Les nouveaux défenseurs de la forêt khmère - CNCD

Transcription

Les nouveaux défenseurs de la forêt khmère - CNCD
Cambodge
Un reportage (texte et photos) de Samuel Grumiau
Les nouveaux défenseurs
de la forêt khmère
Kim Chheng, du réseau Prey Lang
Community, dénonce la disparition
de la forêt de Prey Lang qui abrite
20 espèces végétales et 27 espèces
animales en voie de disparition.
L
Une nouvelle génération de militants s’est levée pour
dénoncer la destruction de la forêt au Cambodge.
a déforestation est une histoire ancienne au Cambodge.
En 2005 déjà, la FAO (Organisation des Nations unies
pour l’agriculture et l’alimentation) révélait que le
taux de déforestation du pays khmer était le troisième
plus élevé au monde, après le Nigeria et le Vietnam.
Depuis 1970, la couverture de forêt vierge est passée
de 70 à 3,1 % du territoire. La pression internationale a poussé le
gouvernement cambodgien à décréter un moratoire sur l’abattage
des arbres en 2002. Ce moratoire a ralenti la déforestation mais,
comme souvent au Cambodge, une série de passe-droits ont été
accordés à des proches du pouvoir pour permettre à des entreprises
de continuer à abattre les arbres les plus précieux.
A ce jour, des concessions s’étendant sur 2,6 millions d’hectares
ont été octroyées par le gouvernement à des entreprises privées,
soit l’équivalent de 73 % des terres arables du pays. Les nouvelles
concessions accordées l’année dernière se situent pour les trois
quarts en zones d’intérêt écologique, comme des parcs nationaux,
des réserves naturelles ou des forêts protégées. « De nombreuses
entreprises ont reçu des concessions qui étaient théoriquement destinées à de l’agro-industrie, souligne Nicolas Agostini, conseiller
technique de l’ADHOC (1). Les entreprises avaient le droit de les
éclaircir afin de permettre le développement de leurs plantations à
condition qu’il ne s’agisse pas de forêt primaire. Mais en l’absence
de tout contrôle, ces entreprises pratiquent l’abattage systématique
pour exporter le bois. Dans certains cas, aucune activité agricole
n’a même été mise en œuvre. Le but des concessionnaires n’était
donc pas de se lancer dans l’agro-industrie mais d’exploiter les
forêts. »
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[imagine 98] juillet & août 2013
Plantations industrielles
Parfois même, des entreprises défrichent des terrains au bulldozer
avant d’avoir obtenu une concession, simplement parce qu’une personne haut placée leur a dit qu’elles recevraient ces parcelles. Les
entreprises communiquent ensuite au gouvernement leur volonté
d’obtenir une concession sur ce terrain nu. Et elles l’obtiennent,
alors qu’elles devraient être poursuivies pour abattage illégal.
L’une des régions les plus touchées par les abattages illégaux est
Prey Lang, la dernière forêt à feuilles persistantes de basse altitude
d’Indochine, qui recouvrait 70 % de la région dans le passé. Répartie sur quatre provinces, la forêt de Prey Lang abrite 20 espèces
végétales et 27 espèces animales en voie de disparition. Elle assure
également la survie de 200 000 villageois. Déjà amputée de 40 %
de sa surface depuis l’an 2000, Prey Lang est aujourd’hui menacée
par des dizaines de plantations agro-industrielles, principalement
de caoutchouc, ainsi que par des concessions minières.
Kim Chheng, représentant du réseau Prey Lang Community (PLCN),
qui se consacre à la protection de la forêt, décrit les conséquences
de la déforestation sur la vie des habitants de Prey Lang : « La
société vietnamienne CRCK (2) a obtenu, en 2010, une concession
de 6 000 hectares dans la forêt proche de notre village qui assurait,
depuis des temps ancestraux, notre survie essentiellement par la
collecte de résine, la chasse et l’agriculture de subsistance. CRCK a
rasé les arbres pour développer une plantation de caoutchouc dont
elle interdit l’accès aux villageois. Les gommiers les plus proches
du village sont maintenant à une distance de 18 kilomètres, contre
1 kilomètre avant. La perte de ces arbres dont nous tirons la résine
Le village de Cham Svay, après le recul de la forêt.
Villageois récoltant la
résine de gommier.
Sao Korn raconte l’histoire des habitants de Cham
Svay qui ont perdu les arbres qui les faisaient vivre.
a bouleversé la vie du village. Pour subsister,
toutes les familles envoient maintenant des
enfants travailler dans les grandes villes, alors
qu’aucune ne le faisait auparavant. »
Intermédiaires dans les villages
Quelques kilomètres plus loin, l’entreprise
Seng Saravuth utilise une autre technique
pour s’emparer des arbres les plus précieux
dans les zones où elle n’a pas de concession :
elle envoie des intermédiaires dans les communautés locales, afin de convaincre les populations d’abandonner leur mode de vie traditionnel et de devenir agriculteurs. « Depuis
quatre ans, nous voyons régulièrement passer
des intermédiaires dans les villages, explique
Sao Korn, membre de PLCN dans le village de
Cham Svay. Ils proposent de dédommager de
5 à 8 dollars, selon leur taille, l’abattage des
gommiers. Les villageois sont pauvres, ils ne
pensent qu’à court terme, beaucoup acceptent
puisque l’argent est versé immédiatement. Ils
brûlent ensuite les arbres restants et tentent
de développer une activité agricole. Beaucoup
sont déçus, car ils ne gagnent rien entre les récoltes, alors que la
collecte de résine leur assurait un revenu toute l’année. »
Les labels du bois
La plus grande partie des arbres abattus illégalement au Cambodge
est exportée en Chine, très grosse consommatrice, qui a importé à
elle seule 30 % de tout le bois vendu à travers le monde en 2011. Le
reste est exporté vers le Vietnam et, dans une moindre mesure, la
Thaïlande. Au Vietnam, le bois cambodgien est souvent transformé
en meubles réexportés ensuite dans le monde entier, et donc probablement aussi chez nous où beaucoup de jardineries proposent des
meubles et des matériaux en bois exotiques.
Des labels permettent cependant aux consommateurs de ne pas
acheter des produits illégaux qui détruisent les forêts, même si certains témoins dénoncent au Cambodge des cas de corruption dans
leur attribution. Le label FSC (Forest Stewardship Council) garantit que les bois, dont les bois tropicaux, sont issus d’une gestion
durable des forêts. Et le label PEFC (Programme de reconnaissance
des certifications forestières), mis au point par 12 pays européens
dont la Belgique, est également très répandu. C’est le plus important système de certification forestière au monde, représentant plus
de 224 millions d’hectares de forêts certifiées, essentiellement dans
des pays du Nord, parmi lesquels des grands pays forestiers comme
le Canada. Q
(1) Association pour les droits de l’Homme et le développement au Cambodge (www.adhoc-cambodia.org/)
(2) CRCK fait partie de VRG (Vietnam Rubber Group), l’une des deux entreprises vietnamiennes accusées en mai par
l’organisation Global Witness d’organiser des déplacements forcés de populations afin d’allouer leurs terres aux planteurs
d’hévéas. L’autre société est HAGL (Hoang Anh Gia Lai). L’ONG affirme que la Deutsche Bank détient des millions de dollars
dans les deux sociétés, tandis que la Société financière internationale, branche de la Banque mondiale chargée du secteur
privé, a investi dans HAGL via des intermédiaires.
Chhim Ern, habitant du village de
Sampor Thom, en lisière de la forêt
de Prey Lang.
« L’entreprise vietnamienne CRCK
s’est emparée d’une surface de
deux hectares située en lisière
de forêt sur laquelle je plantais
quelques légumes qui assuraient
ma subsistance. Je n’ai plus qu’un
hectare à l’heure actuelle. Mon
revenu a baissé de 300 à 100 dollars
par récolte, ce qui ne suffit plus pour
faire vivre ma famille de six enfants.
Début 2012, j’ai donc envoyé ma
fille de 16 ans à Phnom Penh, pour
gagner sa vie comme travailleuse
domestique. J’ai peur qu’elle soit
exploitée : elle ne m’a téléphoné
qu’une fois depuis son départ, et elle
était en pleurs, elle voulait revenir. Si
je n’avais pas perdu mes terres, je ne
l’aurais jamais laissée partir là-bas. »
Pourquoi Chut Wutty est-il mort
et qui le remplacera ?
L
e 26 avril de l’année dernière, Chut Wutty, militant écologiste connu et
directeur d’une ONG locale luttant contre la déforestation, est abattu dans la
province de Koh Kong par un membre de la police militaire. Il accompagnait
deux journalistes qui enquêtaient sur l’exploitation forestière illégale. Le
11 septembre suivant, Hang Serei Odom, un journaliste cambodgien qui dénonçait
l’implication de personnes haut placées dans les abattages illégaux d’arbres, est
assassiné à son tour au volant de sa voiture.
Défendre l’environnement dans un pays comme le Cambodge, gouverné d’une
main de fer par le premier ministre Hun Sen et son Parti du peuple cambodgien,
s’avère une activité risquée, comme toute critique des autorités d’ailleurs. Selon
Human Rights Watch, plus de 300 personnes, syndicalistes, journalistes ou
politiciens de l’opposition, ont été assassinées pour raisons politiques par des
membres des forces de sécurité cambodgiennes depuis 1991, sans qu’aucune
enquête crédible ne soit menée ni aucun jugement prononcé. Sous une façade
de démocratie (des élections parlementaires ont lieu en ce mois de juillet),
le Cambodge reste un pays dangereux pour qui veut défendre ses droits
fondamentaux.
Ces intimidations n’empêchent pas l’émergence d’un important mouvement de
défense de l’environnement. Si l’ONG de Chut Wutty, le Groupe de protection des
ressources naturelles, est en veilleuse depuis son assassinat, d’autres militants
issus des communautés victimes d’exploitations illégales de forêts se sont levés
pour défendre leurs droits. C’est dans la forêt de Prey Lang que l’on trouve le
mouvement le plus organisé : le Prey Lang Community Network (PLCN), soutenu
par plusieurs organisations locales de défense des droits humains ainsi que par des
organisations internationales (1). PLCN compte plusieurs centaines de membres
parmi les populations qui vivent dans de la dernière grande forêt du Cambodge et
ses alentours.
« Lorsqu’un membre de notre réseau signale une destruction de forêt en cours,
QRVPLOLWDQWVVHWpOpSKRQHQWSRXUSODQL¿HUXQHDFWLRQ explique Kim Chheng,
représentant local du PLCN. Nous pouvons par exemple nous rendre sur place
SRXUSURWHVWHUFRQWUHO¶DEDWWDJHLOOpJDO1RXVQRXV¿[RQVXQSRLQWGHUHQGH]YRXV
vers lequel nous convergeons, à pied ou à moto. La marche peut prendre jusqu’à
10 jours, mais peu importe car nous voulons protéger la forêt pour les prochaines
générations. Nous savons aussi que sa destruction engendre des bouleversements
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Les membres du PLCN surveillent les activités des entreprises actives dans une
forêt qu’ils connaissent mieux que personne, tout en étant conscients que la portée
de leurs actions est limitée. « Nous pouvons interrompre momentanément un
DEDWWDJHSDUQRWUHSUpVHQFHPDLVLOUHSUHQGORUVTXHQRXVSDUWRQVª, reconnaît
Kim Chheng. Les informations récoltées par les membres du réseau sont postées
sur son site Internet (2) et diffusées vers les médias. Des manifestations sont
organisées à Phnom Penh, la capitale cambodgienne, pour dénoncer l’exploitation
forestière illégale de Prey Lang. La succession de Chut Wutty est dignement
assurée. Q
(1) Notamment East-West Management Institute, qui a développé l’un des sites d’information les plus complets sur la déforestation au
Cambodge : www.opendevelopmentcambodia.net
(2) preylang.com
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