Jean Moulin et « l`Ordrede la Nuit

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Jean Moulin et « l`Ordrede la Nuit
dossier
Jean Moulin et « l’Ordre de la Nuit »
«E
Par Thomas Lavielle
Jean-Jacques Rousseau 2011
En s’engageant dans un
corps-à-corps avec la
nuit de l’Occupation, la
Résistance a rempli la
mémoire collective de
représentations nocturnes
riches et héroïques, tandis
que le jour, en dépit des
faits qui s’y sont déroulés,
reste un temps qui lui est
moins souvent associé.
Plus encore, la Nuit est
devenue, insensiblement, la
figuration même du combat
de la Résistance. Elle n’est
plus simplement le cadre
dans lequel s’inscrit l’action
de la Résistance ou contre
lequel elle lutte, mais elle
incarne progressivement la
Résistance et ses serviteurs
qui deviennent des « frères
dans l’Ordre de la Nuit ».
ntre ici, Jean Moulin, avec ton terrible
cortège. Avec ceux qui sont morts dans
les caves sans avoir parlé, comme toi ; et
même, ce qui est peut-être plus atroce, en
ayant parlé ; avec tous les rayés et tous les
tondus des camps de concentration, avec
le dernier corps trébuchant des affreuses
files de Nuit et Brouillard, enfin tombé
sous les crosses ; […] Entre, avec le
peuple né de l’ombre et disparu avec
elle – nos frères dans l’Ordre de la Nuit ».
Accueillant par ces mots les cendres de
Jean Moulin au Panthéon, le 19 décembre
1964, André Malraux scelle pour l’éternité
le sort de la Résistance avec celui de la
nuit, le destin tragique et héroïque des
soldats de la France Libre et Combattante
avec celui des ténèbres.
Tant l’Armée des Ombres, popularisée
par Joseph Kessel puis magnifiée par
Jean-Pierre Melville dans son adaptation
cinématographique de 1969, que la
République des catacombes, nom que
donnera Daniel Cordier, qui fut le secrétaire
de Jean Moulin, à sa monumentale
biographie du préfet résistant, font
immanquablement référence à la nuit
comme un haut-lieu de la Résistance.
La nuit, cet « envers du jour », longtemps associée à des représentations
dépréciatives, et initialement confondue
avec l’Occupation, contre laquelle on porte
le combat, connaît progressivement une
transfiguration pour devenir l’image même
de la Résistance.
Images nocturnes
La nuit, garantissant anonymat et
discrétion, est d’abord un moment propice
à la réalisation d’un certain nombre
d’actes de résistance, plus ou moins
clandestins. Ainsi, de l’audacieux dépôt
de gerbes au monument érigé en l’honneur
de Clemenceau en bas des ChampsElysées le 11 novembre 1940, à 5h30
du matin, prélude d’une longue journée
de manifestations 1 aux placardages
nocturnes, de l’aventureux départ en
canoë de cinq jeunes garçons depuis FortMahon dans la Somme vers l’Angleterre
dans la nuit du 17 septembre 19412 aux
parachutages des agents du BCRA, en
passant par l’écoute de « Radio Londres »
en soirée : l’histoire de la Résistance paraît
saturée d’images nocturnes.
Évoquant l’année 1943, année de la
première réunion du Conseil national de la
Résistance, au 48 rue du Four à Paris, mais
aussi année terrible pour la Résistance qui
voit notamment l’arrestation du général
Charles Delestraint, chef de l’Armée
secrète et de Jean Moulin, André Malraux
file la métaphore nocturne dans son
discours de 1964 : « C’est le temps où,
dans la campagne, nous interrogeons les
aboiements des chiens au fond de la nuit ;
le temps où les parachutes multicolores,
chargés d’armes et de cigarettes, tombent
du ciel dans la lueur des feux des clairières
ou des causses ; le temps des caves, et
de ces cris désespérés que poussent les
torturés avec des voix d’enfants... La
grande lutte des ténèbres a commencé. »
La Seconde Guerre mondiale de Jean
Moulin est elle-même constellée de nuits,
moments propices à l’accomplissement
d’actes clandestins ou de bravoure. C’est
ainsi, dans la nuit du 17 au 18 juin 1940,
que Jean Moulin effectue son premier
acte de résistance face à l’ennemi, en se
tranchant la gorge pour ne pas avoir à
signer un protocole accusant des tirailleurs
sénégalais d’avoir massacré des civils,
affirmant alors : « Quand la résolution est
prise, il est simple d’exécuter les gestes
nécessaires à l’accomplissement de ce
que l’on croit être son devoir3 ». C’est à
nouveau de nuit, le 2 janvier 1942, qu’il
est parachuté, lors d’une opération dite
1 - La manifestation à l’Étoile du 11 novembre 1940, Alain Monchablon,
Vingtième Siècle. Revue d’histoire 2011/2012 (n° 110)
2 - Dictionnaire amoureux de la Résistance, Gilles Perrault, Plon Fayard,
2014, p.103
3 - Premier combat, Jean Moulin, Les éditions de minuit, 1947, p.108
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dossier
Voyages au bout de la nuit
« Blind » (sans comité de réception) dans
les Alpilles4, alors que la « Résistance
n’était encore qu’un désordre de
courage5 ». Enfin, il vivra évidemment plus
d’une quinzaine de nuits de martyre, du 21
juin 1943, lendemain de son anniversaire
et jour de son arrestation à Caluire, au 8
juillet 1943, jour présumé de sa mort en
gare de Metz, dans des conditions qui
demeurent confuses encore aujourd’hui :
« Comme les grands capitaines, il a choisi
de disparaître en acceptant le sort des
plus humbles »6.
Dans Alias Caracalla, le récit qu’offre
Daniel Cordier de ses mois passés
auprès de Jean Moulin en tant que
secrétaire, plusieurs scènes nocturnes
sont particulièrement marquantes, de la
première Marseillaise chantée en terre
anglaise, à l’Olympia Hall le 2 juillet
1940 avec plusieurs centaines d’autres
volontaires, « comme on jette une amarre
en arrivant au port »7, au premier dîner
avec Jean Moulin au restaurant Le Garet
à Lyon le 30 juillet 19428, en passant
par son propre parachutage quelques
semaines auparavant.
Nuit dangereuse
La nuit toujours, reste omniprésente dans
les représentations de la Résistance. Ainsi,
même si l’essentiel de l’action de L’Armée
des Ombres de Jean-Pierre Melville se
déroule dans une ambiance entre chien
et loup, où la faible luminosité associée
aux couleurs grises rend difficilement
discernable le jour de la nuit, les scènes
marquantes du parachutage de Gerbier,
du ballet aérien au-dessus de la propriété
du baron de Ferté-Talloire, du départ
en sous-marin de Luc Jardie, ou encore
de la tentative de libération de Félix de
l’hôpital de Lyon, se déroulent de nuit.
Ces scènes emblématiques de l’action
de la Résistance se drapent alors du noir
manteau de la clandestinité.
La nuit enfin, moment de l’action
clandestine mais aussi temps du risque
de l’arrestation, introduit le péril de l’aveu,
le danger du fléchissement de la volonté
face à la torture, traduit par la résistante
allemande Marianne Cohn dans son
poème de 1943 : « Je trahirai demain, pas
aujourd’hui, / Demain. / Il me faut la nuit
pour me résoudre, / Il ne faut pas moins
d’une nuit / Pour renier, pour abjurer,
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pour trahir. / Pour renier mes amis, / Pour
abjurer le pain et le vin, / Pour trahir la
vie, / Pour mourir. / Je trahirai demain, pas
aujourd’hui. / La lime est sous le carreau,
/ La lime n’est pas pour le barreau, / La
lime n’est pas pour le bourreau, / La lime
est pour mon poignet. / Aujourd’hui je n’ai
rien à dire, / Je trahirai demain9. »
Au commencement, nous rappelle Michel
Pastoureau, « l’apparition de la lumière
était une condition obligée pour que la
vie apparaisse sur la terre : Fiat lux ! »10.
C’est précisément pour cette raison que
la nuit est assez largement restée, au fil
des siècles, peuplée de représentations
sinistres et de dangers multiples11, contre
laquelle il convenait que les autorités
prissent des mesures pour garantir la
sûreté des personnes et le repos des
honnêtes gens.
Logique dans ces conditions que la
Résistance s’inscrive dans ce théâtre
d’ombres et que ses scènes les plus
marquantes renvoient immanquablement
à la nuit. Nuit dangereuse et lourde de
menaces, qu’elle soit des longs couteaux,
de cristal, ou celle qui est tombée sur
les consciences et les cœurs de l’Europe
entière avec le déferlement de la
Wehrmacht et de la SS. Héroïque combat
alors que celui de la Résistance, seule face
à la nuit de l’Occupation !
Il serait toutefois bien entendu réducteur
de résumer l’essentiel de l’action
résistante à des hauts faits nocturnes.
Au contraire, bien souvent, le travail
quotidien des contacts et des transmissions
d’instructions a besoin de la lumière du jour
et de l’anonymat de la foule, pour mieux
dissimuler ses actions. À cet égard, la
description par Cordier du ballet incessant
du courrier dans Alias Caracalla, à travers
notamment les fameuses traboules
lyonnaises, démontre l’importance du
jour dans les activités résistantes.
De la même façon, deux scènes
marquantes, probablement parmi les
plus pénibles de l’Armée des ombres, se
déroulent en plein jour. L’élimination du
traître Paul Dounat, qui se déroule « vers
le milieu de l’après-midi »12 et l’assassinat
de « Madame Mathilde » par l’ancien
légionnaire « le Bison » en conclusion du
film ont ainsi lieu en journée, et jettent une
lumière crue sur la réalité de la Résistance,
qui consiste également à éliminer certains
des siens pour préserver son organisation
et son combat.
À la nuit, l’héroïsme du saut en parachute
et de la progression à pas de loup pendant
le couvre-feu et au jour, la sale besogne
de l’élimination de ceux qui ont trahi ou
qui risquent de le faire ? Il y a, par cette
irruption d’une action diurne et à visage
découvert dans des imaginaires marqués
par la nuit comme une « déshéroïsation »
de ces résistants, hommes et femmes
mutiques, qui tuent davantage de Français
que d’Allemands à l’image et « sont moins
souvent filmés dans l’action que dans
les moments de délibération qui les
précèdent13 »: « Jamais le garçon qui,
chaque semaine, transporte une vieille
valise pleine de nos journaux clandestins,
l’opérateur qui pianote nos messages de
radio, la jeune fille qui tape mes rapports,
le curé qui soigne nos blessés, et surtout
Félix, et surtout le Bison, jamais ces gens
ne croiront qu’ils sont des héros, et je ne
le crois pas davantage14 », conclut Gerbier
dans son journal.
Outrenuit
On le voit, la Résistance, en s’engageant
dans un corps-à-corps avec la nuit de
l’Occupation a rempli la mémoire collective
de représentations nocturnes riches et
héroïques, tandis que le jour, en dépit des
faits qui s’y sont déroulés, reste un temps
qui lui est moins souvent associé.
Nous sommes toutefois persuadés que la
Nuit, avec une majuscule dans le texte de
Malraux, transfigurée par la Résistance,
est bien plus que ça, au point d’être
devenue, insensiblement, la figuration
même du combat de la Résistance. La
nuit n’est plus simplement le cadre dans
lequel s’inscrit l’action de la Résistance
ou contre lequel elle lutte, mais incarne
progressivement la Résistance et ses
serviteurs qui deviennent des « frères
dans l’ordre de la Nuit ». Jean Moulin
n’est plus un combattant seul face à la
nuit, il sublime cette dernière pour devenir
le « pauvre roi supplicié des ombres »
qui « regarde [s]on peuple d’ombres se
lever dans la nuit de juin constellée de
tortures ».
Dans une exposition datant de 1946,
la galerie Maeght proclamait, dans une
provocation pour l’époque, « Le Noir est
une couleur ». Quelques décennies plus
dossier
tard, nous rappelle Michel Pastoureau,
Pierre Soulages, « le peintre travaillant au
plus proche de la "couleur" de la nuit »15,
« passe à "l’outrenoir", terme qu’il a luimême forgé pour qualifier un "au-delà
du noir". La plupart de ses toiles sont
désormais entièrement recouvertes d’un
même et unique noir d’ivoire, travaillé à la
brosse et au spalter afin de lui donner une
texture qui, selon les éclairages, produit
une grande variété d’effets lumineux et
de nuances colorées. Il ne s’agit pas
du tout de monochromie mais d’une
pratique mono-pigmentaire extrêmement
subtile, produisant par reflets une infinité
d’images lumineuses s’interposant entre
le spectateur et la toile. »16
Et si, à l’image du noir, la nuit avait
connu sa rédemption symbolique avec
la Résistance, se libérant des ténèbres,
gagnant ses lettres de noblesse, cessant
d’être ce simple « envers du jour » maudit
à travers les âges ?
Et si, en exorcisant la nuit, la Résistance
avait ouvert un champ infini, plein de
promesses, celui d’une « outrenuit » ,
pour reprendre la belle expression de
chercheurs du collectif Renoir, d’où jaillirait
une lumière chatoyante et glorieuse « à
partir et au-delà de la nuit » ?
Et si la nuit n’était plus tout à fait ce
moment hanté, mais un espace où sont
gravés pour l’éternité toutes ces figures
de la Résistance exaltés par Malraux en
1964 : « Aujourd’hui, jeunesse, puissestu penser à cet homme comme tu aurais
approché tes mains de sa pauvre face
informe du dernier jour, de ses lèvres qui
n’avaient pas parlé ; ce jour-là, elle était
le visage de la France... »
■
4 - L’autre Jean Moulin, Thomas Rabino, Perrin, 2013, p.190
5 - Discours en hommage à Jean Moulin, André Malraux, prononcé le 19
décembre 1964
6 - Jean Moulin, La République des catacombes, Daniel Cordier, Gallimard,
1999, p.474
7 - Alias Caracalla, Daniel Cordier, Témoins Gallimard, 2009, p. 97
8 - Ibid, p.333
9 - Je trahirai demain, Marianne Cohn, 1943
10 - Le Noir, Michel Pastoureau, Point histoire, 2014, p.23
11 - Histoire de la nuit - XVIIe-XVIIIe siècles, Alain Cabantous, Fayard, 2009
12 - L’Armée des ombres, Joseph Kessel, Librairie Arthème Fayard, 1945, p.43
13 - L’Historien et le film, Christian Delage, Vincent Guigueno, Folio histoire,
2004, p.91
14 - L’Armée des ombres, Joseph Kessel, Librairie Arthème Fayard, 1945
15 - « Sauver la Nuit » – Empreinte lumineuse, urbanisme et gouvernance des
territoires, Samuel Challéat, Thèse de doctorat de géographie, sous la direction
de A. Lareceneux, Université de Bourgogne, Dijon, 2010, p.54
16 - Le Noir, Michel Pastoureau, Point histoire, 2014, p. 210
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