Les passionnés - Bruno Le Maire

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Les passionnés - Bruno Le Maire
ENQUÊTE
Les passionnés
Bruno Le Maire!:
l’art, qui avait pour objectif de promouvoir la
création française. C’est à cette occasion que
l’artiste chinois Yan Pei-Ming avait décidé de faire
son portrait. Or, cette peinture a beaucoup surpris
Dominique de Villepin. «Ce n’est pas possible, ce
n’est pas moi"!», disait-il. Je me souviens également
d’une autre histoire. Un jour arrive au ministère de
l’Intérieur un somptueux triptyque bleu de Zao
Wou-Ki. Quelque temps plus tard, il est décroché
et, à son retour, il porte dans son coin gauche une
minuscule barque de pêcheur. «Je l’ai fait ajouter
par Zao Wou-Ki», m’a alors expliqué Dominique
de Villepin. Je n’ai jamais compris pourquoi. Cela
reste un mystère.
«L’atout n°!1
de la France, c’est
son intelligence
et sa culture»
Quel regard portez-vous sur la culture artistique des
responsables politiques d’hier et d’aujourd’hui ?
MARIÉ À UNE ARTISTE, DÉPUTÉ UMP
DE L’EURE, CE CANDIDAT DÉCLARÉ
À LA PRÉSIDENTIELLE DE 2017 VEUT
FAIRE DE LA CULTURE UNE PRIORITÉ
POLITIQUE. ET CONFESSE APPRÉCIER
LOUISE BOURGEOIS ET LES PEINTRES
CONTEMPORAINS ALLEMANDS.
ENTRETIEN PAR FABRICE BOUSTEAU
À quel moment s’est manifesté votre intérêt pour l’art ?
Mon père m’emmenait voir des expositions dans
les musées à Paris, au Louvre notamment. J’en
garde le souvenir d’un certain ennui, ce qui a longtemps suscité chez moi un rejet des musées. Mon
intérêt pour l’art a ensuite été le fruit d’amitiés et
surtout de la rencontre avec ma femme, Pauline.
Alors qu’elle était étudiante aux Beaux-Arts, elle a
su me faire découvrir des œuvres différentes,
moins académiques, moins ennuyeuses.
C’est donc le fait de vivre avec une artiste qui a changé
votre rapport à l’art ?
Je pense que je n’aurais pas pu épouser quelqu’un
d’autre qu’une artiste. Même s’il n’est pas facile, en
tant qu’homme politique, de vivre aux côtés d’une
femme artiste qui a une appréhension du temps
complètement différente. Le temps d’un homme
politique est très contraint. Mon épouse m’a appris
la lenteur, même s’il y a encore des progrès à faire"!
Elle vit dans un monde dans lequel le rapport à la
réalité est essentiel. Alors qu’en politique, c’est le
rapport de forces qui prime, trop souvent au détriment de la réalité et des résultats.
Si vous deviez la présenter à un critique d’art, comment
définiriez-vous son travail ?
Il relève d’une sorte de rêve inquiet. Un rêve parce
que son travail est très poétique, évanescent"; les
couleurs y sont très peu présentes"; la toile est souvent froissée. Au-delà du rêve, il en ressort aussi
une inquiétude, un déchirement.
60 Beaux Arts
Quels sont les artistes contemporains que vous appréciez particulièrement ?
Louise Bourgeois, peut-être parce que son travail
me fait penser à celui de mon épouse. Son art me
touche car il y règne une expression de nos
angoisses, de nos peurs, de nos hantises. Je l’ai rencontrée une fois par hasard à New York, vers 2001,
au début de ma carrière diplomatique, sans savoir
que c’était elle. Je me promenais avec Pauline près
du Rockefeller Center et nous nous sommes assis
sur un banc près d’une vieille femme bizarrement
habillée. Elle nous a parlé, sans doute parce que
nous nous exprimions en français. Pauline lui a
raconté qu’elle était aux Beaux-Arts et qu’elle peignait. À la fin de la conversation, nous nous
sommes présentés et elle a répondu": «Moi, c’est
Louise Bourgeois.» Je ne la connaissais pas alors,
mais pour Pauline – qui ne l’avait pas reconnue,
mais adorait son travail –, ce fut comme si nous
avions rencontré le Président des États-Unis au
coin de la rue"! Elle nous a proposé de nous revoir
si nous revenions à New York. Elle était amicale,
très sympathique, mais elle est décédée avant que
nous ne prenions le temps ou la peine de le faire,
sans doute un peu par timidité.
Avez-vous raconté cette histoire à Nicolas Sarkozy ? Elle
fait partie des rares artistes qu’il a rencontrés en tant
que Président…
Non"! Nous parlions d’autres sujets avec Nicolas
Sarkozy… Mais je suis également sensible à d’autres
artistes, souvent des Allemands. Gerhard Richter,
par exemple, que je considère comme un immense
artiste pour sa manière de détourner la photographie, de la lisser, d’en faire quelque chose d’extraordinairement onirique. J’aime aussi Sigmar Polke,
qui est décédé en 2010, dont la peinture a détourné
l’art classique, notamment les gravures de Dürer.
Le troisième, que je connais bien pour l’avoir rencontré plusieurs fois grâce à Dominique de Villepin, est Anselm Kiefer. Sa peinture crée une narration et parle de notre histoire.
Votre intérêt pour Kiefer est-il dû à sa peinture ou
aux sujets qu’il a développés ?
Sa réflexion sur le nazisme, les camps, la Shoah
me touche politiquement. Ce n’est peut-être pas
la peinture qui me bouleverse le plus, mais elle
raconte autrement des événements que j’ai vus
ailleurs, dans des livres, des films ou des documentaires, et complète mon interrogation sur cette
période. C’est aussi au nom de la construction
européenne, qui est selon moi une réponse à la
Shoah, que je fais de la politique.
Dominique de Villepin, avec qui vous avez longtemps
travaillé, passe pour un grand amateur d’art. Hormis
Kiefer, vous souvenez-vous d’autres anecdotes dans sa
relation avec les artistes ?
Dominique de Villepin est un passionné d’art.
Quand il était Premier ministre, il faisait souvent
venir des artistes à Matignon, que ce soit Pierre
Soulages ou Zao Wou-Ki. Pendant cette période,
il a lancé une manifestation intitulée La Force de
C’est un sujet dont on parle très peu entre nous.
Voire jamais. Comme écrivain, jamais on ne me
parle de mes livres non politiques, ni de mes goûts
picturaux ou musicaux. Pourtant, le piano et la
musique occupent une place importante dans
ma vie. Pourquoi"? Parce que l’univers politique est
un monde d’affrontement, de combat. Parler de
ce qu’on aime, de la culture, c’est s’exposer. Par ailleurs, les responsables politiques qui ont des pratiques culturelles sont rares. Alors que les grands
chefs d’entreprise impliqués dans la culture sont
nombreux, avec des réalisations parfois exceptionnelles comme celles de François Pinault à Venise
ou de Bernard Arnault, prochainement, à Paris.
Mais quelle place doit occuper la culture dans le projet, la pensée d’un homme politique ?
Le projet politique est désormais centré autour de
la gestion, ce qui est incontestablement un signe
d’amoindrissement. Or, pour moi, la politique ne
relève pas simplement de la bonne gestion. La
culture devrait occuper une grande place dans la
vie d’un homme politique, peut-être même la première. Et je ne dis pas cela sous l’angle de la politique culturelle et de l’argent que l’on doit dépenser. Dans le monde contemporain, je pense que
l’atout n°"1 de la France n’est pas sa puissance économique, mais son intelligence et sa culture. C’est
ce qui nous distingue encore des autres nations. Il
n’y a jamais eu, par exemple, de grande politique
sans grande littérature. Je pense à Chateaubriand
LOUISE BOURGEOIS
Spider, 1997
Louise Bourgeois, qu’il
a rencontrée par hasard
à New York, évoque à
Bruno Le Maire le travail
de sa femme artiste.
et à la manière dont il a représenté Napoléon, à
Stendhal et à son regard sur l’épopée napoléonienne, à la façon dont Montaigne a considéré le
pouvoir. Je pense aussi à Saint-Simon, qui nous a
laissé la meilleure compréhension qui soit du
Grand Siècle et de la brutalité du pouvoir. Et De
Gaulle n’existe pas sans son verbe": il a construit la
grandeur de la France sur une fiction qui tient par
son verbe.
Et si vous étiez ministre de la Culture ?
Cela ne m’arrivera sans doute jamais"! J’aurais
d’ailleurs refusé ce poste.
Pourquoi ?
Un ministre est nécessaire pour gérer tous les
établissements publics. Mais c’est contraire à
l’idée que je me fais de la culture, qui doit être au
cœur même de la pratique politique. En faire un
domaine ministériel fait courir le risque de ghettoïser la culture. Tout ce qui est académisme,
culture du pouvoir voulue par l’administration,
suscite chez moi une réserve profonde. Par ailleurs, certains grands enjeux culturels échappent
au ministère de la Culture, le premier étant l’éducation. Quant au second, sur lequel nous avons
largement échoué, c’est la démocratisation de la
culture. Il faut que tous les enfants, quel que soit
leur milieu social, aient un accès plus immédiat à
la culture, qui les nourrira, les fera grandir en leur
donnant des bases solides, leur permettra d’affronter les épreuves de la vie. Il faut garder dans
JACK (& MONIQUE) LANG
Inséparables, les époux Lang sont de tous les vernissages,
de musées en galeries aux lieux les plus alternatifs.
Jack Lang a repris en main l’Institut du monde arabe auquel
il redonne une nouvelle jeunesse. Il incarne LA figure
de la culture française dans le monde entier. FB
les programmes scolaires du temps spécifique
pour la culture. Et ne pas mettre les choses dans
des cases en séparant l’éducation artistique de
l’Histoire de France, alors que cela se rejoint. Pour
cela, il faut une volonté forte émanant du chef de
l’État. Mais ne nous voilons pas la face": c’est aussi
une question de moyens financiers. C’est pour
cela que je plaide pour une réduction drastique
des dépenses publiques dans un certain nombre
de secteurs où l’État n’a plus rien à faire, afin de
réinvestir des moyens sur les sujets majeurs, dont
la culture et le patrimoine.
Partagez-vous le constat d’un recul de la culture
française à l’international ? À quoi serait-il dû ?
À force de mener des politiques de gestionnaires,
on a oublié qu’il fallait aussi incarner la culture
française. Mais il y a des choix budgétaires et diplomatiques à effectuer. Voulons-nous garder le
deuxième réseau diplomatique à travers le monde"?
Je n’en suis pas certain. Il faut en revanche soutenir
les lycées français, les alliances culturelles, promouvoir nos musées. Cela me paraît prioritaire.
Je tiens également à souligner que si nous ne
redressons pas notre puissance économique, nous
perdrons tout, y compris notre puissance culturelle. Le succès viendra de la libération des capacités créatrices de chacun. Cela repose aussi sur
une responsabilité individuelle. Mettons les plus
créatifs, les plus imaginatifs à un certain nombre
de postes, en leur disant": «Trouvez les moyens,
inventez, faites vivre la culture française"!» Q
JACQUES (& LISE) TOUBON
Aussi infatigables que les Lang, Jacques & Lise Toubon
sont encore plus portés sur les nouveaux courants artistiques.
D’une culture phénoménale, Jacques Toubon dirige le musée
de l’Histoire de l’immigration, à Paris, avec une générosité
et une créativité sans égale. FB
Beaux Arts 61