Boris Cyrulnik attentats islam radical

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Boris Cyrulnik attentats islam radical
QUAND L'ÉTAT EST DÉFAILLANT, LES SORCIÈRES APPARAISSENT
Huffington Post 15/08/2016 Boris Cyrulnik
Neurologue, psychiatre, éthnologue et psychanalyste
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J'ai compris cette phrase de Michelet le jour où je suis arrivé au Congo RDC
pour participer à une mission UNICEF sur les viols de guerre et les enfants
soldats. Quand ce beau pays, peuplé d'habitants désireux de vivre en paix, s'est
effondré économiquement et culturellement, les sectes sont accourues pour faire
leur marché. En quelques mois se sont installées des églises curieuses dont
j'ignorais l'existence. Elles prêchaient que les grandes religions, et les
gouvernements étaient corrompus et récitaient des discours dont le message était
: "Le monde est pourri, gouverné par des politiciens incompétents et des prêtres
pervers. Votre âme est perdue mais si vous désirez la sauver, croyez en notre
maître, priez avec nous, soumettez-vous à nos préceptes et donnez nous un peu
d'argent."
Un homme qui se noie s'accroche à tout ce qui flotte et les boutiques à sectes ne
désemplissaient pas
Une démarche raisonnable ne peut pas expliquer un tel attrait pour des théories
absurdes, enfantines et asservissantes. Et pourtant beaucoup d'hommes et de
femmes se précipitent dans ces mondes imaginaires où l'on vend un peu
d'espoir.
Le climat où poussent les héros est chaotique et fiévreux. Lorsque l'écroulement
politique a tout anéanti, lorsque la vie est un désert de sens, le besoin d'espérer
favorise la naissance des héros. Imaginez que vous soyez désorienté par une
catastrophe dans votre existence et qu'en plein malheur, un homme providentiel
vous révèle d'où vient le mal et vous donne en même temps la recette pour lui
échapper : vous reprenez espoir, vos projets s'éclairent et votre héros indique la
conduite à tenir. Il vous suffit d'obéir. Dans de telles conditions, un grand
nombre de jeunes gens deviennent des armes consentantes au service de ces
vendeurs d'espoirs. On est facile à escroquer quand on n'a pas appris à juger.
En ce début de XXIe siècle, le climat est favorable à la naissance de héros
désireux de se sacrifier pour sauver une cause. Mais dans ce nouveau contexte le
mot "guerre" ne désigne plus le même phénomène social que lors des siècles
précédents. Quand les soldats coûtaient cher aux aristocrates qui payaient les
armes, les beaux uniformes et la vie de garnison, les batailles étaient peu
mortelles. À Valmy lors de la première guerre populaire, on a héroïsé les 100.000
hommes du peuple qui sont morts pour sauver la République. Lors de la Seconde
Guerre mondiale, les uniformes aux couleurs différentes permettaient de ne tirer
que sur celui qui avait l'intention de vous tuer. Pourtant, les civils commençaient,
eux aussi, à être tués par des bombardements peu sélectifs et parce que le peuple
non armé servait souvent d'otage. Lors de la guerre d'Algérie, les soldats français
ne pouvaient pas distinguer un Fellagha armé d'un promeneur. Les femmes du
FLN qui mettaient des bombes dans les dancings ou dans les pâtisseries où il n'y
Un commentaire (G.B.)
-Les deux textes de Boris Cyrulnik, bien que très argumentés, m’ont fait pensé à cette phrase
du prix nobel de littérature des années 50, Saul Bellow, qui a écrit : « Des trésors d’intelligence
peuvent être investis au service de l’ignorance quand le besoin d’illusion est profond ».
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avait que des grands-mères avec leurs petits-enfants, se maquillaient, mettaient
une jupe courte et "oubliaient" leur sac de plage bourré d'explosifs. Aujourd'hui,
il y a plus de cinquante "conflits armés" sur la planète. Le terroriste est tellement
bon marché et facile à recruter avec une simple campagne publicitaire sur les
réseaux sociaux qu'il n'est pas nécessaire de former et de salarier une armée pour
défendre son territoire ou imposer ses idées.
Le malheur nous contraint au sens. Il faut le fuir ou l'affronter pour essayer d'en
triompher, ce qui légitime les violences défensives. Ce n'est pas le cas dans un
désert de sens où la culture n'a rien à proposer, ni projets, ni rêves, ni même
construction d'une vie banale. Dans cette non-vie avant la mort, quelques
sursauts violents donnent un sens éphémère... jusqu'à ce que mort s'ensuive. Au
cours du haut Moyen-Âge, un phénomène étrange est apparu, comme un accès
de fièvre mortelle chez les guerriers scandinaves. "la fureur des Berseks où des
hommes très forts, dit 'Berseks', étaient soudain pris d'un accès de rage" au
cours duquel, ils tuaient le plus de gens qu'ils pouvaient .
Plus tard en Malaisie, au XIXe siècle, un homme, jusqu'alors transparent, sortait
soudain de sa torpeur pour tuer le plus grand nombre possible d'inconnus qui
croisaient son chemin. Cette impulsion meurtrière provoquait une sidération
émotionnelle chez les témoins endeuillés qui ne pouvaient comprendre une telle
folie meurtrière.
Aux États-Unis aujourd'hui, un jeune homme timide rentre dans son collège et
se met à tuer au hasard. Un Norvégien, en 2011, tue 77 jeunes gens, en mutile 151
et justifie sa cause en souriant. À Nice, le 14 Juillet 2016, en Allemagne
récemment et dans les paisibles églises de France, quelques hommes fragilisés
par leurs difficultés développementales commettent des carnages stupéfiants et
insensés. S'ils avaient vécu en Islande au Xe siècle on les aurait appelé "Bersek",
ou à Java au XIXe siècle, on aurait dit qu'ils "couraient l'Amok". On les aurait
craints et admirés. En Occident aujourd'hui, on en fait des malades mentaux et
on demande au psychiatre d'expliquer ce comportement fou.
Les épidémies d'assassinats ne sont pas rares dans l'histoire, mais ne sont
atteints que les individus fragiles, ceux qui ont du mal à vivre dans un désert de
sens. Quand la société est diluée comme en Occident, les épidémies d'assassinat
ne contaminent que les individus qui ont manqué d'un cadre fort pour tenir
droit. Les personnalités épanouies, capables de juger et de se déterminer par
elles-mêmes sont moins soumises aux influences de l'entourage. Elles savent
évaluer, accepter ou refuser. Ce n'est pas le cas de ces individus flottant au
hasard des courants, ils se laissent embarquer par n'importe quel meneur ou par
le vent mauvais d'une épidémie de haine.
Il n'est pas nécessaire d'être un malade mental pour se laisser emporter par la
contagion d'une rumeur. Tout adolescent, bien élevé dans une famille aimante,
se retrouve en situation de vulnérabilité psycho-sociale quand il doit quitter sa
famille pour tenter l'aventure sociale. Quand son milieu ne lui propose que le
chômage, l'absence de rêves et aucun cadre de valeurs, comment voulez-vous
qu'il ne flotte pas ? Ce jeune est à prendre. Un gourou religieux ou politique
repère vite sa proie. En plus si sa personnalité est mal structurée par des
abandons précoces, des maltraitances ou une cascade d'agressions enfantines, il
erre dans des foyers d'aide sociale, des consultations de psy ou dans des groupes
de jeunes déculturés. Un gourou terroriste fera une bonne affaire en utilisant ce
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paumé. Pour un faible investissement de temps et d'argent, il dispose d'un
pigeon désireux de se faire exploser pour une cause qu'il n'a pratiquement pas
étudié.
Plus le vent de l'épidémie psychique souffle fort, plus il embarque un nombre
croissant d'individus : les fragiles d'abord, puis les mieux développés, mais
fragilisés par une défaillance psycho-culturelle. Au début de la tempête, quand le
vent de la haine commence à souffler, on peut encore résister, mais quand la
bourrasque est là elle emporte tous les esprits, les fragiles comme les costauds.
Dans les années 1930, dans la belle culture germanique, il a suffi de 10 ans pour
que les nazis passent de 2,6% en 1929, à 37% lors des élections de 1933, puis
contaminent 95% de la population emportée dans la tourmente par la puissance
du conformisme social. Il a suffi de dix ans, pour fanatiser un peuple où
l'intelligence et la culture étaient des valeurs prioritaires ! Aujourd'hui, grâce aux
réseaux sociaux, la bourrasque peut emporter un groupe en quelques semaines.
Au début de la tempête, on peut encore s'opposer au vent. Beaucoup de Hutus
soutenaient qu'il fallait faire des réformes politiques pour coexister avec les
Tutsis. Puis quand "la corvée de tuerie" a été coordonnée par la radio des mille
collines, quelques Hutus se sont opposés encore, en disant doucement à leurs
voisins fanatisés : "Ne tuez pas trop." Quelques semaines plus tard, trop tard : le
Hutu qui prononçait cette phrase était abattu et sa famille pourchassée. Le
même phénomène s'est produit pour les Turcs qui se sont opposés au massacre
des Arméniens ou pour les Polonais que l'on surprenait en train d'aider un Juif. Il
fallait les tuer, et laisser leur corps par terre pour qu'ils brûlent en même temps
que leur maison. Des centaines de milliers de personnes fragiles ou fortes,
débiles ou cultivées se sont laissées emporter par le vent mauvais de la passion
de la haine.
Parmi ces tueurs qui massacrent au nom de la morale, il y a très peu de malades
mentaux, au sens psychiatrique du terme, plutôt moins que dans la population
générale. Pour planifier un attentat, organiser le crime et masquer la fanatisation
en buvant de l'alcool, en mangeant du porc et en draguant gaiement, il faut
maîtriser ses émotions et ses comportements, ce que peu de malades mentaux
savent faire.
Il ne s'agit pas d'une maladie mentale, mais d'un trouble psychologique qui peut
intervenir à tous les stades du développement : abandon, carence affective
précoce qui entraîne des troubles de la socialisation, incapacité de se concentrer,
de suivre une ligne de conduite, soumission à l'impulsion par incapacité de
réguler l'émotion, comme une sorte de court-circuit mental. Le passage à l'acte
du psychopathe entraine une mauvaise scolarisation et une grande difficulté à
accepter les règles sociales. Se soumettre à un gourou meurtrier lui offre
paradoxalement la possibilité d'exprimer un comportement antisocial. Même si
dans le quartier on trouve de belles médiathèques, des écoles compétentes, des
spectacles intéressants, des terrains de sport et des éducateurs motivés, ces
jeunes ne savent pas y aller, ils refusent la main tendue.
Dans les études populationnelles ce groupe de psychopathes (par défaillance
affective et culturelle), n'est pas du tout majoritaire. Mais ses agressions sont
tellement stupides et spectaculaires que c'est celui dont on parle le plus. Ce qui
crée une culture de récits qui propose des modèles identificatoires à d'autres
pauvres gosses qui se prennent pour des héros en étant délinquants ou en
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inspirant la terreur. "Vous nous preniez pour des minables" me disaient les
garçons admiratifs de Mohamed Merah, dans les quartiers difficiles de Marseille,
"Hé bien, maintenant, vous allez nous craindre". Compensation dérisoire, bref
moment de fierté stupide, avant la catastrophe. Ces enfants déculturés sont des
proies pour des gourous religieux, ou idéologiques qui établissent avec eux des
relations d'emprise. Cette défaillance révèle que notre culture occidentale ne
parvient plus à structurer tous les individus de son groupe. Ceux qui sont étayés
par des familles sécurisantes et des écoles stimulantes savent profiter de ce que
propose notre culture, mais les largués, sans cesse rejetés, se servent du
sentiment d'humiliation qu'ils éprouvent pour légitimer leurs engagements
violents.
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LES NIGAUDS QUI GOBENT N'IMPORTE QUOI
Publication: 18/08/2016
Boris Cyrulnik Neurologue, psychiatre, éthologue et psychanalyste
L'exemple parfait du gogo-martyr qui s'offre un moment d'illusion de puissance,
se trouve dans le film de Louis Malle "Lacombe Lucien". En 1942, un pauvre
gosse handicapé, intellectuellement limité, constamment humilié, trouve soudain
sa revanche en s'engageant dans la milice. C'est lui qui désormais fait régner la
terreur : bref moment de mauvais bonheur avant le naufrage. Ce n'est pas
Lacombe Lucien qui a inventé la collaboration mais puisqu'elle était là, dans son
contexte culturel, elle lui offrait une occasion de revanche tragique. On peut tenir
le même raisonnement pour ces jeunes largués de notre culture. Honteux de
leurs échecs successifs, humiliés par l'épanouissement des autres, ils trouvent
dans une idéologie qu'ils ne connaissent que par quelques slogans, l'occasion
d'une brève victoire. Le terrorisme leur offre un engagement immédiat, un éclair
d'héroïsme, comme une course à l'Amok moderne.
Les "biens élevés", dans de gentilles familles chrétiennes ou musulmanes,
connaissent eux aussi des moments de fragilité. Ils sont fortement majoritaires
dans une population de candidats terroristes. Plus de 80% des jeunes garçons et
filles qui partent en Syrie, pour faire une sorte de voyage initiatique, offert par la
Turquie sont issus de familles qui ont bien fait leur boulot.
Ces jeunes ont été aimés par leurs parents dans une culture en paix qui les
accueille plutôt bien, même quand ils sont d'origine étrangère. Ces parents
dévoués qui rêvaient de voir leurs enfants s'intégrer dans la nouvelle société
française, reçoivent un coup de massue alors qu'ils croyaient que tout allait bien.
Quinze ou vingt ans d'efforts affectueux sont anéantis par un message stupéfiant
: "Papa, je pars faire le Jihad... Maman je t'aime, ne t'inquiète pas." Un immense
malheur foudroie ces parents qui sont aussitôt torturés par leurs voisins : "Voilà
où mène l'islam... vous les avez trop gâtés... vous êtes responsable des attentats
qu'ils vont commettre." Ces mères religieusement voilées, comme l'étaient les
chrétiennes qui n'osaient pas "sortir en cheveux", à l'époque où le conformisme
ambiant leur faisait croire que c'était un signe de "femme de mauvaise vie",
n'osent plus vaquer à leur vie quotidienne.
Ces jeunes, trop adaptés aux routines scolaires et familiales arrivent à l'âge où
l'on a besoin d'épopée. Le surgissement du désir sexuel les invite à quitter leur
douce famille protectrice, et la nécessaire fierté de devenir indépendant les
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pousse à tenter l'aventure sociale. Mais voilà, pour ces jeunes, il n'y a plus
d'aventure sociale ! Seule la minorité remarquable des gamins des beaux
quartiers a accès aux grandes écoles, aux beaux métiers et à la trépidante vie
internationale. Un grand nombre de jeunes bien élevés ne sont plus accueillis par
notre culture. La longueur des études, les nouveaux métiers où un seul
technicien remplace 100 personnes, crée un peuple flottant de jeunes désengagés
qui, pour faire quelque chose quand même, s'engagent dans l'armée, s'inscrivent
au service civique ou payent leur voyage pour travailler dans une ONG.
Quelques uns parmi ces jeunes, qu'ils soient bien ou mal élevés, entendent un
récit venu d'ailleurs qui monopolise la parole publique. Ce récit est structuré
comme un langage totalitaire. Très simple, il martèle quelques slogans qui
provoquent l'indignation, une émotion qui déclenche un engagement sans
réflexion : "Les vrais musulmans sont persécutés et humiliés par les Juifs et les
Américains." (Depuis deux ans, les Français sont désignés comme les
persécuteurs avant les Américains). C'est donc le plus logiquement du monde
que les Salafistes qui se disent les seuls vrais musulmans (2%) offrent à Dieu
quelques martyrs qui assassinent le plus possible de mécréants. Les musulmans
qui travaillent, qui font des études et participent à la culture occidentale sont
appelés "traitres" ou "collaborateurs" comme Lacombe Lucien. C'est donc au
nom de leur morale religieuse qu'il convient de les tuer. "Enfin une épopée"
pensent ces jeunes Français, flottant autour d'une société qui n'ouvre plus ses
portes. Eux aussi sont escroqués par le discours simpliste de la lutte du Bien
contre le Mal, du Diable contre le Bon Dieu, des vrais musulmans contre le reste
du monde.
Cette stratégie de prise de pouvoir n'est pas nouvelle. Les Turcs pensaient que
les Arméniens allaient les trahir en pactisant avec les Russes. Beaucoup de
Rwandais affirmaient que les Tutsis devaient leurs richesses et leurs diplômes à
l'écrasement des Hutus. Et pendant tout le Moyen-Âge, la chrétienté réagissait à
chaque malheur naturel ou social (épidémies, famines ou guerres) en expliquant
que le Diable avait pactisé avec les Juifs, les lépreux, les fous et les hérétiques.
L'Église luttait ainsi contre les dissidences en désignant un groupe responsable
du malheur.
L'épidémie de croyance au Diable, en durant plusieurs siècles, a consolidé le
pouvoir de l'Église : "Si vous ne vous soumettez pas aux bien-pensants, c'est que
vous avez pactisé avec le Diable." On peut donc penser que l'épidémie
d'attentats qui détruit le Proche-Orient et frappe l'Occident constitue une
tentative de dictature religieuse. Le problème est que cette minorité, follement
riche, peut se payer d'excellents techniciens, des armées de mercenaires, des
informaticiens de haut-niveau, des journalistes talentueux et de très bonnes
écoles religieuses où, depuis 20 ans, on fanatise les enfants dés la maternelle. J'ai
vu à la télévision libanaise, tous les soirs un feuilleton reprenant le Protocole des
Sages de Sion qui avait permis aux nazis de déclencher des pogroms. J'ai vu des
dessins animés où on expliquait aux tout-petits que les Juifs mangeaient le cœur
des enfants arabes. Les excellents techniciens font des montages qu'ils envoient
à toutes les télévisions du monde, gouvernant ainsi l'opinion des masses. Il y
aura toujours des paumés mal développés, des flottants mal accueillis, et des
esprits totalitaires heureux de mordre à cet hameçon.
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De tous temps, les médias ont constitué un outil pour manipuler l'opinion. Au
Moyen-Âge le colporteur, par ses récits, provoquait des rumeurs. Hitler prenait
des leçons de posture avec un chanteur d'opéra qui lui apprenait les gestes qui
déclenchent l'émotion, comme Charlie Chaplin nous l'a démontré dans son film
"Le Dictateur" (1939). Le photographe Hoffman composait de magnifiques
photos d'Hitler entouré de merveilleux jeunes gens désireux de mourir pour
sauver la belle culture aryenne. Et la cinéaste Leni Riefenstahl, mettait en scène
un beau peuple de surhommes blonds qui allait apporter mille ans de bonheur à
l'Humanité, à condition de bien obéir au chef et de ne pas penser.
Le sénateur Mc Carthy aux États-Unis, de 1950 à 1954, avait lui aussi déclenché
une épidémie de croyances en une invasion communiste. Grâce à des mises en
scènes filmées et régulièrement diffusées à la télévision américaine, il avait affolé
le peuple. Grâce à une avalanche de dénonciations, quatre millions d'Américains
ont perdu leur emploi, et quelques uns sont morts sur la chaise électrique et tous
ceux qui hésitaient à participer à la chasse aux communistes étaient considérés
comme des traitres.
Pendant la Seconde Guerre mondiale, en France, en Allemagne et dans plusieurs
pays européens, ceux qui allaient au commissariat pour dénoncer des Juifs
étaient héroïsés: ils touchaient une prime équivalente à 300 euros quand ils
dénonçaient "un Juif important" et 50 euros pour un enfant. On les admirait.
Ces épidémies de croyance ont toutes été déclenchées par de petits groupes qui
désiraient prendre tout le pouvoir, religieux, idéologique, financier et parfois
même scientifique. Lyssenko a tenté de révolutionner la génétique grâce à son
amitié avec le plus grand savant de tous les temps : le camarade Staline.
Il existe une situation quasi-expérimentale du déclenchement d'une épidémie
psychique et de son arrêt possible : il s'agit des épidémies de suicide. Elles ont
probablement toujours existé, mais la première épidémie décrite fut celle de
"l'effet Werther". Quand Goethe a publié en 1774, "Les souffrances du jeune
Werther", où le héros se suicide parce qu'il a été éconduit par la douce Charlotte,
l'événement artistique provoqua une telle émotion qu'il fut suivi de nombreux
suicides de jeunes gens. Ils s'habillaient et se coiffaient comme Werther,
exprimaient leur désespoir affectif, puis se tiraient une balle dans la tête, comme
l'avait fait le héros de Goethe. L'épidémie fut tellement contagieuse que les
maires des grandes villes décidèrent d'interdire le livre.
À partir des années 1970, des travaux épidémiologiques ont cherché à vérifier
l'effet Werther. En effet, dans les mois qui ont suivi le suicide de Marilyn Monroe
en avril 1962, il y eu une nette augmentation des suicides. Le même phénomène
est régulièrement chiffré après le suicide de belles actrices ou de chanteuses à
succès.
Le modèle infectieux propose une métaphore pour expliquer ce phénomène à la
fois individuel et socio-culturel : quand un agent infectieux circule dans l'air ou
dans l'eau, les sujets fragiles sont les premiers infectés. Quand le chanteur Leslie
Cheung s'est jeté d'un immeuble de Hong-Kong, on a noté la semaine suivante,
entre le 2 et le 9 avril 2003, 1.243 suicides identiques. Même constat pour les
épidémies de suicides par le feu, le gaz carbonique, ou certains médicaments.
Les Berseks scandinaves et les Amok asiatiques ont-ils subi le même effet ?
Le mode narratif participe fortement à la contagion. Quand la suicidée est belle
et émouvante comme Romy Schneider, quand le journaliste raconte l'histoire
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d'un homme méritant qui se suicide parce que la société n'a pas reconnu sa
valeur, ce type de récit est suivi d'effet Werther. En revanche la brute conjugale
qui tue sa femme puis se suicide, ne provoque aucune contagion parce que la
réprobation empêche l'identification. Beaucoup de paumés de banlieues se sont
identifiés à Mohamed Merah parce que ses crimes et son "suicide" mettaient en
scène leurs propres fantasmes : la revanche des humiliés.
Aujourd'hui, quand les armées occidentales vont au feu, on note trois fois plus de
morts par suicide après le retour au camp. Lors des premières guerres Israéloarabes, les journalistes glorifiaient les soldats qui se suicidaient, autant que ceux
qui étaient mort au combat. La courbe de suicides augmentait régulièrement.
Sam Tyano, psychiatre à Tel-Aviv, invita les journalistes à modifier la manière
dont ils parlaient de ces morts. Deux ans plus tard, la courbe des suicides avaient
nettement chuté.
Depuis Durkheim, sociologue à la fin du XIXe siècle, on sait que tout
bouleversement social provoque un pic de suicides, même quand il s'agit d'une
amélioration, comme on le note en Chine. Mais il faut préciser qu'au cours de ce
phénomène social, ne se suicident que ceux qui ont été vulnérabilisés au cours
de leur développement éducatif précoce. La métaphore infectieuse est désormais
confirmée : un microbe verbal se propage par les récits culturels, mais ne
contamine que les individus qui ont été fragilisés par une carence éducative
familiale ou culturelle précoce.
Quand Jeannette Bougrab, pour le gouvernement précédent, m'a réclamé un
rapport sur le suicide des enfants en France, certains journalistes m'ont
questionné le jour même sur ce que j'allais dire dans ce rapport, me demandant
ainsi de conclure avant d'avoir commencé à travailler. La plupart des journalistes
et des décideurs politiques ont joué le jeu en parlant non plus de suicides, mais
en insistant sur la prévention du suicide. Ce narratif a fourni les preuves de son
efficacité où les associations jouent un rôle majeur.
Avant de parvenir à cette politique d'apaisement, il a fallu argumenter avec
d'autres journalistes et cinéastes qui voulaient faire des films sur le suicide. Je
pense à cette vidéo où l'on voyait une jolie adolescente couler au fond d'une eau
verte, tandis que ses cheveux blonds et sa robe bleue flottaient joliment autour de
la noyée. Je pense à ce journaliste à qui je demandais de remplacer l'expression
"courage de se suicider" par "crise suicidaire" qu'on pouvait apaiser par un
simple coup de téléphone. Vexé, il m'a répondu : "Je connais mon métier."
Nous vivons actuellement une période critique. Les épidémies de croyances sont
régulières et meurtrières dans toute l'histoire humaine. L'argent fou du ProcheOrient et la mondialisation instantanée des informations donnent à ces
épidémies une puissance immense. Les musulmans payent très cher cette
catastrophe culturelle, et nous aussi.
Il y aurait deux mauvaises solutions :
Ne pas riposter
Trop riposter.
Ne pas riposter reviendrait à laisser le pouvoir aux Jihadistes. Trop riposter
reviendrait à employer les mêmes armes qu'eux pour déclencher des guerres de
religion en Occident, comme, elles existent au Proche-Orient, ce qui donnerait le
pouvoir aux régimes totalitaires.
Peut-être pourrait-on résister à cette épidémie :
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En augmentant la solidarité de toutes les religions.
En luttant contre les carences éducatives et culturelles des jeunes.
En développant la connaissance des autres cultures.
Et en s'entrainant, nous tous, à l'exercice du jugement afin de ne pas
se laisser fanatiser.
Pas facile, mais pas impossible.
L'histoire des cultures a toujours été enrichie quand elle parvenait à résoudre ces
problèmes.
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Lacombe Lucien de Louis Malle
Louis Malle, né le 30 octobre 1932 à Thumeries (Nord) et mort le 23 novembre
1995 à Beverly Hills, est un cinéaste français.
Né à Thumeries dans le Nord en 19321 au milieu d'une fratrie de trois frères et
deux sœurs, Louis Malle est issu d'une grande famille d'industriels du sucre : son
père, Pierre Malle (1897-1990), ancien officier de marine, est l'époux de la sœur de
Ferdinand Béghin, Françoise (1900-1982)2. Les deux hommes sont directeurs de
l'usine Béghin-Say de Thumeries.
Il grandit dans le milieu de la grande bourgeoisie et traverse l'Occupation dans
différents internats catholiques dont celui qu'il évoque plus tard dans Au revoir
les enfants. Dès l'âge de 14 ans, il s'initie à la réalisation avec la caméra 8 mm de
son père. Il pense étudier les sciences politiques à l'Université de Paris mais c'est
à ce moment que germe sa carrière de cinéaste. Il est reçu au concours de
l'IDHEC.
Trois ans plus tard, en 1974, Lacombe Lucien provoque une autre controverse. Le
film décrit le progressif engagement d'un jeune homme désœuvré dans la
collaboration après une tentative avortée d'entrer dans laRésistance. Là encore,
Malle ne porte aucun jugement, et montre un individu dont l'engagement est
essentiellement dû au hasard des circonstances. Même si une partie de la critique
salue le film comme un chef-d'œuvre, une autre reproche au réalisateur de ne pas
avoir vécu assez durement la guerre et juge son travail comme un affront à la
mémoire des Résistants.
—
Lacombe Lucien : Un film français de Louis Malle (1974). 2 h 12 min - Analyse
de Benjamin Delmote
Louis Malle, âgé seulement de 13 ans à la Libération, affirme avoir été
profondément marqué par la période de l'Occupation, et, après Lacombe
Lucienen 1973, il consacrera d'ailleurs un autre film à cette période trouble, Au
revoir les enfants. Si ce dernier film est directement inspiré de ses souvenirs,
l'inspiration de Lacombe Lucien est plus diffuse. Dès 1954, sa rencontre fortuite
avec Pierre-Antoine Cousteau (le frère du commandant) produit sur lui un effet
étrange : Malle est frappé par le discours toujours doctrinaire et monstrueux de
cet ancien collaborateur finalement libéré de prison. Quelques années plus tard,
au cours d'un reportage sur la guerre d'Algérie, il rencontre un jeune aspirant
d'apparence anodine, plutôt gentil et timide ; mais il se rend compte au fil de leur
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discussion que ce dernier est officier de renseignements, et donc chargé des
tortures. Là encore, Malle se retrouve confronté à un discours d'autojustification
dont l'aveuglement le surprend. En 1971, la révélation de l'affaire des halcones, au
Mexique, conduit Malle à tenter de rédiger un premier scénario : les halcones
étaient des enfants du sous-prolétariat, des jeunes gens souvent perdus et
misérables que la police utilisait pour renverser les manifestations d'étudiants.
Ces miliciens payés agissaient avec un zèle consternant. Malle a finalement dû
abandonner son projet, mais, rentré en France en 1972, il essaye de transposer
son sujet pendant la période de la guerre d'Algérie, avant de situer finalement
son histoire sous l'Occupation, dans le Lot, où il possédait une maison. Peu à
peu, l'histoire de Lucien prend forme et Malle a fait appel au romancier Patrick
Modiano pour la renforcer.
Le scénario était en fait bien plus que vraisemblable : un paysan du Lot a en effet
raconté à Louis Malle l'histoire d'« Hercule », un jeune homme de très petite
taille, affecté d'une malformation, qui avait été payé par la Gestapo pour infiltrer
un maquis de la région. Malle s'est même rendu compte que sa propre maison,
acquise après guerre, avait été le théâtre de cette histoire.
L'histoire
Juin 1944, dans une petite préfecture du Sud-Ouest. Fils de paysans, Lucien
Lacombe fait des ménages dans un hospice. Ne pouvant rester chez lui, il tente
de rejoindre le maquis, mais est refusé par l'instituteur qui le commande. Une
banale crevaison de vélo le conduit finalement dans les locaux des auxiliaires
français de la police allemande. Les policiers lui soutirent facilement le nom du
responsable du maquis et Lucien se retrouve embrigadé dans la police
allemande. Le jeune homme jouit du pouvoir qui lui est dorénavant conféré. Il
rencontre Albert Horn, un tailleur juif caché dans la région, et profite de son
autorité pour s'installer chez lui et séduire sa fille, France, dont les sentiments et
les réactions demeurent ambigus. Horn va finalement se livrer lui-même à la
Gestapo, sans que Lucien ne puisse l'en empêcher. Un concours de
circonstances amène Lucien à sauver France et sa grand-mère, alors même qu'il
s'apprêtait à les emmener lors d'une rafle. Tous trois s'enfuient et s'installent
dans une ferme abandonnée. Un carton nous apprend l'arrestation et la
condamnation à mort de Lucien après la Libération.
La démarche
Expliquer...
Repérez comment, durant toute la première partie surtout (jusqu'à l'engagement
de Lucien dans la police allemande), le film égraine les différentes raisons qui
pourraient expliquer l'engagement de Lucien. Comment le hasard dicte-t-il en
partie l'attitude de Lucien et comment est-il suggéré dans le film ?
Le contexte familial et social. C'est celui d'un milieu paysan âpre, rude, violent et
inculte. Pour l'évoquer, le film procède en une succession de séquences
descriptives, souvent peu, voire non dialoguées. Le quotidien de Lucien apparaît
à travers le travail laborieux et aliénant (à l'hospice et à la ferme), des rapports
humains frustes et âpres (avec sa mère et le compagnon de celle-ci), et la cruauté
à l'égard des animaux (on le voit tuer un oiseau, une poule et faire un carnage
lors d'une chasse au lapin).
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Le contexte psychologique. Loin d'expliquer de manière didactique la psychologie
du personnage, on remarquera comment le film se contente de faire sentir, à
travers un certain nombre de détails parfois anodins, des éléments du caractère
de Lucien. Le film parvient notamment à suggérer l'importance prise par
l'absence du père (prisonnier) dans la constitution du personnage. Rejeté par sa
mère et le compagnon de celle-ci, Lucien semble être à la recherche d'une figure
paternelle (on le voit aller vers l'instituteur, puis M. Tonin, puis M. Horn) ; par
ailleurs, une simple remarque de Lucien indique qu'il semble attendre le retour
du père comme le fait qui marquera le rétablissement de l'ordre (« Quand il
reviendra, ça va barder »). Ce sont également des remarques isolées ou des
questions frappantes de naïveté qui suffisent à faire percevoir l'inculture et
l'absence totale de repères du personnage : ainsi le « Qu'est-ce que c'est un
franc-maçon ? » ou encore « Vous êtes la maman de M. Tonin ? ». La socialité
fruste de Lucien apparaît dans la répétition du motif de l'offrande (argent,
champagne, bouquet de fleurs, montre à gousset). Tout se passe comme si le
simple fait d'offrir de l'argent ou un objet était pour Lucien une manière de tout
régler. Lorsqu'il donne la montre à gousset à M. Horn, il semble presque
« acheter » France. Des tournures de phrases (« M. Untel dit que... ») révèlent
son incapacité à penser par lui-même et son acceptation absurde de l'autorité
d'autrui : « M. Faure dit que les juifs sont les ennemis de la France. » La
culpabilité et le sentiment d'infériorité qui résultent de cette inculture sont
perceptibles à travers une simple réaction : lorsqu'il ment à France et M. Horn en
prétendant d'abord être étudiant, puis en devenant violent lorsqu'il est incapable
de le prouver. Cet exemple permet d'ailleurs d'entrevoir l'idée suivante : la
jouissance violente du pouvoir est la seule solution que Lucien trouve face à ses
frustrations. Autres exemples permettant de suggérer cette idée : il tue
gratuitement un oiseau pour oublier un temps son travail d'homme de peine à
l'hospice, il massacre des lapins lorsqu'il est contrarié.
Le hasard. Le hasard se donne sous la forme d'un événement fortuit, à savoir une
banale crevaison à vélo, dont l'importance apparaît dans la structure même du
film : toute la première partie est en effet structurée par les deux trajets à vélos de
Lucien. À ces deux trajets correspondent deux types de « causes » permettant
d'expliquer son engagement. Le premier trajet, qui ramène Lucien à la
campagne, nous permet d'entrevoir les causes profondes, sociales et
psychologiques, de son futur engagement. La crevaison, lors du second trajet,
apparaît en revanche comme une cause totalement fortuite, un simple accident
qui va néanmoins précipiter le destin du personnage et l'amener à entrer dans la
police allemande.
... sans jamais justifier
Confrontez cette énumération de causes au constat suivant : le parcours de
Lucien demeure énigmatique et rien ne permet de justifier son engagement dans
la police allemande. Montrer comment la mise en avant de la mécanique causale
qui amène Lucien à travailler pour la police allemande demeure incapable de
légitimer son parcours.
Le hasard est une cause fragile. L'importance donnée au hasard relativise en fait
toute tentative d'explication : l'épisode de la crevaison inscrit une fragilité au
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cœur de la causalité qui régit le parcours de Lucien. La séquence où cette
crevaison a lieu constitue en effet une charnière entre celle où il tente de
rejoindre le maquis et celle où il passe dans le camp des collaborateurs. La
structure même du film semble donc indiquer que Lucien glisse de l'autre côté
de la « barrière » en raison d'une banale crevaison. Cette possibilité incroyable de
s'engager sur des voies aussi divergentes, par un simple hasard, inscrit une
contingence vertigineuse dans l'existence de Lucien (lire « Le document »). Cette
fragilité de la « frontière » est d'ailleurs mise en avant par la répétition d'un motif
de mise en scène : Lucien apparaît très fréquemment devant une porte (chez
Horn, dans l'hôtel occupé par les collaborateurs...), dans l'encadrement d'une
fenêtre (celle de sa propre ferme), d'un portail (celui de l'hôtel où résident les
collaborateurs). Les « passages » rythment le parcours de Lucien, et il glisse d'un
côté à l'autre de la barrière aussi facilement qu'on franchit une porte.
Pas de contrainte : la responsabilité de Lucien. Le film ne permet jamais d'enlever
à Lucien la responsabilité de ses actes. D'abord, les causes évoquées, qu'on les
examine séparément ou dans leur ensemble, ne sont jamais directement
déterminantes. Ensuite, le film insiste tout du long sur l'ambiguïté foncière du
personnage, et souligne à plusieurs reprises la bêtise et la cruauté des actes
accomplis : remarquons son sourire sadique lorsqu'il détruit le bateau du fils du
chirurgien, ou la satisfaction qu'il tire de son pouvoir (notamment lorsqu'il
présente ses papiers ou sort son arme). Enfin, le personnage refuse obstinément
tout « rachat » : il s'obstine dans le sadisme malgré la proposition du résistant
arrêté ; ou encore, lors de l'arrestation de France, il semble d'abord accepter la
situation et ne change d'attitude qu'après l'épisode de la montre.
La banalité du mal
Montrez en quoi le parcours du Lucien pourrait relever d'une forme de « banalité
du mal », c'est-à-dire une compréhension du mal qui ne renvoie pas à une
volonté démoniaque, mais à l'absence de pensée chez l'être humain.
L'horreur « normalisée ». Il convient ici d'analyser la façon dont s'opère
l'engagement de Lucien. Cet engagement n'est en effet pas présenté comme
l'adhésion consciente à une idéologie, mais comme un glissement progressif et
non réfléchi. Après qu'on lui a facilement soutiré le nom de l'instituteur, Lucien
se réveille et se retrouve plongé dans la banalité du mal : autour de lui M. Tonin
et Mlle Chauvelot se comportent comme s'ils effectuaient des tâches très
« normales ». Lucien accepte un travail qui pourrait sembler anodin (ouvrir les
enveloppes), et voit M. Tonin s'en aller torturer l'instituteur les mains dans les
poches et en sifflotant, comme d'autres vont au bureau. Autrement dit,
l'apparence de « normalité », conjuguée à la bienveillance de M. Tonin à son
égard, semble suffire à éteindre tout scrupule chez ce jeune homme inculte et
fruste.
La banalité du mal comme absence de pensée. Lucien semble ne jamais réfléchir
aux conséquences de ses actes. Il demeure rivé à une sorte d'immédiateté
instinctive et presque animale. D'abord, il convient de remarquer l'aspect le plus
souvent impulsif de ses actes ; ainsi de la séquence du meurtre du soldat
allemand (voir « La séquence ») : Lucien réagit brusquement, davantage sous le
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coup des rapports de force que par conscience morale. Par ailleurs, la séquence
où on le voit tirer sur un lapin pendant l'assaut d'un maquis suggère l'idée
suivante : pour lui, il semble n'y avoir aucune différence entre tuer un homme et
tuer un animal. Il fait son « boulot », comme il dit, sans jamais s'interroger
davantage. L'idée d'être un traître et même un « salaud » ne semble jamais
l'effleurer ; comme si le plaisir du petit pouvoir suffisait à étouffer toute prise de
conscience.
La mise en scène de l'ambiguïté et du mystère
Quel point de vue le réalisateur semble-t-il porter sur son personnage ? En quoi
s'avère-t-il incapable de justifier le parcours de Lucien ? Montrez
l'impénétrabilité des êtres dépeints. Décrivez l'ambiguïté des motivations et des
relations entre les personnages.
Les étranges rapports qui lient Lucien, M. Horn et France. Les relations entre les
personnages demeurent très ambiguës. On peut notamment remarquer que visà-vis de M. Horn, Lucien semble à la fois se confronter à la figure d'un père,
rechercher l'assentiment d'un beau-père, et jouir du pouvoir qu'il peut exercer
impunément sur lui. Les rapports de force entre Lucien et Albert Horn prennent
souvent une forme étrangement étouffée et tacite que révèlent certains motifs de
mise en scène : l'intrusion presque « forcée » de Lucien, qui passe la porte des
Horn comme s'il était chez lui ; ou encore l'insistance avec laquelle M. Horn
ferme à chaque fois la porte de la pièce où se trouve France, pour la cacher à la
vue de Lucien. Les sentiments de France à l'égard de Lucien sont autant de
contradictions : volonté de l'utiliser pour s'enfuir avec son père ? Désir de
s'opposer à l'autorité paternelle ? Déni de sa judaïté ?
Le silence et les gros plans. Le film joue beaucoup sur la lourdeur du silence,
aussi bien pour signaler les rapports de force que pour intensifier les
confrontations : par exemple le silence obstiné de la grand-mère. Dans les
moments décisifs du film, cette utilisation du silence est souvent associée à celle
d'un gros plan. L'effet rendu est assez saisissant : les regards prennent une
intensité et une complexité incroyable, suggérant les sentiments les plus
contradictoires. Ainsi des regards silencieux que France jette à Lucien lors de
son arrestation, ou lorsqu'elle se lave dans la rivière.
Les « hiatus ». Le caractère impénétrable des personnages apparaît notamment
dans ce que Malle appelle des « dérapages, des hiatus psychologiques » (Louis
Malle par Louis Malle). Lucien multiplie ainsi les actes contradictoires, impulsifs
et imprévisibles : lorsqu'il salue soudain Horn militairement et lance un « Vive la
France » pour le moins étrange. Ou encore lorsqu'il tue subitement le soldat
allemand puis s'enfuit avec France et sa grand-mère. Albert Horn est parfois tout
aussi déroutant : il se rend de lui-même dans les locaux de la Gestapo. On
pourrait également parler de « hiatus » pour qualifier le montage de la fin du
film : Malle abandonne la linéarité des séquences qui précédaient et crée une
impression étrange, presque onirique, par un enchaînement de plans qui éclatent
le récit et surprennent même par leur caractère parfois inquiétant (notamment la
vision de France brandissant une pierre au-dessus de Lucien) : le caractère
énigmatique du film culmine dans ce montage final.
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L'impression de vérité
Dégagez les grands éléments qui permettent de donner au film une impression
de vérité à la fois forte et troublante.
La brutalité descriptive. Par-delà le souci de reconstitution historique (décors,
costumes, documents sonores d'époque), et outre l'interprétation très naturelle
de Pierre Blaise (ce n'est pas un acteur professionnel, mais un paysan de la
région), le film se caractérise par ce qu'on pourrait appeler sa « brutalité
descriptive » : entre documentaire et fiction, le film suit son personnage, décrit
son quotidien. Il ne juge jamais à la place du spectateur, mais place directement
ce dernier face à l'altérité que représente Lucien. Le film choisit ainsi de solliciter
brutalement le spectateur en le confrontant à une histoire à la fois déroutante et
consternante. En retirant ainsi au spectateur le confortable rapport distancié qu'il
pourrait entretenir, le film crée une impression de « choc réaliste ».
La vérité de la contradiction. L'impression de réalisme et de vérité provient
également de la façon dont le film intègre la contradiction et l'énigme. En
refusant les explications unilatérales et en entretenant l'ambiguïté des
personnages, il leur donne une vérité qui est celle de la profondeur. On pourrait
dire que les « hiatus » évoqués plus haut rendent paradoxalement les
personnages peut-être plus crédibles encore. On pourra ici se référer à ces
quelques propos de Louis Malle : « Lorsqu'à la fin du film, Lucien vient arrêter
France et la grand-mère avec un sergent allemand, celui-ci vole la montre du
père. Lucien brusquement l'abat, et s'enfuit avec les deux femmes. Ce
retournement est absurde, si l'on veut, mais je le crois profondément vrai. »
(Louis Malle par Louis Malle).
La réception du film et le thème de l'Occupation au cinéma
La sortie du film, en 1974, a été mouvementée. Il a d'abord été accueilli par une
très bonne critique du Monde, mais très vite, une polémique s'est installée, et
Louis Malle raconte que ce même journal, qui avait qualifié le film de chefd'œuvre à sa sortie, évoquait quatre jours plus tard sa dangerosité (Conversations
avec Louis Malle). La gêne ressentie était morale et politique. La réaction morale
peut se lire notamment dans un article de Jean Delmas (Jeune Cinéma, mars
1977), lequel semble profondément choqué par l'ignominie du personnage
principal, qu'il qualifie de « salaud », de « pauvre type », ou encore de « con ». La
réaction de rejet de Delmas à l'égard du personnage est tellement viscérale qu'il
va jusqu'à critiquer moralement le film même, en dénonçant sa complaisance à
l'égard de Lucien. Sans doute ce déplacement est-il erroné, car le film ne justifie
jamais son personnage. Mais on peut comprendre la réaction de Delmas comme
une conséquence de la « brutalité descriptive » du film (voir « La démarche :
L'impression de vérité ») : brutalement confronté au personnage, abandonné face
à la description de ce parcours ignoble, le spectateur peut-être amené à rejeter le
film dans son ensemble. Quant à la réaction politique au film (qui a partie liée à
ce rejet moral), Louis Malle estime qu'elle a pour origine la remise en question
de l'histoire « officielle », posée dès l'après-guerre, d'une France dressée d'un
seul tenant face à l'occupant nazi. Pour Louis Malle, le film contrevenait autant
au mythe gaulliste qu'il dérangeait les communistes, pour lesquels « il était
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inconcevable qu'un membre de la classe ouvrière ait collaboré » (Conversations
avec Louis Malle).
De fait, la polémique suscitée par le film accuse son originalité dans un paysage
cinématographique globalement marqué par ce que Jacques Siclier nomme le
« mythe d'une France presque unanimement résistante ». Dans le chapitre XVI
de La France de Pétain et son cinéma, Jacques Siclier s'attache en effet à montrer
comment le cinéma, dès l'après-guerre et jusqu'à nos jours, a contribué à
façonner le mythe de l'élan national, en occultant souvent la description de la
France de Pétain, au profit du récit des épisodes glorieux de la Résistance. La
mémoire de ces actes de résistance, dont l'exemplarité force le respect, est bien
sûr extrêmement utile ; et nombreux sont les films remarquables qui ont pour
sujet la Résistance (citons par exemple L'Armée des ombres (1969), de Jean-Pierre
Melville). Reste que le cinéma français a souvent eu du mal à évoquer la période
de l'Occupation et de la collaboration, soit qu'il en reste à l'évocation édifiante
des héros (par exemple un film comme Paris brûle-t-il ? (1966), de René
Clément, superproduction à la gloire de la Libération de Paris) ; soit qu'il se
complaise dans ce que Siclier nomme la « comédie lourdement burlesque ». Un
des exemples mentionné est Mais où est donc passée la septième compagnie ?
(1973), une comédie de Robert Lamoureux où les nazis sont tournés en ridicule
et où l'on vante « la débrouillardise du Français moyen ». Pour éluder la réalité de
la collaboration de l'État, des formes de censures ont même existé : ainsi Alain
Resnais a-t-il dû recouvrir de gouache le képi d'un gendarme français qui
apparaissait dans un plan de Nuit et Brouillard (1955) - un plan où l'on montrait
le camp de « rassemblement » de Pithiviers. Des pressions ont également été
exercées pour relativiser l'évocation amère de la vie des Français et de la lâcheté
ordinaire sous l'Occupation : c'est ainsi qu'une fin « heureuse » (d'ailleurs très
artificielle) a été imposée à Claude Autant-Lara pour son film La Traversée de
Paris (1956). Le Chagrin et la Pitié (1971) marque un tournant important dans la
remise en question du mythe de l'élan national. Ce film de Marcel Ophuls, qui
mêle entretiens et documents historiques, évoque directement et frontalement la
période de l'Occupation en se focalisant sur l'exemple d'une ville, ClermontFerrand. Mais là encore, le film a bien failli souffrir d'une forme de censure très
pernicieuse, dans la mesure où l'ORTF a refusé sa diffusion. Il n'a pu être vu du
public français que grâce à une diffusion en salles, à laquelle Louis Malle a
d'ailleurs collaboré, en tant que distributeur.
Le document
L'anecdote, plutôt saisissante, que raconte Louis Malle dans ce texte, a contribué
à l'inspiration du réalisateur. Elle met en évidence le retournement lourd de
conséquences que peut provoquer un événement hasardeux.
Jean-Pierre Melville m'avait raconté une histoire qui m'avait encouragé à
faireLacombe Lucien. Melville était un grand résistant. Un jour, il avait pris le
train pour aller de Bordeaux à Paris - ce devait être en 1943 - avec un ami, qui
était également dans la Résistance ; à cette époque les trains étaient d'une
lenteur désespérante, ils s'arrêtaient partout. Dans leur compartiment, il y avait
un jeune homme. La conversation s'était engagée et il leur avait dit qu'il tenait
absolument à se conduire en patriote et qu'il allait s'engager dans les Waffen SS.
Il irait combattre les communistes sur le front russe. Il débordait
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d'enthousiasme : « C'est pour mon pays que je vais faire ça. » Avant l'arrivée à
Paris, ils avaient réussi à le retourner complètement ; il était entré dans la
Résistance et était devenu un héros. Ils avaient su le convaincre qu'il allait
commettre une terrible erreur : « Si vous êtes un patriote, il ne faut pas pactiser
avec les Allemands. » Dans un sens, cette histoire est presque trop belle. Elle est
pourtant typique. Au cours de mes recherches, j'avais découvert une famille où il
y avait deux frères : l'un était dans la Résistance, l'autre dans la Milice.
Curieusement, le commandant Cousteau était dans la Résistance et son frère,
Pierre-Antoine Cousteau, un journaliste très connu, a été arrêté et condamné à
mort après la guerre ; il écrivait dans l'hebdomadaire Je suis partout, il y tenait
une chronique.
FRENCH Philip, Conversations avec Louis Malle,
traduit de l'anglais par Martine Leroy-Battistelli, Denoël, 1993.
La bibliothèque
MODIANO Patrick, MALLE Louis, Lacombe Lucien, Gallimard, coll. « NRF »,
1974. Le scénario du film.
Louis Malle par Louis Malle, éditions de L'Athanor, 1979. Une autobiographie
passionnante, dans laquelle l'auteur commente abondamment ses films et son
métier de cinéaste.
FRENCH Philip, Conversations avec Louis Malle, traduit de l'anglais par
Martine Leroy-Battistelli, Denoël, 1993 (à consulter en bibliothèque). Un
complément très intéressant à l'ouvrage précédent.
PRÉDAL René, Louis Malle, Edilig, 1989 (à consulter en bibliothèque). Un
ouvrage d'analyse très complet sur l'œuvre du cinéaste.
SICLIER Jacques, La France de Pétain et son cinéma, Ramsay, 1990. Une analyse
historique et cinématographique très complète.
« Lacombe Lucien », critique de Jean Delmas, in Jeune Cinéma, mars 1977. À lire
pour comprendre la réaction de rejet très vive que le film a pu susciter après sa
sortie.
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