Maryse Condé, une nomade inconvenante
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Maryse Condé, une nomade inconvenante
MaRYSe Condé : une noMade inConVenante 9 Présentation Madeleine Cottenet-Hage et Lydie MoudiLeno en offrant ces textes à Maryse Condé, nous ne cédons pas à une sentimentalité que toute son œuvre récuse. iconoclaste, méfiante des cérémoniaux et des idôlatries rapides, Maryse serait la dernière à accepter que ce soit elle, cette fois, qui fasse l’objet d’une de ces « monumentalisations » qu’elle a tant de fois décriées dans ses romans. S’il n’y avait pas eu Le cœur à rire et à pleurer, dans lequel, pour la première fois, elle s’autorise à raconter ces instants de vie où le cœur vous manque, où l’on risque de s’abîmer dans l’ insupportable de la « vie scélérate », peut-être n’aurions-nous pas pris à notre tour l’initiative de lui dire, par ce volume, l’amitié qui nous lie à elle. non, ce volume ne sera pas aussi insolent que l’écrivaine peut l’être. Mais qu’elle se rassure, ce volume se veut une célébration joyeuse et non élégiaque, à laquelle chacun a contribué à sa manière : les lettres, essais et poèmes réunis ici diront l’écrivaine, l’amie, la collègue, le professeur qu’une énergie créatrice a promue aux premiers rangs de la scène littéraire internationale en vingt-trois ans de carrière. en présentant côte à côte des témoignages personnels et des études universitaires nous n’entendons pas ressusciter une querelle ancienne sur les liens entre l’auteur et l’œuvre. L’œuvre de Maryse Condé n’a nul besoin d’être éclairée par la vie. elle parle d’elle-même. Cependant l’adéquation entre la femme qu’est Maryse Condé et sa création est forte, quasiment absolue. dans cette convergence se situent l’originalité et la représentativité de cette figure des lettres antillaises dont les textes ici rassemblés célèbrent l’importance. a Maryse, donc, ces mélanges. Le titre ne surprendra que ceux qui ne connaissent ni sa biographie ni son œuvre. Peut-être est-il dans la nature d’une insulaire de toujours vouloir dépasser les frontières de ce petit espace, « this small place » comme dit la romancière Jamaica Kincaid de son île natale d’antigua. Maryse est une errante, une nomade ; elle est la diaspora multipliée. elle a résidé en europe, en afrique, aux antilles, et depuis plusieurs années aux etats-unis qu’elle a parcourus d’ouest en est en se posant chaque fois pour quelques années, parfois moins, sur des campus honorés de l’accueillir. elle est retournée en guadeloupe en 1992 pour s’y installer, l’a quittée encore, y a sa demeure, mais le monde est son domaine. C’est pourquoi, de toutes les 10 MaRYSe Condé : une noMade inConVenante villes qui l’ont accueillie, new York est sans doute celle qui lui va le mieux, écrit antoine Compagnon, son collègues à l’université de Columbia. La métropole américaine est un de ces creusets culturels où l’écrivaine peut déployer ses antennes toujours prêtes à capter les mouvements, les mutations, les difficultés, les aspirations et les déceptions de milliers de migrants comme elle. Mais même de new York il lui faut partir à intervalles réguliers, direction l’indonésie, le Japon, l’afrique du Sud accompagnée de son fidèle compagnon-traducteur, Richard Philcox, qui nous parle du travail qui s’est fait en lui au cours de leur vie commune : « traduit […] en Femme, antillais, africain, africain-américain, j’ai changé de couleur et de sexe, j’ ai traversé des frontières et des cultures ». Ces mélanges se veulent à la mesure de celle qu’ils célèbrent : balayant un vaste espace géographique et littéraire, ils rassemblent des textes de nature diverse, des témoignages personnels, des survols de l’œuvre, des analyses ponctuelles, et des textes de création. ils rassemblent aussi des noms divers : des collègues spécialistes de littérature francophone, des écrivains, des amis qui ne sont ni l’un ni l’autre. ils se réclament de nationalités et de lieux de résidence multiples. Si toute l’œuvre de Condé témoigne de cette ouverture au monde, le présent volume dessine en retour une cartographie internationale des contacts personnels et professionnels que Maryse a établis dans ses différents « passages » d’un espace à un autre. La diversité des collaborateurs à ce volume est significative : des etats-unis, des Mascareignes, du Congo, du Cameroun, du Sénégal, d’inde, de France, et, naturellement, de guadeloupe et de Haïti. des chercheurs et écrivains toutes générations confondues dont certains pourraient bien être des personnages des romans de Condé, exilés qu’ils sont eux aussi, sujets de diasporas ou candidats permanents au voyage. Si la majorité des contributions vient des etats-unis, c’est qu’ici le nom de Condé jouit d’une vaste reconnaissance, comme en témoigne l’abondance des universitaires qu’elle inspire et des essais critiques qu’elle suscite. Le 3 décembre 1999 se tenait au graduate Center de l’université de la ville de new York (CunY) une journée consacrée à Maryse Condé, en la présence de l’auteur. Quatre des essais publiés dans ce recueil furent lus à cette occasion. Rares sont les écrivains contemporains francophones, et plus encore les écrivaines, qui aient eu droit à cet hommage sur le continent américain et dans un milieu universitaire où, pourtant, l’on suit avec attention les carrières établies et en voie de s’établir outre-atlantique. Sans surprise, donc, nous découvrons une œuvre qui sillonne les continents. a cet égard, La vie scélérate est un roman emblématique du décentrement qui situe le récit successivement, avec force « aller-retours », en guadeloupe, au Panama au moment de la construction du Canal, à San Francisco, Paris, angers. La colonie du Nouveau Monde nous transporte pour un temps en Haïti et en Colombie. Les traces des personnages de Désirada dessinent celles de la récente migration antillaise en France, qui continue la MaRYSe Condé : une noMade inConVenante 11 grande diaspora africaine. Les derniers rois mages transportent l’afrique et les antilles dans « the old South » américain. de l’effet que produit cette ouverture infinie sur des horizons exceptionnellement vastes et migratoires, le texte de l’universitaire camerounais, Cilas Kemedjio, témoigne de manière très personnelle. Cette pratique du déplacement quasi systématique manifeste avec insistance le refus de l’écrivaine de la sédentarisation sous toutes ses formes, qui inscrit l’œuvre en porte-à-faux par rapport à une littérature antillaise centrée sur les îles. La fascination qu’exerce l’univers romanesque de Condé sur ses lecteurs de toutes origines - et dont C. Makward, se fait l’interprète dans un texte dont le titre, « La grande Marronne du tout-Monde », est riche d’échos intertextuels, - doit beaucoup à ce qu’il embrasse non seulement de vastes espaces géographiques mais aussi socio-économiques et ethniques. Balayant l’éventail des classes, des couleurs, des cultures et des générations, il détecte sans complaisance les points d’affrontement, les lignes de faille d’une interdépendance malaisée entre les groupements humains, grâce à des personnages « péripatétiques » (Ronnie Scharfman). Personnages qui « marchent et parlent en même temps », s’interrogeant, à la recherche du bonheur, sur l’origine, l’amour, la famille, ou la complexité des rapports, mais aussi naviguent entre monde rural et monde urbain, bourgeoisie et prolétariat, le centre et les marges quelles qu’elles soient. L’ « aller et venir » condéen prend mille formes, y compris celle du passage entre le réel et l’imaginaire et de la métamorphose qu’incarne tituba, « quimboiseuse » antillaise (Pascale de Souza). echapper au carcan de la pensée toute faite c’est encore, pour Maryse Condé l’inconvenante, marquer son refus des limites imposées1. « Ce qui me séduisait tant chez elle, c’était son indépendance entière, son refus des mots d’ordre, sa farouche liberté de pensée et de parole » écrit ici antoine Compagnon de celle qu’il appelle « La têtue ». Même écho chez Howard Bloch, qui fit venir la romancière à Columbia, et chez l’écrivain guadeloupéen ernest Pépin pour qui tout chez Condé s’inscrit sous le signe d’une revendication de la liberté de création et le refus de se plier au consensus. Qu’il y ait de la part de la romancière un certain désir et un certain goût de la provocation, tous ceux qui la connaissent en conviendront avec Michèle Praeger. Mais il est indéniable que l’œuvre, à l’image de son auteur, dérange en refusant les représentations attendues, conventionnelles. il suffit de lire les pages sur lesquelles s’ouvre La vie scélérate. Qui, dans le roman, a décrit avec moins de complaisance le sort des hommes qui ont percé le canal de Panama ? Qui a osé représenter les stratifications sociales de la société 1 dans un article du Monde des Liv res (10/11/2000) gérard Meudal intitulait son compte-rendu du dernier roman de Condé, « Maryse Condé, l’inconvenante ». 12 MaRYSe Condé : une noMade inConVenante antillaise avec moins d’exotisme, qui a évoqué avec plus de lucidité les rapports difficiles entre parents et enfants et plus encore mère et fille ? Les analyses que proposent Régis antoine, Marianne Bosshardt et Ronnie Sharfman de deux romans, Les derniers rois mages et Désirada, convergent totalement à ce sujet. Qui a, avec plus d’acharnement, pourfendu les mythes romanesques dans sa représentation de l’amour, s’interroge Lydie Moudileno ? dans les textes de Condé rien ne se veut exemplaire, et les icônes sont ébranlées aussitôt que construites. Les textes ont été regroupés de manière souple en deux sections : dans la première, des témoignages personnels qui évoquent le long et riche parcours de Maryse, successivement non-universitaire et universitaire. un engagement de longue date envers la littérature francophone « injustement ignorée» s’est concrétisé lorsque Condé a pris la direction du Center for French and Francophone Studies à Columbia et, comme le rappelle Pierre Force, a déployé son énergie pour organiser de grands colloques internationaux à la Maison Française. « C’est [en grande partie] grâce à ses efforts, à ceux de ses critiques et de ses étudiants » que le champ des études littéraires antillaises s’est institutionalisé aux etats-unis, écrit Françoise Lionnet qui en fut elle-même l’une des pionnières. il revient à thomas Spear et Cilas Kemedjo de dresser le portrait d’une femme que la célébrité n’a jamais coupée de ceux qui débutent, ceux qui sont marginalisés, ceux qui dérangent, auxquels elle a toujours apporté son soutien. Mais avant new York, il y avait eu bien d’autres haltes universitaires. James arnold, éditeur de la traduction anglaise de Tituba, se souvient du bref séjour que fit Maryse à l’université de Virginie où « son passage a fait vivre un vent de créolité ». il conserve également en mémoire le colloque sur la créolité auquel il participa à la voisine université du Maryland en 1993, et dont les actes furent publiés par Karthala deux ans plus tard. Figurent ici aussi deux poèmes inédits, envoyés par des amis écrivains et poètes de Maryse qui ont tenu à manifester leur affection et leur admiration. René depestre célèbre la joie de retrouvailles à new York dans un poème aux images bretoniennes. daniel Maximin rassemble en trois strophes martelées, rocailleuses, l’univers qui appartient au roman condéen. Quant au texte de souvenirs évoqués par Myriam Warner-Vieyra, il rebondit de manière intéressante « contre » certaines pages du cœur à rire, tout en ancrant Maryse dans une Histoire et une géographie îliennes et post-coloniales. tandis que la lettre chaleureuse de l’écrivain congolais Henri Lopes manifeste les liens qui se tissent à partir de l’œuvre de Maryse avec d’autres œuvres, d’autres langues et espaces, d’autres imaginaires. d’autres époques aussi, comme nous en fait souvenir le témoignage de Jacques Chevrier, un ami de longue date et l’homologue de Maryse à la Sorbonne où il dirige le Centre international d’etudes Francophones. de Californie nous vient une belle réflexion sur les portraits photographiques de Maryse par une des spécialistes de son œuvre, Françoise Lionnet, MaRYSe Condé : une noMade inConVenante 13 qui réussit le pari de renvoyer le miroir à celle qui d’habitude fabrique les images tout en « détestant les clichés ». il convenait que cette partie plus personnelle se referme sur le témoignage de Richard Philcox s’interrogeant sur les rapports triangulaires qui s’établissent entre un auteur, son texte et son traducteur, rapports d’autant plus subtils et complexes lorsque ce dernier est aussi le compagnon de vie. La deuxième partie rassemble des études critiques souvent ponctuelles. nous avions laissé aux auteurs le choix de la forme et du sujet. il est intéressant de constater que certains romans deviennent en quelque sorte des concrétions de l’ensemble de son œuvre et focalisent le discours critique : C’est le cas pour Heremakhonon, qui inspire à gayatri Spivak, dont la place dans le champ de la critique postcoloniale est primordiale, une exploration textuelle du « temps absent » par laquelle elle ouvre ce premier roman, injustement négligé dans les dernières années, à une nouvelle lecture de la position du sujet. Françoise Vergès part de ce même roman pour soulever dans son texte la question du positionnement du sujet postcolonial dans l’Histoire et dans l’espace, et nous invite à repenser la question de l’hybridité et des créolisations passées et présentes. Prenant au mot l’affirmation lancée un jour à Berkeley par Maryse selon laquelle l’américain Philip Roth était l’écrivain qui l’avait le plus influencée, Howard Bloch compare dans une analyse textuelle révélatrice les « créolisations » de la langue à laquelle se livrent les deux écrivains. Pour lui, Heremakhonon est et reste « un des grands récits d’exil de notre temps ». en dépit de l’accueil tiède que lui faisait la critique il y a vingt-cinq ans, Véronica, la « névrosée de la diaspora », apparaît aujourd’hui dans toute sa complexité de sujet postcolonial. Traversée de la mangrove, plus récent, inspire des réflexions variées sur l’univers antillais et la créolisation. dans une analyse relevant l’intime relation entre Histoire et construction du sujet, nick nesbitt retrace, à partir de Traversée et du Cœur à rire et à pleurer, les négotiations auxquelles se livre le sujet antillais dans son désir d’autonomie, face à l’effacement de la mémoire collective et individuelle. il montre comment la fixité du texte littéraire même est remise en question dans Traversée où éclate la figure du narrateur, par la diversité des points de vue, mais aussi l’exploitation que fait la romancière de l’intertextualité. outre des allusions et clins d’œil disséminés dans toute son œuvre, elle réécrit ici le texte fondateur césairien, Cahier d’un retour au pays natal, devenu paralysant. L’attentive lecture que propose Higginson de ce même roman examine comment, à travers le personage de Xantippe, Condé rejette la vision transcendante, les solutions utopiques, le poids du mythe et pose la question de la prolifération des identités caribéennes aujourd’hui. Le texte dense et lyrique de Joan dayan rejoint souvent la lecture de Higginson tout en s’orientant dans d’autres directions, explorant notamment les motifs de la peur, de l’amour, et de la mort dans un récit qui prend la forme d’une quête de l’origine. L’intertextualité serait-elle chez Maryse Condé une autre forme de ce goût de la transgression des frontières que nous évoquions au début, ou bien 14 MaRYSe Condé : une noMade inConVenante - et l’un n’annule pas l’autre - une manière de marquer sa dette envers une littérature dont la vocation est d’être universelle ? il est important de rappeler que la romancière emprunte à un texte canonique anglais, Les Hauts de Hurlevent, la matrice narrative de La migration des cœurs, ou de souligner sa filiation avec la littérature noire nord-américaine, dans son Cœur à rire ou à pleurer dont l’un des chapitres, comme le notent Mireille Rosello et Leah Hewitt, fait écho au roman The Bluest Eyes, de l’américaine toni Morrison. toutes deux nous offrent une lecture différente et personnelle des « contes vrais » de l’enfance condéenne, que Leah Hewitt rapproche de deux autres textes autobiographiques et canoniques, Les mots de Jean-Paul Sartre et Enfance de nathalie Sarraute. ils nous ont tous séduits, surpris, et laissés sur notre faim à coups de petites incursions que Condé se permet dans l’autobiographie, sans toutefois se défaire du « masque » ou de la réticence qui la caractérisent. Comme le montre bien Mireille Rosello, la conteuse s’y défend de l’émotion grâce à une auto-dérision qui veille, toujours en filigrane, à maintenir le mouvement de bascule capté par l’accouplement du titre - Contes vrais - dans un effort pour se garder - se préserver - à une juste distance du souvenir. enfin, la présence de Françoise Pfaff, à qui l’on doit de très riches entretiens avec Maryse, entretiens fréquemment cités ici, a pris la forme d’un dessin ouvre ce volume. Qu’on nous permette d’ajouter un dernier témoignage : le désir de Condé de dépasser les clivages idéologiques, d’ouvrir les espaces géographiques, de favoriser la « pollinisation » ou les échanges interculturels et interlinguistiques a dernièrement pris la forme concrète du Prix amédée Huyghues despointes - Prix des amériques insulaires et de la guyane - à la fondation duquelle elle a participé. Sa vocation sera, annonçait l’argumentaire, « de manifester l’originalité et la diversité des écritures nées de ces régions où les influences de l’afrique, de l’asie, de l’europe se superposent et se fondent. Ce prix ouvert à tous les auteurs insulaires quel que soit leur lieu de résidence est destiné à mettre fin à la distinction entre pays du dedans et pays du dehors, car l’identité ne peut plus se définir simplement par rapport au lieu d’origine. elle devient souvent le résultat d’un choix subjectif ». Certes, bien d’autres voix auraient voulu et dû se joindre à ce concert, tant sont nombreux les lecteurs, les critiques, les amis de Maryse Condé de par le monde. nous regrettons de ne pas avoir pu les inviter à participer faute de temps ou d’espace. Qu’ils/elles veuillent bien nous pardonner. nous remercions tous ceux et toutes celles qui nous ont aidées à faire de ce volume un témoignage de reconnaissance à l’infatigable conteuse des errements, défaites et reconquêtes dans la mangrove de l’Histoire. enfin, notre association en tant qu’« éditrices » de ce volume est symbolique ; comme les cailloux du Petit Poucet, elle relie deux étapes éloignées sur le trajet de Maryse et illustre des modes de relations privilégiées qui s’éta- MaRYSe Condé : une noMade inConVenante 15 blissent en chemin puisqu’elle fut professeur pour Lydie depuis Berkeley, et collègue pour Madeleine avec qui Maryse organisa le Colloque sur la Créolité (université de Maryland,1993)2. 2 Plusieurs articles soumis en anglais ont été traduits soit par leur auteur soit par nousmêmes pour satisfaire une demande de la maison d’édition.