l`humain dans la mire d`un artiste à l`affût

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l`humain dans la mire d`un artiste à l`affût
L’HUMAIN DANS LA MIRE D’UN ARTISTE À L’AFFÛT
– UNE CLASSE DE MAÎTRE SIGNÉE BOULIANNE-SÉGUIN
sa sortie de la salle de montage, le
documentaire entrepris il y a trois ans par
Boulianne était servi, avec les honneurs, devant
une salle comble du Musée des beaux-arts, en
compétition pour le prix du public du Festival
international du film sur l’art. Nous étions des
centaines à partager le délice, mélange parfait
de connu et d’inédit. Exercice d’approche d’un
succès.
Un article de Karen Dorion-Coupal.
25 mars 2010
Qu’est-ce qui distingue un peintre d’un
chasseur? Et qu’est-ce qu’un peintre comme
Marc Séguin a dans la mire quand il crée? La
bande-annonce du dernier-né des productions
Pimiento était bien assaisonnée : Séguin
camouflé en forêt d’automne, Séguin en jeanssweat-shirt par les rues de New York, un aigle à
tête blanche inerte en voie d’engoudronnement,
la ville qui défile depuis une automobile… J’ai
pris rendez-vous avec le père de Marc S.
Morris, le braconnier de son récent roman que
j’allais sûrement retrouver dans Bull’s Eye, un
peintre à l’affût, le film que Bruno Boulianne a
présenté au FIFA samedi dernier. Or non. Ce
n’est pas Morris que j’ai trouvé, mais un tout
autre homme. Partageant certes des traits avec
lui, mais poursuivant un autre but. Un homme
grand, un homme bon, de ceux, rares, qui
carburent au désir. Au désir. Entendons-nous
par désir. Il l’explique en ces mots : sans désir,
à quoi rime la vie? Tableau, bouteille de vin,
orignal, il n’y a pas de sot désir. Il n’y a que le
temps qui joue avec ou contre nous.
Flash-back. Quand le film s’est arrêté sur les
mots du début – BULL’S EYE… en lettres bleu
Grèce sur fond noir –, j’étais à la fois
estomaquée et repue. À peine deux jours après
Le film de 77 minutes, tourné entre Montréal,
New York et la forêt boréale sur craquements
de branches, klaxons et accords de Karkwa,
fascine, apaise et transporte comme une
envolée d’outardes. Ce faisant, le portrait
renverse de justesse tant le fond épouse la
forme, tant le propos (que traque Séguin?) est
admirablement servi. Très gros plans sur le
regard et la main d’un homme qui peint comme
il chasse, avec patience et foi, sans hésiter, en
mettant tout en place pour que LA chose
arrive… Travellings sur un homme et une
société qui se croisent. Qui marchent en sens
inverse. Plans d’ensemble sur une Amérique
disloquée dont l’avenir claudique entre Walden
et le goulag. Entre le faire à petite échelle et le
désoeuvrement généralisé. C’est cette justesse
qui m’a estomaquée. L’adéquation réussie par
le cinéaste entre l’architecture mentale de son
protagoniste et sa propre proposition d’artiste.
Film sur l’art, œuvre d’art. Art de dire une fois,
deux fois. De dire une vie, dévolue à l’art. Une
vie cependant plus grande que lui. Pourchassée
par lui. David et Goliath? Je résume : l’art de
Boulianne de dire Séguin, l’art de Séguin de
dire la vie, portrait d’un homme qui nous
dépeint. Là réside à mon avis toute la force de
Bull’s Eye : dans ce point de jonction
brillamment cerné entre l’art et la vie, dans
cette tension brillamment amenée entre la
chasse d’images et l’abandon au temps.
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Exercice de tir sur l’art de Séguin. Tir comme
dans toucher la cible. Le peintre du film a
quarante ans. Chevelure ambrée, œil vif, en
contrôle. Humble et confiant. Discipliné.
Audacieux. Il est en quête de la fraction
d’éternité qui confirmera son sentiment
d’exister. Éternité reçue en bouffée quand
l’œuvre prend vie devant lui, enfin dégagée
comme l’or de sa gangue. Libérée des mains
qui la façonnaient jusque-là à tâtons. Éternité
volée au gibier quand les heures d’attente
finissent par payer et que l’animal se présente,
insouciant, dans la visée. Éternité cultivée dans
chaque sillon du jour parmi les siens, quand il
enfouit des patates à cheveux sous la terre noire
auprès d’une petite rouquine qui imite, ingénue,
les gestes attentifs de son père.
Revenons à l’atelier. Le peintre commente ses
tableaux-chocs avec des mots rares, pour dire
l’essentiel : l’humiliation répétée des parias de
l’histoire, devant son pygargue à tête blanche
englué et endeuillé, symbole américain
d’honneur et de liberté déchu. Le blasphème de
l’idolâtrie papale, devant ce buste de pontife à
la tête de plumes dont la joue gauche est
parsemée de vrais papillons et qui porte au cou
un oiseau mort, engoudronné lui aussi, retenu
par un collier de serres. Quelques clés suffisent,
on comprend le projet : donner à voir le
désordre du monde pour conjurer l’humanité
tendre et crue.
Tendre et crue comme ce qu’il fait de ces
ossements humains carbonisés devenus dans sa
main fusain de mémoire : œuvre de
préservation de ruines d’églises qu’il reproduit
en noir et blanc – en noir, GRIS et blanc – sur
des toiles gigantesques pour arrêter le temps et
rappeler sinon le sacré, du moins ceux qui y ont
cru.
D’un cycle à l’autre – avions en chute libre,
trahisons politiques, portraits fins au fusain
empâtés par endroits de peinture vive, il pleut
des hommes sur des animaux sauvages –, le
peintre décline ses œuvres en se rapprochant du
ravin. Il témoigne : lorsqu’enfin surgit ce qu’il
a sourdement attendu et appelé patiemment par
ses gestes – tracer une ligne de cou, estomper le
fusain, appliquer de la couleur, lisser une
feuille d’or, susciter une ressemblance à une
figure emblématique de l’histoire sociale et
politique, coller des insectes et autres
spécimens insolites, créer une distance tout en
semant la familiarité –, il se trouve soudain
devant un paysage si grand et englobant qu’il
prend conscience d’avoir échappé à sa chute. À
cet instant insolent de vérité, imposant
d’existence, il comprend. Il ressent. Il avançait
sur le promontoire sans bien voir. Il aurait pu
poursuivre sa marche et y rester. L’instant où
une œuvre est achevée est donc aussi fugace
que celui qui sépare la vie de la mort sous la
balle du chasseur?
On peut présumer que la chimie de l’amitié a
opéré. Ou que le terreau où ont étudié les deux
artistes a nourri de façon apparentée leurs
univers. Même âge, même appétit, même
fertilité. La quarantaine est une clé de voûte. Le
rêve y rivalise avec l’expérience, l’avenir avec
l’accompli. Et cela m’amène à l’homme.
Pendant que son art fait parler, séduisant les
uns, scandalisant les autres, lui, le peintre, fait
baver ses potes. Par sa veine au fusil. Il fait des
enfants aussi. Du sirop d’érable. Une cabane.
Un potager.
Sortons au jardin. On pense sans effort à Henry
David Thoreau et à ses années de « vie dans les
bois » pendant lesquelles le philosophe s’est
consacré à résister à la vacuité envahissante
d’un système absurde, à opposer d’autres
pratiques que celles qui allaient finalement
conduire l’Amérique là où Séguin l’a trouvée.
Devant
les
villes
surpeuplées
de
consommateurs
désabusés,
d’ouvriers
désœuvrés, on pense à Thoreau et à l’idéal de
simplicité sacrée semé au milieu du XIXe, il en
est resté quelque chose.
Alors? Ce qui distingue un peintre d’un
chasseur? L’art qui en reste. L’art débusqué au
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terme de lentes approches. L’art déterré comme
un miroir après une longue attente parsemée de
doutes. L’art comme une improbable rencontre
ardemment convoitée dont l’arrêt de mort de la
gestation signera l’éternité. De même, avant
qu’il ne survienne dans la mire du chasseur,
l’objet du désir tout chair, musc et os n’a pas
encore de réalité. Il existe par le décor. Son
ombre plane sur sa prégnante absence. Le
chasseur camouflé retient son souffle, imite la
bête, reproduit ses cris, prend la couleur des
lieux, se fond au temps, imagine où elle
pourrait passer ou s’attarder. Et lorsque
l’hypothèse se confirme et qu’apparaît enfin
devant lui cette chose grandiose, le chasseur a
quelques secondes, parfois moins, pour tirer.
Sitôt réelle, il l’immobilise. Sitôt vivante, il la
tue. Il en arrête le cours. Il le détient. Il
l’intercepte. Il le fait sien. Et en tombant sous la
balle, la proie se donne à lui, offrande
ancestrale, pacte de vie. Sacrifice premier. Pour
donner prise au temps. Et que se poursuive la
vie.
Quand le tableau, telle la bête, s’offre, hurlant
d’existence, fumant d’accompli, le peintre est
là. Devant lui. Seul. Au bord du gouffre où il a
failli tomber. Mû par le désir, il a néanmoins
les pieds ancrés au sol. Il vit parmi les humains.
C’est là son joug, et sa rédemption.
Il y a eu Chagall. Il y a eu Pellan. Perrault.
Miron. Des artistes et des hommes de combats
et d’amour. Du « guts », ça se résume à ça. Le
film se résume à ça. Au cran que ça prend pour
être humain. À preuve la foi. À preuve Séguin.
Merci à Bruno Boulianne d’avoir pris le temps
de nous montrer l’indéfectible détermination
dont est capable un peintre qui tend des
embuscades à ses visions pour recevoir un
monde aussi abject qu’enivrant. Tout dépend de
ce que l’on regarde : la cible ou au-delà.
L’humanité terrée au point aveugle. L’art est
une pratique nécessaire. ❏
3/3