Le travail est-il une valeur

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Le travail est-il une valeur
UNIVERSITE DE NICE SOPHIA-ANTIPOLIS
Faculté de droit, des sciences politiques, économiques et de gestion
Année universitaire 2008-2009 - Premier semestre
Licence droit et science politique
2e année
GRANDS ENJEUX
POLITIQUES CONTEMPORAINS
Cours du Professeur Laurent BOUVET
NB : ce document est à l’usage exclusif des étudiants du cours de L2 « grands
enjeux politiques contemporains ». Son contenu fait partie des révisions pour
l’examen final. Il permet également de réviser certains aspects du cours
abordés dans d’autres séances.
oOo
Cours n° 6
Le travail est-il une valeur ?
Le travail est une activité qui structure vies et sociétés contemporaines. Dans
sa forme moderne, il est à la fois le principal moyen d’acquisition des revenus
permettant aux individus de vivre, un rapport social fondamental et le moyen
d’atteindre l’objectif d’abondance que se fixe une société ; il est à la fois le
moyen et la réponse au questionnement sur le bien-être matériel de la
modernité. Le travail ne joue en fait un tel rôle que depuis deux siècles, à la
suite de son « invention » économique qui l’a constitué historiquement
comme valeur, au prix d’une dualité toujours irrésolue aujourd’hui entre
aliénation et émancipation, souffrance et réalisation de soi. Pourtant la
remise en cause, depuis une trentaine d’années, de ce qui était apparu peu
à peu comme le mode de fonctionnement normal d’une véritable « société
du travail » : le plein emploi à plein temps pour tous, a conduit à une réflexion
approfondie sur la « valeur » travail elle-même et sur son caractère central
dans notre vie sociale et individuelle – une réflexion qui va bien au-delà de
l’interrogation économique sur le chômage et les moyens de le résoudre.
1. Le travail sans valeur
Les sociétés humaines n’ont pas toujours été structurées par le travail. Ainsi,
dans la Grèce antique, le travail était-il défini comme un ensemble de tâches
dégradantes, sans valeur. Les activités humaines sont ordonnées selon la
proximité dont elles témoignent avec l’ordre naturel : plus elles ressemblent à
l’immuabilité et à l’éternité, plus elles sont valorisées. L’activité contemplative,
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philosophique ou scientifique, exercé par la raison est celle qui rapproche le
plus l’homme de l’ordre cosmogonique ou naturel en ce qu’elle le soustrait
de l’action du temps, c’est donc elle qui est la plus haute dans la hiérarchie.
L’activité politique est également valorisée, notamment chez Aristote, car elle
permet à l’homme d’exercer pratiquement son humanité, la raison et la
parole, dans la Cité. Le lien politique unit des hommes égaux à travers ce qui
ressemble à de l’amitié (philia) alors que le lien matériel ne crée que des
relations de service et de dépendance. Les activités philosophique et
politique sont valorisées parce qu’elles relèvent de la liberté, de ce qui est
propre à l’homme, alors que le travail relève de la nécessité, il ramène
l’homme à sa condition animale, à la satisfaction de besoins dont ne dépend
pas le bonheur aux yeux des Grecs. Ainsi le travail ne peut-il en aucun cas
être le fondement du lien social, et les activités qu’il recouvre, notamment
productives, sont-elles méprisées – et leurs titulaires exclus de la citoyenneté
(cf. texte 1). On distingue les activités pénibles (ponos) confiées aux esclaves,
les activités « d’imitation » liées à la production d’objets pour la satisfaction
des besoins (ergon) confiées aux artisans et les activités agricoles, fortement
liées à la religion, qui constituent une catégorie à part. Il n’y a donc aucune
distinction possible entre « œuvre » et « travail » (cf. H. Arendt, La condition de
l’homme moderne, 1961, chapitre III). Dans les Travaux et les jours d’Hésiode,
on peut ainsi voir que les activités sont hiérarchisées selon le degré de
dépendance qu’elles impliquent. Ce modèle d’opposition entre ceux qui
travaillent et sont méprisés, et ceux qui vivent du travail des autres et
occupent le haut de la hiérarchie sociale que reprennent les Romains
(distinction labor/otium, travail/loisir) puis le Moyen Age chrétien (le travail est
une malédiction et une punition de l’homme marqué par le péché originel,
mais une punition qu’il doit accepter sous peine d’être à nouveau châtié, la
paresse étant érigée en péché capital), s’il peut être lu sous le prisme
moderne ne détermine pourtant pas l’ordre social, dans le sens où le travail
n’est pas au centre des représentations que la société se fait d’elle-même.
L’évolution médiévale (travail des moines, séparation des activités créatrices
valorisées comme « œuvre » et des activités marchandes « impures »,
émergence de bourgeoisies puissantes appuyées sur le travail) conduit à
l’élaboration de l’idée d’utilité commune que codifie Saint-Thomas
d’Aquin au XIIIe siècle : « La valeur de la chose ne résulte pas du besoin de
l’acheteur ou du vendeur, mais de l’utilité et du besoin de toute la
communauté (…) Le prix des choses est estimé non pas d’après le sentiment
ou l’utilité des individus, mais de manière commune» (Somme théologique,
question 77), ce qui conduit notamment à valoriser, pour la première fois
dans l’histoire humaine, le travail et, de là, à libérer les capacités d’invention
et de création artistique, favorisant la Renaissance. Au XVIe siècle, le terme
travail (tripalium) se substitue à ceux de « labeur » et « d’ouvrage » pour
désigner l’activité humaine de production de biens, même s’il continue de
renvoyer à la fois à la souffrance et au moyen de lutter contre la paresse et
l’oisiveté génératrices de vices (Calvin valorise dans ce sens le travail manuel,
tout comme les Jansénistes au XVIIe siècle pour leur pénitence).
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2. « L’invention » du travail
Mais ce n’est qu’avec la naissance de la pensée économique à la fin du
XVIIe et surtout au XVIIIe siècle que le travail, en tant qu’activité productive
unifiée de l’homme désormais considéré comme individu, est pensé comme
tel et qu’il acquiert une valeur sociale propre. Il devient dès lors un moyen
d’accroissement des richesses (un facteur de production) et d’émancipation.
Pour John Locke, le rapport de l’homme à la nature se définit désormais
comme travail, c’est le travail qui crée la propriété. L’homme n’est plus
naturellement un animal politique, il est d’abord un animal travailleur et
propriétaire. La valeur des choses vient du travail humain et non de la bonté
de la nature (Traité du gouvernement civil, 1690, cf. texte 2). La liberté
humaine s’exprime maintenant dans le travail. Ce mouvement de valorisation
conduit également à en faire l’objet d’un échange marchand : on échange
sa propre force de travail dont on est propriétaire contre rémunération, afin
d’acquérir d’autres biens. C’est Adam Smith qui le met en évidence à partir
de la théorie de Locke : « La plus sacrée et la plus inviolable de toutes les
propriétés est celle de son propre travail, parce qu’elle est la source originaire
de toutes les autres propriétés. Le patrimoine du pauvre est dans sa force et
dans l’adresse de ses mains ; et l’empêcher d’employer cette force et cette
adresse de la manière qu’il juge la plus convenable, tant qu’il ne porte
dommage à personne, est une violation manifeste de cette liberté primitive. »
(La Richesse des nations, 1776, Livre I, chap. X, 2, Garnier-Flammarion, 1991, p.
198). Le travail peut dès lors se spécialiser, se diviser, et s’échanger sur la base
de cette spécialisation et de cette division. L’individu autonome qui peut
vendre son travail apparaît comme un homme libre par rapport aux
différentes formes d’utilisation de la main d’œuvre de l’époque : esclavage,
servage… mais son travail apparaît aussi, immédiatement, comme une
marchandise, comme une part de l’activité humaine détachable de
l’individu. Cette conception est reconnue par la Révolution française qui
considère vendeurs et acheteurs ou loueurs de travail comme des individus
libres et égaux traitant par contrat. Les organisations et corporations qui
régulaient les métiers et les rémunérations sont supprimées (loi sur le travail
comme négoce du 17 mars 1791 et loi Le Chapelier du 14 juin 1791).
3. Le travail entre aliénation et émancipation
La Révolution française et la révolution industrielle bouleversent à nouveau la
conception du travail qui va devenir le modèle de l’activité créatrice. Face
aux conditions de plus en plus aliénantes de l’activité productive, une
représentation idéale du travail se met en place : il faut libérer les travailleurs
de leur condition afin qu’ils puissent retrouver la vérité du travail comme
activité créatrice, comme expression de soi, bref, comme « essence de
l’homme ». Le but de toute réflexion sur le travail étant désormais de le rendre
conforme à son essence. Ce bouleversement a lieu, au début du XIXe siècle,
en France où il prend la forme du socialisme utopique (de Saint-Simon à
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Fourier) et surtout en Allemagne où Hegel lui donne une portée
philosophique. L’homme, à la manière de l’Esprit dans l’Histoire (cf. V. 2.),
travaille à sa propre réalisation. En s’opposant à la nature, en la transformant,
en inventant les moyens de son utilisation, l’homme se révèle à lui-même et se
crée lui-même (cf. La philosophie de l’esprit, 1805, « travail, instrument, ruse »).
Par le travail, il devient toujours plus humain, il se rapproche des autres
hommes et tend à former une communauté d’interdépendance qui à son
tour peut faire avancer l’Histoire au-delà de la forme particulière du travail à
un moment donné en l’occurrence, industriel et salarié au XIXe siècle (cf.
Principes de la philosophie du droit, 1821, § 243-245). Hegel met ainsi à jour le
travail comme essence de l’humanité, à la fois activité créatrice et expression
de soi. C’est sur la confrontation entre cette essence et la réalité du travail tel
qu’il se pratique au XIXe siècle, dans les manufactures anglaises notamment,
que Marx bâtit sa propre théorie, réalisant la synthèse des approches
hégélienne du travail comme expression de soi et smithienne du travail
comme rapport social marchand. L’homme pour Marx n’est homme que par
le travail, que s’il imprime à toute chose la marque de son humanité, s’il
humanise la nature. Idéalement, le travail permet à l’homme de se révéler à
lui-même, de tisser la sociabilité des hommes entre eux et de transformer le
monde (cf. texte 4.1). Malheureusement, cette « essence » n’a jamais existé
historiquement, elle ne peut être pensée, à la suite de la longue évolution des
rapports de productions dans les sociétés humaines, que comme un
aboutissement, lorsque les conditions seront réunies d’une adéquation entre
vérité et réalité. Pour « réaliser » l’essence du travail, Marx élabore sa critique
du capitalisme autour de l’idée d’une aliénation du travail qui réduit
l’homme à la nécessité (cf. texte 4.2). L’ouvrier travaille de manière
contrainte pour un autre que lui-même, à cause de la propriété privée traitée
comme un « fait naturel » par l’économie politique alors qu’il ne s’agit jamais
que d’un rapport d’exploitation construit historiquement qui fausse les
relations entre les hommes. Aussi toute la pensée de Marx sur le travail
consiste-t-elle à renverser les deux erreurs commises à ses yeux par
l’économie politique : faire du travail un simple facteur de production et une
marchandise, et considérer le travail comme une peine, comme quelque
chose de négatif (cf. texte 4.3).
4. Droit au travail et droit du travail
La Révolution de 1848 marque le moment où les ouvriers et leurs porte-parole,
les socialistes Joseph Proudhon et Louis Blanc, manifestent leurs aspirations à
sortir le travail d’une pure logique de subsistance. Ils revendiquent le travail
comme processus de création, devant être rémunéré comme tel plutôt que
le capital, un travail collectif qui doit pouvoir bénéficier à tous les travailleurs.
Face à l’incertitude apportée par l’industrialisation et les crises cycliques à la
vie économique, chacun doit se voir reconnaître un droit au travail rémunéré.
Ce droit se présente comme une créance de l’individu sur la société,
créance qui doit être garantie par l’Etat (cf. III. 4.), le travail ne doit plus
dépendre du contrat inégal entre travailleur et propriétaire. Les libéraux
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voient dans le droit au travail, l’amorce de l’Etatisme et le combattent à ce
titre (c’est le cas de Alexis de Tocqueville notamment en temps que député
de l’Assemblée de 1848). Si le droit au travail divise socialistes et libéraux,
chacun s’accorde néanmoins sur le fait que le travail est désormais au cœur
du lien social et qu’il constitue une source d’épanouissement pour l’individu –
même si les uns veulent réaliser cette potentialité en garantissant à chacun
l’accès au travail et les autres veulent laisser faire le marché et l’initiative
individuelle.
Si les socialistes échouent à voir reconnaître un droit au travail en 1848, la
mise en place progressive de droits sociaux (dès la fin du XIXe siècle dans
l’Allemagne bismarckienne par exemple) puis de l’Etat-providence entre les
années 1930 et l’après-guerre dans les sociétés occidentales (cf. III. 2.),
conduit à une protection des travailleurs dans leur activité même (syndicats,
grève, limitation horaire, travail de nuit, des enfants…) et plus largement
contre les risques de la vie, notamment contre les accidents du travail et
contre le chômage ainsi qu’à la mise en place de politiques de l’emploi,
notamment en période de crise économique (dans les années 1930 ou dans
les années 1980). Dans les périodes de prospérité et de croissance (pendant
les « Trente Glorieuses » de 1945 à 1975 par exemple), la perspective du pleinemploi permet une amélioration de la condition salariale – une meilleure
répartition des fruits de la croissance en faveur du travail. Mais, crise ou
croissance, cette évolution protectrice consacre un retour à la réalité :
l’objectif n’est plus d’atteindre l’utopie du travail émancipateur, son
« essence », mais plus simplement de rendre sa réalité supportable (cf. texte
5). Comme le rappelle Hannah Arendt, face à cette « normalisation », il faut
être vigilant face au « danger qu’une telle société, éblouie par l’abondance
de sa fécondité, prise dans le fonctionnement béat d’un processus sans fin,
ne soit plus capable de reconnaître sa futilité – la futilité d’une vie qui ‘ne se
fixe ni ne se réalise en un sujet permanent qui dure après que son labeur est
passé’ A. Smith » (op. cit., p. 186).
Reste à savoir si cette « normalisation », accrue ces dernières années par une
crise profonde et de la société du travail et de l’Etat social, ne conduit pas à
envisager « la fin, historiquement prévisible, de la société fondée sur le
travail » (Jürgen Habermas (Le discours philosophique de la modernité, 1985),
et, de là, à chercher d’autres espaces ou d’autres activités susceptibles de
nourrir le lien social. Qu’il s’agisse de l’action comme le défend Hannah
Arendt ou d’un espace public où chacun pourrait devenir « multiactif » grâce
à un nouveau rapport au temps entre travail, loisir et engagement par
exemple (D. Méda, Le travail. Une valeur en voie de disparition, Aubier 1995).
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TEXTES
Texte 1 – ARISTOTE, Les Politiques, III, 5, 1277b (tr. P. Pellegrin, GarnierFlammarion, 1993, p. 221-222).
Les artisans doivent-ils être citoyens ?
« Parmi les difficultés concernant le citoyen, il en reste encore une. Est-ce
qu'est vraiment citoyen seulement celui qui a le droit de participer à une
magistrature, ou doit-on ranger aussi les artisans parmi les citoyens ? Car si on
doit compter au rang des citoyens ceux qui n'ont aucune part aux magistratures, il ne sera pas possible que l'excellence dont il a été question
appartienne à tout citoyen, puisque l'artisan serait citoyen. Mais si aucun
d'entre eux n'est citoyen, dans quel groupe faudra-t-il ranger chacun d'eux ?
Ils ne sont, en effet, ni des métèques ni des étrangers. Ou dirons-nous que rien
d'absurde ne découle de cette remarque ? En effet, les esclaves
n'appartiennent à aucun des groupes susdits, ni les affranchis. Car ce qui est
vrai, c'est qu'il ne faut pas ranger parmi les citoyens des gens sous prétexte
que sans eux la cité ne pourrait pas exister, puisque les enfants ne sont pas
citoyens au même sens que les adultes, mais ceux-ci le sont pleinement,
ceux-Ià sous condition, car ils sont bien des citoyens, mais incomplets.
D'ailleurs, jadis, dans certaines cités l'artisan était esclave ou étranger, et c'est
pourquoi la plupart le sont encore aujourd'hui. La cité excellente, quant à
elle, ne fera pas de l'artisan un citoyen. Mais s'il est lui aussi citoyen,
l'excellence du citoyen telle que nous l'avons définie ne devra plus être dite
de tout citoyen, ni de tout homme libre du seul fait de sa liberté, mais de
ceux qui sont affranchis des tâches indispensables. Parmi les tâches
indispensables ceux qui prennent en charge celles qui concernent un seul
individu sont des esclaves, alors que ceux qui le font pour celles qui
concernent la communauté sont des artisans et des hommes de peine. A
partir de cela si on examine un peu plus les choses, ce qu'il en est de ces
gens-Ià devient manifeste, car ce qui a été dit est suffisamment clair pour
rendre la chose évidente. »
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Texte 2 – John LOCKE, Deuxième traité du gouvernement civil, 1690, Chapitre
5 « De la propriété des choses » (tr. D. Mazel, Garnier-Flammarion, 1984, p.
162-163).
« 27. Encore que la terre et toutes les créatures inférieures soient communes et
appartiennent en général à tous les hommes, chacun pourtant a un droit
particulier sur sa propre personne, sur laquelle nul autre ne peut avoir aucune
prétention. Le travail de son corps et l'ouvrage de ses mains, nous le pouvons
dire, sont son bien propre. Tout ce qu'il a tiré de l'état de nature, par sa peine
et son industrie, appartient à lui seul : car cette peine et cette industrie étant
sa peine et son industrie propre et seule, personne ne saurait avoir droit sur ce
qui a été acquis par cette peine et cette industrie, surtout, s'il reste aux autres
assez de semblables et d'aussi bonnes choses communes.
28. Un homme qui se nourrit de glands qu'il ramasse sous un chêne, ou de
pommes qu'il cueille sur des arbres, dans un bois, se les approprie
certainement par-Ià. On ne saurait contester que ce dont il se nourrit, en
cette occasion, ne lui appartienne légitimement. Je demande donc : Quand
est-ce que ces choses qu'il mange commencent à lui appartenir en propre ?
Lorsqu'il les digère, ou lorsqu'il les mange, ou lorsqu'il les cuit, ou lorsqu'il les
porte chez lui, ou lorsqu'il les cueille ? Il est visible qu'il n'y a tien qui puisse les
rendre siennes, que le soin et la peine qu'il prend de les cueillir et de les
amasser, Son travail distingue et sépare alors ces fruits des autres biens qui
sont communs ; il y ajoute quelque chose de plus que la nature, la mère
commune de tous, n'y a mis ; et, pat ce moyen, ils deviennent son bien
particulier, Dira-t-on qu'il n'a point un droit de cette sorte sur ces glands et sur
ces pommes qu'il s'est appropriés, à cause qu'il n'a pas là-dessus le
consentement de tous les hommes ? Dira-t-on que c'est un vol, de prendre
pour soi, et de s'attribuer uniquement, ce qui appartient à tous en commun ?
Si un tel consentement était nécessaire, la personne dont il s'agit, aurait pu
mourir de faim, nonobstant l'abondance au milieu de laquelle Dieu l'a mise,
Nous voyons que dans les communautés qui ont été formées par accord et
par traité, ce qui est laissé en commun serait entièrement inutile, si on ne
pouvait en prendre et s'en approprier quelque partie et par quelque voie, Il
est certain qu'en ces circonstances on n'a point besoin du consentement de
tous les membres de la société, Ainsi, l'herbe que mon cheval mange, les
mottes de terre que mon valet a arrachées, et les creux que j'ai faits dans des
lieux auxquels j'ai un droit commun avec d'autres, deviennent mon bien et
mon héritage propre, sans le consentement de qui que ce soit, Le travail, qui
est mien, mettant ces choses hors de l'état commun où elles étaient, les a
fixées et me les a appropriées. »
© Laurent BOUVET – Grands enjeux politiques contemporains – p. 7
Texte 3 – Adam SMITH, Recherches sur la nature et les causes de la richesse
des nations, 1776, Livre I, chapitre 8 « Des salaires du travail » (tr. G. Garnier,
1991, Garnier-Flammarion, p. 136-137).
« Mais cet état primitif, dans lequel l'ouvrier jouissait de tout le produit de son
propre travail, ne put pas durer au-delà de l'époque où furent introduites
l'appropriation des terres et l'accumulation des capitaux. Il y avait donc
longtemps qu'il n'existait plus, quand la puissance productive du travail
parvint à un degré de perfection considérable, et il serait sans objet de
rechercher plus avant quel eût été l'effet d'un pareil état de choses sur la
récompense ou le salaire du travail.
Aussitôt que la terre devient une propriété privée, le propriétaire demande
pour sa part presque tout le produit que le travailleur peut y faire croître ou y
recueillir. Sa rente est la première déduction que souffre le produit du travail
appliqué à la terre.
Il arrive rarement que l'homme qui laboure la terre possède par-devers lui de
quoi vivre jusqu'à ce qu'il recueille la moisson. En général, sa subsistance lui
est avancée sur le capital d'un maître, le fermier qui l'occupe, et qui n'aurait
pas d'intérêt à le faire s'il ne devait pas prélever une part dans le produit de
son travail, ou si son capital ne devait pas lui rentrer avec un profit. Ce profit
forme une seconde déduction sur le produit du travail appliqué à la terre.
Le produit de presque tout autre travail est sujet à la même déduction en
faveur du profit. Dans tous les métiers, dans toutes les fabriques, la plupart des
ouvriers ont besoin d'un maître qui leur avance la matière du travail, ainsi que
leurs salaires et leur subsistance, jusqu'à ce que leur ouvrage soit tout à fait
fini. Ce maître prend une part du produit de leur travail ou de la valeur que
ce travail ajoute à la matière à laquelle il est appliqué, et c'est cette part qui
constitue son profit.
A la vérité, il arrive quelquefois qu'un ouvrier qui vit seul et indépendant, a
assez de capital pour acheter à la fois la matière du travail et pour s'entretenir
jusqu'à ce que son ouvrage soit achevé. Il est en même temps maître et
ouvrier, et il jouit de tout le produit de son travail personnel ou de toute la
valeur que ce travail ajoute à la matière sur laquelle il s'exerce. Ce produit
renferme ce qui fait d'ordinaire deux revenus distincts, appartenant à deux
personnes distinctes, les profits du capital et les salaires du travail.
Ces cas-Ià, toutefois, ne sont pas communs, et dans tous les pays de l'Europe,
pour un ouvrier indépendant, il yen a vingt qui servent sous un maître; et
partout on entend, par salaires du travail, ce qu'ils sont communément
quand l'ouvrier et le propriétaire du capital qui lui donne de l'emploi sont
deux personnes distinctes.
C'est par la convention qui se fait habituellement entre ces deux personnes,
dont l'intérêt n'est nullement le même, que se détermine le taux commun des
salaires. Les ouvriers désirent gagner le plus possible ; les maîtres, donner le
moins qu'ils peuvent ; les premiers sont disposés à se concerter pour élever les
salaires, les seconds pour les abaisser. »
© Laurent BOUVET – Grands enjeux politiques contemporains – p. 8
Textes 4 – Karl MARX
4.1. « Notes de lecture », Economie et philosophie, 1844, Œuvres, Economie, II,
Gallimard, 1979, Pléiade, p. 22.
« Supposons, dit-il, que nous produisions comme des êtres humains : chacun
de nous s'affirmerait doublement dans sa production, soi-même et l'autre. 1.
Dans ma production, je réaliserais mon individualité, ma particularité ;
j'éprouverais, en travaillant, la jouissance d'une manifestation individuelle de
ma vie, et dans la contemplation de l'objet, j'aurais la joie individuelle de
reconnaître ma personnalité comme une puissance réelle, concrètement
saisissable et échappant à tout doute. 2. Dans ta jouissance ou ton emploi de
mon produit, j'aurais la joie spirituelle de satisfaire par mon travail un besoin
humain de réaliser la nature humaine et de fournir au besoin d'un autre l'objet
de sa nécessité. 3. J'aurais conscience de servir de médiateur entre toi et le
genre humain, d'être reconnu et ressenti par toi comme un complément à
ton propre être et comme une partie nécessaire de toi-même, d'être
accepté dans ton esprit comme dans ton amour. 4. J'aurais, dans mes
manifestations individuelles, la joie de créer la manifestation de ta vie, c'est-àdire de réaliser et d'affirmer dans mon activité individuelle ma vraie nature,
ma sociabilité humaine. Nos productions seraient autant de miroirs où nos
êtres rayonneraient l'un vers l'autre. »
4.2. Ibid., p. 27
« Plus la production et les besoins sont variés, plus les travaux du producteur
sont uniformes et plus son travail tombe sous la catégorie du travail lucratif. A
la fin, le travail n'a plus que cette signification-là, et il est tout à fait accidentel
ou inessentiel que le producteur se trouve vis-à-vis de son produit dans un
rapport de jouissance immédiate et de besoin personnel. Peu importe
également que l'activité, l'action de travail soit pour lui une jouissance ide sa
personnalité, la réalisation de ses dons naturels et de ses fins spirituelles. »
4.3. Le Capital, 1867, Livre III, Ibid., p. 1487.
« Le règne de la liberté commence seulement à partir du moment où cesse le
travail dicté par la nécessité et les fins extérieures ; il se situe donc, par sa
nature même, au-delà de la sphère de la production matérielle proprement
dite. Tout comme l'homme primitif, l'homme civilisé est forcé de se mesurer
avec la nature pour satisfaire ses besoins, conserver et reproduire sa vie ;
cette contrainte existe pour l'homme dans toutes les formes de la société et
sous tous les types de production. [...] Dans ce domaine, la liberté ne peut
consister qu'en ceci : les producteurs associés -l'homme socialisé -règlent de
manière rationnelle leurs échanges organiques avec la nature et les
soumettent à leur contrôle commun au lieu d'être dominés par la puissance
aveugle de ces échanges ; et ils les accomplissent en dépensant le moins
d'énergie possible, dans les conditions les plus dignes, les plus conformes à
leur nature humaine. Mais l'empire de la nécessité n'en subsiste pas moins.
C'est au-delà que commence l'épanouissement de la puissance humaine qui
est sa propre fin, le véritable règne de la liberté qui, cependant, ne peut
© Laurent BOUVET – Grands enjeux politiques contemporains – p. 9
fleurir qu'en se fondant sur ce règne de la nécessité. La réduction de la
journée de travail est la condition fondamentale de cette libération. »
Texte 5 – Jürgen HABERMAS, Ecrits politiques, 1990, chapitre VI « La crise de
l’Etat-providence et l’épuisement des énergies utopiques » (tr. C.
Bouchindhomme, Cerf, 1990, p. 111-112).
« […] dans le projet d’Etat social, le noyau utopique – la libération du travail
hétéronome – a fini par prendre une autre forme. L’obtention de conditions
de vie qui soient émancipées et à la mesure de la dignité humaine, a cessé
d’être immédiatement conditionnée par une révolution dans les conditions
de travail, et donc par une transmutation du travail hétéronome en activité
autonome. Mais pour autant la réforme des conditions de l'emploi conserve
encore dans ce projet une position centrale. C'est encore à elle que l'on se
réfère, non seulement quand il s'agit de prendre des mesures visant à
humaniser un travail dont les conditions restent fixées par des instances autres
que le travailleur lui-même, mais encore et surtout lorsqu'on met en place des
dispositions compensatoires qui doivent contrebalancer les risques majeurs
inhérents au travail salarié (accident, maladie, perte de l'emploi, absence de
retraite de vieillesse). Il s'ensuit en conséquence que toutes les capacités de
travail doivent être intégrées dans un système de l'emploi tel qu'il n'ait
quasiment plus d'aspérités ou de rudesse d'où la visée du plein emploi.
L'équilibre n'est possible que si le rôle du salarié à temps plein devient la
norme. Le citoyen est dédommagé pour la pénibilité qui reste, quoi qu'il en
soit, attachée au statut du salarié même s'il est plus confortable ; il est
dédommagé par des droits dans son rôle d'usager des bureaucraties mises
en place par l'État-providence, et par du pouvoir d'achat, dans son rôle de
consommateur de marchandises. Le levier permettant de pacifier
l'antagonisme de classe reste donc la neutralisation de la matière à conflit
que continue de receler le statut du travail salarié. »
© Laurent BOUVET – Grands enjeux politiques contemporains – p. 10