Les paradoxes d`une « société du risque »

Transcription

Les paradoxes d`une « société du risque »
Les paradoxes d'une « société du risque »
SYLVAIN ALLEMAND
Tiré de Sciences humaines, no.124, février 2002
D'un côté, des conditions de vie de plus en plus sûres ; de l'autre, une société de plus en plus sensible et une persistance de comportements à
risques. Explication d'un double paradoxe.
Bon an mal an, 8 000 personnes trouvent la mort sur les routes françaises. Une femme exposée à la fumée de cigarette a 3,2 fois plus de risque qu'une autre
d'être victime d'un cancer du sein. Au cours de sa vie, un homme a une « chance » sur dix de connaître une dépression (contre une femme sur cinq) (1). Choisis
au hasard des multiples statistiques qui paraissent régulièrement dans la presse ou dans l'abondante littérature consacrée aux risques sanitaires,
environnementaux, professionnels... ces chiffres confirment s'il en était besoin que le risque est inhérent à l'existence humaine. Fût-ce à des degrés variables
selon l'âge, le milieu social ou le métier...
D'un autre côté, l'existence humaine n'a, dans les sociétés comme la nôtre, jamais paru aussi sûre. Rien de plus facile aujourd'hui que de se rendre à un endroit à
une heure dite, en avion, en train ou en voiture tant ces moyens de transport ont gagné en sécurité. Mieux, l'espérance de vie moyenne à la naissance n'a cessé
de progresser : en France, un enfant qui naît aujourd'hui vivra en moyenne jusqu'à 74 ans s'il est un garçon, plus de 82 ans s'il est une fille (contre respectivement
44 et 45 ans, s'il était né en 1900). Même si ces chiffres sont à manier avec précaution (en 1900, la mortalité infantile était plus importante), ils attestent une
amélioration globale des conditions de vie dans les sociétés développées. Aussi spectaculaires soient-elles, les « affaires » qui ont jalonné l'actualité de ces
dernières années (sang contaminé, vache folle...) auront provoqué infiniment moins de victimes que les famines des siècles passés ou même les accidents de la
route. L'accident intervenu en 1976 dans la centrale nucléaire de Three Miles Island, aux Etats-Unis, à l'origine des débats sur les risques technologiques majeurs,
a entraîné le déplacement de plusieurs milliers de personnes mais aucun décès...
Comment expliquer alors cette hypersensibilité au risque qui caractérise les sociétés modernes, si ce n'est par la « surmédiatisation » des affaires et des
catastrophes naturelles qui surviennent à travers le monde ? La couverture médiatique ne peut cependant pas tout expliquer.
Quoique frappée au coin du bon sens, une autre explication mérite d'être rappelée : au cours de son existence, un individu est amené à rencontrer des risques
que ses aïeux n'avaient aucune chance de connaître, faute de vivre assez longtemps...
Cependant, bien des risques actuels n'existaient pas il y a encore quelques décennies (irradiation nucléaire, pandémie du sida...). L'hypersensibilité à ces risques
est d'autant plus forte qu'ils achèvent de remettre en cause l'idée même de progrès. Ils amènent de surcroît à s'interroger sur la science elle-même. Au xixe siècle
et jusqu'à la première partie du xxe, celle-ci était censée apporter des réponses aux problèmes existants. Désormais, elle paraît démunie face à certains risques.
Pis, elle est perçue comme l'une des sources de ces derniers. Ainsi aurions-nous basculé dans des « sociétés du risque ». C'est la thèse défendue par des
sociologues contemporains : Anthony Giddens ou Ulrich Beck (voir les Points de repère, p. 26). De fait, des catastrophes écologiques ou technologiques (marées
noires, accidents nucléaires...) n'auraient pas existé sans les « progrès de la science » ou le progrès tout court.
Dans le même temps s'est imposée l'idée que toute vie humaine avait un prix. Jusqu'à la première moitié du xxe siècle, les victimes d'accidents du travail étaient
considérées comme le prix à payer dans la course à la productivité.
Enfin, l'hypersensibilité au risque peut s'interpréter comme la contrepartie du développement du calcul des probabilités (à partir du xviie siècle) et, avec lui, des
mécanismes d'assurance et de l'actuariat (voir les mots-clés, p. 27) dans les sociétés modernes. En effet, pas de risque sans une appréciation probabiliste. En
cela, la notion de risque diffère de celle de danger. Un danger est une menace réelle à laquelle on est physiquement exposé. Un risque exprime une probabilité.
Ajoutons que parler de risque amène à substituer à une explication en termes de fatalité (« C'est la vie ! », « C'est la volonté de Dieu ») une explication rationnelle.
En ce sens, la montée des risques traduit aussi la laïcisation des sociétés modernes.
Du naufrage aux manipulations du vivant
Une brève mise en perspective historique souligne une extension progressive de la notion de risque à des sphères d'activités humaines ou des domaines toujours
plus diversifiés.
La première est la sphère marchande. Etymologiquement, le mot risque viendrait d'ailleurs de l'italien risco, qui désignait l'écueil qui menaçait un navire de
commerce. Dès le xive siècle, des mécanismes d'assurance couvrent les risques encourus par le commerce au long cours. Des lettres de change jusqu'aux
marchés dérivés (appelés aussi marchés à risques), les instruments financiers n'ont cessé d'être perfectionnés pour couvrir les investisseurs contre les risques
liés aux variations des taux de change, d'inflation... Retraçant cette histoire dans un ouvrage récent, l'économiste Pierre-Noël Giraud rappelle une autre fonction
des marchés financiers : rémunérer ceux qui prennent des risques en réinvestissant leur épargne plutôt qu'en consommant (2).
Il faut attendre la fin du xixe siècle pour que l'existence des risques liés au travail soit reconnue avec, en Allemagne d'abord, puis en France, l'adoption d'une
législation sur les accidents du travail et la mise en place de mécanismes de réparation. Plus tard, l'effort sera porté sur la prévention, avec l'adoption d'un arsenal
de réglementations et la création d'institutions spécialisées (en France, les comités d'hygiène et de sécurité, l'Observatoire des risques professionnels...) (3).
Malgré l'ancienneté des catastrophes naturelles, la prise de conscience de l'existence de risques environnementaux est plus récente. C'est elle qui, dans les
années 70-80, débouche sur la notion de principe de précaution (voir l'article de Dominique Bourg, p. 28). Quoique anciens, les risques alimentaires tendent à leur
tour, suite aux affaires de la listériose ou de la vache folle, à focaliser, avec les risques liés aux manipulations du vivant, l'attention des médias.
Nouveaux dangers ou regards nouveaux ?
Ainsi, de l'avis de plusieurs spécialistes, l'hypersensibilité au risque est aussi la conséquence de cette « mise en risque » d'un nombre croissant de dangers soit
nouveaux, soit auxquels on ne prêtait pas attention. Pourtant, quoi de commun entre la perte d'une cargaison, un accident du travail, l'explosion d'une usine
chimique, la transmission de la variante humaine de l'encéphalopathie spongiforme bovine (ESB) et le déclenchement d'une avalanche ? Certains sont imputables
à la nature, d'autres sont engendrés par la société elle-même. Le nombre de victimes varie considérablement d'un risque à l'autre. Alors que la listériose n'a à ce
jour fait que quelques victimes, les intoxications alimentaires en provoquaient encore des milliers dans les années 50. Dans certains cas, les risques sont
probabilisables (grâce aux outils statistiques dont se sont dotés les Etats, on peut connaître la fréquence des accidents du travail, des accidents de la route, des
décès suite à telle ou telle pathologie) ; dans les autres (catastrophe naturelle), ils le sont plus difficilement. Est-ce une conséquence de cette signification
extensive ? Toujours est-il que l'éventail des sciences humaines et sociales intéressées aux risques n'a cessé de s'élargir.
De toutes les disciplines, la science économique a été la première à intégrer la dimension du risque. En posant l'hypothèse de la rationalité des agents, elle
assimile, dans ses développements récents, les individus à des joueurs qui cherchent à optimiser leurs gains (4). Les décisions prises dans un univers
d'incertitude (comme les placements boursiers) inspirent des tentatives de modélisation toujours plus sophistiquées.
Par la suite, différentes disciplines, comme la psychopathologie, se sont penchées sur le risque dans le monde du travail. A partir des années 70-80, des travaux
renouvellent les approches en terme de prédisposition aux accidents, en s'attachant à comprendre les attitudes de défi ou de déni qu'on observe dans certains
corps de métier. D'autres études ont cherché à évaluer le facteur humain dans le déclenchement d'un accident. Le management n'est pas en reste. En réponse
aux situations de crise et à l'environnement incertain dans lequel l'entreprise est amenée à évoluer se sont développées de nouvelles approches managériales
(riskmanagement). Dans le sillage des travaux de la Britannique Mary Douglas, anthropologues et sociologues se sont attachés à étudier les différences de
perception du risque. Plus récemment, les géographes ont souligné la dimension sociale sinon humaine des risques naturels, en pointant notamment les
conséquences néfastes d'urbanisations incontrôlées. Bien des catastrophes, expliquent-ils, auraient pu être évitées si des populations n'avaient pas été
encouragées à se concentrer dans des zones à risques. Ce que Rousseau avait déjà suggéré au xviiie siècle à la suite de l'incendie de Lisbonne en 1755...
Aujourd'hui plus que jamais, le contexte favorise des approches pluridisciplinaires ou le développement de nouvelles disciplines (préventique, cindynique...). Dans
cette perspective, le risque se révèle plus complexe que ne le suggère sa conception purement probabiliste. Pour avoir une base objective, le risque n'en est pas
moins aussi subjectif. Les représentations que l'on s'en fait varient selon l'âge, les milieux professionnels, les circonstances... Ainsi se comprend mieux un autre
paradoxe : d'un côté, des sociétés hypersensibles au risque, de l'autre, la valorisation de prises de risque plus ou moins inconsidérées.
NOTES
1
Sources : OMS, Inserm.
2
Voir P.-N. Giraud, Le Commerce des promesses, Seuil, 2001.
3
P. Trinquet, Maîtriser les risques du travail, Puf, 1996.
4
En 1953, Maurice Allais publie Le Comportement de l'homme rationnel devant le risque.