C`est à chaque fois la même histoire

Transcription

C`est à chaque fois la même histoire
C’EST À CHAQUE FOIS LA MÊME HISTOIRE
Par Claire Guezengar, critique d’art et écrivain, enseignante à l’École nationale supérieure du
paysage de Versailles
À chaque fois, c’était la même histoire.
Un sentiment mêlé de curiosité et de crainte. L’envie irrésistible d’y aller et la peur de ce que je
pourrais y découvrir.
À chaque nouvelle rencontre, si je réfléchis bien, ça recommençait. Même si, avec le temps, la
crainte s’était quelque peu estompée pour se transformer en quelque chose que l’on pourrait appeler
de l’appréhension. Du trac peut-être.
À chaque nouvelle rencontre avec une œuvre d’art, si je réfléchis bien, ça recommençait.
Au tout début, c’était presque effrayant. J’avais l’impression d’entrer non pas dans une
exposition, mais dans une arène dont je ressortirais forcément perdante, pire victime. J’étais
convaincue que j’allais me perdre dans des zones non balisées dans lesquelles je n’aurais plus
aucun repère, les œuvres me résisteraient, je n’aurais aucune prise sur elles. J’aurais beau lutter de
toutes mes forces, tous mes efforts seraient vains : je serais terrassée par une incompréhension
meurtrière.
Une fois encore, tu n’as rien compris signifierait tu es ridicule.
Et puis, avec le temps, une certaine familiarité s’est installée, non pas une habitude, mais une
certaine souplesse acquise par la pratique du geste. J’avais fini par comprendre qu’il fallait lâcher
prise, se laisser bercer et se laisser berner. J’avais fini par admettre qu’avec les œuvres d’art
s’installe un dialogue qui comprend des mots que l’on ne comprend pas. J’avais fini par accepter que
des zones de flou demeurent et que des trouées subsistent dans l’échange, à l’instar d’une
conversation menée dans une langue que l’on ne maîtrise pas parfaitement. J’avais fini par aimer ces
espaces d’incertitude.
Car somme toute le cheminement vers la compréhension des œuvres était peut-être plus
excitant que la compréhension elle-même.
Mieux, la résistance des œuvres m’offrait des chemins de traverse, des échappées où
l’imaginaire ne cherchait qu’à s’engouffrer, où le malentendu, le contresens et même
l’incompréhension pouvaient produire des territoires féconds.
Finalement, j’ai appris à aimer ces moments de déroute durant lesquels les objets, les corps
ou les sensations mènent la danse. J’ai fini par penser que l’œuvre n’éconduit jamais complètement.
Lorsqu’elle ne dévoile qu’un pan d’elle-même, c’est pour mieux inviter - belle intrigante - au jeu de la
séduction dans lequel toutes les audaces sont permises. Exquis marivaudage tressé d’entrelacs
subtils qui provoquent une déroute délicieuse.
Traverser Mexico derrière Francis Alys et son bloc de glace.
Suivre attentivement les efforts de John Baldessari enseignant l’alphabet à une plante.
Spéculer sur le mystérieux objet enserré dans la pelote de fil d’À bruit secret.
Caresser des yeux le feutre lacéré du Wall Hanging de Robert Morris.
Se perdre dans les mouvements sinueux de la Spiral Jetty.
Plonger dans les bains de lumière de James Turrell.
Autant d’odyssées formidables au cœur d’œuvres dont le sens exact nous échappe sans doute, mais
qui s’adressent exactement à nous, qui nous lient à elles, sans que la nature même de cette relation
puisse être précisément énoncée.
À chaque fois c’est la même histoire, et c’est pourtant toujours une expérience singulière.
Dans le fond, il n’est pas important de savoir ce que signifient les lettres et les signes inscrits
sur les nattes de raphia suspendues au plafond de Passage II de Cristina Iglesias. Je n’ai nul besoin
de m’enfermer dans une interprétation fidèle, car il n’est pas question de chercher à en tirer une
traduction littérale. Je préfère mille fois inventer l’histoire de ses ombres dessinées au sol et tisser
moi-même mon chemin de pensée le long de son corridor de pénombre et de lumière.