Agriculture raisonnée, raisons d`espace, raisons d`acteurs

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Agriculture raisonnée, raisons d`espace, raisons d`acteurs
Agriculture raisonnée :
raisons d'espace, raisons d'acteurs
Jacques MABY
UMR Espace
Université d'Avignon
Les relations entre agriculture et environnement ont pris une tournure de plus en plus
conflictuelle au cours du vingtième siècle ce qui a conduit à une prise de conscience et une
réorientation des stratégies agricoles assez remarquables. Cela a d'abord été ressenti, sinon
compris, par la paysannerie elle-même qui a vu se dégrader son patrimoine biologique et
foncier, se développer le coût des intrants chimiques et qui parfois même a dû faire face à des
épizooties ou à des viroses végétales gravissimes. L'opinion publique a été alertée plus
tardivement, mais plus radicalement aussi, du fait de la médiatisation des crises
environnementales ou épidémiologiques qui ont parfois même touché à l'irrationnel dans
l'ordre des rumeurs et peurs collectives. L'État donc ne pouvait que réagir, à la fois par devoir
de protection sociale dans le domaine de l'hygiène et de la santé, mais aussi par souci
d'équilibre territorial, d'autant plus que les milieux scientifiques, relayés par certaines
institutions internationales, alertaient les décideurs depuis longtemps.
Aujourd'hui ce sujet fait l'unanimité, y compris chez les firmes agrochimiques,
probablement stimulées par l'hypothèse d'un renouvellement et d'un surenchérissement des
molécules autorisées ou chez la grande distribution, inquiète de voir les consommateurs
bouder ses produits, d'autant plus douteux qu'ils sont meilleur marché. Les milieux agricoles
champions de l'hyper-productivisme sont eux-mêmes en voie de conversion, car après avoir
été favorisés par les politiques productivistes, ils entendent bien bénéficier aussi des
politiques environnementales.
A Principes raisonnés dans les systèmes spatiaux agricoles
Ces préoccupations émergentes et les pratiques agricoles innovantes qui l'accompagnent
se formulent en quelques concepts qui se distinguent par leur niveau d'ambition territoriale et
de rigueur culturale :
- Agriculture durable
- Agriculture raisonnée
- Agriculture biologique
Du premier au troisième palier les concepts se resserrent si bien que l'analyse de
l'agriculture biologique n'est plus qu'une affaire technique tandis que celle de l'agriculture
raisonnée est ouverte à toutes les interprétations. Ce sera donc le terme moyen d'agriculture
raisonnée qui nous intéressera ici et nous nous demanderons qu'est-ce qui est raisonné, ou
plus fondamentalement : pour quelles raisons raisonne-t-on l'agriculture ? Nous formulons
ainsi l'hypothèse qu'il existe un ensemble de raisons liées d'une part à l'espace et d'autre part
aux acteurs et que leur convergence n'est pas toujours assurée.
1
L'agriculture raisonnée (ou conduite raisonnée) est héritière de la lutte raisonnée (ou
protection raisonnée) qui a pris son essor voilà une vingtaine d'années. Il s'agissait d'abord de
réduire les interventions phytosanitaires dans le double objectif de limiter l'émission de
produits chimiques dans l'environnement et d'abaisser les coûts de production. La première et
paradoxale nouveauté de cette pratique consiste à faire un pari sur la capacité du milieu
biologique agricole à se réguler. Il est assez singulier de penser que l'agriculteur n'a plus guère
confiance dans son écosystème au point d'intervenir systématiquement en prévention,
entretenant ainsi une asepsie biologique de plus en plus coûteuse et de moins en moins
efficace en raison des effets secondaires de dérégulation environnementale.
La seconde nouveauté consiste à accepter une éventuelle réduction de la production
(mais non de la rentabilité, du fait des gains de productivité par réduction des intrants) ce qui
fait de la lutte raisonnée essentiellement une gestion raisonnée du risque phytosanitaire. Le
critère ultime de décision peut même se révéler fort indifférent à toute morale écologique :
j'interviens chimiquement dès la rentabilité de la lutte raisonnée est inférieure à celle de la
lutte préventive.
Dans l'agriculture raisonnée d'aujourd'hui on retrouve donc la gestion phytosanitaire
propre à la lutte raisonnée, mais aussi la gestion raisonnée de la conduite des cultures, du
travail du sol et de la fertilisation. L'élargissement du champ d'application de cette notion
d'action raisonnée à tout l'éventail des travaux agricoles en a forcément modifié les principes.
Ce qui est raisonné, ce n'est plus seulement la réaction face au risque phytosanitaire, mais
c'est l'ensemble du projet agricole puisque cela demande de faire des choix dès l'établissement
de la culture et jusqu'à la récolte. L'agriculteur raisonne son mode de conduite, ses
rendements, ses intrants phytosanitaires, l'entretien de ses sols. L'engagement est d'une toute
autre ampleur que dans le cadre de la lutte raisonnée où l'on pouvait à tout moment changer
de stratégie et revenir à une pratique sécuritaire. Cette fois-ci les choix doivent être assumés
pour toute la saison végétale, voire sur plusieurs années dans le cas de cultures pérennes ou
d'investissements matériels élevés.
Bien-sûr cet engagement étant totalement volontaire, l'agriculteur peut toujours renoncer
à ses objectifs raisonnés, mais certaines options culturales ne peuvent techniquement être
abandonnées dans l'instant ; on peut par exemple regretter d'avoir réduit les apports d'azotes,
mais un mois avant la récolte il est trop tard pour y remédier ! D'autre part, du fait de
l'ampleur des réorientations techniques et de leur durée dans le temps, l'agriculteur s'oblige à
un suivi technique qui nécessitera le plus souvent une formation continue ou une participation
à un groupe de travail. Enfin, ces pratiques nouvelles peuvent être sujettes à contrôle ce qui
impose une ouverture de l'exploitation sur l'extérieur par transparence et un effort de
communication vers l'aval lorsque l'agriculteur cherche à valoriser ses ventes en mettant en
avant son mode de travail raisonné.
Le concept d'agriculture raisonnée est donc un système de production adapté à trois
types d'objectifs :
1. Objectif qualitatif : qualité du produit au double sens gustatif et sanitaire, qui répond
lui-même au double impératif commercial et moral car on ne peut ni s'enrichir ni se
réjouir en empoisonnant ses clients !
2. Objectif environnemental : réduction des impacts négatifs sur l'environnement, mais
aussi renforcement des impacts positifs, ce qui traduit une reconnaissance du rôle de
l'agriculture dans l'aménagement et l'équilibre territorial.
3. Objectif économique : amélioration de l'efficacité économique de l'exploitation
agricole par réduction du coût des intrants chimiques et par valorisation des produits
auprès de la clientèle, ce qui doit compenser les surcoûts subis par ailleurs.
2
Tableau 1 : Principaux contenus des différents types de stratégies agri-environnementales
Lutte raisonnée
Domaine
d'application
Traitements
phytosanitaires
Agriculture
raisonnée
Interventions
culturales
principales
Agriculture
biologique
Totalité des
interventions
culturales
Agriculture durable
Espace et activités
agricoles
- Qualité des
- Protection
produits
environnementale - Respect de
- Réduction des
l'environnement
coûts de
- Viabilité
production
économique
- Qualité sanitaire du
produit
- Respect de
l'environnement
Équilibre territorial
- Valorisation du
produit
Maximiser
l'autorégulation
phytosanitaire des
cultures
Réactiver les
phénomènes
d'autorégulation
biologique
Autorégulation
Transmission du
biologique maximale patrimoine privé et
public
Rentabilité
Critère
comparée des
principal
d'adoption de méthodes de lutte
la démarche
Valorisation de
l'exploitation et de
ses produits
Adaptabilité aux
contraintes de
certification
Constat
d'irréversibilité des
dégradations
Durée
Aucune
d'engagement
Saison de culture
- 3 ans (au
démarrage)
- 1 an ensuite
Générations
humaines
Objectifs
Principe
conducteur
B Positionnement des acteurs face au concept d'agriculture raisonnée
Du fait de son succès, au moins médiatique, le concept d'agriculture raisonnée est
intégré à toutes sortes de discours, si bien qu'il est nécessaire de faire la part entre les
récupérations opportunistes et superficielles de certains acteurs et les adhésions plus
sérieusement motivées.
1 Le monde socioprofessionnel agricole
Le principe de l'agriculture biologique n'a pas vocation à fédérer les paysans, du fait de
son niveau d'exigence pratique et de la faiblesse de ses débouchés actuels. D'ailleurs la
relative fermeture de ce milieu socioprofessionnel n'incite guère à l'adhésion, tout comme elle
ne facilite guère l'étude géographique. Individuellement, ces exploitants sont pour la plupart
3
remarquablement ouverts, dynamiques et enthousiastes, tandis que collectivement il est très
difficile de les approcher, même si les structures fédératives existent. En fait l'agriculteur
biologique apparaît souvent comme une exacerbation sociologique de l'individualisme paysan
et une exacerbation éthique d'un particularisme technique. La volonté de distinction (au sens
de Bourdieu) s'imbrique si bien à la conviction de la justesse de leur position professionnelle
et citoyenne qu'on ne sait quel est le mobile principal de cette catégorie d'acteurs.
Ce type de confinement un peu élitiste n'affecte pas le concept d'agriculture raisonnée,
lequel est plus facile d'accès techniquement, mieux soutenu administrativement et plus
intégrable intellectuellement. Le département du Gard compte par exemple 50 groupes de
protection raisonnée en 2001, fonctionnant en général dans un cadre communal, avec l'appui
d'un technicien de la chambre d'agriculture. Ce caractère à la fois institutionnel et collectif du
mouvement attire l'agriculteur et a favorisé une diffusion spatiale et sociale étonnante de ce
principe cultural. Ce succès comporte un risque, celui de voir se galvauder le concept, aussi
quelques institutions régionales, nationales ou internationales ont-elles travaillé à la définition
de l'agriculture raisonnée.
L'Office International de la Lutte Biologique a publié en 1999 une directive servant de
référence européenne pour la production intégrée dans laquelle les préoccupations
environnementales sont centrales1. L'Institut Technique du Vin, reprenant l'essentiel des
propositions de l'O.I.L.B. a mis au point en 2000 un référentiel national pour la production
intégrée en viticulture proposant des mesures adaptées à la spécificité viticole française. La
plupart des solutions préconisées ont d'ailleurs été testées et validées expérimentalement par
les services de l'I.T.V., ou par d'autres instituts de recherche, et ont déjà été mises en
application par des agriculteurs volontaires.
En Languedoc-Roussillon, le monde socioprofessionnel a voulu aller plus loin encore en
rédigeant une Charte de Conduite Raisonnée, qui serve non seulement de guide mais aussi
de cadre réglementaire pour l'obtention d'un agrément administratif. L'exploitation agricole
candidate est soumise à un audit qui lui permet d'obtenir la qualification "Conduite
Raisonnée". Un agrément annuel est ensuite accordé après contrôle interne de l'administration
et contrôle externe par société de certification indépendante. Les conditions techniques du
cahier des charges sont assez exigeantes, mais peuvent permettre d'espérer une valorisation du
produit ou tout au moins d'élever le niveau de performance de l'exploitation et de valoriser
son savoir-faire, ses investissements, sa notoriété. Un effort particulier est demandé à
l'exploitant en matière de traçabilité, à la fois pour assurer la transparence des interventions
phytosanitaires et culturales et pour garder la mémoire du processus de production. Toutes les
interventions du viticulteur sont notées, datées, motivées, en précisant la nature des produits,
des outils, des surfaces, des dosages… Le but est de pouvoir identifier l'origine d'un éventuel
défaut du produit final ou mieux encore de corriger les techniques culturales en les affinant au
fil des saisons et au vu des résultats.
Le principe de la charte Conduite Raisonnée ne doit pas être confondu avec celui qui
prévaut à l'obtention de différents labels agroalimentaires, qu'ils soient génériques (ex. : label
rouge) ou locaux (appellations diverses). En effet, le label garantit la conformité du produit
fini et contrôle son adéquation à une référence gustative, tandis que la charte Conduite
Raisonnée garantit une démarche de production et contrôle son exécution.
1
"La production intégrée en viticulture consiste en une production économiquement viable de raisins de haute
qualité, donnant priorité à des méthodes écologiquement plus saines, minimisant les effets non intentionnels
indésirables et l'utilisation de produits phytopharmaceutiques, en vue de préserver l'environnement et la santé
humaine." (Définition de l'O.I.L.B.).
4
Cette formule nouvelle a suscité 39 adhésions en Languedoc–Roussillon dès la première
année et une cinquantaine de dossiers sont en voie de qualification pour 2001. C'est encore
peu, mais c'est déjà supérieur au nombre d'exploitations viticoles certifiées Agriculture
Biologique, ce qui permet d'envisager à terme un effet environnemental sensible ainsi qu'un
effet sur la santé publique, toutes choses que la confidentialité de l'agriculture biologique ne
permet guère d'espérer.
Graphe 1 : Acteurs de la charte d'Agriculture Raisonnée en Languedoc-Roussillon
Chambre régionale d'agriculture
Chambre
d'agriculture
du Gard
Chambre
d'agriculture
de l'Hérault
Chambre
d'agriculture
de l'Aude
Chambre
d'agriculture
des P.O.
Rédaction
Membres
O.I.L.B.
Conformité
Gestion
Conseil
Charte
Conduite
Raisonnée
I.T.V.
A.C.R.L.R.
Informations
produits
Membres
Adhésion
Firmes
Viticulteurs
Négoce
Notes :
O.I.L.B. : Office International de Lutte Biologique
I.T.V. : Institut Technique du Vin
Firmes : Entreprises nationales et multinationales productrices d'intrants agricoles de synthèse
A.C.R.L.R. : Association Conduite Raisonnée en Languedoc-Roussillon
Membres : Chambres d'agriculture : 5, Viticulteurs : 8, Négoce : 4
5
2° L'État
La politique agricole de l'État, devenue en grande partie politique communautaire,
relève d'un interventionnisme dénoncé par le monde urbain pour son coût, par le monde
paysan pour son incohérence et par le monde politique pour ses visées politiciennes ! Aides
et incitations étatiques ont probablement ralenti le déclin social de l'agriculture et peut-être
favorisé sa mise à niveau concurrentielle, mais n'ont pas empêché l'aggravation des
déséquilibres environnementaux et territoriaux engendrés par l'agriculture productiviste.
C'était le défi à relever en fin de siècle : mettre au point une politique agricole qui protège la
société agricole, la compétitivité des exploitations, l'espace rural et l'environnement,
quadrature d'Utopie !
Les Contrats Territoriaux d'Exploitation sont une tentative dans ce sens, qui après
avoir été assez mal perçue par le monde paysan et son mouvement syndical conservateur
dominant, commence à connaître quelques succès, toutefois trop récents pour conclure à la
réussite. Le concept de C.T.E. formule une convergence nouvelle, et très opportuniste
politiquement, entre deux courants d'idées :
- La sensibilité aux problèmes environnementaux dans l'opinion publique comme dans
le monde agricole où l'on trouve un esprit largement ouvert à ces questions, par
préoccupation professionnelle comme par inquiétude citoyenne. Le C.T.E. tente de
mobiliser l'agriculteur par ce biais, s'appuyant ainsi sur une tendance émergente mais
déjà marquée du monde agricole et bien exprimée par l'intérêt porté à la conduite
raisonnée. L'aide de l'État est soumise au respect de pratiques environnementales
saines : c'est le principe d'éco-conditionnalité.
- La sensibilité aux questions d'équilibre territorial, elle aussi largement partagée par
l'ensemble des couches sociales françaises, même si le monde rural est plus en prise
avec les problèmes de déprise économique et sociale. Le C.T.E. propose donc de
mobiliser l'agriculteur dans une perspective de développement local fondé sur
l'exploitation agricole, pourvoyeuse d'emploi et gestionnaire du patrimoine
environnemental. L'aide de l'État a pour finalité l'efficacité territoriale et non
plus la performance productiviste : c'est le principe du partenariat territorial.
On voit que l'intervention étatique n'est plus liée à des considérations de marché, ni
résumée à un pur assistanat social. Éco-conditionnalité et partenariat territorial rompent avec
le soubassement économiste de l'aide publique et lui donnent un sens spatial. En même temps,
le C.T.E. pose explicitement le principe de multifonctionnalité de l'agriculture qui fut
longtemps présenté d'une manière si caricaturale que le monde paysan le ressentait comme un
outrage à sa dignité : "jardinier du paysage" on ne pouvait guère trouver formule plus
condescendante ! Pourtant cette fois-ci l'exploitation agricole est reconnue à la fois dans sa
fonction de production alimentaire, d'animation économique locale, d'entretien du patrimoine
et de l'environnement, d'aménagement territorial, d'accueil… chacune ouvrant droit au soutien
public. Si le thème de la multifonctionnalité n'a pas été vraiment dénoncé par les adversaires
des C.T.E., c'est qu'il n'apparaît pas du tout comme une façon de rendre la paysannerie enfin
utile en la mettant au service de la nation et des fantaisies urbaines. Il se présente plutôt
comme un levier de développement rural dédié à des agriculteurs qui en sont à la fois
décideurs, acteurs et bénéficiaires.
Techniquement un C.T.E. se décline en deux volets :
- Volet socio-économique : aide à l'investissement sous condition de création
d'emploi.
- Volet territorial et environnemental : aides à l'investissement et à l'hectare sous
condition de respect des mesures agri-environnementales.
6
L'aide à l'investissement est une subvention plafonnée à 100 000 F pour achats
matériels, immatériels ou immobiliers concourrant à la création d'emploi ou à la protection
environnementale. L'aide à l'hectare compense les surcoûts liés au respect des conditions
environnementales, elle est plafonnée à 5930 F en culture pérenne et à 3935 F pour les
cultures annuelles et elle est dégressive selon la surface exploitée2. Le C.T.E. est signé pour 5
ans, individuellement par chaque exploitation, ce qui permet à l'agriculteur de choisir dans la
liste des mesures proposées celles qui lui conviennent et qui lui ouvriront droit à une aide
proportionnelle. Le C.T.E. est donc très personnalisé, chacun optant pour un niveau de
contrainte, et d'aide, qu'il souhaite contractualiser. Cependant des C.T.E. collectifs peuvent
être signés, comme cela a été le cas dans plusieurs communes languedociennes. Les mesures
sont alors définies collectivement, ce qui bien évidemment renforce l'efficacité territoriale et
environnementale d'une action plus convergente et mieux ciblée, en contrepartie de quoi le
niveau d'aide est augmenté.
Le parcours de qualification jusqu'à la signature du contrat est assez lourd
administrativement, ce qui n'étonnera personne, tandis que le principe de traçabilité impose la
tenue d'un cahier d'enregistrement des opérations culturales très astreignant et très nouveau
pour la plupart des exploitants. Sans rentrer dans le détail, nous soulignerons simplement la
précision de chacune des mesures environnementales : nature des produits, des molécules
actives, des dosages, de la fréquence d'intervention, des conditions de stockage, de
nettoyage… Même minutie pour le travail du sol, la fertilisation, le mode de conduite…
Enfin, signalons les mesures transversales à caractère paysager et patrimonial qui apportent
une aide à l'entretien, la réhabilitation ou la création de haies, bosquets, murets, rigoles,
canaux, agouyes3, berges, ripisilves, seuils, frayères, cabanes, capitelles4, jasses5, lavognes6,
sentiers de randonnée…
Évidemment cela ne satisfait pas tout le monde : la rigueur des contrôles décourage les
chasseurs de primes, le taux dégressif de l'aide favorise non plus les grandes mais bien les
petites exploitations, l'exigence de rénovation des pratiques élimine les agriculteurs
immobilistes, tandis que le caractère environnemental disqualifie les adeptes de
l'hyperproductivisme. Le ralliement d'une partie de ces derniers à l'éco-conditionnalité
affaiblirait d'ailleurs la puissance de leur groupe de pression, ce qui ne serait sûrement pas un
effet fortuit de cette politique gouvernementale.
3° L'I.N.A.O.
L'Institut National des Appellations d'Origine conditionne l'obtention du classement
A.O.C. aux fameux "usages anciens, loyaux et constants" caractérisant la production
alimentaire sur des terroirs délimités. La référence est donc à la fois sociale ("usages"),
disciplinaire ("loyaux") et historique ("anciens et constants"), le tout strictement spatialisé.
Point de préoccupation environnementale dans les décrets publiés au Journal Officiel, mais un
certain nombre de règles concernant les modes de conduite culturale (modalité de la taille, de
l'irrigation…), le choix du matériel biologique (cépages), le rendement maximal autorisé ou
2
Exemple dans la viticulture A.O.C. : aide de 100% jusqu'à 12 ha, réduite à 30% au-dessus de 24 ha.
Agouye : petit canal d'évacuation des eaux de ruissellement (largeur inférieure à 1 mètre) dont les fonds et les
parois en pierres plates évitent l'incision des versants à pente forte ; aménagement caractéristique du Roussillon.
4
Capitelle : cabane de pierres sèches, de forme généralement circulaire, avec voûte en encorbellement, abri de
berger, de chasseur, de paysan ; construction caractéristique des garrigues languedociennes.
5
Jasse : bergerie (en occitan), abritant autrefois les troupeaux en hivernage dans les plaines et garrigues
méditerranéennes, bâtisse de pierres, basse et allongée, généralement ruinée et pillée.
6
Lavogne : cuvette des modelés karstiques, tapissée d'argile pour recueillir les eaux de ruissellement et abreuver
les troupeaux ; aménagement caractéristique des Causses.
3
7
les conditions d'agrément des produits après dégustation et analyse. Implicitement, donc la
notion d'A.O.C. est liée à un type d'agriculture non productiviste (rendement limité),
traditionaliste (usages ou cépages conservés) et qualitative (contrôle final). Indirectement
aussi, l'A.O.C. participe au développement territorial par la reconnaissance de la notoriété des
produits et la valorisation incidente que l'on peut en espérer ; un tour d'horizon rapide des
aires A.O.C. françaises confirme bien cette hypothèse. Sur le plan spatial, le principe A.O.C.
est basé sur la notion de terroir, maille de l'espace rural où se projettent à la fois des caractères
physiques et sociaux, donc territoriaux. Enfin le critère de typicité gustative marque
l'attachement à la valeur esthétique du produit mais aussi à sa valeur alimentaire puisque des
analyses organoleptiques sont effectuées pour agrément. Nous constatons donc que "l'esprit
A.O.C." est proche de "l'esprit agriculture durable".
Mais c'est moins ce constat que la prise de conscience de l'évolution des mentalités en
matière alimentaire qui a mobilisé l'I.N.A.O. dans ses démarches récentes en direction de la
conduite raisonnée. Les A.O.C. ne peuvent en effet se permettre de prêter le flanc à la
suspicion qui touche de plus en plus de produits alimentaires et avant qu'une grave crise
n'affecte telle ou telle appellation, il semblait nécessaire de faire avancer la réflexion sur un
thème où vigilance et anticipation s'imposent. Les progrès de la conduite raisonnée, le
développement de chartes socioprofessionnelles, la mise au point des C.T.E., la multiplication
de contrats de partenariat qualitatif avec la grande distribution7, ont bousculé l'I.N.A.O.
Si le monde agricole s'impose des contraintes de production de plus en plus marquées, la
rigueur des A.O.C. paraîtra bientôt dérisoire et donc inutile. La direction de l'I.N.A.O. a donc
créé une commission "Terroir et environnement" chargée de mettre au point une Charte de
protection des terroirs qui pourrait venir prochainement étoffer les décrets des A.O.C..
Fidèle à ses principes, l'I.N.A.O. aborde la question environnementale sous l'angle spatial du
"terroir" et dans une problématique de "protection". En fait la commission prend acte de la
menace qui pèse sur le terroir, outil de travail et référence identitaire du produit. Elle propose
donc de renforcer la partie "mode de conduite culturale" des décrets, à un niveau de contrainte
qui n'est pas fixé mais qui restera inférieur à celui des chartes d'agriculture raisonnée. Le
thème de la protection est aussi l'occasion d'aborder la question des agressions spatiales liées
à la périurbanisation, au développement des infrastructures ou de l'industrie en région
viticole.
Ainsi réorienté, le concept d'A.O.C. ne se reconnait plus guère dans la formule des
"usages anciens, loyaux et constants", puisqu'en l'occurrence il s'agirait plutôt de renouveler
certains usages récents et nocifs qui affectent la viticulture, y compris de haut niveau
qualitatif. Si bien que Hubert Bouteiller, président de la commission "Terroir et
environnement" de l'I.N.A.O., amende cette formule désormais périmée d'une pirouette
facétieuse : "usages anciens, loyaux et constants… de recherche et d'amélioration de la
qualité".
Avec une telle profession de foi, les A.O.C. ne risquent pas d'être prises au dépourvu…
de bonnes intentions, mais la charte I.N.A.O. de protection des terroirs devra suivre bientôt, et
avec de réelles ambitions environnementales, sous peine d'une disqualification rapide du
concept qualitatif de l'A.O.C.
7
L'enseigne Carrefour par exemple contrôle ses fournisseurs viticoles par le biais d'un contrat "filière-vins", dont
elle rédige elle-même le contenu, selon une optique plus ou moins environnementale, mais assez pour que le
produit soit affiché en rayon avec la mention "Agriculture durable". Casino fait de même sous la désignation
"Terres et saveurs" et Auchan avec "Agriculture raisonnée". Si la grande distribution s'empare du concept il sera
sous peu réduit à une accroche publicitaire puis périmé après déclin de l'effet de mode.
8
Agriculture raisonnée : concept durable ?
Il en va de l'agriculture raisonnée comme des terroirs, le succès du terme peut conduire à
sa perte de signification : tous les produits sont du terroir, à longueur de rayonnage, si bien
que la notion ne sera bientôt même plus porteuse commercialement. De même, tout peut être
raisonné, y compris l'utilisation moralement frauduleuse d'un concept pivot de l'évolution de
l'agriculture. Laisser se galvauder le terme découragera les conversions, à l'inverse, en
réglementer l'utilisation assurera sa crédibilité auprès des agriculteurs et sa lisibilité auprès
des consommateurs.
Chartes socioprofessionnelles, Charte de l'I.N.A.O., C.T.E., sont des références solides
en matière de protection raisonnée, leur succès sera déterminant et pourrait en faire d'ici peu
un véritable standard pour toute l'agriculture française. L'éco-conditionalité transformée en
minima pour toutes les exploitations ! Voilà un pari qui inquiètera certainement une grande
partie du monde agricole et qui pourtant est la condition d'une transition souhaitable de
l'agriculture française vers une agriculture durable.
Bibliographie :
-
-
ADASEA du Gard, (2001), Notice d'informations Contrat Territorial d'Exploitation,
4 p.
BOULAY, M., (1998), "Biorésistance appliquée à la vigne", Actes Mondiaviti, ITV
France, Bordeaux décembre 1998, p.47-56.
Chambre d'Agriculture du Gard, (2001), Contrat territorial d'exploitation, dossier
préparatoire, mars 2001, 66 p.
GUERBER, M., OUSTRIC, J., (2001)," La charte Conduite Raisonnée LanguedocRoussillon", L'Exploitant agricole, journal des agriculteurs du Gard, n°1055, 12
avril 2001, p. 9-12.
SIPP, C., (2001), "Viticulture raisonnée, panorama des différentes démarches",
5èmes Rencontres Rhodaniennes, mars 2001, Institut rhodanien, Orange, p. 1-9.
Journal Officiel : décrets relatifs aux différentes Appellations d'Origine Contrôlée
9
Tableau 2 : Le principe d'éco-conditionnalité dans le système agricole (hors agriculture bio)
Éco-conditionnalité
orientée
Territoire
Exploitation
Terroir
Marché
Acteurs
Ministère
de l'agriculture
Organismes
socioprofessionnels
I.N.A.O.
Grande distribution
Classement A.O.C.
Contrat de partenariat
commercial
Forme
Contrats Territoriaux
d'Exploitation
Contrat public
fondé sur législation
française
Charte Agriculture
Raisonnée
Document
de
référence
Cahier des charges
Décret législatif
fondé sur charte
fondé sur expertise
socioprofessionnelle
INAO
Contrat privé
fondé sur négociation
bipartite
Procédures
de contrôle
Traçabilité
Contrôle administratif
Traçabilité
Contrôle interne
Contrôle externe
Contrôle professionnel
pour
agrément des vins
Traçabilité
Contrôle distributeur
Contreparti
e
Aide financière
Valorisation du produit
Notoriété du produit
Débouchés commerciaux
10
Tableau 3 : Niveaux d'exigence et objectifs des différents systèmes agricoles
Niveau d'exigence
Systèmes
agricoles
Objectifs
Environnemental
Raisonné
Social
Politique
Économique
Imposé
Législation
générale
Production
alimentaire
Puissance
agricole
Agriculture
productiviste
Maximisation
du profit
Soins
phytosanitaires
Lutte
raisonnée
Réduction des coûts
de production
Réduction des
impacts négatifs
Renforcement des
impacts positifs
Travail du sol
Santé publique
Fertilisation
Agriculture
raisonnée
Mode de
conduite
Valorisation du
produit
Éléments de
conduite
Vinification
Rendement
Matériel
biologique
11
Équilibre territorial
Rente de situation
Notoriété territoriale
Goût et typicité
A.O.C.
Distinction des
terroirs

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