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Les chiffonniers,
une tribu à part
Reportage. Marginalisés, les nettoyeurs du Caire forment une
communauté solidaire en mal de reconnaissance.
Moussa, recycleur de la montagne du Moqattam, a grandi parmi eux.
O
n les appelle « zabbalines ». Du mot zabbal, « ordure ». Une
manière de désigner
avec dédain les chiffonniers
du Caire. Leurs petites mains
rendent pourtant un service
indispensable aux Cairotes.
Grâce à eux, 5 000 tonnes de
déchets sont traitées chaque
jour. Ils en recyclent 80 %. De
manière artisanale, certes,
mais aucun pays dans le
monde n’en fait autant.
Avec son look branché, jean
délavé, tee-shirt Adidas,
Moussa est loin de l’image de
saleté qui colle à la peau de sa
communauté. Le jeune Egyptien de 21 ans a pourtant
grandi dans le plus peuplé des
7 quartiers de chiffonniers du
Caire, entre Manshiet Nasser
et la montagne du Moqattam.
Les poubelles n’ont pas de
secret pour lui. Jusqu’à l’âge de
14 ans, Moussa partait les
récolter dans la ville à la nuit
tombée. Il revenait à pied, le
dos courbé par le poids des
gros sacs qu’il ramenait à sa
famille. Il s’est maintenant
spécialisé dans le recyclage
de bouteilles de shampoing,en
association avec son ami d’enfance Walid. Un jeune du coin
comme lui. Moins réservé et
bien plus baraqué, à force de
fréquenter la salle de musculation du quartier.
Recyclage de seringues
Ses gros bras tatoués soulèvent les énormes sacs dans
leur atelier. Les deux recycleurs ont acheté la veille 270
livres (40 euros) de bouteilles
de shampoing. Ils les trient
par marque pour les revendre
à l’usine. « On gagne à peu près
500 livres par mois chacun (66
euros) », précise Walid. Soit la
moyenne des salaires en
Egypte. Dans l’atelier d’à côté,
la mère et la sœur de Moussa
font dans les pots de yaourts.
Le voisin d’en face, lui, trie les
chutes de tissus. Rien que
dans le quartier de Moussa,
1 200 tonnes de déchets sont
ainsi recyclées chaque jour.
A la décharge, chaque famille
ESPOIR. Moussa, 21 ans, son neveu sur les genoux. Il rêve de
gravir l’échelle sociale des chiffonniers.
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achète les matières à recycler
en fonction de ses moyens.
« Les plus pauvres s’occupent des
matières organiques pour nourrir
les animaux, le papier ou encore
le carton », précise Moussa.
« Pour les plus riches, c’est plutôt
le cuivre, l’aluminium voire même
les déchets d’hôpitaux comme les
seringues ». Augmenter son
capital et grimper l’échelle
sociale des chiffonniers est
l’objectif permanent. Chaque
mois, Moussa met 10 % de son
salaire de côté. Pour être un
jour de ceux qui ont de belles
voitures et recyclent les matières nobles. Ici, les breaks sont
l’apanage des riches. En attendant, Walid et Moussa se
contentent d’une charette
tirée par un âne.
Pas de traces de chômage
Interdépendance et solidarité
sont les mots d’ordre de cette
communauté, originaire de la
Haute-Egypte. Poussée par
l’exode rural, une partie est
arrivée au Caire dans les
années 1940 : « Nos ancêtres
paysans n’ont eu d’autre choix
pour survivre que de se lancer
dans le ramassage des ordures »,
explique Moussa. Les orduriers ont alors squatté les
quartiers riches du centre.Une
honte aux yeux de l’Etat qui a
préféré les parquer loin des
regards. Depuis, les chiffonniers sont près de 60 000 à
s’entasser dans des quartiers
à la périphérie. Dans celui de
Moussa, les 25 000 habitants
travaillent tous dans le commerce des déchets. Pas de chômage dans cette communauté
homogène où tout le monde
se côtoie. C’est une ville dans
la ville, avec ses hôpitaux, écoles, commerces et cafés.
Quand ils y pénètrent, les
chauffeurs de taxis remontent leurs vitres et grimacent
de dégoût. Amas d’ordures,
pourriture, excréments d’animaux, ail, oignons, émanations de cuisines… Les
effluves âcres et acides se
superposent. Le bitume des
routes disparaît sous un tapis
de poussière et de détritus.
DETENTE. Walid s’offre un soin de peau dans un salon du coin.
Il échappe un instant à la poussière de son métier.
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UNE HISTOIRE DE FAMILLE. La mère et la sœur de Moussa trient les pots de yahourt par couleur et qualité de plastique.
Des gamins courent pieds nus
dans la gadoue des petites
rues, au milieu de mouches
qui pullulent. Mais cette vision
de désolation est vite balayée
par l’atmosphère chaleureuse
du quartier. Le spectacle de sa
gaieté fascine.
« Ici, c’est une grande famille », se
réjouit Moussa.Il appelle d’ailleurs tous ses aînés « mon
oncle ». Des proches s’arrêtent
sans cesse pour le saluer. Ça
s’interpelle, ça discute au pas
des portes.Assis aux terrasses
des cafés, des hommes jouent
aux cartes en riant fort. Là, des
jeunes s’exercent au tir dans
un stand bricolé. Ici, des gamines rigolent sur des balançoires. Du bleu, du vert, du jaune
vifs habillent les balcons des
immeubles de briques rouges.
Des femmes discutent entre
elles, appuyées sur le rebord
de leur fenêtre, au-dessus du
brouhaha permanent. Moussa
peine à se frayer un chemin
entre les breaks qui croulent
sous les sacs bourrés de carton. A chaque passage, leurs
roues soulèvent un tourbillon
de poussière irrespirable.
Relégué à la marge du Caire,
le quartier n’est pas moins à
l’image du pays : solidaire, hiérarchisé et religieux.
Sauf qu’ici, les musulmans
sont minoritaires. Les chiffonniers sont coptes pour la plupart. Des chrétiens dont la
langue est la seule descendante de l’Egyptien ancien.
D’après les chiffres officiels, ils
seraient 6 % en Egypte.
La Vierge sur la peau
« Dans le quartier, ils représentent
à peu près 90 % de la population »,
explique Moussa. Tout est là
pour le rappeler. Les croix en
relief sur les murs des immeubles, les petites chapelles en
carton suspendues aux balcons, les icônes de Jésus placardées aux murs… Même les
tatouages de Walid : la vierge
Marie sur le bras droit et Jésus
sur le gauche. Plus discret, la
croix copte à l’intérieur du
poignet. « C’est pour manifester
notre chrétienté, mais aussi se
souvenir de la crucifixion du
Christ », raconte-t-il.
Tous les jeudis, il se rend à la
messe au monastère du
Moqattam. Un havre de paix
perché sur la montagne, où
sept églises ont été creusées
dans la roche. C’est un lieu de
pèlerinage pour l’ensemble
des coptes du Caire. Moussa
aime cet endroit. En grimpant
un peu plus haut sur la colline,
il domine tout le Caire et ces
Egyptiens qui le méprisent.
Les gratte-ciels du centre-ville,
le fastueux parc El-Azhar et
même les pyramides de Guizeh, loin dans la brume.
« Je n’ai jamais
rien reçu
de ce que
j’ai donné
à ce pays. »
Quant aux 10 % des musulmans, ils restent assez bien
intégrés. Moussa ne ressent
aucune animosité envers eux :
« Pendant la fête du mouton qui
dure trois jours, on veille avec
eux. Ils partagent même leur
viande ». Pour autant, les familles ne se mélangent pas. Les
mariages mixtes sont rares.
Chaque communauté a son
secteur. Un exemple de cohabitation pacifique ? « On travaille ensemble, on se respecte
mais on garde nos distances »,
résume Moussa.
La religion est prégnante jusque dans les maisons. Dans
l’appartement coquet de
Samâane, le frère de Moussa,
les murs sont parés d’images
religieuses et de photos de son
mariage avec Haniya.Agée d’à
peine 20 ans, la jeune femme
souffre de l’hépatite C. « Elle
s’est piquée avec une seringue en
triant des déchets médicaux »,
explique Moussa. Le médecin
du quartier estime que 15 %
de la population souffre de
bronchites, hépatites B et C.
Pas question pour autant de
porter des gants ou des masques. Les chiffonniers ont
besoin de toucher la matière
pour juger de sa « noblesse ».
Devenir businessman
Au-dessus chez Samâane,
Moussa possède un appartement. Le sol et les murs sont
nus, seuls deux petits canapés
meublent la salle principale.
« On attend que Moussa se marie
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VIVRE DANS LES DECHETS. Cartons, papiers et plastiques en tout genre jonchent le sol du quartier.
pour décorer », plaisante son
aîné, gonflé d’orgueil quand il
parle de son frère : « Il m’a toujours aidé quand j’en avais besoin,
notamment quand on cherchait de
l’argent pour notre mariage,
Haniya et moi. Il est le seul à
savoir lire et écrire. Moi, je ne sais
que travailler. » Moussa a eu la
chance d’être aidé par l’association Esprit des jeunes, qui
milite pour éradiquer analphabétisme et injustice. Là où
l’Etat démissionne,les associations sont présentes. Sœur
Emmanuelle, surtout, a métamorphosé le quartier. Ecoles,
hôpitaux, eau, électricité...
Tous les habitants restent
imprégnés des actions de cette
religieuse française.
Moussa s’est lui aussi investi.
A l’association Esprit des jeunes, il enseigne le métier de
recycleur à des gamins. Pendant leurs heures non travail-
DENSITE. Près de 60 000 chiffonniers s’entassent dans la périphérie de la mégalopole.
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lées, les petits sont payés s’ils
assistent aux cours. Mais
Moussa rêve d’une vie meilleure. « Le plus important, c’est le
respect. Et en Egypte, posséder
beaucoup d’argent force au respect. » Devenir businessman,
voilà son ambition. Il n’est pas
dupe du matérialisme qui
régit le monde. Pour lui, l’Etat
reste responsable des difficultés de sa communauté.
« Depuis que je suis né, je n’ai
jamais rien reçu de ce que j’ai
donné à ce pays. » Le jeune
homme sent que son espoir
est ailleurs. Peut-être au Liban,
où il va partir former des réfugiés aux techniques du recyclage. Des techniques enviées
dans des pays du Sud qui se
débattent avec leurs déchets.
MOUNA CHENTOUFI
MÉLANIE GALLARD
PHOTOS THOMAS
VAN DER STRATEN WAILLET
SOLIDARITE. A l’association Esprit des jeunes, les enfants sont
rémunérés pour venir apprendre à lire et à écrire.