au pays des enfants heureux

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au pays des enfants heureux
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emmanuel guibert
au pays des enfants heureux
par Julien Bastide
[janvier 2003]
Parallèlement à la Guerre d’Alan, Emmanuel Guibert mène une carrière de scénariste pour la
jeunesse, à travers deux séries de bande dessinée aux partis pris très différents : Sardine de l’espace
et, plus récemment, Ariol − respectivement illustrées par Joann Sfar et Marc Boutavant.
Sardine de l’espace correspond à la recherche d’un équilibre : « D’un côté, raconter une vie
comme celle d’Alan et, de l’autre côté, développer une fibre totalement débridée où rien n’est
interdit » [1]. Cette série, réalisée avec la complicité de Joann Sfar au dessin [2], incarne
parfaitement ce désir de liberté, qui permet à Emmanuel Guibert de créer un univers dont la logique
s’apparente à l’imaginaire enfantin.
En effet, le monde de Sardine de l’espace semble tout droit issu d’un rêve d’enfant : Sardine et P’tit
Lulu sont des gosses vivant à bord d’un vaisseau spatial, qui combattent un dictateur et aident les
habitants de l’univers à affronter leurs problèmes. Leur vaisseau, l’Hectormalo, a pour vocation,
comme son nom le suggère, de recueillir les enfants sans famille. Sur ce havre de paix et de
tolérance, ils vivent dans l’insouciance et la liberté la plus totale, protégés par le Capitaine Epaule
Jaune [Les familiers de l’œuvre de Joann Sfar reconnaîtront un avatar de Yellow Shoulder, pirate
croisé au fil des aventures du Borgne Gauchet (L’Association, 2001).]], « tonton » bienveillant et seul
adulte à bord.
Pour Sardine et ses amis, la galaxie est un immense terrain de jeu entièrement dévoué à leurs
aventures, où ils voguent sans but ni attache, au gré de leurs envies. À l’inverse, Supermuscleman,
Président auto-proclamé de l’univers, incarne le cauchemar de tout enfant : avec l’aide de son
âme damnée, le Docteur Krok, il veut dresser les garnements de la galaxie à lui obéir en leur « rinçant
le cerveau » dans ses orphelinats de dressage ou, pire, en les forçant à avaler de la soupe.
rien n’arrête sardine
Des mômes courageux et rusés, mais aussi désobéissants, malpolis et sales : c’est une enfance
idéale, fantasmée et assez peu politiquement correcte que nous décrit ici Emmanuel Guibert. Pour
ces enfants qui se passent facilement de parents, l’Hectormalo offre les avantages d’une famille
recomposée, où les liens du cœur priment sur ceux du sang. De plus, dans ce monde à l’envers, des
gentils pirates affrontent un méchant super-héros et les garnements promettent qu’ils ne seront pas
sages, n’hésitant pas à voler et se bagarrer pour la bonne cause. Face à des adultes souvent idiots
(c’est bien connu, plus on devient grand, plus on devient bête) ou infantiles, ces enfants
apparaissent plus mûrs, plus lucides, et seuls aptes à résoudre la plupart des situations ; en un mot,
différents. Emmanuel Guibert nous donne à voir l’enfance comme « un monde autre » [3], où
l’enfant est doté d’une nature à part.
Sardine et P’tit Lulu, chargés des valeurs positives de cette enfance idéalisée, non bridée par les
adultes, révèlent tout simplement une autre façon d’être et de vivre. Pour illustrer cet univers
enfantin fantasmé, Emmanuel Guibert et Joann Sfar utilisent la liberté offerte par le champ de la
science-fiction. Mais dans ce space opera pour rire, on n’a pas besoin de scaphandre pour respirer
dans le vide sidéral, et des objets ou véhicules dérivés de la vie quotidienne (frigo-fusée, aspirateur,
VTT de l’espace ou pistolet à glu) remplacent l’attirail traditionnel de l’aventurier du cosmos.
Voyager dans l’espace est simple comme un jeu d’enfant : sans autre structure qu’une situation de
départ à résoudre ou une planète à explorer, le récit évolue de manière elliptique, sur le mode du «
on n’a qu’à dire que ». Nouveaux mondes, protagonistes et accessoires apparaissent comme par
magie, sans autre justification que les besoins de l’histoire. Cette logique évoque aussi l’univers des
jeux vidéo.
Pour Joann Sfar, ceux-ci « procurent un sentiment de liberté » qui s’exprime en bande dessinée par «
l’absence de linéarité de l’histoire, qui amène des ruptures, des bizarreries, des incohérences
apparentes ». [4] Et comme dans un jeu d’aventure, Sardine et P’tit Lulu devront souvent trouver l’«
item » approprié au problème à résoudre. Nulle autre limite ici que l’imagination de l’auteur − sauf
peut-être le format limité de chaque histoire − qui se joue également des codes de la bande
dessinée : Sardine et ses amis sont parfaitement conscients d’être des héros de « bédé », privilège
qu’ils utilisent parfois pour se sortir d’un mauvais pas.
Ce délire est relayé par les extraterrestres, planètes et véhicules spatiaux extravagants créés par
Joann Sfar. Cet univers graphique foisonnant est en perpétuelle mutation : l’aspect des personnages
est changeant (les tatouages et bracelets du Capitaine Épaule jaune varient d’un épisode à l’autre,
si ce n’est d’une case à l’autre) et les décors à géométrie variable, envahis par une multitude
grouillante et toujours renouvelée de petites créatures, armes, gadgets, appareils, etc. La mise en
page à dominante « rhétorique » (au sens où la définit Benoît Peeters, c’est-à-dire où « la dimension
de la case se plie à l’action qui est décrites » [5]), l’extrême mobilité du point de vue et le manque
de cohérence assumé dans le traitement graphique des personnages (caractéristique du style de
Joann Sfar) accentuent encore le sentiment de vie et de liberté. À l’image de la complicité −
l’émulation ? − manifeste qui unit les deux auteurs, récit et univers graphique évoluent donc ici en
parfaite symbiose pour donner vie à un monde libertaire et ludique, régi par l’imaginaire, proche en
cela d’une perception enfantine.
Ce regard d’enfant retrouvé s’accompagne de nombreux clins d’œil à la propre jeunesse des
auteurs : décors et vaisseaux de la Guerre des étoiles, série de robots baptisés Rocky 1, 2, 3 et 4, ou
monstres tirés de Goldorak. Sardine elle-même ne serait-elle pas la lointaine cousine d’Albator, le
corsaire de l’espace ? Le travail de Walter sur les couleurs parachève cet aspect nostalgique
puisque, selon Joann Sfar, le coloriste « n’a pas son pareil pour retrouver les couleurs des jouets des
années 70, des Golgoths, des Anterahs, et, bien sûr, de Goldorak, Mazinger et Albator : et pour
cause, il les a tous chez lui ! »
[6]. En outre, les auteurs sèment des références internes au champ de la bande dessinée :
personnages du Réducteur de vitesse de Christophe Blain, posters et figurines de Donjon, Petit
Vampire, etc.
Enfin, les innombrables jeux de mots, qui font le piquant des noms de planètes et de personnages,
sont liés à des références parfois bien loin de l’univers enfantin, offrant à la série plusieurs niveaux de
lecture. Mais surtout, les aventures de Sardine permettent à Emmanuel Guibert d’interpeller ses
jeunes lecteurs sur des sujets souvent proches de leur quotidien. À travers le personnage de
Supermuscleman, il stigmatise l’éducation autoritaire, les régimes fascistes et la démagogie. Au fil
des histoires, sont égratignés Internet, les chansons de variété, les programmes audiovisuels,
l’exploitation intensive des ressources naturelles et la « malbouffe ». L’auteur fustige aussi le
consumérisme lié aux fêtes de Noël ou met en garde les enfants contre le danger de confondre
réalité et univers virtuel dans les jeux vidéo.
Guibert s’autorise par ailleurs à traiter de sujets plus intimes, de manière subtilement codée : le
nombrilisme avec le Lourdingue, géant au regard littéralement braqué sur l’intérieur de son corps, ou
la solitude à travers Sylvester, le ver solitaire en manque d’affection. La dureté de la vie quotidienne
des enfants « normaux » est évoquée grâce au jeu vidéo Zone d’éducation Prioritaire II, qui plonge
Sardine et P’tit Lulu dans un univers bien plus cruel que le leur. Nos petits héros sont également
confrontés au triste sort des vieilles personnes, ou encore aux difficultés de la monoparentalité, avec
la jolie histoire de la Petite Ourse. Ainsi, si les personnages d’enfants sont idéalisés, le monde de
Sardine, lui, ne l’est pas ; et à l’instar du nôtre, la méchanceté, le malheur et le danger n’en sont pas
exclus. Au-delà d’une vision enfantine du monde, Emmanuel Guibert porte donc un regard adulte,
à la fois critique et sensible, sur nos sociétés.
un âne comme vous et moi
Avec Ariol, s’il ne change pas de registre, Emmanuel Guibert change radicalement de style. Au
joyeux bazar de l’univers fantasmatique de Sardine de l’espace répond la rigueur et le réalisme
d’une série ancrée dans le quotidien d’enfants normaux. À l’instar du Petit Nicolas de Sempé et
Goscinny, Ariol se veut la chronique de la vie ordinaire d’un petit garçon, à la seule différence que
tous les personnages sont ici des animaux anthropomorphes. Cette singularité, qui s’inscrit dans la
tradition de l’illustration et de la bande dessinée pour la jeunesse, est remarquablement exploitée.
Ariol est un petit âne rêveur, amoureux de Pétula, une vachette au caractère bien trempé (son père
est un taureau du midi).
Il retrouve tous les jours à l’école son meilleur ami Ramono, un cochon, avec qui il partage une
passion pour le Chevalier Cheval, un héros de série TV, passion qui est le moteur de leurs jeux. Ariol
est en effet un enfant à l’imagination vive − serait-ce parce qu’il est enfant unique ? − et à la vie
intérieure très développée. Il crée son propre univers, entre réalité et fantasme, mêlant références au
Chevalier Cheval et à son quotidien, qui se transforme alors en une véritable aventure.
Tout l’art d’Emmanuel Guibert consiste à retranscrire cette fantaisie enfantine, en l’inscrivant cette
fois dans la vie banale d’un petit garçon. Du rituel du réveil aux jeux de la récréation en passant par
les cours de sport, situations et dialogues se doivent de sonner juste. Le sentiment de réalité est
renforcé par la subtilité du dessin de Marc Boutavant, aussi à l’aise dans le registre animalier que
dans la peinture du quotidien, auquel son style est parfaitement adapté : décors stylisés mais criants
de vérité et attention portée à la gestuelle et aux expressions des personnages. L’univers animalier
est prétexte à des gags basés sur le langage : Ariol doit mettre son bonnet d’âne pour sortir et
Bisbille, la petite mouche, se voit menacée par l’instituteur d’une heure de colle... au papier à
mouches.
Mais il donne surtout toute son originalité à Ariol. Canards, chiens, chevaux, chats, lapins ou même
mouches, rats et crapauds : les enfants sont tous différents ; et cette différence, comme dans la vie,
engendre moqueries, discriminations et jalousies. Car, contrairement à bon nombre de bandes
dessinées, où l’apparence animale des personnages est purement décorative, elle conditionne ici
leur tempérament et leur rapport aux autres. Les enfants sont conscients de leur espèce et doivent
apprendre à vivre avec. Cela permet, paradoxalement, à Emmanuel Guibert d’atteindre un plus
grand réalisme dans les relations entre enfants, les espèces animalières devenant une métaphore
des différences physiques et culturelles qui composent notre quotidien. Pour Ariol, Emmanuel Guibert
écrit des scénarios rigoureusement construits, au déroulement progressif et logique, que Marc
Boutavant illustre avec beaucoup de cohérence. Le point de vue est souvent statique ou glisse sans
ellipse brusque d’une case à l’autre, au gré d’une mise en page sobre, à dominante
conventionnelle [7] de deux cases sur deux. Enfin, une narration dilatée, qui s’attache avec
attention à chaque moment de la vie d’Ariol, régit les histoires, aux antipodes de Sardine de
l’espace.
Même si elles fonctionnent sur des logiques très différentes − aventure contre vie quotidienne,
fantasme contre identification − et des parti-pris graphiques et narratifs opposés, ces deux séries
pour la jeunesse d’Emmanuel Guibert nous parlent finalement de la même chose : la puissance de
l’imaginaire enfantin, respectivement sujet et objet de Sardine et d’Ariol. L’existence de justicier des
étoiles, dont Ariol ne fait que rêver, Sardine elle, la vit. C’est cette logique du rêve éveillé, vue
comme une des composantes majeures d’une enfance plus ou moins idéalisée, qu’Emmanuel
Guibert réussit à faire partager.
Julien Bastide
Cet article est paru dans le numéro 8 de 9ème Art en janvier 2003.
iconacheter les livres d’Emmanuel Guibert : Sardine de l’espace. Dargaud.
iconacheter les livres d’Emmanuel Guibert : Ariol. Bayard Jeunesse.
Notes
[1] Hugues Dayez, La Nouvelle Bande dessinée, Bruxelles, Niffle, 2002, p.151.
[2] Depuis la rédaction de cet article, et après que Sfar ait dessiné huit albums, Guibert a luimême repris le dessin de la série, avant de le confier à Mathieu Sapin.
[3] Marie José Chombart de Lauwe, Un monde autre : l’enfance. De ses représentations à son
mythe, Lausanne, Payot,1979,
[4] Cécile Maveyraud, « Métaphysique des bulles », Télérama No.2732, 2002, p. 14.
[5] Benoît Peeters, Case, planche, récit. Comment lire une bande dessinée, Tournai, Casterman,
1991, p. 33-53.
[6] http://www.pastis.org/joann
[7] Benoît Peeters, op cit.