mission à kaboul - Lignes de défense
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KABOUL17_9_Santiago.xp 19/09/12 07:20 Page5 MISSION À KABOUL La relation de sir Alexander Burnes (1836-1838) PRÉFACE DE MICHAEL BARRY DOSSIER HISTORIQUE, TRADUCTION & NOTES DE NADINE ANDRÉ Chandeigne KABOUL17_9_Santiago.xp 19/09/12 07:20 Page6 Colleion dirigée par Anne Lima & Michel Chandeigne. © Chandeigne, novembre 2012. KABOUL17_9_Santiago.xp 19/09/12 07:20 Page7 PRÉFACE Sir Alexander Burnes ou la tragédie de l’expert Londres, Moscou, Washington : à ce jour, trois puissances mondiales modernes se sont fracassé les mâchoires militaires sur le caillou afghan – fiché dans son repli obscur d’Asie, coincé en travers des ambitions d’hégémonie planétaire. Chaque expédition afghane – lancée en 1838, en 1878, en 1919, en 1979, en 2001 – aura coïncidé avec une bouffée d’orgueil impérial atteignant le vertige en Grande-Bretagne, en Union Soviétique, aux États-Unis – avant crevaison. Et chaque armée, fournie d’outils de guerre dernier cri, sera entrée rapidement en Afghanistan, comme un couteau dans le sable proverbial, pour y échouer aussitôt à consolider une victoire militaire inatteignable dans un terreau se dérobant sans cesse sous la lame. Le retrait impérial tourne alors à la déroute, l’empire mondial se fissure, mais les sables se referment vite sur la blessure du trou afghan. L’atroce trépas du brillant officier britannique sir Alexander Burnes, victime de la confrontation anglo-russe pour dominer l’Asie de son temps, lui-même l’un des meilleurs experts régionaux de l’empire qu’il eut l’honneur de servir, et observateur des plus avertis des divers peuples et royaumes séparant alors les possessions du tsar Nicolas Ier de celles de la reine Victoria, pour finir déchiqueté vif par une foule afghane le 2 novembre 1841, demeure à jamais un symbole du piège mortel de Kaboul. 7 KABOUL17_9_Santiago.xp 19/09/12 07:20 Page8 SIR ALEXANDER BURNES OU LA TRAGÉDIE DE L’EXPERT Le texte historique essentiel, dont Nadine André assure ici, avec brio, la première traduction française, est un rapport de mission de sir Alexander Burnes à Kaboul en 1837-1838, à la veille de la longue série de conflits planétaires allumés dans la caillasse afghane. Parce que Burnes fut un acteur majeur de la toute première guerre internationale d’Afghanistan, la lecture de son parcours politique s’impose. De 1837 jusqu’à sa métastase terroriste après 1989, l’Afghanistan, pour son infini malheur, aura été un principal théâtre de rivalité entre un empire russe continental en expansion vers l’Asie du Sud, et une puissance anglo-saxonne – Londres jusqu’en 1947, Washington depuis – ancrée sur le pourtour marin du continent et tout aussi déterminée à contenir la Russie dans l’intérieur des terres. La confrontation s’assombrit d’une sanglante teinte idéologique à partir de 1919, quand Moscou veut fournir son soutien diplomatique et financier aux dirigeants de l’Afghanistan neutraliste contre l’empire anglo-indien d’abord, puis contre le Pakistan après le retrait britannique des Indes en 1947, pour durer jusqu’à l’invasion du pays en révolte par l’armée Rouge en 1979, soldée par le retrait soviétique final de Kaboul en février 1989, défaite qui sapa, de fait, l’Empire historique russe : le mur de Berlin s’écroula neuf mois plus tard. Burnes est mort broyé dans le premier heurt entre les empires russe et anglo-saxon pour contrôler Kaboul. Quelques regards de biais sur ce premier conflit sur une profondeur de 200 ans, à la lumière des deux autres écrits majeurs d’Alexander Burnes, A Voyage on the Indus et Travels Into Bokhara, publiés ensemble à Londres en 1834, outre quelques lettres de Burnes recueillies par son secrétaire hindou Mohan Lal, peuvent compléter ici le très utile dossier de Nadine André. 8 KABOUL17_9_Santiago.xp 19/09/12 07:20 Page9 PRÉFACE Aperçus de la première guerre anglo-afghane : 1838-1842 En 1837, année de l’avènement de la reine Victoria, l’Empire britannique et l’Empire russe, anciens alliés contre Napoléon en Europe, s’affrontent désormais en Asie. La Russie pèse sur les deux grands États musulmans à sa lisière méridionale, la Turquie et l’Iran. La Grande-Bretagne, suzeraine à Delhi depuis 1803, entend garantir ses possessions indiennes en renforçant au contraire les monarchies ébranlées de la Turquie ottomane et de l’Iran des shahs qadjar, à la manière de deux vastes remparts géographiques, pour barrer aux Russes les chemins terrestres du sous-continent. La flotte anglaise en Méditerranée assure sa protection au sultan de Turquie. Mais l’Iran, malgré, au sud, les garanties britanniques de défense de son intégrité territoriale et la flotte anglaise qui patrouille dans le Golfe, ploie sous la poussée russe, au nord. La Caspienne offre un vecteur maritime direct pour la puissance russe, jusqu’au cœur du Moyen-Orient que représente l’Iran. Au cours de campagnes répétées entre 1812 et 1828, l’armée russe écrase et chasse les troupes iraniennes du littoral caspien. En 1828, par le traité de Turkmantchay, le souverain iranien, Fath Ali Shah, cède à la Russie toutes les provinces autrefois iraniennes du Caucase, et accepte la transformation de l’Iran en protectorat russe de fait. L’Angleterre s’est avérée impuissante à protéger Téhéran. La Russie l’avait voulu démontrer. Saint-Pétersbourg pousse son avantage, en promettant en échange son soutien à toutes les revendications territoriales du shah d’Iran aux dépens, cette fois, de l’Afghanistan – détaché de l’empire iranien depuis l’indépendance du royaume de Kaboul en 1747. En 1837, ce royaume de Kaboul avait déjà éclaté en chefferies rivales. Le prince Kamran de Herat à l’ouest, ennemi juré de l’émir Dost Mohammed de Kaboul à l’est, gouvernait son petit fief, désormais autonome, à la frontière immédiate de l’Iran. 9 KABOUL17_9_Santiago.xp 19/09/12 07:20 Page10 SIR ALEXANDER BURNES OU LA TRAGÉDIE DE L’EXPERT Le nouveau souverain de Téhéran depuis 1834, Mohammed Shah, saisit l’occasion miroitante d’élargir vers l’est son empire amputé au nord par la puissance russe – d’autant plus que le tsar lui assure, cette fois, son appui. Puisque le monarque iranien ne peut rien contre la Russie, autant pour le shah profiter de l’argent et des fournitures militaires russes contre un autre adversaire encore plus faible, soit le prince afghan de Herat. Avec l’affaire de Herat en 1837, la Russie exploite déjà, pour sa part, cette corrosive recette d’intervention en Asie musulmane qui fera merveille pour Moscou soviétique au XXe siècle suivant : identifier un différend frontalier local ; intervenir pour l’enflammer jusqu’à l’hystérie ; réduire ainsi toujours plus étroitement l’allié choisi sous la dépendance de la Russie. Aussi, en 1837, l’armée iranienne campe-t-elle devant Herat – et le comte Simonich, ambassadeur du tsar, avec ses officiers, plante-til ses tentes tout près du pavillon du shah. L’armée iranienne, avec ses conseillers russes, braque ses canons contre les remparts d’argile craquelée de la vieille cité – mais sur les créneaux, un officier britannique, Eldred Pottinger, conseille les défenseurs afghans. La seule présence de cet officier, toutefois, fait hésiter le cabinet du tsar, soucieux d’éviter un affrontement militaire trop direct avec Londres. La Russie n’est alors nullement sûre de gagner une telle confrontation ouverte, et à raison : la Grande-Bretagne commande les mers et peut canonner jusqu’à Saint-Pétersbourg (et détruira la flotte russe en Crimée en 1856). Le Parlement de Londres dénonce la main à peine cachée de Saint-Pétersbourg dans l’assaut iranien contre Herat, oasis perçue comme ultime verrou terrestre commandant l’accès au sous-continent indien. Or, quand une confrontation oppose une puissance autoritaire (comme la Russie tsariste) à une rivale parlementaire et libérale (telle l’Angleterre victorienne), une règle du jeu s’avère constante : la puis10 KABOUL17_9_Santiago.xp 19/09/12 07:20 Page11 PRÉFACE sance autoritaire jouit toujours du premier avantage, bouscule, provoque, car le gouvernement parlementaire cède d’abord par crainte de son opinion électorale peu encline à la guerre; mais si la puissance autoritaire pousse son avantage trop loin, et franchit une sorte d’invisible ligne de tolérance, l’électorat de la puissance parlementaire se raidit, et le gouvernement libéral, fort de son nouvel appui populaire, peut rétorquer par la guerre. Le cas s’est vérifié au XXe siècle de Munich à Danzig; l’URSS, après avoir profité de la débâcle vietnamienne de Washington pour soutenir ses alliés en Indochine ou en ancienne Afrique portugaise, franchit à son tour une ligne de tolérance de Washington que Brejnev calcula mal en envahissant Kaboul en décembre 1979 – caillou qui grippera son empire. Au printemps de 1838, Herat paraissait proche de la reddition. Les lignes de communication terrestres britanniques semblaient trop lointaines, au Panjab, pour que Londres pût secourir la lointaine oasis afghane, face à la puissance russo-iranienne. Mais en juin 1838, l’amirauté britannique, sachant lire une mappemonde, riposta là où elle se savait forte : en frappant par la mer et au bas-ventre de l’Iran, au sud. La marine anglaise dans le Golfe débarqua soudain sur l’île iranienne de Kharg, et menaça le royaume de Téhéran d’une occupation de tout son littoral méridional – que la Russie serait de toute évidence incapable d’empêcher. Saint-Pétersbourg protesta de son innocence, mais s’inclina, et instruisit le comte Simonich de contraindre Mohammed Shah d’Iran au retrait devant Herat. Restait à la Russie à trouver et pousser en 1838 un autre pion sur une case afghane 1, interposable sur la route des Indes. Ce n’est pas que l’approche de l’Inde fût alors une priorité stratégique absolue pour Saint-Pétersbourg, autrement préoccupé par ses intérêts en Europe ou en Extrême-Orient. Mais, face aux défenses impériales britanniques garanties par une flotte invulnérable sur toutes les 11 KABOUL17_9_Santiago.xp 19/09/12 07:20 Page12 SIR ALEXANDER BURNES OU LA TRAGÉDIE DE L’EXPERT eaux du globe, la poreuse frontière terrestre du nord-ouest de l’Inde paraissait, aux yeux de Saint-Pétersbourg, comme unique point où la puissance russe pouvait réellement inquiéter l’Angleterre, la contraindre à y fixer des troupes, à y distraire ses ressources militaires. En outre, tout comme naguère Bonaparte débarqué en Égypte en 1798 pour tenter de sectionner à partir de la Mer Rouge la route maritime vitale entre Londres et Bombay (selon la célèbre formule géostratégique du jeune et génial général du Directoire : «la puissance qui e maîtresse de l’Égypte doit l’être à la longue de l’Inde»), l’étatmajor russe n’ignorait en rien que c’est la possession de l’Inde, avant tout, qui garantissait à l’Angleterre son statut de grande puissance. Les événements de 1838 permettent d’ailleurs déjà de dégager clairement les grandes lignes de la pensée stratégique de SaintPétersbourg en Asie face à la Grande-Bretagne (prémonitoires des approches soviétiques plus tard envers les États-Unis), telles que les précisera, un peu plus tard dans le siècle, le ministère russe des Affaires étrangères, dans ses instructions secrètes à son ambassadeur à Londres, le baron de Staal, datées du 8 juin 1884. L’extrait de la lettre du ministère du tsar Alexandre III, ci-dessous, se laisse lire sous la lumière rase du rétablissement de l’influence britannique à Kaboul en 1843; de la défaite essuyée par la marine russe sous les canons des flottes alliées anglo-françaises en Crimée en 1856; de l’humiliation subie par la Russie contrainte par Londres de renoncer à Constantinople en 1878 ; le tout au lendemain de la seconde guerre anglo-afghane de 1878-1880 qui devait soustraire, encore une fois, Kaboul à la zone d’influence russe : «Ces grandes leçons données par l’hisoire nous avaient démontré que nous ne pouvions pas compter sur l’amitié de l’Angleterre ; qu’elle pouvait nous frapper partout avec l’aide d’alliances continentales, tandis que nous ne pouvions l’atteindre nulle part. Une grande nation ne pouvait pas accepter une semblable position. C’est pour en sortir que 12 KABOUL17_9_Santiago.xp 19/09/12 07:20 Page13 PRÉFACE l’empereur Alexandre II, d’impérissable mémoire, a ordonné notre mouvement en Asie centrale. Il nous a conduits à occuper aujourd’hui dans le Turkestan et la Steppe turcomane une position militaire assez forte pour tenir l’Angleterre en respect, par la menace d’une intervention dans les Indes.» 1 En 1838 déjà, tel point d’appui se présentait par ailleurs aux Russes, si Herat se dérobait, à Kaboul même : plus proche encore des Indes. Là encore, une amère revendication territoriale aigrissait les rapports entre deux principautés asiatiques voisines, dispute exploitable pour la diplomatie russe. Profitant des dissensions internes du royaume afghan, le maharajah des Sikhs, l’avisé Ranjit Singh, avait en 1826 étendu sa domination jusqu’à Peshawar, ancienne capitale d’hiver des rois de Kaboul. L’émir Dost Mohammed à Kaboul nourrissait avec ferveur l’espoir de recouvrer cette cité (que l’Afghanistan ne récupérera jamais), mais avec suprême habileté, le vieux souverain sikh, à Lahore, sut s’allier à l’empire britannique. Pour les autorités anglaises, l’urgence évidente était de réconcilier ces deux principautés ennemies de Kaboul et Lahore, comme double barrière contre la puissance russe. Mais l’émir Dost Mohammed exigeait, pour prix de son alliance avec Londres, que celle-ci fît pression sur le monarque sikh, pour obliger ce dernier à lui restituer Peshawar. L’officier russe Yan Vitkevitch parut à Kaboul en décembre 1837, porteur de lettres du Tsar, affirmant le plein soutien de la Russie à l’émir Dost Mohammed, pour toutes les revendications territoriales du souverain de Kaboul contre les Sikhs. (L’appui soviétique aux revendications territoriales – exactement les mêmes – du royaume neutraliste afghan contre le Pakistan, indépendant depuis le 15 août 1947, fera glisser pareillement l’Afghanistan dans le camp de Moscou). Le jeu anglo-russe, par combattants asiatiques 13 KABOUL17_9_Santiago.xp 19/09/12 07:20 Page14 SIR ALEXANDER BURNES OU LA TRAGÉDIE DE L’EXPERT interposés dont Saint-Pétersbourg exacerba la rivalité, venait de se déplacer à toute proche portée de l’Indus – et atteint le seuil de tolérance de l’empire britannique. C’est pourquoi sir Alexander Burnes fut envoyé à Kaboul de septembre 1837 à avril 1838, pour dissuader l’émir Dost Mohammed d’accepter le soutien russe. Burnes conseilla vivement à lord Auckland, gouverneur général des Indes, et son principal adjoint, sir William Macnaghten, de chercher une entente stratégique avec l’émir en place dans la capitale afghane. L’habile Dost Mohammed s’était montré fort adroit survivant des guerres civiles de son royaume, avait réussi à imposer un gouvernement stable du moins dans Kaboul et ses environs. Mieux valait, selon Burnes, encourager une réconciliation entre Dost Mohammed et les Sikhs, ménager ce puissant chef de Kaboul. Le plaidoyer de Burnes tomba sur des oreilles sourdes. L’émir avait scandalisé les autorités indo-britanniques pour avoir seulement osé recevoir un jour à sa cour le capitaine Vitkevitch, en avril 1838. Sans doute l’émir entendait-il seulement par là accroître sa pression sur les Anglais, pour convaincre les Sikhs de lui rendre Peshawar. Mais lord Auckland et Macnaghten jugèrent Dost Mohammed trop enclin, à leurs yeux, à poursuivre son contentieux territorial, avec l’appui fatal des Russes. Lord Auckland s’entêta, préféra l’invasion du royaume afghan pour destituer et déporter en Inde cet émir Dost Mohammed, afin de le remplacer par un souverain jugé plus souplement dévoué aux intérêts britanniques, prêt surtout à signer une cession définitive du territoire de Peshawar aux Sikhs. Lord Auckland avait un candidat : un ancien roi de Kaboul détrôné depuis les guerres civiles de 1809, et réfugié sur sol indien, à Ludhiana, sous protection anglaise : Shah Shuja – nom depuis devenu synonyme de traître national, dans l’imaginaire 14 KABOUL17_9_Santiago.xp 19/09/12 07:20 Page15 PRÉFACE historique afghan. Burnes jugeait les capacités gouvernementales de Dost Mohammed largement supérieures à celles de ce Shah Shuja. Face à l’obstination hostile de ses supérieurs, la mission de Burnes à Kaboul tournait à l’impossible. Burnes ne pouvait satisfaire aux exigences de l’émir, mais tentait néanmoins de convaincre Dost Mohammed de rester dans le système d’alliances anglaises. Excédé par les tergiversations de Burnes, Dost Mohammed reçut le capitaine Vitkevitch au château de Kaboul en avril 1838, après avoir fait attendre l’officier russe durant quatre grands mois. Burnes rentra en Inde. Mais, devant les protestations outrées de Londres, Saint-Pétersbourg rappela Vitkevitch de la capitale afghane. Toutefois la machine de guerre était déclenchée. Sir Alexander Burnes, archétype de l’expert diplomatique qui jugule une conviction politique intime, et dément des années d’expérience du terrain, pour rassurer ses supérieurs et lubrifier sa propre ambition, se mit, en effet, au service de l’invasion britannique, destinée à renverser l’émir Dost Mohammed, que Burnes respectait, pour lui substituer Shah Shuja, que Burnes méprisait. La déclaration de Simla, capitale d’été des Britanniques en Inde, datée du 1er octobre 1838, rédigée par sir William Macnaghten et proclamée par lord Auckland, affirmait se fonder sur « le témoignage puissant et unanime des meilleures autorités» – donc celui de Burnes, désormais rallié à la politique d’Auckland et nommément cité – pour justifier l’invasion de l’Afghanistan et le renversement de Dost Mohammed aux yeux du monde : chef-d’œuvre de verbiage diplomatique anglais du XIXe siècle impérial, mais que ni Moscou ni Washington, pourtant orfèvres, n’ont su depuis dépasser. 1 Burnes et Vitkevitch, pions de leurs empires respectifs sur l’échiquier afghan, se rencontrèrent une seule fois dans Kaboul. Les deux diplomates s’apprécièrent, semblables par tant de traits : jeunes, 15 KABOUL17_9_Santiago.xp 19/09/12 07:20 Page16 SIR ALEXANDER BURNES OU LA TRAGÉDIE DE L’EXPERT aventureux, moustaches en bataille, l’un d’origine écossaise et cousin du poète Robert Burns, l’autre aristocrate lituanien, capables pareillement de coiffer le turban et de traverser déserts et montagnes en longues heures à cheval, linguistes accomplis sachant séduire tous leurs interlocuteurs locaux – Vitkevitch en turc et en persan, Burnes en persan et en hindoustani. Dans un jardin de Kaboul, les deux officiers rivaux trinquèrent en français, langue universelle de la diplomatie de leur monde. Tous deux mourront en pions sacrifiés pour Kaboul : Vitkevitch désavoué par son gouvernement, et retrouvé suicidé, son pistolet au poing, dans une chambre d’hôtel à Saint-Pétersbourg en automne 1839; Burnes cisaillé sous les coutelas d’une foule afghane en furie, en novembre 1841. L’ampleur du retournement diplomatique de sir Alexander Burnes apparaît nettement dans ses vives descriptions des deux protagonistes afghans du drame, Dost Mohammed et Shah Shuja, rencontrés l’un après l’autre plusieurs années avant l’invasion. C’est lors de sa première mission à Kaboul en 1832 que Burnes s’était longuement entretenu avec l’émir Dost Mohammed dans la citadelle, en compagnie du Révérend Joseph Wolff (aventurier spirituel qui parcourait alors l’Asie pour y retrouver trace des Dix tribus perdues d’Israël). Reçus dans une pièce du château de Kaboul d’une simplicité spartiate, assis à même le tapis entre des murs blanchis et nus, les deux Occidentaux conversèrent avec l’émir, tout naturellement, en persan, Burnes traduisant pour Wolff. Les successions au trône étaient turbulentes en Afghanistan, où les princes du sang nés de mères différentes, chacune liée à un clan, se disputaient le pouvoir. Fils d’une mère qizilbash, l’élite de gardes royaux d’origine iranienne dans la capitale, Dost Mohammed, du clan des Barakzaï, avait vaincu ses cousins du clan des Saddozaï, dont Kamran encore cramponné à Herat et Shah Shuja désormais en exil en Inde. 16 KABOUL17_9_Santiago.xp 19/09/12 07:20 Page17 PRÉFACE Imposant sous son immense turban, avec son regard de jais, son bec d’aigle et sa barbe noire filigranée d’argent, l’émir Dost Mohammed discuta poliment de théologie avec Wolff, mais, surtout, interrogea Burnes, avec pénétrante acuité, sur les politiques européennes depuis la chute de Napoléon, sur la conscription militaire en Russie et en Angleterre, sur l’économie anglaise et la révolution industrielle de la machine à vapeur, sur le statut des princes indiens demeurés autonomes sous protectorat britannique. L’émir respectait la puissance anglaise et rendit un hommage appuyé à l’équité britannique 1. Le souci d’équité de l’émir Dost Mohammed, « L’Amide-Mohammed », passera d’ailleurs en proverbe afghan : « le Do e-il mort qu’il n’y a plus de juice?» Et Burnes d’en conclure : «On reste frappé par l’intelligence, le savoir, la curiosité qu’il [Dos Mohammed] manifese, de même que par sa politesse accomplie et sa manière d’adresser la parole. Il est sans aucun doute le chef le plus puissant d’Afghanisan, et pourrait bien par ses capacités se hisser à un rang plus haut encore dans son pays natal. » 2 Ironie du destin : Burnes cautionnerait la politique qui pousserait les sujets de ce même émir, précisément, au désespoir, en provoquant, en 1841-1842, la plus grande catastrophe militaire de toute l’histoire britannique avant la reddition de Singapour en 1941. Pourtant Burnes avait d’abord insisté, auprès des autorités angloindiennes : « Il reste à reconsidérer pourquoi nous ne pourrions agir de concert avec Dos Mohammed. On ne saurait douter des capacités de cet homme, qui nourrit une haute opinion de la nation britannique ; et si la moitié de ce que vous faites pour les autres était faite pour lui, et si des propositions lui étaient offertes conduisant à ses intérêts, c’est demain qu’il abandonnerait la Perse et la Russie [...] N’oublions pas que nous ne lui avons rien promis, alors que la Perse et la Russie lui offraient beaucoup [...] Cet homme a quelque chose, et si le proverbe veut que l’on ne saurait 17 KABOUL17_9_Santiago.xp 19/09/12 07:20 Page18 SIR ALEXANDER BURNES OU LA TRAGÉDIE DE L’EXPERT faire confiance aux Afghans, je ne vois pas de raison de se méfier de lui plus que des autres.» 1 Mais pour complaire à Auckland et Macnaghten, l’officier écossais tut tels arguments, si forts, en faveur de Dost Mohammed. Burnes étouffa aussi ses critiques de Shah Shuja, vu par lui en exil en 1831 à Ludhiana, au Panjab. 2 Récompense du retournement de Burnes : occuper le second rang officiel, tout de suite après sir William Macnaghten, dans la hiérarchie civile des forces d’occupation britanniques à Kaboul, capitale conquise par les troupes de Sa Majesté le 7 août 1839. Le 4 novembre 1840, après avoir mené ses derniers fidèles à cheval, sabre au clair, contre la cavalerie anglo-indienne dans les vallées au nord de Kaboul, l’émir Dost Mohammed descendit de selle pour tendre son épée à sir William Macnaghten, avec un geste d’une telle noblesse que l’envoyé britannique ordonna de traiter le souverain destitué avec tous les égards avant de l’envoyer, avec sa famille, en Inde (on songe à la reddition semblable d’Abdel-Kader au duc d’Aumale dans l’Algérie de 1847). Un an plus tard, à la veille du mois de novembre 1841, Macnaghten devait prochainement quitter Kaboul, pour prendre ses nouvelles fonctions de gouverneur de Bombay. Sir Alexander Burnes se voyait appelé à lui succéder, âgé de trente-six ans seulement, comme envoyé extraordinaire de la Couronne britannique en Afghanistan. C’était compter sans le ressentiment de la foule dans Kaboul. Elle déborda contre Burnes le 2 novembre 1841. La mort de l’officier écossais, lynché devant sa porte, embrasa l’Afghanistan. Macnaghten, principal architecte de l’invasion, non plus ne devait jamais quitter le pays. Le 23 décembre, Macnaghten, effaré par l’écroulement de sa politique, tenta d’ultimes pourparlers avec le chef des insurgés, Akbar Khan, fils de Dost Mohammed. La réunion eut lieu entre les deux camps. L’Envoyé britannique venait de 18 KABOUL17_9_Santiago.xp 19/09/12 07:20 Page19 PRÉFACE présenter à Akbar Khan, pour l’amadouer, une splendide paire de pistolets de duel, dans un coffret ouvragé. Akbar Khan les lui déchargea en pleine figure. Les officiers de la suite de Macnaghten furent capturés par les insurgés. Les morceaux du cadavre de Macnaghten finirent accrochés au-dessus d’étals de boucherie dans le Grand Bazar de Kaboul. Shah Shuja, enfermé dans son château, ne contrôlait plus un pays tout entier en révolte contre la présence des Britanniques, et leur monarque fantoche. L’expédition tourna, comme chacun sait, au désastre, avec le célèbre massacre en janvier 1842, dans les défilés glacés, sous la mitraille des jezzail ou longues arquebuses des montagnards afghans, de tout le corps expéditionnaire anglo-indien fuyant Kaboul pour tenter de regagner l’Inde. L’armée de Kaboul, forte de 16000 âmes, partit le 6 janvier. Le 12 janvier, le lieutenant William Brydon, seul, sur un cheval mourant, gagnait la forteresse anglaise de Jalalabad, de l’autre côté des cols. Dès la fonte des neiges, le 4 avril 1842, Shah Shuja, abandonné par ses protecteurs impériaux, était passé à son tour par les armes des chefs alliés d’Akbar Khan, et jeté dans un fossé. La contre-attaque des forces britanniques, dès septembre 1842, tentera de prouver l’invulnérabilité de l’empire. Le général Nott évacue Kandahar et remonte vers Kaboul, y fait jonction avec le général Pollock dépêché depuis l’Inde, tous deux bousculent la troupe d’Akbar tentant de bloquer la route où blanchissent les ossements des massacrés de janvier. Les armées réunies détruisent le Grand Bazar de Kaboul où pendirent les lambeaux de Macnaghten, arrachent les arbres fruitiers de la vallée, exécutent tout villageois des alentours saisis les armes à la main, avant de rentrer de nouveau en Inde sous le feu exaspéré des montagnards. Mais en novembre 1842 les Britanniques remettent paradoxalement le pouvoir en Afghanistan à l’émir Dost Mohammed, relâché 19 KABOUL17_9_Santiago.xp 19/09/12 07:20 Page20 SIR ALEXANDER BURNES OU LA TRAGÉDIE DE L’EXPERT par le nouveau gouverneur général des Indes, lord Ellenborough, avec les honneurs royaux dus à son rang : ce souverain même que les troupes britanniques – contre les premiers avis de Burnes – avaient déporté à Barrackpore, après sa reddition, en novembre 1840. Burnes avait eu raison trop tôt ; s’était ravisé par opportunisme ; et en était mort. Les contraintes politiques s’imposent malgré les individus – l’initiale solution préconisée par Burnes, en 1838, s’avérait donc la bonne. Le fardeau financier de l’expédition afghane (un tiers des revenus annuels de l’Inde pour la seule année 1840); l’enlisement; le désastre – avaient d’ailleurs ébranlé le monde politique à Londres. Dès le mois d’août 1841, les Whigs de lord Melbourne perdaient la confiance du Parlement, donc le pouvoir. Le nouveau cabinet des Tories de lord Peel se donna pour tâche de réduire aussitôt les coûts, puis de parachever le retrait. Pas avant d’infliger une sanglante riposte dans Kaboul, pour bien souligner aux yeux de l’univers que les Britanniques n’avaient en rien perdu sur le plan militaire, que leur retrait restait dicté par leur libre choix. Selon la seconde déclaration de Simla, promulguée le 1er octobre 1842 par le nouveau gouverneur général des Indes nommé par les Tories, lord Ellenborough : « Des désasres sans équivalent de par leur étendue, si ce n’es par la quantité d’erreurs qui en sont à l’origine et par la trahison qui les a parachevés, auront été vengés en une seule, et brève, campagne, sur tous les théâtres des malheurs passés; et des vicoires répétées sur le terrain, avec la prise des citadelles de Ghazni et Kaboul, auront fixé de nouveau la réputation d’invincibilité qui s’attache aux armes britanniques. L’armée britannique en pleine possession de l’Afghanisan se retirera, maintenant, jusqu’au [fleuve] Sutlej. Le gouverneur général laisse aux Afghans eux-mêmes le soin de créer un gouvernement au milieu de l’anarchie qui es la conséquence de leurs crimes.» 1 20 KABOUL17_9_Santiago.xp 19/09/12 07:20 Page21 PRÉFACE Pas un mot pour feu Macnaghten, encore moins pour feu Burnes, passés sous silence dans ce texte mais bien considérés coupables de la «quantité d’erreurs» commises à Kaboul. Ainsi les Tories, pour solder la débâcle afghane et en rejeter toute la responsabilité politique sur le précédent cabinet des Whigs, tenteront-ils de justifier publiquement la féroce expédition punitive de septembre 1842, puis le retrait définitif des troupes britanniques d’Afghanistan en octobre 1842. Plus succinct, l’argot militaire des postes anglo-indiens résumera ainsi, à l’avenir, chaque opération de représailles menée contre les villages pachtounes insoumis de la frontière du Nord-Ouest, jusqu’au départ britannique final des Indes en 1947 : «Butcher and bolt» (fais-y une boucherie, puis déguerpis.) Un moment secouée par cette catastrophe de Kaboul, la puissance britannique renforcera aussitôt sa domination dans le souscontinent proprement dit. Faisant fi des traités avec les princes locaux, sindhis ou sikhs, de rapides campagnes entre 1843 et 1849 soumettent toute la vallée de l’Indus pour clore de fortifications la frontière impériale du nord-ouest. Et si le soulèvement afghan de 1841-1842 avait réveillé des espoirs d’indépendance chez les musulmans de Delhi, une impitoyable répression aura vite raison de la «Mutinerie» des troupes indigènes de l’empire des Indes, tant hindoues que musulmanes, en 1857. Or, par un paradoxe aussi apparent qu’inouï, l’émir Dost Mohammed à Kaboul, l’ancien ennemi, le chef auréolé du prestige d’un djihad victorieux, interdira à ses sujets, pourtant ivres de vengeance antibritannique, d’aller porter secours aux mutins de Delhi, leurs frères en la Foi, en 1857. Il est vrai que depuis janvier 1857, l’émir de Kaboul touche désormais un subside britannique mensuel de 10000 livres sterling (somme énorme pour l’époque), outre quantité de fusils, pour 21 KABOUL17_9_Santiago.xp 19/09/12 07:20 Page22 SIR ALEXANDER BURNES OU LA TRAGÉDIE DE L’EXPERT rétablir sa suzeraineté à travers le royaume afghan (enfin réunifié par sa prise de Herat à la veille de sa mort en 1863) – et le maintenir dans le giron étroit des alliances stratégiques si essentielles pour Londres, pour contenir en Asie la poussée impériale russe. La Grande-Bretagne aura-t-elle donc, en dernier lieu, et malgré toutes les apparences sanglantes, gagné la guerre afghane de 1838-1842? Une trêve, plutôt : la conquête russe de l’Asie centrale jusqu’aux frontières afghanes, en 1868, provoque, en novembre 1878, une nouvelle occupation militaire britannique de Kaboul. Les mitrailleuses lourdes et fusils à répétition de l’Armée des Indes modernisée semblent désormais interdire aux insurgés tout espoir de prendre d’assaut les camps retranchés des occupants. Tel un nouvel Alexander Burnes comme miraculeusement ressuscité, sir Henry Rawlinson, brillant orientaliste, vétéran (à Kandahar) de la première guerre anglo-afghane de 1838-1842, puis diplomate de son empire à Téhéran d’où il enregistrait avec inquiétude les progrès de l’influence russe, et avec cela, sans doute aucun le plus génial iranisant de son siècle (il déchiffrera les cunéiformes achéménides), avait insisté en 1875, du haut de son expertise irréfutable, qu’une nouvelle occupation britannique de Kaboul ne pourrait absolument plus se solder par une défaite comme celle, à ses yeux relative, de 1842 – l’armement avait trop changé. 1 Néanmoins, la deuxième guerre anglo-afghane de 1878-1880 répétera la première comme dans un cauchemar : campagne des plus brèves pour détrôner un émir jugé, encore une fois, trop complaisant envers Saint-Pétersbourg ; installation sur le trône de Kaboul d’un nouveau prince indigène impuissant à contrôler son peuple ; nouvelle insurrection populaire dans Kaboul le 2 septembre 1879, où le Résident sir Louis Cavagnari trouvera la mort comme sir Alexander Burnes avant lui ; et même une nouvelle 22 KABOUL17_9_Santiago.xp 19/09/12 07:20 Page23 PRÉFACE défaite, essuyée par un détachement anglo-indien devant des artilleurs afghans à Maïwand dans le désert près de Kandahar en juillet 1880. Les Britanniques n’occupent que le terrain sur lequel ils campent. Entre-temps, à Londres, les Tories de lord Disraeli, responsables de cette invasion-ci, sont balayés en mars 1880 par les Whigs de Gladstone, lesquels chargent sir Lepel Griffin à Kaboul de négocier un retrait au plus vite. Les Britanniques évacuent un royaume incontrôlable en faveur d’un nouvel émir, Abdur Rahman, petit-fils de Dost Mohammed : le nouveau souverain afghan reçoit, comme son grand-père, subsides et armes pour imposer sa suzeraineté, à condition de n’entretenir de relations diplomatiques qu’avec la seule Inde britannique, et d’interdire son pays aux diplomates russes. L’appui russe – devenu soviétique – permettra cependant à l’émir Amanollah de proclamer sa pleine indépendance diplomatique contre les Britanniques en 1919. Le soulèvement escompté par l’émir dans les territoires frontaliers n’aura certes pas lieu assez tôt pour empêcher la Royal Air Force – nouvelle escalade technologique – de bombarder des camps afghans pour contraindre le souverain de Kaboul à demander l’armistice. Mais cette troisième guerre anglo-afghane de 1919, gagnée militairement, sera politiquement perdue par Londres. L’assistance soviétique, tout au long du XXe siècle, aux forces militaires du royaume proclamé neutraliste, remplacera toujours plus les anciens subsides britanniques, jusqu’à l’imprudente prise directe du pouvoir par les officiers communistes afghans formés à l’école de l’URSS le 27 avril 1978 : début de l’interminable crise moderne où l’URSS aura sombré, et le militantisme islamiste surgi. La guerre ratée des Soviétiques entre 1979 et 1989, pour imposer l’autorité de leurs protégés, puis les multiples erreurs de l’opération des alliés américains depuis 2001, souligneront le caractère répétitif, voire hallucinant, des divers conflits afghans. 23 KABOUL17_9_Santiago.xp 19/09/12 07:20 Page24 SIR ALEXANDER BURNES OU LA TRAGÉDIE DE L’EXPERT L’échec de l’expert La première guerre anglo-afghane demeure donc un archétype qui hante. Le sort de ses protagonistes aussi. L’Afghanistan, pour sa part, ne semble même pas changer, du moins pour l’essentiel, depuis la fondation du royaume au XVIIIe siècle dans l’entre-deux des ruines simultanées de la monarchie safavide d’Iran et de l’empire moghol des Indes : civilisation de pauvreté guerrière, de clientélisme nourri soit de rapines, soit de subsides parasitaires aux dépens des grandes puissances voisines, mais aussi d’émiettement politique voulu entre ses différentes chefferies. La société tribale afghane traditionnelle, née dans la résistance aux pouvoirs impériaux de la Perse et de l’Inde voisines, entrave la concentration du pouvoir entre les mains d’un seul. Elle reconnaît la primauté du chef qui donne – nourriture, terrains, armes – et non de celui qui prend. Les domaines sont aussitôt morcelés en parts égales à la mort d’un chef entre tous ses fils, lesquels doivent rivaliser de dons pour réunir des adhérents – d’où le déchaînement des vendettas, surtout entre cousins. Or l’Afghanistan montagneux et désertique est un terrain pauvre. Pour obtenir suffisamment de richesses à partager entre ses partisans, un chef afghan doit obtenir l’essentiel de ses ressources de l’étranger – par le pillage de l’étranger, ou par l’octroi de subsides de la part de cet étranger. Avant la création du royaume en 1747, il n’était pas de prestige plus haut que celui du chef de guerre afghan menant les siens en Inde ou en Perse, pour en piller les villages ou les caravanes. À moins qu’un chef de guerre afghan n’aille se mettre au service de ces mêmes souverains de l’Inde ou de la Perse, contre riches subsides à redistribuer à sa clientèle, pour assurer la protection des caravanes contre ses propres rivaux tribaux. La monarchie afghane née en 1747 consacre le triomphe du chef de guerre Ahmad Shah. Il gave les tribus du butin pillé dans les 24 KABOUL17_9_Santiago.xp 19/09/12 07:20 Page25 PRÉFACE territoires indiens sombrés dans l’anarchie depuis l’effondrement de la dynastie moghole. Mais les formes monarchiques adoptées par Ahmad Shah et ses premiers successeurs – couronne gemmée, trône, brassards de diamants – calquées sur les anciennes royautés de la Perse et de l’Inde, restent purement extérieures. Les réalités du pouvoir demeurent le don et le clientélisme, pour bloquer l’apparition de rivaux claniques. Tant que la royauté de Kaboul, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, put continuer à piller l’Inde en toute impunité, elle assura sa suzeraineté sur les tribus trop heureuses de profiter de continuels rezzous au-delà de l’Indus. Mais la consolidation d’une nouvelle monarchie en Iran en 1797, la résistance des Sikhs du Panjab fondateurs de leur propre royaume à Lahore en 1799, et surtout l’entrée des Britanniques à Delhi en 1803, interdiront la poursuite des expéditions de pillage. Les ressources des rois afghans se tarissent, l’empire se fissure en guerres civiles prévisibles, Shah Shuja détrôné en 1809 cherche refuge auprès des Anglais. Dans l’Afghanistan éclaté du premier XIXe siècle, tout chef briguant le pouvoir, à défaut de piller l’étranger, en est réduit à quémander appui, armes et argent à l’étranger. Or, depuis le tournant du siècle, l’étranger qui compte désormais, aux horizons afghans, est soit russe, soit anglais. En 1838, Dost Mohammed veut louvoyer entre les deux, sans vraiment se décider. Après la guerre de 1838-1842, convaincu du caractère intransigeant de la puissance anglaise à ses frontières, et comprenant désormais qu’il y va de l’intérêt britannique fondamental de renforcer la monarchie afghane comme un rempart face aux Russes (pour qui l’Afghanistan constitue au contraire un obacle à écraser), Dost Mohammed brave les préjugés antianglais de ses propres sujets, pour s’allier à Londres – mais surtout, contre l’octroi de riches subsides des Anglais : et surtout encore, sans que ces Anglais envoient d’autres soldats occuper son sol – pour préserver ainsi, 25 KABOUL17_9_Santiago.xp 19/09/12 07:20 Page26 SIR ALEXANDER BURNES OU LA TRAGÉDIE DE L’EXPERT aux yeux de son peuple, sa qualité de grand chef musulman, défenseur de l’indépendance du royaume. L’émir Dost Mohammed conciliera ainsi l’impossible, pour devenir un très grand souverain afghan : s’assurer les revenus de l’étranger, sans apparaître inféodé à cet étranger ; grâce à ces mêmes revenus étrangers, entretenir une clientèle plus nombreuse que tout autre rival intérieur, pour garantir son propre pouvoir suzerain; maintenir l’indépendance du royaume en choisissant la bonne puissance extérieure protectrice (Londres), par le jeu habile d’un permanent chantage diplomatique sous-jacent, nourri de la menace tacite de pouvoir s’allier à tout moment avec l’autre puissance rivale (Saint-Pétersbourg) ; et s’afficher aux yeux de son peuple comme impeccable musulman, en le prouvant au besoin par le djihad pour empêcher l’étranger d’occuper directement le sol afghan, tout en négociant des arrangements opportunistes (et financiers) nécessaires avec ce même étranger, une fois celui-ci contraint au retrait. Les écrits du petit-fils de Dost Mohammed, l’émir Abdur Rahman qui régna de 1880 à 1901 et joua des mêmes recettes, éclairent la pensée politique profonde de son aïeul. Au XXe siècle, les dirigeants neutralistes afghans, qui voudront ainsi manœuvrer entre l’URSS et la grande puissance anglo-saxonne de l’heure, négligeront cependant un avertissement fondamental, implicite dans la politique de Dost Mohammed, explicite chez son successeur Abdur Rahman : toujours éviter de provoquer la Russie, mais ne jamais s’allier à elle, et lui préférer la protection anglo-saxonne : puisque l’Afghanistan (jusqu’en 1989) constituera toujours pour la Russie un obacle à briser, et non un rempart à renforcer. Aujourd’hui, l’administration Karzaï se débat – dans la difficile imitation du grand Dost Mohammed – pour prouver aux yeux de son peuple son indépendance musulmane, face à ses indispensables protec26 KABOUL17_9_Santiago.xp 19/09/12 07:20 Page27 PRÉFACE teurs et financiers anglo-saxons; mais ceux-ci campent sur son sol en irritant le patriotisme afghan – tout en protégeant (de plus en plus mal) le pays contre l’ingérence pakistanaise par talibans interposés. Une guerre civile, sectaire et ethnique paraît toujours plus probable, aux lendemains du retrait de l’OTAN prévu en 2014 : le Pakistan, l’Iran, la Chine, et la Russie de retour y perpétueront le Grand Jeu. Déjà, en 1838, l’enjeu stratégique essentiel pour les agents russes ou anglais – un Vitkevitch, un Burnes – était devenu, grâce à leur expertise, l’art d’identifier de manière sûre le chef afghan le plus habile, à soudoyer, à attirer dans l’alliance impériale : celui à renforcer au moyen de subsides ou de promesses territoriales, afin de garantir l’influence suzeraine de Saint-Pétersbourg ou Londres sur la plus grande partie du sol afghan, champ de rivalité entre les deux empires. Le choix désastreux par les autorités anglaises de Shah Shuja, au lieu de Dost Mohammed, en 1838, trahit cependant une méconnaissance fondamentale de plusieurs autres aspects, et des plus complexes, du jeu politique afghan, que Burnes n’aura su ni prévoir, ni encore moins maîtriser. D’abord, le refus de toute occupation directe, ou prolongée, du sol afghan, par une puissance étrangère. Un chef afghan sera admiré et suivi (sinon obéi) s’il sait s’allier à une puissance étrangère, en obtenir d’abondants subsides – mais pas s’il admet trop longtemps les troupes de cette même puissance sur son propre sol. En outre, la cooptation coloniale des princes indigènes ouzbeks ou indiens par les Russes ou Britanniques du XIXe siècle (ou comme les Français au Maroc) se fondait sur l’idée que tels princes contrôlaient leurs propres sujets et pouvaient continuer à le faire, dans l’intérêt de Saint-Pétersbourg ou Londres. Or aucun prince afghan, en 1838, ne jouissait d’un tel pouvoir illimité – pas même Dost 27 KABOUL17_9_Santiago.xp 19/09/12 07:20 Page28 SIR ALEXANDER BURNES OU LA TRAGÉDIE DE L’EXPERT Mohammed, contraint sans cesse au jeu clientéliste. Asseoir Shah Shuja sur le trône de Kaboul n’avait dès lors aucun sens, pour contrôler l’Afghanistan. La sourde résistance afghane contre tout chef d’un pouvoir centralisé, a fortiori perçu comme instrument ou fantoche d’un occupant étranger direct, en s’exacerbant prend la forme aiguë de la terre brûlée humaine. Le pays profond dérobe son obéissance, les clans tuent les collaborateurs du pouvoir, interdisent au gouvernement central tout relais politique, tout levier de commande dans la société, harcèlent de surcroît les routes et convois pour paralyser les communications. Nul besoin de victoire militaire décisive : telle autodestruction politique neutralise la supériorité en armement de l’occupant étranger. Instruite par son désastre en 1841-1842, la Grande-Bretagne reconnaîtra la sagesse du retrait militaire dire, aussitôt suivi du contrôle politique indire, assuré en versant des subsides à l’adversaire reconnu comme le plus fort pour gagner le jeu politique intérieur afghan, Dost Mohammed. Une dimension essentielle, enfin, colore en profondeur tout le jeu afghan : l’Islam. La religion coranique pénètre chaque aspect de la vie afghane, pare toute attitude d’un caractère sacré, chaque événement de l’existence courante s’inscrit dans la liturgie dont les cinq prières rythment la journée, toute action débute par une formule de bénédiction et s’achève avec des remerciements au Seigneur, l’étiquette est censée reproduire comme en miroir le comportement du Prophète, et l’ordonnance des repas, le mariage ou la toilette intime se veulent strictement conformes à la Sunna, à la «tradition» mohammedienne. Les armées arabes du VIIe siècle soumettent l’oasis de Herat dans le plat pays, mais jamais les tribus pachtounes montagnardes du sud et de l’est, bouddhistes autrefois, qui se convertissent, librement, au tournant du XIe siècle, pour participer aux rezzous en Inde conduites 28 KABOUL17_9_Santiago.xp 19/09/12 07:20 Page29 PRÉFACE – et désormais justifiées comme conquêtes de la Foi - par le sultan Mahmoud de Ghazni. Les nouveaux pillages en Inde d’Ahmad Shah le Conquérant, au XVIIIe, revêtent ce même visage sacré, quand les clercs musulmans de Delhi implorent le secours du chef afghan pour empêcher, en 1761, la prise imminente de leur cité par les Mahrattes hindous. Les Afghans se perçoivent comme champions de l’Islam. Ils le prouveront, à leurs propres yeux, d’abord contre les Britanniques, puis contre les Russes. Les dissensions intérieures tribales entre 1809 et 1838 n’avaient guère d’enjeu idéologique, mais dès l’invasion du pays par des étrangers non-musulmans, un Dost Mohammed se mue en chef de guerre musulman, et son adversaire Shah Shuja se voit qualifier de jouet des infidèles (kafir). L’insulte désintègre de l’intérieur l’administration du souverain imposé par les Anglais, qui tente désespérément de se présenter lui-même aux foules sous une couleur musulmane. Incident qui rappelle fâcheusement les déboires américains actuels, avec le gouvernement du président Karzaï : quand les Anglais en 1841 se plaignent (à raison) des malversations financières d’un des vizirs de Shah Shuja, le mollah Shakour, en tentant de lui substituer un fonctionnaire plus honnête, Ghoolam Khan, ledit vizir, bafoué, se plaint publiquement (et semble-t-il avec l’approbation de Shah Shuja) que ledit Ghoolam Khan n’est qu’un infidèle, serviteur des Anglais infidèles : «Le mollah Shakour, fût-ce de son propre chef, ou avec le consentement du Shah [Shuja], envoya des crieurs dans la rue pour proclamer que Ghoolam Khan, étant un protégé des infidèles anglais, était lui-même un infidèle, agissant pour ruiner le shah et tous les fidèles du pays. » 1 Aussi, l’autre leçon retenue par les autorités britanniques en 1842, et adoptée de nouveau par leurs successeurs en 1880, pour hâter le second retrait, sera-t-elle de laisser le gouvernement intérieur du 29 KABOUL17_9_Santiago.xp 19/09/12 07:20 Page30 SIR ALEXANDER BURNES OU LA TRAGÉDIE DE L’EXPERT pays entre les mains d’un souverain de réputation aussi publiquement musulmane que possible. Les Soviétiques reviendront, en dernière instance, à une politique semblable en 1986, en destituant l’idéologue communiste Karmal, pour lui substituer son chef de police, Nadjibollah, présenté désormais par Moscou comme musulman irréprochable. Trop peu, trop tard : comme Shah Shuja en 1842, Nadjibollah périra en 1996, le corps mutilé, déshonoré, par ses adversaires s’affirmant musulmans vrais. Mais si la réaction afghane aux invasions semble obstinément se perpétuer, les comportements des envahisseurs trahissent, eux aussi, comme une répétition aveugle – tels ces combats de fourmis examinés sous une loupe. Depuis 1842, chaque nouveau conquérant en Afghanistan aura cru en sa supériorité technologique toujours accrue, pour gommer la pertinence historique de l’invasion précédente. Rawlinson, on l’a vu, pensait en 1876 que la carabine à répétition aurait désormais raison de toute résistance afghane. En 1979, Brejnev, averti de l’humeur frondeuse des campagnes afghanes, balayait les objections d’un revers de main : son Armée Rouge possédait des chars, des hélicoptères de combat. En 2001, l’administration Bush considérera l’occupation de Kaboul comme une simple opération de police, venant la distraire de ses projets de conquête en Irak : les forces américaines ne pouvaient-elles pas désormais cibler électroniquement tout opposant sous un tir de drones? Ce n’est qu’au moment des revers que les envahisseurs, semble-t-il, s’avisent des leçons. Alexandre Yakovlev, conseiller de Gorbatchev au moment du retrait soviétique de Kaboul le 15 février 1989, avoue : «Nous aurions dû apprendre des Britanniques que l’Afghanistan est un pays qui ne saurait être conquis. Mais la lutte entre deux systèmes politiques nous a poussés, nous et les Américains, à commettre des stupidités.» 1 Puis, constatant l’enlisement simultané de Washington en Irak et en Afghanistan en 2009, le journaliste américain Gregory Feifer aura 30 KABOUL17_9_Santiago.xp 19/09/12 07:20 Page31 PRÉFACE comme pris le relais : «L’échec occidental à comprendre l’histoire de la guerre soviétique en Afghanistan aura été encore plus dommageable. Établir un gouvernement central viable en Afghanistan, but ambitieux en soi, n’a aucune chance de succès, sans la plus grande attention, sans le plus grand soin des États-Unis et des autres pays occidentaux.» 1 Les ressemblances se multiplient – même en Union Soviétique autoritaire où l’équipe de Gorbatchev succède en 1985 aux cacochymes Tchernenko : le parti au pouvoir envahit, sûr de lui, puis s’enlise; l’opposition le remplace et doit gérer le retrait, mais aussi, à tout prix, masquer l’échec proprement militaire, par des démonstrations de force qui changent peu de choses au résultat final. Comme lord Ellenborough en 1842, le lieutenant général Gromov, dernier militaire soviétique à repasser le pont de Termez entre l’Afghanistan et l’Ouzbékistan le 15 février 1989, affirme ainsi, pareil à un disque ou une parodie : «Le retrait des troupes n’est pas une défaite. Une mission internationalise s’achève... Aucune de nos unités, pas même la plus petite, n’a jamais battu en retraite. C’es pourquoi il ne saurait être question d’une défaite militaire.» 2 Le retrait américain d’Afghanistan, amorcé en 2011, s’accompagne, lui, d’une bourrasque de drones. Telles répétitions sont trop tragiques pour être qualifiées de farce. Le piège afghan ensable des gouvernements impliqués dans des stratégies lourdes, où le pays envahi ne correspond qu’à une réalité négative : de 1838 à nos jours, l’Afghanistan aura représenté, non une proie économiquement lucrative, mais un territoire qu’il a bien fallu occuper, malgré le coût, pour l’empêcher de fournir sa base, son repaire, son refuge, ou sa rampe de lancement, à un adversaire jugé intolérablement dangereux (russe tsariste, soviétique, islamiste etc.). Pour conjurer telle menace, la grande puissance l’envahit alors, avec toute la panoplie militaire à sa disposition, pour terrasser toute opposition – et aux experts régionaux de suivre avec leurs conseils 31 KABOUL17_9_Santiago.xp 19/09/12 07:20 Page32 SIR ALEXANDER BURNES OU LA TRAGÉDIE DE L’EXPERT culturels comme aux généraux d’assurer l’opération armée, avec le reste de l’intendance. Le parcours de Burnes semble souligner cette autre vérité tragique, qu’infligent les grandes puissances : l’expert régional ne sert, pratiquement, à rien. Ses conseils, même les plus informés, ne seront écoutés par un gouvernement que s’ils confortent une décision gouvernementale déjà prise. L’expert est d’ailleurs essentiellement recruté par un gouvernement pour lui servir de caution. Il aura toujours tort d’avoir raison trop tôt. Mieux lui vaut d’ailleurs camoufler sa vraie pensée pour promouvoir sa carrière personnelle, ou alors, tant mieux pour lui si son avis réel s’accorde avec la politique de ses employeurs. Mais même s’il se trompe, les remous de l’histoire auront vite fait d’ensevelir dans l’oubli ses éventuelles erreurs d’analyse, dussent-elles avoir causé des milliers de victimes. Les Burnes et autres experts sont, bien sûr, cités comme témoins par les historiens des catastrophes, mais les politiques les lisent peu. La catastrophe afghane de 1838-1842 ne servira d’exemple pour Londres qu’après la consommation de la catastrophe renouvelée de 1878-1880. Les Soviétiques, pour leur part, ne s’aviseront de la pertinence des guerres anglo-afghanes, qu’après leur propre enlisement constaté en 1986. Les Américains, enfin, ne prendront en compte les précédents déboires soviétiques et britanniques, qu’après leur propre échec à Kaboul, lequel paraît irréfutable depuis, environ, 2009. La grande différence entre la première guerre anglo-afghane et toutes les autres, toutefois, réside, précisément, en ceci : le conflit que vécut Burnes fut bien la toute première des cinq invasions modernes de ce pays. Les Britanniques de 1838, avec Burnes, y tâtonnaient à l’aveugle, forts de leurs triomphes indiens, sans bénéficier, si l’on ose dire, de l’expérience de prédécesseurs sur pareil redoutable terrain. En outre, les Afghans eux-mêmes, ni Dost 32 KABOUL17_9_Santiago.xp 19/09/12 07:20 Page33 PRÉFACE Mohammed, encore moins son adversaire Shah Shuja, ne pouvaient s’imaginer l’issue proprement inouïe de 1842. Un triomphe afghan sur la plus grande puissance impériale du temps : c’est cette leçon qui a convaincu les Afghans, et imprimé leur histoire collective. Car la guerre de 1838-1842 a bien eu lieu. Elle a scellé l’identité nationale afghane, promu ses protagonistes au rang d’archétypes absolus dans la mémoire collective du pays, consacré les noms de Dost Mohammed le résistant, d’Akbar Khan le héros, de Shah Shuja le traître, de Burnes l’agent fourvoyé, de Brydon l’unique survivant. Sans la guerre de 1838-1842, les moudjahidin de 1979-1989 auraient-ils résisté aux Soviétiques avec autant d’opiniâtreté? Sans doute, mais le mythe stylisé de la première guerre aura en tout cas nourri le moral de toutes les résistances afghanes ultérieures, et bercé l’opinion afghane, dans ses moments les plus noirs, de cette image glorieuse de soi : malgré les rapports de force inégaux, une victoire sur l’occupant, même le plus surarmé, demeure toujours possible. Malgré toutes les fissures ethniques et claniques, il existe un véritable patriotisme afghan, incandescent – et c’est la guerre de 1838-1842 qui l’a coulé dans l’airain. Aussi chaque dirigeant afghan depuis, fût-il de tout bord politique, aura-t-il voulu se forger une image de Do Mohammed, en redoutant la flétrissure d’un Shah Shuja. «Tu es un Shah Shuja!» scandaient en janvier 1980 les étudiantes dans les rues de Kaboul contre Babrak Karmal imposé par les troupes soviétiques – tandis que les communistes afghans affirmaient, pour leur part, lutter contre les successeurs américains des perfides Macnaghten et Auckland. « Soyez les fils de Dost Mohammed ! », répliquent aujourd’hui les tracts des maquisards talibans – dénoncés à leur tour par leurs opposants afghans épouvantés comme autant de mercenaires obscurantistes des services secrets pakistanais, émules de Burnes. 33 KABOUL17_9_Santiago.xp 19/09/12 07:20 Page34 SIR ALEXANDER BURNES OU LA TRAGÉDIE DE L’EXPERT Aussi la première guerre anglo-afghane de 1838-1842 s’est-elle propagée dans l’histoire du monde en ondes de choc toujours plus vastes, au rythme des quatre guerres de Kaboul qui s’ensuivirent. L’empire britannique réussit à contenir le choc en 1842 : l’heure était alors à l’effondrement de toutes les puissances musulmanes traditionnelles, peu de Maghrébins ou Sumatrais avaient encore conscience de la défaite infligée par leurs frères en religion à la première armée impériale de l’heure. Mais le premier théoricien du panislamisme moderne, Seyid Djamaloddin al Afghani, dont l’influence point dans les années 1860 à Kaboul, pour culminer en Égypte puis en Turquie où il meurt à la fin du siècle, se réclamait, avec fierté, d’une origine afghane. En 1878-1880, la seconde guerre anglo-afghane renforce l’influence d’al Afghani, qui inquiète les Britanniques avec ses accents panislamiques, danger pour l’empire tout entier, encore dénoncé par le jeune Winston Churchill en service militaire sur la frontière du Nord-Ouest en révolte, en l’année même de la mort du penseur en 1897. La troisième guerre anglo-afghane de 1919 consacre le premier recul impérial britannique, après son zénith territorial atteint en 1918. Moscou (tout en broyant ses propres minorités musulmanes) salue cet initial coup de canif contre l’impérialisme adverse. La guerre soviéto-afghane de 1979-1989 consacre aux yeux du monde l’efficacité des frustes techniques de la résistance afghane – auto sabordage de l’administration par refus d’obéir, destruction des voies de communication, assassinat des collaborateurs, soit la terre brûlée humaine – et leur confère un statut de modèle pour les guérillas islamistes ailleurs. La Résistance afghane – de 1838 à 1989 – en devient, dès lors, une référence planétaire. Ben Laden, en 2001, s’en réclame (et tue Massoud pour en confisquer la gloire). Depuis 2001, les guérillas islamistes de Bagdad à 34 KABOUL17_9_Santiago.xp 19/09/12 07:20 Page35 PRÉFACE Kaboul échangent leurs recettes, depuis l’attaque suicide (tactique empruntée aux kamikazes de la faction de l’Armée Rouge japonaise, adoptée par les Palestiniens de Georges Habbache pour un attentat contre l’aéroport israélien de Lod en 1972, et introduite par alQaida en Afghanistan avec l’assassinat du commandant Massoud le 9 septembre 2001), jusqu’aux meurtres ciblés de conseillers militaires américains, britanniques ou français par des infiltrés locaux dans l’armée afghane. L’ambiguïté du mythe afghan D’où l’ambiguïté du mythe de la guerre de 1838-1842. Il a certes cristallisé cette perception qu’ont les Afghans d’eux-mêmes comme d’un peuple de fiers vainqueurs. Mais il a aussi contribué à obscurcir en Afghanistan la pensée critique, l’examen de soi : pourquoi changer, si Dieu donne la victoire? Aucune des guerres d’indépendance n’aura réellement libéré les populations afghanes de l’ignorance et de la pauvreté. Enracinée dans ses techniques de résistance victorieuse face aux despotismes centralisateurs, la nation afghane depuis 1978 n’aura cessé de s’émietter, de se détruire elle-même pour empêcher tout conquérant de la contrôler – et le pays ne se reconstruit pas. Refuser héroïquement la conquête britannique en 1842 et en 1880, défaire la cruelle invasion soviétique de 1979-1989, drainer habilement la manne internationale de 2001-2014 dans divers réseaux clientélistes, aura aussi signifié perpétuer l’isolement géographique, le sous-développement économique, l’atroce statut féminin. Et si les talibans reproduisent nombre des tactiques de 1842, ils représentent hélas aussi, pour leur pays, une nuit de l’esprit. Lire sir Alexander Burnes aujourd’hui, c’est aussi rétablir un certain équilibre intellectuel, et redécouvrir, chez l’un de ses représentants coloniaux les plus complètement typiques, l’autre face de 35 KABOUL17_9_Santiago.xp 19/09/12 07:20 Page36 SIR ALEXANDER BURNES OU LA TRAGÉDIE DE L’EXPERT l’Empire britannique du XIXe siècle : une puissance libérale et contradictoire, démocratique en métropole, despotique dans ses colonies, parfois responsable d’immenses crimes (comme ses guerres pour vendre de l’opium en Chine) mais parcourue d’un légalisme et d’un sens moral qui finissent par déteindre dans ses colonies associées à la métropole par l’éducation, le souci de la justice, de l’hygiène publique, de la bonne administration, de la tolérance religieuse, de la liberté de la presse, jusqu’au moment où les colonies exigent, au mi-XXe siècle, leur indépendance – au nom même de cette démocratie que Londres ne peut plus leur refuser, à moins de trahir sa propre essence démocratique. Or l’Angleterre de Burnes est déjà engagée, très loin, sur cette voie mondiale de la démocratisation – et dans les années 18381842, bien plus loin encore que la France. Un seul exemple, mais de taille : l’Empire britannique supprime l’esclavage dès 1833 (en Inde en 1843) – la France en 1848 seulement, la Russie n’abolira son servage qu’en 1862, les États-Unis en 1863, le Brésil en 1888. La marine anglaise du temps de Burnes a pour ordre de saisir les négriers sur tous les océans du globe, et d’en libérer les captifs. Sous la bannière britannique, la maind’œuvre est légalement libre, fût-elle bassement salariée. L’émancipation justifiera, évidemment, le déploiement des bannières anglaises de Zanzibar au Bengale – mais cette émancipation est un fait, et reste un titre de gloire pour la civilisation anglaise. Or l’Asie centrale des années 1830 que parcourt Burnes est une citadelle de l’esclavage. Il y découvre partout les ravages du trafic humain. Les nomades turkmènes et kazakhs, formellement musulmans sunnites, véritables corsaires à cheval, razzient les frontières de l’Iran chiite et de la Russie chrétienne orthodoxe pour y enlever des paysans à vendre par centaines sur les marchés d’esclaves des émirs ouzbeks de Khiva et Boukhara, comme autant 36 KABOUL17_9_Santiago.xp 19/09/12 07:20 Page37 PRÉFACE de main-d’œuvre servile, ou de capital humain à rendre contre rançons. À l’intérieur des frontières afghanes aussi, les Pachtounes sunnites asservissent sans état d’âme les habitants encore «païens» (kafirs) des vallées orientales ou les Hazara chiites dans les montagnes du centre. Les Pachtounes, Turkmènes et Ouzbeks considèrent en effet non seulement les Russes, mais même les Iraniens et les Hazara – parce que chiites – comme des infidèles, donc des proies légales pour la capture. « Il a été observé, note Burnes dans la steppe turkmène dont les nomades le traitent, lui et les siens, en invités de marque, que l’esclavage chez les musulmans diffère grandement de celui des Noirs, et cette remarque n’est pas dénuée de vérité; mais la capture des habitants de la Perse, et leur exil forcé parmi des étrangers où ni leurs croyances ni leurs préjugés ne sont respectés, est une violation des droits de l’homme et de la liberté aussi odieuse que celle de la traite africaine.» 1 Intérêts impériaux et morale humaniste coïncident donc chez Alexander Burnes et le gouvernement qui l’emploie. Certes, soucieuse de garantir sa frontière indienne, la diplomatie britannique redoute une invasion russe des émirats ouzbeks qui prendrait prétexte d’y libérer les captifs slaves. Après Burnes parti dans ces contrées en première reconnaissance en 1832, les officiers Stoddart, Shakespear et Conolly dépêchés depuis Kaboul plaideront en vain, auprès du souverain de Boukhara, pour la fermeture des marchés d’esclaves. De fait, seule l’invasion russe de 1868 abolira enfin, en Asie centrale, le travail servile – jusqu’à son rétablissement, de fait, par Staline. Burnes n’a donc nullement l’impression de propager une entreprise de tyrannie. L’extension de la puissance anglaise en Asie équivaut, pour lui, à celle d’un humanisme supérieur, même s’il sait louer les qualités des hommes d’État indigènes comme un Dost Mohammed ou un Ranjit Singh. 37 KABOUL17_9_Santiago.xp 19/09/12 07:20 Page38 SIR ALEXANDER BURNES OU LA TRAGÉDIE DE L’EXPERT Comparée non seulement au sombre émirat de Boukhara, mais encore à la Russie, aux États-Unis, au Brésil ou à la Chine des années 1830, pour ne même pas parler des abominables Allemagne, Russie et Chine de notre beau mi-XXe siècle, l’Angleterre victorienne émancipatrice apparaît donc, relativement sans doute, comme la puissance la plus civilisée du monde. C’est aussi cette Angleterre-là, motrice de la révolution industrielle et de la libération servile, que l’Afghanistan refuse en tuant Burnes au matin fatal du 2 novembre 1841. Le sexe et la mort : joie de vivre et tragédie d’Alexander Burnes Les écrits de Burnes, à suivre ses voyages sur l’Indus, à Kaboul ou dans la steppe turcomane jusqu’à l’émirat ouzbek de Boukhara, paraissent respirer partout une bonhomie libérale : révulsion devant la servitude humaine, tristesse devant la condition des femmes, horreur de l’intolérance religieuse : «l’ère du fanatisme est passée » 1, note-t-il sur les rivages de l’Indus en 1830. Croyait-il. Son éducation, négligée dans son enfance, est cependant vaste – il note tout, du cheptel aux cours d’eau, des latitudes aux minerais, de la capacité de transport des chameaux aux mots de dialectes encore inconnus – mais superficielle, toutefois charmante. Dans les réunions de Kaboul ou Boukhara, ses citations de poésie persane évoquent l’amour des jolies femmes, jamais la profondeur mystique du panthéisme soufi qu’il ne soupçonne même pas. Deux livres l’accompagnent dans ses sacoches de selle, Arrien en grec, QuinteCurce en latin, chantres de l’épopée d’Alexandre qu’Alexander Burnes, Sikandar en persan (il en porte fièrement le nom), se délecte à consulter, pour repérer si le conquérant macédonien a bien franchi ce fleuve-ci, chevauché sous cette falaise, dressé ce tumulus-là : les voyageurs britanniques du XIXe siècle s’enthousiasment à l’idée de fouler le chemin des Grecs dans ces lointaines contrées (pareille 38 KABOUL17_9_Santiago.xp 19/09/12 07:20 Page39 PRÉFACE fascination animera les premiers archéologues français en Afghanistan dans les années 1920). Burnes domine, par ailleurs, ce qu’il faut savoir des us et coutumes des musulmans de son temps, son observance parfaite des politesses islamiques le fait souvent passer, lors des rencontres caravanières, pour un converti; ses connaissances sont plus floues quant à l’hindouisme; et s’il est l’un des premiers voyageurs occidentaux à découvrir et même à dessiner (d’un crayon fort alerte), en 1832, les Bouddhas colossaux dans la vallée afghane de Bamiyan (que les talibans détruiront en mars 2001), l’officier écossais ignore qu’il s’agit là d’effigies du Çakyamouni, et reproduit gravement, dans son rapport de mission en 1834, la légende des braves paysans hazara chiites du lieu, qui les croient un roi géant et sa géante. Burnes n’oublie jamais les raisons pratiques de ses voyages : repérer les fleuves navigables, les denrées des marchés, les possibilités du commerce anglais. Il sait l’épopée historique du trafic mondial de l’océan Indien et ses prolongements caravaniers, parcourus autrefois par les Grecs puis les Arabes, retrouvés par les Portugais, pénétrés enfin par les Anglais. L’Angleterre, maîtresse de l’Inde, est devenue à son tour une puissance indienne, et ses officiers, une sorte de nouvelle caste, superposée aux plus anciennes. Les pistes que suit Burnes à travers l’Afghanistan et le monde ouzbek sont déjà foulées partout par des marchands hindous, que l’officier écossais retrouve dans chaque bazar et caravansérail. 1 Cependant les voyageurs européens dans le monde afghan, ouzbek ou iranien des années 1830 étaient encore appelés des « Francs » – des Firingi : souvenir lointain de la prépondérance française lors des Croisades. Ce n’est qu’après la Guerre de 18381842 que se substituera, dans Kaboul et Peshawar, l’appellation générique d’Angrez, d’«Anglais». À la cour du maharajah des Sikhs en 1832, c’est en français encore que Burnes donne ses impressions, 39 KABOUL17_9_Santiago.xp 19/09/12 07:20 Page40 SIR ALEXANDER BURNES OU LA TRAGÉDIE DE L’EXPERT ou reçoit des conseils, auprès des anciens officiers de Napoléon passés à Lahore au service du grand Ranjit Singh, et avec qui il dit joyeusement «adieu à Bacchus, pour ne le revoir que dans la belle Europe». 1 Les écrits de Burnes pépient d’une joie pure – empruntons le mot à Saint-John Perse de l’Anabase – à chevaucher, avec ses camarades le Dr James Gerard et son secrétaire hindou Mohan Lal, sous un vaste ciel sans nuages, à voir monter ou descendre les chaînes de montagnes brunes et mauves à l’horizon selon le pas lent des caravanes (qui n’a jamais circulé qu’en automobile sur pareilles pistes ne sait pas ce que veut dire voyager), à dévorer de l’agneau rôti ou des melons succulents à l’étape (pour la bonne bouche, note-t-il en français, fin gourmet) 2, ou à remarquer un pan de voile qui s’écarte, telle silhouette féminine furtive sur une terrasse : « belle demoiselle», fair damsel, revient spontanément sous sa plume. L’ivresse de vivre au matin clair de son monde impérial, cette franche bonne humeur de Burnes nous le rendent aujourd’hui réellement sympathique (ah! ressentir encore comme lui l’immensité neuve d’une contrée inconnue, au trot saccadé d’un bon cheval – le lecteur frustré, dans un siècle mécanique, du moins le devine). Aimons aussi, avouons-le, son frissonnement soudain, lorsque Burnes entre pour la première fois en pays réellement afghan, à la lisière du débonnaire royaume sikh, à chevaucher dans les environs de Peshawar, alors gouverné par un vassal afghan de Ranjit Singh : « Nous découvrîmes une foule et, en nous approchant, vîmes les corps mutilés d’un homme et d’une femme, le premier pas encore tout à fait mort, sur un tas de fumier. La foule entoura aussitôt le notable et notre groupe, et une personne se porta en avant, dans une attitude tremblante, pour expliquer à sultan Mohammed Khan qu’il avait découvert son épouse dans l’acte d’infidélité, et avait mis les deux partenaires à mort; il tenait son épée sanglante 40 KABOUL17_9_Santiago.xp 19/09/12 07:20 Page41 PRÉFACE dans les mains, et décrivit comment il avait accompli la chose. Sa femme était enceinte, et déjà mère de trois enfants [...] Ces faits n’ont rien de nouveau. Mais, en tant qu’Européen, je sentis mon sang se geler à contempler ces corps mutilés, et à écouter un mari justifier le meurtre de celle qui lui avait porté trois enfants.» 1 Ce type de tragédie allait engloutir Burnes lui-même, à l’aube du 2 novembre 1841. La sexualité afghane s’exaspère d’interdits, de tabous violés, d’amours mortelles. Le plus audacieux intellectuel afghan du XXe siècle, Bahodine Majrouh dans Le suicide et le chant (Paris 1984, et assassiné par des intégristes à Peshawar fin 1988), a médité la révolte sourde mais violente des femmes tribales de son pays, cette menace de mort planant sur elles en permanence, puisque leur mari, leur père, leur frère, ou même leur fils, peuvent les tuer pour toute entorse, réelle ou perçue, à l’honneur, au namous. Les femmes restent les dépositaires de l’honneur de leur famille et de leur clan, et par extension, de leur nation. Si elles trahissent le namous, elles en meurent. Et le savent. Aussi peuvent-elles prendre par vengeance, par un défi suicidaire, des amants clandestins – en franchissant sciemment les frontières mêmes de l’honneur, au risque de la mort qu’elles tentent ainsi, en cas probable de découverte. Et puisqu’elles frôlent de la sorte quotidiennement la mort, ce sont elles qui poussent leurs hommes – leurs maris ou leurs amants – à se montrer réellement dignes d’elles, et de l’honneur, en affrontant, à leur tour, le danger de mort : surtout au combat. Le 27 juillet 1880, quand les artilleurs afghans du prince insurgé Ayoub débouchèrent dans le désert à Maïwand face aux troupes du général Burrows, les hommes hésitèrent longuement : prendre les Anglais en embuscade sous les falaises, soit – mais les affronter ainsi, en rase campagne ? Alors une jeune villageoise surgit devant les 41 KABOUL17_9_Santiago.xp 19/09/12 07:20 Page42 SIR ALEXANDER BURNES OU LA TRAGÉDIE DE L’EXPERT guerriers médusés, arracha son voile – rupture du tabou – et le déploya comme une oriflamme, en chantant aux mâles d’aller se faire tuer. Les guerriers, honteux, ouvrirent le feu – et la troupe angloindienne, surprise et bousculée, battit en retraite jusqu’à Kandahar. La légende de cette jeune fille, Malalaï, dore l’épopée afghane. La culture traditionnelle afghane n’a que faire des lâches, des fuyards, elle courtise la mort avec sombre volupté, tension nerveuse à la limite du supportable pour les faibles dans pareille société. «On a ramené le corps de mon amant du combat sur une civière, j’en ai tremblé : porte-t-il ses blessures au poitrail, ou dans le dos?» – dit un landay ou court poème oral en langue pachto, transmis de mère en fille. La civilisation de l’Afghanistan, comme celle du vieux Japon, est résolument guerrière – les femmes afghanes ne le sont pas moins. Dans les vendettas tribales, en revanche, violer la femme ou la fille d’un ennemi devient délicieuse vengeance, outrage lavable par la mort obligatoire, par sa parenté, de la femme ainsi souillée – fût-elle forcée malgré elle. Or l’invasion de leur pays par les Britanniques en 1838-1842 fut ressentie, par les Afghans, comme un véritable viol : comme le sera, d’ailleurs, l’invasion soviétique de 1979-1989. Il est remarquable de constater, dans les sources écrites, combien les griefs ouvertement formulés par les Afghans en 1841, contre les Anglais en général, contre Sikandar Burnes en particulier, ont revêtu un aspect sexuel : la souillure du namous. On sait les raisons sociales profondes du débordement de révolte en 1841. Si les Britanniques du XIXe siècle étendaient leur empire en s’emparant des ressources locales, ils tâchaient du moins de se concilier les indigènes en leur offrant au plus vite des progrès tangibles dans le domaine des transports, de l’eau potable et de l’hygiène, ou de l’adduction de nourriture (c’est le pacte colonial de base, scandaleusement négligé – jusqu’au grotesque – par les 42 KABOUL17_9_Santiago.xp 19/09/12 07:20 Page43 PRÉFACE Américains à Kaboul en 2001, à Bagdad en 2003). Mais l’occupation militaire trop fraîche de Kaboul en 1839-1841 fit flamber dans l’immédiat les prix alimentaires. Les marchands de grains préféraient vendre leurs provisions à l’armée anglaise, au taux le plus haut possible, plutôt qu’aux familles du cru. En 1841, le pain manqua cruellement dans les échoppes du Grand Bazar. Les spéculateurs étaient certes afghans, mais le peuple en accusait la présence anglaise. Et la culture libérale britannique empêchait les ministres de Shah Shuja de recourir à la manière forte (c’est-à-dire à la torture) pour contraindre les boulangers à vendre leurs galettes à des prix abordables – par exemple, en les clouant par l’oreille à la porte de leurs échoppes, mesure aussitôt prise par Akbar Khan, dès l’expulsion des Britanniques de la capitale, en janvier 1842. En automne 1841, Mohan Lal, le secrétaire hindou d’Alexander Burnes, constata dans Kaboul les ravages de la faim – et les efforts vains de son supérieur pour y remédier. 1 Mais aux cris de la faim, aux appels à l’Islam bafoué, s’ajoutèrent, jusqu’à l’obsession, les accusations d’adultère. Ce sont les amours interdites qui fournirent, à la grande révolte, son étincelle. En janvier 1840, un noble afghan à la cour de Kaboul soupçonna son épouse d’intrigue amoureuse avec un officier britannique. Vrai ou non, il égorgea donc son épouse. L’opinion afghane, dans la capitale, l’approuva. Mais l’opinion militaire britannique, indignée, exigea de Shah Shuja qu’il fît aussitôt exécuter ce noble, pour meurtre. Deux conceptions radicalement différentes de la vie, et de l’honneur, se heurtèrent alors – prétexte peut-être, mais viscéral ; les Britanniques violaient l’honneur afghan; pour avoir obéi aux Anglais dans pareille affaire, en faisant fusiller le noble, Shah Shuja ruina ce qui lui restait, dans le royaume, de réputation. L’opinion masculine afghane s’indignait d’ailleurs, en 1840-1841, de très nombreuses rumeurs, persistantes – et loin d’êtres toutes 43 KABOUL17_9_Santiago.xp 19/09/12 07:20 Page44 SIR ALEXANDER BURNES OU LA TRAGÉDIE DE L’EXPERT fausses – quant à des jeunes femmes fuyant leurs familles, et leur sort, pour chercher refuge auprès des officiers anglais. Sir Alexander Burnes, surtout, restait soupçonné d’abriter dans sa maison de Kaboul tout un harem secret. Burnes y détenait certes, avant tout, le Trésor numéraire de l’armée anglaise. Mais la foule qui s’assembla devant la porte de Burnes, le 2 novembre 1841, laissa éclater toute sa haine accumulée, menée par des notables qui s’estimaient sexuellement nargués. Le rejet afghan de l’occupation s’exprima par un symbolique refus du viol. Nous ne possédons qu’un seul témoignage proche de la mort de Burnes, rédigé par Mohan Lal, dont la maison était toute voisine. Ce témoignage reste donc capital. La coloration sexuelle des motifs de la tragédie en est patente. La générosité même de l’officier écossais, son refus de livrer plusieurs jeunes femmes afghanes à leurs maris, et donc à une mort certaine, y ont contribué. 1 À l’aube du 2 novembre 1841, Abdullah Khan Atchekzaï et ses amis notables (dont les maris trompés), à la tête d’une foule, se réunirent à cheval devant la demeure de Burnes, dangereusement isolée en pleine basse ville de Kaboul, coupée tant de la citadelle royale sur son acropole, que du camp militaire britannique à l’extérieur de la ville. Burnes dépêcha dehors deux de ses serviteurs, dont un seyid ou soi-disant descendant du Prophète, pour parlementer avec les notables et les assurer du rétablissement de tous leurs anciens privilèges. Pour toute réponse, un des notables dégaina son sabre, et trancha la tête dudit seyid. Entendant le tumulte, un détachement de la cavalerie royale de Shah Shuja, sous le commandement du capitaine anglais Campbell, dévala du haut de l’acropole, pour essayer de sauver Burnes, mais fut contraint de tourner bride dans les rues étroites, puis périt massacré par la foule, presque jusqu’au dernier homme, avec perte de toutes ses armes à feu. 44 KABOUL17_9_Santiago.xp 19/09/12 07:20 Page45 PRÉFACE Tentant encore de calmer les choses, Burnes interdit d’abord à ses gardes indiens d’user de leurs mousquets, mais la foule escalada le mur extérieur de l’enclos. De la fenêtre supérieure de sa demeure, Burnes les harangua. Mais une balle d’arquebuse frappa à ses côtés le capitaine Broadfoot en pleine poitrine, sans toutefois, hélas, aussitôt le tuer. Le frère de Burnes, Charles Burnes, avec la garde indienne, tirèrent alors sur les insurgés dans la cour. Mais quand les insurgés mirent le feu à la demeure, les frères Burnes demandèrent miséricorde, en vain. Le capitaine Broadfoot, gisant à l’agonie, brûla vif dans les flammes. Charles Burnes descendit dans la cour pour abattre six insurgés avec ses pistolets, avant de succomber à son tour. Mohan Lal, dans la maison voisine, entendit tous les hurlements, et fournit les détails suivants. Un cousin de Shah Shuja, le prince Fatteh Jung, commandé par son souverain de descendre à son tour de l’acropole pour essayer d’aller calmer la foule, prit aussitôt le parti des insurgés, en criant au contraire, dressé sur ses étriers : «Montrezvous des champions de la Foi, et tuez les infidèles!» Toute la garde indienne y mourut. Sir Alexander Burnes, poussé par sa demeure en flammes à sortir dans le jardin, implora une dernière fois la vie sauve. Mais les notables qu’il avait bafoués – Nazir Ali Mohammed, le prévôt Hazar Khan Kotwal – l’accueillirent d’un torrent d’injures. Alors, abandonnant tout espoir, Alexander Burnes «détacha sa cravate noire et se banda les yeux, pour ne pas voir de quel côté tomberait le coup mortel. Et ayant fait cela, il franchit le seuil de sa porte, et en une minute, fut haché en morceaux par la foule furieuse.» 1 Le trésor aussitôt fut pillé. Ainsi mourut Sir Alexander Burnes, dans un embrasement afghan assoupi parfois, sans cesse rallumé à travers cinq guerres, cinq fois hélas, feu qui brûle encore aujourd’hui. Michael Barry Princeton, 2012. 45