. Même humilité chez les poètes français :
Quar je n’oz mie sovent à vous venir,
Quar trop redout que n’en fussiez blasmée
Por ce m’estuet plus loing de vous venir. (MEYER, p. 46.)
38
Certes, cette humilité, cette crainte du troubadour vis-à-vis de sa dame ne
constituent pas, dans l’introduction des saluts, des traits originaux en soi. Ce
qui est notable, c’est l’utilisation de ces éléments, si fréquents dans l’érotique
courtoise, à des fins de justification en ce qui concerne l’envoi de l’épître
amoureuse.
Quoique variées, les introductions des saluts d’amour n’en présentent donc
pas moins des caractères communs, spécifiques du genre, qui nous paraissent
plus importants que l’éventuelle salutation à la dame qui lui a donné son nom.
Mais comment le troubadour, son introduction une fois terminée, annonce-t-il
qu’il va aborder de front son sujet ? Il semble bien, d’après les formules
mêmes qu’il emploie, qu’il a nettement le sentiment d’en avoir achevé avec
une entrée en matière dont le but essentiel était d’amadouer la dame et de la
rendre réceptive, en quelque sorte, au chant d’amour qui va suivre. Le sens
général de ces transitions est le suivant : Maintenant, Dame, écoutez ce que je
vais vous dire (32) :
Er aujatz, Dona, si vos play,
So qe mos breus vos guida lai. (I, 29-30)
Si, non crezetz qe sia ver,
Aujatz com o podetz saber. (II, 33-34)
No volgra esser messatgiers
Cette discrétion n’est d’ailleurs parfois qu’une simple manifestation de prudence à l’égard des
médisants :
Vostre nom n’os nommer ne dire
Ne le mien ne vous os escrire,
Por ce que ne soit percheüe
Nostre amours quand vois par le rue. (MEYER, p. 117, v. 13-16.)
32. Les mots : auzir, escoutar, entendre sont constamment employés.
39
D’aisso qe eras vos dirai. (V, 26-27)
Vos prec qe zo q’eu vos vueil dir
Deignes escoutar e auzir. (VII, 15-16)
E prec vos qe, cant lo (l’escrig) veires,
Que lo lejas tro al fenir.
Ez escoutas so qe vol dir. (VII, 34-36) (33)
On a donc la nette impression que le poète tient à marquer très explicitement
à sa dame le moment où il va commencer à chanter réellement ses louanges et
à lui décrire par le menu toute la passion qu’il lui voue.
Après l’introduction vient l’épître amoureuse proprement dite que nous
analyserons ci-après. A l’épître enfin succèdent quelques vers de conclusion
comparables aux formules de politesse de nos lettres actuelles. Cette
conclusion contient généralement un prétexte qui permet de mettre
élégamment un terme à la louange courtoise. Elle exprime parfois, on l’a vu, le
désir d’obtenir une réponse et, le plus souvent, un salut final en l’honneur de
la dame, terminé ou non par le mot domna (34). De toute façon, le
33. V. aussi Raimbaud d’Orange :
Vos clama merce d’una re :
C’aujaz cho qe·us voill dir per be
Aici en esta carta escrit
Ez escoutaz com o a dit. (BERTONI, p. 401.)
et Raymon de Miraval :
E sie·us play, Dona, que ses gap
O entendaz del premier cap
Tro en la fi... (ANDRAUD, p. 176)
Ce sens de l’entrée en matière, en revanche, est absolument inexistant dans les saluts français. Il
n’apparaît guère non plus dans les saluts d’Uc de Saint-Cyr et d’Amanieu des Escas.
34. On sait que Raynouard rangeait dans l’espèce domnejaire ou donaire les saluts commençant et se
terminant par le mot domna (cf. Ch., II, 258). Faisant en outre de ce détail extérieur une
caractéristique du genre, il allait jusqu’à une assimilation totale du salut au domnejaire : « On lui
donnait
40
fréquemment (à l’épître) le nom de donaire ou celui de salutz ». Plus tard, il atténua un peu le
caractère trop absolu de sa définition : « Domnejaire était le titre d’une sorte de poésie adressée en
forme d’épître à une dame, commençant et finissant ordinairement par le mot domna ». (Cf. Lex. Rom.,
III, 69). Pour Meyer (p. 8), cette dénomination de domnejaire serait tirée, non pas de la forme, mais
du sujet même de l’épître, qui est le domnei (galanterie). (Pour ces mots, v. aussi PARDUCCI, pp.
76-77.) Ce qui est certain, c’est que l’emploi du mot domna, surtout à la fin du poème, reste un détail
formel d’une importance vraiment minime. Sur les douze saluts auxquels il est fait allusion, dans
cette étude, quatre seulement se terminent par le mot domna (deux, il est vrai, sont incomplets : III
et VI). Il est également vraisemblable que le scribe ait omis volontairement ce mot qu’il devait
considérer comme extérieur à la fois à la structure rythmique et au développement du poème : de
même qu’on ne reproduit pas aujourd’hui la formule de politesse d’une lettre publiée. Il suffit
d’ailleurs de comparer les différentes leçons livrées par les manuscrits : pour le salut I, par exemple,
le mot domna ne se trouve que dans Nc et manque dans GLR ; à la fin du salut III ce même mot est
absent, alors qu’il figure dans l’ensenhamen de notre troubadour dont ce salut reproduit exactement
les quatre derniers vers. Il apparaît donc nettement que l’emploi du mot domna, ne saurait être
considéré comme une caractéristique essentielle du genre. On notera d’autre part que les saluts
français, où l’on trouve assez souvent le mot dame incorporé au vers final, ne l’emploient jamais tout
seul, rejeté à la fin de la pièce.
Il n’en est pas de même dans le vers intitial de l’épître. Neuf saluts occitans sur douze commencent
en effet par le mot domna (précédé parfois d’un adjectif comme bela ou dossa), mot qu’il était cette
fois difficile d’omettre puisqu’il faisait partie intégrante de la structure rythmique du vers. Le mot
dame est parfois remplacé, en français, par une autre expression telle que Douce bele (cf. MEYER, p.
24) ou Douce amie (MEYER, p. 45).
Un autre détail formel digne de remarque, mais qui n’a pas été signalé, est l’emploi de ce même mot
Domna au début de la conclusion du salut. Comme l’introduction, cette conclusion paraît donc
constituer une partie bien déterminée, quoique plus brève, de l’épître amoureuse. Le mot domna, est
ici une sorte de mot-charnière annonçant le début de cette dernière partie : cf. Dona, no·us aus de pus
prejar (I, 203) ; Dona, lo foc q’ieu ai d’amor (II, 107) ; Dompna, no·us posc plus dir (III, 193) ; Per q’eu,
Dompna, vos qer merce (VII, 148) ; Domna, merce vos qer, si·os plaz (R. d’Or. 185) ; Mi Dons m’autrei,
mi Donz mi ren (F. de Romans, 250).
41
poète lance presque toujours un dernier appel à la merci de sa dame pour
qu’elle cesse ses rigueurs et daigne l’aimer.
Les prétextes qui permettent à l’amant courtois de conclure sa lettre sont
variés et restent le plus souvent dans le ton de l’épître : le troubadour s’excuse
de devoir mettre fin à sa requête amoureuse ; et les arguments qu’il avance, les
termes qui les expriment, sont évidemment empruntés à la plus pure tradition
courtoise.
Le poète termine souvent sa lettre pour des raisons de convenance : De pus
no·us prec ni no·s cove (I, v. 195), « Je ne vous adresse pas plus longtemps mes
louanges, il ne sied point que je le fasse ». Il la termine aussi humblement qu’il
l’avait commencée ; il n’ose pas en dire davantage : Domna, no·us aus de pus prejar
(I, v. 203).
Le feu d’amour peut atteindre parfois une telle violence que notre troubadour
ne puisse physiquement continuer : le souffle lui manque :
Dona, lo foc q’ieu ai d’amor...
Me tol c’aras no·us puesc may dir,
Per que·m n’aven si a geqir...
Non puesc may dir : falh me l’ales. (II, 107-114) (35)
Parfois le poète ne semble pas s’embarrasser d’un prétexte original : il signale
simplement qu’il lui est impossible d’en dire davantage :
Dompna, no·us posc plus dir
Qar tot lo mon consir... (III, 193-194) (36).
35. Dans la mesure où l’on peut en juger dans ce texte où, on l’a vu, la conclusion a été tronquée et
complétée par les quatre vers finals de l’ensenhamen de notre troubadour.
36. Ce sont les pleurs qui empêchent Raimbaud d’Orange de continuer sa lettre :
Plor mi tol q’eu non puos plus dire (v. 183)
42
Le désir d’obtenir une réponse, on le sait, n’est exprimé que rarement dans les
saluts. Il est probable que ce qui importait avant tout à l’amant-troubadour,
c’était moins de recevoir une réponse écrite que de voir sa tentative épistolaire
couronnée d’un réel succès. Il n’oublie pas le but essentiel de son épître qui est
d’amener la dame à moins de rigueur. Et les allusions réitérées à la merci de sa
dame et à la violence de son propre amour montrent bien que notre poète,
jusqu’à la fin de sa missive, sait très bien à quoi il veut en venir. Il conserve,
cela va sans dire, une certaine discrétion, et ne demande qu’une promesse,
qu’une espérance :
E pus de me vos fas ligansa
Prometetz me vostr’ esperansa. (I, 201-202).
Mais il laisse nettement pressentir un peu plus loin, au terme de sa lettre, que
la violence de son amour ne saurait se contenter d’une simple espérance :
Pus Amors m’a per vos vencut,
Vensa·us per mi tot eyssamens
Amors, qe totas cauzas vens ! (I, 210-212).
Il parle bien de l’amour en général, force aveugle et irrésistible, mais c’est de
son propre amour, évidemment qu’il s’agit. Les derniers appels à l’indulgence
et à la merci de la dame peuvent n’être d’ailleurs que de simples allusions,
comme dans la pièce II :
Valha·m chauzimens e merces !
L’intention du troubadour d’obtenir l’amour de sa dame en réponse à son
épître est encore clairement exprimée dans les autres saluts ; dans le salut IV :
43
Devez virar plus pres de me
Los oillz d’amor e de merce :
Ma sperancha, mo cor, e me,
Laiss totz en la vostra merce. (v. 159-162).
et dans le salut V où le poète termine, sans salutation ni formule, sur ces
simples mots :
E fin’ amor per sa merce
Meta·us en cor qe ametz me (37).
Mêmes allusions à la merci chez R. d’Orange :
Merce vos clam, ma dolz’ amia
Anz qe la morz aissi m’aucia.
et chez Folquet de Romans :
E valha mi Deus e merces
En s’amor e ma bona fes.
L’allusion au résultat que le troubadour attend de sa lettre est parfois encore
plus nettement exprimée. L’amoureux n’hésite pas à témoigner d’une certaine
impatience et va jusqu’à conseiller à sa dame de cueillir « dès aujourd’hui les
roses de la vie » :
Per q’eu, Dompna, vos qer merce,
Anz qe m’auçian li desir,
Ni li afan nil(i) greu sospir,
E s’aras non avez merce,
37. La conclusion propremnt dite de cette pièce manque vraiment de « formes », et notre amant n’a
pas fait preuve, en l’occurrence, d’une bien grande imagination :
Digas tug amen per amor,
Las donas e li aimador,
Dona. (v. 173-175)
44
Pois serai morç, no valra re,
Dompna. (VII, 148-152).
« Et si vous ne m’accordez dès maintenant votre merci, lorsque je serai mort,
Dame, cela ne servira plus à rien. » Le poète outrepasse légèrement ici les
limites de la courtoisie (38).
Quant à la salutation finale à la dame, elle est encore plus rare que la salutation
initiale. C’est là encore un élément purement formel, et rien de plus, dont le
poète ne semble pas tellement se soucier ; c’est une formule de politesse, plus
ou moins stéréotypée, dont le sens général est : « Dieu vous garde ! » ou « Je
vous recommande à Dieu » (39) :
Mas Dieu vos sal e Dieu vos gar. (I, 204).
Dieus sal vos, en cuy es assis... (II, 111).
Les autres saluts ne contiennent pas de salutation finale (40).
38. Amanieu des Escas est tout aussi explicite quant au but qu’il cherche à atteindre. Il écrit à sa
dame afin qu’elle puisse le faire appeler, où qu’il soit, lorsqu’elle sera revenue à de meilleurs
sentiments :
E per so que mielhs me·n crezatz,
Don vos letras pendens rimadas,
Com qu’ieu fos en totas (en)contradas
Me·n poguessetz far apelar...
39. Il est possible aussi que le mot domna, à la fin du texte, qu’on ne saurait, on l’a vu, invoquer
comme caractéristique de saluts d’un genre spécial, puisse être interprété comme une pure formule
de politesse à l’adresse de la dame, ce qui dispensait d’en employer une autre dans la conclusion du
poème.
40. La salutation finale semble plus fréquente dans les saluts français :
A Dieu ! a Dieu ! ma douce amie. (MEYER, p. 21, v. 177.)
45
Il semble donc, en résumé, que les auteurs occitans des saluts d’amour,
Arnaud de Mareuil en particulier, aient eu un certain sens de la composition
qui fait généralement défaut chez les poètes du Moyen âge. L’introduction
paraît surtout constituer une partie bien déterminée du poème. Ce sens de
l’entrée en matière faisait-il partie du genre ? Nous ne le pensons pas puisqu’il
est parfois absent chez certains troubadours comme Uc de St-Cyr et Amanieu
des Escas, et absolument inexistant dans les saluts français. Nous y verrions
plus volontiers un réel besoin d’ordre dans un poème, proche de la chanson,
où le manque de division strophique imposait a priori un peu plus de rigueur
dans la gradation des idées.
***
Après l’introduction et la conclusion, nous voulons examiner maintenant le
contenu de l’épître amoureuse proprement dite et en fixer les principaux
thèmes. Ces thèmes sont évidemment très proches de ceux de la chanson
mais, étant donné le caractère essentiellement épistolaire du salut, les formes
qu’ils revêtent en sont parfois assez différentes. D’une manière générale, il
semble que l’expression des prières courtoises du troubadour, ses appels à la
merci de sa dame, soient plus directs, plus incarnés en quelque sorte que dans
la chanson. La canso est en effet un chant d’amour en l’honneur de la dame, le
salut est une lettre qu’on lui adresse, plus ou moins directe-
Congié praing, à Dieu vous commant,
Encor vous salu... (MEYER, p. 24, v. 83-84.)
Que Diex vous doinst bone aventure...
Diex vous deffende de torment ! (ibid., p. 25.)
A dieu ! dame, plus ne vueil dire... (ibid., p. 31, v. 158.)
46
ment, dans le but de fléchir sa rigueur. Certes, le salut a souvent tendance à
perdre son caractère initial et à se figer lui aussi en un genre plus ou moins
stéréotypé qui touche de très près la chanson, mais il n’en conserve pas moins
certains traits que l’on s’efforcerait en vain de trouver ailleurs (41).
Il y a d’abord les thèmes immédiatement suggérés au troubadour par
l’éloignement de la dame. Il ne s’agit point ici de l’expression nostalgique de
quelque amor de lonh, inaccessible et douloureux, mais bien d’un réel désir de
vaincre l’espace et de se rapprocher, ne serait-ce que par la pensée, de l’objet
aimé. Le salut est une lettre d’amour dont le but, on l’a vu, est de permettre à
l’amant-poète d’exprimer plus ou moins directement ses sentiments sans
violer les lois de l’umiliat. Le thème du messager entre la dame lointaine et
l’amant courtois revient constamment dans les saluts d’Arnaud de Mareuil (42)
:
Dona, loncx temps a q’ieu cossir
Co·us disses o vos fezes dir
Mon pessamen e mon coratje
Per mi meteys o per messatje ;
Mas per messatje non aus ges... (I, 9-13).
41. La chanson n’est-elle pas aussi, dans une certaine mesure, un message d’amour ? L’envoi qui la
termine, les allusions à un quelconque messager qui doit transmettre à la dame l’amour et les peines
de son chevalier servant, la louange de la dame enfin, tout cela rapproche évidemment chansons et
saluts. Mais il n’en reste pas moins vrai que dans le cadre général, à peu près identique dans les deux
cas, de l’expression courtoise, le salut d’amour, beaucoup plus que la chanson, est réellement un
message au sens propre du terme.
42. Pour le thème du messager dans les autres saluts, cf. PARDUCCI, pp. 104-5 (références aux
différents vers).
47
Messatje ·us tramet mot fizel...
No sai messatje tan cortes... (I, 19 et 21)
Uzatjes es e dreitz, so·m par,
Q’en bona cort deu ben parlar
Messatje tot asseguratz
De tot aco qe es mandatz. (V, 19-22).
Ni non [a] ges (l’amics) tant d’ardiment
Que el la carta vos present
Per si ni per negun mesage. (VII, 17-19) (43)
L’éloignement est toujours suggéré d’une manière très discrète : il n’y a jamais,
évidemment, de localisation précise. N’oublions pas que le salut doit être un
message secret : « Entendetz... mas letras, pus autre messatje No·us puesc enviar pus
cubert », dit Amanieu des Escas. Les localisations respectives, si l’on peut dire,
des deux amants, sont simplement exprimées, comme souvent aussi dans les
chansons, par les adverbes çai (lieu où se trouve l’amant) et lai (lieu de séjour
de la dame) :
Er aujatz...
So que mos breus vos guida lai (I, 29-30)
Pero mos cors es romas lay (I, 74)
Mon cor, q’es lai vostr’ ostaliers (I, 81)
43. Cf. Amanieu des Escas :
Entendetz en vostre coratje
Mas letras, pus autre messatje
No·us puesc enviar pus cubert. (RAYN., Lex. Rom., p. 499, v, 147-149.)
et le salut français :
Mes je ne connais nul message
Qui soit tant cortois ne tant sage
Comme il i covendroit aler
Por sagement à li parler. (MEYER, p. 30, v. 111-114.)
48
Me ven de vos sai messatgiers (I, 82)
Vos envia .M. salutz lay
E manda vos que reman say (II, 11-12)
(Correction de Chabaneau, le scribe ayant probablement interverti les deux
termes).
Per vos, Dona, qe·m tenes lay
Mon cor... (II, 96-97)
Car sapchatz, sitot m’estau say
Lai on vos es mon cor estay. (II, 101-102)
La place des deux adverbes, à la fin et au début du vers donne ici à leur
opposition un relief tout particulier.
Qe non posc venir lai
On vostre cors estai (III, 137-138)
On voit que les deux adverbes çai et lai, outre la localisation qu’ils expriment,
ont un sens et une portée affective bien déterminés qu’on chercherait en vain
dans les saluts français. C’est tout le drame de l’éloignement, avec ses
douloureuses résonances, que traduisent ces deux monosyllabes, dont la
structure phonétique voisine va jusqu’à renforcer encore la valeur
oppositionnelle.
Etant donné le double éloignement, spatial et affectif, qui sépare les amants
courtois, quel sera pour le troubadour, outre les épîtres qu’il adresse à sa
dame, le trait d’union, le message de chair qui lui permettra de se sentir
effectivement lié à l’objet aimé ? Il semble que le poète courtois, plus encore que
dans les chansons, ait assigné ici à son propre cœur et à celui de la dame une
vertu en quelque sorte télépathique, particulièrement agissante, susceptible de
vaincre l’espace et d’amener un rapprochement réel, encore qu’imaginaire,
entre l’amant et sa
49
dame. Le thème du cœur-voyageur, du cœur de chair, symbole concret et tangible
de l’amour, revient en effet très souvent dans la plupart des saluts (44) :
Pero mos cors es romas lay... (I, 74)
Anc puois de vos no se parti... (I, ms. L)
Ab vos sojorna nueig e jorn, (I, ms. L)
Ab vos estai, on q’ieu esteya,
La nueg e·l jorn ab vos domneya. (I, 75-76)
Can cug pensar en autra res,
De vos ai messatje cortes,
Mon cor, q’es lai vostr’ ostaliers... (I, 79-81)
Le cœur devient ainsi un véritable messager courtois, hôte constant de la dame, et
qui rappelle sans cesse au troubadour la beauté et la précellence de celle qu’il
aime (45) :
... Dona, qe·m tenes lay
Mon cor, qe no·s pot ges partir
De vos, si·n sabia morir. (II, 96-98)
Car sapchatz sitot m’estau say,
Lai on vos es mon cor estay.
Vers es que los cors son essems
E ja no·s partiran nulh temps ;
A calqe part la vostres vir,
Lo mieu no·s vol de vos partir. (II, 101-106).
Certes, ce symbolisme du cœur-messager, fréquent
44. Outre nos références, v. aussi PARDUCCI, p. 105, en particulier le salut Si trobess tan leials
messatge (pp. 74 et 98-101).
45. On retrouve ici le même souci d’opposer effectivement deux termes que rapproche leur parenté
phonétique : le cor-s (cœur) d’une part et le cors (corps) d’autre part : les corps sont éloignés, mais les
cœurs sont toujours proches. Même opposition en français entre cuer-s et cors.
50
dans la lyrique courtoise, peut être également retrouvé dans la chanson mais,
étant donné le caractère épistolaire du salut, il y acquiert, nous semble-t-il, une
valeur particulièrement concrète. C’est ce même cœur qui permet au poète
courtois, retenu par humilité, de déclarer ses sentiments ; c’est à lui que
l’amant-troubadour, qui n’ose exprimer ouvertement sa flamme, confie cette
délicate mission :
Denan vos me tramet aisi,
Mon cor, qe sap lial e fi... (V, 39-40)
Le cœur est une véritable tierce personne, parfaitement indépendante, et
devant qui l’amant se sent absolument irresponsable. Elle a ses exigences, et la
dame ne peut que s’incliner :
Per so vol e manda qe, [m] do
Aisi a vos per bona fe
Qe res no y aja part en me
Mas vos sola, foras de Dieu. (V, 54-57)
La symbolique du cœur, tierce personne psychique et magique entre les
amants courtois, peut atteindre parfois un caractère de réalité, de matérialité
particulièrement significatif : le cœur devient un véritable fétiche, assimilé à un
objet matériel quelconque, don de l’amante à l’amant, qu’on peut porter au
cou ou jeter au feu, au gré des états d’âme :
Denans m’era daz un predens,
Que·m fo dig que·l vostre cors gens,
Dompna, lo m’avia[s] trames,
Ez azorava·l totas ves,
Si l’avia pendut al col ;
Mas cant vos me·n tengues per fol...
51
Heu lo gitei el foc arçent,
Tant fui angoisos ez iraz. (VII, 55-61) (46)
Mais, nous le répétons, le mythe du cœur est invoqué dans les saluts à des fins
beaucoup plus précises que
46. Même symbolique du cœur dans les saluts français qui, conformement a leurs modèles occitans,
insistent avec force sur l’indépendance absolue du cœur, susceptible, à tout moment, de se détacher
du corps pour séjourner près de la dame :
Don cors lonc mais li cuers est pres (MEYER, p. 19.)
Mon cors ne vaut une maaille,
Quar mon cuer est en vostre taille,
Guerpi m’a et a vous se tient.
Dame, sachiez à escient
Que cuers sanz cors ne vaut nient.
Beau present avez sans touaille.
Mon cœur avez de moi parti...
Le cuer avez, je le vous cuit,
Et j’ai le cors que se desfrit... (MEYER, p. 40)
Or vous voudrai proier et par amors moustrer
Que vous lessiez mon cuer avoec vous reposer,
Le mieu cuer et le vostre vueil ensamble atorner.
Certes dui vrai amant doivent .I. cuer porter
Et leur .II. cuers en .I. ajoindre et bien fermer.
(MEYER, p. 46, v. 14-18).
Même assimilation d’autre part, chez Folquet de Romans, du cœur, message et fétiche, à un don
matériel quelconque d’un amant à l’autre (ici un anneau d’or) :
Qe senz cor vauc e senz cor venh
E ses cor ades me sostenh,
Qe de cor soi mondes e blos,
Bena Dompna, vos n’avez dos ;
Et ai ben talen qe vos mostre :
Qan preses mon anellet d’or,
Mi traisses dinz del cors lo cor,
Q’anc pueis en mon poder non fo,
Anz remas en vostra preiso... (v. 50-59)
Pour le mythe des cœurs échangés et, d’une manière générale, pour tout ce qui concerne le rôle
magique du cœur dans l’érotique courtoise, cf. RENÉ NELLI, De l’amor provençal, éd. I. E. O., 1951
et L’amant et les mythes du cœur, Hachette, Paris, 1952 (pp. 87-103).
52
dans la chanson. Il permet au poète, tout en respectant les sacro-saintes lois de
l’humilité et de l’érotique courtoise, de dévoiler plus ou moins le but bien
déterminé qu’il se propose (47). L’amor de lonh ne semble être pour lui qu’un
palliatif (48). Il aime sa dame en pensée, parce qu’il ne peut faire autrement ; il
la verrait volontiers de ses yeux et déplore que l’occasion lui manque :
No·s poc de vos partir
Mos cors, don vos remir
En pensan, car estiers
No puesc, ke voentiers
Vos vira de mos oils.
Jes no m’o tolg orgoils,
Mas failh me·n ochaiços. (III, 129-135)
47. Cf. JOHNSTON, Les poésies, p. XXV : « Mais ce qui est plus particulier à Arnaut, c’est cette
image de sa dame renfermée dans le cœur de l’amant par Amour (ce qui joue un rôle si important
dans la vie sentimentale de notre poète) : « Qu’el cor m’a fag miral ab qe·us remir » (IV, 45). Quand il ne
peut pas voir sa dame, il regarde cette image :
tenc vos el cor ades e cossir sai
vostre gen cors cortes qui·m fai languir (VIII, 28)
48. On voit ici encore que l’érotique courtoise paraît faire une discrimination assez nette entre
l’amour lointain, hérissé d’obstacles et de difficultés, et l’amour de près, ramené à des proportions
beaucoup plus humaines. Cette distinction, que la plupart des troubadours ont aisément transférée
sur le plan de leur vie privée, ressort clairement de ces deux vers d’Arnaud de Mareuil :
Que non cre ni m’albir ni·m pes
C’anc tan non amey luenh ni prop. (II, 66-67)
Il semble donc que le salut d’aulour, bien plus que la chanson, ne craigne pas d’enfreindre
éventuellement les lois du service amoureux pour témoigner d’une inclination plus ou moins
marquée envers des amours plus terrestres.
53
Le trouvère, de son côté, démontre tout aussi clairement que le cœur n ‘est
pour lui qu’un avant-coureur, et qu’un amour purement platonique ne lui
saurait suffire :
Dame, sachiez a escient
Que cuers sanz cors ne vaut nient.
Biau present avez sans touaille. (MEYER, p. 19)
L’expression ne peut guère être plus explicite ni plus imagée (49).
Mais la plus grande partie de l’épître est évidemment consacrée, à côté de la
prière courtoise, à la louange de la dame. « On y met tous les lieux communs
de l’amour et surtout on n’y omet point la description plus ou moins étendue
des perfections physiques et morales de la personne à qui on s’adresse » (cf.
MEYER, p. 1). C’est cette classique descriptio puellae, qui ne sort que rarement
des conventionalismes de l’époque, que nous voulons maintenant examiner en
nous référant plus particulièrement à Arnaud de Mareuil (50). Certes, les
chansons de notre troubadour contiennent de fréquentes allusions aux
charmes de sa dame (cf. entre autres choses la troisième strophe de Belh m’s
quan lo vens m’alena), mais c’est surtout dans ses saluts qu’il consacre de longues
pages à décrire sa beauté. (Cf. JOHNSTON, Les Poésies, p. XXV) (51).
49. Pour le désir de « voir » la dame, si souvent exprimé dans les saluts, cf. I, notes, II, 127-135.
50. Pour les autres saluts, voir les références numériques aux vers, dans PARDUCCI, p. 103.
51. Du point de vue physique, la dame doit jouir des qualités traditionnelles qu’il était courant, au
Moyen âge, de lui accorder. Elle doit avoir un gen cors (I, 38), cuende e gay (I, 84 ; V, 149), des fraîches
couleurs : fresca colors (I, 38), fassa fresca de colors (I, 89), un rire gracieux : bels ris (I, 39),
54
On a vu plus haut que la louange courtoise, le Frauenlob des Minnesänger, bien
que constituant un des éléments essentiels de l’épître proprement dite, peut
commencer d’emblée, dès les premiers vers du poème, et être plus ou moins
incorporée à la salutation initiale. Nous en avons également montré les
raisons. Il n’en reste pas moins vrai que c’est plus particulièrement dans le
corps de l’épître que le poète se perd en éloges à l’égard de sa dame.
amoros ris (III, 60), dolsz ris (IV, 19), une petite bouche et des dents blanches : petita boca, blancas dens
(I, 91) ; des yeux vairs et rizens (I, 87) avec un esgart amoros (I, 39), un nez dreitz e be sezens (I, 88), des
cheveux blonds, cela va sans dire : belas sauras cris (I, 85), un front pus blanc qe lis (I, 86), des mains
belas et blancas (I, 95) avec des doigts grailes e plas (I, 96), etc. Nous n’insisterons pas sur ces avantages
traditionnels de la dame qu’on retrouve peu ou prou dans tous les poèmes courtois.
Du point de vue moral, la dame doit également faire preuve de toutes les qualités requises, qualités
sur lesquelles le poète insiste plus encore dans ses saluts que dans ses chansons. Le concept qui
revient le plus souvent est évidemment celui de cortezia. Lorsqu’il dit de sa dame qu’elle est cortesa (I,
31, 35 ; II, 42 ; III, 85 ; IV, 54 ; V, 136, 143 ; VI, 2 ; VII, 101), ou quelquefois pros (II, 42 ; III, 109 ;
VII, 1), le troubadour exprime implicitement toutes les qualités qu’il vante clans l’objet aimé. Pour
être digne d’amour, la dame, outre sa « courtoisie », doit posséder aussi de sérieuses vertus
intellectuelles. Elle doit être conoissens (I, 31 ; III, 109 ; V, 146 ; VII, 6, 105), apreza (I, 33 ; III, 86 ;
VII, 4) et ensenhada (III, 86 ; VII, 2) ; elle doit faire preuve de saber (IV, 18 ; V, 146) et d’ensenhamen
(I, 37, 194 ; IV, 17 ; V, 141 ; VII, 103). La dame doit témoigner de plus, comme toujours, des
indispensables et complexes vertus qui font sa valor (I, 37 ; V, 140) et son pretz (IV, 17), vertus sans
lesquelles le troubadour la jugerait indigne de ses prières. D’une manière générale, on voit que ce
sont surtout les qualités morales et intellectuelles que le poète cherche à mettre en lumière dans le
tableau laudatif qu’il fait de sa dame : il faut croire qu’elle devait y être particulièrement sensible.
55
Il est bien évident que toutes les perfections physiques et morales de cette
dernière, nous l’avons dit, n’ont rien d’original ou de spécifique, et font partie
de l’éternel cortège de vertus qui doit obligatoirement suivre l’objet aimé. On
les retrouve dans les autres saluts occitans (Amanieu des Escas, Uc de St-Cyr)
ainsi que dans les saluts français et la plupart des chansons. Mais il est
indéniable que la descriptio puellae jouit dans les saluts d’une plus grande
importance que dans les chansons. Elle y est surtout beaucoup plus
systématique.
Mêlée assez souvent dans l’épître proprement dite, aux plaintes et prières
courtoises, elle peut néanmoins faire l’objet exclusif de parties entières du
poème. Ces passages alternent alors à peu près régulièrement avec ceux que le
poète consacre à la description minutieuse de sa passion. Cette passion n’étant
d’ailleurs, dans l’optique de l’amour courtois, qu’une conséquence logique de
la précellence, dans tous les domaines, de la dame.
Cette alternance concertée entre le Fraeuenlob et la prière courtoise est
particulièrement visible dans le salut I d’Arnaud qui est vraiment, de tous les
points de vue, un modèle du genre. Cela ressort nettement de la composition
de la pièce dont nous donnons ci-dessous les grandes lignes :
- Introduction (cf. ci-dessus ) : v. 1-30.
- Louange de la dame : v. 31-42.
- Prière courtoise : v. 43-78.
- Louange de la dame (52) : v. 84-102.
- Prière courtoise : v. 103-179.
- Louange de la dame : v. 180-191.
52. Après une courte transition (v. 79-84) : le cœur-messager rappelle au poète toutes les qualités de
sa dame.
56
- Prière courtoise et conclusion : v. 192-209 (53).
Examinons maintenant le cadre formel et l’expression dans la descriptio puellae.
Certes, cette description est avant tout la reprise, à bon escient, d’une
terminologie consacrée, plus ou moins figée dans ses concepts : nous l’avons
vu plus haut en analysant quelques-uns de ses aspects. Mais on y trouve
néanmoins des éléments parfois assez originaux par lesquels le troubadour
semble avoir cherché vraiment à poétiser, et surtout à individualiser le portrait
de l’objet aimé. Si l’effort pour concrétiser la louange ne sort guère, en général,
de l’affectation et de la préciosité coutumières à cette époque, on y peut
trouver cependant des images d’un gongorisme de bon aloi qui, pour
stéréotypées qu’elles soient, n’en reposent pas moins le lecteur des sèches
énumérations d’épithètes en l’honneur de la domna. C’est encore chez Arnaud
de Mareuil et, encore une fois, dans le salut I, qu’apparaît cette tendance à
donner plus de relief poétique au portrait de la femme aimée.
Nous laissons évidemment de côté les clichés qui abondent, dans ce salut
comme ailleurs, tels que : e·l vostre fron pus blanc qe lis (v. 86) ; la fassa... vermela
pus qe flor (v. 90) ; les dents pus blancas q’esmeratz argens (v. 92) ; la poitrine blanca co
neus ni flors d’espina (v. 94) etc : ces comparaisons font plus ou moins partie de
la terminologie érotique traditionnelle à laquelle nous faisons allusion plus
haut. Ce qui nous semble plus digne d’intérêt, c’est le petit passage (v. 180191) où le trouba-
53. Amanieu des Escas consacre lui aussi toute une partie de son poème à la description de la domna
(v. 72-108), soit 36 vers. Il reprend ensuite brièvement cette description avant la fin de son salut (v.
78-103) en des termes qui rappellent beaucoup ceux de notre troubadour (cf. I, notes II, 84-102).
57
dour, à côté de traces évidentes de concettisme telles que : mas de do, capdel de
joven, cambra de joy, loc de domney etc, accumule à l’égard de sa dame des images
gracieuses et vraiment poétiques :
Pus bela que bel jorn de may,
Solelh de mars, ombra d’estieu,
Roza de may, plueja d’abrieu...
C’est un des rares saluts où le poète consacre ainsi, dans le cadre de la descriptio
puellae, huit vers exclusivement métaphoriques à la louange de sa dame (54).
54. Nous voulons parler de métaphores présentant quelque originalité. La louange courtoise d’Uc
de Saint-Cyr, entreprise dès les premiers vers du salut (cf. ci-dessus), ne présente guère, en fait
d’images, que les banalités et les lieux communs habituels :
Bella dona ...
Flors de beltatz e flors d’onors
Flors de joven e de valors,
Flors de sen e de cortezia,
Flors de pretz e ses vilania,
Flors de tots bes senes totz mals. (v. 1-7)
Un effort, en revanche, chez Amanieu des Escas, pour rendre moins abstrait et plus poétique le
portrait de sa dame : telle cette allusion originale à la beauté de ses vêtements, ce qui est peu
fréquent dans la louange troubadouresque :
E no pareys ges mal talhada
Rauba, can vos l’avetz vestida,
Que totz los sartres de Lerida
E de Paris e de Colonha,
Si totz y metio lor ponha
Re no y pori’ esmendar. (v. 85-90)
Signalons aussi cette comparaison du teint de la dame à la fleur de l’églantier qui, pour rebattue
qu’elle soit, cesse néanmoins d’être un cliché pour atteindre, par les détails concrets et pittoresques
qu’elle contient, le niveau d’une véritable image poétique :
Vostra color, ans es pus fina
58
En résumé, l’originalité dans la description de la domna est plutôt rare. Les
saluts ne se distinguent guère, de ce point de vue, des chansons. La descriptio
puellae, d’autre part, est le plus souvent intimément mêlée, comme dans les
chansons, à la requête amoureuse. Il n’en reste pas moins vrai que le cadre
formel, plus élastique, du salut, a pu permettre au troubadour de s’étendre
parfois avec une particulière dilection sur toutes les perfections physiques et
morales dont on se plaisait alors à gr atifier la dame (54 bis).
Un autre thème important dans la poésie d’Arnaud de Mareuil est celui du rêve.
Le troubadour, après nous avoir dépeint par le menu toutes ses tribulations
nocturnes, nous confesse qu’il rêve de sa dame et « jouit en imagination des
faveurs qui en réalité lui sont refusées » (Johnston).
L’importance du rêve dans la lyrique d’Arnaud a déjà été mise en lumière par
MM. Martin de Riquer (cf. La Lírica, p. 458) et Johnston (Les Poésies, pp.
XXIII sq.) (55).
Mil tans que de flor aiglentina
Cant es un pauc entremesclada,
Blancha, vermelh’ e colorada. (v. 96-99)
Le poète semble vraiment s’être efforcé de rajeunir ici une métaphore plus qu’usée. Pour d’autres
exemples de metaphores dans les saluts, cf. PARDUCCI, p. 109.
54 bis. Même importance, parfois, dans les saluts français, de la description de la dame :
Bele bouche porte e biau nez,
Iex vairs comme .I. faucon muez,
Biau chief, cors poli, plain visage ;
Jointe est et gresle par costez,
En li sont trestoutes biautez ;
Miex est fete que nule ymage.
Biau chief soret, plenté cheveus,
Biau front, biaus sorciz et biaux iex
Porte la douce debonaire.
55. Pour le thème du rêve dans les autres saluts, cf. PARDUCCI, p. 103 (références aux vers).
59
M. Johnston, en particulier, fait remarquer que ce thème apparaît avec
insistance dans l’œuvre de notre troubadour. On le retrouve en effet dans les
chansons IX, 29, 35 (55 bis) ; X, 18 et XI, 53. Mais c’est encore dans le salut I
que ce thème se trouve développé tout spécialement sous ses deux aspects
complémentaires : d’une part, la description des angoisses nocturnes de
l’amant, que sa passion empêche de dormir et, d’autre part, le rêve
compensateur qui lui apporte la paix de l’âme et du corps.
Dans la peinture de ses tourments, Arnaud ne nous fait grâce d’aucun détail. Il
se tourne, se retourne, s’agite, pense et repense, soupire, se lève sur son séant,
se recouche sur le bras droit, puis sur le bras gauche, se découvre pour se
recouvrir ensuite et, en fin de compte, ne voit d’autre remède à son mal que
de joindre les mains et de prier d’amour sa dame :
Adonc me torn e·m volv e·m vir,
Pens e repens, e pueys sospir ;
Nez bien assis, nus ne vit tielx.
L’odeur de sa bouche vaut miex
C’odeur de rose qui bien flaire
Dens blans sansz nule tache noire.
Dens blanc sanz nule tache noire.
Diex la fit por au monde plaire ;
Trop sont ses levres savoreus ;
Plus est bel son cors, son viaire
Que n’est nul autre saintuaire. (MEYER, p. 41.)
(Cf. note 55 de la page précédente).
55 bis.
Soven m’aven, la nuoch can soi colgatz,
que soi ab vos per semblan en dormen ;
adonc estau en tan ric jausimen,
ja non volri’ esser mais residaz,
sol que·m dures aquel plazens pensatz ;
e can m’esveill, cuich murir desiran
per qu’eu volgra aissi dormir un an.
60
E pueys me levi en sezens,
Apres retorni me·n jazens
E colgui me sobre ·l bras destre,
E pueys me vire el senestre,
Descobre me soptozamen,
Pueys me recobre belamen.
E can me soi pro trebalhatz,
Ieu get defor aboos mos bratz...
Mas juntas, deves lo pays,
On ieu sai, Dona, qe vos es ;
Fas la razo c’auzir podes. (v. 113-126)
Puis vient la fin de ses angoisses : le poète ferme les yeux, soupire et s’endort.
Et c’est alors le rêve, la détente physique et mentale, la nuit bienfaisante et
consolatrice. La prière que le troubadour adresse, mains jointes, à sa dame,
agit comme un lénitif ; l’amant malheureux atteint alors l’objet de ses désirs et
ne souhaite plus qu’une chose : que son rêve dure le plus longtemps possible :
Adonc se·n vai mos esperitz
Tot dreitamen, Dona, vas vos...
A son talan ab vos doneya,
Embrass’ e baiza e maneya.
Per qe dures aisi mos sens,
No volgr’ esser senher de Rems.
Mai volria jauzens dormir
Qe velhan deziran languir. (v. 142-152)
Il y a donc en réalité deux thèmes distincts, bien qu’en parfaite corrélation,
dans la peinture des tribulations nocturnes du troubadour : l’angoisse et
l’insomnie d’une part, le sommeil et le rêve de l’autre, qui calment et
consolent, permettant à l’amant de jouir en pensée de sa dame. Ces deux
thèmes apparaissent nettement,
61
comme les deux faces d’un dyptique, dans le premier salut d’Arnaud avec,
encore une fois, une remarquable rigueur dans la composition.
Il n’en est pas de même, semble-t-il, ailleurs. On retrouve en effet, soit le seul
thème du songe érotique, comme chez Folquet de Romans :
Que la nueit, quan soi endurmiz,
s’en vai o vos mos esperiz,
domna, ar ai eu tan de ben,
que quan resvelh e m’en soven,
per pauc no·m volh los olhz crebar,
quar s’entremetton del velhar ;
e vauc vos per lo leich cerchan,
e quan no·us trob. reman ploran ;
qu’eu volria totz temps dormir,
qu’en sonjan vos pogues tenir. (v. 21-30)
ou dans les autres poésies d’Arnaud de Mareuil précédemment citées, soit la
seule peinture des angoisses nocturnes de l’amant, comme dans le salut
d’Amanieu des Escas :
E la nueg, cant ieu cug dormir
E·m soy colguatz per repauzar,
Non puesc, ans m’ave a levar
Per forsa d’amor en sezens,
Parlan ab mi meteis, c’us vens
Mi ve que·m fa parlar de vos. (RAYN., Lex. Rom., p. 499, v. 36-41)
D’où provient ce thème du rêve, particulièrement fréquent chez Arnaud de
Mareuil ? Il pourrait être, d’après M. Martin de Riquer, d’inspiration
ovidienne, notre troubadour ayant manifestement subi l’influence d’Ovide (cf.
62
La lírica, p. 459 et SCHELUDKO, Ovid und die Troubadours). Mais, étant donné
la fréquence des récits de songes chez les troubadours et les trouvères (56), on
peut penser à une explication interne. M. Johnston nous en propose une : «
On pourrait s’étonner un peu, dit-il, de trouver le même thème, presque les
mêmes paroles, chez plusieurs troubadours. Evidemment c’est un moyen
d’exprimer des idées audacieuses sans courir le risque de se les voir trop
reprocher ; c’est un excellent moyen de suggérer indirectement une idée qui
vous ferait peut-être chasser si elle était exprimée crûment en tête-à-tête ; mais
une fois devenu conventionnel, ce thème aurait perdu son pouvoir. Nous
croyons que ces songes ont un rapport avec le songe prophétique. Si le
troubadour savait persuader sa dame qu’il avait rêvé d’elle, et si la dame
croyait que les songes révèlent l’avenir, sa réputation était sérieusement
entamée ; après tout, pourquoi résister à l’inévita-
56. Dans un salut français (cf. MEYER, p. 18), le poète utilise aussi le thème du rêve, mais d’une
manière tout à fait différente. Il voit en songe le dieu d’amour lui apporter des nouvelles de son
amie :
La nuit, quant me doi endormir,
En vision si vic venir
.I. home sor. .I. blanc keval
Trestot couvert jusqu’à aval
De floretes et de mugeit,
Ens en son cief un chapelet
C’avoit fait d’un vert aiglentier.
Vers moi se prist à aprochier,
Si me salua haitement
Et jou li aussi faitement.
Dist à moi : « Je t’aporc nouveles
De t’amie bonnes et beles...
Puis ne dit mot ne ne sonna,
Mais errant d’illuec s’entourna.
Bien resambloit le Diu d’amours
Par ses armes, par ses atours. (v. 55-72).
63
ble ? Voilà peut-être l’explication de la popularité de ces récits de songes » (p.
XXV).
Nous ne nierons certes pas l’intérêt de la précédente explication. Encore qu’il
nous paraisse plus plausible de voir dans le songe un procédé magique de «
visualisation » de la dame. Mais il nous semble plus simple, sans aller jusqu’à
une interprétation psychanalytique qu’on pourrait aisément nous reprocher, de
cherchèr ailleurs les véritables raisons. Les angoisses et les délices nocturnes
de l’amant malheureux que les troubadours ont décrites avec une particulière
bienveillance, ne seraient à notre avis que les manifestations oniriques de
tendances vieilles comme le monde et que l’érotique universelle, d’Ovide aux
surréalistes, a toujours retenues comme essentielles. Il s’agit là, bien entendu,
d’une explication de base : elle n’enlève rien au caractère conventionnel de
plus en plus marqué qu’ont fatalement pris par la suite ces récits de songes
érotiques.
Un autre thème intéressant des saluts d’Arnaud de Mareuil est fourni par les
allusions assez fréquentes que notre poète fait aux amants célèbres (57). Dans
deux saluts en effet (I et III), il se plaît à évoquer d’illustres amours et à
conclure en affirmant que la joie d’amour de tel ou tel personnage,
mythologique, historique ou légendaire, pour intense qu’elle fût, était sans
commune mesure avec la sienne (58). La liste des amoureux célèbres dont il
invo-
57. Pour le thème des amants célèbres dans les autres saluts, cf. PARDUCCI, p. 104 (références aux
vers).
58. Faut-il voir dans ces allusions une conséquence de la « culture » d’Arnaud de Mareuil ? On sait
que M. Friedmann a pu montrer, d’après ces allusions, que notre troubadour avait des
connaissances littéraires assez étendues (cf. Einleitung, pp. 6-9). Voir en particulier, dans le salut VII
(v. 44-45,
64
que le témoignage est d’ailleurs établie sans aucune discrimination, et les
amants de l’Antiquité y côtoient aisément les personnages du Moyen âge
courtois (59). On verra même, dans les notes qui suivent les textes, qu’il n’est
pas toujours aisé d’identifier ces personnages, le poète se souciant fort peu de
véracité historique : l’essentiel étant pour lui de valoriser ses sentiments en
adjoignant sa propre personne à la galerie bien connue d’amants plus ou
moins légendaires dont nul ne saurait contester qu’ils
51, 111-112, 141-142), les références à Roland, Samson, au Psalmiste, à l’Ancien Testament, à
Salomon ; et surtout, dans l’Ensenhamen (v. 5-8), à Salomon, Platon, Virgile, Homère et Porphyre.
72. Il est bien évident que ces amours célèbres de l’Antiquité étaient toutes plus ou moins
colportées par les romans courtois de l’époque. Voir en particulier les notes du salut III. Il semble en
revanche que la lecture des romans n’ait eu qu’une influence minime sur les chansons d’Arnaud (cf.
JOHNSTON, p. XII).
Ce sont d’ailleurs ces mêmes personnages, ou peu s’en faut, qui constituent partout le canon du
parfait amour et apparaissent fréquemment, surtout dans les poèmes d’allure narrative ou
didactique. Cf. (entre autres exemples) : P. Cardenal, Ed. Lavaud, p. 470, v. 83-90 :
E li fin aimador :
Piramus e Tibes,
Felis e Plaries,
E dels autres ben des.
E a·y mes en apres
Blancaflor e Floris ;
E Tristan, c’anc non ris,
Amet Yseutz la blonda.
et Novas del papagai, BARTSCH, pp. 259-266, v. 72-76 :
No vos membre de Blancaflor
c’amet Floris ses tot enjan,
ni d’Izeut que amet Tristan,
ni de Tisbe cant al pertus
anet parlar ab Piramus...
65
n’eussent de tout temps symbolisé la passion dans toute sa pureté (73).
Voici donc pêle-mêle dans le premier salut : Rodoceste, Biblis, Blanchefleur,
Sémiramis, Thisbé, Léda, Hélène, Antigone, Ismène et enfin la belle Izeut aux
cheveux blonds :
E Rodocesta ni Biblis,
Blancaflor ni Semiramis,
Tibes ni Leida ni Elena
Ni Antigona ni Esmena
Ni·l bel’ Yzeus ab lo pel bloy
Non agro la mitat de joy...
Com yeu ab vos, so m’es avis. (v. 153-160)
Mais c’est surtout dans le salut III que la liste atteint les proportions d’un
véritable catalogue. Il n’y a pas moins de vingt-quatre noms, soit douze
couples (74) :
73. Ces allusions, de même que toute autre allusion littéraire, sont absentes des autres saluts
d’Arnaud (II, IV, V, VI), aussi bien que des saluts d’Uc de Saint-Cyr et d’Amanieu des Escas. On
n’en retrouve pas non plus la moindre trace dans les saluts français. Il semble donc bien qu’elles ne
caractérisent nullement le genre, mais plutôt l’ensenhamen. On les retrouve aussi, surtout pour ce qui
est du célèbre roman de Floire et de Blanchefleur, chez Folquet de Romans, dont le Comjat rappelle
maintes fois le premier salut d’Arnaud : Que Tristan fo vers Ysout fals Contra mi, e vers Blanchaflor Floris
ac cor galiador (v. 135-137). V. aussi Una chanso sirventes (ZENKER, III, p. 47) : Anc no fo de joi tan rics
Floris, quan jac ab s’amia ; et Cantar vuolh amorosamen (ZENKER, IV, p. 49) : E sapchatz c’anc plus
coralment Non amet Floris Blanciflor.
74. Léandre-Héro, Pâris-Hélène, Pyrame-Thisbé, Floire-Blanchefleur, Lavinie-Enée, CléopâtreAntoine ? ( « celui qui fut roi de Tyr »), Etéocle-Salamandre, Tristan-Yzeut, Bérenguier-Quendis,
Valense-Séguin, Absalon-Florissen, Ithys-Biblis. Au sujet de ces personnages, v. les notes qui
suivent le salut.
Il n’est pas étonnant, d’ailleurs, que les allusions aux romans à la mode soient particulièrement
abondantes dans ce salut
66
Neih Leander Eros,
Ni Paris Elenan,
Ni Pirramus Tisban,
Ni Floris Blancaflor,
Qe·n traich mainta dolor
Ni Lavina Eneas,
No neich Cleopatras
Cel qe fo reis de Tyr
Non ac tan ferm desir,
Ni crei qe tant ames
Lo reis Etiocles
Salamandra tan be,
Ni tan per bona fe,
Ni anc Yseut Tristan,
Qe·n sofri maint afan,
Ni Berenguiers Quendis,
Ni Valensa Seguis,
Ni, pel meu essien,
Absalon Florissen,
Ni anc Itis, ço cre,
No amet Biblis re,
Avers so q’eu am vos... (v. 150-171)
Il nous reste à dire quelques mots sur les rapports possibles, l’éventuelle
communauté d’inspiration entre les
qui, pour maintes raisons, peut être considéré aussi comme un ensenhamen (cf. Introd. et III, notes II),
genre où les allusions « savantes » sont souvent fréquentes. V. en particulier, dans un des derniers
ensenhamenz publiés, celui de Guerau de Cabrera, les allusions au Roman de Troie de Benoît de SainteMore, à Erec et Enéide de Chrétien de Troyes, et au fabliau de Richeut. Cf. M. DE RIQUElR, Los
cantares de gesta franceses, Madrid, 1952, pp. 390 sq. et I. CLUZEL, A propos de l’ensenhamen du troub.
catalan Guerau de Cabrera, in Boletin de la Real Academia de Buenas Letras de Barcelona, XXVI,
1954-56, pp. 87-93.
67
chansons d’Arnaud de Mareuil et ses lettres d’amour. Et tout d’abord, quelle
dame y a-t-il chantée ? L’identification est difficile : il n’y a dans les saluts ni
personnification précise de la femme aimée, ni senhal, ni la moindre allusion
historique. On peut supposer a priori qu’il s’agit bien, là encore, de la Comtesse
de Burlatz, fille du comte Raymond V de Toulouse, et femme du vicomte de
Béziers et Carcassonne, Roger II, dit Taillefer ; dame qui, on le sait, a été
l’inspiratrice de la plupart des chansons d’Arnaud. Mais tout parallèle entre les
deux romans d’amour, celui que M. Johnston a essayé d’écrire d’après les
chansons et celui qu’on pourrait tenter d’après les saluts, reste purement
hypothétique. La chronologie même des saluts, étant donné l’absence de toute
allusion à des événements extérieurs, est très problématique. Parducci (pp. 8182), d’après le contenu des saluts, croit distinguer deux périodes dans la
passion du troubadour ; d’abord, les premières manifestations de ses
sentiments, exprimées dans les saluts III et V ; dans ces deux pièces, le poète
affirme avoir tenu caché longuement son amour ; il ose enfin le déclarer et,
reprenant un lieu commun courtois, demande à sa dame de faire au moins
semblant de l’aimer ; une deuxième période ensuite : l’éloignement de la dame,
avec les saluts IV, II et surtout I : Dona, genser qe no sai dir, véritable déclaration
d’amour, selon Parducci, ouverte et passionnée, cri d’appel désespéré à la
dame lointaine. Et Parducci conclut : « Tutte le lettere parlano dell’orgoglio e
della mancanza di mercede della donna ; ma l’orgoglio e la mancanza di
mercede delle prime due lettere ha diverso movente. Che le cose stieno
precisamente cosi, anche noi non possiamo, certo, affermare con sicurezza : a
ogni modo, le lettere concordano pienamente con le liriche nel raccontare la
stessa vita sentimentale.
68
Onde la nostra ipotesi sulla cronologia non deve sembrar troppo arrischiata. »
Tels sont les principaux thèmes développés par les troubadours, et en
particulier par Arnaud de Mareuil, dans leurs saluts. La plupart, nous l’avons
dit, se retrouvent dans la chanson, mais l’importance qui leur est accordée y
est moindre, surtout en ce qui concerne la descriptio puellae, le rêve et les amants
célèbres. La composition plus libre du salut permettait au poète de leur
consacrer de longs passages et il ne s’en est pas privé. Sa traditionnelle
introduction une fois terminée, il aborde à cœur joie et un peu à l’aventure les
différents thèmes courtois qui semblent se presser en foule dans son esprit. Le
cadre formel, si strict, de la chanson, n’est plus là pour le discipliner. Aussi les
idées se mêlent et s’enchevêtrent souvent au hasard. Mais il est à remarquer
que le sens de la composition n’est cependant pas tout à fait absent et que
c’est chez Arnaud de Mareuil qu’il est le plus apparent. Cela ressort en
particulier de l’étude du plus célèbre de ses saluts : Dona, genser qe no sai dir, où
l’alternance concertée entre la louange de la dame et la prière courtoise, nous l’avons
vu, témoigne d’un réel souci d’agencer avec pertinence les différentes parties
du poème.
Caractère épistolaire et grande liberté formelle, permettant à l’amant-poète de
broder à l’infini, et selon sa fantaisie, sur les Leitmotive traditionnels de l’amour
courtois, tels nous semblent être les traits spécifiques et essentiels du salut
d’amour. A cela il faut ajouter une certaine tendance à la didactique courtoise,
proche de l’ensenhamen, ce qui achève de faire du salut un genre poétique
parfaitement original. Son existence en marge de la chanson était donc très
légitime, et il n’est pas
69
du tout impossible qu’on l’ait fréquemment pratiqué.
Rien ne nous dit en effet, comme le voudrait Paul Meyer (p. 15), que le salut
soit très vite tombé en désuétude à cause du « succès plus général » de la
chanson. Il faudrait pour cela supposer une certaine antériorité du salut par
rapport à la chanson et son remplacement, à une époque donnée, par cette
dernière, ce qui n’est nullement le cas, les deux genres ayant été florissants à la
même époque ; il semble au contraire que la chanson ait précédé le salut (62).
Certes, on comprend aisément que les troubadours aient montré à l’égard du «
grand genre » qu’était la chanson une prédilection marquée ; mais il n’est pas
interdit de penser qu’ils aient également cultivé, dans une mesure beaucoup
plus large que ce qu’il en peut paraître aujourd’hui, un genre mineur peut-être,
mais qui leur permettait d’exprimer néanmoins, et d’une manière plus libre et
plus directe, leurs sentiments à l’égard de leur dame (63).
62. Cf. MEYER, p. 15 : « Nous le (le salut) voyons apparaître au XIIe siècle en Provence avec
Raimbaud d’Orange ».
63. Cf. MEYER, p. 5 : « De ce que ce genre n’est représenté que par un si petit nombre de pièces, il
ne faudrait pas s’empresser de conclure qu’il ait été peu cultivé ». Beaucoup de ces pièces ont dû
être perdues comme un grand nombre d’œuvres occitanes du Moyen âge. « En ce qui concerne les
saluts, il y a lieu de croire qu’ils étaient très répandus. Ils ne restaient point chose secrète et comme
seulement de ceux qui les avaient faits et de celles qui les recevaient. Les uns montraient l’épître
envoyée, les autres laissaient voir l’épître reçue. »
70

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