Sans maquillage : Maibritt Ulvedal Bjelke par Yves Michaud Les
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Sans maquillage : Maibritt Ulvedal Bjelke par Yves Michaud Les
1 Michaud-Bjelke-juillet 1996 Sans maquillage : Maibritt Ulvedal Bjelke par Yves Michaud Les peintures de Maibritt Ulvedal Bjelke sont abstraites, colorées de couleurs vives (même quand elles sont sombres), faites sur papier et, en fait, elles sont constituées de supports de papier imprégnés de couleur. On ne peut pas parler à son égard de toile - il n’y a rien de textile dans tout cela - et encore moins de tableau si l’on se souvient que le tableau est initialement un petit panneau de bois peint. Ce sont des peintures tout court : il y a la couleur et elle est passée dans le support à force de superpositions et d’imprégnation. Bjelke n’emploie pas de formes identifiables sur la surface : la forme de la peinture, chez elle, provient uniquement de la juxtaposition des plans colorés. Parfois, comme dans ses premières oeuvres, la juxtaposition est plus complexe et cela dessine des formes d’arabesque ou de damier. Il y a là les effets d’un tressage qui est, lui aussi, parent de la teinture : manière de produire un objet où l’on ne peut distinguer le dessus et le dessous puisque tous ses éléments en lui s’entrecroisent. Dans les travaux plus récents, la composition est très simple, de plus en plus épurée : ce sont des plans de couleur qui entrent en contact les uns avec les autres, en composant une mosaïque simple ou une sorte de damier de marelle. Maibritt Bjelke travaille dans la continuité des peintres de la teinture et elle travaille aussi dans la tradition du collage. Pourquoi teinture ? Je ne sais pas si le terme est entièrement adéquat mais il renvoie à une pratique qui utilise la peinture fluide, non pas passée sur le support mais imbibée en lui, détrempée, passée en lui. Je ne sais pas quel est le détail des opérations de Bjelke (comme chez tous les peintres, elles doivent être compliquées et personnelles car les démarches, y compris les plus simples, sont toujours faussement simples). Toujours estil qu’elle imprègne la couleur dans les épaisseurs de papier. Le papier avec ses couches superposées prend la couleur et, en même temps, il prend l’eau. Ce qui lui donne, après le séchage, un aspect froissé, gondolé, fripé et gaufré. En passant dans sa profondeur, la couleur prend aussi quelque chose de la matière du papier. Elle est faite aussi des différences de pigmentation produites par le séchage. La couleur n’est plus peinte mais teinte, elle n’est plus maquillée mais absorbée. A première vue, cela n’a l’air de rien ; et pourtant se manifeste là un clivage essentiel de l’histoire de la peinture à travers les âges et durant le XXe siècle. Depuis les origines de la technique et de l’art, il y a eu une opposition de fond entre ceux qui en tiennent pour la teinture et ceux qui en tiennent pour la peinture, entre la couleur passée sur les choses et la couleur absorbée par elles, entre le maquillage et la nature, avec toutes les connotations culturelles qui accompagnent cette opposition entre le naturel et l’artifice, la simplicité et le mensonge, la vérité et l’artifice. Qu’on songe 2 Michaud-Bjelke-juillet 1996 seulement au débat entre rubenistes et poussinistes qui porte encore la marque de ce différend. Au XXe siècle, cette distinction non seulement persiste mais revient en force aussi bien dans l’expressionnisme abstrait américain qu’en France. Aux USA, dans les années 50, un peintre comme Rothko s’oppose à un autre peintre comme de Kooning sur cette distinction même. De Kooning reste un peintre hollandais qui superpose les couleurs et farde le tableau, quitte d’ailleurs à dévoiler les effets de ce maquillage, alors que Rothko fait pénétrer la peinture dans le support et crée ainsi l’effet fascinant et quasiment religieux de champ coloré. Dans les années 70 en France, les peintres du mouvement Supports-Surfaces, au moins au départ de leur engagement, ont beaucoup pratiqué la teinture ou employé des couleurs à l’huile très diluées de manière à imprégner la toile et à éviter le mensonge du recouvrement. C’est vrai chez Rouan dans ses tressages des années 67-70, dans les toiles teintes de Viallat des années 73-74, et dans celles de Cane et d’Arnal de la même époque du début des années 70. Il y avait chez ces artistes une volonté de simplicité, de déconstruction de l’artifice de la peinture, de déflation des effets qui rendait nécessaire ce passage par la teinture. L’inspirateur de beaucoup de ces peintres, Simon Hantaï, avait, lui-même, été durant de longues années à la recherche de couleurs absorbées par le support, réduites à leur nature colorée et, dans sa recherche, il renvoyait à Matisse, au peintre des papiers découpés, de la couleur « matériellement non exprimée », de la couleur qu’on peut tailler et juxtaposer plutôt que passer en couches épaisses. Je ne suggère pas que Bjelke ait fait siennes ces influences. Plutôt que d’influence, je parlerais d’une communauté d’esprits et de tempéraments qui fuient les empâtements et les onguents, qui optent pour la simplicité plutôt que pour le mensonge des recouvrements. Même dans les périodes où la peinture à l’huile prédominait techniquement, il y eut toujours cette dualité des tempéraments : Poussin est du côté de la teinture et de la mosaïque et Rubens du côté du maquillage et des fards. La rencontre de Maibritt Bjelke avec l’artiste navajo Joe Ben Jr a confirmé cette appartenance. Maibritt Bjelke a travaillé une année en sa compagnie, à Paris puis en Arizona, et elle a suivi avec lui un apprentissage approfondi et réfléchi, aux antipodes de l’exotisme facile. L’artiste navajo, qui travaille avec des pigments et du sable pour faire des peintures rituelles à fonction thérapeutique, travaille dans une éthique de la simplicité et de l’authenticité de la démarche. Il travaille aussi avec des médiums purs, qui sont la couleur (pigments), ou portent la couleur en eux (sables). Un des grands mérites de Bjelke, un grand mérite pour une jeune artiste, est d’avoir tiré de sa relation avec Joe Ben Jr non pas une ressemblance superficielle, ou une spiritualité fabriquée mais les moyens d’approfondir et de rendre plus authentique sa propre démarche. Son traitement très particulier de la couleur s’en est trouvé confirmé, mais Bjelke a aussi simplifié ses compositions, rendu plus directes les confrontations de plages colorées, agrandi les formats et surtout elle a accédé à un traitement plus audacieux de la couleur elle-même. Ce que le maniement des pigments purs lui a appris, c’est une pureté nouvelle et stridente dans l’emploi des couleurs. Avec cette conséquence que loin de toute intention symbolique, elle parvient à faire signifier la couleur pour ellemême : comme voix, lumière et appel - en quelque sorte symbole d’elle-même comme élément d’unmonde qui ne serait rien sans elle. J’ai parlé en commençant de deux traditions : celle de la couleur teinte et celle du collage. Quelques mots maintenant sur la seconde. 3 Michaud-Bjelke-juillet 1996 Le collage aura été le procédé de travail le plus caractéristique du XXe siècle : cela commence avec les papiers collés cubistes, puis gagne la production de tous les artistes à travers le dadaïsme et le surréalisme qui, à leur tour, contaminent ou inspirent (selon la violence qu’on reconnaît à l’influence) des pratiques aussi différentes que celles de l’expressionnisme abstrait, du Pop art, du nouveau réalisme. Sans oublier les avatars du collage dans des arts comme la sculpture (avec la soudure et l’entassement), le cinéma (avec le montage), voire la littérature de Joyce et Dos Passos jusqu’à Gysin, Ginsberg et Burroughs. Comme tout artiste de son temps, Bjelke sait que le collage et le montage font partie de ses ressources. Elle a pu y être encouragée par l’enseignement de Jan Voss, son premier professeur, qui développe depuis une dizaine d’années une peinture et uns sculpture faites de collages, de pièces, morceaux et découpes juxtaposées, collées, mises ensemble. Mais ici encore, le mérite de Bjelke est de retenir la leçon sans imiter. Elle ne pratique pas les mélanges de couleurs : elle les met en relation par le collage. Le collage ne lui sert pas à produire des effets de choc ni de signification mais à se surprendre elle-même (et nous aussi) par une sorte d’incertitude du travail volontairement entretenue tout au long de son processus : les assemblages sont sans arbitraire mais ils ont une sorte de fraicheur venue de cette ouverture voulue et assumée. Ils sont le résultat de permutations qui apparentent la peinture à un jeu tenu ouvert le plus longtemps possible. L’ensemble de ces démarches débouche sur des oeuvres où l’on trouve à la fois ambition du geste et concentration, attention et légèreté ludique - ce qui peut aussi s’appeler poésie. Bjelke peint souvent des peintures importantes, dont la taille a une ambition physique et affecte l’espace d’exposition par sa diffusion de couleur, y compris quand elle emploie un noir fort et affirmé. Mais elle peut aussi bien se concentrer sur des oeuvres plus petites, voire la suite d’oeuvres juxtaposées au fil des pages d’un grand livre qui capte un grand flot de peinture. Ce que j’aime tout particulièrement chez elle, c’est la probité et la concentration du travail qui se plonge de manière recueillie dans les couleurs, qui n’impose aucun sujet prétexte, mais s’enfouit dans la matérialité de la peinture avec une lucidité et une clairvoyance qui n’ont rien à voir avec le mutisme de beaucoup de peintres entièrement absorbés par leur activité. Avec une légèreté joueuse aussi qui nous dispense de leur excès de sérieux. Après tout, l’art est quelque chose d’aussi sérieux qu’il est une activité proche du jeu, que ce soit pour l’artiste ou pour le spectateur. Dans la situation actuelle de la peinture, qui est loin d’être morte mais a dû trouver de nouvelles raisons d’exister après la disparition de ses sujets, il me semble qu’on trouve aujourd’hui deux sortes de jeunes peintres également intéressants : les peintres de la versatilité qui renouvellement autant que possible leurs motifs au point de n’avoir pour identité propre que celle de leurs changements et leur virtuosité, et les peintres de l’insistance, ceux qui, dans la concentration et le recueillement, sont à la recherche de ce presque rien que sont les couleurs et les formes. Les peintres de la versatilité parient, cela semble de prime abord un paradoxe mais qui se dissipe quand on y réfléchit juste un peu, sur l’effet de la peinture comme tout : 4 Michaud-Bjelke-juillet 1996 chaque peinture est la peinture tout entière. Les peintres de l’insistance, dont Maigritt Ulvedal Bjelke fait partie, parient, eux, sur les effets de la peinture, ces effets ténus et pourtant essentiels : le gaufrage du support, les légères différences du monochrome, les confrontations de plages colorées. Bjelke est un jeune peintre qui me paraît d’ores et déjà partie pour insister dans son travail et exister de manière à la fois brillante et persuasive comme artiste. Paris le 7 juillet 1996 Yves Michaud Yves Michaud est professeur de philosophie à l’université de Paris Sorbonne. Il est aussi critique d’art. A ce titre, il a été directeur de l’école nationale supérieure des beaux arts à Paris de 1989 à 1996. Il a consacré une monographie à Sam Francis et un choix de ses écrits sur l’art est paru en 1996 sous le titre Les Marges de la vision, textes sur l’art 1978-1995.