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Université Paris 1 – Panthéon-Sorbonne UFR Arts plastiques et sciences de l’art Sarah Ihler-‐Meyer Master 2 d’Esthétique année 2009-2010 Sous la direction de M. Dominique Château ____________________________________________________ L’ARCHAÏSME DE L’ART CONTEMPORAIN La tendance allégorique de l’art contemporain 1 Table des matières Introduction. p. 4-9. I. L’Art contemporain comme dépassement de la modernité artistique p. 10-41. A) Mise à mal de la subjectivité p. 10-26. 1. Origines p. 11-13. 2. Modernité artistique et subjectivité p. 13-15. 3. Art contemporain et mise à mort de la subjectivité p. 15-17. 4. Hétérodoxies modernes et contemporaines p. 17-26. a. Dadaïsme, Futurisme, Constructivisme, Productivisme p. 18-21. b. Mythologies individuelles et intimité p. 21-24. c. Contre interprétation p. 24- 26. B) Au-delà de l’essentialisme greenbergien p. 26-40. 1. La « doxa » moderniste p. 27-32. 2. Art contemporain et hybridations p. 32-35. a. Architecture et postmodernité p. 32-34. b. Arts plastiques et hybridations p. 34-38. 3. Hétérodoxies modernes p. 38-40. II. Repli des régimes moderne et esthétique de l’art p. 41-83. A) La modernité radicale p. 42-52. 1. Les précédents p. 42-44. 2. L’art « pur » p. 45-52. B) Dissidences et « régime esthétique » p. 52-57. 1. Le « régime esthétique » de l’art p. 52-53. 2. La figuration dans le « régime esthétique » de l’art p. 53-57. C) Des régimes moderne et esthétique au « régime représentatif » p. 57-83. 1. Définition du « régime représentatif » de l’art p. 57-60. 2. Le préalable du retour au « régime représentatif » : l’art sur l’art p. 60-65. 3. Le retour du « régime représentatif » dans l’art contemporain p. 65-82. a. Une définition de l’allégorie p. 67-69. b. Représentation contre expression dans l’architecture postmoderne p. 69-70. c. De la fin des années 1960 à la fin des années 1970 p. 70-74. d. Années 1980 p. 74-76. e. De la fin des années 1980 aux années 1990 p. 76-79. f. Années 2000 p. 79-82. III. Le retour au « régime représentatif » exposé aux contestations et source de renouveaux p. 83-102. A) L’allégorie : ses implications artistiques et sa contestation p. 83-89. 1. D’un art réflexif à un art pensif : le « tout art » p. 84-88. 2. La Querelle de l’Art contemporain p. 88-89. B) Les nouvelles relations aux spectateurs, aux critiques et au monde impliquées par le retour au « régime représentatif » p. 90-101. 1. Jugement de connaissance contre jugement esthétique p. 90-97. 2 a. Définitions succinctes du jugement esthétique et du jugement de connaissance p. 90-92. b. Un jugement de connaissance pour un art allégorique p. 92-97. 2. Transparence contre opacité p. 97-101. Conclusion p. 103-104. Bibliographie : 105-108. 3 Introduction. De la fin des années 1960 aux années 1990, la critique d’art a cherché à définir l’Art contemporain1 et à établir ses critères en fonction de l’Art moderne. Parmi les plus importants de ces critères définitoires, nous analyserons la pertinence et les limites de deux d’entre eux et chercherons à en thématiser un nouveau afin d'opérer une distinction plus viable entre Art moderne et Art contemporain, notamment à l’aide des notions élaborées par Jacques Rancière. L’Art contemporain (fin 1960 à nos jours) prolongerait et dépasserait d’un même mouvement les problématiques de l’Art moderne. Tout en poursuivant la mise à mal des frontières de l’art (limites du champ de l’art, statut de l’artiste,…) inaugurée par la période moderne, l’Art contemporain irait au-delà de deux principes fondamentaux de la modernité artistiques que sont l’expression de l’intériorité et l’ « essentialisme » greenbergien2. Pourtant, au regard de la réalité artistique du XXe siècle nous verrons les faiblesses d’une telle conception. La thèse que nous essayerons de défendre, c’est qu’au-delà des phénomènes de surface – tels que l’introduction de nouveaux médias, l’hybridation accrue des matériaux et des genres, le retour à la figuration –, la période allant des années 1970 à nos jours poursuit moins la révolution du langage artistique initiée par l’époque moderne qu’elle ne renoue avec le paradigme classique de la signification. En effet, 1 Le terme « art contemporain » ne renverra pas ici à l’ensemble de la production artistique actuelle mais à une de ses tendances que nous estimons parmi les plus importantes. 2 L’ « essentialisme » greenbergien est la théorie selon laquelle chaque art tend depuis le milieu du XIXe siècle jusqu’à la fin des années 1950 à définir ses propres moyens à l’exclusion de tout ce qu’il partage avec d’autres médiums. 4 alors que la modernité artistique3, dans sa version la plus radicale, exclue du champ de l’art toute dimension narrative – par le rejet de la représentation – au profit d’un sens strictement immanent au sensible, de nombreux artistes contemporains, par leur recours à l’allégorie, renouent avec un sens conceptuel qui transcende la matérialité de l'œuvre. On pourrait opposer à cette idée le fait que les artistes modernes se sont le plus souvent maintenus dans le champ de la représentation et donc du concept (le représenté, dénoté). Mais contrairement à ce qui se produit dans l’Art contemporain, l’Art moderne, quand il en passe par la figuration, ne met pas tant en valeur le « sujet » que la « manière » ; la représentation (le représenté) dialogue avec la présentation (les matériaux mis en œuvre) pour produire un sens sensible. De fait, pour reprendre une distinction opérée par Jacques Rancière et que nous développerons par la suite, plus que l’abolition de la modernité artistique, c’est le « régime esthétique »4 de l’art qui cède la place au « régime représentatif »5 dans lequel le « dicible » (ce qui est représenté, dit) n’interagit pas avec le sensible (couleurs, sons, mots,…) pour former un sens sensible. Comme nous chercherons à le démontrer, c'est dans cette régression d’un sens sensible à un sens intellectuel que l’Art contemporain apporte de la nouveauté, du côté de la relation entre œuvre, spectateur et critique d’art, aussi bien que du côté de la relation que l’art entretient avec le monde. 3 Le terme « modernité artistique » délimite ici une période artistique allant des années 1870 au début des années 1960, bien que cette période ait des origines dans la peinture du Trecento italien, du Baroque, des flamands du XVIIe siècle, dans le rococo, le romantisme, et d’autres courants encore. 4 Jacques Rancière, Le Partage du sensible, La Fabrique, Paris, 2002, p. 30-31. 5 Ibidem. 5 Afin de mener à bien cette recherche nous aurons recours à des textes d’artistes modernes et contemporains, de théoriciens de l’art du XXème et du XXIème siècles, mais aussi à l’analyse d’œuvres qui nous semblent les plus représentatives de l’Art moderne et contemporain. Nous confronterons chacun de ces textes entre eux et aux œuvres, dans l’espoir de faire ressortir une lecture possible de l’histoire de l’art du XXe siècle. Etant donné l’ampleur du sujet, les limites de nos connaissances mais aussi les contraintes formelles d’un mémoire (100 pages) nous nous limiterons, en ce qui concerne l’analyse de l’Art moderne, aux œuvres et aux textes relevant du champ pictural, et, en ce qui concerne l’Art contemporain, à l’étude de quelques artistes. Dans un premier temps, nous nous arrêterons sur deux des arguments les plus utilisés pour identifier le dépassement de la modernité artistique par l’Art contemporain. Il s’agira de voir la valeur et les limites de la question de la subjectivité et de l’hybridation des genres. En effet, pour de nombreux théoriciens, la question de la subjectivité est centrale dans le dépassement du modernisme par l’Art contemporain. Alors que l’Art moderne aurait pour moteur l’expression de la subjectivité de l’artiste, de son intériorité, de ses émotions et de ses pulsions, l’Art contemporain l’annulerait, notamment en introduisant des procédures mécaniques et industrielles dans le champ de l’art. Cette idée, selon laquelle l'Art contemporain prolonge et dépasse la modernité 6 en répudiant l'inscription de la subjectivité dans l'œuvre, sera mise en regard de textes d’artistes et de théoriciens qui la nuancent, sinon la démentent. D’autre part, l'hybridation des médias et le retour à la figuration occupent également une place importante dans l’appréhension de l’Art contemporain comme dépassement du modernisme. En effet, si la doxa greenbergienne pense la modernité artistique en termes de réduction de chaque art à ses propres moyens, alors l'hybridation des genres et le retour à la figuration signent l’avènement de l’Art contemporain. Mais, sortis de la théorie de Greenberg, nous verrons que cette proposition s’écroule face au réel, qu’il s’agisse de Dada, du Surréalisme, de la Nouvelle objectivité ou encore d’artistes tels qu’Edward Hopper ou De Chirico. Dans un deuxième temps nous verrons que, si ces distinctions entre Art moderne et Art contemporain ne permettent pas de penser le rapport du premier au second en termes de « dépassement », elles manquent aussi ce qui caractérise plus essentiellement la période dite « postmoderne » (contemporaine). En effet, considéré d’un point de vue « structurel » davantage que « morphologique »6, l’Art contemporain n’est pas tant un « au-delà » de l’époque moderne qu'un retour au paradigme classique de la signification. Aussi nous définirons tout d’abord ce qu’est la modernité artistique (18801960) dans sa version la plus radicale, c’est-à-dire la plus « abstraite ». Les textes d’artistes et de théoriciens, de l’époque comme d’aujourd’hui, se révèleront unanimes sur le point suivant : les artistes les plus radicaux de cette période cherchent à produire 6 Les termes « structurel » et « morphologique » renvoient respectivement au fonctionnement interne d’une œuvre donnée, c’est-à-dire à sa manière de signifier, et à ses apparences extérieures. 7 un sens immanent, interne aux formes et aux couleurs, à l’exclusion de toute dimension narrative ou conceptuelle (représentative), c’est-à-dire extérieure à la matérialité de l’œuvre. Et nous verrons que, si l’Art moderne se maintient en partie dans le champ de la représentation, le recours à la figuration s’inscrit dans le « régime esthétique » de l’art, c’est à dire dans le dialogue du visible et du dicible en vue d’un sens sensible. Nous retracerons les différentes étapes de l’abandon par l’Art contemporain des paradigmes moderne et « esthétique » – d’un mode de signification immanent aux matériaux ou issu du dialogue du sensible et du dicible. A rebours d’un sens sensible, tissé dans les moyens mis en œuvre, nous verrons que l’Art contemporain, par l’utilisation massive de l’allégorie, produit un sens conceptuel qui soumet le visible au dicible et l’inscrit dans le « régime représentatif ». Finalement, nous analyserons les implications du retour au « régime représentatif ». D’une part nous verrons par quels détours, des artistes conceptuels aux créateurs actuels, de « réflexif »7 l’art est devenu « pensif »8, mais aussi en quoi le principe allégorique de l’Art contemporain implique un « tout art » et a provoqué ce qu’on appelle « la querelle de l’art contemporain ». D’autre part, nous verrons en quoi le retour au paradigme classique de la signification (« régime représentatif ») génère de manière paradoxale une nouvelle relation entre œuvres d’art, spectateur et critique mais également un nouveau rapport entre l’art et le monde. 7 Le terme « réflexif » renvoie ici à l’Art conceptuel (du milieu des années 1960 au milieu des années 1970), c’est-à-dire à l’art qui se prend lui-même pour objet ou encore qui fait retour sur lui-même. 8 Par « pensif » nous entendons l’art qui, à la suite de l’Art conceptuel, fait non plus retour sur lui-même mais pense le monde. Cette expression se trouve notamment dans le livre de Marc Jimenez, « L’art contemporain pense le monde », La Querelle de l’art contemporain, Gallimard, Paris, 2005. 8 Sur le plan de la relation au spectateur et au critique, les dispositifs allégoriques/discursifs de l’Art contemporain impliquent la disparition du jugement esthétique au profit du jugement de connaissance. Au jugement a-conceptuel (esthétique) impliqué par le sens sensible propre à l’Art moderne, le sens conceptuel des œuvres allégoriques génère un jugement conceptuel (de connaissance). De fait, nous verrons que c’est la relation de l’art au monde qui change. Si l’art a souvent été pensé comme vecteur d'opacification du monde, en le rendant à sa complexité sensible, l'Art contemporain, essentiellement discursif, n'est plus porteur d'ombre mais au contraire de transparence. De l’ordre du « dire », les productions postmodernes tournées vers le concept ratent le réel dans sa dimension indicible. Ainsi, après avoir envisagé les limites d’un prétendu dépassement de l’Art moderne par l’Art contemporain, via la disparition de l’expression de la subjectivité, l’hybridation des genres et le retour à la figuration, nous chercherons plus précisément ce qui caractérise l’Art contemporain en lui-même, du point de vue de ses modes de signification, et d’autre part dans sa relation aux spectateurs, aux critiques mais aussi au monde. 9 I. L’Art contemporain comme dépassement de la modernité artistique. L’Art contemporain est communément défini comme un dépassement de l’Art moderne. Plus précisément, les artistes de la fin des années 1960 jusqu’à nos jours poursuivraient la révolution des langages artistiques inaugurée par l’époque moderne tout en dépassant certaines de ses problématiques. Tout en renouvelant le vocabulaire des arts plastiques et en mettant à mal leurs frontières traditionnelles, comme le firent les artistes de la modernité, l’Art contemporain irait au-delà des conventions de cette dernière. Les artistes actuels iraient au-delà des normes de la modernité artistique, dont l’expression de l’intériorité et l’ « essentialisme » greenbergien. Mais, comme nous allons le voir, tenter de fonder le dépassement de l’Art moderne par l’Art contemporain sur de telles bases semble pouvoir être remis en question au regard de la multiplicité et de la diversité des courants artistiques du XXe siècle. A) Mise à mal de la subjectivité. Selon la doxa, le déchaînement des couleurs, la prise d’assaut du dessin par la matière picturale, la déformation des figures, la mise à mal de l’espace perspectif en faveur du plan bidimensionnel – propres à l'Art moderne –, seraient fondés sur le désir des artistes d’exprimer leur subjectivité. Alors que l’époque moderne serait celle de l’intériorité, les artistes contemporains agiraient en faveur d’une désubjectivation et d’une mise en avant de la réalité extérieure. Pourtant, bien que cette distinction entre Art contemporain et Art moderne soit probante lorsque l’on compare l’Expressionnisme allemand, l’Action painting ou l’Abstraction lyrique au 10 Minimalisme, au Pop Art ou encore à l’Art conceptuel (« esthétique administrative »), elle se révèle inopérante face à la multiplicité des courants artistiques du XXème siècle. En effet, que faire du Futurisme, dont l’objectif est d’exprimer la réalité du monde moderne, du Constructivisme ou encore du Productivisme, pensés comme outils au service du communisme, dans le cadre d’une telle catégorisation ? De même, où ranger les "Mythologies personnelles" auquelles appartiennent des artistes tels qu’Annette Messager et Christian Boltanski ? Force est de constater que cette opposition, qi elle éclaire certaines tendances, exclut trop de courants et d'artistes pour fonctionner. Elle ne permet pas de déterminer précisément ce qui caractérise et distingue ces deux époques. 1. Origines. Si l’individualité de l’artiste n’a jamais été aussi affirmée que durant l’époque moderne, elle s’impose progressivement dès la Renaissance. Avec la création des Académies aux XVIe et XVIIe siècle en Italie et en France, l’activité des peintres et des sculpteurs, jusque là maintenue dans la catégorie inférieure des « arts mécaniques » – fondés sur la maîtrise et la reproduction de règles préétablies –, intègre la classe des « arts libéraux », c’est-à-dire des activités engageant l’intellect et le talent personnel. Cette transition marque la fin des corporations artistiques, un « système de reproduction pratique des compétences [qui], de génération en génération, laissait peu de place à l'innovation, laquelle n'était guère valorisée »9. Conjointement à ce phénomène, la signature de l'artiste, désormais considéré comme un homme de lettres, 9 Nathalie Heinich, Être artiste, Klincksieck, Paris, 1996, p. 13. 11 prend une importance décisive. Plus précisément, bien que la maîtrise de la tradition et des principes classiques, tels que l'harmonie, la beauté et la hiérarchie des genres, joue un rôle décisif dans l'évaluation des œuvres d'art, « la notion d'authenticité ainsi que la valorisation de l'individualité et de l'originalité »10 se développent. L'Âge classique inaugure donc la valorisation du nom propre de l'artiste. Le Romantisme de la fin du XVIIIème siècle poursuit cette promotion de l'auteur à travers la notion de « génie ». Parce que les Lumières ont ébranlé la religion chrétienne, parce que Kant a souligné les limites de la connaissance humaine, les romantiques font de l'artiste le seul homme capable d'atteindre le monde des Idées. Grâce à son imagination « productive », indépendante de la sensibilité et de l'entendement, l’artiste doué de génie produit des « idées esthétiques » apparentées aux Idées de la Raison11. Devenu une figure « prométhéenne », un individu doué de « génie », l'artiste a désormais un rôle décisif dans la création. Au cours du XIXe siècle la conception romantique de l'artiste est à nouveau en conflit avec la définition classique qu'en ont les Académies. En effet, la reproduction des canons classiques de la Beauté et l’allégeance aux genres est toujours de mise dans les institutions. Pourtant cette période est également marquée par une « personnalisation accrue de la production artistique. Celle-ci se manifeste notamment par un glissement de l'objet du jugement, qui passe insensiblement de chaque toile considérée en elle-même à l'ensemble des œuvres d'un artiste, sa carrière tout 10 11 Nathalie Heinich, op. cit., p. 27. Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, Flammarion, Paris, 1996, p. 300-301. 12 entière »12. Ainsi, de la Renaissance à la fin du XIXe siècle, la personnalité de l'artiste est progressivement reconnue comme centrale. Mais, ce n'est que dans la première moitié du XXe siècle que s'opère « un déplacement des œuvres aux personnes13 ». 2. Modernité artistique et subjectivité. A partir de l'impressionnisme, les productions artistiques répondent de moins en moins aux principes de la mimesis. La fidélité aux apparences extérieures, la définition nette des formes, la construction d'un espace perspectif et la primauté du dessin sont brouillées par l'irruption de couleurs franches posées par aplats. La Sécession viennoise, le Fauvisme, l'Expressionnisme allemand, le Cubisme ou encore le Futurisme déforment et déconstruisent les figures, rabattent l'espace de la peinture sur la surface plane de la toile. Plus tard, avec l'Abstraction lyrique, l'action painting mais aussi le Color field, la création picturale ne contient plus aucune trace de la réalité objective. Si cette mise à mal de la mimesis par les artistes de la première moitié du XXe siècle ne répond pas à un principe unique, elle est communément interprétée comme une irruption de la subjectivité au sein de la création. Ainsi, selon Roger Fry et Hermann Bahr, « les arts graphiques [sont] l’expression de la vie imaginaire plutôt qu’une reproduction de la vie réelle »14, quant à l'expressionnisme, il « ne tient pas 12 Nathalie Heinich, op. cit., p. 40. Ibid., p. 62. 14 Roger Fry, « Un essai d’esthétique », Art en théorie 1900-1990, Hazan, Paris, 1996, p. 111. 13 13 compte de l’œuvre individuelle, mais veut rendre sa place à l’homme. »15 Cette conception de la création est confirmée par un artiste tel qu'Henri Matisse lorsqu'il définit « la composition [comme] l’art d’arranger de manière décorative les divers éléments dont le peintre dispose pour exprimer ses sentiments. »16 En d'autres termes, l'inadéquation aux apparences extérieures ne proviendrait pas d'une déficience technique ou mentale mais de l'expression de l'intériorité et des sentiments de l'artiste. Harold Rosenberg reprendra plus tard cette interprétation à propos de l'avantgarde américaine des années 1940. Selon lui les attaques que la figuration subit dans l'abstraction lyrique et l'action painting n’ont pas pour origine, comme le pense Clément Greenberg, la recherche des moyens propres à la peinture, mais l'expression de la subjectivité de l'artiste. « Pour chaque peintre américain il arriva un moment où la toile lui apparut comme une arène offerte à son action –plutôt qu’un espace où reproduire, recréer, analyser ou « exprimer » un objet réel ou imaginaire. Ce qui devait passer sur la toile n’était pas une image, mais un fait, une action.»17 Aussi, la peinture « est un acte inséparable de la biographie de l’artiste. Le tableau luimême est un « moment » dans la complexité impure de sa vie »18. « Ce qui confère à la toile sa signification, ce n’est pas le donné psychologique mais le rôle, la manière dont l’artiste donne une structure à son énergie émotionnelle et intellectuelle »19. Désormais « le désir d’un mythe privé est le contenu de toute peinture de cette avant-garde. »20 15 Herman Bahr, « L’Expressionnisme », Art en théorie 1900-1990, op. cit., p. 155. Henri Matisse, « Notes d’un peintre », Art en théorie 1900-1990, op. cit., p. 104. 17 Harold Rosenberg, « Les Peintres d’action américains », Art en théorie 1900-1990, op. cit., p. 644. 18 Ibid. 19 Ibid., p. 645. 20 Ibid., p. 646. 16 14 En somme, parallèlement à l'éclipse de la mimésis se met en place une « théorie de l'expression »21 capable d'expliquer les nouveaux langages picturaux et leurs écarts par rapport aux « équivalences perceptuelles »22. Or, c'est précisément cette conception de l'activité artistique comme expression de la subjectivité que remettent en cause certains artistes contemporains. 3. Art contemporain et mise à mort de la subjectivité. Alors que la modernité s'impose communément comme l'époque de la subjectivité, nombre de pratiques contemporaines mettent en effet en crise la notion d'auteur. « Dans l'art moderne, l'intériorité de l'artiste trouve une expression privilégiée dans le surréalisme, ainsi que dans la peinture gestuelle, l'expressionnisme abstrait, l'action painting, qui mette en scène l'inconscient de la personne, l'extériorisation immédiate de ses sentiments ou de ses sensations intérieures, autorisant de la part du spectateur la projection psychologique, la recherche d'un sens communicable, le partage humaniste d'une condition commune. L'art contemporain prend le contre pied de cette exigence d'intériorité. »23 Initié par Marcel Duchamp et ses ready-mades, le retrait de l'auteur et de son intériorité s'accélère dans les années 1960 et 1970 avec le Pop art, le Minimalisme ou encore l'Art conceptuel. Chacun de ces mouvements, en utilisant des procédures industrielles et analytiques, excluent la subjectivité de l'artiste hors du champ de l'art. Andy Warhol sérigraphie des images issues des mass media et délègue son travail à 21 Arthur Danto, L’Assujettissement philosophique de l’art, Seuil, Paris, 1993. Ibid. 23 Nathalie Heinich, Bernard Edelman, L’Art en conflits. L’œuvre de l’esprit entre droit et sociologique, La Découverte, Paris, 2002. 22 15 des assistants, de telle sorte que l’emprise de l’auteur sur son œuvre en est considérablement réduite24. Robert Morris réalise des formes géométriques dans des matériaux industriels rejetant toute connotation subjective ou psychologique, quant aux artistes d'Art & Langage, ils mettent en œuvre des principes issus de la linguistique et de la philosophie du langage25 en vue d'une analyse objective de l'art. « Déjà, l'expression de l'intériorité de l'artiste se trouve mise à mal dans toutes les formes esthétiques qui, à l'opposé de la figuration surréaliste comme de l'expressionnisme et de l'abstraction lyrique, font l'économie du fantasme, du geste, de l'émotion directe : minimalisme, formalisme, expérimentations techniques, combinatoires mathématiques. »26 D'autres artistes, tels que Villéglé et ses « lacérations anonymes », les Becher (Winding Towers, 1982-1983) ou encore Stanley Brouwn (This Way Brouwn, 1962), renoncent pour leur part à l'expression de leur personnalité pour le « geste collectif »27, « l'anonymat objectif »28 et la « monumentalité publique »29. Le premier récupère des affiches déchirées dans la rue, les seconds photographient selon les protocoles du documentaire des constructions industrielles, le troisième crée des œuvres en collaboration avec des anonymes30. Par la suite, dans les années 1980, le retrait de la subjectivité est entériné avec les « appropriationnistes » qui, comme Mike Bidlo et Sherrie Levine, dans la continuation de Sturtevant, reproduisent à l'identique les œuvres d'autres artistes. 24 Nathalie Heinich, Le Triple jeu de l’Art contemporain, Editions de minuit, Paris, 1998, p. 135-136. Benjamin Buchloh, « De l’esthétique d’administration à la critique institutionnelle (aspects de l’art conceptuel, 1962-1969) », Essais historiques II. Art contemporain, Art édition, Villeurbanne, 1992, p. 155-212. 26 Nathalie Heinich, Le Triple jeu de l’Art contemporain, op. cit., p. 135. 27 Benjamin Buchloh, « Formalisme et historicité. Modification de ces concepts dans l’art européen et américain depuis 1945 », op. cit., p. 44. 28 Ibid., p 54. 29 Ibid., p. 94. 30 Ibid., p. 54. 25 16 Sur la base de cette succession d'artistes et de courants, Nathalie Heinich affirme que l’ « idée de l’art comme expression d’une intériorité est une idée moderne […] qui n’est plus du tout le paradigme de l’art contemporain » et conclue que « l’art contemporain n’est pas un art d’expression d’une intériorité »31. De son côté Frederic Jameson constate que si l'esthétique de l'expression « paraît avoir dominé une grande part de ce que nous appelons le grand modernisme, [elle] a disparu – pour des raisons à la fois pratiques et théoriques – dans le monde postmoderne. »32 Toutefois, écarter la subjectivité de l'artiste ne revient pas pour ces auteurs à annuler la singularité de l'œuvre. Celle-ci ne se joue plus dans l'expression visuelle de la subjectivité mais du côté de l'intention artistique. Pour reprendre les termes de Nathalie Heinich, « le lien demeure [...] entre l'objet sans créateur et le créateur [...] mais dématérialisé, réduit à un concept, à l'idée, à l' "intention" de créer quelque chose. »33 Ainsi, en rejetant l'expression de l'intériorité l'Art contemporain ne met pas tant à l'épreuve la singularité que « la condition de son accréditation »34. L’œuvre d’art n’est plus le reflet d’une intériorité mais la concrétisation d’une idée. 4. Hétérodoxies modernes et contemporaines. Si une partie de l'Art contemporain est marquée par le retrait de l'intériorité, les notions de subjectivité et d'objectivité (réalité extérieure) ne suffisent pas pour autant à recouvrir le partage entre Art moderne et contemporain. Dans la mesure où de nombreux artistes et courants brouillent une telle bipartition, nous allons maintenant 31 Nathalie Heinich, Bernard Edelman, L’Art en conflits. L’œuvre de l’esprit entre droit et sociologique, op. cit. Frederic Jameson, « La Déconstruction de l’expression », Art en théorie 1900-1990, op. cit., p. 1170. 33 Nathalie Heinich, Le Triple jeu de l’Art contemporain, op. cit., p. 130. 34 Ibid., p. 123. 32 17 éudier les limites de ce découpage à l’intérieur de l’Art moderne et de l’Art contemporain. a. Dadaïsme, Futurisme, Constructivisme, Productivisme. Loin de l’expression de la subjectivité de l'artiste, de nombreux courants du début du XXe siècle, tels que le Dadaïsme, le Futurisme, le Constructivisme ou encore le Productivisme, cherchent à rendre compte de la réalité du monde moderne, quand ils ne visent pas à être des outils au service du Communisme. Né en 1916, le Dadaïsme est formé par des « poètes, de plasticiens, des hommes de théâtre, [qui] proclament à l’envi un nihilisme radical envers toutes les valeurs traditionnelles et même envers l’art. »35 Leurs attaques se portent aussi bien contre les définitions communes de l’art qu’envers les valeurs bourgeoises du monde moderne. Ainsi Hugo Ball écrit le 21 novembre 1916 : « Le moi qui par trop s’affirme poursuit toujours des intérêts, qu’il soit avare, despotique, vaniteux ou indolent. Tant qu’il ne s’intègre pas à la société, il suivra toujours ses appétits, ses pulsions. Qui renonce aux intérêts renonce à son moi. Le moi et les intérêts sont identiques. C’est ainsi que l’idéal individualiste égoïste de la Renaissance a engendré une association générale des appétits mécanisés que nous voyons saigner et se décomposer sous nos yeux. »36 Aussi, la volonté de faire table rase des fondements de l’art et de la société ne revient pas pour les dadaïstes à recentrer l’œuvre sur la subjectivité de l’artiste mais au contraire à l’ouvrir au monde et à la réalité quotidienne. 35 36 Etienne Souriau, Vocabulaire d’esthétique, Puf, Paris, 2004, p. 539. Hugo Ball, « Fragments Dada », in Art en théorie 1900-1990, op. cit., p. 283. 18 « Le mot Dada symbolise le rapport le plus primitif avec la réalité environnante; avec Dada une nouvelle réalité prend possession de ses droits. La vie apparaît comme un tintamarre simultané de bruits, de couleurs et de rythmes de l’esprit que l’art dadaïste intègre sans hésiter à tous les cris et toutes les fièvres sensationnelles, à l’audacieuse mentalité du quotidien et à la totalité de la réalité brutale. […] Le dadaïsme, pour la première fois, ne se pose plus de façon purement esthétique face à la vie. Car il détruit et réduit à rien tous les grands mots de l’éthique, de la culture et de l’intériorité qui ne sont que des travestissements pour des muscles sans vigueur. »37 Du côté des Futuristes, la déconstruction de la représentation perspective et la fragmentation des figures n'ont pas pour objectif de restituer l'intériorité de l'artiste mais de donner à sentir la réalité du monde moderne. Plus précisément, pour Boccioni, chef de file du Futurisme, la mise à mal de la représentation et de la réalité objectale est un moyen pour être au plus prêt de la nouvelle réalité industrielle. Ainsi, « la fin de la reproduction de l'image »38 s'articule chez lui au « désir de donner l'objet vécu dans son devenir dynamique »39 et de « rendre les émotions qui [...] viennent d'un monde complètement transformé »40. La production d'œuvres « composées de purs éléments plastiques »41, en dehors de toute imitation des apparences extérieures, n'est pas fondée sur l'expression de la subjectivité mais sur le « dynamisme universel. »42 De même, les œuvres abstraites ou les collages réalisés par les Constructivistes et les Productivistes dans les années 1920 n'ont pas pour horizon l'intériorité de l'artiste mais les processus sociaux qui les environnent. « Il s’agit d’une tentative pour établir un cadre esthétique à l’intérieur duquel seraient pris en compte à la fois les besoins des 37 Richard Huelsenbeck, « Manifeste dadaïste », in Art en théorie 1900-1990, op. cit., p. 291. Umberto Boccioni, Dynamisme plastique, L’Age d’homme, Paris, 1975, p. 36. 39 Ibid., p. 62. 40 Ibid., p. 32. 41 Ibid., p. 36. 42 Ibid., p. 68. 38 19 masses en la matière et les caractéristiques des moyens de production artistique »43. « Le nouvel art ne se fonde pas sur la subjectivité, mais sur une base commune à tous. »44 A travers la notion de Faktura – « corrélat esthétique historiquement logique de l’introduction imminente de l’industrie et de la planification sociale en Union Soviétique après la Révolution de 1917 »45 –, le but de ces artistes est d'incorporer à leurs œuvres les moyens techniques de production et de construction de la nouvelle société46. Ainsi, pour Lissitzky, le photomontage n'est pas une simple tendance artistique mais une stratégie efficiente. L'objectif est de « faire de la « construction » et du « montage » les moyens de la transformation des modes de contemplation passive »47. Dans le même esprit Alexis Gan énonce les propos suivants: « Dans le domaine de la construction culturelle possède seul une valeur réelle ce qui est indissolublement lié aux tâches générales de l’époque révolutionnaire. » 48 Ou encore: « S’arracher à l’activité spéculative de [l’art] et trouver les voies menant à une action concrète, en appliquant connaissances et savoir faire à un vrai travail vivant et concret. »49 « La nécessité de construire des représentations iconiques pour la masse d’un public nouveau »50 est donc à l'origine des innovations artistiques du Constructivisme et du Productivisme. Contre toute intention subjectiviste, l'exigence de ces deux courants est de rendre à l'art sa valeur d'usage. 43 Benjamin Buchloh, « Faktura et factographie », in Essais historiques I. Art moderne, Art éditions, Villeurbanne, 1992, p. 93. 44 El Lissitzky et Ilya Ehrenbourg, « Déclaration des éditeurs de Vesch », in Art en théorie 1900-1990, op. cit., p. 365. 45 Benjamin Buchloh, « Faktura et factographie », op. cit., p. 76. 46 Ibid., p. 75. 47 Ibid., p. 104. 48 Alexis Gan, « Le Constructivisme », in Art en théorie 1900-1990, op. cit., p. 362. 49 Ibid. 50 Benjamin Buchloh, « Faktura et factographie », op. cit., p. 84. 20 En somme, les révolutions artistiques du début du XXe siècle n'ont pas toutes pour fondement l'expression de l'intériorité. Bien au contraire, des courants de la première importance répudient la subjectivité de l'artiste au profit du monde extérieur et de la réalité collective. Ainsi, opposer l'Art moderne à l'Art contemporain sur la base de la « subjectivité » et de l' « objectivité » est une entreprise vouée à l'échec. b. Mythologies individuelles et intimité. Si l’expression de l’intériorité s’éclipse parfois dans l’Art moderne alors que cette notion semblait contribuer à le caractériser, ce thème se retrouve dans certaines œuvres intimistes contemporaine. Alors que l’époque moderne est celle des idéologies progressistes51, il est communément admis que le début des années 1970 est l'époque des désillusions et du repli sur soi52. Il s'agit de l'époque dite « postmoderne », caractérisée par « la fin des grands récits »53 ou la perte de la croyance en un temps linéaire et progressif. Apparue dans les écrits d’architectes, puis récupérée par Jean François Lyotard, la notion de « postmodernité » est assimilée à la fin des « projets collectifs »54 et au recentrement sur des projets locaux ou individuels55. Prenant le parti de ce retrait des affaires du monde au profit de la sphère privée, nombre d'artistes de cette génération préfèrent aux enjeux collectifs des questions d’ordre individuel56. L’identité, le quotidien, le corps ou encore la sexualité sont au centre de leurs œuvres. 51 Claire Fagnart, L’Art au XXe siècle et utopies, L’Harmattan, Paris, 2000. Ibid. 53 Ibid. 54 Ibid. 55 Ibid. 56 Ibid. 52 21 Ainsi, invalidé par des courants du début du XXe siècle, le découpage entre Art moderne et contemporain fondé sur l’opposition entre « intériorité » et « extériorité » est également mis à mal par la mouvance des « Mythologies individuelles ». Utilisée pour la première fois en 1963 pour une des sections de la Documenta V de Cassel, cette expression désigne des artistes qui, dès la fin des années 1960, font de leur vie privée le point de départ et l'aboutissement de leurs œuvres. Ainsi, Christian Boltanski utilise ses souvenirs et les reliques de son enfance comme matériau premier. On pense notamment à Recherche et présentation de tout ce qui reste de mon enfance, 19441950 (1969), composée d'une photographie de classe, d'une rédaction scolaire et d'autres documents personnels, ou encore à Essai de reconstitution (Trois tiroirs) (1970-1971) qui rassemble des objets de son enfance. De même Annette Messager conçoit ses œuvres comme autant de journaux intimes, de rassemblements de peluches, de crayons, de robes et d’objets divers pour évoquer sa petite enfance. L'intime est également au cœur des travaux de Louise Bourgeois, de Sophie Calle ou de Nan Goldin qui, chacune avec des moyens différents, évoque sa vie privée, ses errements identitaires et les variations de ses sentiments. Avec Ballade de la dépendance sexuelle, Nan Goldin inaugure un journal intime sur sa vie dans les milieux underground de New York, Berlin, Londres et Boston. « Mon journal est ma façon de garder le contrôle de ma vie. Cela me permet d’enregistrer de façon obsessionnelle tous les détails. Cela me donne le pouvoir de me souvenir. »57 57 Nan Goldin citée par Isabelle de Maison Rouge in Mythologies personnelles. L’art contemporain et l’intime, Scala, Paris, 2004, p. 34. 22 Dans la même veine Joël Bartoloméo et Pierrick Sorin explorent la banalité de leur vie quotidienne avec ou sans ironie. J’ai même gardé mes chaussons pour aller à la boulangerie (1993) de Pierrick Sorin rend compte de son « destin ordinaire » à travers des gags visuels et des saynètes filmées58. Avec La Fille à la robe rouge (1997) Bartoloméo traque avec sérieux sa vie de couple59. Pour leur part Louise Bourgeois évoque avec Precious Liquids (1992) son rapport au « père », entre angoisse et désir et Sophie Calle crée une pièce semi-autobiographique avec sa Robe de mariée (1988)60. D’autres artistes, comme Gina Pane, Ana Mendieta ou encore Tania Brugera place explicitement leur corps, leur identité et leur « moi » au centre de leurs œuvres61. L’importance du « je » dans l’Art contemporain est également attestée par 1965 / Iinfini de Roman Opalka, Réalité: le retour du mari (1974) de Michel Journiac, 97 Date paintings (1975) d’On Kawara, mais aussi par les autoportraits fictionnels de Cindy Sherman qui, chacun à leur manière, interrogent l’identité, son devenir et ses métamorphoses. Ainsi « l’artiste contemporain n’en finit-il pas de parler de lui, de laisser perceptible sa présence physique. »62 Au regard de cette tendance aux « mythologies personnelles », il est possible d'affirmer que « l’artiste tente de comprendre, à partir des années 1960, ce qui fait un artiste. Il se regarde, s’observe, se scrute même pour tenter de répondre à la question. Il s’interroge sur son identité culturelle, sexuelle et sociale »63. Au-delà des techniques employées, les artistes de cette mouvance sont unis par une attitude commune ; 58 Isabelle de Maison Rouge, op. cit., p. 31. Ibid., p. 31. 60 Ibid., p. 16. 61 Ibid., p. 93. 62 Ibid. 63 Ibid., p. 55. 59 23 l'expression de leur moi privé. De fait, l'idée selon laquelle l'Art contemporain, par opposition à l'Art moderne, rejette l'expression de l'intériorité est à nouveau invalidée. Toutefois, nous pourrions faire l’hypothèse que, si l’expression de l’intériorité est présente chez les modernes aussi bien que chez les contemporains, elle ne se manifeste pas de la même manière chez les premiers que chez les seconds. Alors que les artistes modernes visaient à travers l’expression de leur intériorité à atteindre une dimension commune, les artistes contemporains font de l’expression du moi un solipsisme. c. Contre interprétation. Remis en cause du côté des pratiques artistiques, le découpage entre Art moderne et contemporain fondé sur la notion de « subjectivité » est également perturbé par un philosophe tel que Maurice Merleau-Ponty. Selon cet auteur, les artistes modernes n’ont pas pour ambition d’exprimer leur intériorité mais un rapport un monde. Dans cette perspective les tableaux fauves ou expressionnistes ne témoignent pas tant d’une subjectivité que d’une interrelation entre « sujet » et « objet ». « C’est un soit, non par transparence, comme la pensée, qui ne pense quoi que ce soit qu’en l’assimilant, en le constituant, en le transformant en pensée – mais un soi par confusion, narcissisme, inhérence de celui qui voit à ce qu’il voit, de celui qui touché à ce qu’il touché, du sentant au senti. »64 Autrement dit, le peintre projette moins sa subjectivité sur le monde extérieur qu’il n’entre en relation avec lui : « Immergé dans le visible par son corps, lui-même 64 Maurice Merleau-Ponty, L’œil et l’esprit, Gallimard, Paris, 2003, p. 18-19. 24 visible, le voyant ne s’approprie pas ce qu’il voit: il l’approche seulement par le regard, il ouvre sur le monde. »65 Ainsi, contrairement à l’opinion commune, l’artiste moderne n’assujettit pas le monde à sa subjectivité, mais rend compte de ce qui se joue entre lui et la réalité extérieure. C’est pourquoi Merleau-Ponty parle d’une « indivision du sentant et du senti »66 et ajoute : « La vision du peintre n’est plus regard sur un dehors, relation “physique-optique” seulement avec le monde. Le monde n’est plus devant lui par représentation : c’est plutôt le peintre qui naît dans les choses comme par concentration et venue à soi du visible, et le tableau finalement ne se rapporte à quoi que ce soit parmi les choses empiriques qu’à condition d’être d’abord “autofiguratif”; il n’est spectacle de quelque chose qu’en étant “spectacle de rien”, en crevant la “peau des choses” pour montrer comment les choses se font choses et le monde. »67 Cette lecture de l’Art moderne, selon laquelle l’artiste rend compte du monde tel qu’il est éprouvé davantage que de sa subjectivité, est également celle de Thierry de Duve. Selon lui les peintures de Cézanne sont « à l’intersection contradictoire où la profondeur phénoménale du monde fait irruption dans celle psychologique du sujet percevant. »68 Dans le même esprit que Merleau-Ponty, il soutient que le but des artistes modernes est « de fournir en légalité nouvelle la solidarité du monde vu et du sujet voyant »69 ou « la connaturalité du sujet et du monde »70. En cela la peinture moderne s’apparente à la peinture romantique, telle que l’a analysée Elisabeth Décultot. « Le passage par l’intériorité [propre aux romantiques] 65 Ibid., p. 17-18. Ibid., p. 20. 67 Ibid., p. 69. 68 Thierry de Duve, Nominalisme pictural, Editions de Minuit, Paris, 1995, p. 116. 69 Ibid. 70 Ibid. 66 25 n’est pas une fin en soi mais un préalable à une connaissance plus pénétrante du monde »71 soit à « un retour au monde extérieur. »72 Ainsi, les peintures d’un Caspar David Friedrich ne seraient pas l’expression de son intériorité mais l’expression d’un rapport au monde. Conformément à ce que leur a appris le kantisme – aucune connaissance n’atteint directement son objet, elle passe par la subjectivité de chacun –, les romantiques ne cherchent pas à rendre compte de la « réalité objective » ou de la « réalité subjective », mais proposent une « reconstitution du réel par le regard intérieur »73. De fait, une lecture plus affinée de la peinture moderne déjoue l’idée selon laquelle les innovations picturales auraient pour seul horizon la subjectivité de l’artiste. Dans le même esprit que les romantiques, les artistes modernes ne tendraient pas au solipsisme mais à l’expression du monde tel qu’il est vécu. B) Au-delà de l’essentialisme greenbergien. Riche et variée en mouvements artistiques, la période moderne (1880-1960) est irréductible à un dénominateur commun. Pourtant, dès les années 1930, Clément Greenberg en propose une lecture univoque. Selon lui, depuis Manet et les Impressionnistes, chaque art tend à définir ses propres moyens, se purifie de toute influence extérieure à lui-même en vue d’une auto-définition de son « essence »74. Or, vis-à-vis de cette théorie les années 1960 sont en rupture. En effet, dans la seconde 71 Elisabeth Décultot, Peindre le paysage : discours théorique et renouveau pictural dans le romantisme allemand, Du Lérot, Paris, 1996, p. 367 72 Ibid. 73 Ibid., p. 368 74 Antoine Compagnon, Les Cinq paradoxes de la modernité, Seuil, Paris, 1990, p. 56-57. 26 moitié du XXe siècle les artistes font communiquer le champ de l’art avec le réel en introduisant des éléments de la vie quotidienne. Cette période marque également le retour à la figuration, bannie pour son aspect littéraire de la doctrine moderniste. Nombreux sont les artistes qui renoncent alors aux genres traditionnels – peinture, sculpture,… – pour se consacrer à des formes d’art hybrides – happenings, art environnemental, la performance, art video, Body Art,… –, entre théâtre, sculpture et peinture. Dans une perspective greenbergienne, l’Art contemporain et l’Art moderne s’opposent donc terme à terme : l’un est un art « pur » focalisé sur l’ « essence », l’autre est un art « impur » fait d’hybridations. Mais, considérée dans son ensemble, la production artistique de la première moitié du XXe siècle révèle les limites d’une telle opposition. 1. La « doxa » moderniste. A la fin des années 1940, Clément Greenberg propose une lecture de l’Art moderne qui s’imposera au long des vingt décennies suivantes. Bien que la réalité artistique de la fin du XIXe et du début du XXe siècle soit extrêmement variée, il la réduit à une progression linéaire vers l’autodéfinition de chaque art. Plus précisément, chaque médium tendrait depuis la fin du XIXe siècle à définir ses moyens propres à l’exclusion de tout ce qui appartient à un autre medium. Dans un texte désormais célèbre Clément Greenberg s’exprime en ces termes : « Il apparut vite que le domaine propre et unique de chaque art coïncidait avec tout ce que la nature de ce médium avait d’unique. Le rôle de l’auto-critique devint d’éliminer de chacun tous les effets qui auraient pu éventuellement être empruntés au medium, ou par le medium, 27 d’un autre art. Ainsi chaque art redeviendrait “pur” et dans cette “pureté” trouverait la garantie de sa qualité et de son indépendance. “Pureté” signifiait “auto-définition”, et l’entreprise d’auto-critique en art devient une entreprise d’autodéfinition passionnée ».75 Ainsi, alors que depuis le XIVe siècle la peinture avait pour objectif de rendre ses matériaux invisibles, transparents à ce qui est représenté, au contraire, la peinture « moderniste » aurait pour but de rendre ses moyens visibles et de s’y réduire. « De Giotto à Courbet, la principale tâche du peintre a consisté à creuser sur une surface plane l’illusion d’une espace tridimensionnel. On regardait à travers cette surface comme on regarde la scène par-delà le proscenium. Le modernisme a progressivement rétréci cette scène jusqu’à ce que l’arrière-plan se confonde maintenant avec le rideau –rideau qui est tout ce qui reste au peintre pour travailler. […] Le tableau de chevalet subordonne l’effet décoratif à l’effet dramatique. Il découpe dans le mur qui le supporte l’illusion d’une cavité cubique, la constitue en unité et y organise des apparences tridimensionnelles. […] L’histoire de la peinture moderniste, qu’inaugure Manet, évolue pour une bonne part vers une […] situation de compromis. Monet, Pissarro et Sisley, impressionnistes orthodoxes, ont attaqué les principes essentiels du tableau de chevalet en appliquant uniformément sur la toile des couleurs divisées. […] Résultat : un rectangle de peinture de texture uniforme et serrée qui tendait à étouffer les contrastes et menaçait – mais menaçait seulement – de réduire le tableau à une surface relativement indifférenciée. »76 Proche de la pensée kantienne77, Greenberg assimile l’âge moderne à une prise de conscience progressive des « conditions de possibilité » de chaque art. « J’assimile le modernisme à l’intensification, Presque à l’exacerbation, de la tendance à l’auto-critique dont l’origine remonte à Kant. Parce qu’il fut le premier à critiquer les moyens mêmes de la critique, je fais de ce philosophe le premier vrai moderne. »78 75 Clément Greenberg, « La Peinture moderniste » (1946), Les Cahiers du Musée national d’Art moderne, automne-hiver 1993, p. 34. 76 Clément Greenberg, Art et culture. Essais critiques, Macula, Paris, 1992, pp. 15, 171. 77 Clément Greenberg, « La Peinture moderniste », op. cit., p. 33. 78 Ibid. 28 Autrement dit, plutôt que de représenter le monde dans ses apparences extérieures, Manet, Monet, Pissarro mais aussi Cézanne, Picasso et l’avant-garde américaine révèleraient en les accentuant les caractéristiques essentielles de la peinture. Ainsi la modernité artistique se caractériserait par le fait que les moyens de la représentation deviennent l’objet même de la représentation. « L’essence du modernisme […] c’est d’utiliser les méthodes spécifiques d’une discipline pour critiquer cette même discipline, pas dans un but de subversion, mais pour l’enchâsser plus profondément dans son domaine de compétence propre ».79 Au bout de cette recherche, la surface plane, le pigment, le cadre du tableaux, sont révélés comme les paramètres picturaux les plus essentiels : « Les limites que constituent le médium de la peinture – la surface plane, la forme du support, les propriétés du pigment – étaient traitées par les maîtres d’autrefois comme des facteurs négatifs dont il ne fallait tenir compte qu’implicitement ou indirectement. La peinture moderniste en est venue à considérer ces mêmes limites comme des facteurs positifs dont il fallait tenir compte ouvertement. »80 Cela dit, l’élément le plus important de la peinture reste aux yeux de Greenberg la planéité de la surface : « Mettre en valeur la planéité inéluctable du support reste l’élément le plus fondamental des processus par lesquels l’art pictural se critique et se définit selon le modernisme. »81 Cette planéité essentielle aurait été progressivement révélée par les artistes modernes, tels que Greenberg en retrace la succession. Ainsi, selon lui, dans les peintures de Monet « ce que l’atmosphère gagnait en terme de couleur, elle le perdait, 79 Ibid. Ibid., p. 34. 81 Ibid. 80 29 et plus encore, en termes de profondeur tridimensionnelle. »82 « Monet [aurait] trouvé des solutions qui lui ont permis de maintenir le poids du tableau à la surface sans cesser pour autant de transcrire la nature. »83 En ce qui concerne Renoir, « à partir du milieu des années 1870, il vint quasiment à identifier les larges espaces plans avec le plan même du tableau et à les organiser plus selon la texture de la couleur que selon leur fonction spatiale. »84 De même Cézanne « commença, alors qu’il approchait de la quarantaine, à couvrir ses toiles d’une mosaïque de coups de pinceau qui attiraient autant l’attention sur le plan même du tableau que les taches et les “virgules” plus brutales de Monet, Pissarro et Sisley. La planéité était encore accentuée par les distorsions de son dessin. »85 Plus tard, avec le Cubisme « la peinture devait énoncer, au lieu de prétendre nier, le fait physique qu’elle était plane, même si elle devait simultanément surmonter cette planéité déclarée en tant que fait esthétique et continuer de représenter la nature. »86 Mais il faudra attendre l’expressionnisme abstrait pour que soient rendus « explicites certains facteurs constants de l’art pictural restés jusqu’alors implicites »87. Avec les peintres américains tels que Jackson Pollock, la réduction de la peinture à sa planéité essentielle atteint son stade ultime. « Avec les écheveaux dont il couvrait la toile en faisant gicler ou couleur la peinture, Pollock créait un équilibre entre une surface accentuée – rendue plus spécifique encore par les points d’impact de la peinture aluminium – et l’illusion d’une profondeur indéfinie. »88 82 Clément Greenberg, Art et culture. Essais critiques, op. cit., p. 46. Ibid., p. 52. 84 Ibid., p. 57. 85 Ibid., p. 61. 86 Ibid., p. 82. 87 Ibid., p. 228. 88 Ibid., p. 237. 83 30 Pour ce faire chacun de ces artistes a du rejeter toute représentation. Car, si figurer consiste à délimiter des objets, cette activité implique une dimension spatiale et une appréhension tactile qui sont toutes deux contraires à la planéité la peinture : « La tridimensionnalité est le domaine de la sculpture et au nom de sa propre autonomie, la peinture a dû avant tout se débarrasser de ce qu’elle pouvait avoir de commun avec la sculpture. C’est en poursuivant cet effort et non pas, je le répète, en cherchant à exclure le figurative ou le “littéraire” que la peinture s’est faite abstraite. »89 Toujours selon Greenberg, ce rejet de la figuration, de ses implications spatiales et tactiles, permettrait de rester fidèle à la bidimensionnalité et à la dimension optique de la peinture : « C’est au nom de l’optique pur et littéral, pas celui de la couleur, que les impressionnistes ont entrepris d’alléger les ombres et le modelé, et tout ce qui pouvait sembler rappeler le sculptural. »90 Aussi la quête moderniste de l’essence, de la pureté des moyens, revient à privilégier un art abstrait, dénué de toute fonction représentative et de toute référence au monde réel91. En somme, la théorie greenbergienne réduit l’histoire de l’art moderne à une quête de pureté. Des années 1880 aux années 1960 les artistes n’auraient eu pour seul horizon que de révéler les propriétés essentielles de chaque médium, notamment la planéité et l’opticalité de la peinture. Bien que cette lecture de l’Art moderne soit restrictive, qu’elle ne soit, à proprement parler, qu’un « récit » possible parmi d’autres, elle est la base sur laquelle l’art de la seconde moitié du XXe siècle a le plus souvent 89 Clément Greenberg, « La Peinture moderniste », op. cit., p. 35. Ibid., p. 36. 91 Antoine compagnon, op. cit., p. 57. 90 31 été pensé. Contrairement à l’Art moderne, tel que Greenberg le conçoit, l’Art contemporain se définirait par l’hybridation des genres, de l’art et du réel. 2. Art contemporain et hybridations. Si la modernité artistique se caractérise par la « purification » de chaque médium, alors l’Art contemporain sera le plus souvent définit comme un art « impur ». Là où chaque art faisait retour sur ses éléments essentiels, les artistes contemporains s’évertueraient à brouiller les frontières entre les arts mais aussi entre l’art et la vie. De prime abord efficace, cette distinction entre Art contemporain et Art moderne se révèle fragile face à des courants tels que le Dadaïsme, le Constructivisme ou encore la Nouvelle objectivité allemande. a. Architecture et postmodernité. La définition de l’Art contemporain en terme d’hybridation des genres a tout d’abord été pensée dans le champ de l’architecture. Dominée depuis les années 1920 par les figures du Corbusier, de Mies van der Rohe et de Walter Gropius, l’architecture poursuit dans les années 1960 le programme du modernisme tel qu’il a été défini par ces architectes. En réaction au néo-classisme et à l’éclectisme de la fin du XIXe siècle, ils proposèrent une architecture débarrassée de tout ornement et réduite à ses éléments structuraux. Contrairement à l’architecture de la fin du XIXe siècle, la construction ne sera plus recouverte d’un décors symbolique mais laissée apparente. Dans cette perspective l’apparence extérieure de tout bâtiment est l’expression de son architectonique ou, plus précisément, du programme et de la fonction pour lesquels il 32 est conçu. En d’autres termes, le modernisme architectural est une architecture « pure », réduite à ses éléments constructifs92. Or, c’est précisément en réaction à cette architecture « puriste » que se positionnent au début des années 1970 certains architectes. A rebours d’une architecture réduite à la simple expression de ses matériaux et de sa fonction, Charles Jencks et Robert Venturi prônent le retour à l’éclectisme et au décors symbolique. Fascinés par Las Vegas et sa pléthore de styles, du néo-classicisme aux pyramides égyptiennes en passant par les cathédrales italiennes, ces deux architectes sont pour la récupération de toutes sortes de motifs figuratifs, l’usage de matériaux et d’allusions historiques diverses93. Ainsi des architectes tels que Paolo Portoghesi, Christian de Portzamparc, Ricardo Bofill, mais aussi Takefumi Aida, Arata Isozaki et Aldo Rossi font explicitement retour aux traditions locales du passé. Charles Moore conçoit la Piazza d’Italia (1979) pour la Nouvelle-Orléans en se référant à la fontaine de Trevi à Rome de Nicolo Salvi (1732), à la basilique de Vicence d’Andrea Palladio (1549), à la Neue Wache de Berlin par Karl Friedrich Schinkel (1818) et à la grande tradition de l’architecture classique. En 1991 Robert Venturi réalise une aile pour la National Gallery de Londres en puisant dans le répertoire classique : pilastres corinthiens, entre-colonnements et colonnes cannelées composent la nouvelle façade de ce musée. James Stirling construit la Neue Staatsgalerie à Stuttgart, en fonction des traditions locales de la ville, « une masse sculpturale complexes composées de bandes bicolores de grès doré, de sinueuses parois vitrées aux meneaux verticaux vert vif, et de larges rampes bordées de mains 92 93 Robert Venturi, Scott Brown, Izenour, L’Enseignement de Las Vegas, Mardaga, Vottem (Belgique), 2008. Ibid. 33 courantes surdimensionnées rose foncé et bleues »94. A Jaipur, Charles Correa bâtit le musée Jawaharlal Nerhu (1990) en s’inspirant des traditions de cette ville, notamment du motif mandala Vastupurusha en damier à neufs carreaux. John Outram crée la Storm Water Pumping Station pour les Docklands de Londres « habillée d’éclatantes rayures de briques rouges, jaunes et violettes que complètent les coloris non moins prononcés des colonnes, des chapiteaux, du fronton et de l’oculus historicisants. »95 Parce que l’historicisme et l’éclectisme des années 1970 s’opposent foncièrement au purisme de l’Architecture moderne, Charles Jencks proposera le terme de « postmodernité » pour qualifier l’architecture contemporaine. Cette expression sera reprise dans le champ des arts plastiques pour désigner le même phénomène d’hybridation des genres, des traditions, des références et des matériaux dépassant ainsi l’essentialisme greenbergien. b. Arts plastiques et hybridations. Si, comme le pense le « monde de l’art » des années 1950 et 1960, l’Art moderne consiste en une « purification » des moyens propres à chaque médium96, alors l’hybridation des genres, des matériaux et des supports telle qu’elle se manifeste au cours des années 1960 représente une rupture vis-à-vis de ce paradigme, et peut-être qualifiée de « postmoderne ». Le mélange des références et des techniques, par opposition au purisme moderniste, devient le critère de distinction entre Art contemporain et Art moderne. 94 Diane Ghirardo, Les Architectures postmodernes, Thames & Hudson, Paris, 1997, p. 88. Clément Greenberg, « La Peinture moderniste », op. cit. 96 Tom Wolfe, Le Mot peint, Gallimard, Paris, 1978. 95 34 C’est à partir de Robert Rauschenberg et de ses Combine painting que l’Art contemporain est pensé pour la première fois en termes d’hybridation des matériaux et des genres. Monogram (1955-59), une de ses œuvres les plus exemplaires, rassemble sur un socle en bois monté de quatre roulettes des reproductions imprimées, du métal, du bois, un talon en caoutchouc, une balle de tennis mais aussi une tête de chèvre angora juchée sur pneu. A l’idéal de pureté Rauschenberg oppose un mélange de matériaux extra-picturaux et un hybride de sculpture et de peinture, la tête de chèvre étant en trois dimensions. Léo Steinberg écrit au sujet de cet artiste les lignes suivantes : « Ses tableaux de la fin des années 1950 incluent des éléments non artistique qui font intrusions : un oreiller suspendus horizontalement à la partie inférieure du cadre (Canyon, 1959), une échelle posée sur le sol insérée entre les panneaux peints qui composent le tableau (Winter Pool) ; une chaise debout contre un mur mais encastrée dans le tableau (Pilgrim, 1961). »97 L’art de Rauschenberg se définit donc par une « pénétration de plus en plus profonde de l’art dans le non-art »98, mais aussi par l’utilisation de références à l’histoire de l’art comme le démontre l’Odalisque (1955-1958) qui inclut une reproduction du tableau du même titre composé par Ingres. Et, c’est précisément cet éclectisme, ce brouillage des frontières entre l’art et la vie, ce mélange des sources historiques qui fondent l’utilisation du terme « post-moderne » dans le champ de l’Art contemporain : « Avec le plan du tableau fourre-tout propre à la peinture post-moderniste, l’art a pris une fois 97 98 Léo Steinberg, « Autres critères », Art en théorie 1900-1990, op. cit., p. 1037. Ibid., p. 1040. 35 de plus un cours non linéaire et imprévisible. »99 En d’autres termes, parce que « les Combinaisons (le nom qu’utilise Robert Rauschenberg pour son propre travail) […] utilisent toute une variété de matériaux et d’objets avec un large éventail de formats qui s’éloignent tout à fait des normes admises exigées par la « peinture » comme nous l’avons connue »100, l’hétérogénéité des techniques et des supports sera le propre de l’Art contemporain par opposition au purisme de l’Art moderne. Dans les mêmes années le Nouveau Réalisme français développe un art diamétralement opposé à l’essentialisme moderne. A l’image de Robert Rauschenberg, Arman, Daniel Spoerri, Jean Tinguely, Niki de Saint-Phalle, Césrar et Villéglé introduisent des objets du monde ordinaire ou des matériaux extra-picturaux dans le champ de la peinture et de la sculpture. Leur volonté de brouiller les catégories de l’Art moderne est explicitée par Pierre Restany : « Nous assistons aujourd’hui à l’épuisement et à la sclérose de tous les vocabulaires établis, de tous les langages, de tous les styles. A cette carence – par exhaustion – des moyens traditionnels, s’affrontent des aventures individuelles encore éparses en Europe et en Amérique, mais qui tendent toutes, quelle que soit l’envergure de leur champ d’investigation, à définir les bases normatives d’une nouvelle expressivité. Il ne s’agit pas d’une recette supplémentaire du médium à l’huile ou au ripolin. La peinture de chevalet (comme n’importe quel autre moyen d’expression classique dans le domaine de la peinture ou de la sculpture) a fait son temps. […] Que nous propose-t-on par ailleurs ? La passionnante aventure du réel perçu en soi et non à travers la transcription conceptuelle ou imaginative. »101 Daniel Spoerri compose quant à lui des « tableaux-pièges » tels que La Cène de Hahn (1964) à partir des restes d’un repas. Des assiettes, des bols, des couverts, des 99 Ibid., p. 1039. Allan Kaprow « Assemblages, environnements et happenings », Art en théorie 1900-1990, op. cit., p. 775. 101 Pierre Restany, « Les Nouveaux Réalistes », Art en théorie 1900-1990, op. cit., p. 784. 100 36 bouteilles et d’autres ustensiles ayant servi pour un dîner sont fixés sur une plaque ensuite accrochée au mur. Arman réalise des tableaux avec des objets réels comme des instruments de musique, des montures de lunettes ou encore des masques à gaz, César compresse des voitures pour en faire des sculptures (Compression d’une voiture, 1962), Villéglé et Raymond Hains récupèrent des affiches dans la rue qu’ils accrochent telles qu’elles aux murs des galeries. Parallèlement au Nouveau réalisme français se développe aux Etats-Unis le Pop art qui lui même contrevient à l’essentialisme de Greenberg en recyclant des images issues des mass media. Andy Warhol, ses Marilyn, Elvis, billets de banques et soupes Campbell sérigraphiés dans de nombreuses couleurs, Jasper Johns et ses Flag, Roy Lichtenstein et ses reproductions de comics américains font ouvertement fi des principes du modernisme comme le fera plus tard Julian Schnabel en incrustant des assiettes brisées dans ses toiles. Par ailleurs, le « retour » à la figuration chez de nombreux artistes des années 1960 et 1980 – après son rejet par le modernisme au nom de la planéité de la surface picturale participe également de la définition de l’Art contemporain comme « impur ». Tom Wesselmann, David Hockney, Martial Raysse, Howard Kanovitz, Gerhard Richter, Hervé Télémaque, Jacques Monory, Georg Baselitz, Jörg Immendorff, A. R. Penck, mais aussi Keith Harring et Jean-Michel Basquiat peignent des toiles pleines de figures, de signes et de symboles prohibés par la doctrine moderniste. 37 Jugé à l’aune du modernisme, l’Art contemporain est défini comme hybride. Mais, précisément, ce n’est qu’au sein de la théorie greenbergienne que l’Art moderne s’oppose à l’Art contemporain en termes de « pureté » et d’ « impureté ». Car, comme nous l’avons déjà suggéré, cette doctrine, loin d’être exhaustive et impartiale, exclue de son champ nombre de courants et d’artistes qui la mettent en doute. 3. Hétérodoxies modernes. Si la distinction entre Art contemporain et Art moderne en termes d’ « hybridation » et de « purisme » tient dans le cadre de la pensée greenbergienne, elle s’effrite face à la réalité de la production artistique du début du XXe siècle. En effet, le mélange des supports et des matériaux, le recours à la figuration et aux symboles n’est pas l’apanage de l’Art contemporain. Dès les années 1910, 1920 et 1930, le Dadaïsme, le Surréalisme, mais aussi la Nouvelle objectivité allemande, le « réalisme magique » d’un De Chirico ou encore des artistes comme Grant Wood, Edward Hopper et Frida Kahlo contreviennent au « purisme » de Greenberg. Le Dadaïsme rassemble des artistes qui, dans leur volonté commune de faire table rase des valeurs de l’ordre bourgeois, produisent des œuvres composées de matériaux et d’éléments jusqu’alors exclus du champ de l’art. Ainsi, Raoul Hausmann conçoit des collages et des photomontages à partir de papiers découpés dans des manuels, d’éléments typographiques, des billets de banque ou encore de cartes de géographie. « J’adoptais avec la découverte du photomontage une attitude supra- 38 réaliste, qui permet de travailler avec une perspective à plusieurs centres et de superposer des objets et des surfaces”.102 La pratique du collage est partagée par de nombreux artistes de ce courant qui, comme Hannah Höch ou John Heartfield, réalisent des œuvres à partir de lettres et d’images découpés dans les journaux. Kurt Schwitters étendra cette pratique de l’assemblage à l’espace réel avec son Merzbau, sorte d’immense sculpture composée de déchets et d’objets divers à l’intérieur de sa maison. Sans oublier Marcel Duchamp qui, dès 1914 avec son Porte-Bouteilles, introduit un objet ordinaire dans le monde de l’art. L’usage du montage sera repris plus tard par le Constructivisme et le Productivisme, à des fins moins artistiques qu’utilitaristes103. Ainsi, à moins de l’envisager dans la perspective étroite du modernisme greenbergien – fondée entre autres sur l’occultation du Dadaïsme, du Constructivisme et Productivisme – l’hétérogénéité ne définit pas essentiellement l’Art contemporain. Dans la mesure où l’hybridation des matériaux apparaît dès le début du XXe siècle, il est impossible de faire reposer sur elle la distinction entre Art contemporain et Art moderne. De même, si la figuration des années 1960 et 1980 peut-être considérée comme un « retour » à la représentation, celle-ci n’a jamais complètement disparu de l’Art moderne. Rejetés par Greenberg comme non pertinentes dans le cadre de sa théorie, quelques courants figuratifs jalonnent la première moitié du XXe siècle. 102 103 Raoul Hausmann, Cinéma synthétique de la peinture, (manifeste de 1918), Alia, Paris, 1992. Benjamin Buchloh, « Faktura et factographie », in Essais historiques I. Art moderne, op. cit. 39 Bien que la figuration soit quasiment éclipsée chez les Fauves, les Expressionnistes, les Cubistes ou encore les Futuristes, elle domine largement la peinture Surréaliste. Apparu dans les années 1920 ce courant réunit des peintres qui, dans la lignée de De Chirico, représentent les fantasmagories de l’inconscient, des univers défiants les lois de la physique, c’est-à-dire une réalité « surréelle ». Ainsi Marx Ernst, Salvador Dali ou encore René Magritte peignent toutes sortes de figures, telles que des femmes, des hommes, des formes hybrides, des objets et des lieux indéterminés. A la même époque les peintres de la Nouvelle Objectivité, comme Christian Schad, Otto Dix, Georges Grosz ou encore Max Beckmann représentent la société allemande d’après-guerre dans des oeuvres d’où émane une « inquiétante étrangeté »104. Un peu plus tard, dans les années 1930 aux Etats-Unis et en Amérique du sud, Grant Wood, Edward Hopper mais aussi Frida Kahlo et Diego Rivera s’adonnent à la figuration du monde réel. En somme, l’opposition entre Art contemporain et Art moderne sur la base d’un clivage entre « pureté » du médium et « hybridation » des matériaux ou « retour » à la figuration, semble ne pas tenir quand la pensée de Greenberg se confronte au réel. Comme nous venons de le démontrer, l’histoire de l’art du XXe siècle est trop riche en mouvements pour se réduire à une telle bipartition. * * * 104 Jean Clair, « Metafisica et unheilmlichkeit », Les Réalismes 1919-1939, Centre Pompidou, Paris, 1980. 40 L’analyse des deux critères qui semblaient marquer le dépassement de l’Art contemporain comme dépassement de l’Art moderne révèle leurs faiblesses. Chacun d’eux repose sur des distinctions – subjectivité contre neutralité, « purisme » contre hybridation – inopérantes au regard de la multiplicité des courants artistiques du XXe siècle. De nombreux exemples démontrent que l’expression de l’intériorité et l’hybridation des matériaux ne sont pas l’apanage ni de l’un ni de l’autre. Ces notions ne permettent pas d’établir le découpage et de le dépassement de l’Art moderne par l’Art contemporain. C’est pourquoi nous étudierons la modernité artistique et l’Art contemporain suivant un plan non plus « morphologique » (apparences extérieures) mais « structurel » (les modes de significations). Cette étude nous permettra de démontrer que le rapport entre ces deux périodes n’est pas de l’ordre d’un « dépassement » mais d’une « rédition ». Plus précisément, nous verrons que l’Art contemporain est un « retour » au régime classique de la signification. II. Repli des régimes moderne et esthétique de l’art. L’étude de la modernité artistique et de ses précédents démontre que l’Art contemporain loin d’être un « dépassement » de l’Art moderne, est davantage un « retour » au paradigme classique de la signification. En effet, alors que l’Art moderne a pour objectif de produire un sens interne aux formes et aux couleurs, sinon d’élaborer un dialogue entre le représenté et les matériaux en vue d’un sens sensible105, nous verrons que l’Art contemporain s’est progressivement détaché de ce 105 Jacques Rancière, Et tant pis pour les gens fatigués, Amsterdam, Paris, 2009, p. 274. 41 but. De l’art conceptuel à nos jours, les artistes mettent en place des procédures analytiques et allégoriques qui substituent au sens sensible de la modernité un sens conceptuel, extérieur à la matérialité de l’œuvre. De fait, d’un point de vue « structurel » et non pas « morphologique », l’Art contemporain est un abandon du régime moderne et plus largement esthétique de l’art en faveur du « régime représentatif »106. A) La modernité radicale. La modernité artistique (1880-1960), dans sa version la plus radicale, peut être comprise comme la tentative de produire un sens interne aux formes et aux couleurs par opposition à la mimesis dont le sens (ce qui est représenté, dénoté) est par définition extérieur à la matérialité de l’œuvre107. Or, c’est précisément ce projet auquel renoncent les artistes contemporains dès le milieu des années 1960. Depuis l’Art conceptuel, l’Art contemporain a progressivement renoué avec un sens discursif qui dépasse la matérialité de l’œuvre, jusqu’à la quasi-dissolution du sensible (matériaux) dans le concept, ce qui est le propre du « régime représentatif ». 1. Les précédents. Les Impressionnistes inaugurent une nouvelle période de l’art. La couleur et les formes s’autonomisent du sujet représenté, la peinture s’engage sur la voie d’un art fondé sur seul jeu des matériaux et de la facture. Certes, le Fauvisme, l’Expressionnisme, le Cubisme et même le Futurisme se maintiennent dans le champ 106 107 Jacques Rancière, Le Destin des images, La Fabrique, Paris, 2006, p. 129-134. Nelson Goodman, Langages de l’art, Hachette, Paris, 1990, p. 33-35. 42 de la représentation, toutefois le but n’est pas de soumettre les moyens à la narration mais de les faire dialoguer en vue d’un sens sensible108 ; il s’agit alors, pour reprendre les termes de Jacques Rancière, d’une immanence complexe, mêlée de représentation109. Cela dit, si la modernité artistique est le moment du retour du « refoulé »110, c’est-à-dire de la couleur et d’un art « autonome », des antécédents notables au cours de l’histoire de l’art méritent d’être mentionnés. Au début de la Renaissance italienne, puis au cours des XVIe et XVIIe siècles, se met en place une conception « littéraire » de la peinture. Selon la célèbre formule de l’Ut Pictura Poesis, Leon Battista Alberti écrit un essai (De la peinture, 1435) dans lequel la peinture, sur le modèle de la poésie, est définie comme l’art de raconter des histoire, de mettre en forme une narration. La composition du tableau, l’agencement de ses parties ainsi que l’expression des figures représentées doivent se soumettre à l’historia111. Sur ce modèle les académiciens des XVIe et XVIIe siècles mettront sur pied une doctrine de l’art pictural privilégiant le dessin – en tant qu’expression de l’Idée et de l’intellect – aux dépens de la couleur, considérée comme la partie matérielle la moins noble112. Pourtant, parallèlement à cette conception de la peinture largement mise en œuvre par les Florentins113, nombre de peintres des XVIe et XVIIe siècles émancipent la couleur et les formes d’une stricte soumission à la narration ou à 108 Jacques Rancière, Le Destin des images, op. cit., p. 66-78. Jacques Rancière, Et tant pis pour les gens fatigués, op. cit., p. 274. 110 Marcelin Pleynet, Système de la peinture, Seuil, Evreux, 1977, p. 142. 111 Leon Battista Alberti, De la peinture, Macula, Paris, 1999. 112 Jacqueline Lichtenstein, « Le Conflit du coloris et du dessin ou le devenir tactile de l’idée », La Couleur éloquente, Flammarion, Paris, 1999. 113 Thomas Puttfarken, « Les Origines de la controverse « Disegno – Colorito » dans l’Italie du Cinquecento », in Rubens contre Poussin : la Querelle du coloris dans la peinture française de la fin du XVIIe siècle, Ludion, Paris, 2004. 109 43 l’Idée114 : les Vénitiens, des Maniéristes mais également de peintres isolés comme Rubens. La figuration cesse avec eux d’être une fin et devient un moyen d’exploitation pour elles-mêmes des possibilités spécifiquement picturales115. De même, au cours du XVIIe siècle, Le Greco, Chardin, Watteau116 ou encore Rembrandt et Vermeer font font de l’histoire et de la narration des prétextes pour mettre en œuvre les matériaux de l’œuvre117. Avec Ludwig Tieck et Otto Runge, le Romantisme allemand de la fin du XVIIIe siècle énonce également la possibilité d’un art pictural fondé sur le seul jeu des couleurs et de la lumière118. Car, selon eux, ce n’est qu’en s’émancipant de la représentation des apparences extérieures que la peinture sera un organisme autonome à l’image du monde119. Dans la lignée des Romantiques, Eugène Delacroix au XIXe siècle est l’un des derniers précédents à la modernité artistique. Avec lui la couleur explose jusqu’à dissoudre les contours des figures, nombre de ses toiles sont un jeu de taches colorées avant d’être des histoires mises en formes. Ainsi, une rapide vision synoptique de l’histoire de l’art, depuis le XVe siècle jusqu’au XIXe siècle, révèle un nombre important d’antécédents à la modernité artistique. Cela dit, si l’autonomisation vis-à-vis du sujet et de l’histoire représentés n’est pas le domaine exclusif des artistes modernes, ce n’est qu’avec eux qu’elle prendra une véritable ampleur et sera énoncée comme « doctrine » officielle. 114 Ibidem. Charles-Pierre Bru, « Du Classicisme au Romantisme », in Esthétique de l’abstraction. Essai sur le problème actuel de la peinture, Puf, Paris, 1955, p. 121-128. 116 Ibidem. 117 Jakob Burckhardt, « La Peinture de genre hollandaise », in Leçons sur l’art occidental, Hazan, Paris, 1998. 118 Elisabeth Décultot, op. cit. 119 Ibidem. 115 44 2. L’art « pur ». Bien que l’Art moderne soit souvent resté dans le champ de la représentation, son principal enjeu a été de mettre entre parenthèses le sujet représenté au profit d’une mise en valeur des moyens propres à la peinture120. Plus précisément, les artistes modernes, Fauves, Expressionnistes, Cubistes ou encore Suprématistes, ont pour horizon un sens qui, tout en étant immanent au sensible, rend compte du monde non pas tel qu’il est vu mais tel qu’il est vécu. En d’autres termes, en se détachant de la mimesis ils substituent aux ressemblances extérieures une ressemblance intérieure faite d’équivalents plastiques. C’est ce que Jacques Rancière caractérise comme « l’identité mythique du « ça » et l’altérité du « a été » »121. Afin de vérifier l’hypothèse selon laquelle la plupart des artistes modernes ont cherché à produire un sens interne aux formes, équivalent d’une réalité extérieure, nous commencerons par analyser les textes de Lawrence Gowing à propos de Paul Cézanne. Au regard de ses œuvres et de ses correspondances, ce théoricien affirme que Cézanne a eu pour seule ambition de créer des équivalents plastiques des sensations qu’il éprouve face au monde122. Plus précisément, sa « logique des sensations organisées » consiste à réaliser ses sensations par des rapports de couleurs123 : « Les taches de Cézanne ne représentent ni des matières ni des facettes ni des variations de teintes. En elles-mêmes elles ne représentent rien. Ce sont les rapports entre elles – rapports d’affinité et de contrastes, les progressions de ton à ton dans une gamme de couleurs, et les 120 Hal Foster, « La Passion du signe », in Le Retour du réel, 2005, La Lettre volée, Liège, p. 108. Jacques Rancière, Le Destin des images, op. cit., p. 30. 122 Lawrence Gowing, Cézanne : La logique des sensations organisées, 1992, Macula, Paris, pp. 67, 92. 123 Lawrence Gowing, op. cit., pp. 29, 65. 121 45 modulations d’une gamme à l’autre – qui proposent un parallèle à l’appréhension du monde. »124 Autrement dit, chez Cézanne le sens est immanent aux matériaux de l’art qui produisent une ressemblance intérieure avec le monde : « Il comprit instinctivement que, dans les temps nouveaux, le traitement était le tableau. La consistance de la facture à laquelle parvint Cézanne donne une nouvelle sorte d’unité matérielle intrinsèque, qui relie le tableau non seulement à la signification matérielle des objets, mais à la consistance générale du monde matériel. »125 Vassily Kandinsky rejette quant à lui dès 1911 toute représentation du monde objectif pour se concentrer sur les moyens propres à la peinture : « Chaque art en arrive peu à peu au point où, grâce aux moyens qui lui appartiennent en propre, il devient capable d’exprimer ce qu’il est seul qualifié pour dire »126. Aussi insiste-t-il pour qu’un art apprenne « d’un autre art l’emploi de ses moyens, même des plus particuliers et [applique] ensuite, selon ses propres principes, les moyens qui sont à lui, et à lui seul. »127 « Sa tâche [la peinture] est encore d’analyser ces moyens et ces formes, d’apprendre à les connaître, comme la musique, pour sa part, l’a fait depuis longtemps, et de s’efforcer en les utilisant à des fins purement picturales, de les intégrer dans ses créations. »128 Plus précisément, l’ambition du peintre est de rendre compte, à partir d’éléments strictement picturaux, de sa « nécessité intérieure » elle-même en accord avec « le rythme de l’univers »129. En d’autres termes, si Kandinsky convoque une 124 Ibid., p. 67. Ibid., p. 13. 126 Vassily Kandinsky, Du spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier, Denoël, Paris, 1969, p. 75. 127 Ibid., p. 76. 128 Ibid., p. 77. 129 Philippe Sers, Kandinsky : philosophie de l’abstraction, Skira, Paris, 1995, p. 174. 125 46 transcendance, un « au-delà » du monde et de la peinture, celle-ci se joue à l’intérieur même de la toile, entre les plis des couleurs et des formes130. « Celui qui regarde un tableau est […] trop habitué à y découvrir une “signification”, c’est-à-dire un rapport extérieur entre ses différentes parties. […] Jamais il ne cherche à sentir la vie intérieure du tableau, à la laisser agir directement sur lui. Ebloui par les moyens extérieurs, son regard intérieur ne s’inquiète pas de la vie qui se manifeste à l’aide de ces moyens. »131 Ainsi, comme le dit Philippe Sers, « la convocation de la transcendance [se fait chez Kandinsky] au moyen de l’élément formel »132. La couleur est le lieu du « dévoilement de l’Être »133, c’est « la forme elle même qui manifeste le contenu » et « le contenu habite entièrement la forme »134. L’ « au-delà » que convoque Kandinsky, c’est-à-dire « la vibration de l’énergie créatrice du monde »135, est contenu dans les matérialité même de l’œuvre : il s’agit s’un sens immanent au sensible mais aussi d’une ressemblance plus profonde avec le monde, analogique136 ; les moyens de l’art produisent des équivalents du monde dans sa réalité invisible. Paul Klee ne pense pas autre chose lorsqu’il dit : « anatomique auparavant, le point de vue se fait maintenant plus physiologique. »137 Dans un autre registre, la déconstruction de l’espace perspectif et l’éclatement des formes par les Cubistes produisent un langage plastique autonome. Aussi Jean 130 Thierry de Duve, Nominalisme pictural, op. cit., p. 156. Vassily Kandinsky, op. cit., p. 155. 132 Philippe Sers, L’Avant-garde radicale, Les Belles lettres, Paris, 2004, p. 153. 133 Ibid., p. 48. 134 Ibid., p. 128. 135 Ibid., Philippe Sers, Kandinsky : philosophie de l’abstraction, op. cit., p. 174. 136 Gilles Deleuze, Francis Bacon. Logique de la sensation, Seuil, Paris, 2002, p. 109. 137 Paul Klee, Théorie de l’art moderne, Gallimard, Paris, 2001, p. 45. 131 47 Metzinger écrit à propos de Picasso qu’en « réprouvant toute intention ornementale, anecdotique, symbolique, il réalise une pureté picturale encore ignorée. »138 Pour Kasimir Malevitch « le cubisme [crée] un système déterminé d’échafaudement des variétés picturales formelles en bâtissant toute sa construction exclusivement sur le développement des factures picturales, en juxtaposant le caractère contradictoire des surfaces pour une tension commune et l’acuité de la conception picturale. »139 Comme le dit Apollinaire « la vraisemblance n’a plus aucune importance, car tout est sacrifié par l’artiste à la composition de son tableau. Le sujet ne compte plus ou s’il compte c’est à peine »140 ; « ce sera de la peinture pure, de même que la musique est de la littérature pure. »141 Et, si le cubisme est un « art de conception»142, pour autant « le tableau ne sera transposition ni schéma, [mais] équivalent sensible et vivant d’une idée, l’image totale »143, une « peinture purement expressive »144. En somme c’est la réalité telle qu’elle est conçue et non telle qu’elle est vue qui doit être restituée à partir des moyens propres à la peinture. Aussi Fernand Léger précise-t-il que « la valeur réaliste d’une œuvre est parfaitement indépendante de toute qualité imitative »145 et que « le réalisme pictural est l’ordonnance simultanée des trois grandes quantités plastiques : les Lignes, les Formes et les Couleurs. »146 De même que chez Kandinsky, la production d’un sens 138 Jean Metzinger, « Note sur la peinture », in Art en théorie 1900-1990, op. cit., p. 212. Kasimir Malevitch, De Cézanne au Suprématisme, L’Age d’homme, Paris, 1974, p. 104. 140 Guillaume Apollinaire, « Du sujet dans la peinture moderne », in Art en théorie 1900-1990, op. cit., p. 215. 141 Ibid. 142 Guillaume Apollinaire, « Peintres cubistes », in Art en théorie 1900-1990, op. cit., p. 217. 143 Jean Metzinger, op. cit., p. 213. 144 Robert Delaunay, « Réalité, peinture pure », in Art en théorie 1900-1990, op. cit., p. 187. 145 Fernand Léger, « Les Origines de la peinture et sa valeur représentative », in Art en théorie 1900-1990, op. cit., p. 231-232. 146 Ibid., p. 232. 139 48 interne aux éléments picturaux revient chez les Cubistes à produire des équivalents plastiques d’une réalité extra-picturale. La recherche d’un sens immanent aux matériaux, c’est-à-dire d’une ressemblance plus profonde avec le réel ou encore d’une analogie sensible, est également l’objectif des Futuristes. « Tout doit être matière à création non pas extérieure et narrative mais intérieure et interprétative »147 Fascinés par le monde moderne, les artistes de ce mouvement désirent « remplacer les anciennes émotions statiques et nostalgiques par les violentes émotions du mouvement et de la vitesse et par l’ivresse de l’action »148. L’intention n’est donc pas de reproduire le réel dans ses apparences extérieures mais de restituer ce qui en est intérieurement éprouvé. Plus précisément, leur but est de rendre « l’objet vécu dans son devenir dynamique »149. Pour ce faire, la méthode consiste à « créer des analogies »150, comprendre que pour « chaque émotion sensorielle correspond une forme ou une couleur analogue »151. Aussi, puisque « les lignes, les formes et les couleurs données comme force sont la seule expression dynamique possible »152, ils abandonnent la représentation du monde objectif en faveur des moyens strictement picturaux. « Dans l’art, tout doit être création d’organismes autonomes construits avec les valeurs plastiques abstraites, c’est-à-dire avec les équivalents de la réalité. »153 147 Umberto Boccioni, op. cit., p. 29. Ibid., p. 32. 149 Ibid., p. 62. 150 Ibid., p. 14. 151 Ibid., p. 102. 152 Ibid., p. 78. 153 Ibid., p. 65. 148 49 En somme, les futuristes cherchent à produire un sens immanent aux matériaux de l’œuvre, des « équivalents plastiques de la vie en soi »154 ou encore une « ressemblance sensible » produite « sensuellement par la sensation ».155 « Pour Boccioni, le point de départ de l’œuvre réside toujours dans la sensation, entendue comme une totalité psychique à travers laquelle se manifeste la vie universelle. Le tableau luimême n’est qu’un “très vaste minimum” de l’infiniment complexe du dynamisme universel dont il se fait le véhicule. »156 Cela dit, si « la construction d’une nouvelle réalité interne, que les éléments de la réalité extérieure contribuent à construire selon la logique de l’analogie plastique »157, est l’objectif visé par le futurisme, celui-ci ne semble pas toujours atteint. En effet, tout en se défendant d’un quelconque rapport avec la photo – « une parenté, aussi lointaine fut-elle avec la photographie, nous l’avons toujours repoussée avec défaut et mépris »158 – Boccioni reconnaît « dans certains de [ses] travaux [...] des scories impressionnistes, une construction trop logique et descriptive, bref une construction pas encore assez architectonique ».159 « L’effort du futurisme pour donner une plastique picturale pure, en tant que telle, n’a pas été couronné de succès : il ne pouvait se départir du côté figuratif en général et ne faisait que détruire les objets au nom de l’obtention de la dynamique. »160 154 Ibid., p. 52. Gilles Deleuze, op. cit., p. 109. 156 Giovanni Lista, « Boccioni et le Futurisme », in Dynamisme plastique d’Umberto Boccioni, op. cit., p. 12. 157 Umberto Boccioni, op. cit., p. 114. 158 Ibid., p. 120. 159 Ibid., p. 18. 160 Kasimir Malevtich, op. cit., p. 38. 155 50 A la suite de Cézanne, de Kandinsky, des Cubistes et des Futuristes, Kasimir Malevitch fonde le Suprématisme qui, selon lui, dépasse tous ses prédécesseurs : « Toute la peinture passée et actuelle avant le Suprématisme (sculpture, art verbal, musique) a été asservie par la forme de la nature et attend sa libération pour parler dans sa propre langue et ne pas dépendre de la raison, du sens, de la logique, de la philosophie. »161 Contrairement aux courants qui le précèdent, Malevitch entend se débarrasser de tout résidu de figuration. Seule la couleur pure, en vertu de son mouvement et de son énergie interne, est capable d’exprimer « l’excitation sans cause de l’Univers »162 au fondement de l’univers. Aussi, chez Malevitch le sens, interne aux matériaux de l’œuvre, consiste en une ressemblance plus profonde avec le monde : « En aucun cas les couleurs ne sont chez Malevitch un attirail conventionnel et culturel ayant des équivalents psychologiques artificiellement établis. En cela Malevitch est opposé à toute symbolique des couleurs. La “perfection blanche” du Carré blanc sur fond blanc est à la fois la manifestation de l’être abyssal et le triomphe de la peinture. »163 En somme, au début du XXe siècle se succèdent des artistes et des courants dont l’ambition est explicitement de créer un sens immanent au sensible, pensé comme une ressemblance plus profonde avec le monde – non pas tel qu’il est vu, mais tel qu’il est conçu ou vécu. Pour reprendre les termes de Jacques Rancière, Cézanne, Kandinsky, mais aussi les Cubistes les Futuristes et le Suprématisme croient en la possibilité d’une « transcendance immanente »164. Cela dit, parallèlement à cette tendance « radicale », qui privilégie un sens sensible immanent, d’autres courants se 161 Ibid., p. 37. Ibid., p. 148. 163 Jean-Claude Marcadé, « Une esthétique de l’abîme », in De Cézanne au Suprématisme de Kasimir Malevitch, op. cit., p. 18. 164 Jacques Rancière, Le Destin des images, op. cit., p. 18. 162 51 maintiennent volontairement dans le champ de la représentation, où le sens reste a priori extérieur à la matérialité de l’œuvre, c’est-à-dire intellectuel. Mais, nous allons le démontrer, tout en restant du côté de la figuration ces différentes tendances ne prêtent pas tant d’importance au sujet qu’à la manière. Leur but est non pas de créer un sens conceptuel extérieur au sensible, mais de produire une immanence complexe, faite du dialogue entre les moyens de l’œuvre et le représenté165. B) Dissidences et « régime esthétique ». Comme nous venons de le voir, de nombreux mouvements artistiques du début du XXe siècle cherchent à produire un sens sensible interne à la matérialité de l’œuvre. Mais, force est de constater qu’un nombre tout aussi important de courants se maintient dans le champ de la figuration, c’est-à-dire d’un sens a priori extérieur aux moyens de la peinture. Pourtant, il ne s’agit pas tant pour ces artistes de créer un sens littéraire qui dépasse la matérialité de l’œuvre, que de faire dialoguer le « sensible » (les moyens) et le dicible (le représenté) dans l’optique d’un sens sensible, relevant alors d’une immanence complexe166. Aussi s’inscrivent-ils dans le « régime esthétique »167 de l’art davantage que dans la modernité « radicale ». 1. Le « régime esthétique » de l’art. Défini par Jacques Rancière, le « régime esthétique » correspond au moment où les artistes se détachent du « régime représentatif » de l’art entendu comme 165 Jacques Rancière, Et tant pis pour les gens fatigués, op. cit., p. 274. Ibid. 167 Jacques Rancière, Le Destin des images, op. cit., p. 135. 166 52 l’assujettissement des moyens au sujet168. Contrairement à ce qui se produit dans le « régime représentatif », le « régime esthétique » est celui dans lequel le sensible (les matériaux de l’œuvre : couleur, mots,…) communique avec le dicible (ce qui est représenté, dit, énoncé)169. Là où l’aspect matériel de l’œuvre était dépassé par les concepts et la narration, ces deux paramètres sont désormais mis sur un pied d’égalité. Plus précisément, le « schéma mimétique traditionnel est doublé de l’intérieur par un schéma contre mimétique »170, il y a « recouvrement d’une logique esthétique et d’une logique représentative »171. Pour le dire autrement, le sensible est guidé par ce qui est dit, et ce qui est dit est pris dans un halo sensible, de telle sorte que « tout est mélangé, n’importe quel trait fictionnel peut-être pris comme trait d’expression matérielle, et les traits représentatifs donnent le principe des traits expressifs. »172 Il y a « coïncidence entre identité du sens et du non sens », « identité de la présence et de l’absence, monstration et signification s’accordent »173 ; le représenté (le dire) est pris dans ce qui est montré (les moyens). Aussi peut-on parler d’une immanence complexe174. 2. La figuration dans le « régime esthétique ». Prenons comme premiers exemples les Fauves et les Expressionnistes. Maurice de Vlaminck, André Derain, Kees van Dongenmais aussi Emil Nolde, Ernst Ludwig Kirchner, Oskar Kokoschka ou encore Egon Schiele font partie de ces artistes inscrits dans le champ de la figuration. Des paysages, des femmes ou encore des hommes sont 168 Ibid., p. 129-134. Ibid., pp. 55, 57. 170 Jacques Rancière, Et tant pis pour les gens fatigués, op. cit., p. 228. 171 Ibid., p. 231. 172 Ibid., p. 274. 173 Jacques Rancière, Le Destin des images, op. cit., p. 139. 174 Jacques Rancière, Et tant pis pour les gens fatigués, op. cit., p. 274. 169 53 clairement identifiables dans leurs œuvres. Mais, l’essentiel de leurs tableaux ne se joue pas tant dans le sujet représenté que dans la manière dont il est traité. Ainsi, Les Amants (1913) d’Egon Schiele montre moins des individus reconnaissables que des corps aux formes contrariées, la Femme à demi nue au chapeau (1911) de Kirchner s’impose-t-elle par ses couleurs vives, et les Barques à Collioure (1905) de Derain sont-elles une vaste mosaïque de couleurs pures. En d’autres termes, ce qui compte est moins le représenté que la forme qu’il prend. Comme le dit Mikel Dufrenne « le sujet épouse exactement la forme du sensible, il est forme de cette forme. »175 Le sensible (moyens) est orienté par ce qui est figuré, et ce qui est représenté (dit) est pris dans un halo sensible. Le principe selon lequel « la forme de l’objet esthétique ne s’attache pas à ce qu’il représente ; ou du moins ce qu’il représente est-il pris dans la forme plutôt que la forme ne procède de lui »176, est également à l’œuvre chez les Dadaïstes. En recourant dans leurs photomontages à des coupures de presses, à des lettres et à des mots, les artistes dadaïstes ne soumettent pas la matérialité de l’œuvre à un discours qui lui serait extérieur. Dans leurs œuvres, les mots valent autant pour leurs référents que pour leurs aspects visuels : « Nous avons maintenant fait tellement évoluer la plasticité du mot qu’il sera difficile d’aller encore plus loin. Nous avons obtenu ce résultat au prix de l’abandon de la construction logique et relationnelle de la phrase […]. Nous avons chargé le mot de forces et d’énergies qui 175 176 Mikel Dufrenne, Phénoménologie de l’expérience esthétique. 1 L’objet esthétique, Puf, Paris, 1993, p. 192. Ibid., p. 191. 54 nous ont fait découvrir le sens évangélique du “verbe” (logos), qui est une image magique complexe. »177 Ce qui les intéresse c’est le choc entre le sens des mots, leur matérialité et les images, pour produire un sens sensible entremêlé de « visible » et de « dicible » 178 ; comme l’énonce Hugo Ball, « le mot et l’image ne font qu’un »179. Cette tentation d’un sens interne aux formes de l’art est également le projet du Surréalisme. Bien que ce courant soit « très éloigné de l’abstraction dans ses techniques et son esprit »180, bien qu’il réintroduise « brutalement dans la peinture les procédés les plus traditionnels de la figuration »181 – alors qu’au même moment d’autres mouvements « jouent électivement des éléments que l’on peut appeler, dans l’ensemble, plastiques »182 –, le Surréalisme ne représente pas le réel mais créer un monde irréel : « Une telle peinture n’est pas, à proprement parler, figurative : car ce que le peintre “figure” ainsi ne peut-être aperçu par lui indépendamment de la figure elle-même ; et le critère de ses démarches ne peut-être le critère spécifiquement figuratif de la fidélité au donné… »183 Aussi, puisque « ce que le tableau [surréaliste] représente, le peintre ne se l’était jamais représenté avant de le peindre »184, les toiles de Dali, de Max Ernst ou encore de René Magritte ne renvoient pas une réalité extérieure à l’œuvre mais produisent des 177 Hugo Ball, « Fragments Dada », in Art en théorie 1900-1990, op. cit., p. 283. Jacques Rancière, Le Destin des images, op. cit., p. 56. 179 Hugo Ball, op. cit., p. 283. 180 Charles-Pierre Bru, op. cit., p. 151. 181 Ibid. 182 Ibid., p 152. 183 Ibid., p. 153. 184 Ibid. 178 55 réalités strictement « picturales »185. Les figures et les lieux peints par les surréalistes tiennent moins à un représenté en dehors de la toile qu’à des procédés picturaux et formels. « Il faut bien dès lors situer [la peinture surréaliste] non dans le réel figuré, mais la figure comme telle, qui tend ainsi à cesser d’être figurative pour devenir pure. »186 De même, chez les Fauves ou les Expressionnistes, le sujet est littéralement pris dans la forme sans laquelle il n’existerait pas, et la forme est « grosse du fond »187. Cette volonté de saisir le « fond dans la forme »188 se retrouve encore dans la Nouvelle objectivité allemande de l’entre-deux guerres. Si des artistes tels de ce courant oeuvrent dans le champ du « réalisme », leurs tableaux valent essentiellement pour la manière dont sont traités les personnages qui les peuplent. Cristallins et figés chez Christian Schad (Le Comte St. Genois d’Anneaucourt, 1927), robotisés chez Georg Scholz (Paysans industriels, 1920), aquilins chez Otto Dix (Portrait de la journaliste Sylvia von Harden, 1926), les sujets peints par ces artistes frappent avant tout par la manière inquiétante dont ils sont représentés189. De cette même veine, les mannequins de De Chirico, les personnages glacés de Balthus ou de Grant Wood impressionnent en vertu de leur style étrange. Aussi, l’ensemble de ces artistes « bouleverse le réalisme par des images fortement excentriques », faites de « distorsions étonnantes »190, de telle sorte que les objets dépeints ne sont pas objets de reconnaissance mais objets de stupeur191. L’ « inquiétante étrangeté »192 dont parle 185 Ibid., p. 154-155. Ibid., p. 154. 187 Mikel Dufrenne, op. cit., p. 193. 188 Ibid. 189 Jean Clair, op. cit. 190 Barbara Rose, La Peinture américaine, Skira, Paris, 1995. 191 Jean Clair, op. cit. 186 56 Jean Clair à leur propos est un sens sensible fait de la conjonction du représenté et des moyens. Une immanence complexe193. * * * Si la modernité artistique est multiple dans ses formes et ses manifestations, une même tendance de fond la traverse néanmoins, à savoir la volonté de produire un sens qui soit non plus extérieur à la matérialité de l’œuvre mais qui lui soit interne. Que ce sens soit strictement coextensif aux formes, aux couleurs, aux factures et aux lignes, ou qu’il soit fait de l’imbrication du sensible (moyens) et du dire (le représenté), il reste interne à l’œuvre. Avec les modernes le sens relève d’une immanence pure ou complexe. Or, comme nous allons le voir, à partir de la fin des années 1960 l’Art contemporain met en place des procédures analytiques et allégoriques qui substituent au sens immanent un sens conceptuel qui dépasse la matérialité de l’œuvre. Aussi, un tel mode de signification écarte l’Art contemporain du régime moderne et esthétique de l’art pour le rallier au « régime représentatif » de l’art. C’est en cela que les artistes contemporains ne dépassent pas la modernité artistique mais renouent avec le mode classique de la signification artistique. C) Des régimes moderne et esthétique au « régime représentatif ». 192 193 Jean Clair, op. cit. Jacques Rancière, Et tant pis pour les gens fatigués, op. cit., p. 274. 57 L’Art contemporain rompt dès la fin des années 1960 avec le paradigme du sens immanent au sensible (moyens mis en œuvre). Plus rien, dans les procédures analytiques et allégoriques des artistes contemporains, ne signale un sens sensible coextensif aux matériaux ou tributaire de l’imbrication des moyens et du représenté. Bien au contraire, ils mettent en forme des idées qui transcendent et abolissent la matérialité de l’œuvre, dès lors réduite à un concept. Pour reprendre une idée qui fait consensus parmi les critiques, l’Art contemporain est marqué par le fait que les matériaux sont secondaires et interchangeables, qu’ils ne sont qu’un moyen pour véhiculer une idée. Ainsi, des artistes conceptuels de la première génération (19601970) aux artistes « néo-conceptuels » (1970-2000) nous allons voir comment l’Art contemporain abandonne les régimes moderne et esthétique au profit d’un retour au « régime représentatif ». 1. Définition du « régime représentatif» de l’art. Défini par Jacques Rancière, le « régime représentatif » de l’art se caractérise par un certain rapport entre le dicible et le visible, entre ce qui est représenté et les moyens mis en œuvre, tels que les mots ou les couleurs194. Alors que le « régime esthétique » de l’art subordonne le dicible au sensible, sinon les fait dialoguer en vue d’un sens insensé195, le « régime représentatif », dominant de l’Antiquité classique au milieu du XIXe siècle196, soumet le visible à la parole197. Plus précisément, à l’intérieur du « régime représentatif » la fonction dirigeante n’est pas le sensible mais la 194 Jacques Rancière, Le Destin des images, op. cit., p. 129-134. Jacques Rancière, La Parole muette, 2008, Hachette, Paris, p. 111. 196 Ibid., pp. 130-131, 136-137. 197 Jacques Rancière, Le Destin des images, op. cit., p. 129-134. 195 58 « fonction textuelle d’intelligibilité »198. L’image est subordonnée au texte, le visible dépend de la parole et la parole est ce qui fait voir, ce qui ordonne le visible en déployant un « quasi visible »199 – éloigné dans l’espace et dans le temps200. En somme le dicible est ce qui ordonne le visible sans pour autant laisser voir les formes qu’il évoque ; il fonctionne sur la retenue du sensible, sur son propre défaut201. Pour le dire autrement, la pensée est dans le régime représentatif ce qui ordonne la matière passive; la fonction imageante est mise au service de la pensée et les affects éprouvés par les spectateurs/lecteurs dépendent d’elle, soit de l’enchaînement causal qu’elle met en œuvre202. Aussi le « régime représentatif » est par principe celui de la représentation203. En effet, une définition rigoureuse de celle-ci l’assimile à un système linguistique composé de signes scindés entre signifiants et signifiés, où les seconds (signifiés) prédominent sur les premiers (signifiants)204. Cela dit, une représentation n’est pas la simple reproduction d’un code préexistant, mais élaboration continue de son propre code205 : « L’image n’a pas de structure a priori, elle a des structures textuelles…. dont elle est le système. »206 « L’image n’est pas l’expression d’un code, elle est la variation d’un travail de codification : elle n’est pas le dépôt d’un système, mais génération de 198 Jacques Rancière, Le Destin des images, op. cit., p. 49. Ibid., p. 129. 200 Ibid. 201 Ibid. 202 Ibid., p. 139. 203 Jacques Rancière, Le Partage du sensible, La Fabrique, Paris, 2000, p. 30. 204 Voir François Warin, L’Art, Ellipses, Paris, 1996, p. 52, et « La Peinture prise au mot » d’Hubert Damisch dans Les Mots et les images : sémiotique du langage visuel de Meyer Schapiro, Macula, Paris, 2000. 205 Jean-Louis Schefer, Scénographie d’un tableau, Seuil, Paris. 206 Roland Barthes, « La Peinture est-elle un langage ? » (1969), in L’Obvie et l’obtus. Essais critiques III, Seuil, Paris, 1982, p. 140. 199 59 systèmes. »207 Les énoncés produits par l’image ne sont intelligibles que dans son propre système d’énonciation. Ainsi, à l’intérieur du « régime représentatif » le sensible est abolit dans un discours dont le système de signes est généré par l’œuvre. Or, c’est précisément ce régime que favorise l’Art contemporain depuis la fin des années 1960. En effet, après l’Art conceptuel, fondé sur l’analyse du fonctionnement de l’art, les artistes contemporains se sont tournés vers des dispositifs allégoriques dont les significations conceptuelles transcendent la matérialité de l’œuvre. 2. Le préalable du retour au « régime représentatif » : l’art sur l’art. Au cours des années 1940 le centre de l’Art moderne se déplace de Paris à New-York où Clément Greenberg « chapeaute » la production artistique208. Or, c’est précisément dans le cadre de la théorie greenbergienne que les minimalistes font les premiers basculer l’art du côté du concept209. Alors que de Manet à Jackson Pollock la peinture s’est maintenue à la frontière d’un espace plan et d’une « illusion optique »210 de profondeur, Frank Stella, conformément au principe selon lequel chaque art définit ses moyens spécifiques, conçoit des œuvres réduites à la surface plane de la toile, « l’élément le plus fondamental des processus par lesquels l’art pictural se critique. »211 De fait, en allant jusqu’aux conséquences ultimes de la pensée moderniste, Stella rabat l’art sur la théorie : une toile absolument plane est décrétée 207 Roland Barthes, op.cit., p. 140. Tom Wolfe, Le Mot peint, op. cit., p. 45-74. 209 Thierry de Duve, Résonances du ready-made, Hachette, Paris, 2006, p. 210. 210 Clément Greenberg, « La Peinture moderniste », op. cit., p. 37. 211 Ibid., p. 34. 208 60 « œuvre art » parce qu’elle répond à l’autodéfinition de la peinture212. Dès lors « la confection et l’appréciation de l’art ne requièrent plus qu’une simple identification basée sur la logique conceptuelle du modernisme. »213 Après l’autodéfinition de la peinture, achevée par les toiles minimalistes de Frank Stella, naît l’Art conceptuel qui « se fond dans la théorie de l’art »214. Avec Joseph Kosuth, Michael Asher, Ian Burn, Mel Ramsden, Terry Atkhinson ou encore Michael Baldwin, créer revient désormais à analyser le fonctionnement de l’art. Aussi, l’essentiel ne se joue plus dans les matériaux de l’œuvre, dans le ressenti, mais dans l’intelligence et la définition qu’elle propose de l’art en général. Pour s’en convaincre il suffit de considérer les propos suivants de Victor Burgin : « Une partie de l’art récent qui s’est développée en s’intéressant à la fois aux conditions dans lesquelles les objets sont perçus et aux processus par lesquels le statut d’art est attribué à certains de ces objets a puisé sa forme essentielle dans le message plutôt que dans les matériaux. »215 Ou encore ceux de Mel Ramsden : « Il nous faut d’abord poser une vision de l’art qui s’intéresse non pas aux relations entre choses matérielles mais aux systèmes de connexions théoriques. Et également au remplacement de la fonction esthétique par la fonction sociale. »216 212 Thierry de Duve, Résonances du ready-made, op. cit., p. 213. Ibid., p. 210. 214 Ibid., p. 227. 215 Victor Burgin, « Esthétique situationnelle », in Art en théorie 1900-1990, op. cit., p. 961. 216 Mel Ramsden, « Classification », in Art conceptuel, une entologie, MIX, Paris, 2008, p. 55. 213 61 Inspirés par la linguistique et la philosophie du langage, chacun des artistes conceptuels va donc s’attacher à révéler les conventions de l’art217. Sur le modèle de Ferdinand de Saussure218, selon lequel le sens d’un mot ne vaut qu’à l’intérieur d’un système de signes219, Joseph Kosuth conçoit des dispositifs qui mettent en exergue le caractère tautologique de l’art220. Selon lui, le mot « Art » est un nom propre221 qui ne renvoie à aucun concept et qui, de fait, est une « pseudo définition circulaire. »222 Plus précisément, en nommant « art » une chose on ne dit rien sur elle, on la réfère à tout ce que l’on nomme art ; on ne la subsume pas sous un concept ou une définition, on la rapporte à toutes les choses préalablement jugées comme étant de l’art223. Autrement dit, si le mot « art » n’est pas un « concept logique » mais un simple « signe » linguistique224, alors proclamer que quelque chose est de l’art relève de la tautologie : « Une œuvre d’art est une tautologie en ce qu’elle représente l’intention de l’artiste, c’està-dire le fait qu’il déclare que cette œuvre-là est de l’art, ce qui veut dire qu’elle en est une définition. Ainsi, il est vrai a priori que c’est de l’art (Judd n’a pas autre chose en vue lorsqu’il dit « si quelqu’un appelle ça de l’art, c’est de l’art.) »225 Cette idée selon laquelle l’ « art » est tautologique est également développée par Henry Flynt dans les termes suivants : 217 Hal Foster, op. cit., p. 45-47. Benjamin Buchloh, « De l’esthétique d’administration à la critique institutionnelle (aspects de l’art conceptuel, 1962-1969) », in Essais historiques II, op. cit. 219 Pierre Auregan, Guy Palayret, Dix étapes de la pensée occidentale, Ellipses, Paris, 1995, p. 193-194. 220 Thierry de Duve, Résonances du ready-made, op. cit., p. 234. 221 Thierry de Duve, Au nom de l’art, Les Editions de minuit, Paris, 1989, p. 43. 222 Ibid., p. 55. 223 Ibid., pp. 48-56. 224 Ibid., p. 42. 225 Joseph Kosuth, « L’Art après la philosophie », in Art conceptuel, une entologie, op. cit., p.431. 218 62 « La philosophie du langage nous apprend qu’un concept peut également être pensé comme l’intention d’un nom : il s’agit de la relation entre concept et langage. […] Cela dit, l’affirmation selon laquelle il peut y avoir une relation objective entre un nom et son intention est fausse, et (le mot) concept, tel qu’on l’utilise aujourd’hui communément, peut-être réfuté […]. Cependant, si la relation subjective entre le nom et l’intention de nommer est suffisante, autrement dit si est suffisant le choix résolu de la manière de faire usage d’un nom, c’est-àdire les affirmations des noms de certaines choses à l’exclusion des autres, alors le concept est dénomination correcte. »226 Dans un autre registre, les artistes d’Art & Language feront également de l’art « non plus une question de morphologie mais une question de fonction. » Ian Burn et Mel Ramsden définissent leur activité dans les termes suivants : « Rendre mieux discernables les agencements déterminants qui excèdent les seules limites de l’objet matériel, de sorte qu’il devient évident que l’objet ne présente qu’un constituant dans un ensemble plus large de déterminants. Un tel abandon des parties internes de l’objet en faveur de la manifestation de ses déterminants externes a été initié (sans jamais avoir été approfondi) en 1966. »227 Sous l’influence de Wittgenstein228, pour lequel les mots du langage ne font sens qu’à l’intérieur d’une culture plus vaste, les artistes de ce mouvement proposent une définition institutionnelle de l’art. Il s’agit pour eux de révéler les déterminations extérieures aux œuvres d’art, celles qui à proprement parler permettent de les désigner en tant qu’art229 : 226 Henry Flynt, « Concept art », in Art conceptuel, une entologie, op. cit., p.417. Ian Burn, Mel Ramsden, « Le Grammairien », in Art conceptuel, une entologie, op. cit., p. 63. 228 Benjamin Buchloh, « De l’esthétique d’administration à la critique institutionnelle (aspects de l’art conceptuel, 1962-1969) », in Essais historiques II, op. cit. 229 Ibid. 227 63 « Il devenait clair que les enjeux ne résidaient plus dans l’œuvre mais autour de l’œuvre et que certains déterminants y gagnaient un statut nouveau en ce qu’ils étaient les agents indispensables par lesquels on pouvait « voir » l’œuvre comme œuvre d’art. »230 Comme le précisent Terry Atkinson et Michael Baldwin : « L’un des points cruciaux dans Art & Langage, c’est le glissement de la focalisation sur des « idées d’art », qui sont subjectives, vers un langage de l’art intersubjectif et dont les fondations sont institutionnelles et sociales. »231 Autrement dit ces artistes explorent la « dimension énonciative de l’œuvre d’art »232, c’est-à-dire les conditions de possibilité pour un objet d’être qualifié d’œuvre d’art : « Ceci pour dire que ce qui est conçu, ce ne sont pas les objets individuels eux-mêmes, mais des systèmes esthétiques capables de produire les objets. Deux conséquences de ce processus de l’œuvre sont : la nature spécifique de tout objet créé est amplement tributaire des particularités de la situation pour laquelle il est conçu ; par la prise en compte du temps, les objets produits sont intentionnellement situés en partie dans l’espace réel, extérieur, et en partie dans l’espace psychologique, espace intérieur. »233 Dans la même veine Marcel Broodthaers, Dan Graham et Hans Haacke mettent en évidence les limites institutionnelles de l’art et questionnent de manière systématique le statut de l’exposition et des réseaux institutionnels234. En somme, en s’attachant à l’analyse du fonctionnement de l’art, l’art conceptuel substitue une définition linguistique à l’expérience sensible235. La 230 Ibid. Terry Atkinson, Michael Baldwin, « Fragment d’une brève leçon », in Art conceptuel, une entologie, p. 72. 232 Hal Foster, op. cit., p. 43. 233 Victor Burgin, op. cit., p. 961. 234 Hal Foster, op. cit., p. 45-47. 231 64 matérialité de l’œuvre est éclipsée en faveur de l’intelligence et de la définition qu’elle donne de l’art en général. Il s’agit, pour reprendre les termes de Benjamin Buchloh, de l’assaut le plus lourd de conséquences en regard de la visualité de l’objet236. Car, en effet, dans la continuation des Conceptuels les artistes de la fin des années 1960 aux années 2000 mettent en place des dispositifs allégoriques qui, en abolissant le sensible dans le concept, s’inscrivent dans le « régime représentatif » de l’art. 3. Le retour du « régime représentatif » dans l’Art contemporain. Les artistes de la fin des années 1960 à nos jours conçoivent des œuvres dont l’essentiel ne se joue pas au niveau des moyens mais des idées qu’elles véhiculent : « l’analyse précise de la place et de la fonction de la pratique esthétique dans le cadre des institutions […] fait place à celle des discours idéologiques situés en dehors de ce cadre. »237 Plus précisément, à travers des dispositifs discursifs, les moyens mis en œuvre sont autant de signes renvoyant à un sens qui leur est extérieur; le sensible est subsumé sous un discours qui l’abolit. Aussi, l’Art contemporain s’inscrit-il dans le « régime représentatif » fondé sur la subordination du visible au dicible238. Cela dit, le retour au « régime représentatif » de l’art n’est pas une simple répétition du même. En effet, il semble que si le « régime représentatif » se manifeste dans l’art classique (de l’Antiquité au milieu du XIXe siècle) aussi bien sous forme de symboles que sous forme d’allégories, ce soit ces dernières qui prennent le dessus dans l’Art contemporain. Alors que dans le symbole le signifiant (couleurs, formes, mots) 235 Benjamin Buchloh, « De l’esthétique d’administration à la critique institutionnelle (aspects de l’art conceptuel, 1962-1969) », in Essais historiques II, op. cit. 236 Ibid. 237 Benjamin Buchloh, « Allégorie et appropriation dans l’art contemporain », in Essais historiques II, op. cit., p. 125. 238 Jacques Rancière, Le Destin des images, op. cit., p. 129-134. 65 renvoie au signifié (concept) par certaines de ses qualités – par exemple un lion renverra à l’idée de la force –, l’allégorie renvoie à une signification de manière plus détournée et arbitraire ; le sensible renverra moins évidement au signifié. Ainsi, une fleur en plastique sera par exemple chez Jeff Koons une allégorie de la consommation de masse239. Selon les thermes de Hegel : « Les objets sensibles ont déjà par eux-mêmes la signification qu’ils sont destinés à représenter et à exprimer, de sorte que le symbole, pris dans ce sens, n’est pas un simple signe indifférent, mais un signe qui, tel qu’il est extérieurement, comprend déjà le contenu de la représentation qu’il veut évoquer. Et, en même temps, ce qu’il veut amener à la conscience, ce n’est pas lui-même, en tant que tel ou tel objet concret et individuel, mais la qualité générale dont il est censé être le symboles. »240 De son côté l’allégorie est : « une production froide et nue. Sa personnification générale est vide, son extériorité, malgré son apparence de précision, n’est qu’un signe qui, pris en soi, n’a plus aucune signification. […] Elle devient une forme purement abstraite pour laquelle les particularités, descendues au rang de simples attributs qui viennent la remplir, constituent un élément tout à fait extérieur. »241 Alors que le symbole possède des propriétés renvoyant à l’idée qu’il cherche à signifier, l’allégorie établit un rapport plus arbitraire entre son signifiant et son signifié. Aussi ferons-nous l’hypothèse que l’Art contemporain s’inscrit dans le 239 Sarah Cosulich Canaruto, Jeff Koons, Hazan, Paris, 2007, p. 16. G. W. F. Hegel, Esthétique, 1979, Flammarion, Paris, p. 13. 241 Ibid., p. 119. 240 66 « régime représentatif » de l’art davantage par l’utilisation de l’allégorie que par le recours aux symboles242. a. Une définition de l’allégorie. « Dans l'allégorie, l'image est le hiéroglyphe ; une allégorie est un rébus – une écriture constituée d'images concrètes.»243 Plus précisément l’allégorie relève de la représentation, précédemment assimilée au « régime représentatif » de l’art, parce qu'elle possède la structure de renvoi du signe linguistique – signifiant/signifié ; le signifiant (la matérialité de l'œuvre) est traversé vers le signifié (concept) dont l’extériorité est ici renforcée par l’arbitraire244. De fait, les artistes recourant à cette figure de style mettent en œuvre un discours qui structure les moyens sensibles en signifiants et en signifiés, c’est-à-dire qui les constituent en autant de signes. Cette structure du sens allégorique est clairement expliquée par Craig Owens dans les termes suivants : « il y a allégorie chaque fois qu'un texte est doublé par un autre. […] C'est cet aspect métatextuel qui est mis en avant chaque fois que l'on reproche à l'allégorie de n'être qu'une interprétation plaquée après coup sur une œuvre »245. Aussi, « en substituant à un principe de combinaison diégétique un principe de disjonction syntagmatique […] l'allégorie induit une lecture verticale ou paradigmatique des correspondances, qui vient se superposer à une chaine horizontale ou syntagmatique 242 Par ailleurs, nous aimerions développer dans le cadre d’une thèse une autre distinction entre le « régime représentatif » tel qu’il existe dans l’art classique et tel qu’il se manifeste dans l’Art contemporain. Pour reprendre les termes de Roland Barthes, on pourrait supposer que les artistes contemporains recourent moins à un « message dénoté », c’est-à-dire fondé sur une ressemblance extérieure avec le signifié (qui est en grande partie l’ambition de la représentation « classique » : Renaissance milieu du XIXe siècle), qu’à un « message connoté », un code davantage culturel (sans que la distinction entre « message dénoté » et « connoté » ne recouvre celle entre symbole et allégorie). 243 Craig Owens, « L’Impulsion allégorique : vers une théorie du postmoderne. », in Art en théorie 1900-1990, op. cit., p. 1149. 244 François Warin, L’Art, op. cit., p. 52. 245 Craig Owens, op. cit., p. 1147. 67 d'événements »246. Autrement dit, plutôt que d’être élaboré par des moyens matériels (sens horizontal), le sens de l’allégorie provient de la signification qui leur est apposée et les transforme en signes (sens vertical). Le sensible ne fait pas sens par lui même mais dans la mesure où il est traversé vers une signification conceptuelle. Structurellement de l’ordre de la représentation, soit du « régime représentatif » de l’art, l’allégorie procède par confiscations et superpositions d’un sens par un autre, de telle sorte que la signification originelle d’un objet est remplacée par une autre247. Elle s’approprie des objets dont elle sépare le signifiant et le signifié pour leur apposer un nouveau sens et les agencer en un discours248. « On y trouve, en effet, ces procédures caractéristiques de l’appropriation, la dépréciation de l’image confisquée, la superposition ou le doublage d’un texte visuel par un second texte et la réorientation de l’attention et de la lecture. »249 Aussi, recourir à l’allégorie revient à « accoler deux discours apparemment exclusifs l’un de l’autre […] dont la conjonction ne fait que révéler d’autant mieux l’abîme qui les sépare. »250 En d’autres termes, l'allégorie produit un sens qui n'est pas inscrit dans la matérialité de l'œuvre mais se superpose à elle depuis l'extérieur. Cette figure de style relève donc du champ de la représentation, c'est-à-dire de la disjonction entre sens et sensible, mieux, de la subordination du second par le premier. Or, comme nous allons le voir, les artistes contemporains y recourent massivement et, de fait, s'inscrivent dans le « régime représentatif » de l'art. Mais, avant d'entrer dans le détail des œuvres, nous 246 Ibid., p. 1149. Benjamin Buchloh, « Allégorie et appropriation dans l’art contemporain », op. cit. 248 Ibid. 249 Ibid., p. 114. 250 Ibid. 247 68 feront un détour par l'architecture postmoderne, premier domaine concerné par ce retour au paradigme classique de la signification. b. Représentation contre expression dans l'architecture postmoderne. Nous l'avons vu plus haut, l'architecture postmoderne se caractérise en partie par l'hybridation des matériaux et des styles historiques par opposition au « purisme » de l'architecture moderne. Mais, plus fondamentalement, si l'architecture postmoderne est en rupture avec l'architecture moderne, c'est du point de vue des modes de signification. Le rejet de toute ornementation au profit de « l’expression des éléments architecturaux »251 propre aux modernes répondait à la volonté de se débarrasser de tout langage symbolique au profit d'un langage strictement expressif, immanent aux formes constructives252. « Les architectes modernes orthodoxes [évitent] tout symbolisme des formes qu’ils considéraient comme une expression ou un renforcement du contenu : car la signification ne devait pas être communiquée à des travers des allusions à des formes déjà connues, mais par des caractéristiques physionomiques inhérentes à la forme. »253 A rebours de cette recherche d'expressivité, les architectes postmodernes tels que Robert Venturi, Scott Brown ou encore Izenour, prônent un retour à l'ornementation symbolique : « Nous mettrons l'accent sur l'image – l'image avant le processus ou la forme – en affirmant que l'architecture, au niveau de la perception et de la création, dépend de 251 Robert Venturi, Scott Brown, Izenour, op. cit., p. 112. Ibid. 253 Ibid., p. 21. 252 69 l'expérience du passé et de l'association émotionnelle, et que ces éléments symboliques et représentatifs peuvent souvent se trouver en contradiction avec la forme. »254 Aussi, entérinent-ils l’opposition entre postmodernité et modernité architecturales en termes d' « architecture d' « ornementation de signification » symbolique » et et d' « architecture d' « ornementation d'expression », expressive », d' « art représentatif » et d' « expressionnisme abstrait »255. Pour le dire autrement, le sens interne aux formes (expressif) propre à la modernité cède la place à un sens conceptuel extérieur au sensible (dénotation/représentation). Ainsi, alors que « l'esthétique moderne, [privilégie] l'unité censément indissociable de la forme et de la substance »256, c'est-à-dire un sens « expressif », l'architecture postmoderne, en recourant à l'ornementation symbolique rejetée par la modernité, renoue avec le « régime représentatif ». Elle ne produit plus un sens immanent au sensible mais un sens conceptuel extérieur aux formes architecturales. c. De la fin des années 1960 à la fin des années 1970. Dès la fin des années 1960, au moment même où l'architecture se détourne de la modernité architecturale, les artistes contemporains, dans la continuation de l'Art conceptuel, mettent en place des procédures allégoriques fondées sur la disjonction du sensible et du dicible, ou mieux, sur la subordination du premier au second. Le Land Art voit le jour à New York à la fin des années 1960. Il s’agit pour les artistes de ce mouvement, tels que Robert Smithon, Richard Long ou Dennis 254 Ibid., p. 97. Ibid., p. 111. 256 Craig Owens, op. cit., p. 1152. 255 70 Oppenheim, qui utilisent la nature comme matériau, non pas de « produire un paysage qui séduise l’œil » mais de « mener à bien la réalisation d’un concept »257. Comme le dit Harold Rosenberg, ils procèdent au « retrait de toute qualité esthétique » au profit d’un sens « strictement conceptuel »258. Leurs œuvres sont des signes du cycle naturel, des « reconstitutions des processus de pensée »259. Richard Long explique sa pratique dans les termes suivants : « J’ai choisi de faire de l’art en marchant, et j’associe des lignes avec des cercles de la même manière que des pierres avec des jours. Pour moi, ces éléments et cette activité ont une signification. »260 Aussi, les choses réelles auxquelles recourent les artistes du Land Art ne valent pas pour leurs propriétés sensuelles ou visuelles mais pour les concepts dont ils les chargent. Conformément au principe allégorique/représentatif, le signifiant (le sensible) est dépassé vers le signifié (le concept). Au sein de l’« art féministe » des années 1970, une artiste telle que Martha Rosler s'approprie des conventions photographiques dépassées pour éclairer leur signification historique et leur inadaptation. Ainsi, les photographies et les textes qui composent The Bowery in two inadequate descrptive systems (1975-1976) ne véhiculent pas un sens qui leur est interne, mais un sens discursif très explicite : 257 Harold Rosenberg, La Dé-définition de l’art, Jacqueline Chambon, Paris, 1998. Ibid. 259 Ibid. 260 Richard Long cité par Hervé Gauville, in L’Art depuis 1945, groupes et mouvements, Hazan, Paris, 2007, p. 66. 258 71 « Je voulais mettre l'accent sur l'inadéquation de ce genre documentaire en lui apposant des images verbales... Je ne voulais pas utiliser des mots pour souligner la valeur de vérité des photographies, mais plutôt la contester. »261 En somme, Martha Rosler conçoit une allégorie dont les moyens sont autant de signes qui tissent entre eux des relations discursives. De même avec Dara Birnbaum. Dans ses travaux « le langage de la télévision, de la publicité et de la photographie, et de l'idéologie de la vie “quotidienne” [sont soumis] à des opérations formelles et linguistiques »262. Wonder Woman (1975) dévoile à travers une vidéo « le fantasme de puberté de Wonder Woman, issue historiquement d'un personnage de bande dessinée pour devenir l'héroïne d'une série télévisée nationale »263. Les images de cette vidéo « brisent la continuité temporelle du récit télévisuel, le font éclater en éléments réflexifs qui font de la moindre interaction, apparemment inextricable, du comportement et de l'idéologie un phénomène parfaitement observable. »264 Autrement dit, ce qui relève du visible dans l'œuvre de Dara Birnbaum devient hiéroglyphe. Par la suite, avec la Figuration narrative (de 1964 à la fin des années 1970) la peinture se fait explicitement allégorique. Les éléments de la toile se constituent en autant de signes au service d'une « narration » le plus souvent politique. Les artistes de ce courant s'accordent sur la « priorité du message sur la forme. Les peintres sont devenus des militants et leurs modèles sont désormais proches des affichistes de cinéma. Le mixage d'images fortes aident grandement à transmettre une signification 261 Martha Rosler citée par Benjamin Buchloh, in « Allégorie et appropriation dans l’art contemporain », op. cit., p. 142. 262 Ibid., p. 125. 263 Ibid., p. 146. 264 Ibid. 72 univoque et à manier la satire, l'ironie, la révolte et l'incitation à l'engagement »265. Ainsi, pendant la Guerre Froide Erro conçoit des collages à partir d'images extraites de journaux américains et de la propagande chinoise. Dans White House (1974) un chinois armé d'une grenade et d'un fusil fait irruption dans une salle de bain américaine. Les moyens formels de cette œuvre, quel que soit leur impact visuel, renvoient à des concepts – la chine révolutionnaire, le conformisme occidental – qui les constituent en signes et les articulent au sein d'une phrase – « tout oppose la chine et le monde occidental ». Il faut également mentionner l’une des figures centrales des années 1970 : Joseph Beuys. Selon qui l’art a une vertu thérapeutique et l’artiste est un chaman en mesure de soigner les maux de la société266. Dès la fin des années 1960 il recourt à des moyens ouvertement symboliques267 ; le feutre et la graisse sont ses matériaux de prédilection en tant que signes d’énergie et de chaleur. « J’ai réalisé que nul ne connaissait le réel caractère de ce dont il parlait chaque jour, la sculpture, et que nul ne connaissait la constellation des énergies mises en jeu par la sculpture. Aussi j’ai essayé de pourfendre cette idée conventionnelle : la sculpture ; ce n’était pas pour moi uniquement le fait de travailler dans un matériau spécial mais la nécessité de créer d’autres concepts de pouvoirs de pensée, de pouvoirs de volonté, de pouvoirs de sensibilité. »268 265 Hervé Gauville, op. cit., p. 96. Manfred Schneckenburger, « Sculpture », in L’Art au XXe siècle, Taschen, Espagne, 2000, p. 553-554. 267 Ibid. 268 Entretien entre Joseph Beuys et Bernard Lamarche-Vadel, Joseph Beuys. Is it about a bicycle ?, Marval, Galerie Beaubourg, Sarenco-Strazzer, 1985. 266 73 Ainsi, dans Infiltration homogène pour piano à queue (1966), un piano et du feutre sont les signes de la guérison et de l’enfermement. Sur le modèle de la représentation, les matériaux (le signifiant) sont traversés vers un discours (signifié). d. Années 1980. Si les années 1980 sont marquées par le « retour de la peinture »269, cette période compte également des artistes « qui ne se reconnaissent guère dans le culte du geste peint » et qui, « alliant l’esprit analytique et la cérébralité de l’art conceptuel aux exigences spectaculaires […] proposent un retour au sens »270. Aussi, l’image des deux décennies précédentes, les artistes des années 1980 recourent massivement à l’allégorie. Ainsi de Jenny Holzer ou de Barabara Kruger. Toutes deux « évoquent la manipulation de masse et la propagande qui marquent notre entrée dans l’ère médiatique. »271 Jenny Holzer fait de ses affichettes anonymes un simple moyen de « confrontation du langage et de sa performativité idéologique quotidienne »272. De son côté Barbara Kruger conçoit des photomontages à partir d’images issues des mass media dans le but de critiquer les représentations de la publicité, du cinéma ou de la télévision273. En d’autres termes, ces artistes de la fin des années 1970, créent des œuvres dans lesquelles les matériaux sont les éléments d’un discours étranger au sensible. 269 Nicolas Bourriaud, « Arts plastiques », in Les Années 80 sous la direction d’Anne Bony, Editions du Regard, Paris, 1995, p. 53. 270 Ibid., p.74. 271 Benjamin Buchloh, « Allégorie et appropriation dans l’art contemporain », op. cit., p. 128. 272 Ibid. 273 Ibid., p 125. 74 Durant la même période la pratique des « Appropriationnistes » consiste à reproduire des œuvres d’autres artistes dans le but d’interroger la notion d’originalité et « la condition de marchandise de l’œuvre »274. Avec Not Picasso (1987) de Mike Bidlo ou encore Untitled (After Walker Evans) (1981) de Sherrie Levine l’enjeu ne réside pas dans leurs apparences extérieures, similaires aux œuvres originales, mais dans ce qu’elles révèlent. Alors que l’époque classique valorise la tradition et sa perpétuation à travers les ateliers de Maîtres et leurs cortèges d’apprentis, l’âge moderne consacre la rupture avec le passé comme gage du véritable artiste, toujours singulier et authentique. Or, en copiant les œuvres d’autres artistes, c’est précisément la promotion de l’originalité que dévoilent et mettent en crise ces créateurs. L’absence d’originalité des « vrais-faux » de Mike Bidlo ou de Sherrie Levine dévoile l’un des principes directeurs de l’histoire de l’art, communément organisée autour des figures les plus singulières d’une période donnée. Et, s’attaquer à l’originalité dont le corollaire est la notion de « signature », revient à s’en prendre au marché de l’art. L’essentiel du travail des « Appropriationnistes » n’est pas dans l’aspect matériel de l’œuvre mais dans le concept dont celle-ci se charge. Il en va ainsi dans artistes du courant des « mythologies personnelles » précédemment mentionné. Christian Boltanski ou Annette Messager rassemblent dans leurs œuvres des objets et des éléments du réel qui s’inscrivent dans un discours sur l’enfance, sur la mémoire et la perte. Par exemple, les Monuments (1985-1986) de 274 Ibid., p. 128. 75 Christian Boltanski, composés de photographies d’enfants placées dans de petits cadres en fer-blanc surmontés d’ampoules électriques, « illustrent l’un des préceptes fondamentaux du catholicisme : tout homme peut-être sauvé, tout homme peut devenir un saint. »275 Quant à elles, les sculptures hyperréalistes de Duane Hanson symbolisent de manière caricaturale l’Amérique moyenne. Le couple grandeur nature des Shoppers (1976) aux corps adipeux et aux regards inexpressifs renvoient sans équivoquent à l’ennui, à la vulgarité et au vide de l’existence. Autrement dit les moyens mis en œuvres sont le support d’une idée et d’un discours sur la société occidentale. e. De la fin des années 1980 aux années 1990. Parmi les artistes les plus cotés des années 1980 et 1990 nous retiendrons Jeff Koons, Maurizio Cattelan et Ron Mueck qui, chacun à leu manière, développent des œuvres ouvertement allégoriques. Les matériaux utilisés, le raffinement formel et le choc visuel que proposent certaines de leurs pièces sont les vecteurs d’un discours qui les dépasse. Inscrit dans une réflexion sur le monde contemporain ou sur la conscience de soi, le sensible devient chez Cattelan, Koons et Mueck le signe d’une pensée. Connu pour son Balloon Dog et sa Pink Panther, Jeff Koons récupère des icônes de la société de consommation qu’il reproduit à grande échelle dans des matériaux luxueux. Son but est explicitement de produire « des images ou des objets porteurs de 275 Lynn Gumpert, Christian Boltanski, Flammarion, Paris, 1992, p. 92. 76 messages métaphoriques. »276 Avec New Hoover Deluxe Shampoo Polishers, New Hoover Quik Broom, New Shelton Wet/Drys, Tripledecker (1981-1987) il installe dans une vitrine des aspirateurs qu’il « transforme en symboles de classe, [en] métaphores d’optimisme ou de décadence, [en] icônes d’une époque où tout est publicité »277. Avec Inflatable Flowers (Short Pink, Tall Purple) (1979) - deux fleurs géantes en plastique -, il conçoit des « allégories sexuelles et métaphores de la consommation de masse »278. De même avec Jim Beam – J.B. Turner Train (1986), un petit train en acier inoxydable et bourbon, il réalise une « métaphore kitsch de la manipulation des consommateurs »279. Quels que soient les moyens et les objets utilisés par Jeff Koons, ceux-ci se constituent en signes d’un discours. Le même constat vaut pour les œuvres de Maurizio Cattelan. Le critique Francesco Manacorda introduit son travail dans les termes suivants : « La valeur esthétique d’une bonne partie de l’art contemporain actuel se fonde sur la conviction que le geste – matériel ou conceptuel – est une action artistique en soi, avec une multiplicité de sens métaphoriques. Sous cet aspect toute action, idée ou situation investie d’une portée symbolique peut-être définie strictement comme une œuvre d’art. […] Maurizio Cattelan s’inscrit dans cette tradition. »280 Plus précisément, chez cet artiste « tout père, tout modèle, bon ou mauvais, est non seulement ridiculisé et abattu de manière symbolique. »281 276 Sarah Cosulich Canarutto, Jeff Koons, op.cit., p. 8. Ibid., p. 30. 278 Ibid., p. 18. 279 Ibid., p. 16. 280 Francesco Manacorda, Maurizio Cattelan, Hazan, Paris, 2007, p. 6-7. 281 Ibid., p. 8. 277 77 « Comme dans le travail de Jeff Koons, la complicité avec les failles du système culturel ou économique dans lequel l’artiste opère semble avoir pour but de mettre en lumière de façon encore plus nette et subversive les mécanismes instrumentaux de ce système. »282 Aussi, avec La ballata di Trotski (1996), un cheval empaillé est suspendu au plafond, il « évoque la distance tragique qui existe entre l’idéal et la réalité, et renvoie au modèle de l’intellectuel révolutionnaire non corrompu que fut Léon Trotski. »283 Dans Love Lasts Forever (1997), composé de la superposition de squelettes de bêtes, « les animaux qui se sont rachetés par leur solidarité et leur amitié démentent symboliquement le titre : L’Amour dure toujours »284. Avec Charlie Don’t Surf (1997), « les références à l’école et à la religion s’imbriquent dans cette œuvre [pour s’attaquer] à la notion très chrétienne de sacrifice. Le mannequin qui représente un adolescent est cloué à la table – une image qui fait référence à la crucifixion. »285 De même que chez Jeff Koons, l’aspect frappant des œuvres de Cattelan sert un propos. Pour sa part Ron Mueck crée des sculptures hyperréalistes d’individus dont les échelles ne correspondent pas à la taille réelle des modèles. Ses œuvres ne s’inscrivent pas tant dans une réflexion sur le monde contemporain que sur le rapport que chaque personne entretient avec sa propre image. Ainsi Ghost (1998), une adolescente en maillot de bain aux jambes et aux bras démesurément longs représente « la détresse 282 Ibid., p. 11. Ibid., p. 45. 284 Ibid., p. 54. 285 Ibid., p. 58. 283 78 émotionnelle et physique de la puberté »286, tout comme Crouching Boy in Mirror (1999), « un autre adolescent, accroupi devant un miroir dans lequel il ose scruter sa propre image. »287 Les expressions de ces personnages sont autant de codes ou de signes qui renvoient à des sentiments et à des attitudes clairement identifiées. Aussi frappantes qu’elles puissent être, les poses et les dimensions de ses sculptures symbolisent le corps tel qu’il est vécu et tel que se le représentent chaque individu. A nouveau les moyens sont dépassés par des concepts tels que la « détresse », l’ « angoisse » ou la « mélancolie ». f. Années 2000. Parce qu’il n’est pas possible de recenser tous les artistes apparus au cours des années 2000, nous nous limiterons à l’analyse de quelques œuvres parmi les plus représentatives de cette période. Comme nous allons le voir, les artistes actuels produisent massivement des allégories qui les inscrivent dans le champ du « régime représentatif ». Ugo Rondinone met en place avec How Does It Feel ? une allégorie explicite de la subjectivité, prétendument clivée entre intériorité et extériorité, apparence et essence. Il s’agit d’un énorme cube en contreplaqué, tapissé à l’intérieur de feutre gris et éclairé par une lumière artificielle; l’intérieur de cette « forteresse » exclue tout dehors. On entend les voix d’une femme et d’un homme dont le dialogue est circulaire, le début et la fin de leur conversation étant identiques. Nous voici en 286 287 Robert Rosenblum, Ron Mueck, Thames & Hudson, Paris, 2006, p. 58. Ibidem. 79 présence d’un dispositif propre à Ugo Rondinone : l’intérieur et l’extérieur sont opposés, aucune communication ne s’établit entre les deux. Les matériaux de cette œuvre s’inscrivent dans un discours sur la subjectivité qui les constituent en signes. Ses fameux clowns en fibre de verre (If there were but desert. Saturday), ses travestissements photographiques (I don’t live here anymore), ou encore ses masques (Moonrise) étaient déjà les signes d’une lutte entre essence et apparence, ou plus précisément entre l’individu et le monde288 : toute personne est contrainte d’emprunter l’un des masques mis à sa disposition par la société. De son côté Mounir Fatmi reproduit des icônes religieuses dans des matériaux modernes ou inscrit des écritures arabes, françaises et anglaises sur des objets. L’effet recherché est aisément identifiable : l’association des mots et des objets ou des choses entre elles signifie les mutations de la religion et la potentielle violence des croyances. Dans Intervention 1 des scies sauteuses placées à l’intérieur de vitrines en plexiglas sont recouvertes de calligraphies arabes. La dangerosité des lames associée à la beauté des écritures met en scène les ambiguïtés de la religion, à savoir la tension entre l’appel aux cieux et l’exhortation aux croisades. Bref, dans chacune de ses œuvres les matériaux sont les signes d’un discours étranger à leurs propriétés sensibles. Dans Arche – une multitude d’animaux empaillés rassemblés dans une arche en bois –, Huang Yong Ping « donne l’image d’une société (humaine) qui se détruit de l’intérieur »289. Plus précisément cette œuvre « allégorise les crises actuelles, qu’elles 288 289 Andrea Tarsia, « Introduction », in Ugo Rondinone. Zero built a nest in my navel, Zürich, JRP-Ringier, 2005. Richard Leydier, « Huan Yong Ping, arche 2009 », in Art press n°362, Paris, Décembre 2009, p. 50. 80 soient de nature financière, politiques ou écologique. »290 « Comment en effet ne pas penser aux naufragés du Radeau de la Méduse de Géricault ? Ou aux désespérés de la Divine comédie que Dante croise dans les cercles de l’Enfer ? »291 Les moyens utilisés par cet artiste sont traverses vers la signification dont ils sont le support. Même constat avec David Altmejd et ses géants de glace figés dans une pose immuable. La monumentalité de ses sculptures et le poli du verre sont au service d’ « une métaphore du cycle immuable d’une humanité aux pouvoirs limités. Nous autres mortels aspirons à de grandes choses, mais le temps joue contre nous. »292 Avec Conatus : celui dans la grotte, Boris Achour énonce le discours suivant : nulle essence à chercher derrières les phénomènes, la vérité se confond avec l’apparence. Les murs zébrés aux couleurs flashy, les masques, les fac-similés de stalactites, de coupes géologiques et de feux de camps qui composent cette œuvre s’agencent au sein d’un discours qui en fait ses signes. Avec David Lachapelle la photographie se fait également allégorique. Au moment où cet artiste se fait connaître dans le monde de l’art, la rupture avec le régime classique de la photographie est déjà bien entamée. Le principe de l’ « instant décisif » et la croyance en l’objectivité du medium ont été méthodiquement déconstruits depuis les années 1980293. En effet des artistes tels que Thomas Struth et Thomas Ruff ont repris les conventions de la photographie-vérité pour en démontrer l’inanité – son 290 Ibid. Ibid. 292 Richard Leydier, « David Altmejd, gigantomachies », in Art Press n°356, Paris, Mai 2009, p. 36. 293 André Gunthert, « Légendes vivantes, archéologie de la photographie construite », in Une aventure contemporaine, la photographie de 1955 à 1995, Paris Audiovisuel, Paris, 1996. 291 81 incapacité à rendre compte du réel294 –, d’autres, comme Jeff Wall, ont renversé ses règles en recourant à des mises en scène et à des retouches. Ce changement de paradigme a été perçu comme le passage d’un régime de vérité à un autre : d’un côté la photographie documentaire, dans son désir de capter les faits, assimilerait la vérité aux événements concrets, de l’autre la photographie contemporaine, plus attachée aux formes, comprendrait la vérité en termes d’intensités295. Par conséquent, alors que la photographie classique serait du côté de la représentation et du « dire », la photographie actuelle serait du côté de l’expression et du sensible. Mais, au regard des photos de David Lachapelle, il convient de nuancer ces catégories. Car, bien que les procédés de cet artiste soient strictement opposés à ceux de la photographie documentaire, ils répondent à l’intention de communiquer, de « dire » davantage que de « rendre sensible ». Les couleurs flashy, les poses volontairement indécentes, les situations et les corps licencieux signifient sans la moindre ambiguïté l’obscénité du monde contemporain. Ses photographies documentent le réel plus qu’elles ne l’expriment, tous leurs paramètres sensibles étant au service de l’information qu’elles véhiculent. * * * Au regard des œuvres, des artistes et des textes convoqués dans ce chapitre, l’Art contemporain ne semble pas tant être un dépassement de la modernité artistique 294 Vinvent Lavoie, « Transparence et plasticité », in Une aventure contemporaine, la photographie de 1955 à 1995, op. cit. 295 Jean-Claude Lemagny, « Photographie et art contemporain : enjeux et paradoxes », in Une aventure contemporaine, la photographie de 1955 à 1995, op. cit. 82 qu’un retour au paradigme classique de l’art. Plus précisément, le recours massif à l’allégorie, c’est-à-dire à des dispositifs qui assujettissent le sensible au dicible et constituent les matériaux en signes, inscrit l’Art contemporain dans le « régime représentatif ». A la volonté de produire un sens immanent au sensible (expressif) propre à l’époque moderne, les œuvres allégoriques substituent un sens conceptuel (représentatif) qui transcende la matérialité de l’œuvre. Aussi, comme nous allons le voir, le principe allégorique/discursif de l’Art contemporain va à l’encontre de du « jugement esthétique ». Dans le même temps que les artistes contemporains renouent avec le « régime représentatif » de l’art, ils produisent de nouvelles relations entre l’art, les spectateurs, les critiques et le monde que nous allons maintenant analyser. III. Le retour au « régime représentatif » exposé aux contestations et source de renouveaux. A travers le recours massif à l’allégorie, les artistes contemporains renouent avec le « régime représentatif » de l’art, c’est-à-dire avec la subordination du visible au dicible. Pourtant, bien que ce « retour » n’aille pas sans générer de contestation, il est également producteur de nouvelles relations entre œuvres d’art, spectateurs, critiques et monde. A) L’allégorie : ses implications artistiques et sa contestation. Essentiellement allégorique, l’Art contemporain consiste en des dispositifs discursifs qui transforment les matériaux en signes. Or, puisque n’importe quel sujet 83 peut être conceptualisé aucune raison n’empêche l’Art contemporain d’étendre son terrain à des domaines qui lui sont a priori étrangers tels que la sociologie ou la biologie. Pour reprendre les termes de Christine Sourgins, « s’il est boulimique, c’est qu’il est conceptuel, en effet, si l’idée à l’origine de l’œuvre prime l’œuvre, et si par la pensée on peut s’emparer de tout, alors l’Art contemporain sera partout. »296 Mais plus encore, si l’Art contemporain recourt à l’allégorie, cette dernière est souvent d’ordre privé, c’est-à-dire qu’elle ne vaut qu’au sein du « système » de l’artiste. Plus précisément, les artistes actuels useraient d’un langage nominaliste, soit subjectif297, qui les autoriseraient à faire de n’importe quel matériau le support de n’importe quelle allégorie298. Et, c’est sur la base d’un art allégorique que les années 1990 seront l’époque de ce qu’on appelle « la querelle de l’art contemporain ». 1. D’un art réflexif à un art pensif : le « tout art ». Alors que les artistes conceptuels, en analysant le fonctionnement de l’art, produisaient des œuvres réflexives, les artistes contemporains recourant à l’allégorie créent des œuvres pensives, c’est-à-dire qui ne portent pas sur elles-mêmes mais sur le monde. Plus précisément, si l’allégorie consiste en des dispositifs discursifs et si tout sujet peut-être conceptualisé, alors l’Art contemporain étend son champ à tous les domaines qui lui sont a priori étrangers, tels que la biologie, l’écologie ou l’humanitaire. Et, en recourant à un langage privé (nominaliste), dont les signes n’ont plus de dimension collective mais subjective, les artistes actuels favorisent encore ce 296 Christine Sourgins, Les Mirages de l’Art contemporain, La Table ronde, Paris, 2005, p. 10. Ibid., p. 177. 298 Ibid., p. 62. 297 84 phénomène d’ « invasion » du réel par l’art, car, dans le cadre du nominalisme, tout peut-être le symbole de tout sujet299. La propension de l’allégorie à porter sur n’importe quel sujet amène les artistes contemporains à investir toutes sortes de domaines. Dans un entretien accordé au Monde Yves Michaud recense les nouveaux terrains investis par l’art : « Les exposés de l’espagnol Rogelio Lopez Cuenca, comme la « Picassisation de Malaga et la Malaguenisation de Picasso », relèvent de la sociologie urbaine mais, dans la forme, entendent se rattacher à l’art. Bruno Latour, sociologue, et Peter Weibel, performeur multimédia, ont présenté en 2002 « Iconoclash », à Karlsruhe en Allemagne, où ils analysent le poids des images dans le monde contemporain et gomment la distance traditionnelle entre l’art et son analyse. L’entrepreneure Bernard Brunon peint, avec son entreprise That’s Painting Productions basée à Houston (Texas), les cimaises de certaines galeries et musées et fait valoir sa démarche comme artistique. Yann Toma récupère, lui, une entreprise défunte, Ouest Lumière, pour lui donner une deuxième vie virtuelle. Dans les années 1980, Krysztof Wodiczko avait inventé un abri mobile pour les SDF. Cette idée a été reprise par Médecins du monde qui a distribué en décembre 2005 des tentes aux sans-abris de Paris. […] L’art « biotech » est exploré par des artistes aidés – ou non – de scientifiques. Eduardo Kàc, qui a un laboratoire de biotechnologie à l’école de l’Art Institute de Chicago, a imaginé un lapin transgénique fluorescent avec Louis-Marie Houdebine de L’INRA, un spécialiste en clonage. Le même Kàc opère actuellement des manipulations génétiques sur des bactéries dont les modifications sont transposées en alphabet morse pour être retraduites en paroles bibliques.»300 De la biologie à la sociologie, en passant par le monde de l’entreprise, peu de domaines semblent ne pas avoir été récupérés par l’Art contemporain. Ainsi, afin d’interroger « les implications sociales, culturelles et politiques de la violence urbaine 299 300 Ibid. Yves Michaud, « L’Art en mutation », in Le Monde, Paris, 21 Mai 2006. 85 dans une société individualistes et brutales où attenter à la vie est devenu une habitude »301 Teresa Margolles diffuse dans une salle d’exposition l’eau ayant servi au lavage des cadavres de victimes de mort violentes. Le fait de plonger les spectateurs dans une brume « mortifère » est le support d’un discours sur le monde. Santiago Serra rémunère des anonymes pour se faire tatouer ou masturber en public afin de reproduire « sous une forme caricaturale, le système de l’économie libérale fondé sur la rentabilité.»302 Payer des chômeurs, des sans abris et des toxicomanes pour réaliser ces performances est une manière de signifier les failles du système. Les chats et les chiens en plastic d’Alain Séchas « sont [mis] en scène pour renvoyer au spectateur l’image des multiples petites aliénations, des conditionnements sociaux des angoisses et des peurs parfois raisonnées – la malbouffe, les risques écologiques – ou irraisonnées – le suicide – qui ternissent notre existence. »303 Les montages conçus par Ernst Breleur à partir de radiographies du corps humain s’inscrivent « dans la perspective d’un dépassement des particularisme identitaires, des clivages culturels locaux ou régionaux. »304 En somme, les artistes contemporains signifient des questions d’un autre ordre que celui de l’art. Un nombre important de sujets se prête à l’allégorie à travers des moyens divers, d’autant plus quand il s’agit d’un langage privé (nominaliste), dont les signes n’ont pas de valeur collective mais individuelle305. 301 Marc Jimenez, La Querelle de l’art contemporain, Gallimard, Paris, 2005, p. 281. Ibid., p. 292. 303 Ibid., p. 285. 304 Ibid. 305 Christine Sourgins, op. cit., p. 177. 302 86 Parce que nombre d’artistes contemporains recourent au nominalisme, c’est-àdire à des signes dont le sens est relatif à leur propre personne davantage qu’à une collectivité, l’ « allégorisation du monde » touche toutes sortes de domaines306. Afin de préciser ce que signifie le « nominalisme » voici quelques lignes extraites du livre de Christine Sourgins, Les Mirages de l’Art contemporain : « Le nominalisme est un courant de pensée qui répond que le monde vit sous le régime de l’équivocité : toute chose est unique, indépendante, donc le terme “animal” ou “cheval” est appliqué à tort à des réalités différentes qui n’ont pas véritablement de point commun ; c’est une manière de dire que ne porte que sur les apparences, une commodité sans plus. […] Pour le nominalisme donc, le seul objet que représente toute généralité, c’est le mot ; le langage est pure convention arbitraire, autonome par rapport au réel. »307 Puisque dans le cadre d’une pensée nominaliste les signes ne désignent pas une réalité commune, les artistes contemporains pourront leur conférer un sens subjectif qui, par son arbitraire, renforce leur caractère allégorique en même temps qu’il en invalide la dimension « sociale ». Aussi « n’importe quoi peut devenir symbole de n’importe quoi d’autre : il suffit de jouer sur les mots »308. Ainsi, une BMW découpée en morceaux sera pour Richard Baquié le signe du « vide non pas comme absence, mais comme contenant un certain nombre d’énergies produites »309 ; retracer le parcours d’un criminel reviendra pour Nathalie Van Doxell à « combattre le meurtre » et à « lui enlever ses pouvoirs »310 ; « sept merdes dorées dans le sol » près d’une église renvoie pour François Bouillon au processus de « sublimation des activités physiologiques les 306 Ibid., p. 62. Ibid., p. 57. 308 Ibid., p. 62. 309 Ibid., p. 124-125. 310 Ibid., p. 95. 307 87 plus triviales »311. En d’autres termes, en conférant à des choses et à des objets un sens strictement personnel, les artistes contemporains repoussent les limites de leurs pratiques allégoriques. Le principe allégorique et nominaliste de l’Art contemporain permet donc aux artistes actuels d’étendre leur activité à des domaines extra-artistiques. Car, si l’allégorie consiste en un dispositif discursif et si tout peut-être conceptualisé, alors rien n’échappe plus à l’Art contemporain. Or c’est à partir de ce constat – l’Art contemporain est allégorique – que le monde de l’art connaîtra dans les années 1990 une crise. 2. La Querelle de l’Art contemporain. En réaction à un art qu’ils estiment trop conceptuel, essentiellement fondé sur des dispositifs discursifs, des critiques déclenchent en 1991 une polémique relative à l’Art contemporain. C’est son principe même, l’allégorie, qui est indirectement remis en question au cours des années 1990. Car, subordonné à un discours, c’est-à-dire à des dispositifs allégoriques, l’Art contemporain serait selon Jean-Philippe Domecq réductible à un ensemble de théories : « Illustrer, littéralement : le terme condense une tendance artistique dominante de notre modernité qui, à bien y regarder, aura produit une majorité d’illustrations de concepts. Autant 311 Ibid., p. 43. 88 d’allégories théoriciennes. Autant d’œuvres qui n’ont pas plus fait qu’illustrer le discours critique qui la justifiait. Qu’il les précède ou les reçoive, ce type de discours critique a fonctionné en miroir face à face, ans rien qui s’interpose ni déborde la théorie prescrivant l’ “œuvre” en question. […] Peu d’œuvres désormais, au sein de l’art qui domine l’actualité, donnent plus à penser (pour ne pas parler des autres composantes de nos appréciations esthétiques) que leurs intentions pré- ou postfacées. C’est au point que l’amateur pourrait demander, si on lui en laissait la possibilité, pourquoi on encombre l’espace d’exposition avec une œuvre qui n’ajoute rien à une théorie qui a plutôt sa place dans une publication. »312 Or, en produisant des « objets spéculatifs »313 les artistes contemporains évinceraient « la question de la qualité »314 et s’éloigneraient du principe de l’art, à savoir la production d’un sens sensible qui complexifient la vision du monde : « L’œuvre n’est pas un rébus qui sous la grossière affabulation sensible balbutierait le langage des mots ; elle n’est pas la prison d’une idée confuse, enlisée dans les images. Poétique, plastique ou musicale, l’œuvre n’accouche d’aucun concept, ni ne se laisse traduire en clair. La permanence de l’expérience artistique en général ne fait qu’exprimer la résistance interminable, et proprement infinie, du sensible à l’intelligible, du visible au lisible ou de la signifiance au signal. Nos perceptions peuvent bien croiser la route du concept, elles n’y mènent pas, ni ne s’y réduisent. De même l’épaisseur des indices et le bariolage des icônes précèdent et débordent irréductiblement le jeu binaire et linéaire du symbolique. »315 En somme, la « Querelle de l’art contemporain » met en exergue les implications de l’art allégorique : la réduction des œuvres aux discours, l’éclipse du « jugement esthétique », l’annulation d’un sens irréductible au concept et fidèle à la complexité du monde. 312 Jean-Philippe Domecq, Artistes sans art ?, 10/18, Paris, 2005, p. 60. Ibid., p. 221. 314 Ibid. 315 Daniel Bougnoux, « Sur la mort annoncée de l’art, et les moyens d’y parvenir », in Esprit, Paris, Octobre 1992, p. 31. 313 89 B) Les nouvelles relations aux spectateurs, aux critiques et au monde impliquées par le retour au « régime représentatif ». Parce que la dimension allégorique de l’Art contemporain l’inscrit dans le « régime représentatif », cet art est un retour au paradigme classique de la signification dans lequel le sensible est soumis au dicible. Mais, c’est justement par des dispositifs allégoriques/discursifs que les artistes actuels renouvellent les rapports de l’art aux spectateurs, aux critiques et au monde. Nous verrons que l’Art contemporain ne fait pas tant appel au « jugement esthétique » qu’au « jugement de connaissance », et qu’il n’est pas tant un facteur d’ « opacification » du monde que de « transparence ». 1. « Jugement de connaissance » contre « jugement esthétique ». A partir des années 1960, nombres d’artistes mettent en place des dispositifs analytiques et allégoriques dans lesquels les moyens sont au service d’une idée ou de concepts. Or, ce retour au « régime représentatif » entraine une nouvelle relation entre œuvres, spectateur et critique d’art. Au « jugement esthétique », c’est-à-dire aconceptuel, impliqué par le sens immanent au sensible propre aux modernes, se substitue le « jugement de connaissance », le plus adéquat face à des œuvres essentiellement discursives. a. Définitions succinctes du « jugement esthétique » et du « jugement de connaissance ». 90 Dans la Critique de la Raison pure et la Critique de la faculté de juger, Emmanuel Kant définit à la fin du XVIIIe siècle ce que depuis lors on appelle « jugement esthétique » et de « jugement de connaissance ». A la recherche des « conditions de possibilité » de la connaissance, ce philosophe distingue trois facultés grâce auxquelles cette dernière est possible : l’intuition, l’imagination et l’entendement. Selon lui nulle connaissance n’est possible sans le passage par l’expérience, dont le donné intuitif sera subsumé sous les concepts de l’entendement. Plus précisément, il distingue trois jugements de connaissance : le premier est le « jugement analytique a priori », dans lequel l’a priori, c’est-à-dire le concept, ne relève pas de l’observation mais est vrai par définition, tautologique et circulaire. Ensuite vient le « jugement synthétique a posteriori » qui procède à une reproduction dans l’imagination du divers de l’intuition, ensuite subsumé sous un concept de l’entendement. Enfin le « jugement synthétique a priori » consiste à éprouver dans le réel un concept316. Par opposition à ces trois jugements de connaissance, le jugement esthétique est celui dans lequel l’intuition et l’imagination ne sont plus soumis à l’entendement mais « jouent » librement avec lui, de telle sorte que nul concept ne subsume le divers de l’expérience. Aussi Kant définit-il les « Idées esthétiques » corollaires de ce jugement esthétique dans les termes suivants : « Par une Idée esthétique, j’entends cette représentation de l’imagination qui donne beaucoup à penser, sans que toutefois aucune pensée déterminée, c’est-à-dire aucun concept, ne puisse 316 Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, Flammarion, Paris, 2006. 91 lui être adéquate, et que par conséquent aucun langage n’atteint complètement ni ne peut rendre compréhensible. » 317 Or, si depuis le XVIIIe siècle et la théorie du goût l’art a été décrété art en fonction de jugements esthétiques318, c’est-à-dire a-conceptuels, depuis les années 1960 les œuvres analytiques et allégoriques des artistes contemporains ne peuvent être appréhendées que par un « jugement de connaissance ». b. Un « jugement de connaissance » pour un art allégorique. Pour reprendre les termes de Thierry de Duve, à partir de la fin des années 1960 « la confection et l'appréciation de l'art ne requièrent plus qu'une simple identification basée sur la logique conceptuelle du modernisme, et le jugement esthétique n'est plus nécessaire »319. Comme nous l’avons vu précédemment avec les peintures minimalistes de Frank Stella instantanément décrétées « œuvres d’art », la production artistique se rabat sur la théorie. « Dès lors le jugement esthétique est court-circuité et évacué. Car si le mot “art”, ou “art en tant qu’art”, avait conservé son sens évaluatif de qualité – ou de manque de qualité – esthétique comme telle, jamais un plan monochrome n’aurait pu déclarer automatiquement qu’il était de l’art. »320 Aussi, puisque « l’art se fond dans la théorie de l’art »321, les artistes conceptuels considèrent qu’ « une œuvre n’a besoin que d’être intéressante » au regard de l’idée qu’ « ils 317 Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, Flammarion, Paris, 2002, p. 300. Thierry de Duve, Au nom de l’art, op. cit., p. 57-58. 319 Thierry de Duve, Résonances du ready-made, op. cit., p. 210. 320 Ibid., p. 213. 321 Ibid., p. 227. 318 92 illustrent »322. De telle sorte que le jugement esthétique cède la place au jugement d’ « intérêt » ou d’ « intéressement ».323 En cela, à partir des années 1960 l’art rompt avec l’un des principes fondamentaux de la théorie moderniste de Greenberg, à savoir qu’aucune œuvre ne peut-être décrétée œuvre d’art en vertu des seuls concepts qu’elle illustre : ceux-ci doivent faire l’objet d’un jugement esthétique. En effet pour Greenberg « l’art en tant qu’art, c’est-à-dire l’art comme qualité, n’est pas spécifiable. S’il l’était, cela voudrait dire que les conventions d’un art donné peuvent borner a priori le jugement esthétique et qu’on devrait juger d’après ces conventions, alors qu’il est clair pour [lui] que ce que le modernisme force à faire est de juger ces conventions mêmes. »324 Plus précisément « entre le contenu et la forme, entre le jugement de valeur générique et l’autocritique spécifique d’un medium particulier, il faut qu’il y ait une médiation, mais une médiation qui ne permet pas la déduction. »325 De fait, si avec Frank Stella et les Conceptuels l’art est désormais identifié à la théorie, alors « c’est sa doctrine esthétique, laquelle articule précisément une doctrine du goût (le formalisme) et une doctrine de la spécificité (modernisme) »326 qui rend les armes. Dans le prolongement des artistes conceptuels, les artistes contemporains recourent à des dispositifs allégoriques essentiellement discursifs. Or si l'art allégorique consiste à mettre en formes une idée, alors, à nouveau, « une œuvre n'a 322 Ibid., p. 232. Ibid., p. 233. 324 Ibid., p. 199. 325 Ibid., p. 201. 326 Ibid., p. 210. 323 93 plus besoin que d'être intéressante » et le jugement est d' « intérêt »327. Au jugement esthétique dans lequel le sensible est irréductible au concept, se substitue le jugement de connaissance où ce qui est recueilli par l’intuition (la sensibilité) est mis en forme par l’imagination puis subsumé sous un des concepts de l’entendement. Plus précisément, quand le sens immanent au sensible propre aux modernes suscitait logiquement un jugement a-conceptuel (esthétique), le sens discursif produit par les œuvres allégoriques implique un jugement conceptuel (de connaissance). Bien entendu, l’approche de l’Art moderne nécessite un certain nombre de connaissances, de « prototypes perceptifs et de schémas mentaux » afin d’être correctement perçu328. Cela dit, la finalité des œuvres de la modernité artistique n’est pas tant l’identification d’un concept que l’épreuve du sensible en tant que vecteur d’un sens sensible. Autrement dit, alors que les connaissances sont un moyen pour l’Art moderne afin d’aiguiser l’appréhension du sensible, les concepts sont dans l’Art contemporain ce à quoi conduit la lecture des moyens mis en œuvre. En effet, parce qu’ils produisent des « significations incarnées »329, les artistes contemporains incitent le spectateur à faire usage de ses connaissances afin d’identifier dans les matériaux utilisés les concepts illustrés. Aussi, soit le spectateur lit la notice d’œuvre avant de la regarder et procède à un jugement synthétique a priori, c’est-àdire met le discours de l’artiste à l’épreuve de sa formalisation, soit le spectateur regarde directement l’œuvre et procède à un jugement synthétique a posteriori, c’est-à 327 Ibid., p. 233. Jean-Marie Schaeffer, La Conduite et le jugement esthétiques, Nouveau Musée-Institut d'art contemporain, Villeurbanne, 1996. 329 Arthur Danto, « Le monde de l’art revisité », in L’Art après la fin de l’art, Seuil, Paris, 1996. 328 94 dire cherche à subsumer ce qui est vu sous un concept. En somme, confronté à des dispositifs allégoriques/discursifs composés de symboles et de signes, le spectateur doit comprendre et déchiffrer davantage qu’éprouver et ressentir. Par conséquent, quand bien même certaines œuvres allégoriques produisent de fortes impressions, celles-ci sont provoquées par ce qui est représenté, à savoir une idée déjà frappante en tant que telle. Ainsi face à L’Impossibilité physique de la mort dans l’esprit d’un vivant (1991) de Damien Hirst ou face à Zygotic acceleration, Biogenetic de-sublimated libidinal model (1995) des frères Chapman, le spectateur éprouve un choc, mais celui-ci provient d’un côté du requin, de l’autre des sexes et des orifices placés sur les visages de mannequins, c’est-à-dire de ce qui est « reconnu » davantage que de ce qui est « senti ». Il en va de même pour l’installation Personnes de Christian Boltanski au Grand Palais (2010). Des monticules de vêtements placés au sol sont régulièrement fauchés par une gigantesque pince. Si cette « parabole sur le temps et le rôle du hasard dans le destin humain »330 touche le spectateur, c’est parce qu’il sait que chaque vêtement renvoie à une personne et que la grue représente la mort. Aussi, les émotions provoquées par les œuvres allégoriques relèvent-elles, pour reprendre les termes de Gilles Deleuze, du « sensationnel » davantage que de la « sensation ». C’est la violence du représenté qui déclenche l’impression et non les moyens propres à l’œuvre : « Peindre le sensationnel […] c’est représenter l’objet, l’histoire effrayante, le monde, un personnage… Bref, c’est le projet de tout l’art figuratif : il met en scène des figures, et ces 330 Interview de Catherine Grenier par Léa Bismuth, « Christian Boltanski. Personnes », in Art press n°364, Paris, Février 2010. 95 figures sont en rapport mutuel, quelque chose se passe et se passe, une histoire est racontée (tragique ou joyeuse, réelle ou fantastique…) »331 Or, provoquer un sentiment par ce qui est représenté (dit) « annule dès lors les possibilités de [l’art] d’agir par [lui-même] » c’est-à-dire de produire la « sensation [qui] est atteinte en suscitant la présence brute de la matière. » De fait, l’ambition d’un sens immanent au sensible propre aux modernes s’approchait de la « sensation ». La « sensation » telle que la définit Gilles Deleuze n’est autre que le sens sensible dont il était question au chapitre précédent, c’est-à-dire la ressemblance plus profonde avec le monde : « La sensation, c’est le contraire du facile et du tout fait, du cliché, mais aussi du “sensationnel”, du spontané, etc. La sensation a une face tournée vers le sujet (le système nerveux, le mouvement vital, “l’instinct”, et le “tempérament”, tout un vocabulaire commun au Naturalisme et à Cézanne), et une face tournée vers l’objet (« le fait », le lieu, l’événement). Ou plutôt elle n’a pas de faces de du tout, elle est les deux choses indissolublement, elle est être-au-monde, comme disent les phénoménologues : à la fois je deviens dans la sensation et quelque chose arrive par la sensation, l’un par l’autre, l’un dans l’autre. […] La sensation, c’est ce qui est peint. Ce qui est peint dans le tableau, c’est le corps, non pas en tant qu’il est représenté comme objet, mais en tant qu’il est vécu comme éprouvant telle sensation ».332 En d’autres termes, alors que la modernité artistique avait pour horizon la « sensation », l’art allégorique des nos contemporains suscite au mieux le « sensationnel », c’est-à-dire une impression fondée sur ce qui est représenté (dénoté, dire, symbole). 331 332 Mireille Buydens, Sahara, l’esthétique de Gilles Deleuze, Vrin, Paris, 1990, p.84. Gilles Deleuze, Francis Bacon. Logique de la sensation, op. cit., p. 39-40. 96 De son côté, la critique d’art consiste désormais à identifier la signification et son mode de présentation333, quant à la valeur d’une œuvre, celle-ci sera relative à l’intérêt intellectuel qu’elle procure. En témoigne le vocabulaire employé dans les revues ou les catalogues ; ces derniers sont parsemés d’expressions telles que « l’œuvre questionne » ou « interroge ». L’enjeu est donc de saisir les dispositifs discursifs dans lesquels s’inscrit le travail d’un artiste afin d’identifier les concepts et les idées mises en forme. Il ne s’agit plus de saisir le « noyau poétique » irréductible aux concepts dont parlait Walter Benjamin et de le restituer à travers un discours traversé par le même indicible (sensible), mais de saisir le cœur conceptuel de l’œuvre et de le rendre en des termes clairs et distincts. En somme, l’Art contemporain renouvelle les modes d’appréhensions du spectateur et du critique ; il substitue au jugement esthétique un jugement de connaissance et remplace la sensation par le sensationnel. Mais, au-delà du renouvellement de la relation entre œuvre, spectateur et critique d’art, les dispositifs allégoriques/discursifs des artistes contemporains changent le rapport que l’art entretient au monde. En effet si l’art est, selon nombre d’auteurs, producteur d’un sens sensible fidèle au monde dans sa dimension indicible, le sens intellectuel des allégories contribue au contraire à sa réduction aux concepts. 2. Transparence contre opacité. 333 Arthur Danto, « Le monde de l’art revisité », in L’Art après la fin de l’art, op. cit. 97 Selon de nombreux théoriciens, l’art est le lieu d’un sens irréductible aux concepts et fidèle au monde dans sa complexité sensible. Or, par opposition à l’Art moderne dont l’horizon est la production d’un sens immanent au sensible, les dispositifs allégoriques de l’Art contemporain produisent des concepts, soit du « dire ». Autrement dit, les artistes contemporains annulent la conception selon laquelle l’art est vecteur d’opacification du monde, « résistance » face à sa réduction aux concepts. Au contraire, leurs œuvres accroissent la (fausse) transparence334 du monde en le soumettant à l’emprise du discours. En art, la recherche d’un sens interne aux matériaux ou issu du dialogue du dicible et du visible, revient à produire un indicible. C’est ce que Jacques Rancière explique dans les termes suivants : « Il y a de la pensée qui ne pense pas, de la pensée à l’œuvre non seulement dans l’élément étranger de la non-pensée, mais dans la forme même de la pensée. Inversement, il y a de la non-pensée qui habite la pensée et lui donne une puissance spécifique. Cette nonpensée n’est pas seulement une forme d’absence de la pensée, elle est une présence efficace de son opposé. Il y a donc, sous l’un et l’autre aspect, une identité de la pensée et de la nonpensée. »335 Aussi, si dans l’art « le sensible est le lieu d’une identité des contraires, […] le lieu d’une pensée qui ne pense pas »336, alors il n’est pas de l’ordre d’un dévoilement mais d’un voilement fidèle à la complexité du monde. C’est pourquoi Albrecht Wellmer conçoit l’art comme le lieu d’une connaissance spécifique : 334 Jean Baudrillard, Le Complot de l’art, Sens & Tonka, Paris, 1997, p. 15. Jacques Rancière, L’Inconscient esthétique, Galilée, Mayenne, 2009, p. 33-34. 336 Jacques Rancière, Et tant pis pour les gens fatigués, op. cit., p. 261-262. 335 98 « Voilà l'aporie: la connaissance discursive et la connaissance non discursive visent toutes deux la totalité de la connaissance; mais c'est précisément la scission de la connaissance, en une forme non discursive et en une forme discursive, qui signifie que l'une et l'autre peuvent saisir respectivement que des figures complémentaires représentant une réfraction de la vérité. La recomposition de ces figures complémentaires dans lesquelles se réfracte la vérité, en une vérité totale et non réduite, ne serait possible qu'à condition que la scission soit elle-même dépassée et que la réalité soit réconciliée. Dans l'œuvre d'art, la vérité connaît une apparition sensible; c'est ce qui constitue son privilège par rapport à la connaissance discursive. Il reste que c'est parce que la vérité connaît une apparition sensible dans l'œuvre d'art qu'elle est par ailleurs voilée dans l'expérience esthétique; dans la mesure où l'œuvre d'art ne peut énoncer la vérité qu'elle fait apparaître, l'expérience esthétique ne sait pas de quoi elle fait l'expérience. La vérité qui se révèle dans l'instant fulgurant de l'expérience esthétique est en même temps insaisissable en tant que vérité concrète et présente. […] Dès lors que l'on tente d'appréhender l'insaisissable en pénétrant dans les œuvres d'art par la compréhension, il s'évanouit comme l'arc en ciel que l'on tente de voir de trop près. En revanche, si le contenu de vérité des œuvres d'art était compris dans l'instant de l'expérience esthétique, il serait perdu et l'expérience esthétique serait vaine. »337 En d’autres termes, parce que l’art ne produit pas de concepts mais un indicible, il est fidèle à l’irréductibilité du monde. A cela fait écho la théorie esthétique de Baumgarten. Selon lui l’art est porteur d’une « connaissance sensible »338 parallèle à la connaissance intellectuelle du scientifique339. Plus précisément, là où les philosophes et les scientifiques procèdent par soustraction et discrimination du divers de l’intuition afin d’obtenir des idées claires et distinctes340, les œuvres de l’artiste sont des idées claires et confuses341 qui restituent le monde dans sa complexité sensible 342 : 337 Albrecht Wellmer, Théories esthétiques après Adorno, Actes sud, Arles, 1990. A. G. Baumgarten, Esthétique, L’Herne, Paris, 1988, p. 127. 339 Ibid., p. 31. 340 Ibid., p. 200-201. 341 Ibid., p. 35. 342 Ibid., pp. 37, 40, 200, 201. 338 99 « La connaissance sensible est, comme l’indique la dénomination qu’il est préférable de retenir, l’ensemble des représentations qui se situent en deçà de toute distinction substantielle. »343 En somme, là où la raison réduirait le monde à des concepts et des idées qui, par définition, procèdent par abstraction, l’art prendrait en charge le réel dans sa dimension irréductible et, en cela, serait du côté de l’« opacité » davantage que de la « transparence ». Plus avant, si selon Jean Baudrillard « le réel s’évanouit dans le concept »344, alors l’art, en tant qu’ « illusion », c’est-à-dire en tant que producteur de « signes insensés »345, est le lieu même du réel346. Aussi relève-t-il de la « pensée radicale » : « Contrairement au discours du réel et du rationnel, qui parie sur le fait qu’il y ait quelque chose (du sens) plutôt que rien, et donc se veut fondé en dernière instance sur la caution d’un monde objectif et déchiffrable, la pensée radicale, elle, parie sur l’illusion du monde, elle se veut illusion restituant la non véracité des faits, la non-signification du monde, faisant l’hypothèse inverse qu’il n’y a peut-être rien plutôt que quelque chose, et traquant ce rien qui court sous l’apparente continuité du sens. »347 Or, l’Art contemporain abolit précisément ces différentes conceptions de l’art. Car, en produisant des allégories, soit des « objets […] [n’étant] plus qu’un travail sur les idées », « sans secret », il rend le monde « transparent » aux concepts et, en cela, le manque dans sa dimension essentielle, indicible348. Alors que « l’événement fondamental de l’art est quand le Rien affleure dans les signes, quand le Néant émerge 343 Ibid., p. 127. Jean Baudrillard, Pourquoi tout n’a-t-il pas déjà disparu ?, L’Herne, Paris, 2008, p. 15. 345 Jean Baudrillard, Les Stratégies fatales, Grasset, Paris, 1983, p. 57. 346 Ibid., pp. 71, 168. 347 Jean Baudrillard, La Pensée radicale, Sens & Tonka, 2001, p. 16. 348 Jean Baudrillard, Les Stratégies fatales, op. cit., pp. 71-168. 344 100 au cœur même du système de signes »349, l’art allégorique porte un « monde réel devenu spectral, transparent, sans ombre »350. Comme nous venons de le démontrer, si les productions allégoriques de l’Art contemporain sont un retour au « régime représentatif » davantage qu’un dépassement de la modernité artistique, elles sont dans le même temps créatrices d’une nouvelle relation entre l’art et le monde. Là où la modernité artistique collait, en vertu du sens immanent qu’elle prônait, à la complexité et à l’opacité du monde, c’est-à-dire à son irréductibilité aux concepts, les œuvres allégoriques rendent le monde « transparent »351, c’est-à-dire le réduisent au dicible. * * * Comme nous l’avons vu au second chapitre, la réalisation d’œuvres allégoriques par les artistes contemporains les place dans le « régime représentatif », lequel, par opposition à la modernité radicale et au « régime esthétique », soumet le sensible au dicible. Aussi, de ce point de vue, l’Art contemporain n’est pas tant un dépassement de la modernité artistique qu’un retour à un ancien régime de signification. Mais, c’est sous cet aspect même qu’il produit du nouveau ; les relations entre œuvres, spectateur et critique d’art ne sont plus sous le signe du jugement esthétique mais d’un jugement de connaissance ; l’art ne joue plus en faveur de 349 Jean Baudrillard, Le Complot de l’art, op. cit., p. 21. Jean Baudrillard, Illusion et désillusion esthétiques, Sens & Tonka, Paris, 1997, p. 29. 351 Jean Baudrillard, Le Complot de l’art, op. cit., p. 11. 350 101 l’ « opacification » et de la « complexification » du monde mais en faveur d’une plus grande « transparence », c’est-à-dire d’une réduction du réel aux concepts. En somme, c’est dans le retour au paradigme classique de la signification que l’Art contemporain produit du nouveau. 102 Conclusion. Après avoir analysé et écarté deux des critères qui semblaient indiquer le dépassement de l'Art moderne par l'Art contemporain – désubjectivation et hybridation –, nous avons proposé un nouveau critère de distinction qui, nous l’espérons, crédite l’idée selon laquelle l’une des tendances majeures de l’Art contemporain renoue avec un mode classique de signification. En effet, d’un point de vue moins « morphologique » (apparences extérieures) que « structurel » (structure interne), l’Art contemporain a révélé son appartenance au « régime représentatif », lequel assujettit le sensible (les matériaux) au dicible (ce qui est dit, représenté) en vue d’un sens conceptuel, par opposition à l’Art moderne, lequel vise un sens immanent au sensible (« modernité radicale »), sinon issu d’un dialogue entre le représenté et les moyens mis en œuvre (« régime esthétique » de l’art). Plus précisément, c’est le recours massif à l’allégorie par les artistes actuels qui permet de définir l’Art contemporain moins comme un dépassement de la modernité artistique que comme un retour à un paradigme classique de la signification (« régime représentatif »). Car, possédant la structure de renvoie du signe linguistique (signifiant/signifié), « entièrement ordonnée à la transcendance du signifié et [à l’]occultation de la matérialité du signifiant ».352 Par ailleurs, nous avons vu que c’est paradoxalement dans ce retour à un mode classique de signification que l’Art contemporain renouvelle les relations entre les œuvres d’art, les spectateurs, les critiques d’art et le monde. D’une part, étant essentiellement discursives, les œuvres d’art contemporain recourant à l’allégorie 352 François Warin, op. cit., p. 51-52. 103 substituent au jugement esthétique un jugement de connaissance. D’autre part, si sa traditionnelle association à l’« indicible » fait de l’art un miroir de l’ « opacité » du monde, sinon de sa « complexité », les œuvres d’art allégoriques vont dans le sens d’une plus grande « transparence », c’est à dire d’une « réduction » du monde à ce qui peut en être dit. 104 Bibliographie : Leon Battista Alberti, De la peinture, Macula, Paris, 1999. Roland Barthes, L’Obvie et l’obtus. Essais critiques III, Seuil, Paris, 1982. Jean Baudrillard, Le Complot de l’art, Sens & Tonka, Paris, 1997. Illusion, désillusion esthétique, Sens & Tonka, Paris, 1997. La Pensée radicale, Sens & Tonka, Paris, 2001. Télémorphose, Sens & Tonka, Paris, 2001. Les Stratégies fatales, Grasset, Paris, 1983. Pourquoi tout n’a-t-il pas déjà disparu ?, L’Herne, Paris, 2008. A. G. Baumgarten, Esthétique, L’Herne, Paris, 1988. Hans Belting, L’Histoire de l’art est-elle finie ?, Jacqueline Chambon, Nîmes, 1989. Charles-Pierre Bru, Esthétique de l’abstraction. 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