LA CONNAISSANCE DU VIVANT

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LA CONNAISSANCE DU VIVANT
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LA CONNAISSANCE
DU VIVANT
L’essentiel pour comprendre
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LA
BIOLOGIE, SCIENCE DU VIVANT
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A. La biologie, une science récente
Le mot biologie apparaît seulement au début du XIXe siècle, dans
l’œuvre de Lamarck ; et c’est en 1865 que le physiologiste français
Claude Bernard, entreprenant d’expliquer les fonctions des organismes
par des conditions physico-chimiques, fait de la connaissance du vivant
une science expérimentale. Pourquoi cette discipline a-t-elle obtenu si
tardivement le statut de science ? C’est que dans les siècles passés, les
données biologiques, peut-être parce qu’elles sont précisément trop
proches de nous, étaient inconsciemment utilisées comme principe d’explication, beaucoup plus qu’elles n’étaient prises pour objet d’étude.
C’est ainsi que la chimie de Paracelse (1493-1541) est une biologie
déguisée. Pour cet alchimiste, la rouille et le vert-de-gris ne sont rien
d’autre que les « excréments des métaux », lesquels « mangent et boivent plus que de raison dans le sein de la terre ». Paracelse, comme on le
voit, projette sur des phénomènes chimiques son expérience humaine de
la digestion. La science moderne renverse ce schéma d’explication. Pour
nous, la digestion n’est que l’hydrolyse des substances alimentaires par
les enzymes : notre biologie s’efforce d’être une chimie. Il y a là une difficile rupture avec « l’attitude naturelle » qui explique que, même si la
curiosité biologique est ancienne, la science du vivant n’est devenue
rationnelle et positive que depuis un peu moins d’un siècle et demi.
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B. Le mécanisme cartésien
Certes, au XVIIe siècle déjà, Descartes avait posé le principe d’une
biologie mécaniste : « Je ne reconnais aucune différence, écrit-il dans
Les Principes de la philosophie (1644), entre les machines que font les
artisans et les divers corps que la nature seule compose, sinon que […]
les tuyaux ou ressorts qui causent les effets des corps naturels sont
ordinairement trop petits pour être aperçus de nos sens » (voir le texte
p. 131). Les organismes vivants ne sont pour Descartes que des automates. Descartes, il est vrai, s’est constamment trompé dans le détail
de ses explications (par exemple, pour lui, c’est la dilatation du sang
par échauffement, et non la contraction des parois du cœur, qui rend
compte de la circulation sanguine) et certaines de ses analyses relèvent, selon le mot de Georges Gusdorf (né en 1912), « de la sciencefiction plutôt que de la connaissance rigoureuse ». Pourtant, le modèle
cartésien annonce – sous une forme simpliste et un peu caricaturale –
les progrès de la science future. Chaque étape de la science biologique
est en effet marquée par la découverte de déterminismes physico-chimiques, donc par une victoire du « mécanisme » et un recul du « vitalisme » (explication des fonctions organiques par un mystérieux principe qui serait propre au vivant).
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SINGULARITÉ
DU VIVANT
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A. Un œil n’est pas une machine
● Cependant, les êtres vivants présentent des caractères spécifiques et
constituent, comme le reconnaît le biochimiste français Jacques
Monod (1910-1976), « d’étranges objets » au sein de la nature.
● Considérons l’œil d’un vertébré. On peut certes le comparer à une
machine, en l’espèce à un appareil photographique (lentilles, diaphragmes, pigments photosensibles). On peut expliquer le fonctionnement de l’œil par des mécanismes optiques (formation de l’image,
fonctionnement du cristallin comme lentille) et par des mécanismes
neurologiques (projection de l’image sur la zone visuelle de l’écorce
cérébrale). Il reste qu’il y a une différence essentielle entre l’œil, cet
organe vivant, et une machine. Un appareil photographique a été fabriqué par un agent externe (le constructeur) ; il est fait de parties juxtaposées de l’extérieur. L’organe vivant n’est pas une juxtaposition
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Chapitre 22 La connaissance du vivant
d’éléments, mais une structure autonome dont les constituants sont
subordonnés à un fonctionnement global. L’organe vivant appartient
lui-même à un organisme qui apparaît comme un individu, c’est-à-dire
comme un ensemble unifié et relativement autonome.
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B. Téléonomie et invariance reproductive
● Ce qui fait l’unité d’un organe, ou d’un organisme, c’est un projet,
ou un ensemble de projets. Alors que les machines témoignent d’un
projet extérieur (celui du mécanicien qui les a fabriquées), les projets
d’un organisme sont immanents à sa structure. On appelle traditionnellement finalité ou téléonomie cette « propriété fondamentale qui
caractérise tous les êtres vivants sans exception, celle d’être des objets
doués d’un projet qu’à la fois ils représentent dans leurs structures et
accomplissent par leurs performances », écrit Monod dans Le Hasard
et la Nécessité (1970).
● Enfin, les êtres vivants ont le pouvoir de se reproduire. La repro-
duction est rendue possible par la fusion de cellules spéciales, les
« gamètes » (fusion du gamète mâle et du gamète femelle). Ce qui
frappe dans le phénomène de reproduction, c’est ce que Monod
appelle l’invariance, c’est-à-dire la reproduction d’une génération à
l’autre d’une structure très complexe, la transmission fidèle de cette
information.
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LES
PRINCIPES DE L’EXPLICATION BIOLOGIQUE
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A. Les équilibres homéostatiques
● La biologie contemporaine s’efforce d’expliquer ces énigmes et de
traduire dans la langue du mécanisme une finalité apparente.
● Par exemple, les régulations biologiques s’expliquent par ce que les
cybernéticiens appellent le mécanisme du « feed-back » ou rétroaction. On peut donner, à titre d’image, un modèle cybernétique très
simple de la régulation de la température chez les « homéothermes »
(oiseaux ou mammifères à température constante), avec une banale
chaudière de chauffage central. En apparence, celle-ci règle elle-même
la température. Que se passe-t-il en fait ? Lorsque la température
ambiante augmente, cet échauffement dilate une petite tige qui ferme
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le tirage de la chaudière ; la température ambiante diminue donc ; de
ce fait la petite tige se contracte, le tirage est plus ouvert, la chaudière
brûle davantage de combustible et la température ambiante s’élève de
nouveau.
● L’effet, simple résultat mécanique, réagit sur sa propre cause (principe de la rétroaction). Chez les animaux homéothermes, le refroidissement du milieu extérieur tend à provoquer un abaissement de leur
température centrale, qui déclenche une décharge d’adrénaline. La
sécrétion d’adrénaline accélère les oxydations (en particulier au
niveau du foie), et la température de l’organisme remonte. Lorsqu’au
contraire, le milieu ambiant tend à échauffer exagérément l’organisme, d’autres centres régulateurs entrent en jeu qui rétablissent la
température normale.
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B. Invariance et évolution
● L’énigme de l’invariance (la reproduction d’individus identiques
d’une génération à l’autre) a été élucidée entre 1950 et 1960 par les
progrès foudroyants de la biologie moléculaire. Ce sont les acides
nucléiques, constituants fondamentaux de la cellule vivante, qui transmettent l’« information » génétique à ces exécutants que sont les protéines. Toute la diversité des structures des multiples espèces vivantes
est ainsi expliquée par toutes les combinaisons possibles de ces acides
dont les éléments sont toujours les mêmes. Le « code génétique » de
chaque espèce, inscrit dans les nucléotides, est fidèlement transmis
aux protéines et garantit l’invariance de l’espèce.
● Mais comment rendre compte de l’évolution qui, des bactéries à
l’homme, a fait surgir des organismes de plus en plus complexes ? On
invoque ici les mutations génétiques, en quelque sorte des coquilles
d’imprimerie dans la transmission du code, survenues par hasard, mais
automatiquement conservées dans l’héritage lorsqu’elles assuraient un
avantage à l’être vivant. Ainsi des milliards et des milliards de mutations favorables auraient progressivement transformé les espèces.
C’est admettre évidemment que des milliards de coquilles d’imprimerie aient le pouvoir, à partir d’un texte initial élémentaire, mais indéfiniment réédité, de produire à terme un chef-d’œuvre ! Comment l’évolution peut-elle être créatrice ? C’est sur ce point, évidemment que la
biologie mécaniste cesse d’être parfaitement convaincante.
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