Université Paris 1 – Panthéon-Sorbonne UFR Arts

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 Université Paris 1 – Panthéon-­Sorbonne UFR Arts plastiques et sciences de l’art Sarah Ihler-­‐Meyer Master 2 d’Esthétique année 2009-­2010 Sous la direction de M. Dominique Château ____________________________________________________ L’ARCHAÏSME DE L’ART CONTEMPORAIN La tendance allégorique de l’art contemporain 1
Table des matières
Introduction. p. 4-9.
I. L’Art contemporain comme dépassement de la modernité artistique p. 10-41.
A) Mise à mal de la subjectivité p. 10-26.
1. Origines p. 11-13.
2. Modernité artistique et subjectivité p. 13-15.
3. Art contemporain et mise à mort de la subjectivité p. 15-17.
4. Hétérodoxies modernes et contemporaines p. 17-26.
a. Dadaïsme, Futurisme, Constructivisme, Productivisme p. 18-21.
b. Mythologies individuelles et intimité p. 21-24.
c. Contre interprétation p. 24- 26.
B) Au-delà de l’essentialisme greenbergien p. 26-40.
1. La « doxa » moderniste p. 27-32.
2. Art contemporain et hybridations p. 32-35.
a. Architecture et postmodernité p. 32-34.
b. Arts plastiques et hybridations p. 34-38.
3. Hétérodoxies modernes p. 38-40.
II. Repli des régimes moderne et esthétique de l’art p. 41-83.
A) La modernité radicale p. 42-52.
1. Les précédents p. 42-44.
2. L’art « pur » p. 45-52.
B) Dissidences et « régime esthétique » p. 52-57.
1. Le « régime esthétique » de l’art p. 52-53.
2. La figuration dans le « régime esthétique » de l’art p. 53-57.
C) Des régimes moderne et esthétique au « régime représentatif » p. 57-83.
1. Définition du « régime représentatif » de l’art p. 57-60.
2. Le préalable du retour au « régime représentatif » : l’art sur l’art p. 60-65.
3. Le retour du « régime représentatif » dans l’art contemporain p. 65-82.
a. Une définition de l’allégorie p. 67-69.
b. Représentation contre expression dans l’architecture postmoderne p. 69-70.
c. De la fin des années 1960 à la fin des années 1970 p. 70-74.
d. Années 1980 p. 74-76.
e. De la fin des années 1980 aux années 1990 p. 76-79.
f. Années 2000 p. 79-82.
III. Le retour au « régime représentatif » exposé aux contestations et source de
renouveaux p. 83-102.
A) L’allégorie : ses implications artistiques et sa contestation p. 83-89.
1. D’un art réflexif à un art pensif : le « tout art » p. 84-88.
2. La Querelle de l’Art contemporain p. 88-89.
B) Les nouvelles relations aux spectateurs, aux critiques et au monde impliquées par le
retour au « régime représentatif » p. 90-101.
1. Jugement de connaissance contre jugement esthétique p. 90-97.
2
a. Définitions succinctes du jugement esthétique et du jugement de connaissance p. 90-92.
b. Un jugement de connaissance pour un art allégorique p. 92-97.
2. Transparence contre opacité p. 97-101.
Conclusion p. 103-104.
Bibliographie : 105-108.
3
Introduction.
De la fin des années 1960 aux années 1990, la critique d’art a cherché à
définir l’Art contemporain1 et à établir ses critères en fonction de l’Art moderne. Parmi
les plus importants de ces critères définitoires, nous analyserons la pertinence et les
limites de deux d’entre eux et chercherons à en thématiser un nouveau afin d'opérer
une distinction plus viable entre Art moderne et Art contemporain, notamment à l’aide
des notions élaborées par Jacques Rancière.
L’Art contemporain (fin 1960 à nos jours) prolongerait et dépasserait d’un
même mouvement les problématiques de l’Art moderne. Tout en poursuivant la mise à
mal des frontières de l’art (limites du champ de l’art, statut de l’artiste,…) inaugurée
par la période moderne, l’Art contemporain irait au-delà de deux principes
fondamentaux de la modernité artistiques que sont l’expression de l’intériorité et
l’ « essentialisme » greenbergien2. Pourtant, au regard de la réalité artistique du XXe
siècle nous verrons les faiblesses d’une telle conception.
La thèse que nous essayerons de défendre, c’est qu’au-delà des phénomènes de
surface – tels que l’introduction de nouveaux médias, l’hybridation accrue des
matériaux et des genres, le retour à la figuration –, la période allant des années 1970 à
nos jours poursuit moins la révolution du langage artistique initiée par l’époque
moderne qu’elle ne renoue avec le paradigme classique de la signification. En effet,
1
Le terme « art contemporain » ne renverra pas ici à l’ensemble de la production artistique actuelle mais à une
de ses tendances que nous estimons parmi les plus importantes.
2
L’ « essentialisme » greenbergien est la théorie selon laquelle chaque art tend depuis le milieu du XIXe siècle
jusqu’à la fin des années 1950 à définir ses propres moyens à l’exclusion de tout ce qu’il partage avec d’autres
médiums.
4
alors que la modernité artistique3, dans sa version la plus radicale, exclue du champ de
l’art toute dimension narrative – par le rejet de la représentation – au profit d’un sens
strictement immanent au sensible, de nombreux artistes contemporains, par leur
recours à l’allégorie, renouent avec un sens conceptuel qui transcende la matérialité de
l'œuvre.
On pourrait opposer à cette idée le fait que les artistes modernes se sont le plus
souvent maintenus dans le champ de la représentation et donc du concept (le
représenté, dénoté). Mais contrairement à ce qui se produit dans l’Art contemporain,
l’Art moderne, quand il en passe par la figuration, ne met pas tant en valeur le « sujet »
que la « manière » ; la représentation (le représenté) dialogue avec la présentation (les
matériaux mis en œuvre) pour produire un sens sensible. De fait, pour reprendre une
distinction opérée par Jacques Rancière et que nous développerons par la suite, plus
que l’abolition de la modernité artistique, c’est le « régime esthétique »4 de l’art qui
cède la place au « régime représentatif »5 dans lequel le « dicible » (ce qui est
représenté, dit) n’interagit pas avec le sensible (couleurs, sons, mots,…) pour former
un sens sensible. Comme nous chercherons à le démontrer, c'est dans cette régression
d’un sens sensible à un sens intellectuel que l’Art contemporain apporte de la
nouveauté, du côté de la relation entre œuvre, spectateur et critique d’art, aussi bien
que du côté de la relation que l’art entretient avec le monde.
3
Le terme « modernité artistique » délimite ici une période artistique allant des années 1870 au début des années
1960, bien que cette période ait des origines dans la peinture du Trecento italien, du Baroque, des flamands du
XVIIe siècle, dans le rococo, le romantisme, et d’autres courants encore.
4
Jacques Rancière, Le Partage du sensible, La Fabrique, Paris, 2002, p. 30-31.
5
Ibidem.
5
Afin de mener à bien cette recherche nous aurons recours à des textes d’artistes
modernes et contemporains, de théoriciens de l’art du XXème et du XXIème siècles,
mais aussi à l’analyse d’œuvres qui nous semblent les plus représentatives de l’Art
moderne et contemporain. Nous confronterons chacun de ces textes entre eux et aux
œuvres, dans l’espoir de faire ressortir une lecture possible de l’histoire de l’art du
XXe siècle.
Etant donné l’ampleur du sujet, les limites de nos connaissances mais aussi les
contraintes formelles d’un mémoire (100 pages) nous nous limiterons, en ce qui
concerne l’analyse de l’Art moderne, aux œuvres et aux textes relevant du champ
pictural, et, en ce qui concerne l’Art contemporain, à l’étude de quelques artistes.
Dans un premier temps, nous nous arrêterons sur deux des arguments les plus
utilisés pour identifier le dépassement de la modernité artistique par l’Art
contemporain. Il s’agira de voir la valeur et les limites de la question de la subjectivité
et de l’hybridation des genres.
En effet, pour de nombreux théoriciens, la question de la subjectivité est
centrale dans le dépassement du modernisme par l’Art contemporain. Alors que l’Art
moderne aurait pour moteur l’expression de la subjectivité de l’artiste, de son
intériorité, de ses émotions et de ses pulsions, l’Art contemporain l’annulerait,
notamment en introduisant des procédures mécaniques et industrielles dans le champ
de l’art. Cette idée, selon laquelle l'Art contemporain prolonge et dépasse la modernité
6
en répudiant l'inscription de la subjectivité dans l'œuvre, sera mise en regard de textes
d’artistes et de théoriciens qui la nuancent, sinon la démentent.
D’autre part, l'hybridation des médias et le retour à la figuration occupent
également une place importante dans l’appréhension de l’Art contemporain comme
dépassement du modernisme. En effet, si la doxa greenbergienne pense la modernité
artistique en termes de réduction de chaque art à ses propres moyens, alors
l'hybridation des genres et le retour à la figuration signent l’avènement de l’Art
contemporain. Mais, sortis de la théorie de Greenberg, nous verrons que cette
proposition s’écroule face au réel, qu’il s’agisse de Dada, du Surréalisme, de la
Nouvelle objectivité ou encore d’artistes tels qu’Edward Hopper ou De Chirico.
Dans un deuxième temps nous verrons que, si ces distinctions entre Art
moderne et Art contemporain ne permettent pas de penser le rapport du premier au
second en termes de « dépassement », elles manquent aussi ce qui caractérise plus
essentiellement la période dite « postmoderne » (contemporaine). En effet, considéré
d’un point de vue « structurel » davantage que « morphologique »6, l’Art
contemporain n’est pas tant un « au-delà » de l’époque moderne qu'un retour au
paradigme classique de la signification.
Aussi nous définirons tout d’abord ce qu’est la modernité artistique (18801960) dans sa version la plus radicale, c’est-à-dire la plus « abstraite ». Les textes
d’artistes et de théoriciens, de l’époque comme d’aujourd’hui, se révèleront unanimes
sur le point suivant : les artistes les plus radicaux de cette période cherchent à produire
6
Les termes « structurel » et « morphologique » renvoient respectivement au fonctionnement interne d’une
œuvre donnée, c’est-à-dire à sa manière de signifier, et à ses apparences extérieures.
7
un sens immanent, interne aux formes et aux couleurs, à l’exclusion de toute
dimension narrative ou conceptuelle (représentative), c’est-à-dire extérieure à la
matérialité de l’œuvre. Et nous verrons que, si l’Art moderne se maintient en partie
dans le champ de la représentation, le recours à la figuration s’inscrit dans le « régime
esthétique » de l’art, c’est à dire dans le dialogue du visible et du dicible en vue d’un
sens sensible.
Nous retracerons les différentes étapes de l’abandon par l’Art contemporain des
paradigmes moderne et « esthétique » – d’un mode de signification immanent aux
matériaux ou issu du dialogue du sensible et du dicible. A rebours d’un sens sensible,
tissé dans les moyens mis en œuvre, nous verrons que l’Art contemporain, par
l’utilisation massive de l’allégorie, produit un sens conceptuel qui soumet le visible au
dicible et l’inscrit dans le « régime représentatif ».
Finalement, nous analyserons les implications du retour au « régime
représentatif ». D’une part nous verrons par quels détours, des artistes conceptuels aux
créateurs actuels, de « réflexif »7 l’art est devenu « pensif »8, mais aussi en quoi le
principe allégorique de l’Art contemporain implique un « tout art » et a provoqué ce
qu’on appelle « la querelle de l’art contemporain ». D’autre part, nous verrons en quoi
le retour au paradigme classique de la signification (« régime représentatif ») génère
de manière paradoxale une nouvelle relation entre œuvres d’art, spectateur et critique
mais également un nouveau rapport entre l’art et le monde.
7
Le terme « réflexif » renvoie ici à l’Art conceptuel (du milieu des années 1960 au milieu des années 1970),
c’est-à-dire à l’art qui se prend lui-même pour objet ou encore qui fait retour sur lui-même.
8
Par « pensif » nous entendons l’art qui, à la suite de l’Art conceptuel, fait non plus retour sur lui-même mais
pense le monde. Cette expression se trouve notamment dans le livre de Marc Jimenez, « L’art contemporain
pense le monde », La Querelle de l’art contemporain, Gallimard, Paris, 2005.
8
Sur le plan de la relation au spectateur et au critique, les dispositifs
allégoriques/discursifs de l’Art contemporain impliquent la disparition du jugement
esthétique au profit du jugement de connaissance. Au jugement a-conceptuel
(esthétique) impliqué par le sens sensible propre à l’Art moderne, le sens conceptuel
des œuvres allégoriques génère un jugement conceptuel (de connaissance).
De fait, nous verrons que c’est la relation de l’art au monde qui change. Si l’art
a souvent été pensé comme vecteur d'opacification du monde, en le rendant à sa
complexité sensible, l'Art contemporain, essentiellement discursif, n'est plus porteur
d'ombre mais au contraire de transparence. De l’ordre du « dire », les productions
postmodernes tournées vers le concept ratent le réel dans sa dimension indicible.
Ainsi, après avoir envisagé les limites d’un prétendu dépassement de l’Art
moderne par l’Art contemporain, via la disparition de l’expression de la subjectivité,
l’hybridation des genres et le retour à la figuration, nous chercherons plus précisément
ce qui caractérise l’Art contemporain en lui-même, du point de vue de ses modes de
signification, et d’autre part dans sa relation aux spectateurs, aux critiques mais aussi
au monde.
9
I. L’Art contemporain comme dépassement de la modernité
artistique.
L’Art contemporain est communément défini comme un dépassement de l’Art
moderne. Plus précisément, les artistes de la fin des années 1960 jusqu’à nos jours
poursuivraient la révolution des langages artistiques inaugurée par l’époque moderne
tout en dépassant certaines de ses problématiques. Tout en renouvelant le vocabulaire
des arts plastiques et en mettant à mal leurs frontières traditionnelles, comme le firent
les artistes de la modernité, l’Art contemporain irait au-delà des conventions de cette
dernière. Les artistes actuels iraient au-delà des normes de la modernité artistique, dont
l’expression de l’intériorité et l’ « essentialisme » greenbergien. Mais, comme nous
allons le voir, tenter de fonder le dépassement de l’Art moderne par l’Art
contemporain sur de telles bases semble pouvoir être remis en question au regard de la
multiplicité et de la diversité des courants artistiques du XXe siècle.
A) Mise à mal de la subjectivité.
Selon la doxa, le déchaînement des couleurs, la prise d’assaut du dessin par la
matière picturale, la déformation des figures, la mise à mal de l’espace perspectif en
faveur du plan bidimensionnel – propres à l'Art moderne –, seraient fondés sur le désir
des artistes d’exprimer leur subjectivité. Alors que l’époque moderne serait celle de
l’intériorité, les artistes contemporains agiraient en faveur d’une désubjectivation et
d’une mise en avant de la réalité extérieure. Pourtant, bien que cette distinction entre
Art
contemporain
et
Art
moderne
soit
probante
lorsque
l’on
compare
l’Expressionnisme allemand, l’Action painting ou l’Abstraction lyrique au
10
Minimalisme, au Pop Art ou encore à l’Art conceptuel (« esthétique administrative »),
elle se révèle inopérante face à la multiplicité des courants artistiques du XXème
siècle. En effet, que faire du Futurisme, dont l’objectif est d’exprimer la réalité du
monde moderne, du Constructivisme ou encore du Productivisme, pensés comme
outils au service du communisme, dans le cadre d’une telle catégorisation ? De même,
où ranger les "Mythologies personnelles" auquelles appartiennent des artistes tels
qu’Annette Messager et Christian Boltanski ? Force est de constater que cette
opposition, qi elle éclaire certaines tendances, exclut trop de courants et d'artistes pour
fonctionner. Elle ne permet pas de déterminer précisément ce qui caractérise et
distingue ces deux époques.
1. Origines.
Si l’individualité de l’artiste n’a jamais été aussi affirmée que durant l’époque
moderne, elle s’impose progressivement dès la Renaissance. Avec la création des
Académies aux XVIe et XVIIe siècle en Italie et en France, l’activité des peintres et
des sculpteurs, jusque là maintenue dans la catégorie inférieure des « arts
mécaniques » – fondés sur la maîtrise et la reproduction de règles préétablies –, intègre
la classe des « arts libéraux », c’est-à-dire des activités engageant l’intellect et le talent
personnel. Cette transition marque la fin des corporations artistiques, un « système de
reproduction pratique des compétences [qui], de génération en génération, laissait peu
de place à l'innovation, laquelle n'était guère valorisée »9. Conjointement à ce
phénomène, la signature de l'artiste, désormais considéré comme un homme de lettres,
9
Nathalie Heinich, Être artiste, Klincksieck, Paris, 1996, p. 13.
11
prend une importance décisive. Plus précisément, bien que la maîtrise de la tradition et
des principes classiques, tels que l'harmonie, la beauté et la hiérarchie des genres, joue
un rôle décisif dans l'évaluation des œuvres d'art, « la notion d'authenticité ainsi que la
valorisation de l'individualité et de l'originalité »10 se développent. L'Âge classique
inaugure donc la valorisation du nom propre de l'artiste.
Le Romantisme de la fin du XVIIIème siècle poursuit cette promotion de
l'auteur à travers la notion de « génie ». Parce que les Lumières ont ébranlé la religion
chrétienne, parce que Kant a souligné les limites de la connaissance humaine, les
romantiques font de l'artiste le seul homme capable d'atteindre le monde des Idées.
Grâce à son imagination « productive », indépendante de la sensibilité et de
l'entendement, l’artiste doué de génie produit des « idées esthétiques » apparentées aux
Idées de la Raison11. Devenu une figure « prométhéenne », un individu doué de
« génie », l'artiste a désormais un rôle décisif dans la création.
Au cours du XIXe siècle la conception romantique de l'artiste est à nouveau en
conflit avec la définition classique qu'en ont les Académies. En effet, la reproduction
des canons classiques de la Beauté et l’allégeance aux genres est toujours de mise dans
les
institutions.
Pourtant
cette
période
est
également
marquée
par
une
« personnalisation accrue de la production artistique. Celle-ci se manifeste notamment
par un glissement de l'objet du jugement, qui passe insensiblement de chaque toile
considérée en elle-même à l'ensemble des œuvres d'un artiste, sa carrière tout
10
11
Nathalie Heinich, op. cit., p. 27.
Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, Flammarion, Paris, 1996, p. 300-301.
12
entière »12.
Ainsi, de la Renaissance à la fin du XIXe siècle, la personnalité de l'artiste est
progressivement reconnue comme centrale. Mais, ce n'est que dans la première moitié
du XXe siècle que s'opère « un déplacement des œuvres aux personnes13 ».
2. Modernité artistique et subjectivité.
A partir de l'impressionnisme, les productions artistiques répondent de moins en
moins aux principes de la mimesis. La fidélité aux apparences extérieures, la définition
nette des formes, la construction d'un espace perspectif et la primauté du dessin sont
brouillées par l'irruption de couleurs franches posées par aplats. La Sécession
viennoise, le Fauvisme, l'Expressionnisme allemand, le Cubisme ou encore le
Futurisme déforment et déconstruisent les figures, rabattent l'espace de la peinture sur
la surface plane de la toile. Plus tard, avec l'Abstraction lyrique, l'action painting mais
aussi le Color field, la création picturale ne contient plus aucune trace de la réalité
objective.
Si cette mise à mal de la mimesis par les artistes de la première moitié du XXe
siècle ne répond pas à un principe unique, elle est communément interprétée comme
une irruption de la subjectivité au sein de la création. Ainsi, selon Roger Fry et
Hermann Bahr, « les arts graphiques [sont] l’expression de la vie imaginaire plutôt
qu’une reproduction de la vie réelle »14, quant à l'expressionnisme, il « ne tient pas
12
Nathalie Heinich, op. cit., p. 40.
Ibid., p. 62.
14
Roger Fry, « Un essai d’esthétique », Art en théorie 1900-1990, Hazan, Paris, 1996, p. 111.
13
13
compte de l’œuvre individuelle, mais veut rendre sa place à l’homme. »15 Cette
conception de la création est confirmée par un artiste tel qu'Henri Matisse lorsqu'il
définit « la composition [comme] l’art d’arranger de manière décorative les divers
éléments dont le peintre dispose pour exprimer ses sentiments. »16 En d'autres termes,
l'inadéquation aux apparences extérieures ne proviendrait pas d'une déficience
technique ou mentale mais de l'expression de l'intériorité et des sentiments de l'artiste.
Harold Rosenberg reprendra plus tard cette interprétation à propos de l'avantgarde américaine des années 1940. Selon lui les attaques que la figuration subit dans
l'abstraction lyrique et l'action painting n’ont pas pour origine, comme le pense
Clément Greenberg, la recherche des moyens propres à la peinture, mais l'expression
de la subjectivité de l'artiste.
« Pour chaque peintre américain il arriva un moment où la toile lui apparut comme une
arène offerte à son action –plutôt qu’un espace où reproduire, recréer, analyser ou
« exprimer » un objet réel ou imaginaire. Ce qui devait passer sur la toile n’était pas une
image, mais un fait, une action.»17
Aussi, la peinture « est un acte inséparable de la biographie de l’artiste. Le tableau luimême est un « moment » dans la complexité impure de sa vie »18. « Ce qui confère à la
toile sa signification, ce n’est pas le donné psychologique mais le rôle, la manière dont
l’artiste donne une structure à son énergie émotionnelle et intellectuelle »19. Désormais
« le désir d’un mythe privé est le contenu de toute peinture de cette avant-garde. »20
15
Herman Bahr, « L’Expressionnisme », Art en théorie 1900-1990, op. cit., p. 155.
Henri Matisse, « Notes d’un peintre », Art en théorie 1900-1990, op. cit., p. 104.
17
Harold Rosenberg, « Les Peintres d’action américains », Art en théorie 1900-1990, op. cit., p. 644.
18
Ibid.
19
Ibid., p. 645.
20
Ibid., p. 646.
16
14
En somme, parallèlement à l'éclipse de la mimésis se met en place une « théorie
de l'expression »21 capable d'expliquer les nouveaux langages picturaux et leurs écarts
par rapport aux « équivalences perceptuelles »22. Or, c'est précisément cette conception
de l'activité artistique comme expression de la subjectivité que remettent en cause
certains artistes contemporains.
3. Art contemporain et mise à mort de la subjectivité.
Alors que la modernité s'impose communément comme l'époque de la
subjectivité, nombre de pratiques contemporaines mettent en effet en crise la notion
d'auteur.
« Dans l'art moderne, l'intériorité de l'artiste trouve une expression privilégiée dans le
surréalisme, ainsi que dans la peinture gestuelle, l'expressionnisme abstrait, l'action painting,
qui mette en scène l'inconscient de la personne, l'extériorisation immédiate de ses sentiments
ou de ses sensations intérieures, autorisant de la part du spectateur la projection
psychologique, la recherche d'un sens communicable, le partage humaniste d'une condition
commune. L'art contemporain prend le contre pied de cette exigence d'intériorité. »23
Initié par Marcel Duchamp et ses ready-mades, le retrait de l'auteur et de son
intériorité s'accélère dans les années 1960 et 1970 avec le Pop art, le Minimalisme ou
encore l'Art conceptuel. Chacun de ces mouvements, en utilisant des procédures
industrielles et analytiques, excluent la subjectivité de l'artiste hors du champ de l'art.
Andy Warhol sérigraphie des images issues des mass media et délègue son travail à
21
Arthur Danto, L’Assujettissement philosophique de l’art, Seuil, Paris, 1993.
Ibid.
23
Nathalie Heinich, Bernard Edelman, L’Art en conflits. L’œuvre de l’esprit entre droit et sociologique, La
Découverte, Paris, 2002.
22
15
des assistants, de telle sorte que l’emprise de l’auteur sur son œuvre en est
considérablement réduite24. Robert Morris réalise des formes géométriques dans des
matériaux industriels rejetant toute connotation subjective ou psychologique, quant
aux artistes d'Art & Langage, ils mettent en œuvre des principes issus de la
linguistique et de la philosophie du langage25 en vue d'une analyse objective de l'art.
« Déjà, l'expression de l'intériorité de l'artiste se trouve mise à mal dans toutes les formes
esthétiques qui, à l'opposé de la figuration surréaliste comme de l'expressionnisme et de
l'abstraction lyrique, font l'économie du fantasme, du geste, de l'émotion directe :
minimalisme, formalisme, expérimentations techniques, combinatoires mathématiques. »26
D'autres artistes, tels que Villéglé et ses « lacérations anonymes », les Becher
(Winding Towers, 1982-1983) ou encore Stanley Brouwn (This Way Brouwn, 1962),
renoncent pour leur part à l'expression de leur personnalité pour le « geste collectif »27,
« l'anonymat objectif »28 et la « monumentalité publique »29. Le premier récupère des
affiches déchirées dans la rue, les seconds photographient selon les protocoles du
documentaire des constructions industrielles, le troisième crée des œuvres en
collaboration avec des anonymes30. Par la suite, dans les années 1980, le retrait de la
subjectivité est entériné avec les « appropriationnistes » qui, comme Mike Bidlo et
Sherrie Levine, dans la continuation de Sturtevant, reproduisent à l'identique les
œuvres d'autres artistes.
24
Nathalie Heinich, Le Triple jeu de l’Art contemporain, Editions de minuit, Paris, 1998, p. 135-136.
Benjamin Buchloh, « De l’esthétique d’administration à la critique institutionnelle (aspects de l’art conceptuel,
1962-1969) », Essais historiques II. Art contemporain, Art édition, Villeurbanne, 1992, p. 155-212.
26
Nathalie Heinich, Le Triple jeu de l’Art contemporain, op. cit., p. 135.
27
Benjamin Buchloh, « Formalisme et historicité. Modification de ces concepts dans l’art européen et américain
depuis 1945 », op. cit., p. 44.
28
Ibid., p 54.
29
Ibid., p. 94.
30
Ibid., p. 54.
25
16
Sur la base de cette succession d'artistes et de courants, Nathalie Heinich
affirme que l’ « idée de l’art comme expression d’une intériorité est une idée moderne
[…] qui n’est plus du tout le paradigme de l’art contemporain » et conclue que « l’art
contemporain n’est pas un art d’expression d’une intériorité »31. De son côté Frederic
Jameson constate que si l'esthétique de l'expression « paraît avoir dominé une grande
part de ce que nous appelons le grand modernisme, [elle] a disparu – pour des raisons
à la fois pratiques et théoriques – dans le monde postmoderne. »32
Toutefois, écarter la subjectivité de l'artiste ne revient pas pour ces auteurs à
annuler la singularité de l'œuvre. Celle-ci ne se joue plus dans l'expression visuelle de
la subjectivité mais du côté de l'intention artistique. Pour reprendre les termes de
Nathalie Heinich, « le lien demeure [...] entre l'objet sans créateur et le créateur [...]
mais dématérialisé, réduit à un concept, à l'idée, à l' "intention" de créer quelque
chose. »33 Ainsi, en rejetant l'expression de l'intériorité l'Art contemporain ne met pas
tant à l'épreuve la singularité que « la condition de son accréditation »34. L’œuvre d’art
n’est plus le reflet d’une intériorité mais la concrétisation d’une idée.
4. Hétérodoxies modernes et contemporaines.
Si une partie de l'Art contemporain est marquée par le retrait de l'intériorité, les
notions de subjectivité et d'objectivité (réalité extérieure) ne suffisent pas pour autant à
recouvrir le partage entre Art moderne et contemporain. Dans la mesure où de
nombreux artistes et courants brouillent une telle bipartition, nous allons maintenant
31
Nathalie Heinich, Bernard Edelman, L’Art en conflits. L’œuvre de l’esprit entre droit et sociologique, op. cit.
Frederic Jameson, « La Déconstruction de l’expression », Art en théorie 1900-1990, op. cit., p. 1170.
33
Nathalie Heinich, Le Triple jeu de l’Art contemporain, op. cit., p. 130.
34
Ibid., p. 123.
32
17
éudier les limites de ce découpage à l’intérieur de l’Art moderne et de l’Art
contemporain.
a. Dadaïsme, Futurisme, Constructivisme, Productivisme.
Loin de l’expression de la subjectivité de l'artiste, de nombreux courants du
début du XXe siècle, tels que le Dadaïsme, le Futurisme, le Constructivisme ou encore
le Productivisme, cherchent à rendre compte de la réalité du monde moderne, quand ils
ne visent pas à être des outils au service du Communisme.
Né en 1916, le Dadaïsme est formé par des « poètes, de plasticiens, des hommes de
théâtre, [qui] proclament à l’envi un nihilisme radical envers toutes les valeurs
traditionnelles et même envers l’art. »35 Leurs attaques se portent aussi bien contre les
définitions communes de l’art qu’envers les valeurs bourgeoises du monde moderne.
Ainsi Hugo Ball écrit le 21 novembre 1916 :
« Le moi qui par trop s’affirme poursuit toujours des intérêts, qu’il soit avare, despotique,
vaniteux ou indolent. Tant qu’il ne s’intègre pas à la société, il suivra toujours ses appétits, ses
pulsions. Qui renonce aux intérêts renonce à son moi. Le moi et les intérêts sont identiques.
C’est ainsi que l’idéal individualiste égoïste de la Renaissance a engendré une association
générale des appétits mécanisés que nous voyons saigner et se décomposer sous nos yeux. »36
Aussi, la volonté de faire table rase des fondements de l’art et de la société ne revient
pas pour les dadaïstes à recentrer l’œuvre sur la subjectivité de l’artiste mais au
contraire à l’ouvrir au monde et à la réalité quotidienne.
35
36
Etienne Souriau, Vocabulaire d’esthétique, Puf, Paris, 2004, p. 539.
Hugo Ball, « Fragments Dada », in Art en théorie 1900-1990, op. cit., p. 283.
18
« Le mot Dada symbolise le rapport le plus primitif avec la réalité environnante; avec
Dada une nouvelle réalité prend possession de ses droits. La vie apparaît comme un tintamarre
simultané de bruits, de couleurs et de rythmes de l’esprit que l’art dadaïste intègre sans hésiter
à tous les cris et toutes les fièvres sensationnelles, à l’audacieuse mentalité du quotidien et à la
totalité de la réalité brutale. […] Le dadaïsme, pour la première fois, ne se pose plus de façon
purement esthétique face à la vie. Car il détruit et réduit à rien tous les grands mots de
l’éthique, de la culture et de l’intériorité qui ne sont que des travestissements pour des muscles
sans vigueur. »37
Du côté des Futuristes, la déconstruction de la représentation perspective et la
fragmentation des figures n'ont pas pour objectif de restituer l'intériorité de l'artiste
mais de donner à sentir la réalité du monde moderne. Plus précisément, pour Boccioni,
chef de file du Futurisme, la mise à mal de la représentation et de la réalité objectale
est un moyen pour être au plus prêt de la nouvelle réalité industrielle. Ainsi, « la fin de
la reproduction de l'image »38 s'articule chez lui au « désir de donner l'objet vécu dans
son devenir dynamique »39 et de « rendre les émotions qui [...] viennent d'un monde
complètement transformé »40. La production d'œuvres « composées de purs éléments
plastiques »41, en dehors de toute imitation des apparences extérieures, n'est pas fondée
sur l'expression de la subjectivité mais sur le « dynamisme universel. »42
De même, les œuvres abstraites ou les collages réalisés par les Constructivistes
et les Productivistes dans les années 1920 n'ont pas pour horizon l'intériorité de l'artiste
mais les processus sociaux qui les environnent. « Il s’agit d’une tentative pour établir
un cadre esthétique à l’intérieur duquel seraient pris en compte à la fois les besoins des
37
Richard Huelsenbeck, « Manifeste dadaïste », in Art en théorie 1900-1990, op. cit., p. 291.
Umberto Boccioni, Dynamisme plastique, L’Age d’homme, Paris, 1975, p. 36.
39
Ibid., p. 62.
40
Ibid., p. 32.
41
Ibid., p. 36.
42
Ibid., p. 68.
38
19
masses en la matière et les caractéristiques des moyens de production artistique »43.
« Le
nouvel art ne se fonde pas sur la subjectivité, mais sur une base commune à
tous. »44
A travers la notion de Faktura – « corrélat esthétique historiquement logique de
l’introduction imminente de l’industrie et de la planification sociale en Union Soviétique
après la Révolution de 1917 »45 –, le but de ces artistes est d'incorporer à leurs œuvres les
moyens techniques de production et de construction de la nouvelle société46. Ainsi, pour
Lissitzky, le photomontage n'est pas une simple tendance artistique mais une stratégie
efficiente. L'objectif est de « faire de la « construction » et du « montage » les moyens de la
transformation des modes de contemplation passive »47. Dans le même esprit Alexis Gan
énonce les propos suivants: « Dans le domaine de la construction culturelle possède seul
une valeur réelle ce qui est indissolublement lié aux tâches générales de l’époque
révolutionnaire. »
48
Ou encore: « S’arracher à l’activité spéculative de [l’art] et
trouver les voies menant à une action concrète, en appliquant connaissances et savoir
faire à un vrai travail vivant et concret. »49 « La nécessité de construire des
représentations iconiques pour la masse d’un public nouveau »50 est donc à l'origine
des innovations artistiques du Constructivisme et du Productivisme. Contre toute
intention subjectiviste, l'exigence de ces deux courants est de rendre à l'art sa valeur
d'usage.
43
Benjamin Buchloh, « Faktura et factographie », in Essais historiques I. Art moderne, Art éditions,
Villeurbanne, 1992, p. 93.
44
El Lissitzky et Ilya Ehrenbourg, « Déclaration des éditeurs de Vesch », in Art en théorie 1900-1990, op. cit., p.
365.
45
Benjamin Buchloh, « Faktura et factographie », op. cit., p. 76.
46
Ibid., p. 75.
47
Ibid., p. 104.
48
Alexis Gan, « Le Constructivisme », in Art en théorie 1900-1990, op. cit., p. 362.
49
Ibid.
50
Benjamin Buchloh, « Faktura et factographie », op. cit., p. 84.
20
En somme, les révolutions artistiques du début du XXe siècle n'ont pas toutes
pour fondement l'expression de l'intériorité. Bien au contraire, des courants de la
première importance répudient la subjectivité de l'artiste au profit du monde extérieur
et de la réalité collective. Ainsi, opposer l'Art moderne à l'Art contemporain sur la base
de la « subjectivité » et de l' « objectivité » est une entreprise vouée à l'échec.
b. Mythologies individuelles et intimité.
Si l’expression de l’intériorité s’éclipse parfois dans l’Art moderne alors que
cette notion semblait contribuer à le caractériser, ce thème se retrouve dans certaines
œuvres intimistes contemporaine. Alors que l’époque moderne est celle des idéologies
progressistes51, il est communément admis que le début des années 1970 est l'époque
des désillusions et du repli sur soi52. Il s'agit de l'époque dite « postmoderne »,
caractérisée par « la fin des grands récits »53 ou la perte de la croyance en un temps
linéaire et progressif. Apparue dans les écrits d’architectes, puis récupérée par Jean
François Lyotard, la notion de « postmodernité » est assimilée à la fin des « projets
collectifs »54 et au recentrement sur des projets locaux ou individuels55. Prenant le
parti de ce retrait des affaires du monde au profit de la sphère privée, nombre d'artistes
de cette génération préfèrent aux enjeux collectifs des questions d’ordre individuel56.
L’identité, le quotidien, le corps ou encore la sexualité sont au centre de leurs œuvres.
51
Claire Fagnart, L’Art au XXe siècle et utopies, L’Harmattan, Paris, 2000.
Ibid.
53
Ibid.
54
Ibid.
55
Ibid.
56
Ibid.
52
21
Ainsi, invalidé par des courants du début du XXe siècle, le découpage entre Art
moderne et contemporain fondé sur l’opposition entre « intériorité » et « extériorité »
est également mis à mal par la mouvance des « Mythologies individuelles ». Utilisée
pour la première fois en 1963 pour une des sections de la Documenta V de Cassel,
cette expression désigne des artistes qui, dès la fin des années 1960, font de leur vie
privée le point de départ et l'aboutissement de leurs œuvres. Ainsi, Christian Boltanski
utilise ses souvenirs et les reliques de son enfance comme matériau premier. On pense
notamment à Recherche et présentation de tout ce qui reste de mon enfance, 19441950 (1969), composée d'une photographie de classe, d'une rédaction scolaire et
d'autres documents personnels, ou encore à Essai de reconstitution (Trois tiroirs)
(1970-1971) qui rassemble des objets de son enfance. De même Annette Messager
conçoit ses œuvres comme autant de journaux intimes, de rassemblements de
peluches, de crayons, de robes et d’objets divers pour évoquer sa petite enfance.
L'intime est également au cœur des travaux de Louise Bourgeois, de Sophie
Calle ou de Nan Goldin qui, chacune avec des moyens différents, évoque sa vie privée,
ses errements identitaires et les variations de ses sentiments. Avec Ballade de la
dépendance sexuelle, Nan Goldin inaugure un journal intime sur sa vie dans les
milieux underground de New York, Berlin, Londres et Boston. « Mon journal est ma
façon de garder le contrôle de ma vie. Cela me permet d’enregistrer de façon
obsessionnelle tous les détails. Cela me donne le pouvoir de me souvenir. »57
57
Nan Goldin citée par Isabelle de Maison Rouge in Mythologies personnelles. L’art contemporain et l’intime,
Scala, Paris, 2004, p. 34.
22
Dans la même veine Joël Bartoloméo et Pierrick Sorin explorent la banalité de
leur vie quotidienne avec ou sans ironie. J’ai même gardé mes chaussons pour aller à
la boulangerie (1993) de Pierrick Sorin rend compte de son « destin ordinaire » à
travers des gags visuels et des saynètes filmées58. Avec La Fille à la robe rouge (1997)
Bartoloméo traque avec sérieux sa vie de couple59. Pour leur part Louise Bourgeois
évoque avec Precious Liquids (1992) son rapport au « père », entre angoisse et désir et
Sophie Calle crée une pièce semi-autobiographique avec sa Robe de mariée (1988)60.
D’autres artistes, comme Gina Pane, Ana Mendieta ou encore Tania Brugera place
explicitement leur corps, leur identité et leur « moi » au centre de leurs œuvres61.
L’importance du « je » dans l’Art contemporain est également attestée par 1965 / Iinfini de Roman Opalka, Réalité: le retour du mari (1974) de Michel Journiac, 97
Date paintings (1975) d’On Kawara, mais aussi par les autoportraits fictionnels de
Cindy Sherman qui, chacun à leur manière, interrogent l’identité, son devenir et ses
métamorphoses. Ainsi « l’artiste contemporain n’en finit-il pas de parler de lui, de
laisser perceptible sa présence physique. »62
Au regard de cette tendance aux « mythologies personnelles », il est possible
d'affirmer que « l’artiste tente de comprendre, à partir des années 1960, ce qui fait un
artiste. Il se regarde, s’observe, se scrute même pour tenter de répondre à la question.
Il s’interroge sur son identité culturelle, sexuelle et sociale »63. Au-delà des techniques
employées, les artistes de cette mouvance sont unis par une attitude commune ;
58
Isabelle de Maison Rouge, op. cit., p. 31.
Ibid., p. 31.
60
Ibid., p. 16.
61
Ibid., p. 93.
62
Ibid.
63
Ibid., p. 55.
59
23
l'expression de leur moi privé. De fait, l'idée selon laquelle l'Art contemporain, par
opposition à l'Art moderne, rejette l'expression de l'intériorité est à nouveau invalidée.
Toutefois, nous pourrions faire l’hypothèse que, si l’expression de l’intériorité
est présente chez les modernes aussi bien que chez les contemporains, elle ne se
manifeste pas de la même manière chez les premiers que chez les seconds. Alors que
les artistes modernes visaient à travers l’expression de leur intériorité à atteindre une
dimension commune, les artistes contemporains font de l’expression du moi un
solipsisme.
c. Contre interprétation.
Remis en cause du côté des pratiques artistiques, le découpage entre Art
moderne et contemporain fondé sur la notion de « subjectivité » est également perturbé
par un philosophe tel que Maurice Merleau-Ponty. Selon cet auteur, les artistes
modernes n’ont pas pour ambition d’exprimer leur intériorité mais un rapport un
monde. Dans cette perspective les tableaux fauves ou expressionnistes ne témoignent
pas tant d’une subjectivité que d’une interrelation entre « sujet » et « objet ».
« C’est un soit, non par transparence, comme la pensée, qui ne pense quoi que ce soit
qu’en l’assimilant, en le constituant, en le transformant en pensée – mais un soi par confusion,
narcissisme, inhérence de celui qui voit à ce qu’il voit, de celui qui touché à ce qu’il touché,
du sentant au senti. »64
Autrement dit, le peintre projette moins sa subjectivité sur le monde extérieur qu’il
n’entre en relation avec lui : « Immergé dans le visible par son corps, lui-même
64
Maurice Merleau-Ponty, L’œil et l’esprit, Gallimard, Paris, 2003, p. 18-19.
24
visible, le voyant ne s’approprie pas ce qu’il voit: il l’approche seulement par le
regard, il ouvre sur le monde. »65 Ainsi, contrairement à l’opinion commune, l’artiste
moderne n’assujettit pas le monde à sa subjectivité, mais rend compte de ce qui se joue
entre lui et la réalité extérieure. C’est pourquoi Merleau-Ponty parle d’une « indivision
du sentant et du senti »66 et ajoute :
« La vision du peintre n’est plus regard sur un dehors, relation “physique-optique”
seulement avec le monde. Le monde n’est plus devant lui par représentation : c’est plutôt le
peintre qui naît dans les choses comme par concentration et venue à soi du visible, et le
tableau finalement ne se rapporte à quoi que ce soit parmi les choses empiriques qu’à
condition d’être d’abord “autofiguratif”; il n’est spectacle de quelque chose qu’en étant
“spectacle de rien”, en crevant la “peau des choses” pour montrer comment les choses se font
choses et le monde. »67
Cette lecture de l’Art moderne, selon laquelle l’artiste rend compte du monde tel qu’il
est éprouvé davantage que de sa subjectivité, est également celle de Thierry de Duve.
Selon lui les peintures de Cézanne sont « à l’intersection contradictoire où la
profondeur phénoménale du monde fait irruption dans celle psychologique du sujet
percevant. »68 Dans le même esprit que Merleau-Ponty, il soutient que le but des
artistes modernes est « de fournir en légalité nouvelle la solidarité du monde vu et du
sujet voyant »69 ou « la connaturalité du sujet et du monde »70.
En cela la peinture moderne s’apparente à la peinture romantique, telle que l’a
analysée Elisabeth Décultot. « Le passage par l’intériorité [propre aux romantiques]
65
Ibid., p. 17-18.
Ibid., p. 20.
67
Ibid., p. 69.
68
Thierry de Duve, Nominalisme pictural, Editions de Minuit, Paris, 1995, p. 116.
69
Ibid.
70
Ibid.
66
25
n’est pas une fin en soi mais un préalable à une connaissance plus pénétrante du
monde »71 soit à « un retour au monde extérieur. »72 Ainsi, les peintures d’un Caspar
David Friedrich ne seraient pas l’expression de son intériorité mais l’expression d’un
rapport au monde. Conformément à ce que leur a appris le kantisme – aucune
connaissance n’atteint directement son objet, elle passe par la subjectivité de chacun –,
les romantiques ne cherchent pas à rendre compte de la « réalité objective » ou de la
« réalité subjective », mais proposent une « reconstitution du réel par le regard
intérieur »73.
De fait, une lecture plus affinée de la peinture moderne déjoue l’idée selon
laquelle les innovations picturales auraient pour seul horizon la subjectivité de
l’artiste. Dans le même esprit que les romantiques, les artistes modernes ne tendraient
pas au solipsisme mais à l’expression du monde tel qu’il est vécu.
B) Au-delà de l’essentialisme greenbergien.
Riche et variée en mouvements artistiques, la période moderne (1880-1960) est
irréductible à un dénominateur commun. Pourtant, dès les années 1930, Clément
Greenberg en propose une lecture univoque. Selon lui, depuis Manet et les
Impressionnistes, chaque art tend à définir ses propres moyens, se purifie de toute
influence extérieure à lui-même en vue d’une auto-définition de son « essence »74. Or,
vis-à-vis de cette théorie les années 1960 sont en rupture. En effet, dans la seconde
71
Elisabeth Décultot, Peindre le paysage : discours théorique et renouveau pictural dans le romantisme
allemand, Du Lérot, Paris, 1996, p. 367
72
Ibid.
73
Ibid., p. 368
74
Antoine Compagnon, Les Cinq paradoxes de la modernité, Seuil, Paris, 1990, p. 56-57.
26
moitié du XXe siècle les artistes font communiquer le champ de l’art avec le réel en
introduisant des éléments de la vie quotidienne. Cette période marque également le
retour à la figuration, bannie pour son aspect littéraire de la doctrine moderniste.
Nombreux sont les artistes qui renoncent alors aux genres traditionnels – peinture,
sculpture,… – pour se consacrer à des formes d’art hybrides – happenings, art
environnemental, la performance, art video, Body Art,… –, entre théâtre, sculpture et
peinture. Dans une perspective greenbergienne, l’Art contemporain et l’Art moderne
s’opposent donc terme à terme : l’un est un art « pur » focalisé sur l’ « essence »,
l’autre est un art « impur » fait d’hybridations. Mais, considérée dans son ensemble, la
production artistique de la première moitié du XXe siècle révèle les limites d’une telle
opposition.
1. La « doxa » moderniste.
A la fin des années 1940, Clément Greenberg propose une lecture de l’Art
moderne qui s’imposera au long des vingt décennies suivantes. Bien que la réalité
artistique de la fin du XIXe et du début du XXe siècle soit extrêmement variée, il la
réduit à une progression linéaire vers l’autodéfinition de chaque art. Plus précisément,
chaque médium tendrait depuis la fin du XIXe siècle à définir ses moyens propres à
l’exclusion de tout ce qui appartient à un autre medium. Dans un texte désormais
célèbre Clément Greenberg s’exprime en ces termes :
« Il apparut vite que le domaine propre et unique de chaque art coïncidait avec tout ce que
la nature de ce médium avait d’unique. Le rôle de l’auto-critique devint d’éliminer de chacun
tous les effets qui auraient pu éventuellement être empruntés au medium, ou par le medium,
27
d’un autre art. Ainsi chaque art redeviendrait “pur” et dans cette “pureté” trouverait la garantie
de sa qualité et de son indépendance. “Pureté” signifiait “auto-définition”, et l’entreprise
d’auto-critique en art devient une entreprise d’autodéfinition passionnée ».75
Ainsi, alors que depuis le XIVe siècle la peinture avait pour objectif de rendre ses
matériaux invisibles, transparents à ce qui est représenté, au contraire, la peinture
« moderniste » aurait pour but de rendre ses moyens visibles et de s’y réduire.
« De Giotto à Courbet, la principale tâche du peintre a consisté à creuser sur une surface
plane l’illusion d’une espace tridimensionnel. On regardait à travers cette surface comme on
regarde la scène par-delà le proscenium. Le modernisme a progressivement rétréci cette scène
jusqu’à ce que l’arrière-plan se confonde maintenant avec le rideau –rideau qui est tout ce qui
reste au peintre pour travailler. […] Le tableau de chevalet subordonne l’effet décoratif à
l’effet dramatique. Il découpe dans le mur qui le supporte l’illusion d’une cavité cubique, la
constitue en unité et y organise des apparences tridimensionnelles. […] L’histoire de la
peinture moderniste, qu’inaugure Manet, évolue pour une bonne part vers une […] situation de
compromis. Monet, Pissarro et Sisley, impressionnistes orthodoxes, ont attaqué les principes
essentiels du tableau de chevalet en appliquant uniformément sur la toile des couleurs
divisées. […] Résultat : un rectangle de peinture de texture uniforme et serrée qui tendait à
étouffer les contrastes et menaçait – mais menaçait seulement – de réduire le tableau à une
surface relativement indifférenciée. »76
Proche de la pensée kantienne77, Greenberg assimile l’âge moderne à une prise de
conscience progressive des « conditions de possibilité » de chaque art.
« J’assimile le modernisme à l’intensification, Presque à l’exacerbation, de la tendance à
l’auto-critique dont l’origine remonte à Kant. Parce qu’il fut le premier à critiquer les moyens
mêmes de la critique, je fais de ce philosophe le premier vrai moderne. »78
75
Clément Greenberg, « La Peinture moderniste » (1946), Les Cahiers du Musée national d’Art moderne,
automne-hiver 1993, p. 34.
76
Clément Greenberg, Art et culture. Essais critiques, Macula, Paris, 1992, pp. 15, 171.
77
Clément Greenberg, « La Peinture moderniste », op. cit., p. 33.
78
Ibid.
28
Autrement dit, plutôt que de représenter le monde dans ses apparences extérieures,
Manet, Monet, Pissarro mais aussi Cézanne, Picasso et l’avant-garde américaine
révèleraient en les accentuant les caractéristiques essentielles de la peinture. Ainsi la
modernité artistique se caractériserait par le fait que les moyens de la représentation
deviennent l’objet même de la représentation. « L’essence du modernisme […] c’est
d’utiliser les méthodes spécifiques d’une discipline pour critiquer cette même
discipline, pas dans un but de subversion, mais pour l’enchâsser plus profondément
dans son domaine de compétence propre ».79
Au bout de cette recherche, la surface plane, le pigment, le cadre du tableaux, sont
révélés comme les paramètres picturaux les plus essentiels :
« Les limites que constituent le médium de la peinture – la surface plane, la forme du
support, les propriétés du pigment – étaient traitées par les maîtres d’autrefois comme des
facteurs négatifs dont il ne fallait tenir compte qu’implicitement ou indirectement. La peinture
moderniste en est venue à considérer ces mêmes limites comme des facteurs positifs dont il
fallait tenir compte ouvertement. »80
Cela dit, l’élément le plus important de la peinture reste aux yeux de Greenberg la
planéité de la surface : « Mettre en valeur la planéité inéluctable du support reste
l’élément le plus fondamental des processus par lesquels l’art pictural se critique et se
définit selon le modernisme. »81
Cette planéité essentielle aurait été progressivement révélée par les artistes
modernes, tels que Greenberg en retrace la succession. Ainsi, selon lui, dans les
peintures de Monet « ce que l’atmosphère gagnait en terme de couleur, elle le perdait,
79
Ibid.
Ibid., p. 34.
81
Ibid.
80
29
et plus encore, en termes de profondeur tridimensionnelle. »82 « Monet [aurait] trouvé
des solutions qui lui ont permis de maintenir le poids du tableau à la surface sans
cesser pour autant de transcrire la nature. »83 En ce qui concerne Renoir, « à partir du
milieu des années 1870, il vint quasiment à identifier les larges espaces plans avec le
plan même du tableau et à les organiser plus selon la texture de la couleur que selon
leur fonction spatiale. »84 De même Cézanne « commença, alors qu’il approchait de la
quarantaine, à couvrir ses toiles d’une mosaïque de coups de pinceau qui attiraient
autant l’attention sur le plan même du tableau que les taches et les “virgules” plus
brutales de Monet, Pissarro et Sisley. La planéité était encore accentuée par les
distorsions de son dessin. »85 Plus tard, avec le Cubisme « la peinture devait énoncer,
au lieu de prétendre nier, le fait physique qu’elle était plane, même si elle devait
simultanément surmonter cette planéité déclarée en tant que fait esthétique et continuer
de représenter la nature. »86 Mais il faudra attendre l’expressionnisme abstrait pour que
soient rendus « explicites certains facteurs constants de l’art pictural restés jusqu’alors
implicites »87. Avec les peintres américains tels que Jackson Pollock, la réduction de la
peinture à sa planéité essentielle atteint son stade ultime.
« Avec les écheveaux dont il couvrait la toile en faisant gicler ou couleur la peinture,
Pollock créait un équilibre entre une surface accentuée – rendue plus spécifique encore par les
points d’impact de la peinture aluminium – et l’illusion d’une profondeur indéfinie. »88
82
Clément Greenberg, Art et culture. Essais critiques, op. cit., p. 46.
Ibid., p. 52.
84
Ibid., p. 57.
85
Ibid., p. 61.
86
Ibid., p. 82.
87
Ibid., p. 228.
88
Ibid., p. 237.
83
30
Pour ce faire chacun de ces artistes a du rejeter toute représentation. Car, si figurer
consiste à délimiter des objets, cette activité implique une dimension spatiale et une
appréhension tactile qui sont toutes deux contraires à la planéité la peinture :
« La tridimensionnalité est le domaine de la sculpture et au nom de sa propre autonomie,
la peinture a dû avant tout se débarrasser de ce qu’elle pouvait avoir de commun avec la
sculpture. C’est en poursuivant cet effort et non pas, je le répète, en cherchant à exclure le
figurative ou le “littéraire” que la peinture s’est faite abstraite. »89
Toujours selon Greenberg, ce rejet de la figuration, de ses implications spatiales et
tactiles, permettrait de rester fidèle à la bidimensionnalité et à la dimension optique de
la peinture : « C’est au nom de l’optique pur et littéral, pas celui de la couleur, que les
impressionnistes ont entrepris d’alléger les ombres et le modelé, et tout ce qui pouvait
sembler rappeler le sculptural. »90 Aussi la quête moderniste de l’essence, de la pureté
des moyens, revient à privilégier un art abstrait, dénué de toute fonction représentative
et de toute référence au monde réel91.
En somme, la théorie greenbergienne réduit l’histoire de l’art moderne à une
quête de pureté. Des années 1880 aux années 1960 les artistes n’auraient eu pour seul
horizon que de révéler les propriétés essentielles de chaque médium, notamment la
planéité et l’opticalité de la peinture. Bien que cette lecture de l’Art moderne soit
restrictive, qu’elle ne soit, à proprement parler, qu’un « récit » possible parmi d’autres,
elle est la base sur laquelle l’art de la seconde moitié du XXe siècle a le plus souvent
89
Clément Greenberg, « La Peinture moderniste », op. cit., p. 35.
Ibid., p. 36.
91
Antoine compagnon, op. cit., p. 57.
90
31
été pensé. Contrairement à l’Art moderne, tel que Greenberg le conçoit, l’Art
contemporain se définirait par l’hybridation des genres, de l’art et du réel.
2. Art contemporain et hybridations.
Si la modernité artistique se caractérise par la « purification » de chaque
médium, alors l’Art contemporain sera le plus souvent définit comme un art « impur ».
Là où chaque art faisait retour sur ses éléments essentiels, les artistes contemporains
s’évertueraient à brouiller les frontières entre les arts mais aussi entre l’art et la vie. De
prime abord efficace, cette distinction entre Art contemporain et Art moderne se révèle
fragile face à des courants tels que le Dadaïsme, le Constructivisme ou encore la
Nouvelle objectivité allemande.
a. Architecture et postmodernité.
La définition de l’Art contemporain en terme d’hybridation des genres a tout
d’abord été pensée dans le champ de l’architecture. Dominée depuis les années 1920
par les figures du Corbusier, de Mies van der Rohe et de Walter Gropius, l’architecture
poursuit dans les années 1960 le programme du modernisme tel qu’il a été défini par
ces architectes. En réaction au néo-classisme et à l’éclectisme de la fin du XIXe siècle,
ils proposèrent une architecture débarrassée de tout ornement et réduite à ses éléments
structuraux. Contrairement à l’architecture de la fin du XIXe siècle, la construction ne
sera plus recouverte d’un décors symbolique mais laissée apparente. Dans cette
perspective l’apparence extérieure de tout bâtiment est l’expression de son
architectonique ou, plus précisément, du programme et de la fonction pour lesquels il
32
est conçu. En d’autres termes, le modernisme architectural est une architecture
« pure », réduite à ses éléments constructifs92.
Or, c’est précisément en réaction à cette architecture « puriste » que se
positionnent au début des années 1970 certains architectes. A rebours d’une
architecture réduite à la simple expression de ses matériaux et de sa fonction, Charles
Jencks et Robert Venturi prônent le retour à l’éclectisme et au décors symbolique.
Fascinés par Las Vegas et sa pléthore de styles, du néo-classicisme aux pyramides
égyptiennes en passant par les cathédrales italiennes, ces deux architectes sont pour la
récupération de toutes sortes de motifs figuratifs, l’usage de matériaux et d’allusions
historiques diverses93. Ainsi des architectes tels que Paolo Portoghesi, Christian de
Portzamparc, Ricardo Bofill, mais aussi Takefumi Aida, Arata Isozaki et Aldo Rossi
font explicitement retour aux traditions locales du passé.
Charles Moore conçoit la Piazza d’Italia (1979) pour la Nouvelle-Orléans en se
référant à la fontaine de Trevi à Rome de Nicolo Salvi (1732), à la basilique de
Vicence d’Andrea Palladio (1549), à la Neue Wache de Berlin par Karl Friedrich
Schinkel (1818) et à la grande tradition de l’architecture classique. En 1991 Robert
Venturi réalise une aile pour la National Gallery de Londres en puisant dans le
répertoire classique : pilastres corinthiens, entre-colonnements et colonnes cannelées
composent la nouvelle façade de ce musée. James Stirling construit la Neue
Staatsgalerie à Stuttgart, en fonction des traditions locales de la ville, « une masse
sculpturale complexes composées de bandes bicolores de grès doré, de sinueuses
parois vitrées aux meneaux verticaux vert vif, et de larges rampes bordées de mains
92
93
Robert Venturi, Scott Brown, Izenour, L’Enseignement de Las Vegas, Mardaga, Vottem (Belgique), 2008.
Ibid.
33
courantes surdimensionnées rose foncé et bleues »94. A Jaipur, Charles Correa bâtit le
musée Jawaharlal Nerhu (1990) en s’inspirant des traditions de cette ville, notamment
du motif mandala Vastupurusha en damier à neufs carreaux. John Outram crée la
Storm Water Pumping Station pour les Docklands de Londres « habillée d’éclatantes
rayures de briques rouges, jaunes et violettes que complètent les coloris non moins
prononcés des colonnes, des chapiteaux, du fronton et de l’oculus historicisants. »95
Parce que l’historicisme et l’éclectisme des années 1970 s’opposent
foncièrement au purisme de l’Architecture moderne, Charles Jencks proposera le
terme de « postmodernité » pour qualifier l’architecture contemporaine. Cette
expression sera reprise dans le champ des arts plastiques pour désigner le même
phénomène d’hybridation des genres, des traditions, des références et des matériaux
dépassant ainsi l’essentialisme greenbergien.
b. Arts plastiques et hybridations.
Si, comme le pense le « monde de l’art » des années 1950 et 1960, l’Art
moderne consiste en une « purification » des moyens propres à chaque médium96, alors
l’hybridation des genres, des matériaux et des supports telle qu’elle se manifeste au
cours des années 1960 représente une rupture vis-à-vis de ce paradigme, et peut-être
qualifiée de « postmoderne ». Le mélange des références et des techniques, par
opposition au purisme moderniste, devient le critère de distinction entre Art
contemporain et Art moderne.
94
Diane Ghirardo, Les Architectures postmodernes, Thames & Hudson, Paris, 1997, p. 88.
Clément Greenberg, « La Peinture moderniste », op. cit.
96
Tom Wolfe, Le Mot peint, Gallimard, Paris, 1978.
95
34
C’est à partir de Robert Rauschenberg et de ses Combine painting que l’Art
contemporain est pensé pour la première fois en termes d’hybridation des matériaux et
des genres. Monogram (1955-59), une de ses œuvres les plus exemplaires, rassemble
sur un socle en bois monté de quatre roulettes des reproductions imprimées, du métal,
du bois, un talon en caoutchouc, une balle de tennis mais aussi une tête de chèvre
angora juchée sur pneu. A l’idéal de pureté Rauschenberg oppose un mélange de
matériaux extra-picturaux et un hybride de sculpture et de peinture, la tête de chèvre
étant en trois dimensions. Léo Steinberg écrit au sujet de cet artiste les lignes
suivantes :
« Ses tableaux de la fin des années 1950 incluent des éléments non artistique qui font
intrusions : un oreiller suspendus horizontalement à la partie inférieure du cadre (Canyon,
1959), une échelle posée sur le sol insérée entre les panneaux peints qui composent le tableau
(Winter Pool) ; une chaise debout contre un mur mais encastrée dans le tableau (Pilgrim,
1961). »97
L’art de Rauschenberg se définit donc par une « pénétration de plus en plus profonde
de l’art dans le non-art »98, mais aussi par l’utilisation de références à l’histoire de l’art
comme le démontre l’Odalisque (1955-1958) qui inclut une reproduction du tableau
du même titre composé par Ingres. Et, c’est précisément cet éclectisme, ce brouillage
des frontières entre l’art et la vie, ce mélange des sources historiques qui fondent
l’utilisation du terme « post-moderne » dans le champ de l’Art contemporain : « Avec
le plan du tableau fourre-tout propre à la peinture post-moderniste, l’art a pris une fois
97
98
Léo Steinberg, « Autres critères », Art en théorie 1900-1990, op. cit., p. 1037.
Ibid., p. 1040.
35
de plus un cours non linéaire et imprévisible. »99 En d’autres termes, parce que « les
Combinaisons (le nom qu’utilise Robert Rauschenberg pour son propre travail) […]
utilisent toute une variété de matériaux et d’objets avec un large éventail de formats
qui s’éloignent tout à fait des normes admises exigées par la « peinture » comme nous
l’avons connue »100, l’hétérogénéité des techniques et des supports sera le propre de
l’Art contemporain par opposition au purisme de l’Art moderne.
Dans les mêmes années le Nouveau Réalisme français développe un art
diamétralement opposé à l’essentialisme moderne. A l’image de Robert Rauschenberg,
Arman, Daniel Spoerri, Jean Tinguely, Niki de Saint-Phalle, Césrar et Villéglé
introduisent des objets du monde ordinaire ou des matériaux extra-picturaux dans le
champ de la peinture et de la sculpture. Leur volonté de brouiller les catégories de
l’Art moderne est explicitée par Pierre Restany :
« Nous assistons aujourd’hui à l’épuisement et à la sclérose de tous les vocabulaires
établis, de tous les langages, de tous les styles. A cette carence – par exhaustion – des moyens
traditionnels, s’affrontent des aventures individuelles encore éparses en Europe et en
Amérique, mais qui tendent toutes, quelle que soit l’envergure de leur champ d’investigation,
à définir les bases normatives d’une nouvelle expressivité. Il ne s’agit pas d’une recette
supplémentaire du médium à l’huile ou au ripolin. La peinture de chevalet (comme n’importe
quel autre moyen d’expression classique dans le domaine de la peinture ou de la sculpture) a
fait son temps. […] Que nous propose-t-on par ailleurs ? La passionnante aventure du réel
perçu en soi et non à travers la transcription conceptuelle ou imaginative. »101
Daniel Spoerri compose quant à lui des « tableaux-pièges » tels que La Cène de Hahn
(1964) à partir des restes d’un repas. Des assiettes, des bols, des couverts, des
99
Ibid., p. 1039.
Allan Kaprow « Assemblages, environnements et happenings », Art en théorie 1900-1990, op. cit., p. 775.
101
Pierre Restany, « Les Nouveaux Réalistes », Art en théorie 1900-1990, op. cit., p. 784.
100
36
bouteilles et d’autres ustensiles ayant servi pour un dîner sont fixés sur une plaque
ensuite accrochée au mur. Arman réalise des tableaux avec des objets réels comme des
instruments de musique, des montures de lunettes ou encore des masques à gaz, César
compresse des voitures pour en faire des sculptures (Compression d’une voiture,
1962), Villéglé et Raymond Hains récupèrent des affiches dans la rue qu’ils
accrochent telles qu’elles aux murs des galeries.
Parallèlement au Nouveau réalisme français se développe aux Etats-Unis le Pop
art qui lui même contrevient à l’essentialisme de Greenberg en recyclant des images
issues des mass media. Andy Warhol, ses Marilyn, Elvis, billets de banques et soupes
Campbell sérigraphiés dans de nombreuses couleurs, Jasper Johns et ses Flag, Roy
Lichtenstein et ses reproductions de comics américains font ouvertement fi des
principes du modernisme comme le fera plus tard Julian Schnabel en incrustant des
assiettes brisées dans ses toiles.
Par ailleurs, le « retour » à la figuration chez de nombreux artistes des années
1960 et 1980 – après son rejet par le modernisme au nom de la planéité de la surface
picturale participe également de la définition de l’Art contemporain comme « impur ».
Tom Wesselmann, David Hockney, Martial Raysse, Howard Kanovitz, Gerhard
Richter, Hervé Télémaque, Jacques Monory, Georg Baselitz, Jörg Immendorff, A. R.
Penck, mais aussi Keith Harring et Jean-Michel Basquiat peignent des toiles pleines de
figures, de signes et de symboles prohibés par la doctrine moderniste.
37
Jugé à l’aune du modernisme, l’Art contemporain est défini comme hybride.
Mais, précisément, ce n’est qu’au sein de la théorie greenbergienne que l’Art moderne
s’oppose à l’Art contemporain en termes de « pureté » et d’ « impureté ». Car, comme
nous l’avons déjà suggéré, cette doctrine, loin d’être exhaustive et impartiale, exclue
de son champ nombre de courants et d’artistes qui la mettent en doute.
3. Hétérodoxies modernes.
Si la distinction entre Art contemporain et Art moderne en termes
d’ « hybridation » et de « purisme » tient dans le cadre de la pensée greenbergienne,
elle s’effrite face à la réalité de la production artistique du début du XXe siècle. En
effet, le mélange des supports et des matériaux, le recours à la figuration et aux
symboles n’est pas l’apanage de l’Art contemporain. Dès les années 1910, 1920 et
1930, le Dadaïsme, le Surréalisme, mais aussi la Nouvelle objectivité allemande, le
« réalisme magique » d’un De Chirico ou encore des artistes comme Grant Wood,
Edward Hopper et Frida Kahlo contreviennent au « purisme » de Greenberg.
Le Dadaïsme rassemble des artistes qui, dans leur volonté commune de faire
table rase des valeurs de l’ordre bourgeois, produisent des œuvres composées de
matériaux et d’éléments jusqu’alors exclus du champ de l’art. Ainsi, Raoul Hausmann
conçoit des collages et des photomontages à partir de papiers découpés dans des
manuels, d’éléments typographiques, des billets de banque ou encore de cartes de
géographie. « J’adoptais avec la découverte du photomontage une attitude supra-
38
réaliste, qui permet de travailler avec une perspective à plusieurs centres et de
superposer des objets et des surfaces”.102
La pratique du collage est partagée par de nombreux artistes de ce courant qui,
comme Hannah Höch ou John Heartfield, réalisent des œuvres à partir de lettres et
d’images découpés dans les journaux. Kurt Schwitters étendra cette pratique de
l’assemblage à l’espace réel avec son Merzbau, sorte d’immense sculpture composée
de déchets et d’objets divers à l’intérieur de sa maison. Sans oublier Marcel Duchamp
qui, dès 1914 avec son Porte-Bouteilles, introduit un objet ordinaire dans le monde de
l’art. L’usage du montage sera repris plus tard par le Constructivisme et le
Productivisme, à des fins moins artistiques qu’utilitaristes103.
Ainsi, à moins de l’envisager dans la perspective étroite du modernisme
greenbergien – fondée entre autres sur l’occultation du Dadaïsme, du Constructivisme
et Productivisme – l’hétérogénéité ne définit pas essentiellement l’Art contemporain.
Dans la mesure où l’hybridation des matériaux apparaît dès le début du XXe siècle, il
est impossible de faire reposer sur elle la distinction entre Art contemporain et Art
moderne.
De même, si la figuration des années 1960 et 1980 peut-être considérée comme
un « retour » à la représentation, celle-ci n’a jamais complètement disparu de l’Art
moderne. Rejetés par Greenberg comme non pertinentes dans le cadre de sa théorie,
quelques courants figuratifs jalonnent la première moitié du XXe siècle.
102
103
Raoul Hausmann, Cinéma synthétique de la peinture, (manifeste de 1918), Alia, Paris, 1992.
Benjamin Buchloh, « Faktura et factographie », in Essais historiques I. Art moderne, op. cit.
39
Bien que la figuration soit quasiment éclipsée chez les Fauves, les
Expressionnistes, les Cubistes ou encore les Futuristes, elle domine largement la
peinture Surréaliste. Apparu dans les années 1920 ce courant réunit des peintres qui,
dans la lignée de De Chirico, représentent les fantasmagories de l’inconscient, des
univers défiants les lois de la physique, c’est-à-dire une réalité « surréelle ». Ainsi
Marx Ernst, Salvador Dali ou encore René Magritte peignent toutes sortes de figures,
telles que des femmes, des hommes, des formes hybrides, des objets et des lieux
indéterminés. A la même époque les peintres de la Nouvelle Objectivité, comme
Christian Schad, Otto Dix, Georges Grosz ou encore Max Beckmann représentent la
société allemande d’après-guerre dans des oeuvres d’où émane une « inquiétante
étrangeté »104. Un peu plus tard, dans les années 1930 aux Etats-Unis et en Amérique
du sud, Grant Wood, Edward Hopper mais aussi Frida Kahlo et Diego Rivera
s’adonnent à la figuration du monde réel.
En somme, l’opposition entre Art contemporain et Art moderne sur la base d’un
clivage entre « pureté » du médium et « hybridation » des matériaux ou « retour » à la
figuration, semble ne pas tenir quand la pensée de Greenberg se confronte au réel.
Comme nous venons de le démontrer, l’histoire de l’art du XXe siècle est trop riche en
mouvements pour se réduire à une telle bipartition.
*
*
*
104
Jean Clair, « Metafisica et unheilmlichkeit », Les Réalismes 1919-1939, Centre Pompidou, Paris, 1980.
40
L’analyse des deux critères qui semblaient marquer le dépassement de l’Art
contemporain comme dépassement de l’Art moderne révèle leurs faiblesses. Chacun
d’eux repose sur des distinctions – subjectivité contre neutralité, « purisme » contre
hybridation – inopérantes au regard de la multiplicité des courants artistiques du XXe
siècle. De nombreux exemples démontrent que l’expression de l’intériorité et
l’hybridation des matériaux ne sont pas l’apanage ni de l’un ni de l’autre. Ces notions
ne permettent pas d’établir le découpage et de le dépassement de l’Art moderne par
l’Art contemporain. C’est pourquoi nous étudierons la modernité artistique et l’Art
contemporain suivant un plan non plus « morphologique » (apparences extérieures)
mais « structurel » (les modes de significations). Cette étude nous permettra de
démontrer que le rapport entre ces deux périodes n’est pas de l’ordre d’un
« dépassement » mais d’une « rédition ». Plus précisément, nous verrons que l’Art
contemporain est un « retour » au régime classique de la signification.
II. Repli des régimes moderne et esthétique de l’art.
L’étude de la modernité artistique et de ses précédents démontre que l’Art
contemporain loin d’être un « dépassement » de l’Art moderne, est davantage un
« retour » au paradigme classique de la signification. En effet, alors que l’Art moderne
a pour objectif de produire un sens interne aux formes et aux couleurs, sinon
d’élaborer un dialogue entre le représenté et les matériaux en vue d’un sens
sensible105, nous verrons que l’Art contemporain s’est progressivement détaché de ce
105
Jacques Rancière, Et tant pis pour les gens fatigués, Amsterdam, Paris, 2009, p. 274.
41
but. De l’art conceptuel à nos jours, les artistes mettent en place des procédures
analytiques et allégoriques qui substituent au sens sensible de la modernité un sens
conceptuel, extérieur à la matérialité de l’œuvre. De fait, d’un point de vue
« structurel » et non pas « morphologique », l’Art contemporain est un abandon du
régime moderne et plus largement esthétique de l’art en faveur du « régime
représentatif »106.
A) La modernité radicale.
La modernité artistique (1880-1960), dans sa version la plus radicale, peut être
comprise comme la tentative de produire un sens interne aux formes et aux couleurs
par opposition à la mimesis dont le sens (ce qui est représenté, dénoté) est par
définition extérieur à la matérialité de l’œuvre107. Or, c’est précisément ce projet
auquel renoncent les artistes contemporains dès le milieu des années 1960. Depuis
l’Art conceptuel, l’Art contemporain a progressivement renoué avec un sens discursif
qui dépasse la matérialité de l’œuvre, jusqu’à la quasi-dissolution du sensible
(matériaux) dans le concept, ce qui est le propre du « régime représentatif ».
1. Les précédents.
Les Impressionnistes inaugurent une nouvelle période de l’art. La couleur et les
formes s’autonomisent du sujet représenté, la peinture s’engage sur la voie d’un art
fondé sur seul jeu des matériaux et de la facture. Certes, le Fauvisme,
l’Expressionnisme, le Cubisme et même le Futurisme se maintiennent dans le champ
106
107
Jacques Rancière, Le Destin des images, La Fabrique, Paris, 2006, p. 129-134.
Nelson Goodman, Langages de l’art, Hachette, Paris, 1990, p. 33-35.
42
de la représentation, toutefois le but n’est pas de soumettre les moyens à la narration
mais de les faire dialoguer en vue d’un sens sensible108 ; il s’agit alors, pour reprendre
les termes de Jacques Rancière, d’une immanence complexe, mêlée de
représentation109. Cela dit, si la modernité artistique est le moment du retour du
« refoulé »110, c’est-à-dire de la couleur et d’un art « autonome », des antécédents
notables au cours de l’histoire de l’art méritent d’être mentionnés.
Au début de la Renaissance italienne, puis au cours des XVIe et XVIIe siècles,
se met en place une conception « littéraire » de la peinture. Selon la célèbre formule de
l’Ut Pictura Poesis, Leon Battista Alberti écrit un essai (De la peinture, 1435) dans
lequel la peinture, sur le modèle de la poésie, est définie comme l’art de raconter des
histoire, de mettre en forme une narration. La composition du tableau, l’agencement de
ses parties ainsi que l’expression des figures représentées doivent se soumettre à
l’historia111. Sur ce modèle les académiciens des XVIe et XVIIe siècles mettront sur
pied une doctrine de l’art pictural privilégiant le dessin – en tant qu’expression de
l’Idée et de l’intellect – aux dépens de la couleur, considérée comme la partie
matérielle la moins noble112. Pourtant, parallèlement à cette conception de la peinture
largement mise en œuvre par les Florentins113, nombre de peintres des XVIe et XVIIe
siècles émancipent la couleur et les formes d’une stricte soumission à la narration ou à
108
Jacques Rancière, Le Destin des images, op. cit., p. 66-78.
Jacques Rancière, Et tant pis pour les gens fatigués, op. cit., p. 274.
110
Marcelin Pleynet, Système de la peinture, Seuil, Evreux, 1977, p. 142.
111
Leon Battista Alberti, De la peinture, Macula, Paris, 1999.
112
Jacqueline Lichtenstein, « Le Conflit du coloris et du dessin ou le devenir tactile de l’idée », La Couleur
éloquente, Flammarion, Paris, 1999.
113
Thomas Puttfarken, « Les Origines de la controverse « Disegno – Colorito » dans l’Italie du Cinquecento », in
Rubens contre Poussin : la Querelle du coloris dans la peinture française de la fin du XVIIe siècle, Ludion,
Paris, 2004.
109
43
l’Idée114 : les Vénitiens, des Maniéristes mais également de peintres isolés comme
Rubens. La figuration cesse avec eux d’être une fin et devient un moyen d’exploitation
pour elles-mêmes des possibilités spécifiquement picturales115.
De même, au cours du XVIIe siècle, Le Greco, Chardin, Watteau116 ou encore
Rembrandt et Vermeer font font de l’histoire et de la narration des prétextes pour
mettre en œuvre les matériaux de l’œuvre117. Avec Ludwig Tieck et Otto Runge, le
Romantisme allemand de la fin du XVIIIe siècle énonce également la possibilité d’un
art pictural fondé sur le seul jeu des couleurs et de la lumière118. Car, selon eux, ce
n’est qu’en s’émancipant de la représentation des apparences extérieures que la
peinture sera un organisme autonome à l’image du monde119. Dans la lignée des
Romantiques, Eugène Delacroix au XIXe siècle est l’un des derniers précédents à la
modernité artistique. Avec lui la couleur explose jusqu’à dissoudre les contours des
figures, nombre de ses toiles sont un jeu de taches colorées avant d’être des histoires
mises en formes.
Ainsi, une rapide vision synoptique de l’histoire de l’art, depuis le XVe siècle
jusqu’au XIXe siècle, révèle un nombre important d’antécédents à la modernité
artistique. Cela dit, si l’autonomisation vis-à-vis du sujet et de l’histoire représentés
n’est pas le domaine exclusif des artistes modernes, ce n’est qu’avec eux qu’elle
prendra une véritable ampleur et sera énoncée comme « doctrine » officielle.
114
Ibidem.
Charles-Pierre Bru, « Du Classicisme au Romantisme », in Esthétique de l’abstraction. Essai sur le problème
actuel de la peinture, Puf, Paris, 1955, p. 121-128.
116
Ibidem.
117
Jakob Burckhardt, « La Peinture de genre hollandaise », in Leçons sur l’art occidental, Hazan, Paris, 1998.
118
Elisabeth Décultot, op. cit.
119
Ibidem.
115
44
2. L’art « pur ».
Bien que l’Art moderne soit souvent resté dans le champ de la représentation,
son principal enjeu a été de mettre entre parenthèses le sujet représenté au profit d’une
mise en valeur des moyens propres à la peinture120. Plus précisément, les artistes
modernes, Fauves, Expressionnistes, Cubistes ou encore Suprématistes, ont pour
horizon un sens qui, tout en étant immanent au sensible, rend compte du monde non
pas tel qu’il est vu mais tel qu’il est vécu. En d’autres termes, en se détachant de la
mimesis ils substituent aux ressemblances extérieures une ressemblance intérieure faite
d’équivalents plastiques. C’est ce que Jacques Rancière caractérise comme « l’identité
mythique du « ça » et l’altérité du « a été » »121.
Afin de vérifier l’hypothèse selon laquelle la plupart des artistes modernes ont
cherché à produire un sens interne aux formes, équivalent d’une réalité extérieure,
nous commencerons par analyser les textes de Lawrence Gowing à propos de Paul
Cézanne. Au regard de ses œuvres et de ses correspondances, ce théoricien affirme que
Cézanne a eu pour seule ambition de créer des équivalents plastiques des sensations
qu’il éprouve face au monde122. Plus précisément, sa « logique des sensations
organisées » consiste à réaliser ses sensations par des rapports de couleurs123 :
« Les taches de Cézanne ne représentent ni des matières ni des facettes ni des variations de
teintes. En elles-mêmes elles ne représentent rien. Ce sont les rapports entre elles – rapports
d’affinité et de contrastes, les progressions de ton à ton dans une gamme de couleurs, et les
120
Hal Foster, « La Passion du signe », in Le Retour du réel, 2005, La Lettre volée, Liège, p. 108.
Jacques Rancière, Le Destin des images, op. cit., p. 30.
122
Lawrence Gowing, Cézanne : La logique des sensations organisées, 1992, Macula, Paris, pp. 67, 92.
123
Lawrence Gowing, op. cit., pp. 29, 65.
121
45
modulations d’une gamme à l’autre – qui proposent un parallèle à l’appréhension du
monde. »124
Autrement dit, chez Cézanne le sens est immanent aux matériaux de l’art qui
produisent une ressemblance intérieure avec le monde :
« Il comprit instinctivement que, dans les temps nouveaux, le traitement était le tableau.
La consistance de la facture à laquelle parvint Cézanne donne une nouvelle sorte d’unité
matérielle intrinsèque, qui relie le tableau non seulement à la signification matérielle des
objets, mais à la consistance générale du monde matériel. »125
Vassily Kandinsky rejette quant à lui dès 1911 toute représentation du monde objectif
pour se concentrer sur les moyens propres à la peinture : « Chaque art en arrive peu à peu
au point où, grâce aux moyens qui lui appartiennent en propre, il devient capable
d’exprimer ce qu’il est seul qualifié pour dire »126. Aussi insiste-t-il pour qu’un art
apprenne « d’un autre art l’emploi de ses moyens, même des plus particuliers et
[applique] ensuite, selon ses propres principes, les moyens qui sont à lui, et à lui
seul. »127 « Sa tâche [la peinture] est encore d’analyser ces moyens et ces formes,
d’apprendre à les connaître, comme la musique, pour sa part, l’a fait depuis longtemps,
et de s’efforcer en les utilisant à des fins purement picturales, de les intégrer dans ses
créations. »128 Plus précisément, l’ambition du peintre est de rendre compte, à partir
d’éléments strictement picturaux, de sa « nécessité intérieure » elle-même en accord
avec « le rythme de l’univers »129. En d’autres termes, si Kandinsky convoque une
124
Ibid., p. 67.
Ibid., p. 13.
126
Vassily Kandinsky, Du spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier, Denoël, Paris, 1969, p. 75.
127
Ibid., p. 76.
128
Ibid., p. 77.
129
Philippe Sers, Kandinsky : philosophie de l’abstraction, Skira, Paris, 1995, p. 174.
125
46
transcendance, un « au-delà » du monde et de la peinture, celle-ci se joue à l’intérieur
même de la toile, entre les plis des couleurs et des formes130.
« Celui qui regarde un tableau est […] trop habitué à y découvrir une “signification”,
c’est-à-dire un rapport extérieur entre ses différentes parties. […] Jamais il ne cherche à sentir
la vie intérieure du tableau, à la laisser agir directement sur lui. Ebloui par les moyens
extérieurs, son regard intérieur ne s’inquiète pas de la vie qui se manifeste à l’aide de ces
moyens. »131
Ainsi, comme le dit Philippe Sers, « la convocation de la transcendance [se fait chez
Kandinsky] au moyen de l’élément formel »132. La couleur est le lieu du « dévoilement
de l’Être »133, c’est « la forme elle même qui manifeste le contenu » et « le contenu
habite entièrement la forme »134. L’ « au-delà » que convoque Kandinsky, c’est-à-dire
« la vibration de l’énergie créatrice du monde »135, est contenu dans les matérialité
même de l’œuvre : il s’agit s’un sens immanent au sensible mais aussi d’une
ressemblance plus profonde avec le monde, analogique136 ; les moyens de l’art
produisent des équivalents du monde dans sa réalité invisible. Paul Klee ne pense pas
autre chose lorsqu’il dit : « anatomique auparavant, le point de vue se fait maintenant
plus physiologique. »137
Dans un autre registre, la déconstruction de l’espace perspectif et l’éclatement
des formes par les Cubistes produisent un langage plastique autonome. Aussi Jean
130
Thierry de Duve, Nominalisme pictural, op. cit., p. 156.
Vassily Kandinsky, op. cit., p. 155.
132
Philippe Sers, L’Avant-garde radicale, Les Belles lettres, Paris, 2004, p. 153.
133
Ibid., p. 48.
134
Ibid., p. 128.
135
Ibid., Philippe Sers, Kandinsky : philosophie de l’abstraction, op. cit., p. 174.
136
Gilles Deleuze, Francis Bacon. Logique de la sensation, Seuil, Paris, 2002, p. 109.
137
Paul Klee, Théorie de l’art moderne, Gallimard, Paris, 2001, p. 45.
131
47
Metzinger écrit à propos de Picasso qu’en « réprouvant toute intention ornementale,
anecdotique, symbolique, il réalise une pureté picturale encore ignorée. »138 Pour
Kasimir Malevitch « le cubisme [crée] un système déterminé d’échafaudement des
variétés picturales formelles en bâtissant toute sa construction exclusivement sur le
développement des factures picturales, en juxtaposant le caractère contradictoire des
surfaces pour une tension commune et l’acuité de la conception picturale. »139 Comme
le dit Apollinaire « la vraisemblance n’a plus aucune importance, car tout est sacrifié
par l’artiste à la composition de son tableau. Le sujet ne compte plus ou s’il compte
c’est à peine »140 ; « ce sera de la peinture pure, de même que la musique est de la
littérature pure. »141
Et, si le cubisme est un « art de conception»142, pour autant « le tableau ne sera
transposition ni schéma, [mais] équivalent sensible et vivant d’une idée, l’image
totale »143, une « peinture purement expressive »144. En somme c’est la réalité telle
qu’elle est conçue et non telle qu’elle est vue qui doit être restituée à partir des moyens
propres à la peinture. Aussi Fernand Léger précise-t-il que « la valeur réaliste d’une
œuvre est parfaitement indépendante de toute qualité imitative »145 et que « le réalisme
pictural est l’ordonnance simultanée des trois grandes quantités plastiques : les Lignes,
les Formes et les Couleurs. »146 De même que chez Kandinsky, la production d’un sens
138
Jean Metzinger, « Note sur la peinture », in Art en théorie 1900-1990, op. cit., p. 212.
Kasimir Malevitch, De Cézanne au Suprématisme, L’Age d’homme, Paris, 1974, p. 104.
140
Guillaume Apollinaire, « Du sujet dans la peinture moderne », in Art en théorie 1900-1990, op. cit., p. 215.
141
Ibid.
142
Guillaume Apollinaire, « Peintres cubistes », in Art en théorie 1900-1990, op. cit., p. 217.
143
Jean Metzinger, op. cit., p. 213.
144
Robert Delaunay, « Réalité, peinture pure », in Art en théorie 1900-1990, op. cit., p. 187.
145
Fernand Léger, « Les Origines de la peinture et sa valeur représentative », in Art en théorie 1900-1990, op.
cit., p. 231-232.
146
Ibid., p. 232.
139
48
interne aux éléments picturaux revient chez les Cubistes à produire des équivalents
plastiques d’une réalité extra-picturale.
La recherche d’un sens immanent aux matériaux, c’est-à-dire d’une
ressemblance plus profonde avec le réel ou encore d’une analogie sensible, est
également l’objectif des Futuristes. « Tout doit être matière à création non pas
extérieure et narrative mais intérieure et interprétative »147 Fascinés par le monde
moderne, les artistes de ce mouvement désirent « remplacer les anciennes émotions
statiques et nostalgiques par les violentes émotions du mouvement et de la vitesse et
par l’ivresse de l’action »148. L’intention n’est donc pas de reproduire le réel dans ses
apparences extérieures mais de restituer ce qui en est intérieurement éprouvé. Plus
précisément, leur but est de rendre « l’objet vécu dans son devenir dynamique »149.
Pour ce faire, la méthode consiste à « créer des analogies »150, comprendre que
pour « chaque émotion sensorielle correspond une forme ou une couleur analogue »151.
Aussi, puisque « les lignes, les formes et les couleurs données comme force sont la
seule expression dynamique possible »152, ils abandonnent la représentation du monde
objectif en faveur des moyens strictement picturaux. « Dans l’art, tout doit être
création d’organismes autonomes construits avec les valeurs plastiques abstraites,
c’est-à-dire avec les équivalents de la réalité. »153
147
Umberto Boccioni, op. cit., p. 29.
Ibid., p. 32.
149
Ibid., p. 62.
150
Ibid., p. 14.
151
Ibid., p. 102.
152
Ibid., p. 78.
153
Ibid., p. 65.
148
49
En somme, les futuristes cherchent à produire un sens immanent aux matériaux de
l’œuvre, des « équivalents plastiques de la vie en soi »154 ou encore une
« ressemblance sensible » produite « sensuellement par la sensation ».155
« Pour Boccioni, le point de départ de l’œuvre réside toujours dans la sensation, entendue
comme une totalité psychique à travers laquelle se manifeste la vie universelle. Le tableau luimême n’est qu’un “très vaste minimum” de l’infiniment complexe du dynamisme universel dont il
se fait le véhicule. »156
Cela dit, si « la construction d’une nouvelle réalité interne, que les éléments de la
réalité extérieure contribuent à construire selon la logique de l’analogie plastique »157,
est l’objectif visé par le futurisme, celui-ci ne semble pas toujours atteint. En effet, tout
en se défendant d’un quelconque rapport avec la photo – « une parenté, aussi lointaine
fut-elle avec la photographie, nous l’avons toujours repoussée avec défaut et mépris
»158 – Boccioni reconnaît « dans certains de [ses] travaux [...] des scories
impressionnistes, une construction trop logique et descriptive, bref une construction
pas encore assez architectonique ».159 « L’effort du futurisme pour donner une
plastique picturale pure, en tant que telle, n’a pas été couronné de succès : il ne
pouvait se départir du côté figuratif en général et ne faisait que détruire les objets au
nom de l’obtention de la dynamique. »160
154
Ibid., p. 52.
Gilles Deleuze, op. cit., p. 109.
156
Giovanni Lista, « Boccioni et le Futurisme », in Dynamisme plastique d’Umberto Boccioni, op. cit., p. 12.
157
Umberto Boccioni, op. cit., p. 114.
158
Ibid., p. 120.
159
Ibid., p. 18.
160
Kasimir Malevtich, op. cit., p. 38.
155
50
A la suite de Cézanne, de Kandinsky, des Cubistes et des Futuristes, Kasimir
Malevitch fonde le Suprématisme qui, selon lui, dépasse tous ses prédécesseurs :
« Toute la peinture passée et actuelle avant le Suprématisme (sculpture, art verbal, musique) a
été asservie par la forme de la nature et attend sa libération pour parler dans sa propre langue et ne
pas dépendre de la raison, du sens, de la logique, de la philosophie. »161
Contrairement aux courants qui le précèdent, Malevitch entend se débarrasser de tout
résidu de figuration. Seule la couleur pure, en vertu de son mouvement et de son
énergie interne, est capable d’exprimer « l’excitation sans cause de l’Univers »162 au
fondement de l’univers. Aussi, chez Malevitch le sens, interne aux matériaux de
l’œuvre, consiste en une ressemblance plus profonde avec le monde :
« En aucun cas les couleurs ne sont chez Malevitch un attirail conventionnel et culturel
ayant des équivalents psychologiques artificiellement établis. En cela Malevitch est opposé à
toute symbolique des couleurs. La “perfection blanche” du Carré blanc sur fond blanc est à la
fois la manifestation de l’être abyssal et le triomphe de la peinture. »163
En somme, au début du XXe siècle se succèdent des artistes et des courants
dont l’ambition est explicitement de créer un sens immanent au sensible, pensé comme
une ressemblance plus profonde avec le monde – non pas tel qu’il est vu, mais tel qu’il
est conçu ou vécu. Pour reprendre les termes de Jacques Rancière, Cézanne,
Kandinsky, mais aussi les Cubistes les Futuristes et le Suprématisme croient en la
possibilité d’une « transcendance immanente »164. Cela dit, parallèlement à cette
tendance « radicale », qui privilégie un sens sensible immanent, d’autres courants se
161
Ibid., p. 37.
Ibid., p. 148.
163
Jean-Claude Marcadé, « Une esthétique de l’abîme », in De Cézanne au Suprématisme de Kasimir Malevitch,
op. cit., p. 18.
164
Jacques Rancière, Le Destin des images, op. cit., p. 18.
162
51
maintiennent volontairement dans le champ de la représentation, où le sens reste a
priori extérieur à la matérialité de l’œuvre, c’est-à-dire intellectuel. Mais, nous allons
le démontrer, tout en restant du côté de la figuration ces différentes tendances ne
prêtent pas tant d’importance au sujet qu’à la manière. Leur but est non pas de créer un
sens conceptuel extérieur au sensible, mais de produire une immanence complexe,
faite du dialogue entre les moyens de l’œuvre et le représenté165.
B) Dissidences et « régime esthétique ».
Comme nous venons de le voir, de nombreux mouvements artistiques du début
du XXe siècle cherchent à produire un sens sensible interne à la matérialité de l’œuvre.
Mais, force est de constater qu’un nombre tout aussi important de courants se
maintient dans le champ de la figuration, c’est-à-dire d’un sens a priori extérieur aux
moyens de la peinture. Pourtant, il ne s’agit pas tant pour ces artistes de créer un sens
littéraire qui dépasse la matérialité de l’œuvre, que de faire dialoguer le « sensible »
(les moyens) et le dicible (le représenté) dans l’optique d’un sens sensible, relevant
alors d’une immanence complexe166. Aussi s’inscrivent-ils dans le « régime
esthétique »167 de l’art davantage que dans la modernité « radicale ».
1. Le « régime esthétique » de l’art.
Défini par Jacques Rancière, le « régime esthétique » correspond au moment où
les artistes se détachent du « régime représentatif » de l’art entendu comme
165
Jacques Rancière, Et tant pis pour les gens fatigués, op. cit., p. 274.
Ibid.
167
Jacques Rancière, Le Destin des images, op. cit., p. 135.
166
52
l’assujettissement des moyens au sujet168. Contrairement à ce qui se produit dans le
« régime représentatif », le « régime esthétique » est celui dans lequel le sensible (les
matériaux de l’œuvre : couleur, mots,…) communique avec le dicible (ce qui est
représenté, dit, énoncé)169. Là où l’aspect matériel de l’œuvre était dépassé par les
concepts et la narration, ces deux paramètres sont désormais mis sur un pied d’égalité.
Plus précisément, le « schéma mimétique traditionnel est doublé de l’intérieur par un
schéma contre mimétique »170, il y a « recouvrement d’une logique esthétique et d’une
logique représentative »171. Pour le dire autrement, le sensible est guidé par ce qui est
dit, et ce qui est dit est pris dans un halo sensible, de telle sorte que « tout est mélangé,
n’importe quel trait fictionnel peut-être pris comme trait d’expression matérielle, et les
traits représentatifs donnent le principe des traits expressifs. »172 Il y a « coïncidence
entre identité du sens et du non sens », « identité de la présence et de l’absence,
monstration et signification s’accordent »173 ; le représenté (le dire) est pris dans ce qui
est montré (les moyens). Aussi peut-on parler d’une immanence complexe174.
2. La figuration dans le « régime esthétique ».
Prenons comme premiers exemples les Fauves et les Expressionnistes. Maurice
de Vlaminck, André Derain, Kees van Dongenmais aussi Emil Nolde, Ernst Ludwig
Kirchner, Oskar Kokoschka ou encore Egon Schiele font partie de ces artistes inscrits
dans le champ de la figuration. Des paysages, des femmes ou encore des hommes sont
168
Ibid., p. 129-134.
Ibid., pp. 55, 57.
170
Jacques Rancière, Et tant pis pour les gens fatigués, op. cit., p. 228.
171
Ibid., p. 231.
172
Ibid., p. 274.
173
Jacques Rancière, Le Destin des images, op. cit., p. 139.
174
Jacques Rancière, Et tant pis pour les gens fatigués, op. cit., p. 274.
169
53
clairement identifiables dans leurs œuvres. Mais, l’essentiel de leurs tableaux ne se
joue pas tant dans le sujet représenté que dans la manière dont il est traité. Ainsi, Les
Amants (1913) d’Egon Schiele montre moins des individus reconnaissables que des
corps aux formes contrariées, la Femme à demi nue au chapeau (1911) de Kirchner
s’impose-t-elle par ses couleurs vives, et les Barques à Collioure (1905) de Derain
sont-elles une vaste mosaïque de couleurs pures. En d’autres termes, ce qui compte est
moins le représenté que la forme qu’il prend. Comme le dit Mikel Dufrenne « le sujet
épouse exactement la forme du sensible, il est forme de cette forme. »175 Le sensible
(moyens) est orienté par ce qui est figuré, et ce qui est représenté (dit) est pris dans un
halo sensible.
Le principe selon lequel « la forme de l’objet esthétique ne s’attache pas à ce
qu’il représente ; ou du moins ce qu’il représente est-il pris dans la forme plutôt que la
forme ne procède de lui »176, est également à l’œuvre chez les Dadaïstes. En recourant
dans leurs photomontages à des coupures de presses, à des lettres et à des mots, les
artistes dadaïstes ne soumettent pas la matérialité de l’œuvre à un discours qui lui
serait extérieur. Dans leurs œuvres, les mots valent autant pour leurs référents que pour
leurs aspects visuels :
« Nous avons maintenant fait tellement évoluer la plasticité du mot qu’il sera difficile
d’aller encore plus loin. Nous avons obtenu ce résultat au prix de l’abandon de la construction
logique et relationnelle de la phrase […]. Nous avons chargé le mot de forces et d’énergies qui
175
176
Mikel Dufrenne, Phénoménologie de l’expérience esthétique. 1 L’objet esthétique, Puf, Paris, 1993, p. 192.
Ibid., p. 191.
54
nous ont fait découvrir le sens évangélique du “verbe” (logos), qui est une image magique
complexe. »177
Ce qui les intéresse c’est le choc entre le sens des mots, leur matérialité et les images,
pour produire un sens sensible entremêlé de « visible » et de « dicible »
178
; comme
l’énonce Hugo Ball, « le mot et l’image ne font qu’un »179.
Cette tentation d’un sens interne aux formes de l’art est également le projet du
Surréalisme.
Bien que ce courant soit « très éloigné de l’abstraction dans ses
techniques et son esprit »180, bien qu’il réintroduise « brutalement dans la peinture les
procédés les plus traditionnels de la figuration »181 – alors qu’au même moment
d’autres mouvements « jouent électivement des éléments que l’on peut appeler, dans
l’ensemble, plastiques »182 –, le Surréalisme ne représente pas le réel mais créer un
monde irréel :
« Une telle peinture n’est pas, à proprement parler, figurative : car ce que le peintre
“figure” ainsi ne peut-être aperçu par lui indépendamment de la figure elle-même ; et le critère
de ses démarches ne peut-être le critère spécifiquement figuratif de la fidélité au donné… »183
Aussi, puisque « ce que le tableau [surréaliste] représente, le peintre ne se l’était
jamais représenté avant de le peindre »184, les toiles de Dali, de Max Ernst ou encore
de René Magritte ne renvoient pas une réalité extérieure à l’œuvre mais produisent des
177
Hugo Ball, « Fragments Dada », in Art en théorie 1900-1990, op. cit., p. 283.
Jacques Rancière, Le Destin des images, op. cit., p. 56.
179
Hugo Ball, op. cit., p. 283.
180
Charles-Pierre Bru, op. cit., p. 151.
181
Ibid.
182
Ibid., p 152.
183
Ibid., p. 153.
184
Ibid.
178
55
réalités strictement « picturales »185. Les figures et les lieux peints par les surréalistes
tiennent moins à un représenté en dehors de la toile qu’à des procédés picturaux et
formels. « Il faut bien dès lors situer [la peinture surréaliste] non dans le réel figuré,
mais la figure comme telle, qui tend ainsi à cesser d’être figurative pour devenir
pure. »186 De même, chez les Fauves ou les Expressionnistes, le sujet est littéralement
pris dans la forme sans laquelle il n’existerait pas, et la forme est « grosse du fond »187.
Cette volonté de saisir le « fond dans la forme »188 se retrouve encore dans la
Nouvelle objectivité allemande de l’entre-deux guerres. Si des artistes tels de ce
courant oeuvrent dans le champ du « réalisme », leurs tableaux valent essentiellement
pour la manière dont sont traités les personnages qui les peuplent. Cristallins et figés
chez Christian Schad (Le Comte St. Genois d’Anneaucourt, 1927), robotisés chez
Georg Scholz (Paysans industriels, 1920), aquilins chez Otto Dix (Portrait de la
journaliste Sylvia von Harden, 1926), les sujets peints par ces artistes frappent avant
tout par la manière inquiétante dont ils sont représentés189. De cette même veine, les
mannequins de De Chirico, les personnages glacés de Balthus ou de Grant Wood
impressionnent en vertu de leur style étrange. Aussi, l’ensemble de ces artistes
« bouleverse le réalisme par des images fortement excentriques », faites de
« distorsions étonnantes »190, de telle sorte que les objets dépeints ne sont pas objets de
reconnaissance mais objets de stupeur191. L’ « inquiétante étrangeté »192 dont parle
185
Ibid., p. 154-155.
Ibid., p. 154.
187
Mikel Dufrenne, op. cit., p. 193.
188
Ibid.
189
Jean Clair, op. cit.
190
Barbara Rose, La Peinture américaine, Skira, Paris, 1995.
191
Jean Clair, op. cit.
186
56
Jean Clair à leur propos est un sens sensible fait de la conjonction du représenté et des
moyens. Une immanence complexe193.
*
*
*
Si la modernité artistique est multiple dans ses formes et ses manifestations, une
même tendance de fond la traverse néanmoins, à savoir la volonté de produire un sens
qui soit non plus extérieur à la matérialité de l’œuvre mais qui lui soit interne. Que ce
sens soit strictement coextensif aux formes, aux couleurs, aux factures et aux lignes,
ou qu’il soit fait de l’imbrication du sensible (moyens) et du dire (le représenté), il
reste interne à l’œuvre. Avec les modernes le sens relève d’une immanence pure ou
complexe. Or, comme nous allons le voir, à partir de la fin des années 1960 l’Art
contemporain met en place des procédures analytiques et allégoriques qui substituent
au sens immanent un sens conceptuel qui dépasse la matérialité de l’œuvre. Aussi, un
tel mode de signification écarte l’Art contemporain du régime moderne et esthétique
de l’art pour le rallier au « régime représentatif » de l’art. C’est en cela que les artistes
contemporains ne dépassent pas la modernité artistique mais renouent avec le mode
classique de la signification artistique.
C) Des régimes moderne et esthétique au « régime représentatif ».
192
193
Jean Clair, op. cit.
Jacques Rancière, Et tant pis pour les gens fatigués, op. cit., p. 274.
57
L’Art contemporain rompt dès la fin des années 1960 avec le paradigme du sens
immanent au sensible (moyens mis en œuvre). Plus rien, dans les procédures
analytiques et allégoriques des artistes contemporains, ne signale un sens sensible
coextensif aux matériaux ou tributaire de l’imbrication des moyens et du représenté.
Bien au contraire, ils mettent en forme des idées qui transcendent et abolissent la
matérialité de l’œuvre, dès lors réduite à un concept. Pour reprendre une idée qui fait
consensus parmi les critiques, l’Art contemporain est marqué par le fait que les
matériaux sont secondaires et interchangeables, qu’ils ne sont qu’un moyen pour
véhiculer une idée. Ainsi, des artistes conceptuels de la première génération (19601970) aux artistes « néo-conceptuels » (1970-2000) nous allons voir comment l’Art
contemporain abandonne les régimes moderne et esthétique au profit d’un retour au
« régime représentatif ».
1. Définition du « régime représentatif» de l’art.
Défini par Jacques Rancière, le « régime représentatif » de l’art se caractérise
par un certain rapport entre le dicible et le visible, entre ce qui est représenté et les
moyens mis en œuvre, tels que les mots ou les couleurs194. Alors que le « régime
esthétique » de l’art subordonne le dicible au sensible, sinon les fait dialoguer en vue
d’un sens insensé195, le « régime représentatif », dominant de l’Antiquité classique au
milieu du XIXe siècle196, soumet le visible à la parole197. Plus précisément, à l’intérieur
du « régime représentatif » la fonction dirigeante n’est pas le sensible mais la
194
Jacques Rancière, Le Destin des images, op. cit., p. 129-134.
Jacques Rancière, La Parole muette, 2008, Hachette, Paris, p. 111.
196
Ibid., pp. 130-131, 136-137.
197
Jacques Rancière, Le Destin des images, op. cit., p. 129-134.
195
58
« fonction textuelle d’intelligibilité »198. L’image est subordonnée au texte, le visible
dépend de la parole et la parole est ce qui fait voir, ce qui ordonne le visible en
déployant un « quasi visible »199 – éloigné dans l’espace et dans le temps200. En somme
le dicible est ce qui ordonne le visible sans pour autant laisser voir les formes qu’il
évoque ; il fonctionne sur la retenue du sensible, sur son propre défaut201. Pour le dire
autrement, la pensée est dans le régime représentatif ce qui ordonne la matière passive;
la fonction imageante est mise au service de la pensée et les affects éprouvés par les
spectateurs/lecteurs dépendent d’elle, soit de l’enchaînement causal qu’elle met en
œuvre202.
Aussi le « régime représentatif » est par principe celui de la représentation203.
En effet, une définition rigoureuse de celle-ci l’assimile à un système linguistique
composé de signes scindés entre signifiants et signifiés, où les seconds (signifiés)
prédominent sur les premiers (signifiants)204. Cela dit, une représentation n’est pas la
simple reproduction d’un code préexistant, mais élaboration continue de son propre
code205 : « L’image n’a pas de structure a priori, elle a des structures textuelles…. dont
elle est le système. »206 « L’image n’est pas l’expression d’un code, elle est la variation
d’un travail de codification : elle n’est pas le dépôt d’un système, mais génération de
198
Jacques Rancière, Le Destin des images, op. cit., p. 49.
Ibid., p. 129.
200
Ibid.
201
Ibid.
202
Ibid., p. 139.
203
Jacques Rancière, Le Partage du sensible, La Fabrique, Paris, 2000, p. 30.
204
Voir François Warin, L’Art, Ellipses, Paris, 1996, p. 52, et « La Peinture prise au mot » d’Hubert Damisch
dans Les Mots et les images : sémiotique du langage visuel de Meyer Schapiro, Macula, Paris, 2000.
205
Jean-Louis Schefer, Scénographie d’un tableau, Seuil, Paris.
206
Roland Barthes, « La Peinture est-elle un langage ? » (1969), in L’Obvie et l’obtus. Essais critiques III, Seuil,
Paris, 1982, p. 140.
199
59
systèmes. »207 Les énoncés produits par l’image ne sont intelligibles que dans son
propre système d’énonciation.
Ainsi, à l’intérieur du « régime représentatif » le sensible est abolit dans un
discours dont le système de signes est généré par l’œuvre. Or, c’est précisément ce
régime que favorise l’Art contemporain depuis la fin des années 1960. En effet, après
l’Art conceptuel, fondé sur l’analyse du fonctionnement de l’art, les artistes
contemporains se sont tournés vers des dispositifs allégoriques dont les significations
conceptuelles transcendent la matérialité de l’œuvre.
2. Le préalable du retour au « régime représentatif » : l’art sur l’art.
Au cours des années 1940 le centre de l’Art moderne se déplace de Paris à
New-York où Clément Greenberg « chapeaute » la production artistique208. Or, c’est
précisément dans le cadre de la théorie greenbergienne que les minimalistes font les
premiers basculer l’art du côté du concept209. Alors que de Manet à Jackson Pollock la
peinture s’est maintenue à la frontière d’un espace plan et d’une « illusion optique »210
de profondeur, Frank Stella, conformément au principe selon lequel chaque art définit
ses moyens spécifiques, conçoit des œuvres réduites à la surface plane de la toile,
« l’élément le plus fondamental des processus par lesquels l’art pictural se
critique. »211 De fait, en allant jusqu’aux conséquences ultimes de la pensée
moderniste, Stella rabat l’art sur la théorie : une toile absolument plane est décrétée
207
Roland Barthes, op.cit., p. 140.
Tom Wolfe, Le Mot peint, op. cit., p. 45-74.
209
Thierry de Duve, Résonances du ready-made, Hachette, Paris, 2006, p. 210.
210
Clément Greenberg, « La Peinture moderniste », op. cit., p. 37.
211
Ibid., p. 34.
208
60
« œuvre art » parce qu’elle répond à l’autodéfinition de la peinture212. Dès lors « la
confection et l’appréciation de l’art ne requièrent plus qu’une simple identification
basée sur la logique conceptuelle du modernisme. »213
Après l’autodéfinition de la peinture, achevée par les toiles minimalistes de
Frank Stella, naît l’Art conceptuel qui « se fond dans la théorie de l’art »214. Avec
Joseph Kosuth, Michael Asher, Ian Burn, Mel Ramsden, Terry Atkhinson ou encore
Michael Baldwin, créer revient désormais à analyser le fonctionnement de l’art. Aussi,
l’essentiel ne se joue plus dans les matériaux de l’œuvre, dans le ressenti, mais dans
l’intelligence et la définition qu’elle propose de l’art en général. Pour s’en convaincre
il suffit de considérer les propos suivants de Victor Burgin :
« Une partie de l’art récent qui s’est développée en s’intéressant à la fois aux conditions
dans lesquelles les objets sont perçus et aux processus par lesquels le statut d’art est attribué à
certains de ces objets a puisé sa forme essentielle dans le message plutôt que dans les
matériaux. »215
Ou encore ceux de Mel Ramsden : « Il nous faut d’abord poser une vision de l’art qui
s’intéresse non pas aux relations entre choses matérielles mais aux systèmes de
connexions théoriques. Et également au remplacement de la fonction esthétique par la
fonction sociale. »216
212
Thierry de Duve, Résonances du ready-made, op. cit., p. 213.
Ibid., p. 210.
214
Ibid., p. 227.
215
Victor Burgin, « Esthétique situationnelle », in Art en théorie 1900-1990, op. cit., p. 961.
216
Mel Ramsden, « Classification », in Art conceptuel, une entologie, MIX, Paris, 2008, p. 55.
213
61
Inspirés par la linguistique et la philosophie du langage, chacun des artistes
conceptuels va donc s’attacher à révéler les conventions de l’art217. Sur le modèle de
Ferdinand de Saussure218, selon lequel le sens d’un mot ne vaut qu’à l’intérieur d’un
système de signes219, Joseph Kosuth conçoit des dispositifs qui mettent en exergue le
caractère tautologique de l’art220. Selon lui, le mot « Art » est un nom propre221 qui ne
renvoie à aucun concept et qui, de fait, est une « pseudo définition circulaire. »222 Plus
précisément, en nommant « art » une chose on ne dit rien sur elle, on la réfère à tout ce
que l’on nomme art ; on ne la subsume pas sous un concept ou une définition, on la
rapporte à toutes les choses préalablement jugées comme étant de l’art223. Autrement
dit, si le mot « art » n’est pas un « concept logique » mais un simple « signe »
linguistique224, alors proclamer que quelque chose est de l’art relève de la tautologie :
« Une œuvre d’art est une tautologie en ce qu’elle représente l’intention de l’artiste, c’està-dire le fait qu’il déclare que cette œuvre-là est de l’art, ce qui veut dire qu’elle en est une
définition. Ainsi, il est vrai a priori que c’est de l’art (Judd n’a pas autre chose en vue lorsqu’il
dit « si quelqu’un appelle ça de l’art, c’est de l’art.) »225
Cette idée selon laquelle l’ « art » est tautologique est également développée par Henry
Flynt dans les termes suivants :
217
Hal Foster, op. cit., p. 45-47.
Benjamin Buchloh, « De l’esthétique d’administration à la critique institutionnelle (aspects de l’art
conceptuel, 1962-1969) », in Essais historiques II, op. cit.
219
Pierre Auregan, Guy Palayret, Dix étapes de la pensée occidentale, Ellipses, Paris, 1995, p. 193-194.
220
Thierry de Duve, Résonances du ready-made, op. cit., p. 234.
221
Thierry de Duve, Au nom de l’art, Les Editions de minuit, Paris, 1989, p. 43.
222
Ibid., p. 55.
223
Ibid., pp. 48-56.
224
Ibid., p. 42.
225
Joseph Kosuth, « L’Art après la philosophie », in Art conceptuel, une entologie, op. cit., p.431.
218
62
« La philosophie du langage nous apprend qu’un concept peut également être pensé
comme l’intention d’un nom : il s’agit de la relation entre concept et langage. […] Cela dit,
l’affirmation selon laquelle il peut y avoir une relation objective entre un nom et son intention
est fausse, et (le mot) concept, tel qu’on l’utilise aujourd’hui communément, peut-être réfuté
[…]. Cependant, si la relation subjective entre le nom et l’intention de nommer est suffisante,
autrement dit si est suffisant le choix résolu de la manière de faire usage d’un nom, c’est-àdire les affirmations des noms de certaines choses à l’exclusion des autres, alors le concept est
dénomination correcte. »226
Dans un autre registre, les artistes d’Art & Language feront également de l’art
« non plus une question de morphologie mais une question de fonction. » Ian Burn et
Mel Ramsden définissent leur activité dans les termes suivants :
« Rendre mieux discernables les agencements déterminants qui excèdent les seules limites
de l’objet matériel, de sorte qu’il devient évident que l’objet ne présente qu’un constituant
dans un ensemble plus large de déterminants. Un tel abandon des parties internes de l’objet en
faveur de la manifestation de ses déterminants externes a été initié (sans jamais avoir été
approfondi) en 1966. »227
Sous l’influence de Wittgenstein228, pour lequel les mots du langage ne font sens qu’à
l’intérieur d’une culture plus vaste, les artistes de ce mouvement proposent une
définition institutionnelle de l’art. Il s’agit pour eux de révéler les déterminations
extérieures aux œuvres d’art, celles qui à proprement parler permettent de les désigner
en tant qu’art229 :
226
Henry Flynt, « Concept art », in Art conceptuel, une entologie, op. cit., p.417.
Ian Burn, Mel Ramsden, « Le Grammairien », in Art conceptuel, une entologie, op. cit., p. 63.
228
Benjamin Buchloh, « De l’esthétique d’administration à la critique institutionnelle (aspects de l’art
conceptuel, 1962-1969) », in Essais historiques II, op. cit.
229
Ibid.
227
63
« Il devenait clair que les enjeux ne résidaient plus dans l’œuvre mais autour de l’œuvre et
que certains déterminants y gagnaient un statut nouveau en ce qu’ils étaient les agents
indispensables par lesquels on pouvait « voir » l’œuvre comme œuvre d’art. »230
Comme le précisent Terry Atkinson et Michael Baldwin :
« L’un des points cruciaux dans Art & Langage, c’est le glissement de la focalisation sur
des « idées d’art », qui sont subjectives, vers un langage de l’art intersubjectif et dont les
fondations sont institutionnelles et sociales. »231
Autrement dit ces artistes explorent la « dimension énonciative de l’œuvre d’art »232,
c’est-à-dire les conditions de possibilité pour un objet d’être qualifié d’œuvre d’art :
« Ceci pour dire que ce qui est conçu, ce ne sont pas les objets individuels eux-mêmes,
mais des systèmes esthétiques capables de produire les objets. Deux conséquences de ce
processus de l’œuvre sont : la nature spécifique de tout objet créé est amplement tributaire des
particularités de la situation pour laquelle il est conçu ; par la prise en compte du temps, les
objets produits sont intentionnellement situés en partie dans l’espace réel, extérieur, et en
partie dans l’espace psychologique, espace intérieur. »233
Dans la même veine Marcel Broodthaers, Dan Graham et Hans Haacke mettent en
évidence les limites institutionnelles de l’art et questionnent de manière systématique
le statut de l’exposition et des réseaux institutionnels234.
En somme, en s’attachant à l’analyse du fonctionnement de l’art, l’art
conceptuel substitue une définition linguistique à l’expérience sensible235. La
230
Ibid.
Terry Atkinson, Michael Baldwin, « Fragment d’une brève leçon », in Art conceptuel, une entologie, p. 72.
232
Hal Foster, op. cit., p. 43.
233
Victor Burgin, op. cit., p. 961.
234
Hal Foster, op. cit., p. 45-47.
231
64
matérialité de l’œuvre est éclipsée en faveur de l’intelligence et de la définition qu’elle
donne de l’art en général. Il s’agit, pour reprendre les termes de Benjamin Buchloh, de
l’assaut le plus lourd de conséquences en regard de la visualité de l’objet236. Car, en
effet, dans la continuation des Conceptuels les artistes de la fin des années 1960 aux
années 2000 mettent en place des dispositifs allégoriques qui, en abolissant le sensible
dans le concept, s’inscrivent dans le « régime représentatif » de l’art.
3. Le retour du « régime représentatif » dans l’Art contemporain.
Les artistes de la fin des années 1960 à nos jours conçoivent des œuvres dont
l’essentiel ne se joue pas au niveau des moyens mais des idées qu’elles véhiculent :
« l’analyse précise de la place et de la fonction de la pratique esthétique dans le cadre
des institutions […] fait place à celle des discours idéologiques situés en dehors de ce
cadre. »237 Plus précisément, à travers des dispositifs discursifs, les moyens mis en
œuvre sont autant de signes renvoyant à un sens qui leur est extérieur; le sensible est
subsumé sous un discours qui l’abolit. Aussi, l’Art contemporain s’inscrit-il dans le
« régime représentatif » fondé sur la subordination du visible au dicible238.
Cela dit, le retour au « régime représentatif » de l’art n’est pas une simple
répétition du même. En effet, il semble que si le « régime représentatif » se manifeste
dans l’art classique (de l’Antiquité au milieu du XIXe siècle) aussi bien sous forme de
symboles que sous forme d’allégories, ce soit ces dernières qui prennent le dessus dans
l’Art contemporain. Alors que dans le symbole le signifiant (couleurs, formes, mots)
235
Benjamin Buchloh, « De l’esthétique d’administration à la critique institutionnelle (aspects de l’art
conceptuel, 1962-1969) », in Essais historiques II, op. cit.
236
Ibid.
237
Benjamin Buchloh, « Allégorie et appropriation dans l’art contemporain », in Essais historiques II, op. cit., p.
125.
238
Jacques Rancière, Le Destin des images, op. cit., p. 129-134.
65
renvoie au signifié (concept) par certaines de ses qualités – par exemple un lion
renverra à l’idée de la force –, l’allégorie renvoie à une signification de manière plus
détournée et arbitraire ; le sensible renverra moins évidement au signifié. Ainsi, une
fleur en plastique sera par exemple chez Jeff Koons une allégorie de la consommation
de masse239. Selon les thermes de Hegel :
« Les objets sensibles ont déjà par eux-mêmes la signification qu’ils sont destinés à
représenter et à exprimer, de sorte que le symbole, pris dans ce sens, n’est pas un simple signe
indifférent, mais un signe qui, tel qu’il est extérieurement, comprend déjà le contenu de la
représentation qu’il veut évoquer. Et, en même temps, ce qu’il veut amener à la conscience, ce
n’est pas lui-même, en tant que tel ou tel objet concret et individuel, mais la qualité générale
dont il est censé être le symboles. »240
De son côté l’allégorie est :
« une production froide et nue. Sa personnification générale est vide, son extériorité,
malgré son apparence de précision, n’est qu’un signe qui, pris en soi, n’a plus aucune
signification. […] Elle devient une forme purement abstraite pour laquelle les particularités,
descendues au rang de simples attributs qui viennent la remplir, constituent un élément tout à
fait extérieur. »241
Alors que le symbole possède des propriétés renvoyant à l’idée qu’il cherche à
signifier, l’allégorie établit un rapport plus arbitraire entre son signifiant et son
signifié. Aussi ferons-nous l’hypothèse que l’Art contemporain s’inscrit dans le
239
Sarah Cosulich Canaruto, Jeff Koons, Hazan, Paris, 2007, p. 16.
G. W. F. Hegel, Esthétique, 1979, Flammarion, Paris, p. 13.
241
Ibid., p. 119.
240
66
« régime représentatif » de l’art davantage par l’utilisation de l’allégorie que par le
recours aux symboles242.
a. Une définition de l’allégorie.
« Dans l'allégorie, l'image est le hiéroglyphe ; une allégorie est un rébus – une
écriture constituée d'images concrètes.»243 Plus précisément l’allégorie relève de la
représentation, précédemment assimilée au « régime représentatif » de l’art, parce
qu'elle possède la structure de renvoi du signe linguistique – signifiant/signifié ; le
signifiant (la matérialité de l'œuvre) est traversé vers le signifié (concept) dont
l’extériorité est ici renforcée par l’arbitraire244. De fait, les artistes recourant à cette
figure de style mettent en œuvre un discours qui structure les moyens sensibles en
signifiants et en signifiés, c’est-à-dire qui les constituent en autant de signes. Cette
structure du sens allégorique est clairement expliquée par Craig Owens dans les termes
suivants : « il y a allégorie chaque fois qu'un texte est doublé par un autre. […] C'est
cet aspect métatextuel qui est mis en avant chaque fois que l'on reproche à l'allégorie
de n'être qu'une interprétation plaquée après coup sur une œuvre »245. Aussi, « en
substituant à un principe de combinaison diégétique un principe de disjonction
syntagmatique […] l'allégorie induit une lecture verticale ou paradigmatique des
correspondances, qui vient se superposer à une chaine horizontale ou syntagmatique
242
Par ailleurs, nous aimerions développer dans le cadre d’une thèse une autre distinction entre le « régime
représentatif » tel qu’il existe dans l’art classique et tel qu’il se manifeste dans l’Art contemporain. Pour
reprendre les termes de Roland Barthes, on pourrait supposer que les artistes contemporains recourent moins à
un « message dénoté », c’est-à-dire fondé sur une ressemblance extérieure avec le signifié (qui est en grande
partie l’ambition de la représentation « classique » : Renaissance milieu du XIXe siècle), qu’à un « message
connoté », un code davantage culturel (sans que la distinction entre « message dénoté » et « connoté » ne
recouvre celle entre symbole et allégorie).
243
Craig Owens, « L’Impulsion allégorique : vers une théorie du postmoderne. », in Art en théorie 1900-1990,
op. cit., p. 1149.
244
François Warin, L’Art, op. cit., p. 52.
245
Craig Owens, op. cit., p. 1147.
67
d'événements »246. Autrement dit, plutôt que d’être élaboré par des moyens matériels
(sens horizontal), le sens de l’allégorie provient de la signification qui leur est apposée
et les transforme en signes (sens vertical). Le sensible ne fait pas sens par lui même
mais dans la mesure où il est traversé vers une signification conceptuelle.
Structurellement de l’ordre de la représentation, soit du « régime représentatif » de
l’art, l’allégorie procède par confiscations et superpositions d’un sens par un autre, de
telle sorte que la signification originelle d’un objet est remplacée par une autre247. Elle
s’approprie des objets dont elle sépare le signifiant et le signifié pour leur apposer un
nouveau sens et les agencer en un discours248. « On y trouve, en effet, ces procédures
caractéristiques de l’appropriation, la dépréciation de l’image confisquée, la
superposition ou le doublage d’un texte visuel par un second texte et la réorientation
de l’attention et de la lecture. »249 Aussi, recourir à l’allégorie revient à « accoler deux
discours apparemment exclusifs l’un de l’autre […] dont la conjonction ne fait que
révéler d’autant mieux l’abîme qui les sépare. »250
En d’autres termes, l'allégorie produit un sens qui n'est pas inscrit dans la
matérialité de l'œuvre mais se superpose à elle depuis l'extérieur. Cette figure de style
relève donc du champ de la représentation, c'est-à-dire de la disjonction entre sens et
sensible, mieux, de la subordination du second par le premier. Or, comme nous allons
le voir, les artistes contemporains y recourent massivement et, de fait, s'inscrivent dans
le « régime représentatif » de l'art. Mais, avant d'entrer dans le détail des œuvres, nous
246
Ibid., p. 1149.
Benjamin Buchloh, « Allégorie et appropriation dans l’art contemporain », op. cit.
248
Ibid.
249
Ibid., p. 114.
250
Ibid.
247
68
feront un détour par l'architecture postmoderne, premier domaine concerné par ce
retour au paradigme classique de la signification.
b. Représentation contre expression dans l'architecture postmoderne.
Nous l'avons vu plus haut, l'architecture postmoderne se caractérise en partie
par l'hybridation des matériaux et des styles historiques par opposition au « purisme »
de l'architecture moderne. Mais, plus fondamentalement, si l'architecture postmoderne
est en rupture avec l'architecture moderne, c'est du point de vue des modes de
signification. Le rejet de toute ornementation au profit de « l’expression des éléments
architecturaux »251 propre aux modernes répondait à la volonté de se débarrasser de
tout langage symbolique au profit d'un langage strictement expressif, immanent aux
formes constructives252.
« Les architectes modernes orthodoxes [évitent] tout symbolisme des formes qu’ils
considéraient comme une expression ou un renforcement du contenu : car la signification ne
devait pas être communiquée à des travers des allusions à des formes déjà connues, mais par
des caractéristiques physionomiques inhérentes à la forme. »253
A rebours de cette recherche d'expressivité, les architectes postmodernes tels que
Robert Venturi, Scott Brown ou encore Izenour, prônent un retour à l'ornementation
symbolique :
« Nous mettrons l'accent sur l'image – l'image avant le processus ou la forme – en
affirmant que l'architecture, au niveau de la perception et de la création, dépend de
251
Robert Venturi, Scott Brown, Izenour, op. cit., p. 112.
Ibid.
253
Ibid., p. 21.
252
69
l'expérience du passé et de l'association émotionnelle, et que ces éléments symboliques et
représentatifs peuvent souvent se trouver en contradiction avec la forme. »254
Aussi, entérinent-ils l’opposition entre postmodernité et modernité architecturales en
termes
d' « architecture
d' « ornementation
de
signification »
symbolique »
et
et
d' « architecture
d' « ornementation
d'expression »,
expressive »,
d' « art
représentatif » et d' « expressionnisme abstrait »255. Pour le dire autrement, le sens
interne aux formes (expressif) propre à la modernité cède la place à un sens conceptuel
extérieur au sensible (dénotation/représentation).
Ainsi,
alors que
« l'esthétique moderne, [privilégie] l'unité censément
indissociable de la forme et de la substance »256, c'est-à-dire un sens « expressif »,
l'architecture postmoderne, en recourant à l'ornementation symbolique rejetée par la
modernité, renoue avec le « régime représentatif ». Elle ne produit plus un sens
immanent au sensible mais un sens conceptuel extérieur aux formes architecturales.
c. De la fin des années 1960 à la fin des années 1970.
Dès la fin des années 1960, au moment même où l'architecture se détourne de la
modernité architecturale, les artistes contemporains, dans la continuation de l'Art
conceptuel, mettent en place des procédures allégoriques fondées sur la disjonction du
sensible et du dicible, ou mieux, sur la subordination du premier au second.
Le Land Art voit le jour à New York à la fin des années 1960. Il s’agit pour les
artistes de ce mouvement, tels que Robert Smithon, Richard Long ou Dennis
254
Ibid., p. 97.
Ibid., p. 111.
256
Craig Owens, op. cit., p. 1152.
255
70
Oppenheim, qui utilisent la nature comme matériau, non pas de « produire un paysage
qui séduise l’œil » mais de « mener à bien la réalisation d’un concept »257. Comme le
dit Harold Rosenberg, ils procèdent au « retrait de toute qualité esthétique » au profit
d’un sens « strictement conceptuel »258. Leurs œuvres sont des signes du cycle naturel,
des « reconstitutions des processus de pensée »259. Richard Long explique sa pratique
dans les termes suivants :
« J’ai choisi de faire de l’art en marchant, et j’associe des lignes avec des cercles de la
même manière que des pierres avec des jours. Pour moi, ces éléments et cette activité ont une
signification. »260
Aussi, les choses réelles auxquelles recourent les artistes du Land Art ne valent pas
pour leurs propriétés sensuelles ou visuelles mais pour les concepts dont ils les
chargent. Conformément au principe allégorique/représentatif, le signifiant (le
sensible) est dépassé vers le signifié (le concept).
Au sein de l’« art féministe » des années 1970, une artiste telle que Martha
Rosler s'approprie des conventions photographiques dépassées pour éclairer leur
signification historique et leur inadaptation. Ainsi, les photographies et les textes qui
composent The Bowery in two inadequate descrptive systems (1975-1976) ne
véhiculent pas un sens qui leur est interne, mais un sens discursif très explicite :
257
Harold Rosenberg, La Dé-définition de l’art, Jacqueline Chambon, Paris, 1998.
Ibid.
259
Ibid.
260
Richard Long cité par Hervé Gauville, in L’Art depuis 1945, groupes et mouvements, Hazan, Paris, 2007, p.
66.
258
71
« Je voulais mettre l'accent sur l'inadéquation de ce genre documentaire en lui apposant des
images verbales... Je ne voulais pas utiliser des mots pour souligner la valeur de vérité des
photographies, mais plutôt la contester. »261
En somme, Martha Rosler conçoit une allégorie dont les moyens sont autant de signes
qui tissent entre eux des relations discursives. De même avec Dara Birnbaum. Dans
ses travaux « le langage de la télévision, de la publicité et de la photographie, et de
l'idéologie de la vie “quotidienne” [sont soumis] à des opérations formelles et
linguistiques »262. Wonder Woman (1975) dévoile à travers une vidéo « le fantasme de
puberté de Wonder Woman, issue historiquement d'un personnage de bande dessinée
pour devenir l'héroïne d'une série télévisée nationale »263. Les images de cette vidéo
« brisent la continuité temporelle du récit télévisuel, le font éclater en éléments
réflexifs qui font de la moindre interaction, apparemment inextricable, du
comportement et de l'idéologie un phénomène parfaitement observable. »264 Autrement
dit, ce qui relève du visible dans l'œuvre de Dara Birnbaum devient hiéroglyphe.
Par la suite, avec la Figuration narrative (de 1964 à la fin des années 1970) la
peinture se fait explicitement allégorique. Les éléments de la toile se constituent en
autant de signes au service d'une « narration » le plus souvent politique. Les artistes de
ce courant s'accordent sur la « priorité du message sur la forme. Les peintres sont
devenus des militants et leurs modèles sont désormais proches des affichistes de
cinéma. Le mixage d'images fortes aident grandement à transmettre une signification
261
Martha Rosler citée par Benjamin Buchloh, in « Allégorie et appropriation dans l’art contemporain », op. cit.,
p. 142.
262
Ibid., p. 125.
263
Ibid., p. 146.
264
Ibid.
72
univoque et à manier la satire, l'ironie, la révolte et l'incitation à l'engagement »265.
Ainsi, pendant la Guerre Froide Erro conçoit des collages à partir d'images extraites de
journaux américains et de la propagande chinoise. Dans White House (1974) un
chinois armé d'une grenade et d'un fusil fait irruption dans une salle de bain
américaine. Les moyens formels de cette œuvre, quel que soit leur impact visuel,
renvoient à des concepts – la chine révolutionnaire, le conformisme occidental – qui
les constituent en signes et les articulent au sein d'une phrase – « tout oppose la chine
et le monde occidental ».
Il faut également mentionner l’une des figures centrales des années 1970 : Joseph
Beuys. Selon qui l’art a une vertu thérapeutique et l’artiste est un chaman en mesure
de soigner les maux de la société266. Dès la fin des années 1960 il recourt à des moyens
ouvertement symboliques267 ; le feutre et la graisse sont ses matériaux de prédilection
en tant que signes d’énergie et de chaleur.
« J’ai réalisé que nul ne connaissait le réel caractère de ce dont il parlait chaque jour, la
sculpture, et que nul ne connaissait la constellation des énergies mises en jeu par la sculpture.
Aussi j’ai essayé de pourfendre cette idée conventionnelle : la sculpture ; ce n’était pas pour
moi uniquement le fait de travailler dans un matériau spécial mais la nécessité de créer
d’autres concepts de pouvoirs de pensée, de pouvoirs de volonté, de pouvoirs de
sensibilité. »268
265
Hervé Gauville, op. cit., p. 96.
Manfred Schneckenburger, « Sculpture », in L’Art au XXe siècle, Taschen, Espagne, 2000, p. 553-554.
267
Ibid.
268
Entretien entre Joseph Beuys et Bernard Lamarche-Vadel, Joseph Beuys. Is it about a bicycle ?, Marval,
Galerie Beaubourg, Sarenco-Strazzer, 1985.
266
73
Ainsi, dans Infiltration homogène pour piano à queue (1966), un piano et du feutre
sont les signes de la guérison et de l’enfermement. Sur le modèle de la représentation,
les matériaux (le signifiant) sont traversés vers un discours (signifié).
d. Années 1980.
Si les années 1980 sont marquées par le « retour de la peinture »269, cette période
compte également des artistes « qui ne se reconnaissent guère dans le culte du geste
peint » et qui, « alliant l’esprit analytique et la cérébralité de l’art conceptuel aux
exigences spectaculaires […] proposent un retour au sens »270. Aussi, l’image des deux
décennies précédentes, les artistes des années 1980 recourent massivement à
l’allégorie.
Ainsi de Jenny Holzer ou de Barabara Kruger. Toutes deux « évoquent la
manipulation de masse et la propagande qui marquent notre entrée dans l’ère
médiatique. »271 Jenny Holzer fait de ses affichettes anonymes un simple moyen de
« confrontation du langage et de sa performativité idéologique quotidienne »272. De
son côté Barbara Kruger conçoit des photomontages à partir d’images issues des mass
media dans le but de critiquer les représentations de la publicité, du cinéma ou de la
télévision273. En d’autres termes, ces artistes de la fin des années 1970, créent des
œuvres dans lesquelles les matériaux sont les éléments d’un discours étranger au
sensible.
269
Nicolas Bourriaud, « Arts plastiques », in Les Années 80 sous la direction d’Anne Bony, Editions du Regard,
Paris, 1995, p. 53.
270
Ibid., p.74.
271
Benjamin Buchloh, « Allégorie et appropriation dans l’art contemporain », op. cit., p. 128.
272
Ibid.
273
Ibid., p 125.
74
Durant la même période la pratique des « Appropriationnistes » consiste à
reproduire des œuvres d’autres artistes dans le but d’interroger la notion d’originalité
et « la condition de marchandise de l’œuvre »274. Avec Not Picasso (1987) de Mike
Bidlo ou encore Untitled (After Walker Evans) (1981) de Sherrie Levine l’enjeu ne
réside pas dans leurs apparences extérieures, similaires aux œuvres originales, mais
dans ce qu’elles révèlent. Alors que l’époque classique valorise la tradition et sa
perpétuation à travers les ateliers de Maîtres et leurs cortèges d’apprentis, l’âge
moderne consacre la rupture avec le passé comme gage du véritable artiste, toujours
singulier et authentique. Or, en copiant les œuvres d’autres artistes, c’est précisément
la promotion de l’originalité que dévoilent et mettent en crise ces créateurs. L’absence
d’originalité des « vrais-faux » de Mike Bidlo ou de Sherrie Levine dévoile l’un des
principes directeurs de l’histoire de l’art, communément organisée autour des figures
les plus singulières d’une période donnée. Et, s’attaquer à l’originalité dont le
corollaire est la notion de « signature », revient à s’en prendre au marché de l’art.
L’essentiel du travail des « Appropriationnistes » n’est pas dans l’aspect matériel de
l’œuvre mais dans le concept dont celle-ci se charge.
Il en va ainsi dans artistes du courant des « mythologies personnelles »
précédemment mentionné. Christian Boltanski ou Annette Messager rassemblent dans
leurs œuvres des objets et des éléments du réel qui s’inscrivent dans un discours sur
l’enfance, sur la mémoire et la perte. Par exemple, les Monuments (1985-1986) de
274
Ibid., p. 128.
75
Christian Boltanski, composés de photographies d’enfants placées dans de petits
cadres en fer-blanc surmontés d’ampoules électriques, « illustrent l’un des préceptes
fondamentaux du catholicisme : tout homme peut-être sauvé, tout homme peut devenir
un saint. »275
Quant à elles, les sculptures hyperréalistes de Duane Hanson symbolisent de
manière caricaturale l’Amérique moyenne. Le couple grandeur nature des Shoppers
(1976) aux corps adipeux et aux regards inexpressifs renvoient sans équivoquent à
l’ennui, à la vulgarité et au vide de l’existence. Autrement dit les moyens mis en
œuvres sont le support d’une idée et d’un discours sur la société occidentale.
e. De la fin des années 1980 aux années 1990.
Parmi les artistes les plus cotés des années 1980 et 1990 nous retiendrons Jeff
Koons, Maurizio Cattelan et Ron Mueck qui, chacun à leu manière, développent des
œuvres ouvertement allégoriques. Les matériaux utilisés, le raffinement formel et le
choc visuel que proposent certaines de leurs pièces sont les vecteurs d’un discours qui
les dépasse. Inscrit dans une réflexion sur le monde contemporain ou sur la conscience
de soi, le sensible devient chez Cattelan, Koons et Mueck le signe d’une pensée.
Connu pour son Balloon Dog et sa Pink Panther, Jeff Koons récupère des icônes
de la société de consommation qu’il reproduit à grande échelle dans des matériaux
luxueux. Son but est explicitement de produire « des images ou des objets porteurs de
275
Lynn Gumpert, Christian Boltanski, Flammarion, Paris, 1992, p. 92.
76
messages métaphoriques. »276 Avec New Hoover Deluxe Shampoo Polishers, New
Hoover Quik Broom, New Shelton Wet/Drys, Tripledecker (1981-1987) il installe dans
une vitrine des aspirateurs qu’il « transforme en symboles de classe, [en] métaphores
d’optimisme ou de décadence, [en] icônes d’une époque où tout est publicité »277.
Avec Inflatable Flowers (Short Pink, Tall Purple) (1979) - deux fleurs géantes en
plastique -, il conçoit des « allégories sexuelles et métaphores de la consommation de
masse »278. De même avec Jim Beam – J.B. Turner Train (1986), un petit train en acier
inoxydable et bourbon, il réalise une « métaphore kitsch de la manipulation des
consommateurs »279. Quels que soient les moyens et les objets utilisés par Jeff Koons,
ceux-ci se constituent en signes d’un discours.
Le même constat vaut pour les œuvres de Maurizio Cattelan. Le critique
Francesco Manacorda introduit son travail dans les termes suivants :
« La valeur esthétique d’une bonne partie de l’art contemporain actuel se fonde sur la
conviction que le geste – matériel ou conceptuel – est une action artistique en soi, avec une
multiplicité de sens métaphoriques. Sous cet aspect toute action, idée ou situation investie
d’une portée symbolique peut-être définie strictement comme une œuvre d’art. […] Maurizio
Cattelan s’inscrit dans cette tradition. »280
Plus précisément, chez cet artiste « tout père, tout modèle, bon ou mauvais, est non
seulement ridiculisé et abattu de manière symbolique. »281
276
Sarah Cosulich Canarutto, Jeff Koons, op.cit., p. 8.
Ibid., p. 30.
278
Ibid., p. 18.
279
Ibid., p. 16.
280
Francesco Manacorda, Maurizio Cattelan, Hazan, Paris, 2007, p. 6-7.
281
Ibid., p. 8.
277
77
« Comme dans le travail de Jeff Koons, la complicité avec les failles du système culturel ou
économique dans lequel l’artiste opère semble avoir pour but de mettre en lumière de façon
encore plus nette et subversive les mécanismes instrumentaux de ce système. »282
Aussi, avec La ballata di Trotski (1996), un cheval empaillé est suspendu au plafond,
il « évoque la distance tragique qui existe entre l’idéal et la réalité, et renvoie au
modèle de l’intellectuel révolutionnaire non corrompu que fut Léon Trotski. »283 Dans
Love Lasts Forever (1997), composé de la superposition de squelettes de bêtes, « les
animaux qui se sont rachetés par leur solidarité et leur amitié démentent
symboliquement le titre : L’Amour dure toujours »284. Avec Charlie Don’t Surf (1997),
« les références à l’école et à la religion s’imbriquent dans cette œuvre [pour
s’attaquer] à la notion très chrétienne de sacrifice. Le mannequin qui représente un
adolescent est cloué à la table – une image qui fait référence à la crucifixion. »285 De
même que chez Jeff Koons, l’aspect frappant des œuvres de Cattelan sert un propos.
Pour sa part Ron Mueck crée des sculptures hyperréalistes d’individus dont les
échelles ne correspondent pas à la taille réelle des modèles. Ses œuvres ne s’inscrivent
pas tant dans une réflexion sur le monde contemporain que sur le rapport que chaque
personne entretient avec sa propre image. Ainsi Ghost (1998), une adolescente en
maillot de bain aux jambes et aux bras démesurément longs représente « la détresse
282
Ibid., p. 11.
Ibid., p. 45.
284
Ibid., p. 54.
285
Ibid., p. 58.
283
78
émotionnelle et physique de la puberté »286, tout comme Crouching Boy in Mirror
(1999), « un autre adolescent, accroupi devant un miroir dans lequel il ose scruter sa
propre image. »287 Les expressions de ces personnages sont autant de codes ou de
signes qui renvoient à des sentiments et à des attitudes clairement identifiées. Aussi
frappantes qu’elles puissent être, les poses et les dimensions de ses sculptures
symbolisent le corps tel qu’il est vécu et tel que se le représentent chaque individu. A
nouveau les moyens sont dépassés par des concepts tels que la « détresse »,
l’ « angoisse » ou la « mélancolie ».
f. Années 2000.
Parce qu’il n’est pas possible de recenser tous les artistes apparus au cours des
années 2000, nous nous limiterons à l’analyse de quelques œuvres parmi les plus
représentatives de cette période. Comme nous allons le voir, les artistes actuels
produisent massivement des allégories qui les inscrivent dans le champ du « régime
représentatif ».
Ugo Rondinone met en place avec How Does It Feel ? une allégorie explicite
de la subjectivité, prétendument clivée entre intériorité et extériorité, apparence et
essence. Il s’agit d’un énorme cube en contreplaqué, tapissé à l’intérieur de feutre gris
et éclairé par une lumière artificielle; l’intérieur de cette « forteresse » exclue tout
dehors. On entend les voix d’une femme et d’un homme dont le dialogue est
circulaire, le début et la fin de leur conversation étant identiques. Nous voici en
286
287
Robert Rosenblum, Ron Mueck, Thames & Hudson, Paris, 2006, p. 58.
Ibidem.
79
présence d’un dispositif propre à Ugo Rondinone : l’intérieur et l’extérieur sont
opposés, aucune communication ne s’établit entre les deux. Les matériaux de cette
œuvre s’inscrivent dans un discours sur la subjectivité qui les constituent en signes.
Ses fameux clowns en fibre de verre (If there were but desert. Saturday), ses
travestissements photographiques (I don’t live here anymore), ou encore ses masques
(Moonrise) étaient déjà les signes d’une lutte entre essence et apparence, ou plus
précisément entre l’individu et le monde288 : toute personne est contrainte d’emprunter
l’un des masques mis à sa disposition par la société.
De son côté Mounir Fatmi reproduit des icônes religieuses dans des matériaux
modernes ou inscrit des écritures arabes, françaises et anglaises sur des objets. L’effet
recherché est aisément identifiable : l’association des mots et des objets ou des choses
entre elles signifie les mutations de la religion et la potentielle violence des croyances.
Dans Intervention 1 des scies sauteuses placées à l’intérieur de vitrines en plexiglas
sont recouvertes de calligraphies arabes. La dangerosité des lames associée à la beauté
des écritures met en scène les ambiguïtés de la religion, à savoir la tension entre
l’appel aux cieux et l’exhortation aux croisades. Bref, dans chacune de ses œuvres les
matériaux sont les signes d’un discours étranger à leurs propriétés sensibles.
Dans Arche – une multitude d’animaux empaillés rassemblés dans une arche en
bois –, Huang Yong Ping « donne l’image d’une société (humaine) qui se détruit de
l’intérieur »289. Plus précisément cette œuvre « allégorise les crises actuelles, qu’elles
288
289
Andrea Tarsia, « Introduction », in Ugo Rondinone. Zero built a nest in my navel, Zürich, JRP-Ringier, 2005.
Richard Leydier, « Huan Yong Ping, arche 2009 », in Art press n°362, Paris, Décembre 2009, p. 50.
80
soient de nature financière, politiques ou écologique. »290 « Comment en effet ne pas
penser aux naufragés du Radeau de la Méduse de Géricault ? Ou aux désespérés de la
Divine comédie que Dante croise dans les cercles de l’Enfer ? »291 Les moyens utilisés
par cet artiste sont traverses vers la signification dont ils sont le support. Même constat
avec David Altmejd et ses géants de glace figés dans une pose immuable. La
monumentalité de ses sculptures et le poli du verre sont au service d’ « une métaphore
du cycle immuable d’une humanité aux pouvoirs limités. Nous autres mortels aspirons
à de grandes choses, mais le temps joue contre nous. »292
Avec Conatus : celui dans la grotte, Boris Achour énonce le discours suivant :
nulle essence à chercher derrières les phénomènes, la vérité se confond avec
l’apparence. Les murs zébrés aux couleurs flashy, les masques, les fac-similés de
stalactites, de coupes géologiques et de feux de camps qui composent cette œuvre
s’agencent au sein d’un discours qui en fait ses signes.
Avec David Lachapelle la photographie se fait également allégorique. Au
moment où cet artiste se fait connaître dans le monde de l’art, la rupture avec le régime
classique de la photographie est déjà bien entamée. Le principe de l’ « instant décisif »
et la croyance en l’objectivité du medium ont été méthodiquement déconstruits depuis
les années 1980293. En effet des artistes tels que Thomas Struth et Thomas Ruff ont
repris les conventions de la photographie-vérité pour en démontrer l’inanité – son
290
Ibid.
Ibid.
292
Richard Leydier, « David Altmejd, gigantomachies », in Art Press n°356, Paris, Mai 2009, p. 36.
293
André Gunthert, « Légendes vivantes, archéologie de la photographie construite », in Une aventure
contemporaine, la photographie de 1955 à 1995, Paris Audiovisuel, Paris, 1996.
291
81
incapacité à rendre compte du réel294 –, d’autres, comme Jeff Wall, ont renversé ses
règles en recourant à des mises en scène et à des retouches. Ce changement de
paradigme a été perçu comme le passage d’un régime de vérité à un autre : d’un côté la
photographie documentaire, dans son désir de capter les faits, assimilerait la vérité aux
événements concrets, de l’autre la photographie contemporaine, plus attachée aux
formes, comprendrait la vérité en termes d’intensités295. Par conséquent, alors que la
photographie classique serait du côté de la représentation et du « dire », la
photographie actuelle serait du côté de l’expression et du sensible. Mais, au regard des
photos de David Lachapelle, il convient de nuancer ces catégories. Car, bien que les
procédés de cet artiste soient strictement opposés à ceux de la photographie
documentaire, ils répondent à l’intention de communiquer, de « dire » davantage que
de « rendre sensible ». Les couleurs flashy, les poses volontairement indécentes, les
situations et les corps licencieux signifient sans la moindre ambiguïté l’obscénité du
monde contemporain. Ses photographies documentent le réel plus qu’elles ne
l’expriment, tous leurs paramètres sensibles étant au service de l’information qu’elles
véhiculent.
*
*
*
Au regard des œuvres, des artistes et des textes convoqués dans ce chapitre,
l’Art contemporain ne semble pas tant être un dépassement de la modernité artistique
294
Vinvent Lavoie, « Transparence et plasticité », in Une aventure contemporaine, la photographie de 1955 à
1995, op. cit.
295
Jean-Claude Lemagny, « Photographie et art contemporain : enjeux et paradoxes », in Une aventure
contemporaine, la photographie de 1955 à 1995, op. cit.
82
qu’un retour au paradigme classique de l’art. Plus précisément, le recours massif à
l’allégorie, c’est-à-dire à des dispositifs qui assujettissent le sensible au dicible et
constituent les matériaux en signes, inscrit l’Art contemporain dans le « régime
représentatif ». A la volonté de produire un sens immanent au sensible (expressif)
propre à l’époque moderne, les œuvres allégoriques substituent un sens conceptuel
(représentatif) qui transcende la matérialité de l’œuvre. Aussi, comme nous allons le
voir, le principe allégorique/discursif de l’Art contemporain va à l’encontre de du
« jugement esthétique ». Dans le même temps que les artistes contemporains renouent
avec le « régime représentatif » de l’art, ils produisent de nouvelles relations entre
l’art, les spectateurs, les critiques et le monde que nous allons maintenant analyser.
III. Le retour au « régime représentatif » exposé aux contestations
et source de renouveaux.
A travers le recours massif à l’allégorie, les artistes contemporains renouent
avec le « régime représentatif » de l’art, c’est-à-dire avec la subordination du visible
au dicible. Pourtant, bien que ce « retour » n’aille pas sans générer de contestation, il
est également producteur de nouvelles relations entre œuvres d’art, spectateurs,
critiques et monde.
A) L’allégorie : ses implications artistiques et sa contestation.
Essentiellement allégorique, l’Art contemporain consiste en des dispositifs
discursifs qui transforment les matériaux en signes. Or, puisque n’importe quel sujet
83
peut être conceptualisé aucune raison n’empêche l’Art contemporain d’étendre son
terrain à des domaines qui lui sont a priori étrangers tels que la sociologie ou la
biologie. Pour reprendre les termes de Christine Sourgins, « s’il est boulimique, c’est
qu’il est conceptuel, en effet, si l’idée à l’origine de l’œuvre prime l’œuvre, et si par la
pensée on peut s’emparer de tout, alors l’Art contemporain sera partout. »296 Mais plus
encore, si l’Art contemporain recourt à l’allégorie, cette dernière est souvent d’ordre
privé, c’est-à-dire qu’elle ne vaut qu’au sein du « système » de l’artiste. Plus
précisément, les artistes actuels useraient d’un langage nominaliste, soit subjectif297,
qui les autoriseraient à faire de n’importe quel matériau le support de n’importe quelle
allégorie298. Et, c’est sur la base d’un art allégorique que les années 1990 seront
l’époque de ce qu’on appelle « la querelle de l’art contemporain ».
1. D’un art réflexif à un art pensif : le « tout art ».
Alors que les artistes conceptuels, en analysant le fonctionnement de l’art,
produisaient des œuvres réflexives, les artistes contemporains recourant à l’allégorie
créent des œuvres pensives, c’est-à-dire qui ne portent pas sur elles-mêmes mais sur le
monde. Plus précisément, si l’allégorie consiste en des dispositifs discursifs et si tout
sujet peut-être conceptualisé, alors l’Art contemporain étend son champ à tous les
domaines qui lui sont a priori étrangers, tels que la biologie, l’écologie ou
l’humanitaire. Et, en recourant à un langage privé (nominaliste), dont les signes n’ont
plus de dimension collective mais subjective, les artistes actuels favorisent encore ce
296
Christine Sourgins, Les Mirages de l’Art contemporain, La Table ronde, Paris, 2005, p. 10.
Ibid., p. 177.
298
Ibid., p. 62.
297
84
phénomène d’ « invasion » du réel par l’art, car, dans le cadre du nominalisme, tout
peut-être le symbole de tout sujet299.
La propension de l’allégorie à porter sur n’importe quel sujet amène les artistes
contemporains à investir toutes sortes de domaines. Dans un entretien accordé au
Monde Yves Michaud recense les nouveaux terrains investis par l’art :
« Les exposés de l’espagnol Rogelio Lopez Cuenca, comme la « Picassisation de Malaga
et la Malaguenisation de Picasso », relèvent de la sociologie urbaine mais, dans la forme,
entendent se rattacher à l’art. Bruno Latour, sociologue, et Peter Weibel, performeur
multimédia, ont présenté en 2002 « Iconoclash », à Karlsruhe en Allemagne, où ils analysent
le poids des images dans le monde contemporain et gomment la distance traditionnelle entre
l’art et son analyse.
L’entrepreneure Bernard Brunon peint, avec son entreprise That’s Painting Productions
basée à Houston (Texas), les cimaises de certaines galeries et musées et fait valoir sa
démarche comme artistique. Yann Toma récupère, lui, une entreprise défunte, Ouest Lumière,
pour lui donner une deuxième vie virtuelle. Dans les années 1980, Krysztof Wodiczko avait
inventé un abri mobile pour les SDF. Cette idée a été reprise par Médecins du monde qui a
distribué en décembre 2005 des tentes aux sans-abris de Paris.
[…] L’art « biotech » est exploré par des artistes aidés – ou non – de scientifiques.
Eduardo Kàc, qui a un laboratoire de biotechnologie à l’école de l’Art Institute de Chicago, a
imaginé un lapin transgénique fluorescent avec Louis-Marie Houdebine de L’INRA, un
spécialiste en clonage. Le même Kàc opère actuellement des manipulations génétiques sur des
bactéries dont les modifications sont transposées en alphabet morse pour être retraduites en
paroles bibliques.»300
De la biologie à la sociologie, en passant par le monde de l’entreprise, peu de
domaines semblent ne pas avoir été récupérés par l’Art contemporain. Ainsi, afin
d’interroger « les implications sociales, culturelles et politiques de la violence urbaine
299
300
Ibid.
Yves Michaud, « L’Art en mutation », in Le Monde, Paris, 21 Mai 2006.
85
dans une société individualistes et brutales où attenter à la vie est devenu une
habitude »301 Teresa Margolles diffuse dans une salle d’exposition l’eau ayant servi au
lavage des cadavres de victimes de mort violentes. Le fait de plonger les spectateurs
dans une brume « mortifère » est le support d’un discours sur le monde. Santiago Serra
rémunère des anonymes pour se faire tatouer ou masturber en public afin de reproduire
« sous une forme caricaturale, le système de l’économie libérale fondé sur la
rentabilité.»302 Payer des chômeurs, des sans abris et des toxicomanes pour réaliser ces
performances est une manière de signifier les failles du système. Les chats et les
chiens en plastic d’Alain Séchas « sont [mis] en scène pour renvoyer au spectateur
l’image des multiples petites aliénations, des conditionnements sociaux des angoisses
et des peurs parfois raisonnées – la malbouffe, les risques écologiques – ou
irraisonnées – le suicide – qui ternissent notre existence. »303 Les montages conçus par
Ernst Breleur à partir de radiographies du corps humain s’inscrivent « dans la
perspective d’un dépassement des particularisme identitaires, des clivages culturels
locaux ou régionaux. »304
En somme, les artistes contemporains signifient des questions d’un autre ordre
que celui de l’art. Un nombre important de sujets se prête à l’allégorie à travers des
moyens divers, d’autant plus quand il s’agit d’un langage privé (nominaliste), dont les
signes n’ont pas de valeur collective mais individuelle305.
301
Marc Jimenez, La Querelle de l’art contemporain, Gallimard, Paris, 2005, p. 281.
Ibid., p. 292.
303
Ibid., p. 285.
304
Ibid.
305
Christine Sourgins, op. cit., p. 177.
302
86
Parce que nombre d’artistes contemporains recourent au nominalisme, c’est-àdire à des signes dont le sens est relatif à leur propre personne davantage qu’à une
collectivité, l’ « allégorisation du monde » touche toutes sortes de domaines306. Afin de
préciser ce que signifie le « nominalisme » voici quelques lignes extraites du livre de
Christine Sourgins, Les Mirages de l’Art contemporain :
« Le nominalisme est un courant de pensée qui répond que le monde vit sous le régime de
l’équivocité : toute chose est unique, indépendante, donc le terme “animal” ou “cheval” est
appliqué à tort à des réalités différentes qui n’ont pas véritablement de point commun ; c’est
une manière de dire que ne porte que sur les apparences, une commodité sans plus. […] Pour
le nominalisme donc, le seul objet que représente toute généralité, c’est le mot ; le langage est
pure convention arbitraire, autonome par rapport au réel. »307
Puisque dans le cadre d’une pensée nominaliste les signes ne désignent pas une réalité
commune, les artistes contemporains pourront leur conférer un sens subjectif qui, par
son arbitraire, renforce leur caractère allégorique en même temps qu’il en invalide la
dimension « sociale ». Aussi « n’importe quoi peut devenir symbole de n’importe quoi
d’autre : il suffit de jouer sur les mots »308. Ainsi, une BMW découpée en morceaux
sera pour Richard Baquié le signe du « vide non pas comme absence, mais comme
contenant un certain nombre d’énergies produites »309 ; retracer le parcours d’un
criminel reviendra pour Nathalie Van Doxell à « combattre le meurtre » et à « lui
enlever ses pouvoirs »310 ; « sept merdes dorées dans le sol » près d’une église renvoie
pour François Bouillon au processus de « sublimation des activités physiologiques les
306
Ibid., p. 62.
Ibid., p. 57.
308
Ibid., p. 62.
309
Ibid., p. 124-125.
310
Ibid., p. 95.
307
87
plus triviales »311. En d’autres termes, en conférant à des choses et à des objets un sens
strictement personnel, les artistes contemporains repoussent les limites de leurs
pratiques allégoriques.
Le principe allégorique et nominaliste de l’Art contemporain permet donc aux
artistes actuels d’étendre leur activité à des domaines extra-artistiques. Car, si
l’allégorie consiste en un dispositif discursif et si tout peut-être conceptualisé, alors
rien n’échappe plus à l’Art contemporain. Or c’est à partir de ce constat – l’Art
contemporain est allégorique – que le monde de l’art connaîtra dans les années 1990
une crise.
2. La Querelle de l’Art contemporain.
En réaction à un art qu’ils estiment trop conceptuel, essentiellement fondé sur
des dispositifs discursifs, des critiques déclenchent en 1991 une polémique relative à
l’Art contemporain. C’est son principe même, l’allégorie, qui est indirectement remis
en question au cours des années 1990.
Car, subordonné à un discours, c’est-à-dire à des dispositifs allégoriques, l’Art
contemporain serait selon Jean-Philippe Domecq réductible à un ensemble de
théories :
« Illustrer, littéralement : le terme condense une tendance artistique dominante de notre
modernité qui, à bien y regarder, aura produit une majorité d’illustrations de concepts. Autant
311
Ibid., p. 43.
88
d’allégories théoriciennes. Autant d’œuvres qui n’ont pas plus fait qu’illustrer le discours
critique qui la justifiait. Qu’il les précède ou les reçoive, ce type de discours critique a
fonctionné en miroir face à face, ans rien qui s’interpose ni déborde la théorie prescrivant
l’ “œuvre” en question. […] Peu d’œuvres désormais, au sein de l’art qui domine l’actualité,
donnent plus à penser (pour ne pas parler des autres composantes de nos appréciations
esthétiques) que leurs intentions pré- ou postfacées. C’est au point que l’amateur pourrait
demander, si on lui en laissait la possibilité, pourquoi on encombre l’espace d’exposition avec
une œuvre qui n’ajoute rien à une théorie qui a plutôt sa place dans une publication. »312
Or, en produisant des « objets spéculatifs »313 les artistes contemporains évinceraient
« la question de la qualité »314 et s’éloigneraient du principe de l’art, à savoir la
production d’un sens sensible qui complexifient la vision du monde :
« L’œuvre n’est pas un rébus qui sous la grossière affabulation sensible balbutierait le
langage des mots ; elle n’est pas la prison d’une idée confuse, enlisée dans les images.
Poétique, plastique ou musicale, l’œuvre n’accouche d’aucun concept, ni ne se laisse traduire
en clair. La permanence de l’expérience artistique en général ne fait qu’exprimer la résistance
interminable, et proprement infinie, du sensible à l’intelligible, du visible au lisible ou de la
signifiance au signal. Nos perceptions peuvent bien croiser la route du concept, elles n’y
mènent pas, ni ne s’y réduisent. De même l’épaisseur des indices et le bariolage des icônes
précèdent et débordent irréductiblement le jeu binaire et linéaire du symbolique. »315
En somme, la « Querelle de l’art contemporain » met en exergue les
implications de l’art allégorique : la réduction des œuvres aux discours, l’éclipse du
« jugement esthétique », l’annulation d’un sens irréductible au concept et fidèle à la
complexité du monde.
312
Jean-Philippe Domecq, Artistes sans art ?, 10/18, Paris, 2005, p. 60.
Ibid., p. 221.
314
Ibid.
315
Daniel Bougnoux, « Sur la mort annoncée de l’art, et les moyens d’y parvenir », in Esprit, Paris, Octobre
1992, p. 31.
313
89
B) Les nouvelles relations aux spectateurs, aux critiques et au
monde impliquées par le retour au « régime représentatif ».
Parce que la dimension allégorique de l’Art contemporain l’inscrit dans le
« régime représentatif », cet art est un retour au paradigme classique de la signification
dans lequel le sensible est soumis au dicible. Mais, c’est justement par des dispositifs
allégoriques/discursifs que les artistes actuels renouvellent les rapports de l’art aux
spectateurs, aux critiques et au monde. Nous verrons que l’Art contemporain ne fait
pas tant appel au « jugement esthétique » qu’au « jugement de connaissance », et qu’il
n’est pas tant un facteur d’ « opacification » du monde que de « transparence ».
1. « Jugement de connaissance » contre « jugement esthétique ».
A partir des années 1960, nombres d’artistes mettent en place des dispositifs
analytiques et allégoriques dans lesquels les moyens sont au service d’une idée ou de
concepts. Or, ce retour au « régime représentatif » entraine une nouvelle relation entre
œuvres, spectateur et critique d’art. Au « jugement esthétique », c’est-à-dire aconceptuel, impliqué par le sens immanent au sensible propre aux modernes, se
substitue le « jugement de connaissance », le plus adéquat face à des œuvres
essentiellement discursives.
a. Définitions succinctes du « jugement esthétique » et du « jugement de
connaissance ».
90
Dans la Critique de la Raison pure et la Critique de la faculté de juger,
Emmanuel Kant définit à la fin du XVIIIe siècle ce que depuis lors on appelle
« jugement esthétique » et de « jugement de connaissance ». A la recherche des
« conditions de possibilité » de la connaissance, ce philosophe distingue trois facultés
grâce
auxquelles
cette
dernière
est
possible :
l’intuition,
l’imagination
et
l’entendement. Selon lui nulle connaissance n’est possible sans le passage par
l’expérience, dont le donné intuitif sera subsumé sous les concepts de l’entendement.
Plus précisément, il distingue trois jugements de connaissance : le premier est le
« jugement analytique a priori », dans lequel l’a priori, c’est-à-dire le concept, ne
relève pas de l’observation mais est vrai par définition, tautologique et circulaire.
Ensuite vient le « jugement synthétique a posteriori » qui procède à une reproduction
dans l’imagination du divers de l’intuition, ensuite subsumé sous un concept de
l’entendement. Enfin le « jugement synthétique a priori » consiste à éprouver dans le
réel un concept316.
Par opposition à ces trois jugements de connaissance, le jugement esthétique est
celui dans lequel l’intuition et l’imagination ne sont plus soumis à l’entendement mais
« jouent » librement avec lui, de telle sorte que nul concept ne subsume le divers de
l’expérience. Aussi Kant définit-il les « Idées esthétiques » corollaires de ce jugement
esthétique dans les termes suivants :
« Par une Idée esthétique, j’entends cette représentation de l’imagination qui donne beaucoup
à penser, sans que toutefois aucune pensée déterminée, c’est-à-dire aucun concept, ne puisse
316
Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, Flammarion, Paris, 2006.
91
lui être adéquate, et que par conséquent aucun langage n’atteint complètement ni ne peut
rendre compréhensible. »
317
Or, si depuis le XVIIIe siècle et la théorie du goût l’art a été décrété art en
fonction de jugements esthétiques318, c’est-à-dire a-conceptuels, depuis les années
1960 les œuvres analytiques et allégoriques des artistes contemporains ne peuvent être
appréhendées que par un « jugement de connaissance ».
b. Un « jugement de connaissance » pour un art allégorique.
Pour reprendre les termes de Thierry de Duve, à partir de la fin des années 1960
« la confection et l'appréciation de l'art ne requièrent plus qu'une simple identification
basée sur la logique conceptuelle du modernisme, et le jugement esthétique n'est plus
nécessaire »319. Comme nous l’avons vu précédemment avec les peintures
minimalistes de Frank Stella instantanément décrétées « œuvres d’art », la production
artistique se rabat sur la théorie. « Dès lors le jugement esthétique est court-circuité et
évacué. Car si le mot “art”, ou “art en tant qu’art”, avait conservé son sens évaluatif de
qualité – ou de manque de qualité – esthétique comme telle, jamais un plan
monochrome n’aurait pu déclarer automatiquement qu’il était de l’art. »320 Aussi,
puisque « l’art se fond dans la théorie de l’art »321, les artistes conceptuels considèrent
qu’ « une œuvre n’a besoin que d’être intéressante » au regard de l’idée qu’ « ils
317
Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, Flammarion, Paris, 2002, p. 300.
Thierry de Duve, Au nom de l’art, op. cit., p. 57-58.
319
Thierry de Duve, Résonances du ready-made, op. cit., p. 210.
320
Ibid., p. 213.
321
Ibid., p. 227.
318
92
illustrent »322. De telle sorte que le jugement esthétique cède la place au jugement
d’ « intérêt » ou d’ « intéressement ».323
En cela, à partir des années 1960 l’art rompt avec l’un des principes
fondamentaux de la théorie moderniste de Greenberg, à savoir qu’aucune œuvre ne
peut-être décrétée œuvre d’art en vertu des seuls concepts qu’elle illustre : ceux-ci
doivent faire l’objet d’un jugement esthétique. En effet pour Greenberg « l’art en tant
qu’art, c’est-à-dire l’art comme qualité, n’est pas spécifiable. S’il l’était, cela voudrait
dire que les conventions d’un art donné peuvent borner a priori le jugement esthétique
et qu’on devrait juger d’après ces conventions, alors qu’il est clair pour [lui] que ce
que le modernisme force à faire est de juger ces conventions mêmes. »324 Plus
précisément « entre le contenu et la forme, entre le jugement de valeur générique et
l’autocritique spécifique d’un medium particulier, il faut qu’il y ait une médiation,
mais une médiation qui ne permet pas la déduction. »325 De fait, si avec Frank Stella et
les Conceptuels l’art est désormais identifié à la théorie, alors « c’est sa doctrine
esthétique, laquelle articule précisément une doctrine du goût (le formalisme) et une
doctrine de la spécificité (modernisme) »326 qui rend les armes.
Dans le prolongement des artistes conceptuels, les artistes contemporains
recourent à des dispositifs allégoriques essentiellement discursifs. Or si l'art
allégorique consiste à mettre en formes une idée, alors, à nouveau, « une œuvre n'a
322
Ibid., p. 232.
Ibid., p. 233.
324
Ibid., p. 199.
325
Ibid., p. 201.
326
Ibid., p. 210.
323
93
plus besoin que d'être intéressante » et le jugement est d' « intérêt »327. Au jugement
esthétique dans lequel le sensible est irréductible au concept, se substitue le jugement
de connaissance où ce qui est recueilli par l’intuition (la sensibilité) est mis en forme
par l’imagination puis subsumé sous un des concepts de l’entendement.
Plus précisément, quand le sens immanent au sensible propre aux modernes
suscitait logiquement un jugement a-conceptuel (esthétique), le sens discursif produit
par les œuvres allégoriques implique un jugement conceptuel (de connaissance). Bien
entendu, l’approche de l’Art moderne nécessite un certain nombre de connaissances,
de « prototypes perceptifs et de schémas mentaux » afin d’être correctement perçu328.
Cela dit, la finalité des œuvres de la modernité artistique n’est pas tant l’identification
d’un concept que l’épreuve du sensible en tant que vecteur d’un sens sensible.
Autrement dit, alors que les connaissances sont un moyen pour l’Art moderne afin
d’aiguiser l’appréhension du sensible, les concepts sont dans l’Art contemporain ce à
quoi conduit la lecture des moyens mis en œuvre.
En effet, parce qu’ils produisent des « significations incarnées »329, les artistes
contemporains incitent le spectateur à faire usage de ses connaissances afin d’identifier
dans les matériaux utilisés les concepts illustrés. Aussi, soit le spectateur lit la notice
d’œuvre avant de la regarder et procède à un jugement synthétique a priori, c’est-àdire met le discours de l’artiste à l’épreuve de sa formalisation, soit le spectateur
regarde directement l’œuvre et procède à un jugement synthétique a posteriori, c’est-à 327
Ibid., p. 233.
Jean-Marie Schaeffer, La Conduite et le jugement esthétiques, Nouveau Musée-Institut d'art contemporain,
Villeurbanne, 1996.
329
Arthur Danto, « Le monde de l’art revisité », in L’Art après la fin de l’art, Seuil, Paris, 1996.
328
94
dire cherche à subsumer ce qui est vu sous un concept. En somme, confronté à des
dispositifs allégoriques/discursifs composés de symboles et de signes, le spectateur
doit comprendre et déchiffrer davantage qu’éprouver et ressentir.
Par conséquent, quand bien même certaines œuvres allégoriques produisent de
fortes impressions, celles-ci sont provoquées par ce qui est représenté, à savoir une
idée déjà frappante en tant que telle. Ainsi face à L’Impossibilité physique de la mort
dans l’esprit d’un vivant (1991) de Damien Hirst ou face à Zygotic acceleration,
Biogenetic de-sublimated libidinal model (1995) des frères Chapman, le spectateur
éprouve un choc, mais celui-ci provient d’un côté du requin, de l’autre des sexes et des
orifices placés sur les visages de mannequins, c’est-à-dire de ce qui est « reconnu »
davantage que de ce qui est « senti ». Il en va de même pour l’installation Personnes
de Christian Boltanski au Grand Palais (2010). Des monticules de vêtements placés au
sol sont régulièrement fauchés par une gigantesque pince. Si cette « parabole sur le
temps et le rôle du hasard dans le destin humain »330 touche le spectateur, c’est parce
qu’il sait que chaque vêtement renvoie à une personne et que la grue représente la
mort. Aussi, les émotions provoquées par les œuvres allégoriques relèvent-elles, pour
reprendre les termes de Gilles Deleuze, du « sensationnel » davantage que de la
« sensation ». C’est la violence du représenté qui déclenche l’impression et non les
moyens propres à l’œuvre :
« Peindre le sensationnel […] c’est représenter l’objet, l’histoire effrayante, le monde, un
personnage… Bref, c’est le projet de tout l’art figuratif : il met en scène des figures, et ces
330
Interview de Catherine Grenier par Léa Bismuth, « Christian Boltanski. Personnes », in Art press n°364,
Paris, Février 2010.
95
figures sont en rapport mutuel, quelque chose se passe et se passe, une histoire est racontée
(tragique ou joyeuse, réelle ou fantastique…) »331
Or, provoquer un sentiment par ce qui est représenté (dit) « annule dès lors les
possibilités de [l’art] d’agir par [lui-même] » c’est-à-dire de produire la « sensation
[qui] est atteinte en suscitant la présence brute de la matière. » De fait, l’ambition d’un
sens immanent au sensible propre aux modernes s’approchait de la « sensation ». La
« sensation » telle que la définit Gilles Deleuze n’est autre que le sens sensible dont il
était question au chapitre précédent, c’est-à-dire la ressemblance plus profonde avec le
monde :
« La sensation, c’est le contraire du facile et du tout fait, du cliché, mais aussi du
“sensationnel”, du spontané, etc. La sensation a une face tournée vers le sujet (le système
nerveux, le mouvement vital, “l’instinct”, et le “tempérament”, tout un vocabulaire commun
au Naturalisme et à Cézanne), et une face tournée vers l’objet (« le fait », le lieu,
l’événement). Ou plutôt elle n’a pas de faces de du tout, elle est les deux choses
indissolublement, elle est être-au-monde, comme disent les phénoménologues : à la fois je
deviens dans la sensation et quelque chose arrive par la sensation, l’un par l’autre, l’un dans
l’autre. […] La sensation, c’est ce qui est peint. Ce qui est peint dans le tableau, c’est le corps,
non pas en tant qu’il est représenté comme objet, mais en tant qu’il est vécu comme éprouvant
telle sensation ».332
En d’autres termes, alors que la modernité artistique avait pour horizon la
« sensation », l’art allégorique des nos contemporains suscite au mieux le
« sensationnel », c’est-à-dire une impression fondée sur ce qui est représenté (dénoté,
dire, symbole).
331
332
Mireille Buydens, Sahara, l’esthétique de Gilles Deleuze, Vrin, Paris, 1990, p.84.
Gilles Deleuze, Francis Bacon. Logique de la sensation, op. cit., p. 39-40.
96
De son côté, la critique d’art consiste désormais à identifier la signification et
son mode de présentation333, quant à la valeur d’une œuvre, celle-ci sera relative à
l’intérêt intellectuel qu’elle procure. En témoigne le vocabulaire employé dans les
revues ou les catalogues ; ces derniers
sont parsemés d’expressions telles que
« l’œuvre questionne » ou « interroge ». L’enjeu est donc de saisir les dispositifs
discursifs dans lesquels s’inscrit le travail d’un artiste afin d’identifier les concepts et
les idées mises en forme. Il ne s’agit plus de saisir le « noyau poétique » irréductible
aux concepts dont parlait Walter Benjamin et de le restituer à travers un discours
traversé par le même indicible (sensible), mais de saisir le cœur conceptuel de l’œuvre
et de le rendre en des termes clairs et distincts.
En somme, l’Art contemporain renouvelle les modes d’appréhensions du
spectateur et du critique ; il substitue au jugement esthétique un jugement de
connaissance et remplace la sensation par le sensationnel. Mais, au-delà du
renouvellement de la relation entre œuvre, spectateur et critique d’art, les dispositifs
allégoriques/discursifs des artistes contemporains changent le rapport que l’art
entretient au monde. En effet si l’art est, selon nombre d’auteurs, producteur d’un sens
sensible fidèle au monde dans sa dimension indicible, le sens intellectuel des allégories
contribue au contraire à sa réduction aux concepts.
2. Transparence contre opacité.
333
Arthur Danto, « Le monde de l’art revisité », in L’Art après la fin de l’art, op. cit.
97
Selon de nombreux théoriciens, l’art est le lieu d’un sens irréductible aux
concepts et fidèle au monde dans sa complexité sensible. Or, par opposition à l’Art
moderne dont l’horizon est la production d’un sens immanent au sensible, les
dispositifs allégoriques de l’Art contemporain produisent des concepts, soit du
« dire ». Autrement dit, les artistes contemporains annulent la conception selon
laquelle l’art est vecteur d’opacification du monde, « résistance » face à sa réduction
aux concepts. Au contraire, leurs œuvres accroissent la (fausse) transparence334 du
monde en le soumettant à l’emprise du discours.
En art, la recherche d’un sens interne aux matériaux ou issu du dialogue du
dicible et du visible, revient à produire un indicible. C’est ce que Jacques Rancière
explique dans les termes suivants :
« Il y a de la pensée qui ne pense pas, de la pensée à l’œuvre non seulement dans
l’élément étranger de la non-pensée, mais dans la forme même de la pensée. Inversement, il y
a de la non-pensée qui habite la pensée et lui donne une puissance spécifique. Cette nonpensée n’est pas seulement une forme d’absence de la pensée, elle est une présence efficace de
son opposé. Il y a donc, sous l’un et l’autre aspect, une identité de la pensée et de la nonpensée. »335
Aussi, si dans l’art « le sensible est le lieu d’une identité des contraires, […] le lieu
d’une pensée qui ne pense pas »336, alors il n’est pas de l’ordre d’un dévoilement mais
d’un voilement fidèle à la complexité du monde. C’est pourquoi Albrecht Wellmer
conçoit l’art comme le lieu d’une connaissance spécifique :
334
Jean Baudrillard, Le Complot de l’art, Sens & Tonka, Paris, 1997, p. 15.
Jacques Rancière, L’Inconscient esthétique, Galilée, Mayenne, 2009, p. 33-34.
336
Jacques Rancière, Et tant pis pour les gens fatigués, op. cit., p. 261-262.
335
98
« Voilà l'aporie: la connaissance discursive et la connaissance non discursive visent toutes
deux la totalité de la connaissance; mais c'est précisément la scission de la connaissance, en
une forme non discursive et en une forme discursive, qui signifie que l'une et l'autre peuvent
saisir respectivement que des figures complémentaires représentant une réfraction de la vérité.
La recomposition de ces figures complémentaires dans lesquelles se réfracte la vérité, en une
vérité totale et non réduite, ne serait possible qu'à condition que la scission soit elle-même
dépassée et que la réalité soit réconciliée. Dans l'œuvre d'art, la vérité connaît une apparition
sensible; c'est ce qui constitue son privilège par rapport à la connaissance discursive. Il reste
que c'est parce que la vérité connaît une apparition sensible dans l'œuvre d'art qu'elle est par
ailleurs voilée dans l'expérience esthétique; dans la mesure où l'œuvre d'art ne peut énoncer la
vérité qu'elle fait apparaître, l'expérience esthétique ne sait pas de quoi elle fait l'expérience.
La vérité qui se révèle dans l'instant fulgurant de l'expérience esthétique est en même temps
insaisissable en tant que vérité concrète et présente. […] Dès lors que l'on tente d'appréhender
l'insaisissable en pénétrant dans les œuvres d'art par la compréhension, il s'évanouit comme
l'arc en ciel que l'on tente de voir de trop près. En revanche, si le contenu de vérité des œuvres
d'art était compris dans l'instant de l'expérience esthétique, il serait perdu et l'expérience
esthétique serait vaine. »337
En d’autres termes, parce que l’art ne produit pas de concepts mais un indicible, il est
fidèle à l’irréductibilité du monde. A cela fait écho la théorie esthétique de
Baumgarten. Selon lui l’art est porteur d’une « connaissance sensible »338 parallèle à la
connaissance intellectuelle du scientifique339. Plus précisément, là où les philosophes
et les scientifiques procèdent par soustraction et discrimination du divers de l’intuition
afin d’obtenir des idées claires et distinctes340, les œuvres de l’artiste sont des idées
claires et confuses341 qui restituent le monde dans sa complexité sensible 342 :
337
Albrecht Wellmer, Théories esthétiques après Adorno, Actes sud, Arles, 1990.
A. G. Baumgarten, Esthétique, L’Herne, Paris, 1988, p. 127.
339
Ibid., p. 31.
340
Ibid., p. 200-201.
341
Ibid., p. 35.
342
Ibid., pp. 37, 40, 200, 201.
338
99
« La connaissance sensible est, comme l’indique la dénomination qu’il est préférable
de retenir, l’ensemble des représentations qui se situent en deçà de toute distinction
substantielle. »343
En somme, là où la raison réduirait le monde à des concepts et des idées qui, par
définition, procèdent par abstraction, l’art prendrait en charge le réel dans sa
dimension irréductible et, en cela, serait du côté de l’« opacité » davantage que de la
« transparence ».
Plus avant, si selon Jean Baudrillard « le réel s’évanouit dans le concept »344,
alors l’art, en tant qu’ « illusion », c’est-à-dire en tant que producteur de « signes
insensés »345, est le lieu même du réel346. Aussi relève-t-il de la « pensée radicale » :
« Contrairement au discours du réel et du rationnel, qui parie sur le fait qu’il y ait quelque
chose (du sens) plutôt que rien, et donc se veut fondé en dernière instance sur la caution d’un
monde objectif et déchiffrable, la pensée radicale, elle, parie sur l’illusion du monde, elle se
veut illusion restituant la non véracité des faits, la non-signification du monde, faisant
l’hypothèse inverse qu’il n’y a peut-être rien plutôt que quelque chose, et traquant ce rien qui
court sous l’apparente continuité du sens. »347
Or, l’Art contemporain abolit précisément ces différentes conceptions de l’art. Car,
en produisant des allégories, soit des « objets […] [n’étant] plus qu’un travail sur les
idées », « sans secret », il rend le monde « transparent » aux concepts et, en cela, le
manque dans sa dimension essentielle, indicible348. Alors que « l’événement
fondamental de l’art est quand le Rien affleure dans les signes, quand le Néant émerge
343
Ibid., p. 127.
Jean Baudrillard, Pourquoi tout n’a-t-il pas déjà disparu ?, L’Herne, Paris, 2008, p. 15.
345
Jean Baudrillard, Les Stratégies fatales, Grasset, Paris, 1983, p. 57.
346
Ibid., pp. 71, 168.
347
Jean Baudrillard, La Pensée radicale, Sens & Tonka, 2001, p. 16.
348
Jean Baudrillard, Les Stratégies fatales, op. cit., pp. 71-168.
344
100
au cœur même du système de signes »349, l’art allégorique porte un « monde réel
devenu spectral, transparent, sans ombre »350.
Comme nous venons de le démontrer, si les productions allégoriques de l’Art
contemporain sont un retour au « régime représentatif » davantage qu’un dépassement
de la modernité artistique, elles sont dans le même temps créatrices d’une nouvelle
relation entre l’art et le monde. Là où la modernité artistique collait, en vertu du sens
immanent qu’elle prônait, à la complexité et à l’opacité du monde, c’est-à-dire à son
irréductibilité
aux
concepts,
les
œuvres
allégoriques
rendent
le
monde
« transparent »351, c’est-à-dire le réduisent au dicible.
*
*
*
Comme nous l’avons vu au second chapitre, la réalisation d’œuvres
allégoriques par les artistes contemporains les place dans le « régime représentatif »,
lequel, par opposition à la modernité radicale et au « régime esthétique », soumet le
sensible au dicible. Aussi, de ce point de vue, l’Art contemporain n’est pas tant un
dépassement de la modernité artistique qu’un retour à un ancien régime de
signification. Mais, c’est sous cet aspect même qu’il produit du nouveau ; les relations
entre œuvres, spectateur et critique d’art ne sont plus sous le signe du jugement
esthétique mais d’un jugement de connaissance ; l’art ne joue plus en faveur de
349
Jean Baudrillard, Le Complot de l’art, op. cit., p. 21.
Jean Baudrillard, Illusion et désillusion esthétiques, Sens & Tonka, Paris, 1997, p. 29.
351
Jean Baudrillard, Le Complot de l’art, op. cit., p. 11.
350
101
l’ « opacification » et de la « complexification » du monde mais en faveur d’une plus
grande « transparence », c’est-à-dire d’une réduction du réel aux concepts. En somme,
c’est dans le retour au paradigme classique de la signification que l’Art contemporain
produit du nouveau.
102
Conclusion.
Après avoir analysé et écarté deux des critères qui semblaient indiquer le
dépassement de l'Art moderne par l'Art contemporain – désubjectivation et hybridation
–, nous avons proposé un nouveau critère de distinction qui, nous l’espérons, crédite
l’idée selon laquelle l’une des tendances majeures de l’Art contemporain renoue avec
un mode classique de signification. En effet, d’un point de vue moins
« morphologique » (apparences extérieures) que « structurel » (structure interne), l’Art
contemporain a révélé son appartenance au « régime représentatif », lequel assujettit le
sensible (les matériaux) au dicible (ce qui est dit, représenté) en vue d’un sens
conceptuel, par opposition à l’Art moderne, lequel vise un sens immanent au sensible
(« modernité radicale »), sinon issu d’un dialogue entre le représenté et les moyens mis
en œuvre (« régime esthétique » de l’art).
Plus précisément, c’est le recours massif à l’allégorie par les artistes actuels qui
permet de définir l’Art contemporain moins comme un dépassement de la modernité
artistique que comme un retour à un paradigme classique de la signification (« régime
représentatif »). Car, possédant la structure de renvoie du signe linguistique
(signifiant/signifié), « entièrement ordonnée à la transcendance du signifié et [à
l’]occultation de la matérialité du signifiant ».352
Par ailleurs, nous avons vu que c’est paradoxalement dans ce retour à un mode
classique de signification que l’Art contemporain renouvelle les relations entre les
œuvres d’art, les spectateurs, les critiques d’art et le monde. D’une part, étant
essentiellement discursives, les œuvres d’art contemporain recourant à l’allégorie
352
François Warin, op. cit., p. 51-52.
103
substituent au jugement esthétique un jugement de connaissance. D’autre part, si sa
traditionnelle association à l’« indicible » fait de l’art un miroir de l’ « opacité » du
monde, sinon de sa « complexité », les œuvres d’art allégoriques vont dans le sens
d’une plus grande « transparence », c’est à dire d’une « réduction » du monde à ce qui
peut en être dit.
104
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