Prolégomènes à l`Interprétation du Rêve de Freud

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Prolégomènes à l`Interprétation du Rêve de Freud
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’Ashtaroût
Bulletin volant n° 2014∙0411 (avril 2014), 7 p. ~ Traumdeutung / Clinique & Épistémologie
ISSN 1727-2009
Amine Azar
Prolégomènes à l’Interprétation du Rêve de Freud
1. – Les trois ou quatre catastrophes
Résumé. — Ces Prolégomènes à la lecture de L’Interprétation
M
is en présence de ce fort volume, tel qu’il se
présente actuellement 1, plus d’un lecteur
éprouve une légitime hésitation à s’y plonger. Ces
Prolégomènes sont un guide des perplexes offert à ces
lecteurs potentiels. Je voudrais leur apprendre
pourquoi Freud a écrit ce livre, et comment il l’a
ensuite transformé. Je voudrais également leur signaler ce qu’ils y trouveront, et ce qu’ils n’y trouveront pas. Beaucoup de commentateurs ont fait
hélas semblant de lire ce livre, pendant qu’ils ne
songeaient qu’à leur carrière, et l’utilisaient comme
un faire-valoir de leurs talents.
du Rêve de Freud sont un guide des perplexes destiné aux
lecteurs potentiels de la Traumdeutung. Dans cette première partie je développe les points suivants : pourquoi
Freud a-t-il écrit ce livre, quel était son procédé argumentatif, et quelles catastrophes a encourues ce livre avant et
après sa publication, jusqu’à en être dénaturé.
Mots-Clés. — Livre-Testament – Double Arche – Postérité –
Autoanalyse – Wilhelm Fließ.
Ce texte est le 1er volet de l’ensemble suivant :
Prolégomènes à l’Interprétation du Rêve de Freud
1
Une 1re catastrophe
Je débuterai mon propos par ce biais : à qui
Freud s’adresse-t-il dans ce livre, et quels
sont ceux qui seraient intéressés de le lire ? Du
fait d’imprimer un livre à un certain nombre
d’exemplaires et de placer ceux-ci en librairie
pour les écouler moyennant numéraire, ce livre
s’adresse à celui qui l’achète 2. Ce rappel élémentaire permet de situer les choses sur le plan mercantile, – il ne permet pas de comprendre grandchose à la Traumdeutung.
Quand Freud taille sa plume (vers le début
de 1896 semble-t-il), il a certes une vague idée de
ce qu’il va rédiger. Assurément c’est un livre sur
les rêves qu’il veut écrire, mais c’est aussi un
rêve qu’il veut réaliser. C’est par cette désignation qu’il l’évoque durant sa rédaction : meine
Traumbuch, mon livre-rêve. Il sait qu’il veut y exposer sa méthode, plus ou moins nouvelle, plus
ou moins originale, d’interpréter les rêves. Il en
attend beaucoup : la fortune et la gloire. Il a un
vague plan en tête. Il pense aborder directement
le corps du sujet, se jeter in media res sans préa-
1. – Les trois ou quatre catastrophes
’Ashtaroût, bulletin volant n° 2014∙0411, avril 2014, 7 p.
2. – Analyse de contenu des chap. II, III et IV
’Ashtaroût, bulletin volant n° 2014∙0418, avril 2014, 8 p.
3. – Analyse de contenu des chap. V, VI et VII
’Ashtaroût, bulletin volant n° 2014∙0425, avril 2014, 22 p.
4. – Récapitulation & Bibliographie
’Ashtaroût, bulletin volant n° 2014∙0503, mai 2014, 13 p.
Pourquoi la Traumdeutung ne serait-elle pas
pour vous aussi, votre tasse de thé ?
1/ Une 1re catastrophe. – 2/ Une 2de catastrophe. –
3/ L’amour, toujours l’amour… – 4/ La main qui tient la
plume. – 5/ Le procédé argumentatif. –
6/ La 3e catastrophe. – 7/ Une 4e catastrophe. –
8/ Brève récapitulation.
Soit 750 p. de typographie serrée dans la collection Quadrige [abrégée en Q.] des PUF, 2013, qui reproduit celle des OCF, tome IV,
avec la même pagination, tout en signalant dans la marge celle des
GW. Il est bon de disposer à la fois de l’édition originale et d’une
édition critique telle que celle-ci. L’avantage des OCF est de signaler par un trait courant dans la marge les additions ultérieures.
2 Tirage : 600 exemplaires, qu’il fallut huit ans pour écouler. Il s’en
vendit 123 exemplaires les six premières semaines, et 228 au cours
des deux années suivantes. – Cf. JONES, tome I, p. 395.
1
A
1
lable. Il pense commencer par offrir un récit de
rêve et l’interpréter, puis revenir sur les différents points de méthode ou de doctrine qui mériteraient des exposés spéciaux. Telle est à peu
près son idée. Il choisit à cet effet le premier
rêve qu’il soit parvenu à interpréter. C’est le seul
rêve de la Traumdeutung qui soit daté. Il le désigne par le rêve de l’injection faite à Irma. Ce qui
évoque évidemment : l’annonce faite à Marie. Vitz
(1988) n’a pas eu tort de consacrer tout un livre
à explorer l’inconscient chrétien de Freud. Il aurait
pu, il aurait dû y joindre ce précieux élément.
L’annonce du rêve est venue à Freud à Bellevue, en hauteur de Vienne, après son réveil, le
mercredi 24 juillet 1895. Quelques mois après
que la Traumdeutung eût été publiée, sans que le
succès ne fût au rendez-vous, Freud échafauda
une rêverie compensatoire. Il imagina qu’un jour,
tout de même, une plaque de marbre commémorant sa découverte sera apposée sur l’édifice. Il en
dressa même le libellé 3 :
avoir chacun son rêve-directeur provenant des
rêves personnels de Freud. Le rêve-princeps du
chap. IV, consacré à la déformation onirique, est
celui dit de l’oncle à barbe jaune. Un troisième rêve
personnel servait de rêve-directeur au chap. VI,
consacré au travail onirique.
Le travail onirique est la principale contribution scientifique de Freud à la connaissance du
rêve. C’est vraiment par là qu’il se démarque de
ses prédécesseurs, dont les tentatives lui paraissaient, à juste raison, en comparaison de sa
propre fresque, des gribouillages malhabiles.
Freud avait un ami (Wilhelm Fließ) qui résidait
dans une autre ville (Berlin), et qu’il consultait en
permanence. Au bout d’un certain temps, cet ami,
à qui il montrait au fur et à mesure ce qu’il rédigeait, lui dit que ça n’allait pas (juin 1898). Il trouvait que Freud avait commis trop d’indiscrétions.
Passe encore pour le rêve de l’injection faite à Irma,
qu’il ne pouvait être question de censurer. Fließ
insista pour que Freud renonçât du moins au rêvedirecteur de son chap. VI. Il eut gain de cause,
même si Freud se plia à contrecœur à son conseil.
Il tenait beaucoup à ce rêve, qu’il appelait son
« grand rêve ». C’était le premier rêve qu’il eût analysé
à fond. Apparemment, l’épouse de Freud y était en
cause, avec du matériel scatologique. Finalement, il
dut remplacer ce « grand rêve » par toute une série
de rêves qu’il avait sous la main 5.
Quant-au ci-devant « grand rêve », lequel avait
constitué à l’origine le troisième pied de la double
arche, il a été remisé. La première rédaction du
chap. VI de la Traumdeutung qui fut soumise à Fließ
a-t-elle été détruite ? On sait que Freud détruisit
son manuscrit après la publication de son livre.
Tous les brouillons aussi ? On ne le sait. Il faut
espérer que le brouillon du chap. VI aura échappé
aux multiples autodafés infligés par Freud luimême à ses archives. Admettons que la première
rédaction du chap. VI ait été détruite. Qu’est devenu le grand rêve ? Qu’est devenue la collection
de rêves que Freud avait rassemblée ?
Résultat. – La Traumdeutung que nous avons
sous les yeux est un livre mutilé. Il ne comporte
plus la double arche que Freud avait conçue au
C’est dans cette maison
que le 24 juillet 1895
le mystère du rêve fut révélé
au Dr Sigmund Freud
Effectivement, le 6 mai 1977, jour anniversaire de la naissance de Freud, cette plaque fut officiellement apposée sur l’édifice. Le rêve dit de
l’injection faite à Irma, est au fondement de la Traumdeutung, et ne saurait être délogé de la place qu’il y
occupe. C’est à juste raison que les commentateurs
se sont longuement penchés sur les éléments les
plus ténus qui s’y rapportent. Tout y est significatif, à une multitude de niveaux, comme il en est
pour tout rêve. Mais celui-ci est en outre au fondement d’une grande aventure intellectuelle, ce qui
lui confère un halo supplémentaire. Si l’on considère que la psychanalyse est aussi une entreprise
commerciale multinationale, l’orchestration légendaire qui a entouré cet événement aura eu de plus
un substantiel impact économique 4.
Le rêve-princeps de l’injection faite à Irma avait
dans l’esprit de Freud deux contreparties. La
Traumdeutung devait constituer une double arche,
dont ce rêve serait le premier pied. Dans sa conception première, les trois chapitres pairs actuels
de la Traumdeutung (chap. II, IV et VI), devaient
Lettres de Freud à Fließ du 9 février, 9 juin, 20 juin et 23 octobre
1898, ainsi que du 1er et du 20 août 1899. Il faut naturellement se
reporter à l’édition intégrale de ces lettres publiée en 1985, mais
l’édition caviardée de 1950 laisse passer les mentions principales de
ce grand rêve. Apparemment SCHUR (1966), pp. 107-109 fut le
premier à en faire état, sans tirer les conséquences que je signale.
Autant que j’aie pu le vérifier, ANZIEU (21975) reste muet sur cet
événement. Est-ce possible ? L’aurais-je mal lu ?
5
Lettre de Freud à Fließ du 12 juin 1900.
J’estime que SULLOWAY (1979) a eu raison de souligner le rôle
des légendes dans la promotion de la psychanalyse. – Il aurait pu
ajouter l’aspect que je mentionne.
3
4
2
départ. Nous ne sommes même pas censés savoir
que l’architectonique de ce livre a été démantelée,
et personne ne souhaite éclairer notre lanterne à
cet égard. – Espérons qu’on ne nous a pas tout dit
sur l’état actuel des archives de Freud.
son seul public. Il devait donc en payer le prix, et il
l’a payé fort cher. – Il l’aimait ! D’ailleurs, pour qui
sait lire, Fließ est omniprésent dans ce livre tel qu’il
nous est parvenu, à commencer par le rêve de
l’injection faite à Irma. Or ce rêve-princeps a mobilisé
la perspicacité de très nombreux commentateurs,
sans qu’aucun n’ait voulu s’apercevoir que l’une de
ses contreparties est absente.
Dans l’une de ses strates interprétatives, le
rêve de l’injection faite à Irma est un acte de vengeance de Freud contre Fließ, son ami, contre
Breuer, son mentor, et contre d’autres amis et/ou
collègues, pour faire bonne mesure. Le portrait
que Freud laisse filtrer de lui-même ici et ailleurs
dans la Traumdeutung est celui d’un quadragénaire
ambitieux, bavard, amer et vindicatif, et celui d’un prévenu qui ne cesse de se disculper. Cela ne veut pas
dire que cet autoportrait est ressemblant 8. Notre
bonhomme était assurément plus complexe et
plus retors que ne veulent bien le croire la plupart
de ses commentateurs, – supporters et adversaires
confondus. Il en avait gros derrière les oreilles… 9
Néanmoins, malgré l’importance de cet aspect, c’est
là une question secondaire. Allons à l’essentiel.
2
Une 2e catastrophe
Cette première catastrophe n’est pas la
seule que la Traumdeutung ait eue à subir.
Une autre a également frappé l’agencement du
livre. En discutant de son livre avec le même
ami, celui-ci recommanda à Freud de débuter
son ouvrage par un survol de la littérature existante sur le rêve. Si l’on veut avoir des prétentions académiques, il est nécessaire de commencer par faire le tour de la question que l’on prétend traiter, en rappelant les efforts de ses prédécesseurs. Cela n’enchantait pas Freud, mais il
s’exécuta de nouveau, et une nouvelle fois à
contrecœur 6. C’est cette raison un peu conjoncturelle qui fait que l’ouvrage, tel qu’il se présente
actuellement, commence par près d’une centaine
de pages rébarbatives, qui font lâcher prise à
beaucoup de lecteurs potentiels. Il faut savoir
que ces pages sont une pièce rapportée. Leur
relation au corps du livre est complexe. Il faut le
savoir pour débattre du moment opportun de
les lire de manière fructueuse.
Voulant préserver un certain suspens, Freud
navigue entre deux eaux. Éviter de présenter un
catalogue d’idées aberrantes stigmatisant ses prédécesseurs ; éviter aussi de déflorer son propos.
Freud est acquis au mode d’exposition qui dicte de
ménager ses effets. Il choisit donc de poser délicatement quelques jalons sans trop appuyer, de manière à pouvoir y revenir par la suite et dévoiler le
fin mot de l’histoire. Malgré son talent et ses efforts, il n’a pas tout à fait réussi à préserver la
chèvre et le chou 7. Ce panorama demeure rébarbatif pour celui qui débute la lecture de la Traumdeutung par ce chapitre. – J’évoquerai encore tout à
l’heure une troisième catastrophe.
4
La main qui tient la plume
L’essentiel ce sont les conditions mêmes de
la séance d’écriture. Intéressons-nous à la
main qui tient la plume. Elle appartient à un grand
fumeur qui approche de la cinquantaine et qui appréhende un accident vasculaire. Cet homme se
croit en possession d’un message intéressant
l’humanité. Il s’estime méconnu de ses confrères,
et il n’est pas loin de se considérer, à l’âge qu’il a
atteint, comme un raté. Il sent peser sur lui la main
d’un destin cruel, celle-là même qui frappe tant de
découvreurs et les réduit à la dernière extrémité, –
thème romanesque bien connu.
En prenant la plume, Freud fait appel, pardessus l’épaule de ses contemporains, par-dessus
l’épaule de son ami Fließ, – à la postérité vengeresse. Son Traumbuch est une sorte d’écrit posthume, un livre-testament. Sous prétexte de parler
du rêve et de son interprétation, il a bel et bien
3
L’amour, toujours l’amour…
Pourquoi cette complaisance de la part de
Freud envers les recommandations de
Fließ ? Tout simplement parce qu’il prétendait
écrire ce livre pour lui. Il estimait que Fließ était
6
7
WELSH (1994) est loin d’être le seul à s’être laissé prendre aux
apparences.
9 « faustdick hinter den Ohren [Haben] », c’est l’expression que Freud
utilise pour contester l’existence de rêves innocents. Voici, à ce
propos, l’éclaircissement des OCF. Littéralement : en avoir gros
derrière les oreilles, locution renvoyant à la croyance populaire qui
situe le siège de la rouerie derrière les oreilles. – GW, 2/3 : 189.
SE, 4 : 183. OCF, 4 : 220, note.
8
Cf. par exemple la lettre de Freud à Fließ du 9 juin 1899.
Il le savait bien. Cf. sa lettre à Fließ du 27 juin 1899.
3
5
l’intention de livrer en même temps des échantillons, plus ou moins étendus, des matériaux qu’il a
accumulés depuis plus d’un lustre en des cartons
bien classés. Ces matériaux appartiennent à sa pratique, à la nouvelle discipline qu’il pratique en
pionnier et en solitaire, – la psycho-analyse.
À l’occasion du rêve et de son interprétation,
il va donc parler de psychanalyse. Il ne s’est
d’ailleurs pas intéressé aux rêves de manière fortuite. Au cours du traitement qu’il a mis au point
sous la houlette de son maître Josef Breuer, ses
patient(e)s (principalement hystériques) lui relataient spontanément leurs rêves. Il a dû s’intéresser
aux rêves parce qu’ils se rapportaient directement
au traitement des névroses qu’il avait mis au point.
Une lecture de la Traumdeutung qui ne tiendrait pas
compte de cet arrière-plan là est exposée à en méconnaître le message effectif.
C’est aussi cet intérêt porté aux rêves de ses
patients, en relation avec le traitement des névroses, qui a poussé Freud à s’intéresser à ses
propres rêves. Pour Freud, durant cette période de
la dernière décennie du XIXe siècle, l’analyse des
rêves de ses patients est allée de paire avec
l’analyse de ses propres rêves, avec un apparent
avantage pour cette dernière. Par déontologie,
Freud ne pouvait pas se livrer en toute liberté avec
ses patients à une investigation scientifique du
rêve. Ceux-ci avaient recours à lui pour un traitement médical particulier, et payaient ses soins en
retour. Tandis qu’avec ses propres rêves il pouvait
se livrer à une analyse plus complète, libérée du
souci thérapeutique immédiat auquel il devait se
plier avec ses patients. Ce fut en quelque sorte par
sérépendité que l’analyse de ses propres rêves tourna
pour Freud en autoanalyse 10. C’est la raison pour
laquelle une lecture de la Traumdeutung, comme
celle de Didier Anzieu, privilégiant l’autoanalyse de
Freud, méconnaît l’essentiel de son message et de
sa réalisation (achievement).
L’autoanalyse de Freud est un succédané de sa
méthode thérapeutique et de son souci pour le
rêve en tant qu’objet scientifique, et non pas l’inverse. Cette relation de subordination ne devrait
pas être perdue de vue. C’est elle qui permet de
répondre de manière adéquate au problème toujours actuel : comment devient-on psychanalyste ?
Mais on ne veut pas le savoir me semble-t-il.
Le procédé argumentatif
Du fait de prendre la parole en première
personne, de recourir par commodité au
récit de ses propres rêves, et à leur interprétation
suivant la méthode des libres associations, Freud
s’est trouvé placé, vaille que vaille, sur la pente
dangereuse des confidences. Une fois lancé, où et
comment s’arrêter ? Comment se départir d’une
certaine complaisance au rappel des choses de la
vie, quand on écrit dans la perspective des
adieux ? Pourquoi ne pas sauver de l’oubli et du
néant tel ou tel instant vécu, parce qu’il a été vécu ? Autoanalyse mise à part, comment échapper
à une écriture du soi, à une présentation de soi, et
à une mise en scène de ce soi destiné à mourir et
qui veut prendre congé ?
Comment dire adieu sans parler d’abondance ? Ou plutôt, comment faire semblant de ne
pas dire adieu sans être loquace ? C’est la raison
pourquoi la Traumdeutung regorge d’anecdotes de
toutes sortes. Ces anecdotes n’ont pas d’autre justification que de sauver du néant les petites choses
de la vie dont la nostalgie nous étreint à la gorge
au moment de dire adieu à la vie, – que ce soit
avec ou sans conviction. On ne prétend pas être,
aussi modestement que ce soit, un écrivain, sans se
laisser aller à tracer des arabesques en tenant la
plume. Les commentateurs qui n’ont pas su faire
la part des choses ont souvent cherché des déterminations fallacieuses à des riens de cette sorte.
Et si d’aventure on survit aux adieux ?
Voilà une mésaventure fâcheuse qui ne fut
pas épargnée à Freud.
Jusqu’à la dernière minute Freud n’avait pas
cru qu’il pourra, de son vivant, achever et publier
son Traumbuch, – son livre-testament. Il prétendait que son livre était prêt dans son esprit depuis
1896 dans ses grandes lignes. Il n’a de fait commencé à le rédiger qu’en février-mars 1898. Ce
fut un faux départ. En octobre 1898 il s’en rend
compte et repose la plume 11. Ce n’est que durant
l’été suivant (1899) qu’il se trouvera en mesure de
reprendre la plume et de mener sa tâche à bien,
avec une rapidité stupéfiante. Cela, malgré les
deux catastrophes que j’ai signalées : l’élimination
du grand rêve (juin 1898), et le survol de la littérature scientifique (juin 1899). – C’est qu’en été
1899, rien ne pouvait plus l’arrêter. Le dernier
chapitre – le fameux chap. VII sur la psychologie
du rêve – fut rédigé en deux semaines pendant
Freud fut un abonné de la sérépendité. Cf. à cet égard AZAR
(2012) : Le Style de Freud…, chap. IX : Sérépendités freudiennes.
10
11
4
Lettre de Freud à Fließ du 23 octobre 1898.
que l’imprimeur tirait les épreuves. Freud avait
décidé d’offrir à son ami Fließ un exemplaire dédicacé de son Traumbuch le 24 octobre 1899 pour
son anniversaire. De pareilles motivations nous
font faire des prouesses. – À quelques jours près
il gagnait son pari.
Certes, la prouesse est indubitable, et digne
du Guinness des Records. Mais ce n’est pas cela qui
importe. Il importe de connaître la nature de
l’obstacle ayant entravé la rédaction de l’ouvrage
et en a fait différer l’exécution pendant huit mois.
Examinons ce point.
Beaucoup de commentateurs ont relevé que
la Traumdeutung n’est pas conforme à un exposé
de type scientifique. Ils ont pris souvent un (malin) plaisir à souligner les contraventions commises contre la logique déductive. Certains désespérés sont allés jusqu’à soutenir que ce livre
n’a de scientifique que la prétention de son auteur. Qu’en réalité il faudrait le lire à l’instar d’un
roman quelconque de la même époque, roulant
autour de la thématique de l’ambition, comme
un roman à clef, ou un roman gothique 12.
Dans le post-scriptum que Freud a ajouté en
1909 à la fin de son chapitre Ier, il écrit 13 :
embrassant toute la vie psychique. C’est la complexité des recoupements entre les différents fils
qu’il lui importe de mettre à jour. Il cherche à
convaincre en présentant une vue d’ensemble du
fonctionnement psychique. Le but de son livre
est d’insérer le rêve dans la trame de notre vie
psychique, ni plus ni moins. Il le dit au début de
son chap. II 14 :
(…) car « interpréter un rêve », cela veut dire indiquer son « sens », le remplacer par quelque chose qui
s’insère (einfügt) dans l’enchaînement des actions animiques comme un maillon d’une importance pleine et
entière et de même valeur que les autres.
Il le redit au début de son chap. III 15 :
(…) [le rêve] doit être rangé (einzureihen) dans
l’ensemble cohérent des actions animiques de l’état de
veille qui nous sont compréhensibles ; une activité hautement compliquée de l’esprit l’a édifié.
Il le dit, il le redit sans cesse. Tant que Freud
n’était pas parvenu lui-même à cette vue d’ensemble du fonctionnement de notre esprit, il ne
pouvait pas rédiger son Traumbuch. Tel était l’obstacle contre lequel il avait buté en octobre 1898,
ou plutôt depuis le mois de juin. Il se plaint en
effet à deux reprises à Fließ, en juin 1898, de ce
que la psychologie du rêve et la psychologie des
névroses ne s’accordaient pas assez 16. Anzieu 17
relève avec raison l’incitation reçue par Freud de
la lecture de la brochure de W. Robert (1886) sur
le rêve expliqué comme nécessité naturelle 18.
C’est à cette brochure que Freud a emprunté la
notion de Traumarbeit (travail-de-rêve, ou travail onirique). Muni de cette notion essentielle, aussitôt
qu’il eût surmonté la discordance entre la psychologie du rêve et la psychologie des névroses, soit
aux alentours de juin 1899, Freud reprendra la
plume, et plus rien ne l’arrêtera plus 19. C’est cette
vue d’ensemble enfin acquise qu’il voulait transmettre à ses lecteurs par son procédé argumentatif un peu singulier.
Le livre du rêve est l’exposé de toute une
psychologie.
Les rares comptes rendus qui se sont manifestés
dans des journaux scientifiques sont si pleins d’inintelligence et de contresens que je ne pourrais apporter
aux critiques d’autre réponse que l’invitation à lire ce
livre encore une fois. Peut-être cette invitation pourrait-elle être : de le lire tout simplement.
La situation a beaucoup changé depuis. Les
commentateurs sont légion, et ils scrutent l’ouvrage à la loupe. Comme des myopes qui rivalisent de myopie. Ce qui manque maintenant c’est
une perspective cavalière. Freud a rédigé son
livre en voulant préserver, comme je l’ai dit, un
certain suspens. Cela s’oppose déjà à un exposé
scientifique type, tel qu’on l’impose dans les
comités de rédaction des journaux scientifiques
actuels. Il s’y ajoute le fait que Freud s’est donné
pour tâche d’exposer et de décrire, et non pas de
prouver. Son procédé argumentatif est de parvenir
à convaincre grâce à un filet complexe de mailles
14
C’est la thèse soutenue par WELSH (1994, pp. 22, 30, 138), non
sans talent. Indépendamment de Welsh, YOUNG (1999) a cherché
à montrer, avec autant de talent, que la Traumdeutung est un roman
gothique, et Freud l’auteur d’un énorme coup de bluff. Ce faisant,
l’un et l’autre ne peuvent que déconsidérer la Clinique, comme
étant chez Freud un simple alibi. Un alibi, suivant eux, sans légitimité thérapeutique ou scientifique, bien évidemment.
13 Traumdeutung. – GW, 2/3 : 97-98. SE, 4 : 94.
12
15
Traumdeutung. – GW, 2/3 : 100. SE, 4 : 96.
Traumdeutung. – GW, 2/3 : 127. SE, 4 : 122.
Lettres de Freud à Fließ du 9 et du 20 juin 1898.
ANZIEU (21975), pp. 610-611.
18 La brochure de Robert – qui compte 53 pages – a eu un succès immédiat, puisqu’elle fut rééditée la même année, avant de sombrer dans l’oubli.
Dans ses deux dernières pages l’auteur en offre un résumé succinct.
19 Ernst Kris schématise toute la saga en une belle page. Cf. KRIS (1950a),
trad. franç. p. 30, et KRIS (1950b), trad. franç. p. 392.
16
17
5
6
La 3e catastrophe
Une fois l’ouvrage publié et mis en vente,
Freud eut la déception de se rendre compte
qu’il passait à peu près inaperçu. Ce livre qui portait avec arrogance à son fronton : Flectere si nequeo
superos, acheronta movebo [Si je ne puis fléchir les dieux de
l’Olympe, je rameuterai l’Achéron] 20, – eh bien ce livre
n’a pas fléchi les dieux du ciel, et n’a pas ému les
diables de l’enfer. Ce livre-testament est tombé à
plat. Freud s’était attendu, sans trop y croire, à ce
que son livre fasse événement, que son annonce
fasse les gros titres des journaux. Il ne reçut que
quelques modestes comptes rendus. Pas une seule
polémique. Il en fut profondément vexé.
Réveil brutal. ― Que faire ? Il avait une famille, six enfants à nourrir et à éduquer. Il fallait
être pragmatique. Que pouvait-il faire d’autre
que de se remettre au travail ?
Prenons un peu de champ. Faisons un bond
de neuf ans. Nous sommes maintenant en été
1908, à Berchtesgaden, à 325 km de Vienne, où
Freud passe une partie de ses vacances. Il rédige la
préface de la deuxième édition de la Traumdeutung.
Que de choses se sont passées depuis la première
édition. Il est allé à Rome plusieurs fois, et même à
Athènes. Il a été nommé professeur. En sus de la
Traumdeutung, il a publié la Psychopathologie de la vie
Quotidienne, les Trois Essais sur la Théorie Sexuelle, le
Trait d’Esprit dans sa relation avec l’Inconscient, le cas
Dora, et il a dans son portefeuille le cas du Petit
Hans qu’il publiera l’année suivante. En 1908,
Freud a le vent en poupe. Le petit groupe viennois
du mercredi soir s’est élargi. Des membres étrangers y participent fréquemment. Freud est un chef
d’école, et la psychanalyse est en passe de devenir
un mouvement international. Voilà ce que Freud
sait quand il entreprend de rédiger à Berchtesgaden la préface de la 2e éd. de la Traumdeutung.
Une seule ombre à ce tableau.
Sur le plan personnel, Freud a eu le malheur
de se brouiller avec son ami adoré (Fließ), et d’être
contraint par celui-ci à polémiquer publiquement.
Des lettres intimes ont été livrées à la publicité.
Les indiscrétions se sont ajoutées aux indiscrétions, les bavardages aux bavardages. – La honte !
En avril 1908, à l’occasion du déménagement
de son cabinet de travail depuis l’entresol au premier étage de son immeuble, il passa en revue ses
archives et se livra à un autodafé féroce 21.
20
21
Pour la réédition de la Traumdeutung, Freud
s’est relu, et fut déconcerté. Il ne se doutait pas de
s’être épanché et livré à ce point. Il avait survécu à
son testament ; mais comment survivre à tant de
confidences intimes répandues à foison et à tout
vent ? Encore heureux qu’il se soit retenu dans la
Traumdeutung de faire la moindre allusion à sa
sexualité. Oui, mais comment conserver son autorité au sein de la notoriété, et au sein du mouvement psychanalytique international, en se présentant tout nu, comme il l’a fait, hormis la petite
feuille de vigne à l’endroit du sexe ? Tel était le
problème auquel il devait trouver une solution.
La préface de la 2e éd. de la Traumdeutung mérite d’être lue attentivement. Elle amorce une solution. Freud y avoue d’une manière détournée,
qu’il a été tenté de truquer ses propres rêves, sans
y parvenir. Je le crois sans peine. Le moindre
changement ne pouvait que se répercuter en
chaîne et exiger de proche en proche des remaniements considérables à tous les niveaux. Une
ruse lui vint à l’esprit. Pourquoi ne pas lancer ses
lecteurs sur une fausse piste ? Naturellement, une
vraie « fausse piste ». Voici le passage que j’incrimine. – Ce morceau est célèbre par la docte impéritie des commentateurs :
Pour moi en effet, ce livre a encore une autre
signification subjective que je n’ai pu comprendre
qu’après l’avoir terminé. Il s’est révélé être pour moi
un fragment de mon autoanalyse, ma réaction à la
mort de mon père [oct. 1896], donc à l’événement le
plus significatif, la perte la plus radicale intervenant
dans la vie d’un homme.
Poudre aux yeux ! Néanmoins, ce fut là une
réussite parfaite. Les commentateurs se sont jetés sur cette fausse piste avec un zèle d’un comique relevé. Sans doute est-ce là une vraie
piste. C’est aussi et surtout une opération de diversion qui a infléchi, dans l’esprit de beaucoup,
la réception de la Traumdeutung.
De ce moment Freud n’eut de cesse de noyer
le poisson. Il lui suffisait pour cela d’ajouter
d’autres poissons dans son aquarium. À chaque
nouvelle édition de son livre, il multiplia les récits
de rêves de provenance étrangère. Le changement
de perspective était garanti. Les épanchements et
les confidences de Freud sur lui-même, en demeurant tels quels, se coulaient et se diffusaient dans
l’ensemble en s’amortissant. On peut dire sans
trop d’exagération que l’ouvrage que nous avons
actuellement sous les yeux – reproduisant en géné-
VIRGILE : Énéide, VII, 312.
Cf. AZAR (2003) : La Confession dédaigneuse de Freud, chap. 2.
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ral la 8e et dernière édition revue et augmentée de la
Traumdeutung (81930) – est un ouvrage dénaturé de
la main même de son auteur.
Telle est la troisième catastrophe qui a frappé
la Traumdeutung.
2/ Le chap. II nous présente le procédé
d’oniromancie de Freud à partir de l’analyse d’un
échantillon. Il est toutefois bon de savoir que
Freud avait conçu son livre comme une double
arche. Le 1er pied étant constitué par le rêve dit de
l’injection faite à Irma (chap. II), le 2e par le celui de
l’oncle à la barbe jaune (chap. IV), et le 3e par le Grand
Rêve, fournissant la charpente du chap. VI sur le
travail onirique (Traumarbeit). Mais il a dû renoncer
à ce dernier rêve.
Freud avait le sens des commémorations. Le
rêve dit de l’injection faite à Irma est le premier qu’il
eût soumis à une interprétation approfondie (eingehenden) 22, tandis que le Grand Rêve est le premier qu’il
eût analysé à fond (zu Grunde) 23. Ce Grand Rêve, que
Freud concevait comme la contrepartie du premier, a été éliminé sur le conseil de Fließ. La
double arche a été démantelée. La Traumdeutung
que nous lisons aujourd’hui est donc un livre dont
l’esthétique a été endommagée. Cela dit, le fond de
la question ne semble pas en souffrir. Ce serait
consolant si l’on pouvait en être tout à fait sûr.
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Une 4e catastrophe
Il reste un dernier point à examiner. Est-ce
que la Traumdeutung est un livre achevé ?
L’examen de l’édition originale jette un doute làdessus. Cet examen montre que l’ouvrage a été
confectionné pendant qu’il a été imprimé, dans un
va-et-vient de manuscrits, de jeux d’épreuves, et
d’épreuves corrigées. La table des matières est placée à la fin du volume et elle n’est pas paginée,
contrairement aux usages. Tout cela indique de
l’effervescence et de la précipitation.
En outre, cet ouvrage ambitieux ne comporte pas de conclusion au sens propre du terme.
Il se termine en queue de poisson. On a le sentiment que le chapitre VII et dernier, consacré à
la confection d’un appareil psychique, et censé
rendre compte de la formation du rêve, ne peut
constituer une conclusion. On a le sentiment
que Freud a déposé la plume, après avoir rédigé
ce chapitre, de guerre lasse. Apparemment, l’effort
que lui avait réclamé la rédaction de ce chapitre,
pendant que l’imprimeur composait le livre,
l’avait épuisé. Il était pressé de faire paraître son
livre sans plus de délais.
L’examen de la correspondance de Freud
avec Fließ confirme cette impression. Il semble
que Freud eût renoncé à un VIIIe chapitre, qui
aurait été consacré au rôle du rêve en psychothérapie. Est-ce une catastrophe ? Nullement. On
peut considérer que le compte rendu du cas de
Dora rédigé en janvier 1901, mais qu’il n’a publié
que quatre ans plus tard dans une version remaniée (1905a), compense largement cette lacune.
D’ailleurs le premier titre choisi pour ce compte
rendu de cas était justement : « Rêve et hystérie ».
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3/ Le but de Freud en rédigeant sa Traumdeutung était de laisser à la postérité un Livre-Testament,
qui était toute une psychologie, et dont j’ai essayé
de décrire quelques caractéristiques. En survivant
à la publication de ce Livre-Testament, Freud a
cherché (et a réussi) à en dénaturer chaque fois un
peu plus, au cours des huit rééditions, la visée
première. En particulier, il a sciemment brouillé le
rapport de son autoanalyse au rêve, à l’écriture, à
sa pratique de la psychanalyse, et à la formation
des psychanalystes. En outre, le livre-testament
s’est transformé en une donation entre vifs, avec
les problèmes inextricables que cette forme de
transmission aura sur le mouvement psychanalytique. À mon sens, les additions de matériel provenant de ses disciples ne font pas de la Traumdeutung une œuvre collective, comme se plaisent à le
dire Grubrich-Simitis (2000), et surtout Marinelli
& Mayer (2003). Être cité par Freud dans la
Traumdeutung est un adoubement. C’est, au choix, un
acte de népotisme, de favoritisme ou d’autocratisme.
Cela étant établi – je l’espère du moins 24 –
voyons ce que contient cette Traumdeutung… 
Brève récapitulation
Nous savons maintenant grosso modo à quoi
nous en tenir sur la Traumdeutung :
(à suivre)
1/ Le premier chapitre, comportant une revue de la question, est une pièce rapportée. Il est
plus que recommandé de sauter ce faux début et
d’aller directement au chapitre II.
Traumdeutung, chap. II, note ajoutée à la 4e éd. (41914) : Es ist dies
der erste Traum, den ich einer eingehenden Deutung unterzog. – GW, 2/3 :
111. SE, 4 : 106. OCF, 4 : 142.
23 SCHUR (1966), p. 107, a souligné cette corrélation contrapuntique.
24 Cf. AZAR (1989) ; AZAR & SARKIS (1993, 1994) ; AZAR (2003).
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