Tome 1

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Tome 1
Tome 1
EPICE
Résumé : Un adage dit que s’il y a plusieurs façons de faire une chose, dont l’une
d’elles conduit au désastre, il se trouvera forcément quelqu’un, quelque part, pour
utiliser cette méthode. Ce « quelqu’un », c’était Neil.
Terrifié à l’idée de faire un coming out dans son nouveau lycée, Neil Archer
Murphy est prêt à recourir à un stratagème extrême : se faire passer pour une fille. Il
ignore alors que son travestissement le mènera aux devants d’ennuis
abracadabrantesques, menaçant de plonger le monde dans le chaos.
Constance City est une ville imaginaire du Nebraska, créée pour les besoins de cette
histoire. Ceci est une œuvre de fiction. Les personnages, lieux et évènements décrits dans ce
récit proviennent de l’imagination de l’auteur ou sont utilisés fictivement. Toute
ressemblance avec des personnes, des lieux ou des évènements existant ou ayant existé est
entièrement fortuite.
Réflexion – tome 1
*Prologue*
Neil contempla son maigre « équipement ». Il n’était pas très fourni, mais
hautement dangereux. Si cet homme tombait dessus, il allait se faire descendre.
À la question pourquoi rangeait-il du matériel hypothétiquement létal dans le
dernier tiroir de sa commode sous une fausse cloison, Neil Archer Murphy vous
répondrait : par nécessité. Ça devenait un mal nécessaire. Nécessaire à sa survie.
S’il voulait survivre une année entière dans son nouveau lycée, il n’avait plus le
choix. Il devait se transformer. Devenir la seule autre « entité » acceptée dans un
établissement scolaire après les adultes et les garçons : une fille.
Il ne fallait pas crier à la folie. Sa décision avait été murie. Non qu’un fou ne
réfléchisse pas longuement. Mais son raisonnement était né des suites d’un séjour
estival dans un hôpital, quand les autres savouraient les joies des vacances. Son carnet
de voyage à lui n’évoquait que l’asepsie des salles, l’odeur du détergent, de la maladie, et
les allers-retours chez le kiné pour des séances de rééducation.
*o*o*
La dernière campagne de brimades lancée contre Neil avait été particulièrement
violente. Les adultes avaient tous pris cela pour un accident. Vu qu’il avait fini avec les
deux jambes dans le plâtre, ç’en était un. Pourtant ça n’avait d’accident que l’apparence…
Depuis toujours, la providence était du côté de ses tortionnaires. Neil ne pouvait
pas les dénoncer, car le prix à payer était trop grand. Il se passerait volontiers d’un
spectaculaire outing.
Le fait qu’il vive sous le même toit qu’un macho au tempérament violent, bourré
de préjugés et d’idées reçues, le mettrait en situation fort critique, s’il venait à faire son
coming out. De toute façon, il ne le désirait pas. Ça n’empêcherait malheureusement pas
les autres de le faire pour lui, afin de légitimer une fois pour toute la raison pour laquelle
il était leur souffre-douleur depuis le collège.
Il ne pouvait compter sur le soutien de sa mère. Il était inexistant car elle n’était
jamais là dans les moments où il avait besoin d’elle. Sully Curtis, ex madame Murphy,
travaillait beaucoup de nuit. C’était à peine s’ils avaient le temps de se voir. Il partait
pour le lycée quand elle dormait, et rentrait quand elle partait. Il avait plus vu sa mère
durant son séjour hospitalier que durant le reste de l’année. Elle était infirmière, et
l’injustice de ce monde la reléguait de manière permanente en équipe de garde.
Clairement, ce n’était pas normal ! Le système de garde d’un hôpital était tenu de
faire tourner les praticiens. Ne serait-ce que pour leur permettre un rythme de vie
respectable. On ne pouvait pas être de garde à vie ! Neil n’en savait pas grand-chose mais
il en était convaincu. Malheureusement, la malchance était de famille. Sa mère avait
contrarié la mauvaise personne à ses débuts sur son lieu de travail.
Sully s’était mise à dos l’infirmière en chef du service de cardiologie. Neil détestait
cette femme. Il la soupçonnait d’être sadique. Pas juste une façon de parler, mais d’avoir
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Réflexion – tome 1
réellement une psyché de sadique. Si elle passait un test de Rorschach, on révèlerait
surement quelque chose de dangereux dans sa personnalité.
Bref, cette dernière entretenait une liaison avec le médecin-chef du même
service, un homme pourtant marié. Sur ses conseils viciés, celui-ci n’avait eu aucun mal à
remonter jusqu’aux ressources humaines pour nuire à sa mère. Ça n’avait pas été bien
compliqué, puisque le salaud se tapait aussi la gueuse occupant ce poste.
Aux dires de Sully, le cardiologue était quelqu’un de très influent dans la clinique
où elle travaillait, et de foncièrement mauvais. Elle plaignait les personnes devant
confier leur cœur à cet homme, dans tous les sens du terme. Il lui avait fait des avances,
et elle lui avait demandé d’accorder un minimum de respect à l’alliance qui brillait à son
propre annulaire. Il en serait sans doute resté là, si sa maîtresse n’avait pas mis son
grain de sel.
Heureusement, Sully n’était pas du genre à rechigner à la tâche. De plus, elle avait
cette particularité incongrue d’être plus à l’aise que le reste de son équipe en travaillant
de nuit. Les gardes ne la rebutaient pas. En espérant lui causer du tort, l’infirmière en
chef n’avait fait que la mettre dans sa zone de confort, à vrai dire. Bien que ce soit au
détriment de Neil.
Quelque part, il avait dû génétiquement hériter du destin maternel : s’attirer
l’antipathie de gens méchants et subir sans pouvoir rendre les coups. Et il fallait bien
qu’il arrive à saturation un jour, pour qu’il en soit réduit à se travestir…
Bien sûr, il allait aux devants de nombreux ennuis – d’un autre genre –, mais
attendez de savoir ce qui l’avait amené là, avant de le juger. Il était persuadé que les
conséquences de cette décision seraient un moindre mal, comparé à l’enfer que devenait
sa vie.
Tout partait du berceau. Tant qu’à faire, autant remonter aux origines. La nature
avait été ingrate envers lui, en le dotant d’un corps gringalet. En grandissant, il était
resté trop chétif pour paraître crédible aux yeux de ses tortionnaires. À un âge où l’on
gagnait peu à peu sa stature d’adulte, à 18 ans, il était aussi peu résistant qu’un
mollusque – dixit, ses camarades de classe.
Dans son cas, rendre les coups s’était révélé plus douloureux que prendre la fuite.
D’autant plus que ces barbares qui avaient juré sa perte se déplaçaient toujours en
bande, parfaits adeptes de l’idiome « l’union fait la force ».
Pour couronner le tout, Neil vivait dans une bourgade où les gens étaient étroits
d’esprit, et semblaient unis dans leurs stéréotypes jusque dans leur puritanisme. Un
lieu-dit au fin fond du Nebraska, situé encore plus à l’ouest que Scottsbluff, la ville la plus
à l’ouest du Nebraska. Autant dire, le trou du cul de l’État.
À l’école, aucun adulte ne levait le petit doigt pour lui venir en aide. Dans les
couloirs, les salles de cours et la salle des profs, les sous-entendus douteux à son sujet
avaient la vie belle. Sa gueule de tapette n’aidait pas à décrédibiliser ses détracteurs.
Mais nul ne pouvait être puni pour acte homophobe, quand personne ne le traitait
ouvertement de tafiole. N’est-ce pas ?
Pourtant, dire « pédé » n’était pas forcément le critère visible d’une homophobie.
Il y avait des attitudes intolérantes qui blessaient plus, et parlaient bien mieux que des
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Réflexion – tome 1
mots. Au fil des ans, la violence était allée crescendo. En parallèle, sa jauge de mensonges
n’avait cessé de grimper. Il fallait justifier ses ecchymoses, ses blessures, son angoisse
paralysante, et sa réticence à mettre les pieds en cours.
Aujourd’hui, cette jauge atteignait son stade critique, prête à exploser. Neil avait
le sentiment qu’il n’avait plus droit qu’à un seul mensonge. Le mensonge ultime. Le
mensonge qu’il espérait salutaire. Oui, il brûlerait sans doute en enfer pour avoir autant
menti. Mais n’était-il pas déjà voué aux flammes en étant ce qu’il était ? Destiné à périr
par sa naissance ? Parce qu’il n’avait pas choisi d’aimer les garçons, il était né ainsi. Mais
qui le croirait ?
Sa mère ? Difficile à dire. En parlant d’elle, la providence avait fini par se montrer
clémente à son égard. Elle était enfin sur le point de changer de lieu de travail, pour
avoir postulé dans un grand Centre Hospitalo-Universitaire en manque de personnel.
Neil ignorait si c’était une bonne chose que ce soit à plusieurs kilomètres de là,
carrément à l’opposé de leur bourgade. Dans tous les cas, son existence était sur le point
de connaître de nombreux rebondissements.
Constance City était une ville située entre celle de Bellevue et la mégapole
d’Omaha. Ce changement arrivait à point nommé, mais il l’appréhendait grandement.
Les aléas de la vie lui avaient appris beaucoup de choses, mais certainement pas d’être
optimiste. D’avoir foi en l’avenir. Même si une part de lui savait tout de même ce
qu’espérer signifiait. Combien de fois ne l’avait-il pas pratiqué ! L’espoir était un
connard.
Bref, par on ne sait quel miracle, Sully avait convaincu son homme de la suivre. Si
Neil n’avait « désespérément » cessé d’espérer une chose, c’était que sa mère ouvre enfin
les yeux et quitte ce type. Felix Navarre.
L’homme travaillait comme ouvrier dans le BTP (bâtiments et travaux publics).
Cela lui permettait sans doute une relative flexibilité. Felix tenait peut-être à sa mère, un
peu à sa manière, pour avoir accepté de quitter le petit confort de ses habitudes, son job,
et tout reprendre dans une ville inconnue et aussi grande que Constance City.
Hélas, si cet homme était attaché à sa compagne, le rejeton de celle-ci n’avait
jamais eu grâce à ses yeux. Neil savait qu’il avait toujours été une nuisance pour Felix. La
situation était telle que Sully avait abandonné l’idée de les « rabibocher ». Une sage
décision, dans un flot de décisions toutes plus désastreuses les unes des autres, en
commençant par celle de se mettre en couple avec ce type.
Pour Felix Navarre, Neil était un boulet qu’il avait accepté de trimballer au tout
début de sa relation avec Sully. Un boulet qui aujourd’hui l’agaçait sacrément et pesait
son poids depuis son treizième anniversaire. Voilà cinq ans que cette irritation se
nourrissait et grandissait. Neil se demandait si ce n’était qu’une coïncidence.
Les brimades à l’école avaient commencé dès sa première année au collège. Et à
l’époque il avait justement 13 ans. Le chiffre maudit. C’était comme si son beau-père
avait su ce qui s’était produit. Comme si sa tare était devenue visible dès l’instant où il
avait commis la maladresse de se confier à celle qu’il prenait pour sa meilleure amie :
Chelsea.
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Réflexion – tome 1
C’était fort possible que la rumeur ait traversé les murs de l’établissement. Dans
une bourgade aussi petite, où le lycée était commun avec le collège, il n’y avait rien de
surprenant à ce que tout se sût. « Neil aime les garçons » devait clignoter en lettres
fluorescentes sur son front. Dans le regard de Felix, il lisait constamment « tapette ».
Peut-être n’était-ce qu’un effet retors de son imagination. Mais même s’il n’avait pas été
un garçon anormal, cet individu ne l’aurait vu que comme une lopette.
Il était du genre famélique, la peau pâlotte, les côtes légèrement saillantes, le
ventre plat, des hanches étroite en plus d’une taille un peu marquée. Il faisait « fille »,
pour ne pas dire fillette, avec sa chevelure filasse brune lui tombant sur les épaules. Il
aurait aimé hériter de la chevelure opulente de sa mère, d’un brun lustré aux reflets
cuivrés, flamboyant presque au soleil. Sa mère était un délice pour les yeux. À côté, il
était un affront.
Neil détestait son reflet ; ce garçon qui le regardait à travers la glace de ses yeux
tristes, aussi gris qu’un temps pluvieux cafardeux. Peut-être aurait-il été un brin
« attrayant » s’il pratiquait un sport. Mais il manquait d’endurance, quoi qu’il fasse. On
l’avait exempté de sport, à ce propos.
Sa mère lui avait révélé qu’il était né trop tôt et que ses poumons n’avaient pas eu
le temps d’arriver à maturité. Quand il vous disait que ça remontait au berceau… il
mentait. Cette affaire datait de l’utérus maternel. Ce dernier avait jugé qu’il ne méritait
pas d’y séjourner neuf mois, comme l’aurait voulu la norme.
Malgré cela, Neil s’était raccroché à la vie de toute la force de ses petits poings, en
dépit de sa naissance prématurée. Il s’y raccrochait encore aujourd’hui, et
malheureusement ses poings n’avaient guère gagné en force. Tel était son réel souci. Il
ne vivait pas ; il se « raccrochait » à la vie. Bien que sa mère soutienne le contraire,
arguant qu’il était un champion. C’était d’ailleurs la signification de son prénom, dérivé
du gaélique Niall. Champion.
Son prénom était une arnaque. Il n’avait rien d’un champion. Pour commencer, il
ne s’intéressait pas aux sports « virils » – conséquence de violences subies lors de
matchs au primaire, l’ayant dégoûté de toute cette saine brutalité. Sans compter sa faible
condition physique qui le rendait un peu inapte à toutes les disciplines.
Il était possible que ce soit l’une des raisons du divorce de ses parents, à ses neuf
ans. Son père les avait probablement quittés, sa mère et lui, parce qu’il était né fardeau.
À sa décharge, l’homme avait tenu près d’une décennie…
Au fond de lui, Neil se disait qu’il ne récupèrerait jamais de son capital santé
comme certains enfants pourtant nés avant l’heure. À 18 ans, avec une virilité « zéro »,
c’était trop tard.
L’odeur de l’huile de moteur, des carburants en général, l’indisposait, quand ça ne
lui retournait pas l’estomac. Alors jouer au garagiste avec son beau-père pour qui
rétamer de vieilles voitures était une passion « de mec », était une hérésie.
La fumée du tabac le rendait malade, conséquence d’un long épisode asthmatique
durant sa tendre enfance, qui lui avait d’ailleurs fait manquer une classe au primaire.
Parfois Neil se demandait pourquoi sa mère avait choisi de sortir avec cet homme qui
fumait comme une cheminée. Pour lui faire payer le fait d’avoir été un gouffre financier
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Réflexion – tome 1
avec ses nombreuses crises d’asthme ? Elle était infirmière. Elle savait donc à quels
risques elle l’exposait en se mettant avec Felix.
Mais Sully avait jeté son cerveau aux orties lorsque son cœur s’était attaché à ce
mec qui jurait comme un charretier et considérait tout homme détestant le soccer, le
foot-américain ou le basket, comme une lopette. L’amour vous faisait faire des conneries.
Franchement ! Mais était-ce vraiment cela ? De l’amour ?
Après le divorce de ses parents, Neil n’avait pas supporté de voir sa mère si
démoralisée. Il n’avait donc opposé aucune réticence à ce qu’elle se lie à un autre
homme. Si ce dernier lui rendait son sourire – chose que lui avait échoué à faire du haut
de ses presque 10 ans –, il se montrerait conciliant. Il s’en était fait le serment, une nuit
où lui étaient parvenus les pleurs de Sully que l’oreiller n’étouffait plus.
Felix lui avait redonné le sourire, à l’époque où tout brillait, magnifié par les feux
de la passion. Il s’était par la suite révélé un gros cliché sur pattes, son homophobie
n’étant que la cerise sur le gâteau. Pour son beau-père, Neil était estampillé « tapette ».
De son timbre de voix naturellement écorchée, comme s’il avait un chat dans la gorge, à
son élocution que Felix jugeait trop guindée, façon « carpette-petit-bourge ». Texto.
Ce n’était pas sa faute s’il était friand de lecture. Allait-on aussi lui en vouloir
d’enrichir son vocabulaire de tous les classiques littéraires qu’il avalait ? Neil y voyait
une forme de complexe d’infériorité dissimulé.
Felix détestait son père, Sean Murphy – de qui il tenait son accent un brin
aristocrate –, pour les mauvaises raisons. Son beau-père exécrait le fait que l’ex de sa
meuf soit issu du milieu bourgeois. Tout son opposé. Il avait fini par comprendre que sa
mère avait dépeint son ex-mari comme le méchant de l’histoire.
Neil doutait que son beau-père ait jamais vu Sean, si ce n’est en photo. Mais son
aversion pour cet homme était palpable. Le fait d’avoir trouvé une belle femme abattue,
que le divorce avait complètement démoralisée, pesait certainement sur la balance. Il en
avait reporté le blâme sur l’homme qui l’avait mise dans cet état… Quoi de plus normal.
Là où la logique ne suivait plus, c’était qu’il y avait associé son rejeton par
extension. Neil n’était qu’une petite crevette nuisible. Même son prénom était trop
féminin au goût de Felix, alors que Sully soutenait le contraire. Malheureusement, le
principal concerné nourrissait un doute sur le sujet, à force de s’entendre rabâcher qu’il
était « maniéré ».
Et ça irritait foutrement son beau-père de partager son toit avec une tapette. Une
irritation qui se changeait lentement en fureur à mesure que Neil gagnait en âge.
Viendrait un jour où se produirait l’inévitable, il le sentait. Il redoutait de passer le cap
de la majorité civile. Or il n’avait plus qu’un trimestre de sursis, l’âge adulte légal étant
de 19 ans, au Nebraska.
Les sous-entendus de Felix au sujet de l’armée ou de l’internat l’avaient parfois
inquiété. Il arrivait aussi que cet homme le menace de l’amener chez le coiffeur pour le
changer de sa tête de « gonzesse ». D’aucuns auraient trouvé la menace risible, mais la
violence dans ses propos laissait à Neil un malaise sous-jacent.
Il s’était toujours trouvé malingre, mais il n’avait pris conscience de son
androgynie que lorsque son beau-père avait commencé à l’affubler de sobriquets et
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Réflexion – tome 1
qualificatifs féminins. À une époque, Felix l’avait carrément forcé à partager ses activités
du dimanche, « pour faire de lui un homme ». Aujourd’hui il prenait tout simplement un
malin plaisir à féminiser le plus possible les expressions péjoratives qu’il lui balançait au
visage.
Sa mère ne disait rien. En même temps, elle voyait si peu ce qui se passait à la
maison qu’elle n’avait pas matière à juger. Et son beau-père ne cessait de le bousculer
aussi bien verbalement que physiquement, hésitant encore à franchir cette ligne rouge
entre brutalité et violence physique sur mineur. Pour arranger le tout, le bougre le
considérait comme un domestique en l’absence de Sully.
Le pire, pour Neil, était d’avoir conscience qu’elle ne constituerait jamais un
rempart efficace entre lui et la violence latente de son compagnon. Son ex-mari l’avait
brisée psychologiquement, permettant à son nouveau mec d’avoir trop d’influence sur
elle. Neil le voyait à la façon dont elle s’encombrait l’esprit de toutes ces concessions
pour garder Felix. Elle craignait d’être devenue « vieille peau », et donc incapable de
plaire à nouveau s’il la quittait. Alors elle se raccrochait à cet homme tant qu’il voudrait
bien d’elle.
La magie avait vite disparu. Pourtant sa mère était toujours pourvue de ses
charmes. À 40 ans, on avait de quoi plaire. Sully n’avait qu’un minimum d’efforts à
fournir pour être resplendissante. Neil se demandait si elle était réellement heureuse
avec ce type, ou si elle restait en couple pour ne pas renvoyer l’image d’une femme seule,
sans grandes ressources financières, élevant un fils qui n’était franchement pas un
modèle de réussite scolaire, et pour couronner le tout, gay.
Il l’avait désespérément caché, à la maison. Son beau-père pourrait bien inciter sa
mère à le rejeter s’il faisait son coming out. Certes, il avait 18 ans, un âge considéré
comme adulte dans de nombreux États. Mais dans la société actuelle, devenir légalement
adulte ne vous rendait pas apte à vivre seul, par vos propres moyens, sans entrée
financière ni aide extérieure.
Ce qui était malheureux là-dedans, c’est qu’il était fort possible que Sully cède
sous la pression de Felix. Sa mère pourrait bien l’abandonner, et c’était l’une de ses plus
grandes peurs. Alors non, le coming out, ce n’était pas pour lui.
De nombreuses rumeurs commençaient à circuler dans le quartier. C’était donc
un soulagement qu’ils déménagent. Qu’ils quittent cette bourgade où les violences subies
au lycée n’auraient plus tardé à révéler le pot-aux-roses à sa mère.
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