Jean-Christophe Ménétrier - 1 - LA GENÈSE : LA BEAUTÉ CONTRE

Transcription

Jean-Christophe Ménétrier - 1 - LA GENÈSE : LA BEAUTÉ CONTRE
L'abbé Père
Jean-Christophe Ménétrier
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…dit l'abbé pierre !
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" Dieu ! pourquoi cet homme-là suis-je le seul être au
monde qui ne peut l'appeler : mon Père… "
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Il est interdit de reproduire cette étude, partiellement ou intégralement,
sur tout support et pour tout usage sauf ceux qui sont définis par la loi,
sans l’autorisation préalable et écrite des « Éditions Le Bel Œuvre »
© Jean-Christophe Ménétrier,
Éditions le Bel Œuvre, pour la présente édition, décembre 2013
ISBN 978-2-9547473-0-9
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À Anne-Marie
Et à Henri
Là, réunis
En poésie
5
PRÉVENANCE
J'écris et vis ainsi depuis toujours. Direct. Dans le vif du
sujet que je suis. D'entrée je ne ménage ni ma lectrice, ni mon
interlocuteur. Je me livre d'entrée à la confession la plus
impudique. A fond dans l'intime dès les premiers mots. Le
profond atteint de suite. Cependant au vu de ce qui va être révélé
ici cela pourra enfin se comprendre. Car n'est-ce ainsi que je m'en
suis sorti bon vivant de cette histoire hors du commun des
mortels.
Aussi, d'avance, pardonnez-moi, vous mes proches – si
distants souvent – et vous les prochains que j'ai croisés de proche
en proche, d'avoir été contraint d'étaler vos biographies,
tranquilles et classiques, afin de révéler la mienne,
confuse et tellement volumineuse à porter.
Mais c'est ainsi, en me respectant d'abord - auteur de mon
existence - que j'ai pu me reconstituer, puis me construire,
d'avoir pu enfin m'appuyer sur des êtres, eux, bien en leur chair.
Fort heureusement pour moi, malheureusement pour vous,
il s'agit du meilleur moyen – l'écriture – que je me suis donné
pour faire connaître mes cinquante trois ans d'existence, or que
tous ceux de mon entourage - familial et << communautaire >> auront passé les leurs à me la romancer.
Au passage : remerciez quand même la Poésie, sans elle
nous serions tous apparus dans un pamphlet dévastateur où tous
aurions dégusté !
Aussi me suis-je astreint à cet artifice : en partant du peu
de documents irréfutables mais souvent à << rendre >> – ceux
que j'ai pu sauver des vents contraires force 54, ceux que j'ai
réussi à soustraire aux marins d'eaux bénites, et ceux que l'on m'a
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signés volontairement afin de me protéger justement des
poissons-scies légalistes – j'ai bâti mon récit en le soufflant de
fantaisie d'enfant do afin de le rendre plus digeste.
Il a donc fallu que je m'intronise entomologiste des faits,
des mots, des gestes, des traces, des actes, de tous les
protagonistes qui ont propagé mon agonie et n'ont protégé ni ma
venue sur terre ni son ancrage dessus.
Et depuis 25 ans précisément, cela aura été tout le drame,
submergeant ma vie et mon œuvre, avec cette aventure
incroyable, tragique, émouvante, à se ficher un poignard dans
l'âme - cela dépend des jours - qui commença comme tant
d'autres par un bruit de soute : " Tu serais le fils de… "
Alors moi, l'orphelin en puissance comment la raconter.
A savoir : soit je dissimulais mes créatures et mon monde,
en quel cas on m' assénait : " Ça des preuves, tu plaisantes ! rien
de concret, la rumeur tu ne la nourris pas tu la gaves ! Sauf que
cela aurait été faire comme eux tous : mentir. Or il s'agit
précisément de l'unique marque que je ne tiens de personne :
même si parfois je débusque chez certains êtres – moi compris –
des revers troubles, des versants sombres, des travers troublants,
je le fais toujours selon ce précepte que je chéris : la belle
Sincérité.
Soit je reculais devant aucune révélation, osais dire tout de
tous, alors là sus ! à l'auteur et débarquaient dans la marge de
mon texte un bataillon d'avocats armés jusqu'au code !
Diffamation…qu'on le damne ! Atteintes à la vie privée… qu'on
le condamne ! Aussi, procès à l'avenant. La clef sous la porte de
la maison d'édition. Prison en perspective. J'en passe, et des
malheurs !
Cependant ce serait un comble si, après ce faux procès
contre mes origines obscures et viciées - ça, c'est indéniable certains d'entre vous m'en faisaient un vrai concernant
l'originalité de ma démarche face à ce retour en arrière, à l'aide
des seules sources que j'ai pu sauver de la Tempête autour de
mon berceau * : mon naturel, ma mémoire, mon inspiration. Et
surtout, l'art et la manière de me ressourcer :
*
Selon l'image et les mots de l'abbé Pierre, à l'époque un des maîtres à
l'époque un des maîtres à bord de ma vie.
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Certes il y eut des actions étranges,
Des mots furieux, des cris sans foi
Des signes commandés, mais foutre d'ange !
J'ai ma jolie Conscience pour moi
Alors fi des brûlants soucis et des vibrants tracas, car dans
les deux cas le véritable problème demeure dans l'identité du
personnage tenant le rôle du père hypothétique.
Ah ! que j'aurais aimé être le bâtard du facteur et apporter
avec lui - en simples mortels, hommes comme vous - la bonne
nouvelle.
Sauf que cela aurait intéressé qui ?
Tandis que là…
Aussi, après cette entrée en ma matière vous avertissant de
la houle et me prévenant contre les paquets de mer :
Lisez-moi !
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Première partie
Les faits troublants
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CHAPITRE I
Le foyer
Ô la poésie, parlons-en ! Il est onze heures du soir, ce 21
juillet 1982, et je ne dors pas. J’ai basculé le lit mural de cette
cellule qui me tient lieu de chambre mais qui est loin d'en être
une. Le jour, de l’aube au dîner, ce serait plutôt le bureau des
Doléances. Ils défilent tous, les repris de justice, les voyous, les
laissés-pour-compte,
les
dingues,
les
pleurnichards,
les
persécuteurs, les victimes, parés de leur misère et de leur
vulgarité, armés de leur hargne et de leurs jérémiades – de leurs
poings, aussi.
Sur le papier, je suis éducateur, employé à la Garenne, le
Foyer de Réinsertion sociale de Saint-Ouen l’Aumône, près de
Pontoise, un nid à rats qui occupe ironiquement une ancienne
maison de maître. Sur le terrain, je suis surveillant, gardechiourme, taulier, flic, confident, psychologue, copain, bouc
émissaire, que sais-je encore. Comme un funambule, je danse sur
un fil. Bon sang ! celui du rasoir… Pas facile d’être à la fois le
gentil et le méchant dans cette chienlit où les valeurs morales
dansent la << bourrée du matin au soir >> et où le règlement
exige une paix impossible à établir dans un concert permanent
d’injures et de provocations. Le gardien que je suis n’est pas un
ange. Pour contenir les débordements de mes taulards, quand la
manière douce a échoué, je dois sans arrêt servir, pardon ! sévir,
sermonner, menacer les récalcitrants des pires punitions que je
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suis par nature incapable de leur faire subir. Le soir – après
chiens et loups - je suis épuisé, laminé par cet environnement de
cirque ou de zoo peuplé de fous entiers en semi-liberté. On me
paye cinq francs quatre sous pour être leur dompteur. Comme si
ça se domestiquait le malheur. Comme s’il suffisait d’un fouet ou
d'un su sucre pour lutter contre la drogue, l’alcool, la crasse, la
puanteur et les violences. Il faudrait être au moins Saint–
François…aux assises pour avoir raison de ça. Or, à 28 ans, je
n’ai pas spécialement une vocation de prêtre ni d’aumônier de
prison. Allongé sur mon bat-flanc, j’ai les oreilles qui
bourdonnent encore des cris - Jean-Chris… - qui m’ont troué les
tympans toute la journée. Difficile de les oublier étant donné que
les cloisons qui séparent mon nid des chambrées où s’entassent,
groupés par cinq ou six, les candidats à la réinsertion, sont aussi
épaisses que de la pelure pour écrire, et que résonnent encore à
cette heure tardive, certes étouffés, les grognements des faunes
de la zone dont j’ai la charge.
Le silence relatif qui vient de s’établir est encore lourd de
menaces. Je suis à l’affût du moindre trouble. Même la nuit, tout
peut arriver. Depuis deux ans que je travaille ici, pas un soir où il
ne se soit passé quelque chose. Un gars qui vomit…sa bile. Un
autre qui s'ouvre les veines…pas de chance ! Un troisième qui
rentre à 4 heures complètement bourré…de mauvaises intentions.
Un énième qui tambourine à ma porte au risque de la fracasser
parce qu'il a besoin de hurler…tu parles ! Voilà mon ordinaire.
Extra, non !
Il faut quand même que je dorme. Mais comment ne pas
revivre une telle journée, si sombre, avant de sombrer. Ce matin,
je suis allé chercher un gars au poste de police. Il est monté avec
moi dans la voiture de service. Il avait l’air choqué et comme il
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puait, l'animal ! J’ai dû l’écouter, mal à l'aise, mais je suis payé
pour ça, alors je n’ai rien montré de mon dégoût, j’ai fait comme
si… D’ailleurs je fais toujours comme si avec les gens, les
Jean… Heureusement pour eux. Si je me montrais sous mon jour
véritable, je crois qu’ils prendraient peur. Ou voudraient me
garder tout entier rien que pour eux seuls.
Il y a eu aussi un nouveau. J'ai fait son accueil, comme on
dit. Pendant l’entretien, le gars m’a raconté son itinéraire… Rien
que des horreurs - oh ! heurts ! - mais au moins des atrocités
- accros des cités… - bien nettes, bien carrées, pas comme les
insinuations, les sous-entendus, les demi mensonges dont on me
bourre la cervelle depuis l'an 54… Résonnez sornettes ! Non,
lui, ce sont des faits, des méfaits bien réels, bien consistants : le
dab qui écluse, la marâtre qui rame, et les chiards qui plongent…
Pas d’études, aucun suivi, bref tout le cortège des lieux communs
sur l'enfance bafouée — cette litanie de clichés que je ne
supporte pas. Et moi, en ai-je des lettres ? Ai-je obtenu des
diplômes ? Mais est-ce que je tuerais pour autant père et mère, si
j’en avais ? Je veux dire : si j'en avais des vrais, bien en chair ?
Hum ! même carnassiers, je prendrais. Alors qu’eux, les cas
sociaux, sous prétexte que la vie ne les a pas gâtés, ils volent, ils
violent, ils sacrent, ils massacrent. À un moment, j’ai pensé : « si
tu savais comme je m’en tape, coco, de tes problèmes de papamaman. Ce n’est pas parce que tu ne ventes pas dans la soie qu’il
faut empuantir le monde entier. Ta douleur, garde-la pour toi.
Bien assez de la mienne, moi le paquet de soucis - pour pas dire
pire… - qu’on transporte depuis que je suis né ».
Comme à l'ordinaire, j’ai pris mes repas avec les morfals à
la cantine. Comme à l'ordinaire, j’ai ingéré ma ration de viande
bouillie et de nouilles tièdes, moi qui aime tant les grands petits
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plats. Et, comme à l'ordinaire, dans ce monde peuplé de types
dérangés et désespérément vide de toute présence féminine
— pas un bout de jupon à l’horizon —, un monde où règne la loi
du « rentre-dedans » et où il faut toujours être sur ses gardes, j’ai
eu le sentiment de vivre sur…non ! dans une poudrière.
Heureusement, je sais garder mes distances avec les habitants du
cloaque. Mes distances et une jolie dose d’humour, qui me
protège et qui me sauve…qui peut ! Mais si le rire est le propre
– ici ce n’est pas le bon mot – de l’homme, ce n’est pas celui de
mes mammifères
carnivores, à part quelques oursons dont
j’arrive à calmer les ardeurs belliqueuses. Sinon, je peine à
départager les belligérants pendant les rixes qui éclatent à
n’importe quel moment, et clouer le bec des braillards toujours
prêts à se fritter. Je ne recours jamais à la violence. Je préfère
parler, tenter de comprendre, écouter. Prendre parti, puis
trancher. Oui je l’avoue, même « éduc », je ne suis pas dans la
lignée. Les mots, c’est ma force. Tellement mieux que la Loi
brutalement appliquée, mais c’est tuant. Oh ! oui, à mourir cette
manière de gagner sa vie, son pain – à peine la croûte !
– à essayer de réconcilier des tigrons qui s’entre-dévorent alors
qu’on aimerait être à quarante mille kilomètres, sur une île – oh
! celle de la Cité, par exemple –
où tout le monde serait
bien…veillant. Je rêve à poings ouverts d’un ailleurs où j’irais
avec ma guitare et mon crayon de bois. Il m’arrive même de me
dire que je pourrais…non ! que je vais rendre le monde meilleur.
Ressaisis-toi, Jean-Chris. Tu es dans une bouche — avec une
dent en or — d’égout. Dans la fange, ange… Et tu ne feras pas
des agneaux de ces animaux sauvages. Et arrête de vouloir
toujours tout magnifier, tout espérer ! Ton humour, tu sais ce
qu’ils en font, tes sortis de taule ? Ils s’en tapent...dessus. Parce
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qu’ils savent que la vie n’est pas un séjour aux Seychelles…pour
s’évader, bien sûr !
J’en suis là de mes pensées, sur mon matelas à une place,
quand le téléphone sonne. Pas de chance, j’allais m’endormir.
Qu’est-ce que c’est, encore ? La police ? Un gars qu'il faut aller
chercher parce qu’on l’a trouvé complètement raide à moitié
mort dans un caniveau ? Ou l’hôpital, parce qu’un de nos
pensionnaires s'est échappé de notre << asile >> ? Je décroche.
— Christophe ? C’est Marie-Bénédicte.
Marie-Bénédicte, c’est ma sœur. Curieux qu’elle appelle
ici, surtout à cette heure. D’autant qu’on ne s’est pas vus
depuis… depuis longtemps. Ce n’est pas que j’aie quelque chose
contre elle, mais c’est ainsi, on ne se voit pas beaucoup, et quand
on se croise, on n’a pas grand chose à se dire. Ou des milliers,
quand c'est moi qui parle. Mais alors, encore une fois, je fais
comme si. Comme si j’étais attaché à elle. La vérité est que je
n’en ai rien à faire, de ma grande sœur. Ni du reste de ma famille.
Du reste, ma famille, c'est quoi ? Ça ne ressemble à rien. Même
pas à un rassemblement. Invraisemblable ! Quant à la
réunion…tu parles d'une île ! Lorsque j’y vais, de loin en loin, je
fais le pitre. Pour bien montrer que je suis à l'autre bout de mon
monde.
Je suis tout de même intrigué. Marie-Bénédicte a un drôle
de ton. La voix sans filet de quelqu’un d’épouvanté.
— Bonsoir, Marie-Bénédicte. Que se passe-t-il ? Tu sais
lire l'heure ?
— Anne-Marie…
— Quoi, Anne-Marie ?
— Elle est morte... Chez elle… Je l’ai trouvée… C’était
affreux…
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Anne-Marie est.. pardon ! fut notre mère. Je ne dis jamais
« maman ». Je n’ai jamais employé ce mot – même après
termes – sauf en 1963, pendant huit mois, j'y reviendrai.
Marie-Bénédicte, je ne sais pas. Toujours est-il qu’AnneMarie n'est plus.
Morte. Comme ça.
Sans crier gare. Ce n’est pas la
première fois : cette femme n’a jamais arrêté de partir… Mais là,
il semblerait que ce soit une fois pour toutes. La bonne ! Ah !
rire, mourir, présence d'esprit et garde-fou. Sur le coup, sauf
dans ma tête, je ne dis rien. Puis je lui demande :
— Que s’est-il passé ?
— J’étais allée la voir... Ça ne répondait pas.
— La parole est d'argent le silence est mort !
— Arrête. Son corps était… décomposé.
Là, je décèle quelque chose de carrément horrifié dans sa
voix.
— Tu ne l’avais pas vue depuis combien de temps ?
— Trois semaines… environ...
— Mais vous habitiez presque à côté l’autre de l'une !
— Oui mais tu sais, avec elle…
— J'ai oublié !
Inutile de me faire un dessin, un destin ! Anne-Marie est
une mère qui n’a jamais été très… maternelle. Toujours en
maraude, à gauche et à droite, évaporée, atterrie, ré-envolée. Un
an plus tôt, après s’être embarquée dans des galères – maman les
p'tits rafiots ! - dont je préfère ne rien savoir, elle s’était mise en
tête de réunir ses deux… zut ! ses trois enfants autour d’elle. Elle
avait d’abord appelé notre frère François, qui l’avait bien
accueillie…verbalement ! Marie-Bénédicte, avec son mari,
l’avaient acceptée et elle s’était installée près de chez eux, à R…,
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dans les environs de Troyes. Apparemment, ça n’avait pas collé
entre eux. Trop collante Anne-Marie. Pour ma part, j’étais
demeuré sourd-muet à l'appel au rabibochage de cette mère
angoissée autour de laquelle circulaient des rumeurs trop
alarmantes, voire épouvantables, pour être entendues par un
enfant. Par un adolescent. Par un homme.
Marie-Bénédicte semble tellement ébranlée que je renonce
à en apprendre davantage.
— Tu veux de l’aide ?
— Non. J’ai déjà appelé l’abbé Pierre.
— !
Ma première nature : le détachement. Oui, dès qu'un bruit,
un fait, un être pourraient troubler ma vie, je n’entends pas, je
regarde à côté, je vis plus loin.
— Comment ça l'abbé Pierre ?
Et Marie-Bénédicte, la nuit même de la disparition de ma
mère qui m'annonce l'apparition de cet homme autour de mes
premiers jours… Oui ! Marie-Bénédicte connaîtrait donc
l'Abbé… Elle aurait
passé six ans de sa jeunesse dans la
première communauté d’Emmaüs, à Neuilly-Plaisance… Avec
notre frère François, notre mère et Jean le père…
L'abbé Pierre, ensuite, aurait aidé Anne-Marie au temps
où elle était dans la panade, avant de devenir une brillante
responsable de produit dans la publicité, en Belgique, pour le
compte d’une firme internationale, et cetera…humanum est !
Tu parles d'une.. oh ! non de x révélations.
Je demande tout de même, un peu - beaucoup, à la folie surpris :
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— Mais ce jour, cette nuit, pourquoi lui ? Et en une telle
circonstance… Et à quel titre ?
— Dès mon appel au secours il a dit " J'arrive. " Il saura
s’occuper de tout. Ne viens pas, c’est inutile. Je sais que François
et toi vous travaillez.
Pas question. Je sens une chose trouble, des choses
troublantes. Je dois y aller. Être sur place. Je réponds, d’un ton
sans réplique :
— Attends-moi. Je serai là demain.
Ma seconde nature : « l'entre dedans ». Si un tumulte, une
action, un personnage attentent à la vie que je veux belle : je me
révolte ; à mes rêves : je me rebelle.
Je raccroche, furieux contre mes taulards qui vont me
réquisitionner toute la matinée avec leurs chicanes et leurs
provocations habituelles. Premier travail, demain, pour pas dire
corvée : je dois tenir le journal de bord de ce bateau surchargé de
fantômes ivres. Bien qu’en y songeant, la Garenne soit l'endroit
idéal pour apprendre une telle nouvelle, je bous. Je sauterais bien,
là, tout de suite, dans ma voiture, pour élucider les bizarreries et
le mystère, autour de l'agonie et du décès d’Anne-Marie. Son
ultime pied de nez à la Farce. Ou, comme j'ai appris à la
connaître ensuite : son dernier bras d'honneur à la Chienne de
vie !
Anne-Marie. Une presque inconnue pour moi, c’est vrai.
Mais une Anne…anonyme, mère de J.C. quand même !
Je m’endors avec des battements au cœur et aux tempes.
Déjà la nuit est visitée par mon cauchemar, le seul que j’aie
depuis toujours. Je vis à l’intérieur même de ma propre tête, qui
n’est qu'un immense espace vide… Ah ! avant de roupiller, me
voici à prier à ma façon : mon Anne-Marie, ma mère, ciel !
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qu'as-tu fait de tes vies, toi qui croyais en Dieu le Père, qu’as-tu
fabriqué sur terre avec nous, tes enfants ? Jésus ! moi surtout le
tout dernier, le p’tit, le benjamin de tes soucis ! Là bas, au tout
début... Et dis - toi qui va emporter ça au
paradis - qu’as-tu
donc fichu pour que le petit garçon, le trublion, oh ! non :
« l'ange » que j’étais — j'ai retrouvé dernièrement une lettre où
tu parlais de moi ainsi — se retrouve parachuté dans ces limbes
glauques, ce cloaque, ce bric-à-braques ! ce nid où pleuvent les
coups coups ! avec tous ces cris et toute cette crasse
m’accompagnant chaque jour que Diable fait ?
Foyer la
Géhenne !
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CHAPITRE II
Les traces
Le lendemain matin, un jeudi, je n’ai pas beaucoup
d’égards pour mes chers pensionnaires. J’évite à Marc un gnon
qui aurait pu lui crever l’œil droit, explique à Patrick que tous les
chefs d’entreprise ne sont pas nécessairement des exploiteurs,
sépare Sébastien et Luc qui s’apprêtent à s’entretuer, persuade
Rachid que son destin sur cette terre ne dépend pas d’un rab de
purée, bref j’expédie les affaires courantes et, vers midi, je me
rue dans l’appartement de la porte de Châtillon où je vis avec
France, ma muse. Elle me donne raison : il faut y aller.
Maintenant.
— Je t’accompagne.
Ni une ni deux, Ni Troyes ! ni quatre, je fourre quelques
affaires dans un sac et je m’installe au volant de sa 2 CV bleu
ciel. Durant le trajet, les souvenirs m’assaillent. Je les confie à
France, la seule personne au monde qui sache, avec quelle
discrétion, partager mes désirs et mes peines. Je suis véhément.
France sait pourquoi : Anne-Marie m’a proprement jeté, moi son
énième enfant, à l’âge de 2 ans. Je l’appelle Miss P T T. "
Fichez-moi la paix, tétez ! " Passe encore qu’elle m’ait expédié
dans ce bas-monde depuis une salle perdue de l’Hôtel-Dieu.
Mais pourquoi m’avoir « réexpédié » sans cesse comme un
paquet, sans jamais prendre le temps d’ouvrir l’emballage ?
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Après une enfance en poste restante chez mon dit père, mon dit
père qu’elle avait laissé tomber en 56 en même temps que sa
marmaille, mon dit père changeant de job et de domicile sans
arrêt, me faisant voyager de pension en pension comme un colis
égaré, elle était venu me retirer de la chaîne de mes centres de tri
successifs pour me faire atterrir, à l’âge de 9 ans, sans mon frère
ni ma sœur, l’espace de neuf mois, en Belgique où elle vivait.
Congédié sans explication, je l’avais retrouvée la bagatelle de
treize ans plus tard, en 1976, le temps d’un week-end, à
Bruxelles où elle menait une vie de femme d’affaires, de
flambeuse, de noctambule et de séductrice invétérée. J’avais 22
ans j’avais répondu présent à l’appel de la
guichetière
aguicheuse. Là ou ailleurs, pourquoi pas ? Un paquet cela se
pose. Point. Des questions, ça ne s'en pose pas. Toujours est-il
que le courrier en souffrance que j’étais avait été réceptionné
avec les égards d’un envoi recommandé avec accusé mais sans
réception. Elle n’y était pas allée de main morte, Anne-Marie.
Souvenir impérissable : moi donnant un récital organisé par elle à
l’occasion de son anniversaire – je composais des chansons que
je chantais m'accompagnant, comme un manche, à la guitare. Le
ô lieu : La Patache, un cabaret qu’elle avait loué pour la nuit et
où, après m’avoir si longtemps caché, elle me propulsait sous les
feux des spots devant un parterre de sommités de la pub à demisobres sous les yeux desquels << j’exécutai >> quelques
chansons antimilitaristes dans l’air du temps. Mais surtout des
chants d'âme, d'amour, pour Dames… Dame ! où suis-je aller
dénicher tant d'amour dans une enfance sans âme qui vive.
Rétrospectivement, je m’étonne de cet accueil en fanfare,
par cette mère, brillante certes, mais par son absence. Dans la 2
CV, France, qui a dix ans de plus que moi, deux enfants et qui ne
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conçoit guère qu’une mère puisse se comporter ainsi, me rappelle
la lettre qu’Anne-Marie lui avait adressée à l’époque de cette
« réapparition », où elle se disait heureuse d’avoir retrouvé son
« enfant-homme ». Je me souviens de ces quelques lignes : « Il
est tel que je le savais. Cet amour qu’il a pour toi est comme une
absolution… J’ai tellement pensé que je l’avais à tout jamais
amputé du pouvoir d’aimer… » Aurais-je dû en pleurer ou en
exploser de rage, des mots de cette mère égoïste, narcissique,
mamma
magnifique,
dont
l’alternance
de
désinvolture,
d’élégance et d’égotisme forcené aurait dû me laisser tour à tour
admiratif, dégoûté et furieux ? Rien de tout cela. Cette femme à
la vie dissolue qui passait pour une Anne-Marie couche-toi là
doublée d’une femme à femmes ne m’intéressait pas. Je
réagissais de la manière la plus neutre possible - ni attachant, ni
attaché - aussi indifférent qu’elle-même, savourant, dégustant !
plutôt ma pitance d’amour quand elle daignait m’en servir une
demi-cuillerée, résolu à la diète quand elle s’évaporait dans la
nature, retournée à ses frasques qu’on disait scandaleuses…
R… est un petit village situé à la périphérie de Troyes. Je
ne mets pas beaucoup de temps pour trouver l’immense grange
un peu délabrée de Marie-Bénédicte, où elle m’accueille au
milieu de ses poules, de ses canards déplumés et de ses gosses à
moitié à poil, qui baguenaudent tous dans une espèce de cour où
je ne distingue pas tout à fait les braillements humains des
couinements des lapins en liberté. Toujours aussi « baba », la
sœurette. Mai 68 est passé par là. De la broussaille de ses
cheveux noirs à moitié dissimulés sous un chapeau de paille
émergent des yeux inquiets.
— Tu es là ? Ce n’était pas la peine…
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— C’est aussi ma mère, Marie-Bénédicte… Dis-moi ce qui
s’est passé.
Elle nous invite France et moi à nous asseoir sur une
marche du perron.
— C’était hier… dans l’après-midi. Je lui avais apporté un
reste de bourguignon. Tu sais, elle n’allait pas bien. Elle buvait,
elle fumait. Souvent avinée, obèse, avide de calmants, paumée,
agressive avec mes gamins.
— Les enfants ce n''étaient pas son truc, non !
— Je ne la supportais plus. J’avais été soulagée qu’elle
parte de là (elle désignait un bungalow en préfabriqué jouxtant sa
maison) et qu’elle s’installe à Troyes. Je ne la voyais plus
beaucoup… J’avais les clés et comme elle ne répondait pas, j’ai
ouvert… Tu ne peux pas savoir….
— Savoir quoi ?
— L’odeur… Elle n’avait plus de visage… Complètement
décomposée… Ça grouillait partout… Au moins quinze jours
qu’elle était comme ça, d’après eux.
— Qui ça, « eux » ?
— Les pompiers. Ils ont constaté le décès. C'est juste après
cette vision de cauchemar que j’ai téléphoné à l’abbé Pierre.
— C'est vague tout ça.
— Dans la cuisine il y avait un carnet ouvert… un agenda.
Anne-Marie avait rendez-vous avec lui, dans trois semaines. Son
nom était écrit en gros. Je crois qu’il devait lui trouver un travail,
un studio… Je ne sais pas très bien. Toujours est-il qu'il est venu
tout de suite. Il a dormi dans un hôtel à Troyes et le matin, je l’ai
rejoint à l’appartement. Il s’est occupé de tout.
— Même de l’acte de décès ?
— Oui.
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— Tu es allée à la gendarmerie ?
— Oui.
— Avec l’Abbé ?
— Oui.
— Tu as signé une déposition ?
— Oui, avec le commissaire de police.
— Et avant, chez elle, tu étais où, toi ?
— Dans la cuisine. Je ne voulais pas, je ne pouvais pas revoir le
cadavre. Au fait j'oubliais, sur elle, j’ai trouvé quelque chose.
Attends.
Elle disparaît à l’intérieur de la maison et revient avec une
enveloppe.
— C’est pour toi.
Je lis : Pour Jean-Christophe. Pas de doute, c’est bien son
écriture, nerveuse et racée. Les larmes me viennent aux yeux.
Depuis que je suis môme, on ne m’appelle jamais par mon
prénom. C’est Christophe, Jean-Chris, Christo, le Moustique (je
virevolte autour des gens, je les titille), jamais Jean-Christophe.
Je ravale mes larmes et fourre l’enveloppe dans la poche de mon
jean.
— Il n’y a que ça ? Et le reste ?
— Tout a été donné.
Je n’en crois pas mes oreilles. Non seulement je n’ai
jamais su grand chose de ma mère, mais en plus je n’aurais rien
d’elle ? Pas même un châle ? Un bracelet auquel elle aurait tenu ?
Un bibelot qui lui aurait été cher ? Cela ne se passera pas aussi
bien que ça. Je me tais, mais j’ai bien l’intention de revenir à la
charge. Pour l’instant, une question me brûle les lèvres :
— Marie-Bénédicte… De quoi est morte notre mère ?
23
— Suicide. C’est ce que le commissaire a d’abord pensé.
Mais ce pouvait être aussi la canicule, ses problèmes cardiaques,
l’alcool, les médicaments... Ou une hémorragie cérébrale. La
mort remonte à quinze jours. On n’a pas pu pratiquer d’autopsie.
Je vis un mauvais rêve. Je m’emporte :
— Suicide ou canicule, ce n’est pas la même chose ! Il y a
une enquête, j’imagine ?
— Non. L’Abbé a vu mon anxiété, il m’a conseillé de
signer le papier.
Grâce à Dieu ! une simple formalité…
— Et l’enterrement ? Vous y avez pensé ?
— Oui. Le corps sera incinéré. J’ai pris la décision seule,
le matin même. L’Abbé n’a pas fait de commentaire.
Décidément, je tombe de haut. Lui, au moins, aurait pu
« prêcher » pour l'inhumation, plus conforme à ses croyances.
Moi l'impie, l’idée de ne pas pouvoir me recueillir devant une
tombe me paraît odieuse et scandaleuse. J’ai tout à coup besoin,
au milieu de toute cette… fumée – j’imagine les cendres
dispersées dans le ciel – de choses concrètes. Bien visibles. Bien
terrestres.
— Je vais aller à Troyes. Donne-moi l’adresse d’AnneMarie.
— Tu ne pourras pas entrer. Ils ont mis les scellés.
— Et ses affaires, alors ? Où sont les affaires d’AnneMarie ?
— L’Abbé a fait évacuer les meubles, les vêtements, la
vaisselle, tout. Ça a été transporté à la communauté d’Emmaüs la
plus proche.
— C’est n’importe quoi, cette histoire ! Un détournement
d’héritage, non !
24
— Écoute, je suis déjà assez chamboulée comme ça…
N’en rajoute pas, s’il te plaît. Surtout pour du mobilier et des
babioles sans intérêt.
Je me lève, hors de moi. Je sens la fièvre qui monte.
C’était aussi à moi de faire signer les papiers, de dresser
l’inventaire, d’évacuer le corps, de trier le contenu de
l’appartement. Moi son second fils. De qui un Abbé célébrissime
vient de me voler la mort. Non seulement il me dépossède d’elle,
de son corps que je voudrais tant, vermine ou pas, vérifier une
dernière fois, mais en plus il a fait débarrasser ses affaires
personnelles par les siens ! Qu’elle ait été ou non une mère
indigne, je veux garder des souvenirs d’elle.
— À quelle heure il est reparti, ton curieux déménageur ?
— Ne parle pas de lui comme ça. Il m’a aidée. Il est
remonté dans sa voiture vers onze heures et demie, quand tout a
été réglé.
11 h 30. Quelle coïncidence. France et moi avons dû le
croiser en sens inverse, ce chiffonnier, ce brocanteur, ce fripier.
Je n’ai pas de mots assez durs. Surtout, je n’arrive pas à me
représenter la scène. L’abbé Pierre lui-même, l’homme dont
parlent tous les journaux, le champion de la misère, qui viendrait
comme un grand, sans chauffeur, en pleine nuit, à au moins
soixante-dix balais, avec sa canne et son béret, pour régler les
formalités du décès d’une illustre inconnue, morte dans un trou
perdu… pas pour tout l'monde ! Quelque chose ne colle pas.
— Où se trouve le foyer Emmaüs ? Je vais tout récupérer.
Marie-Bénédicte l’air gêné. Elle désigne la petite route par
laquelle je suis arrivé, qui serpente le long de la forêt alentour.
— Continue le chemin. Tu tomberas dessus.
25
Je plante là ma sœur et remonte avec France dans la
voiture. En cinq minutes j’arrive à la communauté Emmaüs où
m’accueille un costaud ruisselant de sueur. Je me présente,
expose mon affaire, demande à voir le rayonnage de feue P.
Anne-Marie, ex-épouse M 1, patronyme que je porte.
— Ben c’est pas possible. Ça vient d’être donné.
— Ce doit être une erreur. Je viens voir les affaires de ma
mère.
— Mais vous êtes qui, vous ?
— Moi, je suis son fils. Comme je viens de vous le dire,
n’est-ce pas...
— Votre sœur, elle a déjà signé. Alors, c’est pas possible.
Le bonhomme commence à m’agacer. Je me fâche tout
rouge :
— Montrez-moi les affaires de ma mère. Tout de suite !
Devant mon air résolu, le costaud finit par céder.
— Bon, allez-y, c’est par là.
L’amas de meubles et d’objets empilés dans un coin me
donne le vertige. Le responsable me surveille pendant que je
fouille dans un fatras d’assiettes et de casseroles à la recherche
d’une breloque, d’un talisman qui puisse m’évoquer, fût-ce de
manière lointaine, ma mère fantôme. Après une demi-heure de
prospection, je finis par dénicher un verre en cristal, une boîte à
bijoux, un porte-cigarettes, ainsi que trois ou quatre cartons
remplis de papiers.
— Je prends ça, dis-je au costaud.
1
Oui, je suis fâché à vie – à mort – avec les « non » de famille.
26
— Ben ce n’est pas autorisé, mais bon, mettons que je n’ai
rien vu. C’est d’accord ?
D’accord, l’bibendum. Tu n’as rien vu. Tu n’as pas vu
d’orphelin penché sur les biens de sa mère, sur les placards et
les armoires qui lui tiennent lieu de tombeau.
J’éprouve de la haine pour ce manutentionnaire qui
m’adresse un clin d’œil complice en espérant sans doute que je
vais acheter son silence contre un pourboire et qui veille sans la
moindre délicatesse sur les seuls signes tangibles attestant le
passage de ma mère sur cette terre. Je lui tourne les talons sans
un mot ni une pièce ; ma compagne m’aide à porter mon maigre
mais lourd larcin jusqu’à la Deux-Chevaux.
De retour chez ma sœur avec mon butin, ma colère tombe
d’un coup. Je suis ainsi fait que les choses même les plus graves
ne m’atteignent pas au profond de moi-même, du moins sur le
coup. Anne-Marie est morte, tu l’as perdue encore une fois, voilà
tout. C’est ce que je me dis pendant que Marie-Bénédicte nous
regarde déposer notre chargement au milieu de sa cour. Et de
quoi ai-je l’air, avec mes trois cartons débordant de bouquins et
de papiers qui s’envoleront au premier coup de vent ? Après une
sélection rapide, je mets de côté quelques livres : j’ai remarqué
qu’ils étaient annotés. J’abandonne le reste sur le terrain, bien au
centre, sur une espèce de foyer où traînent des bouts de bois
calcinés : le barbecue de ma sœur et de son époux, qui y grillent
leurs andouillettes. Je sors un briquet de ma poche.
— Aide-moi, Marie-Bénédicte. On va faire un feu. Un feu
de joie. Dis-toi qu’on va effacer la vermine. Et puis basta !
Ma sœur me regarde, l’air interdit. Je crois qu’elle va
pleurer, mais elle me sourit :
27
— Tu ne changeras jamais, Christophe ! Oh et puis… fais
ce que tu veux.
Dix minutes plus tard, des flammes embrasent les lettres,
les factures, les photos, et tout ensemble les missels, Justine ou
les malheurs de la vertu, La Vie devant soi, et les livres pieux de
notre mère défunte. L’autodafé terminé, le cœur un peu gros, je
m’excuse auprès de Marie-Bénédicte:
— Pardonne-moi, sœurette, dis-je en m’emparant de la
dizaine de bouquins que j’ai sauvés du feu. J’ai besoin de
m’isoler. Tu permets ?
Mon seul carton rescapé sous le bras, je me dirige vers la
grange qui borde le logis. Là, je m’accroupis et commence à
compulser les livres. Des brûlots féministes, d’Erica Jong, de
Kate Millet, de Françoise d'Eaubonne. En marge, Anne-Marie a
griffonné des injectives qui sont une véritable déclaration de
guerre contre la gent masculine : Tous des salauds… Je hais la
vie… Ils ont foutu la mienne en l’air… Et puis cet aveu terrible :
Un gosse, c’est quoi ?
Rien, maman, rien. Un gosse, non, ce n’est rien. Rien
qu’une boule de douleur quand une mère ne sait pas le bercer. Tu
as raison, maman. Tu n’allais pas te pourrir l’existence et gâcher
ta carrière d’écrivain, l’écrivain que tu rêvais d’être, à cause de
trois bambins à nourrir et à torcher. Je comprends maintenant ce
que toute ta vie tu as tu. Tu taisais que tu étais un saphir, une
opale, et que les hommes t’avaient ternie, souillée, transformée
en une misérable gourgandine, battant le pavé, pauvre Mélusine
dépravée. Tout. Ils t’ont tout pris, les hommes. Ils t’ont tout
ravagé, ta beauté, ton argent, ta santé, jusqu’à l’amour de toimême. Pourquoi, pourquoi vous m’avez fait ça. Des chiens. Vous
êtes des chiens. Voilà ce que je lis en bordure des pages noircies,
28
soulignées rageusement, habitées d’une haine inextinguible pour
la caste des hommes, si mâles dans leur peau.
Je ne sais pas pourquoi… Je ne saurai jamais pourquoi, à
ce moment-là, j’ai pris l’enveloppe que Marie-Bénédicte m’avait
tendue et que j’avais glissée dans ma poche de pantalon. Je ne
sais pas pourquoi je l’ai ouverte à cet instant précis. Dedans il y
avait une photographie. Celle d’un homme aux cheveux très
court, habillé en militaire. Au dos, on lisait un prénom et un
nom : François Moncel. À côté, dans l’enveloppe, il y avait aussi
un mot. Un petit mot écrit sur une espèce de papier pelure :
Jean-Christophe, cet homme est ton père.
Durant le trajet du retour, le soir même, France et moi
parlons peu. Dans l’appartement à proximité de la porte
d'Orléans, sans un mot, nous nous aimons. De toutes forces, de
toutes nos illusions bafouées. Je jette ensuite dans la nuit
quelques mots qui m’apaisent et me bercent encore :
Parlez-moi de vivre
Pour cette goutte de givre
Qui perle à la rose,
Ce vent qui s'enivre
De sa propre complainte,
Ce songe qui dépose
Aux amours défuntes
Les restes de la prose
De nos mémoire feintes
29
Parlez–moi de vivre
Pour l'enfant qui rit
Qui joue à la vie,
Cette joie d'être ensemble
Autour du même feu
À lire dans les cendres
Que l'on devient vieux
De savoir attendre
Le mourir à deux
Parle-moi de mourir
Pour l'espoir de vivre
Comme la page d'un livre,
Maillon d'une histoire
Si faible, si puissant
Éternel faire-part
D'une vie au présent
D'être soi à ravir
Oh! à en mourir
Être soi à ravir… J’en étais encore loin. Je me découvrais
si étranger à moi-même, moi dont j’avais décidément tout à
apprendre. Quant au ravissement, je ne savais dans quelle
acceptation du terme le prendre. Au sens de soustraire, dérober,
puisqu’on m’avait bel et bien subtilisé la vérité sur mes origines ?
Ou au sens d’accéder à la joie ? Une plénitude à laquelle je ne me
sentais pas étranger, mais que je n’imaginais postée, moi le
« paquet », qu’à la croisée d’un long, très long chemin…
30
CHAPITRE III
La rencontre
Il est 14 heures, ce jeudi 13 août, lorsque je franchis
l’enceinte de la Ville des Morts, tout en haut de la colline de
l'Est. C’est la première fois que je viens au cimetière du dit PèreLachaise, et je suis d’abord impressionné, comme les centaines
de touristes, par les quarante-quatre hectares de sépultures de la
prestigieuse nécropole. Comme je suis en avance, je me promène
à travers les allées jonchées de stèles et de sarcophages, de
colonnes et de mausolées, de sabliers et de flambeaux. En me
faufilant entre les tombes, je me dis que la place de ma mère
n’est pas ici, parmi ces joyeuses miscellanées d’architectures
gothique, romane, renaissance et classique, qu’égayent à foison
des oliviers, des cyprès et des saules verdoyants. Non, maman ne
sera jamais là, entre les ossements de La Fontaine, de Corot, de
Gérard de Nerval, d’Héloïse et Abélard et de tant d’autres artistes
qui semblent faire de la figuration post mortem, comme Chopin
dont le cœur est à Varsovie. Il y a même quelque chose de factice
et d’incongru dans cette cité fleurie où les ornements semblent
avoir été créés pour escamoter et déguiser la mort, à l’image de
l’ange-démon volant de la tombe d’Oscar Wilde, sculpté dans un
bloc de vingt tonnes, statue dont les testicules, brisées par des
visiteuses outrées, ont longtemps servi de presse-papier au
directeur du cimetière… Qu’est-ce que je fais là, au juste ?
31
La silhouette massive de mon nounours de frère me rappelle la
raison de ma présence. C’est lui, François, qui m’a appelé la
semaine précédente pour me dire qu’on brûlait aujourd’hui le
corps d’Anne-Marie, rapatrié à Paris le lundi. Remis tant bien
que mal de mes émotions champenoises, je me suis retenu
d’éclater de rire quand il m’a dit d’une voix grave que nous
devions parler de l’héritage. Il s’est occupé de tout. « Et alors ? »
lui ai-je demandé. « Eh bien… il y a 800 francs. À diviser par
trois. » Un rapide calcul mental me fait miroiter la somme
appréciable de 266, 67 F par personne. Exactement ce que, pour
solde de tout compte, nous laisse notre « pauvre » mère.
Symbolique, ça. Au reste, pour être sincère, je pensais plutôt
qu’elle ne nous laisserait que des dettes. Mais aucune commune
mesure avec celle, béante, qu’elle a envers moi. Cette photo de
militaire… Ce pseudo- dit père… Ces invectives contre les
hommes… J’ai beau mettre tout cela sur le compte de la
frustration et du ressentiment qui ont marqué les dernières années
de sa vie, je lui en veux d’avoir voulu m’associer à sa déchéance
en me laissant pour tout legs la photo d’un de ses amants de
passage qui a sûrement autant de chance d’être mon dit père que
le premier quidam ou la dernière âme venus. Ces pensées
m’effleurent, mais ne s'implantent pas… Je suis venu là pour
accomplir une formalité, et qu’on ne me demande pas de mettre
un gramme de sentiment dans une cérémonie qui relève pour moi
de la mascarade.
Marie-Bénédicte est venue de sa Champagne dépouillée,
François de son Lyon, luxuriant. Nous nous embrassons, un peu
embarrassés par la présence à leurs côtés de Josée, une
quinquagénaire à l’accent belge que je présente à ma sœur
comme une amie très chère de notre mère. Autant je ne garde
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d’elle que des images imprécises, autant elle se souvient avec
beaucoup d’affection de « Tito », comme on m’appelait à
l’époque de mon séjour en Belgique. Des rumeurs saphiques à
leur endroit étant parvenues jusqu’à mes oreilles, je n’avais pas
mis pas beaucoup de temps pour comprendre que Josée n’était
autre que l’ex-compagne d’Anne-Marie. Son tailleur strict et son
visage rougi de larmes contrastent avec notre bonne mine et notre
mise décontractée, Marie-Bénédicte habillée à la mode d'un jour
sans pain, François en costume…d’une seule pièce, moi tout en
noir, mais moins pour la circonstance que par habitude et par
goût.
Le crématorium se dresse sur un tumulus gazonné qui
surplombe un majestueux entrelacs d’allées jonchées d’arbres. La
nature veille sur les morts, ici, au point qu’ils semblent s’y être
fondus et s’être volatilisés. J’aurais aimé que maman repose sous
cette terre-là, qu’un laurier blanc veille sur son sépulcre comme
sur celui de Margueritte Destouches et de Marcel Proust, et
qu’une stèle commémore son souvenir.
Au lieu de quoi nous nous dirigeons vers un endroit qui
m’évoque les « amphithéâtres » des hôpitaux, dernières étapes
avant la morgue. Nous descendons vers le crématorium, où un
gros catafalque trône sur un trépied. C’est ma première
incinération, si j’ose dire, et le côté « usine » de cette étrange
liturgie me dérangerait s’il ne comportait un aspect franchement
burlesque. Derrière une mince cloison, j’entends des gens qui
font la queue comme à la caisse d’un supermarché, et il y a un
chef de rayon pour nous guider dans le processus qui va
carboniser une chair qui vous est chère dans un barbecue très
sophistiqué. « Qui ne souhaite pas y assister ? » demande, posté
devant le gigantesque four à pizza, l’officiant que je
33
traiterais bien de croque-mort, s’il y avait quelque chose à se
mettre sous la dent. Josée hésite, puis renonce et tourne les
talons. Je m’étonne de l’absence de l’abbé Pierre : MarieBénédicte m’a dit qu’il devait se joindre à nous. Dieu ! Non
seulement il n’est pas adepte de l’inhumation chrétienne, mais en
plus il manque de ponctualité ; je ne le trouve décidément pas
très catholique, ce prêtre-là. Le cercueil précédent vient d’être
réduit en cendres dans un bruit de succion effroyable. « Au
suivant, au suivant ! » – oh maman, comme je pense au grand
Jacques Brel, ton chanteur préféré. « Ne me quitte pas, ne me
quitte pas »… Enfin, c’est à nous. Avant d’enfourner, on nous
pose la question : « Quelqu’un veut-il dire quelque chose ? Ou
déposer une offrande ? » Marie-Bénédicte, aérienne, sort une
rose rouge de son panier ; François, monolithique, rien. Pour ma
part, je brandis le bloc Rhodia de feuilles à petits carreaux qui ne
me quitte jamais et demande l’autorisation d’écrire une dernière
lettre à mon exquis cadavre fourré aux vers en attente de cuisson.
Mon frère et ma sœur me fusillent du regard : « On n’a pas le
temps ». Tant pis pour le timing : le temps, je le prends. Ce n’est
pas tous les jours qu’on brûle ce qu'il reste de sa mère, non ? Et
puis excusez, m’ssieurs-dames, mais j’suis poète. Alors voilà, en
moins d’une minute, je griffonne un petit texte entre oraison
funèbre, satire morbide et pur déconnage que je lis en même
temps que je l’écris et que j’intitule :
À la mort comme à la vie.
De l’élasticot ! qui se grouillait sur les lieux de ton crime
J’ai appris le nom du coupable, du coupapable ! du meaculpable ! : amour, c’était son nom
Amour qui t’as asticotée, t’a digérée, t’a déglutie
Amour tout court que tu n’as pas eu, pas su,
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pas reçu, pas donnu ! pas rendu
Alors pour y mettre fin j’ai hameçonné !
notre ami l’hélasticot !
pour amorcer mon remous, mon renouveau
et m’appâter la galerie
À toi, ma carpe aux fraises
Ton pêcheur-pécheur devant l’éthernel !
Signé : Thon J. C.
Le célébrant s’impatiente. Excusez, m’sieurs-dames, mais
j’suis poète, un brin ménestrel. Les vers ça m’connaît, et je
n’apprécie guère qu’on torture mes potes les lombrics, seuls
compagnons de la dernière virée nocturne de ma mère. Je pousse
la profanation jusqu’à recopier intégralement, à chaud si l’on
peut dire, mon épigraphe qui ne fait rire que moi et que je tends
au cuistot pour qu’il la glisse avec la rose de Marie-Bénédicte
dans le fourneau.
Soudain, tout autour du cercueil, une multitude de petits
chalumeaux s’allument en sifflant. Je voudrais tout arrêter mais
la trappe du crématorium s’ouvre et le convoi illuminé se met
électroniquement en marche, glissant sur le rail. Je voudrais tout
arrêter. Stop, par pitié ! Attendez un peu, faites-la mijoter,
rissoler, mais ne me l’emportez pas tout de suite ! Maman
qu'avais–tu dans le ventre ? Peine perdue. Le cercueil disparaît à
l’intérieur comme un train fantôme de fête foraine monté sur
roulement à bille. Il y a un bruit de chaudière infernale. Dans la
chambre de combustion, la fournaise doit avoisiner les 900
degrés. En deux minutes, c’est fini. Le feu, le feu qui purifie tout.
J’ai beau me raccrocher à cette pensée, je me dis que tous les
volcans en éruption du monde, jamais, ne laveront une tache
noire faite à l’enfance.
35
Dehors, nous attendons le ramasse-miettes qui arrive une
bonne heure et des « poussières » plus tard, avec une petite urne
sculptée de motifs floraux qu’il nous présente comme un écrin de
pierre précieuse. Qui va la prendre ? Personne ne se décide. Va-ton la tirer à la chandelle, au poker, à la courte paille ? Devant nos
airs empêtrés, François se décide et glisse la chose sous son bras.
A voté ! Courageux grand frère. Comme si, de son vivant, AnneMarie n’avait pas été assez lourde à porter ! L’envie de rire me
reprend en voyant mon frérot soudain transformé en rugbyman
avec son drôle de ballon coincé entre le coude et la cage
thoracique. Le comique de la situation ne lui échappe pas, et il
s’amuse à mimer comme s’il me faisait une passe. Je joue le jeu,
faisant semblant d’esquiver le spectre d’Apollinaire, puis un feufollet. Je lui renvoie la balle ! Marie-Bénédicte intervient
vivement :
— Arrêtez !
Nous nous retournons et voyons une silhouette qui se
profile au loin. Je distingue une tête surmontée d’un béret, de
bons gros godillots et une canne.
— C’est lui… Tenez-vous bien !
Marie-Bénédicte se porte au-devant du visiteur et
l’embrasse.
Autour d’eux, une vingtaine de personnes contemplent
l’apparition avec des yeux écarquillés. J’entends murmurer :
— C’est l’abbé Pierre… Il est tout seul…
Une voix grave s’échappe de la barbe blanche et fournie
tombant le col d’une veste gris anthracite. L’Abbé nous tend une
main que nous serrons.
— Bonjour… Ainsi, c’est fini…
Silence.
36
— Vous voulez peut-être vous recueillir ?
— Non merci, mon Père. Merci d’être venu.
Chaleureuse, déférente, très Marie-Béné oui-oui ! ma
sœurette. On dirait qu’elle et lui se connaissent de longue date.
François, l’urne à la main, est comme deux ronds de flan. Et moi
qui m’étonne de la survenue de cet acteur dans le film dont je
croyais être le metteur en scène mais dont un rôle m’échappe. Pas
dans le script, du moins pas dans cette séquence-là, l’Abbé. À
moins que tout ne soit prévu…
En tout cas, fini la rigolade. Réalisateur réduit au rôle de
figurant, je me tais. Comme toujours quand je sens que quelque
chose m’échappe, je m’absente. Je referme les bords du carton.
Je redeviens le « paquet ». Où va-t-on me transporter, cette fois ?
Comme s’il avait entendu la question que je n’ai pas formulée,
l’Abbé, qui n’a pas l’air bavard – on dirait qu’il se contente
d’être là, qu’il se borne à être –, dit :
— Cela a dû être épuisant pour vous. Venez avec moi à
Charenton. Une collation vous attend… Nous parlerons.
Et il fait volte-face, sans un regard pour les badauds
éberlués qui le bombardent de regards admiratifs. Après un adieu
rapide, Josée s’est éclipsée. Nous emboîtons le pas de l'Abbé et le
suivons dans la rue, jusqu’à une vieille Renault garée sur les
clous. C’est la voiture dont m’a parlé Marie-Bénédicte, la R 6
orange à bord de laquelle il a fait tout seul l’aller-retour ParisTroyes. À François qui n’en mène pas large avec son minicollecteur de poussière, je murmure : « Allez, prends la place du
mort… » Aucun risque que l'Abbé entende : j’apprendrai plus
tard qu'il a quasiment toujours été sourd d’une oreille.
Dans les rues qui nous mènent du dit Père-Lachaise à
Charenton, autant dire des enfers aux cimes célestes, l’Abbé
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conduit mi-fou, mi-as du volant, ignorant les stops, fendant la
foule des piétons comme Moïse les flots de la Mer Morte, ou
Rouge, ou Bleue, je ne sais plus ! Aux rares feux oranges où il
s’arrête, il baisse la vitre pour toucher la main d’un fan
empressant, sourit, remonte la vitre puis redémarre en trombe,
grillant certaines priorités, flirtant avec les excès de vitesse. Sa
façon de conduire à la fois vive et désinvolte m’affole mais ne
me déplaît pas. Assis à l’arrière à côté de Marie-Bénédicte, je me
dis que nous roulons à tombeau…ah ! non, à urne ouverte en
direction du paradis.
En 12 minutes 30 nous sommes à Charenton, devant un
HLM à l’aspect plutôt rébarbatif.
— Tout cet ensemble appartient Emmaüs, dit l’Abbé. C’est
là que je loge. Ils mettent gentiment une chambre à ma
disposition.
François tient toujours maman sous le bras. Dans
l’ascenseur qui nous conduit au dixième étage, je lui demande,
goguenard, jusqu’à quand il compte se la « trimbaler ».
— Je n’allais pas la laisser dans le coffre, non ?
— Pourquoi il ne la porte pas, Lui ? Après tout c’est son
domaine, les morts…
— Arrêtez vos bêtises, vous deux, grince Marie-Bénédicte.
La porte s’ouvre sur une carrée de sept mètres sur cinq
garnie d’étagères regorgeant de livres. Au centre, un lit
impeccablement fait, et à côté une table où sont disposés des
fruits, des tartines de pain, des pâtisseries. Plus loin, côté fenêtre,
un bureau. C’est propre, bien rangé, simple et de bon goût. Tout
à fait l’idée que je me fais de l’antre d’un moine cultivé. À peine
l’Abbé nous a-t-il présenté Jacques, son secrétaire, et une
38
incertaine Dominique que les discrets amphitryons s’éclipsent
sans un mot. Restés seuls, l'Abbé nous invite à nous asseoir.
— J’ai songé qu'il serait bien… que nous fassions un peu
connaissance…
Je ne sais pas quoi dire et je commence à m’ennuyer.
Qu’est-ce que je fais là, chez cet homme d’église plus célèbre
qu’un chef d’État qui nous tend le pain à 4 heures de l’aprèsmidi ? Sans compter que je travaille, moi, demain. Rompant le
silence, l’Abbé dit :
— J’aimerais vous montrer un film.
Sans attendre, le voilà qui introduit une cassette dans un
magnétoscope placé sous une petite télé en noir et blanc.
Séance cinéma, maintenant. Il ne manquait plus que ça. À
la première image, je comprends : Les chiffonniers d’Emmaüs, le
film de Robert Darène. Mais ce que je ne saisis pas, c’est que
depuis deux heures il n’ait pas été question une seconde de ma
mère, ma mère qui est l’Arlésienne de cet étrange scénario et
dont les cendres attendent incongrûment dans leur bocal que
François a posé, un peu gêné, à côté du plateau de petits-fours !
— J’ai pensé que cela pourrait vous intéresser…
Concernant le Mouvement…les origines.
Je voudrais cacher ma surprise, mais mes traits me
trahissent. L’Abbé me couve d’un regard si bienveillant que j’en
perds toute contenance.
— Ne sois pas étonné, Jean-Christophe. Mais oui, votre
famille vivait là… à la première heure… Regarde cette maison :
c’est à Neuilly-Plaisance… C’est de ce lieu que tout est parti…
Sur l’écran, un prêtre, joué par André Reybaz, placarde un
panneau sur la grille d’une assez grande maison.
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EMMAÜS
Centre populaire de rencontres internationales
Durant toute la séance, je cherche en vain à reconnaître le
visage de mes parents Anne-Marie et Jean M…, au fil des scènes
populeuses de ce film qui date de 1955. Moi qui m’attendais à un
documentaire, moi qui, d’un autre côté, suis fou des films de
Fellini ou de Bunuel, j’endure une fiction franchouillarde et bon
enfant qui me ferait regretter la Bible vue par Cecil B. De Mille !
Au beau milieu du film, à bout de patience, contrarié de ne pas
apercevoir le visage de ma mère, alors que je ne possède pas une
seule photo d’elle à l'époque, et gêné par la désagréable
impression que tout le monde est au courant de choses que
j’ignore totalement, je lance :
— Mais enfin, qui m’expliquera ?…
— Eh oui, me dit François, paterne. C’est là que nous
sommes nés, tous les trois… à Neuilly-Plaisance, le berceau
d’Emmaüs. La maison mère, si tu veux.
— Mais je suis né à l’Hôtel-Dieu !
— Oui, mais… Enfin, c’est là… qu’on a été conçus. Les
parents font partie du premier cercle.
— Je croyais qu’Emmaüs accueillait des clochards, des
sans-toit ni loi ?
— Et aussi des gens qui ont la foi… Des jeunes fiancés,
par exemple, qui n’avaient pas encore les moyens de s’installer,
et qui voulaient participer… Tu comprends, maintenant ?
Je comprends surtout qu’à vingt-huit ans, je ne sais rien de
mes origines, et qu’il faut qu’un drôle de bonhomme – un curé
très civil – le défenseur des pauvres et de la misère, pointe son
nez que mon passé apparaisse d’un coup sous un tout autre
éclairage. Un comble. Quand je pense qu’il m’aura fallu attendre
40
l’âge de vingt-huit ans pour le voir pour la première fois en chair
et en os ! Et comme si ce n’était pas assez incongru, au cimetière
du dit Père-Lachaise ! Où est l’erreur ? Y aurait-il eu maldonne ?
Pourquoi m’avoir caché durant tout ce temps les conditions de
ma petite enfance ? Tellement petite qu’elle fut perdue… J’en
éprouve le dépit des gens spoliés.
Je me tourne vers l’Abbé :
— Pardonnez-nous, mais nous devons partir.
— Allez, mes Enfants, allez .
— Vous nous pardonnerez…
— Cela n’est rien… Il est bon de réfléchir dans le silence.
Pour ma part, je ne reverrai pas l’abbé Pierre avant quatre
ans.
41
CHAPITRE IV
La révélation
C’est juillet. C’est toujours juillet. La voiture file à vive
allure sur la route déserte. En ce samedi de l’an de grâce et de
honte 1986, France et moi sommes partis tôt le matin pour éviter
le rush qui prélude habituellement au « pont » de l’Ascension.
Trois jours fériés, une aubaine. Trois jours sans taulards pour
moi, trois jours sans élèves pour France, qui est institutrice. « Tu
m'as joué des châteaux de sable / Dans notre lit, nuits de granit /
Tu m'as divorcé de mon cartable / Sans toi j'aurais fini instit. "
Nullement friand des réunions de famille, je me réjouis quand
même, comme tous les Parisiens, de cette parenthèse champêtre,
en l’occurrence champenoise, loin du bruit et de la pollution. R…
n’est certes pas le Cap-Ferret, mais c’est le seul îlot de verdure
dont je dispose. Sans compter que je ne suis pas mécontent de
voir ma sœur Marie-Bénédicte et mon frère François, que je vais
pouvoir tisonner à ma guise, eux leurs petits tas de secrets.
Depuis l’incinération du corps d’Anne-Marie au dit PèreLachaise, depuis la projection des Chiffonniers d’Emmaüs chez
l’abbé Pierre à Charenton, je tente de reconstituer pièce par pièce
le puzzle du début de ma vie sur terre, terrain…vague. Pas une
semaine sans que je bombarde de questions mon frère et ma sœur
au téléphone. Des questions sur notre mère, sur sa trajectoire
hasardeuse, sur son itinéraire baroque. Grâce à une lettre d’elle
42
que j’ai obtenue de Marie-Bénédicte, j’ai su qu’Anne-Marie P.,
née le 8 avril 1929 à Paris XIVe, ne s’est pas précisément mariée,
à 19 ans, avec le sieur M… Jean, sur un coup de foudre, mais que
leur union fut « plutôt la conséquence d’une mystique mal placée
et de l’immense naïveté de deux êtres non préparés à la vie de
couple ».
Jean, sous-diacre en attente d’être ordonné, * rencontre
donc Anne-Marie, et tous deux « entrent dans le mariage comme
en religion ». À cette époque, l’abbé Pierre cherche un couple
pour le seconder. Jeunes, beaux, entreprenants, mes parents font
l’affaire et s’installent à Neuilly-Plaisance. Un an après naît
François-Joël, quinze mois plus tard Marie-Bénédicte, puis moi.
Très
vite,
l’idylle
vire au
cauchemar.
Si
Anne-Marie
s’accommode à merveille du climat d’Emmaüs et de la
personnalité de son fondateur, Jean, de son côté, ne suit pas.
L’ex-« appelé »
se
transforme
insensiblement
en
cadre
ambitieux, se lance dans la politique, est élu au poste de
conseiller municipal, délaissant l’aide aux sans-abri. Au bout de
huit ans, Anne-Marie quitte Neuilly-Plaisance, abandonnant
époux et enfants « avec un immense désespoir mêlé de colère au
fond du cœur »… Elle part pour Londres avec une certaine
Maria. Maria est une amie d’Andrée C…, une jeune femme que
ma mère a rencontrée dans les années cinquante, un jour où,
s'ennuyant ferme à la Communauté, elle s’était inscrite à des
visites guidées du vieux Paris ; cette même Andrée deviendra la
deuxième épouse de Jean M… Puis c’est Anvers, la bataille
juridique avec Jean pour le « partage » des enfants, bientôt
relégué au second plan par l’ascension dans le monde de la
publicité, la réussite professionnelle dans la firme GB-Imo-BM,
*
François découvrira dix ans plus tard qu’il devint même : l’abbé Jean !
43
le luxe et les fêtes nocturnes… Là s’arrêtent mes connaissances,
à ce moment où le souvenir de mon propre séjour à Anvers prend
le relais…
Pour édifiant qu’il soit, ce survol des péripéties de ma
mère présente pour le moins des lacunes. Si je « vois » le trajet,
j’ignore tout des motifs. Surtout ceux qui président au départ
inopiné d’Anne-Marie de Neuilly-Plaisance pour l’Angleterre.
Marie-Bénédicte et François en savent sûrement beaucoup plus,
mais mes aînés ne sont guère loquaces. Ce déjeuner de famille est
une bonne occasion d’en apprendre davantage, même si notre dit
père ne sera pas de la partie, absent comme toujours dès qu’il sait
que je me pointe.
À R…, dans la ferme restaurée de Marie-Bénédicte et de
son mari, les retrouvailles sont plutôt fraîches. Au moment de
l’apéritif, je sens bien que je les agace, eux surtout car François
est un père…imperturbable, par mes perpétuelles allusions au
passé de nos parents dont je les tarabuste. Une question, en
particulier, me taraude : pourquoi Anne-Marie avait-elle rendezvous avec l’abbé Pierre trois semaines après sa mort, comme elle
l’avait indiqué sur son agenda ? Je n’ai obtenu de MarieBénédicte qu’un haussement d’épaules. Je la laisse souffler un
peu pour m’occuper du méchoui, bien décidé à revenir à la
charge dès que nous serons passés à table. J’ai moi-même
apporté une magnifique pièce d’agneau dont je surveille la
cuisson sur la rôtissoire qui tourne à l’endroit même où j’ai
« autodafé », quatre ans plus tôt, les documents et les livres
d’Anne-Marie. Un peu de jus goutte peut-être sur les cendres…
mais ça suffit. Tiens-toi bien, Jean-Christophe. Ne les harcèle
pas trop, sinon ils vont se fermer et tu n’auras rien d’eux. Je suis
surtout préoccupé de sauver notre repas, qui menace d’être gâché
44
par les effroyables mets végétariens dont ma sœur est
coutumière. Halte au pâté mariné dans le coulis de fraise et de
gingembre ! Non aux patates fourrées aux clous de girofles
servies avec une purée à la rhubarbe ! J’ai aussi apporté une
bouteille de Bordeaux pour leur épargner un infâme cidre maison
à base de noyau de pêche et de jus de citronnelle qui vous
trouerait l’estomac aussi sûrement qu’une balle de parabellum.
J'ai horreur des armes, mais celle-ci a de belles résonances… Une
âme à feu !
Dans la salle à manger, l’atmosphère est bon enfant.
Traditionnel repas de famille où l’on parle ameublement, santé,
vacances, décoration d’intérieur, « tiens la photo de papy VII a
changé de place »… Puis la conversation s’oriente vers des sujets
moins anodins, drainée par l’évocation d’un drame de voisinage :
les fermiers d’à côté divorcent. Et pour cause : Raymond
Mazangrin a fait un môme à Roseline Tonnellier, la femme, la
mie du pâtissier… Le gamin a deux ans et Roseline a lâché le
morceau. Tout le monde est au courant, sauf le petit intéressé à
qui les adultes mentent, « comme des lâches qu’ils sont ». Tirade
de mes gauchos écolos de sœur et beau-frère, partisans d’une
relative transparence et du dialogue avec les enfants, à condition
de prévenir d’éventuelles séquelles consécutives à la révélation
de vérités pas bonnes à dire trop crûment. Tandis que François
plus bonhomme que jamais, bien calé dans sa vie avec une seule
histoire, la sienne, observe un mutisme prudent, France abonde
dans le sens de Marie-Bénédicte, en y allant de son petit couplet
de maîtresse d'école…et d’elle-même, aux idées larges, sur les
vertus du dialogue. Je remarque que ma compagne évite le mari
de ma soeur du regard, préférant s’adresser à Marie-Bénédicte,
laquelle tourne immanquablement la tête. Son époux, homme
45
affable, à fables ! est menuisier. Il confectionne des tables et des
lits, c'est dire s'il s'y connaît en aménagement << intérieur >>.
Cela le rend complice avec France. Celle-ci parle à MarieBénédicte qui prend alors ce que j’appelle sa « tête à cloaque ».
Au diable, tout ça. Il y a longtemps que le « paquet » que je suis
fait l’autruche et se fiche d’être le dindon de la farce dans le
panier de crabes familial. Ce qui m’importe et m’inquiète seul,
c’est dans quelle exacte mesure le « cloaque » en question a ou
n’a pas — pas trop — contaminé l’enfant que j’étais, cet enfant
qui est le père — j’ai bien lu Otto Rank : « l'homme est voué à
l'infantile » — du gosse un peu désorienté que je suis… Pas
touche à mon enfance.
De ce côté-là, je vais être servi. France dévide l’écheveau
de sa théorie sur le « devoir » incombant à toute mère de révéler
à un enfant « illégitime » le nom de son véritable père, « à
condition de… », lorsque je l’interromps d’un péremptoire « rien
du tout ».
— À condition de rien de tout ! Qu’on lui avoue qu’il est
un bâtard, et qu’il s’en débrouille ! C’est sa vie, après tout. Ce
n’est pas en enrobant un étron de chocolat qu’on en diminue
l’odeur !
Un silence gêné s’installe. Je devine leurs pensées :
« Toujours les pieds dans le plat, celui-là, toujours à la
ramener ! » Ce que je ne devine pas, ou plutôt que je ne vois pas
venir, c’est la répartie cinglante que mon beau-frère, avec son
lourd accent « trôyen », fourbit à mon adresse depuis le début de
la conversation. Il me lance entre les deux yeux :
— Monsieur sait tout, comme d’habitude ! Et monsieur
juge ! Tais-toi, tu veux bien : tu es le fils de l’abbé Pierre…
Je me lève.
46
Je n’entends plus rien.
En une seconde, toutes les « blancs » du livre sont
gribouillés : l’Hôtel-Dieu, l’assistance publique, Emmaüs, le
départ d’Anne-Marie, le rendez-vous avec l’Abbé…
Non, je ne veux plus rien entendre, ni ma sœur qui se jette
sur moi avec un air éploré, ni le mari de Marie-Bénédicte dont le
visage vire au cramoisi, ni mon frère qui prend un air ébahi,
effaré, outré. François vrille le gaffeur du regard. Tout juste si la
phrase meurtrière, la phrase comme un coup de grâce, la phrase
indélébile de mon frère aîné, aimé, m’atteint :
— On avait juré de ne pas le dire.
C’est une histoire idiote. L’histoire d’une bévue, d’une
bourde, d’une méprise. Jean, dit le père dîne tranquillement chez
sa fille et son gendre. Avec Andrée, ils sont partis au milieu de
l’après-midi de Rueil-Malmaison, direction R… Ils s’amusent
bien, ce soir-là, tous les quatre, à propos de tout, de rien,
sûrement des mille et un ridicules qu’offre à tout le monde le
spectacle de nos semblables, nos emmerdeurs, nos souffredouleur, nos frères. Au moment d’attaquer le plat de résistance,
une voix plaintive se fait entendre :
— Marie-Bénédicte, ma fille ? C’est moi…
Le dit père s’est figé. Cette voix, il la connaît. C’était celle
d’Anne-Marie, Anne-Marie l’infidèle, Anne-Marie la mère de ses
trois enfants qu’elle a abandonnés pour mener une vie de
maumariée dans sa damnée Belgique…. Anne-Marie surgie d’il
ne sait quelle outre-tombe où il l’a enterrée en pensée, et qu’il
retrouve ici, à quelques mètres, là, juste là, derrière le mur
mitoyen qui sépare la ferme de sa fille de la bicoque où il ignore
47
qu’elle vit. Marie-Bénédicte et son jules – le haut-parleur – se
sont bien gardé de le lui dire, ces nigauds, tout en l’invitant avec
la belle marâtre à leur rendre visite de temps en temps…
Toujours est-il qu’Anne-Marie a passé la tête par-dessus la petite
haie qui surplombe la cloison au moment où il ne fallait pas.
Qu’est-ce qu’elle veut, ce soir-là ? Pourquoi est-ce qu’elle les
dérange, alors qu’elle devrait être en train de picorer l’immonde
omelette aux pruneaux du jardin que Marie-Bénédicte lui a
concoctée ? Rien. Du sel, peut-être. Ou peut-être un verre de
rosé, elle qui essaye d’arrêter de boire jour et nuit ? L’histoire,
l’histoire idiote ne le dit pas. Mais toujours est-il que Jean, dit le
père se fâche. Et quand il n’est pas content, le dit père, ça se voit.
De sanguin il devient bleu. Le bon nounours se change en grizzli
très mal léché. La bonne braise se met à cracher des flammes et à
fumer par la bouche. « Tu l’héberges et tu ne m’as rien dit ? »
Marie-Bénédicte
n’en mène pas large, c’est sûr. Alors Jean
tonne : « Tu te rends compte de ce qu’elle m’a fait ? Tout, elle
m’a tout fait ! Même un enfant dans le dos ! » Marie-Bénédicte :
« Arrête, papa. Ne te mets pas dans des états pareils… – Tu ne
me crois pas ? – Mais qu’est-ce que tu veux dire ? Elle n’avait
plus d’argent et je lui ai prêté la remise… Je n’allais pas la laisser
se détruire… C’est quand même ma mère ! — Ta mère, oui ! Et
aussi celle de tes frères, pas de doute là-dessus ! Maman
toujours !… Mais tu sais de qui il est le fils, ton soi-disant petit
frère ? Tu le sais ? Tu te souviens, à Emmaüs ? Tu veux que je te
fasse un dessin ?… »
Et il part en claquant la porte si fort que toute la maison en
tremble.
48
Dans la voiture qui nous ramène à Paris, je me représente
la scène. J’ai attendu France un bon quart d’heure avant qu’elle
me rejoigne et me rapporte ce que Marie-Bénédicte lui a raconté,
le temps de justifier la pique assassine du beau-frère. Je sais bien,
moi, au fond, ce qui l’a guidé, le vendeur de mèche. Pas tant
l’envie de divulguer un secret qui lui brûlait les lèvres : il aurait
pu tout aussi bien continuer à se taire. Non, c’est plus simple. La
lutte classique entre deux rivaux : un Casanova sans mémoire et
un Don Juan-Christophe !
Je n'écoute qu'à moitié le récit de France. Vite rétabli
– n’étais-je pas sorti de la même maison, quatre ans plus tôt,
métamorphosé en fils de légionnaire ? –, après ce coup
d’assommoir, de Trafalgar, de dé, de Jarnac, du sort, je glane des
bribes du récit, bien décidé à en faire une chanson acide tout à
l'heure, néanmoins un peu groggy par tous ces coups reçus enfant
et qui s’abattent sur ma tête avec un décalage de vingt-huit
années. La nationale défile à la vitesse de mes pensées. Mon
autocritique suit la même voie, en silence. Moi il y a encore un
quart d'heure si loquace… C’est un des leitmotiv de ma vie :
depuis trente ans qu’on me dit « tais–toi », j’entends « t’es toi »
alors qu’apparemment, je ne suis pas moi, du moins pas celui que
je croyais être.
Et voilà le soliloque intérieur qui démarre. Assez de toute
cette gabegie autour de moi depuis que je suis haut comme une
bonne
poire ! Toujours à tout gober… surtout les mouches
autour des moribonds, agonis ! Alors qu’elles sont franchement
indigestes, leurs histoires de c… Quand cesseront-ils de salir
mon enfance et notre nom ? À bientôt 30 ans, il serait temps que
je fasse le bilan, le ménage, moi que personne ne ménage depuis
pas belle lurette. Longtemps, trop longtemps que s’enchevêtrent
49
dans ma cervelle les fils de ma vie entortillés à la bobine sans fin
de leurs imbroglios. Paranoïa ? J’ai dû perdre l'aiguille à cause de
tout leur foin. Sensation qui ne me quitte jamais de voir mon
histoire pillée, éparpillée, salie, volée. « …dans la fibre du lit /
Y'a son papa fouettard / Touillant du lait caillé / Il nous pointe
son nez / Par-dessus les dormeurs / Le silence mort-né / C'est un
enfant chômeur »…
C’est moi qui, exceptionnellement, conduit et France
n’aime pas ça. Il est vrai que je fonce bille en tête, bille qui roule
sur le ruban d’asphalte… De voir la campagne à travers la vitre
me donne des envies de ruminer… Diable ! Tous ces
personnages, toute cette cour des miracles censée appartenir à ma
biographie, il y a de quoi en perdre les pédales… Ou de quoi en
enfoncer celle de l’accélérateur… Françoise – c’est son vrai
prénom, France elle le doit à ma poésie – ferait-elle partie elle
aussi du gang des comploteurs. Elle n’en mène pas large, en ce
moment :
— Ralentis ! Tu nous diriges droit dans le décor !
N’aie crainte, ma jolie rousse que je trousse, même si je t'ai
embarqué malgré moi dans une certaine fange dès les prémisses
de notre amour. Moi qui te peaufinais des chansons gauches et
sincères, il y a dans mon cœur / une femme-fleur / dans mon cœur
il y a / une fleur qui fane pas /elle a sur sa peau sage /des
confettis d'automne /c'est sa fête au visage / qu'en chantant elle
me donne… Et ce même troubadour qui le lendemain
s'accoquinait avec le premier jupon venu. Ah ! comment
pouvais-tu alors comprendre ce mélange en moi détonnant de
façonneur de poèmes justes et d'aubades pures avec ce faiseur
d'intrigues, un coureur de guilledou quoi ! Et notre vie alors, à la
fois côte à côte et pas ensemble, avec ces deux enfants d'un
50
mariage, autre… Comment préserver, notre satané lien sacré,
depuis bientôt dix ans que j'alterne mes journées au Foyer La
Garenne, fuyant les braconniers qui tirent sur l'élite, avec celles
passées au foyer, à éviter d'aller à la chasse… Elle, moi et eux,
c’est trop. Assez ! assez d’horreurs, de ruses, de violences,
d’arpèges tarabiscotés, de songes libidineux. Si encore cette
chienlit ne visitait que mon présent ! Mais non, J.C., regarde dans
le rétroviseur, vois défiler les mensonges qui ont bercé ta
déconvenue au monde, lis bien toutes les infos qui assaillent tes
méninges, tombées d'un journal TV… Ta vie, diffusée par une
chaîne inconnue. Fixe d’abord bien cet homme, ce Jean qui s'est
toujours laissé appeler « papa » mais qui ne le serait pas, paspas ! Et toi qui, benêt – schizophrène, maintenant, Tito ? – lui
envoyais, à 14 ans, des cartes postales pour lui souhaiter bonne
fête, lui dédiais, dadais, des messes et priais pour que Dieu le
soulage du lourd fardeau qu’il portait chaque jour pour moi et à
cause de moi ! Merci, merci, papa…pas du tout.
Porte de Châtillon, je gare la voiture sans un mot ni un
regard pour Françoise. Exit France. Au lieu de monter chez elle,
je cours jusqu’à mon antre, à quelques enjambées de là, jusqu’à
mon nid que je préserve des pestilences : une petite chambre de
bonne…à rien faire si ce n’est écrire, où je me réfugie quand j’en
ai assez des frasques de ma belle et de la chiennerie de mes
allumés de bagnards.
À peine entré, je me rue sur un carton plein de courrier, à
la recherche d’une lettre que m’a écrite mon dit père en 1974. À
l’époque, je n’avais pas compris un traître mot de ces phrases
vagues qui maintenant s’éclairent d’un jour nouveau :
51
Cher Jean–Christophe
J'aurais aimé te donner cette lettre pour ton anniversaire.
Mais je ne l'avais pas écrite, car j'étais trop ému. Maintenant ça
va mieux. Mais depuis un mois j'étais nerveux. Mon dernier
enfant allait avoir 20 ans ! C'était très dur pour moi.
20 ans… C'est le moment où il faut se taire, car l'enfant à 20 ans
veut foncer, et bien souvent ne voit pas le danger, ne veut pas
demander conseil…
En ce qui te concerne, tu as toujours été renfermé, comme
si rien ne devait m'intéresser de ta vie… Cher grand, sous tes
apparences de dur, tu es très mou de caractère, et tu te laisses
entraîner à droite, à gauche, tu ne sais pas te discipliner ni
intellectuellement, ni de corps…Il ne faut pas s'attacher aux
apparences de certaines situations qui paraissent faciles…Ce
qu’il faut c’est un but…
Je n'aime pas parler de moi, mais si je n'avais pas eu un
but, il y a longtemps que j'aurais tout laissé tomber. Le peu que
tu sais, tu dois comprendre sans grands discours que ça n'a pas
été très facile tous les jours…
Voilà ce que je voulais te dire, et beaucoup d'autres choses
que je te dirai par la suite. Mais l'émotion est trop vive pour
continuer aujourd'hui…
Etc. Comme il est étrange, ce rapport fils-père, et combien
énigmatiques, ces « choses qu’il me dira par la suite » et qu’il ne
m’a jamais dites… J’en viens à croire qu’Anne-Marie avait peutêtre raison… Moncel… le beau militaire, qui sait ? Mais le
savait-elle elle-même ?
Par hasard, je tombe sur des lettres de François. François,
mon frérot, mon protecteur, ma peluche, ma nounou. Lui au
moins ne fait pas partie d’eux. Oh, les parties de pêche de notre
52
enfance. Bonne pêche dans les souvenirs… On lui dirait qu'il est
le fils de Jésus-Christ, il relèverait tranquillement sa ligne. Pas
comme notre sœur, Marie-Bénédicte, ma sœur sourire, coquine
de sort, hareng sœur ! Jamais aimé ma faconde, celle-là. Me
coiffait quand j'étais tout p’tit tout muet tout blond tout menu tout
menuet,
–
son
seul
souvenir
de
nous
à
Neuilly-
Complaisance… – avant de m’agonir de formules à l’emportepièce : bavard, arrangeur de fictions, feu follet, faiseur de roman.
Moi qui me retrouve aujourd'hui sur la branche pourrie de l’arbre
généalogique. Avec, planté dans le tronc principal, la cognée de
son homme. Ah ! la « flèche » qu’il a lancée au centre de mon
cœur gravé depuis sur une souche. Et moi pomme tout écrasée, à
côté, fruit blet d'un… curé ?
Pendant des heures, ce soir-là, je touille la tambouille
familiale, passe en revue la laideur des uns et la puanteur des
autres, retourne le linge sale, décortique les mensonges. Des
menteurs, je suis entouré de menteurs qui m’ont promené de
dépotoirs en laveries, de HLM en pensions. Quatorze écoles :
bon pour l’équilibre, ça. Pas étonnant qu’ils me les aient refilés,
leurs miasmes. Parce que je ne suis pas blanc-bleu, moi non plus.
Ma pensée virevolte et atterrit sur la piste Andrée, seconde
femme de Jean M... Impossible de l’exclure du panthéon familial,
cette liane, ce canon. Andrée, qui répondait si bien à mes
fantasmes en les provoquant. Adorable, abordable pour l'ado…
l’ad’homme ! que j'étais, rien que de la voir, sans l'avoir... Je
l'appelais « Andrée ! sans frapper ». Et cultivée en plus.
Littéraire. En un mot : la femme rêvée… Mais le reste ? Qu’elle
aimait aussi les femmes, Andrée ? La séductrice-type ! Si tu avais
su, papa, si tu avais su… Et le pire est que tu savais sûrement.
Moi j’ai mis du temps, dans cette boue, cette glaise, cette glue
53
qui colle encore à mes basques, à comprendre qu’Andrée * aurait
été, vers 1954, année de ma naissance, l’amante d’une dénommée
Maria, celle-ci connaissant la gentille Josée du dit Père-Lachaise,
comme mon monde est petit. Et qui d’autre, au centre des ébats,
abattis, patati, patatras, sinon Anne-Marie, la plus dévergondée
d’entre toutes ? Femmes-sandwiches, quel modèle d’amour avezvous donné à l’adolescent que j’étais ? Personnages, choses, faits
troublants… Accumulation de manigances, de coups en douce, le
tout dans le non-dit le plus complet. Et Marie-Bénédicte qui
s’étonnait que je jacasse, fanfaronne tant, enfant ?
1954… Où se déroulent les scènes, au juste ? Je revois les
scènes bardées de bons sentiments des Chiffonniers d’Emmaüs…
À Neuilly-Plaisance, le divin ne devait pas souvent triompher de
la chair. Ce serait donc vrai, ces « souillures de la
concupiscence » et cet « infernal désir » qui hantent les
Confessions de saint Augustin ? Fréquent, pour un homme ou
une femme de foi, d’être l’esclave ses tentations au point de se
trouver « hors de soi », lors même que « Dieu est en soi » ?
Souvenir de mes lectures chrétiennes assez vivace pour que je me
rappelle que c’est à ce sombre creuset-là que saint Augustin avait
forgé sa théologie du péché qu’il résumait en deux mots : « l’âme
fornique ».
Neuilly-Plaisance…
Comment
croire
à
cette
gabegie ? Étrange climat… Étrange endroit… où se mêlaient
grenouilles et crapauds de bénitiers… vautrés dans la même
vase… D’où sort, un beau jour, un têtard. Surnageant de la mare,
une chanson « enfantine » me revient en mémoire, pure et légère,
candide mais follement douce à mon cœur :
*
Une autre énigme pour moi, alors : cette native de l'autre Neuilly virevoltant dans la
mouvance Emmaüs ? Misère ! quelle beauté…
54
Nous entendons
La voix du papillon
Conter fleurette
À une pâquerette
Nous entendons
Le tout, le tout petit grillon
Jouer du piano
Au gentil coquelicot
Et l'on se dit
Oui que c'est beau
Quand il suffit
De quelques mots
Accrochés dos-à-dos
Pour chanter la vie…
Plus je fouille dans le champ d’immondices épistolaires
exhumées du fond mes cartons, là, dans mon refuge où n’entre
aucun microbe, plus ma certitude s’affermit. Je vaux, je veux
mieux que toutes ces simagrées, ces tromperies, ces contorsions
grotesques de séminaristes ânonnant : pénis à mon âme ! Je dois
m’éloigner
de
leurs
miasmes,
retrouver
le
soleil,
me
débarbouiller, me purifier. J'ai failli tomber dans leur panneau,
mais ils ne m’auront pas, les défroqués, les sans-culottes, les
sans-respect, les sans-honneur, les sans-foi. Je désire autre chose,
d’autres parages, d’autres visages. Une voix me souffle : « Cesse,
Jean-Christophe, cette ronde infernale, ce va-et-vient entre
l'amour avec un grand A et les amours en tas. Détourne-toi du
maudit héritage. Tu mérites tellement plus, mille neuf cent
cinquante-quatre fois plus… »
55
Je vide plus des trois quarts de mes cartons et en verse le
contenu dans un grand sac-poubelle blanc. C’est décidé : je jette
la partie sale ma vie.
56
CHAPITRE V
Scripta manent
Les paroles volent…la vérité. Quand tout vous abandonne,
quand votre passé n’est que sable, quand vous doutez de tout, et
jusqu’à votre nom, quand dans l’eau du miroir que les autres vont
tendent ne se reflète qu’une évanescence trouble, il ne vous reste
qu’à fuir et à vous inventer, en guise de socle ou de bouée de
sauvetage, des devoirs qui vous détournent de l’envie de vous
noyer. Mal. J’ai mal d’avoir à revivre le naître. Cette année 1986
qui s’achève n’a été qu’un satané fouillis de révélations morbides
qui m’ont réduit à l’état de cendre. C’est l’année de toutes les
impostures, mais aussi la première de mon existence où il s’est
passé des choses dignes de… mon intérêt. Chaque nuit, dans mon
songe — toujours le même : mon crâne surdimensionné où je
loge… — des ombres défilent autour de mon berceau, fantômes
aux traits brouillés qui me disent « je suis ta mère », « je suis ton
père » avant de disparaître, remplacés par de nouveaux visages
tout aussi flous, tout aussi fous, tout aussi anonymes. Étrange
défilé de candidats à la paternité, à la maternité, tous
revendiquant une filiation frappée de soupçon. Dans mes nuits
agitées, même ma mère n’est pas ma mère, affublée de tant de
d’oripeaux que j’en ai le tournis.
Va pas réveiller mon rêve
Je m'y came comme un canard
Je crève de toi je crève de moi
Je patauge dans ma couche mare…
57
Le réveil me trouve fourbu, trempé de sueur, habité d’un
immense sentiment de dépit. Tous. Ils m’ont tous menti, égaré,
blousé. J’ai la haine du manque d’amour et je ne veux plus être la
glaise qu’on forme et qu’on déforme, le bouchon porté par
l’écume, le jouet des vents contraires, le poisson que l’on ferre, la
proie que l’on piège, le paquet-poste qu’on se refile sans l’avoir
même oblitéré. Je ne veux plus être celui avec qui l’on triche,
celui que l’on embrouille, celui que l’on noircit. J’éprouve un
besoin urgent de me tirer au clair.
J’ai toujours aimé écrire ; depuis l’âge de six ans – je me
souviens de mon premier poème : la Loire – j’écris partout et
n’importe où, sur les coins de tables, en marchant, dans mon lit à
l’aube, au cinéma dans le noir. Tout est prétexte à texte. Des
poèmes, surtout, et aussi des billets doux, comme ceux que je
rédigeais, adolescent, et que je pliais en deux dans des
enveloppes adressées à des inconnues dont j’inventais le
domicile avant de les glisser en ville dans la première boîte
venue. J’envoyais des lettres au Pape, au ministre de la Maladie
et des Sans Amour Fixe, à Greta Garbo, à François Sagan, à la
voisine mariée qui habitait l’appartement du dessus, ah ! ses
dessous affriolants… Je griffonnais des chansons pour faire
tomber les filles à la renverse, des ritournelles que je leur
fredonnais sur un air de guitare, sur laquelle pleuvaient des
cordes. Le goût de la poésie m’est resté, mais mes vers
maquillent et embrouillent plus qu’ils ne démêlent les fils de la
pelote de mes souvenirs écornés. Quant à la fiction, pas
question : les romans qu’on nous baratte à foison, j’y vois un
indigeste amas de farines alimentaires. Je hais les romans et leurs
Jules balivernes ! Trop peur de répéter ce que secrète ma famille :
58
des histoires à se réveiller en couches… Depuis la « révélation »
du mari de ma soeur, je me sens dans un drôle d’état… civil.
Or, c’est un état des lieux, un inventaire – sans inventer ni
taire – que je veux établir de mes sources. Remplir les blancs, les
gris. Les blancs sous le noir, l’aigri. Mais il y en a tant ! Peut-être
faudrait-il combler cette fosse qui sépare deux dates : 21 juillet
1963, 21 mars 1964. Sept mois passés avec ma mère, là-bas, dans
cette Belgique où elle s’était installée après avoir abandonné
toute la famille, à Anvers où elle m’avait attiré avant de m’en
jeter – je n’ai jamais su pourquoi. J’ai retrouvé des lettres de ce
séjour pour moi mystérieux pendant lequel, pour apprendre à la
reconnaître, je lui écrivais du haut de mes neuf ans. Sur cet
interstice, cet intervalle de deux trimestres, cette plage de blanc,
je veux commencer à bâtir un livre, un vrai. Raconter comment
nous avons vécu ensemble, Anne-Marie et moi, comme bouche
et main, plume et mémoire, ficelle et papier. Mes pages signeront
l’avènement du Grand Écrivain que je veux être, ou bien seront
jetées au feu ! C’est décidé : fini les chansonnettes pour
amourettes – fini de trousser la littérature pour faire tomber les
chutes de reins ; c’est pour moi que je vais écrire, pour moi et
rien que pour moi. Et un peu pour maman, quand même…
Six ans auparavant, France avait acheté une ferme
percheronne à l’abandon, en Eure-et-Loir, près de Nogent-leRotrou, que j’avais retapée de mes propres mains avec l’aide de
mon frère François. La bâtisse était proprement inaccessible,
plantée en plein champ à cinq cents mètres de la frêle bourgade
de Ceton. J’ai dû creuser un chemin d’accès, et aussi enlever
l’enduit des murs, remettre les tuiles à l’endroit, repeindre les
trois pièces, tout réaménager. Après trois mois de travaux, France
et moi pouvions passer des week-end tranquilles, loin de la vie
59
parisienne et de son agitation malsaine que nous ne supportions
pas.
Après un échange houleux, j’annonce à Françoise que je
compte m’installer à Frévent – c’est le nom du lieu-dit – pour
écrire. Je lui demande de me confier les clefs pendant un an, le
temps de faire mon Livre. France a compris qu’entre nous, rien
ne va plus. Elle accepte de me laisser Frévent. Elle me doit bien
ça, bientôt dix ans que je paye ma pension chez elle, porte
d’Échantillon !
— Mais comment feras-tu pour me payer, si tu quittes
aussi ton travail ?
— Ne t’inquiète pas.
Ma façon de faire n’a rien à envier à ma façon de défaire.
Il ne me faut pas trois jours pour rompre avec tout ce qui
compose ma vie jusque-là : France et ses deux enfants, leur
appartement où je n’ai jamais au reste entreposé le moindre objet
personnel ni le moindre meuble, ma chambre de bonne de la
porte d'Orléans, mes taulards du foyer de la Garenne à SaintOuen l’Aumône. Tout, j’abandonne tout. Le temps de ce qu’on
appelle banalement une « année sabbatique » – et je vais le
danser, le sabbat Mater, en convoquant la sorcière qui hante mon
sommeil ! –, une année qui en réalité va durer sept mois. Je vais
me détacher du monde, nouvel anachorète, me replier sur mes
souvenirs, m’en fabriquer de nouveaux tout beaux tout
flambants. Quitter Françoise m’est facile ; nous n’étions plus
vraiment ensemble depuis un dimanche où, sur une plage des
Landes, j’avais tracé à l’aide d’une baguette des lettres d’amour
sur le sable vierge. Je dansais, je riais à la barbe de tous les tracas
de notre vie morose. T U… E S…M O N…P O I S S O N…R O
U X…Voilà ce que j’écrivais sur le sable, joyeux et amoureux,
60
tandis qu’un enfant, puis deux, puis quatre, se mirent à suivre à la
trace ce drôle d’énergumène tout nu qui traçait sur le sol des
lettres sans queue mais avec en-tête, avant de s’arrêter devant un
rocher où j’avais dessiné un huit couché, ∞, mauvais signe de
l’infini. France s’était agacée de mon ballet, où elle voyait une
pitrerie déplacée de gamin trop joueur, et, rageusement, elle
s’était évertuée à effacer mes lettres à coups de sandale. C’est là
que, au fond de moi, je l’avais laissée, les pieds emmêlés dans
mes mots de sable raturés et foulés, sur cette plage dont elle
n’avait pas su lire avec moi la promesse de pureté. Le sable violé.
Depuis peu, une autre femme, une femme autre, est entrée
dans ma vie. Je lui ai confié mon projet, mon ambition, ma
volonté d’écrire seul et saoul au monde, à Frévent. Marie-J… me
comprend ; elle me donne non seulement sa bénédiction, la
promesse de respecter le silence d’ascète auquel j’aspire, mais de
surcroît subvient à mes besoins, mes gourmandes envies et mes
frêles désirs. Jamais je ne remercierai assez M. J., « Aime-J. »,
comme je l’appelle, pour les services qu’elle m’a rendus, en
échange de quatrains et d’alexandrins écrits chaque jour à sa
louange. Comme si cela ne suffisait pas, en plus du pécule
qu’elle me verse généreusement, elle m’offre une magnifique DS
Citroën blanche d’occasion grâce à laquelle je pourrai me
ravitailler chez les commerçants de Ceton.
Après avoir déménagé ma chambrette de la porte
d’Orléans, je me retrouve donc à Frévent, moderne stylite,
écrivain en friche plus qu’en herbe, riche de toute la panoplie de
l’Écrivain tel que l’imagerie populaire se le figure. J’ai tout : les
rames de papier pelure, douze bottes de crayons 2B, la cheminée,
61
la vue sur une campagne déserte, le grand noyer dans la cour que
je contemple sous un ciel pierre-ponce à travers les carreaux de
l’ancienne étable qui me tient lieu de séjour et de bureau, la
chienne Alice, un Briard noir, autre présent de ma généreuse
amie, tous mes livres bien alignés sur les rayonnages. J’ai même
la mécène : Aime-J. me propose de payer les frais de
dactylographie de mon chef-d’œuvre en gestation ! J’ai aussi, j’ai
surtout, dans la tête l’image-puzzle d’une mère que je tente de
reconstituer chaque jour – très « littéraire », ça ! –, pièce après
pièce, confetti par confetti, me levant à l’aube, m’astreignant à
une discipline de cénobite, mangeant frugalement afin d’être en
bonne condition pour fourbir les mèches de mon fabuleux feu
d’artifice…
Au bout de trois mois, j’ai bien avancé dans mon
entreprise. Le Paquet, mon non-roman, mon récit en miettes,
retrace l’histoire d’une tristesse, celle d’un enfant propulsé sans
ménagement dans le monde par une mère abandonneuse…
L’histoire à la peau rose d’une peine débordant de l’œil, celle
d’un certain M… Jean-Christophe, né en colère le 21 avril 1954 à
l’hôtel-Dieu, soit à 186 mètres de Notre-Dame de Paris, d’un
père séminariste, ou bien soldat, ou peut-être curé, ainsi que
d’une jeannette pas très catholique métamorphosée quelques
années après en directrice de pub aux mœurs dissolues. À ce CV
« curricul’homme vitæ » d’un nouveau genre, j’ajoute un signe
particulier : « n’existant pas, sinon de manière très floue, cesse
très vite de croire en Dieu ». L’ensemble est dédié « à toi mon
père, qui que tu sois, à toi ma mère, qui que tu aies été ».
J’ajoute : « Je n’oublierai jamais tout le bien que vous ne m’avez
62
pas fait. » Je dédie également mon livre « à tous ceux qui se sont
fait mettre au monde ».
Assez d’ironie : de renouer en pensée et en phrases avec
ma mère Anne-Marie, ma « maman-papa », de me vouer à son
sein me régénère de jour en jour. Serait-ce au mal-aimé que
revient le don de mieux parler d’amour ? Toujours est-il que je
rafraîchis ma douleur, fleur et fruit de l’esprit, de mes motsarrosoirs. Jusqu’à ce soir catastrophique de décembre où, me
relisant, je m’aperçois que je me trompe de sujet. Croyant
réinventer une mère, je ne cesse en réalité, de manière tout à fait
inconsciente, de parler d’un père. Une très fortuite association de
voyelles et de consonnes me met la puce à l’oreille. Parmi les
quatre « angles de vision » que j’ai choisis pour diffracter mon
texte « à focalisation multiple », comme disent les universitaires,
mon récit qu’une narration classique aurait réduit et simplifié,
l’un d’eux reproduit le point de vue d’un « arrangeur », un
certain Barnabé Abanera, imaginé de toute pièce. Pas sorcier de
détacher, parmi les quatorze lettres, un A, deux B, un É… La
« révélation » en forme d’électro-choc pas chic de mon moche
beau-frère, aurait-elle fait son chemin dans ma cervelle ?
Toujours est-il que ce lapsus « scripta » s’étend comme une
larme sur du papier-buvard. Tache baveuse, envahissante, sur
mon habit trop correct d’homme de Lettres.
Noël passé, mon p'tit « Paquet » à peine sevré et presque
prêt à détaler, j’écris à l’abbé Pierre : « Que l’année qui arrive à
frimas soit pour toi tout emmaillotée de papier de joie. Je
t’embrasse chaleur… et heureusement. » Rétrospectivement, je
m’étonne de ce tutoiement, de cette familiarité alors que je n’ai
rencontré le fondateur d’Emmaüs que deux fois dans ma vie, au
63
dit Père-Lachaise et dans son appartement de Charenton. Mais
c’est étrange, j’ai l’impression de l’avoir toujours connu.
N’obtenant pas de réponse de ce grand homme-là, je récidive en
janvier, mais direct au foie, directement au coeur :
C’est tout simple, comme un ruisseau qui veux re-avenir à
sa source, j’ai trente ans et je n’ai pas tout compris. Depuis que
maman est partie – une fois pour toutes – je suis mal dans sa
peau. Je sais qu'elle n'a pas eu le temps de me dire un peu,
beaucoup, follement, de choses…d'elle. Je l’aurais comprise et,
aujourd’hui, je me comprendrais mieux. Je sais cependant — elle
m’a légué sa sensibilité à fleur de vélin — que tu l’as touchée. Je
commence à en entendre parler… J’ai du mal à formuler toutes
ces choses qui me traversent, aussi je t'écris que tu m’éclaires.
Réponds-moi, dis-moi, raconte-moi qui était ma mère. Je veux un
portrait subjectif. Tu es le seul – mon père, « vil, civil »… étant
blessé à mort à la vie – qui puisse encore me parler d’elle une
dernière fois. Je te remercie.
P. S. Comme Anne-Marie j'ai le désir d'écrire, aussi mon premier
livre lui sera consacré. J'ai le plus important en moi : un souffle
de poésie. Je vais en faire une activité nourricière. J'ai pensé à
toi, afin de croire en mon avenir. Je t'embrasse à travers elle.
Ah, combien cette phrase à l’insolent double sens, cette
phrase dont je n’ai mesuré la portée qu’après coup, ce « je sais
que tu l’as touchée », a pu me gêner, me faire frémir, m’obséder !
Plus ficelle encore, j’ai sous-entendu dans ma missive que
j’écrivais un manuscrit et que… peut-être… s’il pouvait jouer de
ses relations… peut-être pourrait-il m’aider à être publié par un
éditeur parisien ? Mon livre n’est pas fini mais déjà je veux être
édité et je veux vendre. Je me dis qu’on ne pourra plus m’acheter,
64
plus me traiter comme un paquet, plus me promener de géniteur
en géniteur quand je me vendrai bien. Ou alors, il faudra qu’ils y
mettent le prix et les rubans autour.
J’ai laissé mon adresse et mon numéro de téléphone au bas
de ma lettre. Surprise, trois jours plus tard, le téléphone sonne. Il
ne se présente pas. L’abbé Pierre n'a nullement besoin de se
présenter. Il dit plus qu’il ne demande :
— T'aurai-je dérangé…
— Non, bien sûr.
Je suis intimidé, juste ce qu'il faut. J’ose seulement, avant
que le silence installe un blanc :
— Tu as reçu ma lettre ?
— Oui. Où en es-tu de ton manuscrit ? En vois-tu la fin ?
— Presque.
— Quand il sera achevé…
— Oui ?
— Dépose-le pour moi à Charenton. Demande Jacques. Il
me le remettra. Que le restant de ta journée soit bon… d’écrire.
— Merci.
— Tu peux me rappeler quand tu le désires.
— Toi aussi.
Et nous raccrochons en même temps.
Cette voix grave, ce ton simple et sobre me donnent des
ailes. En quelques semaines, dans un état proche de la transe, je
fais grandir mon « p'tit » et le porte à l’âge adulte. J’envoie trois
exemplaires du manuscrit à des éditeurs, qui me font lanterner
plusieurs semaines pour finalement m’annoncer, qui avec des
circonlocutions dont je ne suis pas dupe, qui avec des missives
fleurant le formulaire – et l’outrage ! – qu’ils refusent de porter
Le Paquet sur leurs épaules de marchands blasés. Ces refus me
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blessent, moi qui voyais déjà mon missel…mi sucre en devanture
des librairies.
Alors je me décide. Je monte dans ma DS blanc immaculé
et, mon livre sous le bras, je le porte à Charenton où Jacques, le
dévoué secrétaire de l'Abbé, à la fois factotum et légat,
m’accueille avec gentillesse et m’assure qu’il remettra l’objet à
son destinataire.
Passent les jours, passent les anges… Deux semaines plus
tard, n’y tenant plus, je décroche mon téléphone. L’Abbé m’a
donné sa ligne directe. Je suis soulagé d’entendre sa voix. Mais,
non, il ne m’a pas lu. Pas eu le temps.
— Il faut que tu comprennes… Hier ce fut le Vietnam…
Demain ce sera le Bengladesh, ensuite Prétoria, Calcutta… Je
parviens à peine à souffler entre deux destinations. Il y a tant à
faire. La misère humaine, elle, ne s'arrête pas.
Je me désintéresse parfaitement du « tant à faire » et je
soupçonne mon illustre interlocuteur de voir en moi une brebis
égarée qu’il voudrait rallier à sa cause. C’est sans connaître sa
réelle générosité, la principale et la plus haute de ses qualités,
comme je l’apprendrai plus tard.
Je suis déçu, mais je reprends vite l’espoir quand il me dit :
— D’ici la semaine qui vient, je disposerai d'un peu plus
de temps… Je promets de lire ton livre. Il faudra alors se
recontacter.
Les heures de cette « semaine qui vient » défilent à toute
allure. Je trépigne, obnubilé par la perspective de l’édition de
mon Rejeton, plus rejeté. Comme son destin semble passer par le
providentiel Abbé, je vais à Beaubourg pour me documenter sur
66
cette figure que les sondages plébiscitent depuis trente ans
comme la plus insigne personnalité de France mais à qui la
notoriété ne semble pas avoir monté à la tête. Je compulse les
documents qui rappellent les coups d’éclats de cet homme de
Dieu fragile, au regard inspiré, au verbe irrésistible – déjà, je suis
en partie sous le charme –, qui a été un résistant et un
parlementaire renonçant à son mandat pour se consacrer aux plus
démunis. Comment oublier le fameux hiver 54 pendant lequel il
contraignit un ministre à suivre le cercueil d’un enfant mort de
froid ? Les revues que je parcours le présentent comme un être
souffreteux, d’une santé fragile, boitillant, vacillant, mais
toujours animé d’une force de persuasion telle qu’il continue à
éveiller les culpabilités dans la conscience des nantis. À ses
qualités de désintéressement et d’extraordinaire générosité, je ne
sais pas encore qu’il faut ajouter la ponctualité. L’abbé Pierre est
un homme de parole ; à preuve, sept jours ne sont pas écoulés
qu’il me rappelle. À vrai dire, je n’y croyais plus guère.
Il amorce le dialogue toujours un peu de la même façon.
— Jean-Christophe… Je te déranges ?
C’est bien le comble. Être << dérangé >> moi ?
— Bien sûr que non. J’espérais ton appel. Bonjour.
Je devrais essayer, comme tous ceux qui s'adressent à lui,
de dire Père, mon Père, mais ces mots, surtout le possessif,
m’écorchent la gorge et m’arrache les entrailles.
Il y a un silence. Que je romps, nullement gêné :
— Tu n’es pas trop fatigué par tes voyages ?
— Oui et non, c'est toujours… intéressant. J’ai bien lu ton
manuscrit. J’en ai parlé à quelqu'un au Seuil. Ils vont voir à s’en
occuper.
67
— Moi toi, est-ce que tu l’as lu ? Est-ce que tu as eu le
temps ?
— Je l'ai trouvé… Je le lis le soir, avant de m'endormir.
— Alors ? Peux-tu me dire ce que tu en penses ? Il t’a
plu ?
— Viens me voir à Esteville. En Normandie. À la Halte.
Nous avons aménagé cette maison pour tous nos anciens
compagnons… J'en fais partie maintenant, et j'aspire au repos.
— Je veux bien, mais quand ?
— Demain, nous t’accueillerons pour le déjeuner. Après
on parlera tranquillement tous les deux… Peux-tu venir ?
Si je peux ? Bien sûr, évidemment, que je le peux ! Je ne
suis pas encore un écrivain, je n’ai écrit qu’un seul livre et déjà
l’abbé Pierre, l’homme qu’on présente comme le recours des six
millions de sans-domicile et de sans-espoir et que le monde
entier sollicite, prête attention à ma prose, me chaperonne auprès
d’un grand éditeur parisien et m’invite à déjeuner avec lui pour
parler de mon Œuvre ! Je ne viens pas : j’accours ! Les écrits
volent…
Esteville est à deux cents kilomètres de Nogent-le-Rotrou,
près de Rouen. L’Abbé lui-même a baptisé l’endroit La Halte,
car c’est là que les vieux compagnons venus des communautés
de la France entière prennent leur retraite. Emmaüs leur réserve
là, en pleine campagne, une ultime pause après une vie passée à
aider des plus souffrants qu’eux.
Il est 16 heures, ce jeudi 3 mars 1987, et je bous
d’impatience. Je prendrais bien la route, là, maintenant, mais ma
DS est en panne de carburateur. Aime-J. seule saura m’aider ; je
l’appelle ; vers 19 heures, elle gare sa rutilante voiture blanche
68
dans la cour de ma thébaïde. Quand je lui raconte ce qui
m’arrive, elle a cette moue enfantine qui me séduit tant chez cette
ophtalmo
riche
et
malheureuse,
étouffée
par
un
mari
névrotiquement jaloux des élans qu’inspirent la minceur et
l’élégance de cette beauté dont Isabelle Adjani est le sosie, qu’il a
épousée et séquestrée dans leur prison dorée de Meudon, dans la
banlieue chic parisienne. J’aime en elle un air blessé, celui des
gens qui ont tout mais que tout a déçus. Aime-J. illustre la
deuxième partie de la phrase que l’abbé Pierre prononce avant de
prendre ses repas et que j’ai retenue lors de la projection des
Chiffonnniers d’Emmaüs : « Seigneur, donnez du pain à ceux qui
ont faim, et donnez faim à ceux qui ont du pain ». Ma douce, ma
tendre compagne meurt de faim devant un tumulus de caviar, et il
s’en faudrait de peu qu’elle s’éteigne de soif sur la berge du
fleuve manque d’Amour. Visiblement, elle a du mal à me croire.
— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?
— Il connaissait ma mère. Il est venu à son incinération.
Nous avons fait un peu connaissance…
— Et il t’invite à déjeuner, comme ça ?
— Il veut me parler de mon livre.
Je me garde bien d’évoquer la suspicion que l'on cultive à
l’endroit de mon énigmatique ascendance.
— Tu me racontes des histoires. Comme s’il n’avait pas
d’autres chats à fouetter !
— Oh non ! D’autres chatons à caresser ! Et puis tu ne
peux pas comprendre.
Et comment pourrais-tu comprendre ma goutte d’eau, ma
ressemblance, ce que moi-même j’ai peine à saisir ?
En Aime-J., l’épouse d’homme d’affaire pragmatique
reprend vite le dessus :
69
— De toute façon, tu ne peux pas manquer ça. Je vais
rentrer à Meudon. Accompagne-moi. Tu repartiras cette nuit avec
la voiture. Je dirai qu’elle est au garage…
Sitôt dit, sitôt fait. Le lendemain, moi qui ai du mal à
joindre les deux bouts, je roule sur l’autoroute en direction de
Rouen, installé au volant d’une superbe B.M.W. blanc cassé.
Devant son palais de banlieue, ma mécène – « l’âme est saine »,
lui ai-je écrit – m’a fait attendre une dizaine de minutes, avant de
reparaître chargée d’un carton à motifs rouges et jaunes. Ses
parents sont à la tête d’une grosse fortune rémoise ; ils sont dans
le champagne ; elle m’a tendu le carton en riant :
— Six demi-bouteilles ! Cuvée millésimée ! J’ai pensé que
l'Abbé serait content, mais il ne faut peut-être pas trop en faire.
Déjà avec la B.M.W. ! Alors j’ai pris des demis, des fillettes…
Va pour le coupé et les fillettes. Les apparences, je m’en fous.
J’ai embrassé ma tendre bienfaitrice et je suis parti vers mon
destin. Une fois pour toutes, peut-être…
La Halte Emmaüs est composée d'un grand corps de ferme
assez ancien, auquel ont été ajoutés au fur et à mesure quelques
bâtiments plus fonctionnels pour l'accueil des anciens.
Il est 12 h 30 et un accident sur la route m’a obligé à rouler
au pas pendant quinze kilomètres ; je suis en retard.
Me voici accueilli par un septuagénaire en pull à col roulé
qui me conduit dans le réfectoire. Une trentaine de personnes à
l’air mi-laïc, mi-religieux, déjeunent en silence. Il n’y a que des
hommes. Le spectacle évoque irrésistiblement la Cène, avec
quatre tables disposées en demi-cercle et une autre plus grande
qui leur fait face. À cette dernière trône l’Abbé, entouré de deux
personnages en civil. À gauche de l’un d’eux, au bout, un siège
vide qui m’est visiblement destiné. Je m’approche, un peu
70
gauche, ma petite caisse de champagne sous le bras, et salue
l’assemblée. Je serre la main des deux voisins de table de l’Abbé,
lequel m'adresse un bienveillant sourire et m’invite d'un geste du
bras à m’asseoir. Mon hôte d’accueil a promptement disparu avec
le carton. On m’apporte une assiette. Au menu : poireau
vinaigrette. Eux en sont déjà au poulet rôti, accompagné d’une
purée succulente qui n’a rien d’un succédané en poudre. L’abbé
m’invite à me détendre :
— Jean-Christophe… La route n’a pas été trop pénible ? Je
suis content que tu sois là. Mange, ce qui nous est servi ici tout
en restant simple est très raffiné. Les compagnons font tout euxmêmes. Le jardinage, la cuisine, c’est eux, de leurs propres
mains.
Je suis d’autant plus mal à l’aise qu’un convive me sépare
de l’Abbé. Je dois me pencher pour l’entendre et le voir. Il
reprend, toujours à mon attention :
— Je leur parlais de l'Unesco…et eux me racontaient la
visite de Laurent Fabius, la semaine dernière.
Le repas se déroule ainsi, la conversation portant
alternativement sur le contenu de nos assiettes et sur les
difficultés rencontrées pour faire prendre conscience aux
dirigeants du monde entier la nécessité d’aider les communautés
défavorisées. Je ne me soucie pour ma part ni de l’un ni de
l’autre, me demandant ce que je viens faire là, au milieu de ce
parterre de nécessiteux dont la présence ne me laisse guère
l’espoir d’un entretien privé avec mon illustre premier lecteur.
Grande est ma surprise lorsque, tout à trac, l’Abbé se lève et
m’invite à le suivre en posant une main sur mon épaule.
— D'ordinaire, après le repas, je fais ma sieste. Mais viens
avec moi dans ma chambre, nous parlerons.
71
Je proteste :
— Mais je vais aider à débarrasser !
— Non, tu les désobligerais. Tu es leur invité.
Je n’insiste pas et lui emboîte le pas le long d’une cage
d’escalier baignée dans la pénombre. À l’étage, une porte s’ouvre
sur une pièce lumineuse, occupée seulement par un lit à une place
et une table entourée de deux chaises. Il me désigne l’une d’elles
et va s’étendre sur son bat-flanc, bien calé contre un oreiller. Il
semble tout à coup las. De mon côté, je brûle d’en venir au fait.
La patience n’est pas ma qualité première ; j’espère tant de cette
entrevue. C’est sûr, il va me dire que mon ouvrage est excellent,
me conseiller quant à la voie à suivre, m’ouvrir les portes — « le
Seuil » — d’une grande maison d’édition... Mon pied bat une
cadence imaginaire. Moustique je suis, moustique je resterai.
— Sois calme… Je vais te dire…
— Alors ?
— Je t'ai lu. Gilles C., mon contact, aussi, mais il
souhaiterait que tu simplifies…
— Il n’est pas question que je change quoi que ce soit !
— Je sais. On le devine à te lire. Ne parle pas si vite. Il faut
se méfier des mots.
Je m’échauffe de plus belle. Cette façon de me chapitrer
comme si j’étais un gosse m’agace. Je sais bien qu’il m’a vu
bébé, à Neuilly-Plaisance, et que j’ai dû me perdre dans les pans
de sa robe entre l’âge de six et dix-huit mois, mais ce n’est pas
une raison pour me donner des leçons. Je lui demande :
— Et les autres éditeurs, ceux à qui tu as donné le
manuscrit, qu’est-ce qu’ils ont dit ?
— Ils ne se sont pas montrés enthousiastes.
72
— Bon. (C’est comme si la voûte d’une cathédrale venait
de me tomber sur la tête). Bon. Mais toi, qu’est-ce que tu en
penses ?
— Jean-Christophe… Ton livre… Il est illisible.
— Comment ça, illisible ?
— Il n’est pas écrit en français.
Pas écrit en français. Pour qui se prend-il, ce p'tit bonhomme,
pour jouer les critique littéraires ? A-t-il seulement lu une ligne
du Voyage au bout de la nuit de Céline, l'un de mes auteurscultes ? Lui a-t-on jamais soufflé que la syntaxe, ça se bouscule ?
Que l’académisme n’est plus de mise depuis belle lurette ? Qu’il
y a loin entre une envolée poétique et un sermon ? Voyage au
bout de l'ennui… Je suis tombé sur saint Ignare.
Pour un peu, et sans le respect qu’indéniablement il
inspire, je lui tordrais le cou, à ce professeur ! Mais le voilà tout
miel, l'abbé l'abeille, maintenant :
— Tu devrais tenter de le réécrire avec moins de
complexité. Elle est belle, ton histoire. Une mère que l'on aime,
rien de plus pur. Avec, aussi, cet enfant qui l'interroge par-delà la
mort…
— Tu l’as reconnue, Anne-Marie, dans l’histoire ?
— Cela ne m'est pas venu tout de suite à l'esprit. Et puis…
tu sais… mon souvenir d'elle est déjà si lointain.
— Je comprends surtout que tu me prends pour quelqu'un
qui n'a pas de talent.
— Ne pense pas cela, Jean-Christophe. T'aider, c'est aussi
oser te dire certaines choses. Même si elles sont désagréables à
entendre.
Étrange tout de même qu’il ne me parle pas d’Anne-Marie.
Pas un mot sur celle qui était là au tout début de l’aventure
73
d’Emmaüs, et qui a dû y aller, si j’ose dire, de sa personne. Une
compagnonne, comme les gens d’ici. Or c’est à travers sa
dispersion, pardon ! sa disparition que nous nous sommes
rencontrés et connus, lui et moi ! J’ai l’impression qu’il en sait
plus qu’il ne veut dire. Ou qu’il me soupçonne de savoir des
choses qui le gênent. Je ne sais pas comment définir le malaise
que j’éprouve. Cette façon d’éluder, de se cantonner à des choses
terrestres, banales…
Je me lève si brusquement que ma chaise manque de
tomber à la renverse. Je déclare, péremptoire :
— Mon livre est bon. Je n’ai rien à modifier.
— À la grâce de Dieu, alors.
— Non ! À celle des éditeurs !
— Oh, tu sais, ce sont des commerçants avant toute chose.
Voilà. Maintenant je suis fatigué. Il va me falloir dormir un
peu.
— Je m’en vais.
— Je reste disponible. Rappelons-nous.
— Je ne sais pas.
Je me dirige vers la porte que je referme sans me retourner.
Je descends quatre à quatre les escaliers et me rue dans la salle à
manger. Je compte bien reprendre mes bouteilles de champagne
que je ne vais pas laisser à ces Hérode qui ne rôdent plus. Le
réfectoire est désert, propre, bien rangé. Les traces du repas ont
été enlevées. Seules mes « fillettes » de Mumm sont visibles,
bien alignées sur une desserte. Vides. Tant mieux, aux moins eux
ils ont trinqué…dans la joie.
Sur le chemin du retour, je suis si énervé que je manque
percuter un camion venant en sens inverse. Une voiture devant
moi a pilé et j’ai appuyé sur la pédale qui commande,
74
bizarrement avec le pied, le frein « à main » de l'abbé. M W ! J’ai
fait un tête-à-queue qui m’a donné la frayeur de ma vie.
Ma vie, ou déjà, ce qu’il en reste…
75
CHAPITRE VI
Va savoir !
De retour dans mon exil, j’entre dans une sainte colère.
J’aurai donc risqué ma tête, seul comme un épouvantail sans
oiseaux, dans une campagne pleureuse, à m’échiner face au papier
vélin sans le moindre résultat ? Je ne vais pas vitupérer les
éditeurs, ces crabes blindés contre le talent, atteints de surdité à en
juger par l’absence de réponse à l’envoi de mes « manus-cris » !
De ce côté, je ne suis guère aidé, d’autant que je n’ai pas eu l’heur
de taper dans l’œil de la meilleure amie de la fille du beau-frère du
directeur général des éditions des Abonnés Absents. Éternel
système. Là où j’enrage, c’est contre l’innocuité de l’intercession
chaleureuse, ou prétendue telle, de l’Abbé auprès des marchands
de livres. Le leur a-t-il seulement présenté, mon Paquet ? Aux
éditions du Seuil, oui : à preuve, cette lettre que j’ai reçue où l’on
me conseille à demi-mot d’effectuer tant de coupes que mon
enfant se retrouverait vite en culotte courte et que mes quatre cents
pages seraient réduites à la dimension d’une plaquette publicitaire.
De toute manière, pas question de changer quoi que ce soit :
j’écrirai comme bon me ressemble. Hors de réponse de concéder
une seule correction – c’est eux qui en mériteraient une, et une
sacrée – à ces proviseurs, ces barragistes, ces éclusiers de flots en
crue ! L’Abbé lui-même semble leur prêter main-forte, en scellant
ma faconde du sceau d’un « illisible » qui fait retourner Le Paquet
à peine né dans le placenta des fonds de tiroir. Mon coup d’essai
76
ne méritait pas une aussi prompte exécution. Coup d’essai, coup
décès… Quand je pense… Se farcir deux cents kilomètres,
grignoter du poireau vinaigrette, endurer un mélange de salle des
pas perdus et de cathédrale, de soutane froide et de bleu de
chauffe, pour entendre ça ! L’Abbé, je vais le laisser à ses
bréviaires et à ses sans-le-sou face auxquels je me sens tout à fait
démuni.
Comble de malchance : je dois quitter Frévent. L’année du
Sabbat est arrivée à son terme, et Françoise ne se prive pas de me
le rappeler, en débarquant le week-end avec une théorie de joyeux
drilles qui transforment ma champêtre tanière en boîte de nuit.
C’est ainsi que j’ai rencontré un certain Jean-Christophe, qui
cherche un co-locataire pour partager une maison à façade en silex
et jardinet sise à Carrières-sur-seine, du côté de Nanterre, au fond
d’une impasse. Va pour la banlieue. J’emménage à l'étage, lui au
rez-de-chaussée. Je n'aime pas qu'on me marche au-dessus de la
tête. Je suis assidu aux Assedic, lui s'y pointe pour travailler... Et
quand un Jean-Christophe mène, la nuit, une vie de bambocheur,
l’autre – moi – se claquemure en ses appartements. Je supporte
mal cette promiscuité bruyante. Quand nous nous croisons dans la
cuisine commune, nous n’avons pas grand-chose à nous dire ; ce
J. C.-là ne sera jamais un ami.
Aime-J. est toujours là, toujours plus aimante, plus prodigue
que jamais. Elle comprend ma déception, ratifie mes fulminations.
Hélas, elle n’a pas de connaissances dans le tout-Paris littéraire. Je
passe ma rage en écrivant des blâmes enflammés à l’Abbé, que je
cloue au pilori pour m’avoir laissé tomber comme une vieille bure.
Je n’obtiens pas plus de réponse que des éditeurs.
77
Plus j’y repense, plus son attitude me paraît non seulement
offensante mais incompréhensible. S’il avait vraiment cru qu’un
travail de refonte sauverait mon livre, pourquoi ne pas m’avoir
proposé de m’aider en nourrissant mon texte des souvenirs
d’Anne-Marie, ma mère qu’il ne peut avoir oubliée, elle qui – ce
sont ses propres mots, dans une lettre que j’ai retrouvée – a « fait
la route » avec lui, du temps où, alors jeune député de Meurthe-etMoselle, Henri Grouès « faisait ses premiers pas sur le chemin
d’Emmaüs », à Neuilly-Plaisance où je fus conçu ? « C’est si
lointain »… Voilà ce qu’il s’est contenté de me dire.
De plus en plus germe en moi l’envie d’en savoir davantage.
Je souhaite trouver de vraies informations sur cette icône, cette
vivante légende que j’ai découverte proche d’Anne-Marie et Jean
M…, compagnons de la première heure, et qui fait comme si de
rien j’étais, alors que je suis né quasiment sous son nez, tout
comme mon frère et ma sœur. « Lointain », ce temps ? Pas pour
moi. Le passé ne se conjugue jamais à l’imparfait. Et j’espère
avoir de belles origines devant moi. Enfin, de pas trop laides.
N’y tenant plus, je L’appelle. Trois mois ont passé depuis ma
visite à Esteville. J’espère qu’Il ne me tiendra pas rigueur de mes
lettres. Je n’en reviens pas : c’est comme s’Il ne les avait pas
reçues.
— J'attendais que tu m'appelles.
C’est bien lui, ça. Toujours familier, accueillant, puis
soudain verrouillé comme un tabernacle. Vous voulant et ne vous
voulant pas. Disant mais ne disant pas. Je ne sais pas encore que je
vais la subir longtemps, cette douche catéchèse !
— J’ai des choses à te dire. J’ai réfléchi. J’ai besoin d’un
échange avec toi.
— Tu peux venir demain.
78
— À quelle heure ?
— Après mon déjeuner, ce serait très bien.
— Mais ta sieste ?
— Elle saura attendre.
Le lendemain, j’arrive en avance à Charenton. C’est Jacques
le régisseur, le préposé aux tâches ancillaires, qui m’ouvre la
porte, avec son affabilité habituelle. Jacques, 65 ans, stature
théâtrale, regard chaleureux et voix de bronze, qui habite quelques
étages plus bas. J’ai la troublante impression qu’il a entendu parlé
de moi.
Dans sa chambre-bureau-chapelle- salle d’attente-sacristiecabine-parloir-confessionnal, l’abbé n’a pas fini de déjeuner.
Penché sur son plateau-repas, tout en goûtant lentement la
nourriture simple mais délicate, il me tend la main et lève vers moi
son regard miséricordieux. Je le prie de m’excuser :
— Je suis arrivé trop tôt… Je te laisse continuer.
— Je viens tout juste de terminer.
— Un bon repas ?
— Oui, tous ici sont très attentionnés à mon égard.
— Tu le mérites…
— Parfois, je les gronde. Je leur dis : « Vous avez mieux à
faire qu’à vous occuper d’un vieil homme comme moi »…
Il plie sa serviette de table à carreaux rouges et blancs – la
même qui m’a suivi au fil de mes années de pensionnat, si élimée
à la fin que je me retrouvais avec comme une corde autour du
cou – et va porter le plateau jusqu’à sa kitchenette.
— Je vais t’aider…
— Non, laisse. C’est très gentil, mais Jacques m'a dit qu'il
s'en occuperait. Je vais seulement aller déposer mon plateau.
79
Déjà il a disparu dans la cuisine. Je reste debout, à
contempler l’endroit où, depuis un bon nombre d'années, il dort,
mange et travaille, quand il ne se rend pas dans l’une ou l’autre de
ses communautés de Carcassonne, Lyon, Plougastel, dans son
monastère normand de Saint-Wandrille où il aime se reposer, ou
encore à Rome, Tokyo, Santiago du Chili où il se précipite, ses
décorations à la boutonnière, dès qu’il peut jouer de son influence
pour libérer des prisonniers ou quérir des sommes qui seront mises
au service de tous les nécessiteux du monde.
Lors de ma précédente visite, un an et demi plus tôt, pendant
la projection incongrue des Chiffonniers d’Emmaüs, je n’avais pas
eu le temps d’observer son « territoire » – mi-garni mi-alcôve –
dans le détail. Dans la pièce de séjour du F2, les murs, comme des
miroirs, reflètent les temps forts de sa vie : photos en noir et en
couleurs, fixées sans cadre. L’une le montre à côté de Jean-Paul
II ; d’autres évoquent ses voyages : le Vietnam, le Pérou, Harlem.
Des images pieuses, des icônes, des chromos de montagne avec
chamois, une gouache naïve qui le représente en moine, les bras
tendus vers un arc-en-ciel. Sur son bureau, le courrier est bien trié.
C’est dans cette pièce – je le sais par Jacques – qu’il prie chaque
matin et qu’il dit la messe en fin d’après-midi. Seuls objets
coûteux, mais nécessaires pour qui doit rester relié à la détresse de
l’univers,
les
instruments
« modernes » :
télévision,
radio
portative, machine à écrire, photocopieuse. Sur des étagères en
aggloméré, des livres, des cassettes, des vidéos rangés avec
méticulosité. Jacques m’a confié que l’Abbé a le goût de l’ordre.
Et celui du bricolage : de l’âge de quatorze ans à son entrée au
séminaire, il a été scout. Un couloir étroit, une cuisine de pauvre,
un cabinet de toilette équipée d’une douche-baquet, un atelier
80
minuscule et la chambre au lit étroit lui suffisent. Au chevet, une
planche où est répétée une phrase en gros caractères :
SOUVIENS-TOI D’AIMER
SOUVIENS-TOI D’AIMER !
Tout autour de la pièce s’alignent des casiers, des cartons où
s’empilent des chemises, des pulls, des chaussettes, le tout repassé
et bien plié, prêt à être donné. Au pied du lit, un porte-manteau
chargé de vêtements de travail gris, marine, marron, kaki – du
solide, du bon marché, du pratique. Et partout des journaux, des
dossiers sur les affaires qui lui tiennent à cœur… Bref, l’antre d’un
homme modeste, qui serait un caveau si la cloison principale
n’était percée d’une très large fenêtre ouverte sur la Seine, le trafic
de l’autoroute, la vie des hommes, Paris. Oh ! pas le Paris que
Quasimodo découvrait depuis les tours de Notre-Dame : celui des
banlieues, des cheminées d’usine, des entrepôts de Bercy avec, en
prime, par beau temps, le Sacré-Cœur dans la brume.
Il semble fatigué. C’est la deuxième fois que je lui vole sa
sieste.
— Ne reste pas debout. Approche–toi.
Il me tend une chaise, en sorte que je me trouve à angle
droit de son bureau, auquel il s’installe. Nos genoux se touchent
presque. Je suis un peu intimidé.
— Alors, Jean-Christophe. Dis-moi.
— Tu sais, le film que tu as passé ici… Ce n’est pas ce que
je voulais voir. Ce que je veux regarder moi, c’est la vérité… Oh
et puis non. Je ne suis pas venu te dire ça. D’abord, pardon pour
mes emportements, dans mes lettres. Pardonne-moi mes formules
trop crues.
— Je sais ta souffrance, Jean-Christophe.
— Pardon aussi pour mon jeu de mot, « abbé Père »…
81
C’est ainsi que je commençais mes missives furibardes. Le
sarcasme m’apaisait. Mais l’apostrophe provocante, là, n’est plus
de mise. Je cherche à me justifier :
— J’ai été si déçu, à Esteville. Mon livre…
Il plonge son regard dans le mien et dit, posément :
— Peut–être y apporteras–tu quelques retouches. J'en
reparlerai au Seuil, alors.
— Anne-Marie…
— J’ai compris.
— À cause d’elle, entre autre, j’ai eu une enfance
catastrophique. Je m’en suis sorti de cette manière, par la
provocation.
— Je t’en ai déjà pardonné.
Je regarde sa paillasse, aussi bien faite qu’un lit de caserne,
à l’exception d’une simple croix sans Christ, posée en évidence
sur l’oreiller.
— Je t’ai apporté des photos… Je les ai retrouvées dans un
carton, dans les affaires d’Anne-Marie qu’avec Marie-Bénédicte
vous avez envoyées au Foyer Aubois après sa mort, tu te
souviens ?
— Bien sûr. J’y suis allé afin d’aider ta sœur.
— Je suis arrivé juste après toi…
— Je ne disposais pas de beaucoup de temps. Je ne peux
jamais m’absenter bien longtemps.
— Donc tu te souviens d’elle !
— Évidemment. Mais de tout, non…
— Ceci, est-ce que tu te rappelles ?
Je sors d’un porte-document une photo — ma première
cartouche — où l’on voit ma mère, en 1953, assise sur une chaiselongue, un chat sur les genoux, souriant comme sourirait une
82
femme épanouie, heureuse, peut-être, à en juger par le bombement
de son ventre, d’attendre un heureux événement. Le cas échéant,
ce ne peut être que moi, « l’heureux » événement, celui que le
malheur ne va pas tarder à toucher de son aile lugubre. Il
n’empêche qu’entre cette joyeuse incarnation de la paix intérieure
et l’image qu’on m’a servie d’une femme excessive et volage, il y
a un gouffre que je ne m’explique pas. La chaise où elle est assise
est placée contre un rideau fermé en fer forgé. À droite, sur le
fronton d’une porte, on lit nettement : BIENVENUS.
— Il s'agit bien de Neuilly-Plaisance. Je n'ai jamais eu
connaissance que cette photographie existait. Jean a dû la prendre.
Pour ce qui concerne les détails, je vais te décevoir, mais je n'en ai
plus la mémoire.
Je vais te la rafraîchir, l’Abbé. Regarde un peu. Celle-là. Et
je brandis ma deuxième carte : une photo de pique-nique où, à côté
d’une vieille guimbarde – une Mona-6 cabriolet des années
cinquante, avec une plate-forme –, quatorze hommes et trois
enfants déjeunent tranquillement sur l’herbe. En plus on voit,
presque adossé à une roue de la voiture, reconnaissable à son béret
et à sa barbe, l’Abbé Pierre lui-même, tenant une assiette à la
main. Et, à sa gauche, juste après un Compagnon, une jeune
femme plus isolée que les autres, un sandwich à la main. Une
jeune femme qui ressemble – comment s’y
méprendre – à ma
mère. L’Abbé, cette fois, trésaille :
— Je suis très surpris. Comment cette relique a-t-elle pu
arriver entre tes mains ?
— Je te l’ai dit, dans les affaires qui étaient chez elle, à
Troyes.
— Elle m'émeut, cette photographie. Tous ces Compagnons.
Ce cercle. Le déjeuner en commun.
83
— Et elle ?
Je pointe un doigt sur l’intéressée.
— Oui, je reconnais ta mère. Il s'agit bien d'Anne-Marie.
Mais que te révéler de plus. J'étais si souvent absent. Les réunions,
les rendez-vous, les voyages, les démarches…
Je continue mon interrogatoire :
— À ton avis, qui a pris cette photo ?
— Ce doit être ton père.
— Tu te souviens de Jean M… ?
— C’est très lointain…
— Je ne comprends pas. Comment peux-tu avoir des
souvenirs imprécis en ce qui concerne mes parents, alors que c’est
toi qui es allé les chercher ? Regarde ce que j’ai trouvé.
Tout fier, j’extirpe de ma mallette un brouillon de lettre
d’Anne-Marie. Elle y a écrit noir sur blanc : « L’abbé Pierre a
demandé à la Mission de Paris un couple désirant faire la route
avec lui ».
— Cela est tout à fait possible. À l'époque, nous avions
besoin de mains.
— Tu ne peux pas avoir oublié que, pendant que Jean
travaillait la journée à la Maison du Papier Gommé, dans le XIIe
arrondissement,
Anne-Marie
nourrissait
les
premiers
Compagnons ? À part Lucie Coutaz, elle était la seule femme, à
Neuilly-Plaisance. Elle devait faire la cuisine pour tout le
monde…
— Elle devait aider, sûrement.
Comme il est évasif ! Je sens que si je ne le provoque pas, je
n’obtiendrai rien de lui. Je me fais l’effet d’un détective arrivant
trente ans plus tard sur les lieux du drame. Quoi qu’il en soit, une
84
impression ne me lâche pas : il en sait plus long qu'il veut bien…
ne pas le dire.
— Et un beau jour, sans crier gare, en 1956, elle est partie…
— Effectivement, cela s'est mal terminé. Les chemins
n'étaient plus les mêmes. Surtout pour tes parents. Mais je sens
bien maintenant que tu veux essayer de me faire dire autre chose.
Existe–il beaucoup de documents comme ceux que je découvre
aujourd'hui ?
On dirait qu’il s’inquiète des traces que j’ai en ma possession.
Curieux. Tout à l’heure, il biaisait. Sans contredire ni avaliser
quoi que ce soit. C’était tout juste s’il reconnaissait Anne-Marie
sur la photo du pique-nique. Et voilà qu’il se souvient d’une
brouille.
À mon tour, j’élude, mais je ne le lâche plus :
— Qu’importe ce que j’ai ?… Mais je voudrais savoir ce qui
s’est passé exactement. Dis-le moi, j’en ai besoin. Mets-toi à ma
place : la seule preuve tangible dont je dispose de ma venue au
monde, c’est un acte de naissance à l’Hôtel-Dieu. D’ailleurs,
pourquoi est-ce qu’elle a accouché là ?
Je ne précise pas qu’après lui avoir posé la question lors de
mon séjour bruxellois, ma mère avait lâché en haussant les épaules
cette phrase terrible pour l’adolescent que j’étais : « tu aurais pu
aussi bien naître noir »…
— Là, comme tu évoques ce fait, cela me rappelle
qu'effectivement – la maison servait alors de lieu d'accueil
international – il y a eu un bruit comme quoi Anne–Marie aurait
eu plusieurs relations extra-conjugales, dont une avec un résident
de couleur. C'est probablement pour cette raison qu'elle a désiré te
mettre au monde dans un lieu à l'écart. D'autant qu'entre elle et ton
père, les scènes étaient de plus en plus fréquentes. Enfin, c'est
85
l'écho que j'en recevais. Surtout, Jean-Christophe, n’oublie pas que
vers cette période eut lieu un événement très important après
lequel ma vie ne m’a plus appartenu : mon appel du 1er février 54.
En cet instant, je n’ai trop cure de cette page d'Histoire. La
curiosité me rend irrespectueux ; je poursuis mon idée, l’appel du
21 avril 54 :
— Dans le lot, il y aurait eu aussi un certain François
Toncel. Ce nom te rappelle-t-il quelqu'un ?
— Là, sur le moment, rien. Mais toi, d'où t'est venu ce
nom ?
— Elle me l’a écrit avant sa mort. Elle m’a laissé une
photographie de lui.
— Tonciel… Ça doit être cela. Réflexion faite... À l’âge que
j’ai, je ne sais plus très bien… La mémoire…Ces années
cinquante… J’étais déjà un capitaine assez âgé. Tonciel… Je crois
qu’il est devenu soldat… Mort en Algérie. Je ne le connaissais pas
beaucoup. Tonciel ? Ne serait-ce plutôt ce nom-là ? Car en ce cas
ma mémoire me revient d'un autre événement concernant un
homme de passage. Anne-Marie l'aurait rejeté à la suite de leur
tocade. Il se serait alors engagé dans l'armée. Et même, puisque
que tu m'obliges à faire un effort pour revenir sur ce passé, il
aurait été tué.
« Je ne connaissais pas beaucoup »… Là, tu mens, l’Abbé. Je
saurai plus tard que François Toncel — pas Tonciel, ne feins pas
de fourcher ! — et toi étiez amis d'un monde meilleur.
— Autre chose encore : je me suis toujours demandé
pourquoi Anne-Marie a voulu que je porte ce prénom qui me va
comme une mitaine, Jean-Christophe…
— Comment veux-tu que je réponde à une telle énigme ?
86
Je sors un exemplaire de la revue Faim & Soif, datée du
mois de décembre 1954. Je l'ouvre et lui montre à la première page
la photo de Romain Rolland. À l’époque, Faim & Soif était la
vitrine et l’emblème d’Emmaüs. L’Abbé Pierre en était le
rédacteur en chef. Admirateur de l’homme, prix Nobel de
Littérature, il avait reproduit post mortem une lettre écrite en 1934
par cet écrivain dont les idées, en particulier la nécessité d’un
appel à la mobilisation en faveur des pauvres et des sans-logis,
étaient proches des siennes.
— Que veux-tu me dire, Jean-Christophe ?
C’est ma dernière carte. Je l’abats :
— Qu’as-tu lu de Romain Rolland ?
— Surtout ses romans, Les Hommes de bonne volonté, et
puis aussi… Oui, c’est bien ça, Jean-Christophe. Je l’avais fait
porter à Anne Marie, à l'Hôtel-Dieu. Elle l’aimait beaucoup.
L’Abbé hoche la tête. J’ai presque gagné un nouveau point.
Je me fais l’effet d’un assez bon limier…
Je change de sujet.
— Tu veux bien qu’on revienne à cette rumeur d’adultère ?
— Oui, Elle a existé. C'est indéniable. Certaines personnes,
je le reconnais, ont voulu m'y impliquer. Il faut que tu saches qu’il
y avait alors énormément d'enjeux… d'argent… des rivalités…
Je ne sais pas encore, en cette année 1987, que Jean M… a
accusé l’Abbé, précisément à cette époque, d’avoir courtisé son
épouse. Il aurait même déposé une plainte à l’évêché, allant
jusqu’à prétendre qu’il lui aurait fait un enfant… J’y reviendrai.
Pour l’heure, j’ai beau ignorer ce fait, la série des précédentes
« coïncidences » me suffit pour abattre mon jeu. L’Abbé poursuit
cependant, cette fois sur le ton de quelqu’un qui cherche à se
disculper :
87
— Certaines personnes ont essayé de me mettre ça sur les
épaules…
Je prends une large respiration. J'attends qu'il rouvre les
yeux. Il les a fermés pour mieux se concentrer, mieux me faire
entendre les mots exacts. Nous nous regardons à nouveau. Je suis
terriblement troublé. Mais il le faut.
— S’il te plaît, dis-moi : Es-tu mon père ?
Nos yeux perdus l’un dans l’autre, pendus l’un à l’autre.
— Jean–Christophe… NON.
Suit un long silence pendant lequel je scrute, rêveur, les
cumulonimbus amoncelés dans le ciel charbonneux de Charenton
la grise, avec ses fumées de cheminées d’usines qui s’élèvent en
volutes clairsemées. La larme qui fuit / A l'œil du nuage/ Qu'un
rayon en cage/ De lumière essuie… c'est moi.
Déjà, je suis
ailleurs, égaré dans je ne sais quel mystère, la nostalgie à fleur de
paupière, l’âme au bord du vague. Puis je redescends de mon
énième ciel et interromps ma rêverie :
— Pardonne-moi encore. J’ai débordé. J’aurais dû
commencer par là au lieu de te faire perdre ton temps. Je t’avoue
que c’est pour te poser cette question que j’ai souhaité te
rencontrer. Mais je te remercie. Tu me retires, une fois pour toutes,
un doute lourd à porter.
— Fasse que j'aie pu apporter en peu de lumière en la réalité
du mystère de ta vie.
Cette phrase–là, dite à la fin d'un tel entretien, en sa si belle
tournure, me servira longtemps de baume. Il poursuit :
— J'en serais sincèrement heureux. Tu dois continuer dans
ta quête, elle est juste. Et je t'accompagnerai, si tu le désires, là où
elle te mènera. T'aidant du mieux que je pourrai lors des moments
de vide et de lassitude.
88
Voilà qu’il me retient, à présent, après s’être rebiffé. Mais
qu’importe. Je suis peut–être l’enfant d’un routard chrétien devenu
un légionnaire mort au champ de bataille, point à la ligne. Autant
dire le fils de personne. Le débat est clos. Je suis déçu, mais
qu’aurais-je fait de géniteur-là, de ce prêtre à l’âge plus que
vénérable et à la silhouette voûtée ? Fût-il l’abbé Pierre, l’homme
à la générosité internationalement reconnue – ce que la sonnerie de
son téléphone me rappelle : le secrétariat d’une émission de
télévision contacte le champion de la misère. Après avoir
raccroché, l’Abbé me sourit :
— Je suis invité à Lahaye d’honneur. On vient de me le
confirmer. Le thème, c’est l’enfance. Il y a tellement de choses à
dire, sur les enfants pauvres… Les pauvres enfants.
Puisque nous sommes revenus sur terre, j’en viens à des
considérations terrestres. S’il veut m’aider, je vais peut-être lui en
fournir l’occasion, qui sait ? Je me lance :
— Je compose des chansons. On m’a demandé justement
d’en écrire pour les enfants. Je prépare un spectacle…
— Allons ensemble à l'émission. Cela me ferait plaisir.
— Avec ma guitare et mes chansons ?
— Arrangeons–nous pour se rencontrer juste avant. Je te
présenterai.
— Merci.
— Dès que l'on me communique la date précise, je t'en fais
part.
— Notre rendez–vous aura été important. Me rendre compte
enfin…
— Rentre bien. Et merci à toi aussi, Jean–Christophe.
— Au-revoir… À bientôt.
89
Enregistrée en direct, Lahaye d’honneur a lieu la semaine
suivante, un jeudi à 20 heures 30, sur TF1. L’Abbé m’a confirmé
au téléphone de venir le voir dans les coulisses, avant le show. Les
studios sont porte de la Chapelle, où j’arrive vers 19 heures 30. Il a
donné des consignes : il suffit que je donne mon nom et que je dise
que je viens de sa part pour que le portier de la chaîne m’ouvre le
chemin jusqu’à lui. Je suis exalté. Je vais présenter mes chansons à
Jean-Luc Lahaye et le présentateur-vedette m’accompagnera, j’en
suis sûr, sur la route du succès. Je quitterai Carrière, pour en
embrasser une vraie… Je n’aurai plus à m’inquiéter de mes fins de
mois, de moi… Je rembourserai Aime-J. de toutes ses prodigalités
et je la couvrirai de flûtes en cristal et de Christ pétillants.
Ma serviette en cuir au bras, j’entre dans la loge où l’Abbé
prépare son intervention. Ce n’est plus le même homme, plus dans
le même univers : autour de sa personne s’affairent des
maquilleuses, un ingénieur du son qui teste sa voix, et tout un
essaim d’assistants et de « fervents » admirateurs en quête
d’autographes. Il y a aussi le fidèle et ubiquiste Jacques, qui lui
demande s’il n’a pas soif. Son grand seigneur et bon maître me
salue :
— Je suis content que tu sois là, Jean-Christophe.
Pas un mot sur mes textes, sur mes chansons. Déjà il est
aspiré par la régie. Lahaye passe une tête par la porte :
— Tout va bien, mon père ? Vous êtes prêt ?
— Ah, Jean-Luc, j’aimerais que tu fasses la connaissance de
Jean-Chris…
Trop tard : l’animateur a déjà tourné les talons. Le studio est
en pleine effervescence : attention mesdames-zé-messieurs, dans
un instant, ça va commencer. Ça va recommencer ! Dans le
tumulte, je ne pèse pas lourd. Simple fœtus j’étais, simple fétu je
90
suis, spectateur anonyme d’un événement qui me dépasse et où je
n’ai pas ma place. Alors qu’on emmène l’abbé Pierre sur le
plateau, je pars me réfugier dans le public.
— N'oublie pas, nous nous voyons à la fin de l’émission,
m’a précisé l’Abbé avant d’être avalé par la cohue.
Je n’ai même pas eu le temps d'acquiescer. Je l’imagine
derrière le rideau, fragile mais déterminé, les yeux mi-clos, ses
notes à la main – qui ne lui serviront pas, c'est connu – son éternel
vêtement de pluie sur le bras comme s’il allait affronter l’orage.
De la salle monte une rumeur océane. Enfin le rideau se lève et six
mille mains crépitantes saluent l’apparition de la minuscule
silhouette qui progresse à pas lents vers la table du micro, faisant
reculer sept photographes qui le mitraillent de leurs flashes. Audessus de ses invraisemblables croquenots, on découvre le
pantalon trop large de ce p'tit Monsieur Hulot d’église.
Dès ses premiers mots, les rôles s’inversent et l’innocent
captive la salle. Le public se laisse gagner par la joie trouble d’être
séduit, dominé par l’un des plus grands tribuns de notre époque.
Car tout est là : le don de l’abbé Pierre est dans la parole, qu’on la
croie ou non d’origine divine. Pour les uns, il est effectivement le
Verbe incarné. Pour les autres, il est l’égal de Gandhi, capable
comme lui de mobiliser les foules. Pourtant, il ne joue pas la
facilité. Comme je le trouve loin des prêches racoleurs ! Il parle de
la crise, de la fin de la croissance, du malaise présent, de la peur de
l’avenir, des enfants que nous jetons dans un monde difficile. Il
tonne : « Il y a d’autres motivations pour vivre que posséder,
posséder ! » La tension monte. Il grignote le terrain comme la
marée, alternant les vagues d’indignation et l’écume des jours
meilleurs. « Le plus fort premier servi ? Ce sont des propos de
bête ! ». Lorsque le public subjugué, admirant ce travail d’artiste,
91
l’applaudit à tout rompre, il prend la salle à contre-pied en lâchant
d’une voix glaciale : « je vous demande de me rendre un service.
Vous
m’aiderez
en
ne m’applaudissant pas ».
Surprise !
Comment ? Un orateur qui refuse la complicité de son auditoire ?
Masochisme ? Non. L’Abbé sait où il va. Que traduisent en vérité
les applaudissements ? Le contentement d’un public qui s’identifie
à un individu idéalisé. Or, c’est exactement le contraire qu’il
recherche : il veut inquiéter, troubler, susciter l’indignation. Et il y
parvient, là, en tendant à chacun des êtres ordinaires massés
devant lui, abandonnés à leur solitude, l’humanité pour miroir.
Pendant plus d’un quart d’heure, il maintient le spectateur le nez
dans la misère de la planète et propose, lui le rédempteur, des
moyens pour l’en sortir. Tu ne te savais pas perdu ? Tu l’étais !
Mais je suis là pour te sortir de l’ombre ! L'émission grâce à lui
est d'une « variété » inouïe.
C’est fini. La foule le remercie d’un silence puis, par
routine, un peu gênée de contrevenir à l’objurgation de réserve,
par des hourrahs. Lui n’entend plus. Il a ôté ses lunettes. Pâle, les
mains tremblantes, il n’est plus qu’un vieillard fatigué, un
marathonien à bout de souffle. Jacques lui apporte sa canne. Il
disparaît sous les acclamations.
Je sors de là troublé. Oui, je l’avoue, à cet instant, j’aurais
aimé qu’il fût mon géniteur. Mais les gènes ne l’ont apparemment
pas voulu ainsi. Je n’existe pas dans toute cette fantasmagorie.
Je me rappelle son injonction, tout à l’heure, avant le
spectacle : « voyons-nous à la fin de l’émission »…
Non, mon cher abbé Pierre, nous ne nous verrons pas à la
fin de l’émission. Vous retournerez à votre gloire, et moi à mon
incognito. Non, nous ne verrons pas. Ni ce soir, ni demain…
Nous ne nous retrouverons pas avant treize ans.
92
CHAPITRE VII
Entracte
Fin 1988. La messe est dite et je ne sais plus à quel… saint
me vouer. Étrange office sans célébrant, sans assistance, sans
homélie, sans communion. Liturgie grise, célébrée par des
intermittents du cénacle composé de petits Malins lisant, en guise
de prêche, un grimoire raturé, racontant une histoire sans date ni
décors. Je marche dans les allées d’un cimetière semé de tombes
vides. Je jure d’accrocher une plaque sur les stèles de ces
catafalques. Que les morts osent dire leur nom ! Un jour
viendra…
Scripta manent : les écrits restent. Je confectionne un exlibris que je colle sur mes quelque deux mille livres. Et, page
après page, je tiens le journal de ma déconfiture.
On ne vit pas que de souvenirs tronqués ; il faut vivre aussi
de pain. Je monte donc, sans l’aide de l’Abbé, un spectacle pour
enfants. J’écris des chants de Noël repris en chœur l’après-midi
par des élèves de CM1 :
Alors nous serons les rois images
Porteurs de paix et de parfums
Offrant des éclats de voyages
À ceux qui s’endorment sur leur faim
À propos de faim, je reste sur la mienne et ma carrière de
baladin pour les gamins tourne vite court. Que va devenir le
ménestrel ? Même Aime-J, ma tendre mécène, disparaît à pas
93
feutrés de ma vie. J’aimais qu’elle m’entretînt, non de l’être.
Allez comprendre. Mais si j’apprécie la solitude, la présence
d’une femme à mes côtés me manque. La solitude, quand elle se
peuple de l’autre, n’est plus qu’un sang sans blessure, qu’une
épine guérie du souci de couronne...
Le Minitel rose – rose fané ! – largement répandu en cette
fin des années quatre-vingt, me porte à la rencontre d’une
certaine Odile, qui dit ressembler à Shirley Mac Laine. Je lui
réponds que je ressemble, en ce qui me concerne, à JeanChristophe. Rendez-vous est pris salle Wagram, au Salon des
Célibataires où, en fait de starlette, je découvre une tranquille
quinquagénaire esseulée. L’événement m’offre surtout l’occasion
de faire la connaissance de Brigitte, l’attachée de presse du
conclave amoureux, un petit bout de femme haute comme
pomme d'api et donc mignonne à croquer. Mais mariée et déjà
mère, selon la fâcheuse habitude des femmes dont je m’éprends.
J’en tombe aux trois quarts amoureux, en trébuche, me reprends.
Heureusement, avec elle, je parviendrai enfin à concilier vivre et
écrire. Avant d’être noyés dans ses larmes et mon encre, nos feux
flamberont huit ans.
Au début, le Minitel déteint encore sur nous. L’envie me
prend d'essayer de bâtir un couple, un vrai et, pour commencer,
de vivre « normalement ». Je redeviens éducateur à Saint-Ouen
l’Aumône, mais cette fois au foyer de la Prairie, où je m’occupe
de femmes battues et d’enfants abandonnés, encore accrochés à
leur mère par les cordons de la bourse ! Seulement voilà : les
repas en commun sur des strapontins et les sorties en car avec des
familles bancales, à la longue, ça use les rêves. Aussi je fonde
avec Brigitte, qui peint de fort belles choses, un commerce d’art,
la « Galerie Âme », dont je rédige l’épithalame : L’art a créé
94
l’âme à l’image de l’homme, pour lui adoucir les teintes feux, les
étreintes vives, et les atteintes fauves. J’en annonce par courrier
la création à l’abbé Pierre. Ne serait-il pas le parrain idéal pour
un lieu consacré à la beauté ? Je rêve ! Il a d’autres âmes à
consoler, et l’inauguration se déroule sans lui.
À propos d’âme, le 4 juillet 1991, Jean M… rend la sienne.
J’ai veillé toute la nuit à son chevet, à l’hôpital de SaintGermain-en-Laye. Les médecins le donnaient pour mourant ; au
matin, j’ai à peine quitté sa chambre qu’on me rappelle : c’est
fini. Le destin n’aura pas voulu que je recueille son dernier
souffle. À sa mémoire, cette épigraphe impie :
Merci ici pour la leçon sur la douleur,
Je n’en avais lurette vécu que de vagabondes,
Des peccadilles de viande, des hoquets ras du cœur,
Toi d’un surin d’étoiles tu m’as fait mal au monde…
J’informe l’Abbé du décès. Trois jours plus tard, je reçois
ce
courrier :
Cher J. Christophe
Tu es bon d’avoir pensé à me faire savoir l’arrivée de votre père
au bout du chemin, à la Rencontre immense avec l’Éternel, et
chacune et chacun de ceux arrivés au devant de nous.
Tu le sais, lui, et toi, et tous les siens, je vous garde présents en
moi dans l’effort de chaque jour pour être servant, offrant,
adorant.
Redis à ta sœur, et tous, mon affection.
Abbé Pierre
12 juillet 1991
95
Cette disparition est pour moi l’occasion de mettre la main
sur quelques traces inédites que ce « dit »-là – Jean 1er ! – a
voulu qu’on me remît. Comme d’habitude chez les M… : ah ! la
sacrée marque laissée par le fourbis d'Emmaüs – j’hérite un
paquet d’apostilles et de négatifs de photos mélangés dans un tas
de paperasses et de clichés, le tout digne de la récolte d’un
chiffonnier. J’en jette la moitié au caniveau. Les papiers n'ont pas
le temps de flotter, déjà la gueule d’égout les engloutit. La mort,
c’est du solide qui s’écoule…
À la Toussaint, je me rends avec Andrée M… sur la tombe
de Jean, son mari. J’ai des questions à lui poser ; elle fait la
sourde… Même le mot oreille, elle ne l’entend pas. Ses réponses
me fuient.
Alors,
pour Brigitte,
je mets en place une pratique
d'écriture – pas un jour sans une ligne d'amour – afin de parer le
plus pressant. Ainsi, la première sera : Je veux vivre en même
temps que toi. La dernière : Et mourir loin de toi, en aimant la
mémoire. Avec, entre, à raison d'un par année huit livres qu'au
final je réunirai sous le titre de " Biblamour ".
Câlin ! caha, la galerie Âme subvient à nos besoins. Pas
royalement, mais bien. J’ai le temps de continuer mes recherches
sur les archives familiales. Depuis un mois, je creuse la piste du
père numéro deux : François Moncel, dit le militaire, à l’époque
où, autour des feux de camps emmaüssiens, les mâles prêts à
s’engager faisaient légion. Je débouche vite sur une impasse. Il
est mort en 1958, en Algérie, dès sa première montée au front.
J’ai envoyé à Aubagne, aux archives de la Légion Étrangère, la
photographie et le mot d’Anne-Marie, en demandant si l’on
pouvait m’en dire plus. Réponse : « Nous sommes désolés de ne
96
pouvoir satisfaire à votre requête. Nous ne pouvons transmettre
des données sur un combattant mort pour la France qu’à des
personnes pouvant apporter la preuve qu’elles font partie de sa
famille. »
Tant mieux. Qu’il reste inconnu, ce soldat-là. De toutes les
manières, je n’ai jamais cru à cette piste. Moncel… Est-ce que
j’ai une tête, un cœur, surtout, à m’appeler mon grain d'Moncel ?
Andrée M… corrobore mon intuition : « Jamais entendu parler
de ce type ! » En ce qui la concerne, en 1954, il n’y a – déjà… –
que mon père qui compte pour elle. Les autres ? Pas vus, pas
épris !
En 1996, je reçois un carton d’invitation. L’abbé Pierre me
convie à assister à une comédie musicale tirée d’un de ses textes :
Le bal des exclus. En exergue du livret, il a écrit : « Quand on
devient très vieux, on entend en soi comme une voix qui dit :
« Avant de t’en aller, dis-nous ce que tu sais ! » Et, dans l’avantpropos de la brochure, il précise : « N’a pas cessé de me
tourmenter le désir d’écrire un drame sacré sur un thème
théologique qui me hante depuis cinquante ans : celui du sens de
la liberté humaine étroitement lié à l’énigme de cette parole du
Christ : « Le Fils de l’homme n’est pas venu pour être servi, mais
pour servir et donner sa vie en rançon pour la multitude. »
L’homme, lorsqu’il se sépare de Dieu pour devenir propriétaire
de lui-même, devient à la fois bourreau et esclave de lui-même.
Comment pourra-t-il être sauvé s’il n’est racheté par une rançon à
la mesure de la vraie grandeur de sa liberté ? »
Je m’y rends, seul. Le spectacle me plaît, mais le texte me
déçoit.
En marchant sur les pas de Bertolt Brecht, ils ont réussi à
rendre belle la misère, en revanche je ne comprends rien à ces
97
tirades à fortes connotations philosophico-religieuses. Nullement
ma culture. Trop jésuite à mon goût. Je suis plutôt du genre à me
rendre dans les églises avec À l'ombre des jeunes filles en fleurs
de Proust sous le bras ; seule contribution à l’office de ma part, le
papier bible de la collection de la Pléiade…
Ce n’est que neuf ans plus tard que je saisirai, grâce à un
proche de l’Abbé féru de textes chrétiens, le sens caché, possible,
du livret : « Dieu en clair tue son fils pour sauver les hommes. Il
sacrifie sa part de paternité afin de sauver les exclus. Il y a dans
la pièce de l’abbé Pierre un bagnard qui cherche son fils qu’on lui
a caché »…
En cette aube des années 90, ma vie prend un nouveau et
inquiétant tournant. La Galerie Âme bat de l’aile, Brigitte sombre
peu à peu dans ses pleurs. Les poèmes que m’inspirait ma belle
se raréfient, ma veine se tarit. À force de vendre du beau à des
gens qui achètent les yeux fermés, et de jeter en l'air des
alexandrins à une bergère filant un mauvais coton, je me sens
désorienté. Notre amour est mort, mais ci-gît suis, ci-gît reste !
Le coup de tonnerre de la rupture passé, je m’acharne de
plus belle à remuer les misérables petits tas de secrets de la
famille M…
Andrée, Marie-Bénédicte, François m’aident chaque jour
un peu plus à me perdre en conjectures dans le lacis de mes
origines. Jusqu’au jour où le frérot, comme par inadvertance, et
toujours avec son air de ne pas y toucher mais de faire mal un
peu, me donne deux lettres qu’Anne-Marie lui a envoyées. Elles
frappent d’un sérieux doute la prétendue distance qui existerait
entre notre mère et l’abbé Pierre. La première est datée du 9
98
septembre 1977. Je ne la recopie pas in extenso, n’en retenant
que ce qui se rapporte à l’Abbé.
« Hier soir, à 10 heures, devine qui m’a appelé de Genève ?
L’Abbé Pierre. [Il] rentrait du Chili. Il a appelée tout de suite
(…) C’est comme si un cercle se reconstituait Comme si tout ce
que j'ai vécu et qui, à la fin forme une grande soupe où on ne sait
plus très bien si on a senti juste. Si les situations vécues, les
décisions prises, ne sont, tout compte fait q'un espèce de rêve
vécu tout seul, senti tout seul. S'il y avait un brin de vrai dans
tout ça, ou si c'était les élucubrations d'un cerveau malade.
( … ) Savoir que cet homme vraiment bien, curé mis à part
— c’était vraiment un type extraordinaire, et il l’est toujours
d’ailleurs — ne m'a pas oublié, a pensé, au long de toutes ces
années, à la gamine d’Emmaüs (…), c’est quand même que j’ai
senti juste (…) Tu ne peux savoir, mon François, l’impression
que cela me fait. J’ai beaucoup compté pour lui. Plus que je ne
l’imaginais. C’est incroyable, ça. Il va venir à Bruxelles bientôt.
Lui va peut-être m’aider à changer de vie. J’ai tant besoin qu’on
m’aide. Et depuis trente ans personne ne m’avait plus dit « ma
petite fille ». C’est cela au fond que j’ai toujours cherché — un
père. Jean avait trouvé une femme, mais il n’a pas compris que
je ne l’étais pas encore et qu’il fallait d’abord me laisser être
moi-même avant d’être la femme de Jean. L’Abbé comprenait
cela, mais c’est vrai, cela me semble tellement évident
maintenant, quand une fille de 20 ans te saute au cou, te fait des
mimis de pure tendresse, te parle comme à « un vrai père » —
pas à un monolithe comme sont d’habitude les pères — je réalise
l’effet que cela peut faire à un homme de 45 ans, un prêtre de
surcroît, qui n’a pas l’habitude ou qui se garde soigneusement de
99
ce genre de chose. Cela a dû être très grave pour lui, plus tout ce
qui a suivi comme conséquences pour lui »…
Ô bon sang ! d'amour, maman de Dieu ! comme tu écrivais
bien.
« … Nous avons parlé trois quarts d’heures, il s’est beaucoup
intéressé à ce que tu faisais. Il se rappelait comme d’hier du gros
mignon petit garçon qui lui tirait la barbe et lui faisait des
bisous. (…) Marie-Bénédicte et Christophe, il ne les a pas si bien
connus (…) »
« J’ai beaucoup compté pour lui »… La « petite fille » de
20 ans qui lui « sautait au cou »… Les « mimis »… L’homme de
quarante-cinq ans qui « se garde soigneusement de ce genre de
chose »… « Cela a dû être très grave pour lui »… Cette fois, plus
de doute : ma mère a bel et bien été « la gamine d’Emmaüs »,
n’en déplût à la mémoire étrangement défaillante de son
fondateur. La seconde lettre contient des mots qui me
troublent encore plus :
« Jean-Christophe ne m’a pas téléphoné. Pas signe de vie.
Ça fait un peu mal, mais il faut être logique. Je n’ai pas sacrifié
ma vie pour lui… Il n’y a pas de raison qu’il ait besoin de me
voir. Non, c'est pas ça. S'il n'a pas vraiment besoin, je veux dire,
il ne me doit rien, il ne doit pas se forcer. C'est ça qui est bien en
somme. (… ) Je n’ai pas donné et pas eu des nouvelles de l’Abbé
Pierre. J’ai la vague impression que c’est raté de ce côté. C’est
assez ambigu. Je ne sais pas au juste ce qu’il attendait. A-t-il été
heureux ou déçu de retrouver la fille qu’il avait connue ?
Peut-être pensait-il que la femme de presque 50 ans n’aurait plus
les réticences de celle de 24 ? Il me semble qu’il voulait liquider
une vieille obsession. Mais de quelle manière ? C’est idiot, je
100
m’étais bien répété que s’il manifestait toujours ce même désir
physique, je le ferai,
*
qu’est-ce que ça peut foutre »…
J’en ai assez lu pour avoir envie de creuser dans ce sens,
celui du mystérieux « désir physique ». Rétrospectivement, je
comprends mieux la hâte manifestée par l’Abbé lorsqu’il avait
fait le trajet Paris-Troyes et permis qu’on débarrasse les affaires
de ma mère au Foyer Aubois. Gommer certaines traces, voilà ce
que je le soupçonne d’avoir voulu faire. Sans ignorer que les
destinataires des lettres d’Anne-Marie pouvaient les avoir
conservées… mais c’était toujours ça d’effacé.
Le soir même, je remplis un carton de tous les livres
balafrés par Anne-Marie, ainsi que des rares objets que j’ai
conservés d’elle, et je cours le lendemain en faire don au
dépôt-vente d’Emmaüs, sis à… Neuilly-Plaisance. Juste retour au
bercail, ferraille. Le dimanche de cette même semaine, je plonge
dans une cuvette en métal le manuscrit original du Paquet, la
photographie de François Moncel ainsi que les agendas
d’Anne-Marie, mets le feu à toute cette paperasse, puis vais
semer dans le canal de l’Ourcq, d’une haut d’une passerelle, les
traces trompeuses de ce passé qui aurait pu me réduire en
poussière à force de m’y brûler les yeux. Adieu dévots ! Amours
vaches ! Et cochonneries ! Au bûcher ! Et les cendres aux flots…
Le 21 avril 2003, à l’aube de mes 50 ans, je rédige une
lettre furibarde à l’adresse de mon frère, nigaud qui s’est assis
plus de dix ans sur des révélations capitales pour moi. Rien
*
Pour m'aider , un ami, professionnel en la matière, devait retranscrire les
" traces " indiscutables. J'avais confiance. Deux mois après - or le livre
était presque achevé - par acquis de conscience je vérifiais son travail. Il
avait tapé ceci : … je le ferais encore…
Si j'avais laissé passer ça, tout mon témoignage était faussé.
Pour un mot de trop j'ai perdu un ami.
101
cependant en comparaison des silences lourds de significations
de ma chère sœur et de ma satanée pseudo-belle-mère, que
j’agonis de reproches dans la foulée. J’espère déclencher en eux
surprise, offuscation, condamnation, rejet, haine. Excusez-moi !
Mais le vase de vos silences – la lise de vos non-dits – a failli
m’engloutir corps et mal. Alors votre crachoir déjà fêlé, je vais le
fracasser une bonne fois pour toutes. Libérer vos bruits de
caniveau. Et que la vérité éclate ! Veuillez m’en à mort, si la vie
vous en dit : ce sera la preuve de votre duplicité. Comme je ne
vous comprends pas… Assez, pourtant – même si nous n’avons
fait que nous croiser dans les couloirs de nos quatorze
appartements successifs en vingt ans 2 –, assez quand même pour
savoir que nous partageons les mêmes valeurs familiales, encore
qu’on m’ait sapé les miennes. À moins que vous ne soyez des
menteurs invétérés, et qu’il soit raisonnable d’accorder un
minimum de crédit à vos credo ?
Je ne supporte plus que vous vous soyez déchargé sur moi
d’informations fondamentales pour moi, anodines pour vous,
vous qui n’avez soi-disant entretenu avec l’abbé Pierre que des
relations amicales, lointaines, épisodiques, j’oserai même
avancer : d’affaires… Relations si révélatrices pour moi qui
aurais tant voulu considérer d’emblée ce Personnage pour un
homme comme tant d’autres, mais que vous avez laissé me
présenter sous le voile de la figure publique offerte en pâture aux
feux de la rampe… Non, je n’en peux plus de cette famille, de
vous ses membres qui avez participé de près comme de loin au
façonnage d’un confus mensonge qui a failli me coûter la vie – ô
désespoir, mon frère – un bon nombre de fois. Tout de même.
2
Comme c’est étrange : une bonne partie de ces appartements, je l’apprendrai plus tard,
seront loués à la société H. L. M. Emmaüs.
102
Une mère qui m'invente un géniteur par paquet de clopes. Un
beau-frère qui lâche le morceau avec un air chafouin. Un père
adoptif qui adopte une fausse hypocrisie de défroqué. Une sœur
qui s’évertue à montrer qu’elle est dans le camp des seuls vrais
démunis : les sans-pognon, les sans-logis, les sans-famille, ah,
mon Dieu ! Et ce frère, et cette nièce — ma Thildette — aimés,
mais qui n’ont su qu’observer une prudente neutralité, laquelle
n’a guère fait guère avancer le bouchon, tout de même ! Cette
fois, je ne ferai suivre vos témoignages que j’ai recueillis durant
ces années-là, et que je veux retranscrire ici comme autant de
lettres ouvertes, d’aucune de ces envolées que vous qualifiez de
délirantes sitôt que je fourre mon nez dans votre tourbe, avec vos
pots aux roses faméliques.
Lettre à mon frère, d’abord. À toi François, je ferai grâce
de mes déductions poétiques, névrotiques, contredisant les
tiennes, pragmatiques et chimiques. Tu aurais seulement pu
m’éviter une attente de vingt ans avant de prononcer ces mots
qu’hier tu m’as dits, en me remettant les deux lettres : « Tu vois,
Christophe, Anne-Marie parle uniquement de l’Abbé comme
d’un homme normal. Ça ne fait nullement allusion à ta
conception. Point barre. » Et entre les lignes, tu connais frérot ?
Lettre à ma sœur, ensuite. Sœurette, je veux dire que rien
n’effacera la confidence que tu m’as faite il y a trois ans, en me
demandant expressément de « surtout ne rien ébruiter », quand tu
es arrivée de R… et que je t’ai accueillie gare de l’Est, dans ce
café enfumé et bruyant où nous avons bu, toi ton jus de tomate
céleri poivre et sucre, moi un verre d’eau pétillante. J’étais alors
en analyse, souviens-toi, perturbé de ne pouvoir arrimer mes
racines en terre ; j’avais des questions à te poser. Toi, tu allais au
siège de ton foyer de travailleurs immigrés – le Relais,
103
chaperonné par… Emmaüs – pour régler tes habituelles affaires
de recyclage et de revente de chiffons. Tu étais déjà divorcée, si
mes souvenirs sont bons – certains le sont – et tu ne roulais
tellement pas sur l’or que tu me tapais bien volontiers… Je
t’entends encore bredouiller, d’une voix contrite… « L’Abbé…
je l’aime tant… il est si important… Mais… Tu ne le répéteras
pas… » Pardon, Marie-Bénédicte, pardon si je ne respecte pas
ton vœu de « ne pas le répéter »… Répéter quoi ? Ceci que je
vais dire. Ce sont tes propres mots, et réentends-les par ma voix,
ma parole de doux-dingue, comme tu me traites si volontiers.
Une après-midi – en 1984 – tu étais allée le voir à Charenton…
Il t’a raccompagnée et, dans l’ascenseur, – ah ! sœurette, comme
ils sont difficiles, ces mots-là – il était à cinq doigts de poser sa
main sur un des tes seins… Puis à quatre du droit…bientôt à
deux du gauche…à un… De stupeur, tu l’as alors doucement
repoussé puis, devant son trouble, sa détresse éperdue qui l’a
rendu émouvant, tu lui as pardonné cette irrépressible pulsion…
Mais pourquoi, merde ! n’avoir pas gardé pour toi cet épisode qui
me fait mal, à moi aussi, à la poitrine ? Enfin, voilà. J’ose
contrevenir à ton désir de garder secret ce dérapage, cette
glissade compulsive, mais dans le même temps je te fais ce
cadeau, sœurette : je ne retransmets de ta confession que des
mots tendres. Tendre la main. Les plus osés, les moins rosés,
les… qui devront « rester entre nous à jamais », comme des
caillasses au milieu des pierreries, je ne les prononce pas.
Enfin, cette lettre à toi, chère Andrée M…, ma belle
marâtre, toi qui me plaisais tant dans ta défroque de ravageante
seconde mère. Excitant, n’est-ce pas, le « presque interdit », pour
nous qui partagions deux complicités extrêmes : le plaisir du mot
et les mots du plaisir ? Mais qu’est-ce qui t’a pris de me balancer
104
des choses terribles, dérangeantes, sans ménagement aucun, alors
que je t’implorais seulement de me renseigner sur l’embouchure
de mon ruisseau, dans un moment de crise où j’étais à patauger
dans le marigot de mon premier port de Plaisance !
C’était il n’y a pas si longtemps. Je t’ai appelée à ton
domicile. Tu devais être bien disposée à mon égard, ce jour-là,
puisque tu as daigné réveiller des souvenirs que tu bâillonnais
depuis si longtemps, des souvenirs qui remontent à l’année de ma
naissance. Je t’ai demandé si je pouvais les enregistrer. Tu m’as
donné ton accord.
« Ta mère se plaignait souvent à Jean. Elle lui reprochait
de ne pas lui donner pas assez d’argent. Un soir, ton père venait
de vider la poubelle quand il est tombé sur l’abbé Pierre. Ce qu’il
lui a dit l’a absolument soufflé : « Tu sais, Jean, si tu ne t’entends
pas avec Anne-Marie, le divorce ce n’est pas fait pour les
chiens »… Jean était tellement scié d’entendre ça d’un prêtre
qu’il n’a pas su quoi répliquer… Une chose est sûre, c’est ta
mère qui a voulu divorcer, pas ton père. »
Mais ce n’est rien encore qu’un homme d’église préconise
un divorce. Plus instructif est ce que tu m’as raconté sur la
fameuse
Maria
N.,
cette
homosexuelle
qui
avait
« probablement » couché avec Anne-Marie, avant de partir avec
elle pour l’Angleterre. Maria et toi aviez pu vous infiltrer dans la
chambre de l’hôpital Georges Bizet où l’abbé Pierre, déjà connu
comme l’illustre apôtre des sans-logis, et donc tenu au secret,
venait d’être opéré du nez, en novembre 1954. Comment
avez-vous obtenu l’autorisation d’entrer ? Tu m’as répondu
comme si c’était une évidence : « Mais nous avions un code ! »
« Lequel ? » « Anne-Marie ». Anne-Marie, persona grata en tout
chemin et en tout lieu… Anne-Marie déjà disparue mais toujours
105
omniprésente… Et qu’était donc venue faire Maria au chevet de
l’Abbé ? « Lui demander de l’argent ». « Pour quel motif ? » Tu
m’as dit l’ignorer. Mais toujours est-il que de l’argent, l’Abbé lui
en aurait vraiment donné.
Que diable ! ma chère Andrée, n’ai-je les moyens de
retrouver cette fichue Maria N. pour l’entendre de sa voix
m’expliquer les raisons de ces obscurs dons, de ces mystérieux
dessous de table, d'autel !
Mais j’ai assez parlé. Maintenant, François-Joël, MarieBénédicte, Andrée, à vous d’assumer les remous et les remugles
échappés de ces on-dit et de ces ouï-dire qui ont à peine bruissé
dans vos existences mais ont piétiné et empoisonné la
mienne. Ne me jugez qu’en tant que messager. Ne me voyez, à
tout pendre, que le transmetteur sain d’une maladie honteuse.
Lorsque vous aurez lu ces lignes, je serai déjà dans la
confidence du principal incriminé, occupé à percer une fois pour
toutes – j’espère – ces énigmes qui ont précédé, accompagné et
suivi ma naissance. « M’as-tu menti ? » lui demanderai-je. Et il
faudra bien qu’il me réponde, cette fois.
Mon Andrée, ma Marie-Bénédicte, mon François, déjà je
vous ai pardonné : si vous ne m’aviez rien révélé, le mal eût été
définitif. Tant pis si derrière ces informations aberrantes,
effarantes, y a pas que de la poésie. Si elles s’avèrent
fallacieuses, je serai le premier à l'aboyer en place publique.
L’âme d’un orphelin a tous les droits. Ceux, dans cette affaire de
dessous – et de gros sous, je le soupçonne ! – du seul être qui ait
jamais falsifié, tu, omis ni tronqué quoique ce fût au fil de cette
mortelle comédie : le « Paquet » que j’étais, que je suis encore et
106
qui voudrait prendre son envol à partir d’un autre tremplin
qu’une branche d’arbre à demi sciée.
Un << Paquet >> certes, mais plus de mensonges…
107
Deuxième partie
Les faits marquants
108
CHAPITRE I
Les pourparlers
Quand elle est entrée dans ma vie, je crois que c’était le
troisième jour, je lui ai écrit : « Vivons une seconde ensemble.
Tentons-nous ». Alors, nous nous sommes tentés. Elle s’appelle
Diane, elle est longue, elle est blonde. C’est un œil. Elle
distingue immédiatement une toile de maître d’une copie, inscrit
chaque œuvre dans le courant esthétique qui la porte, en évalue le
coût en moins de temps qu’il ne faut pour le dire. Nous sommes
courtiers d’art : nous achetons et vendons des tableaux. Si grande
est notre complicité que j’en oublie de lui être infidèle. Elle est
en instance de divorce, vit à Versailles, est trois fois mère.
J’habite pour ma part dans le XIXe arrondissement de Paris, à
deux pas du parc des Buttes-Chaumont, une grande alcôve où j’ai
trois bureaux : celui où je lis, celui où j’écris, celui où je la rêve.
Nous nous voyons tous les deux jours, en délicieuse mais
périlleuse cachette. Je lui ai confié dans les grandes lignes, de
manière très elliptique, mes déboires avec l’auteur présumé de
mes jours et de ma nuit, qu’elle connaît comme tout le monde de
nom, que moi je ne connais que de non… Treize ans. Depuis
treize ans je voudrais Lui parler, Le retrouver, Lui exprimer ma
détresse d’être le fils probable d’une honte enterrée vive. C’est
sûr, me dis-je, il m’aura oublié. Jeté, comme les autres. D’ailleurs
les prétextes pour renouer me manquent.
109
Diane m’en fournit un. Un dimanche où, la voyant défaite,
je l’interroge sur un drame qu’elle m’a jusqu’à présent tu, elle
m’apprend que sa seconde fille serait atteint d’un cancer. Son
cœur de mère saigne, et elle ne sait où conduire sa chère enfant
dans le labyrinthe des hôpitaux spécialisés. Il ne suffit pas,
désormais, de la consoler de vers et de rimes. Plus assez, de lui
murmurer que :
Adieu la croix
Toute religion,
C'est mieux que foi :
Ô notre passion
Je lui souffle :
— Je pourrais en parler à l’abbé Pierre. Il peut beaucoup
de choses. Et puis il y a des questions – une réponse, surtout – en
suspens, entre lui et moi.
Je ne songe pas seulement à la possible paternité ; plus
prosaïquement, je me rappelle sa main tendue lorsque je lui avais
parlé de mes chansons pour les enfants. Qu’importe qu’il n’ait pu
faire intercéder l’animateur de télévision en ma faveur. Depuis
tout ce temps, j’ai modifié mes projets, et ressorti de leurs
souliers mes chansons que j’ai enregistrées à mes heures perdues,
égarées, avec un guitariste professionnel dans un studio loué à
mes frais. Il ne me manque plus qu’un producteur. « Tu pourras
toujours compter sur moi », ce sont les propres mots de l’Abbé,
qui bourdonnent depuis tout ce temps à mes oreilles. Diane
m’objecte :
— Mais cela fait plus de dix ans que vous ne vous êtes pas
vus ! Il ne te recevra jamais… Autant demander audience au
pape !
110
— J’adore tenter le Dieu...
Entre la fille de ma belle et mes enfants de papier, j’ai deux
raisons de revenir à la charge. Avec, sous-jacente, tapie dans les
tréfonds, l’envie d’en découdre avec le mauvais maillage de mes
origines rapiécées. Mais cette fois, je m’en fais le serment, je
n’adopterai plus – à compter qu’il daigne m’entendre – ni la
distance amusée comme à la mort de ma mère, ni la provocationécran de fumée dont je m’étais enveloppé lors de nos précédents
échanges. Non, je réglerai notre contentieux d’homme à Homme,
d’homme de lettres à homme d’église.
Sitôt pensé, sitôt fait : comme je n’ai pas la moindre idée
de l’endroit où le trouver, je cherche tout simplement dans le
bottin, le commun, pas le mondain, et j’appelle le siège
d’Emmaüs, à Alfortville. Je tombe sur une certaine Hélène,
l’assistante du Père, qui me renvoie à son secrétaire particulier.
J’entends des bruits de vaisselle, puis une voix grave :
— Je suis Laurent. Qui êtes-vous ? Est-ce qu’il vous
connaît ? Qu’attendez-vous de nous ?
— Dites-lui seulement que Jean-Christophe veut lui parler.
— Votre nom ?
— Mon prénom suffira.
— Je ne vous garantis rien.
Il est 16 heures, ce 2 mai 2003. À 21 heures 30, la sonnerie
du téléphone résonne dans ma mansarde. Je sais que c’est lui.
— Jean-Christophe ?
— Bonjour.
— C’est moi, l'ab…
— J’ai reconnu ta voix.
111
Jamais ce livre n'aurait vu le jour sans cet appel nocturne.
On me prendra pour quelqu’un de prétentieux si je dis que
notre conversation prend d’emblée le tour le plus naturel du
monde. Et pourtant, pour lui comme pour moi, c’est comme si
nous nous étions vus la veille, comme si nous continuions un
dialogue ininterrompu depuis la mort d’Anne-Marie. Prélude à
un jeu en forme de comédie, une comédie parfois loufoque,
parfois dramatique, souvent tendre et épisodiquement violente,
dont nous serons les seuls protagonistes tour à tour inquiets et
sereins, et seuls auteurs de règles qui nous dépasseront parfois
nous-mêmes. Le jeu du corbeau et du renard, n’étant pas toujours
corbeau ou renard celui qu’on croit, les rôles s’inversant parfois à
notre insu, chacun ignorant souvent qui crie ou qui glapit, qui va
manger le… pont-l’Évêque et qui va être grignoté, au fil d’un
ballet de coups de téléphone, de messages déposés à la hâte, de
lectures et de conversations en tête-à-tête, le tout entrecoupé de
silences à percer les tympans. Un jeu de dames, peut-être aussi,
où l’on ne sait trop qui avance et qui recule, ni quel pion, quelle
dame, quelle âme va l’emporter sur l’autre et remporter une
partie qui ne comporte ni gagnant ni perdant. Ce ballet me
réserve bien des surprises…
— Pourquoi as-tu souhaité mon appel ? Que deviens-tu ?
— J’ai à nouveau besoin de ton aide. Tu m’avais dit que je
pouvais compter sur toi.
— Tu le peux.
— C’est long à expliquer. Je vais tout t’expliquer par écrit,
si tu veux bien.
— Écris-moi, c'est une bonne idée.
112
J’ai à peine raccroché que je rédige une longue lettre
centrée sur mon souhait de rencontrer les Petits Chanteurs à la
Croix de Bois dont j’ai besoin pour réaliser un disque à partir de
paroles et de musiques ayant Noël pour décor. Je joins à mon
courrier une maquette de mon projet. Peut-il me prodiguer
quelque conseil ? Je l’en remercie d’avance.
Après deux jours d’attente, nouvel appel. Rendez-vous est
pris chez lui le 14 mai.
Je me rends donc avec Diane à Alfortville, où il est, selon
sa façon de dire. J’ai su par les journaux qu’il a déménagé de
Charenton puis d’Esteville pour être rapatrié dans la région de
Maison-Alfort, au sud-est de Paris, où siège l’Association
Emmaüs International et où les instances dirigeantes lui ont
aménagé un espace plus confortable que ses anciennes
« carrées », et surtout moins éloigné de la capitale : plus besoin
pour les sommités de tous bords d’hélicoptères comme dans la
brousse de la Seine-Martime : dans cette partie du Val-de-Marne,
les voitures officielles trouvent facilement à se garer… Ainsi le
très médiatisé abbé Pierre se trouve-t-il désormais à portée de
caméras et de micros et, lui l’ancien scout, « toujours prêt »,
même si les feux, cette fois, sont ceux de la rampe.
Métro Jaurès. Changement gare du Nord, RER, Châtelet,
gare de Lyon… Terminus Maisons-Alfort. Trente-cinq minutes
d’une trajectoire qui va – je ne le sais pas encore – strier ma vie
de part en part pendant trois ans.
En retrait de la rue, le siège d’Emmaüs est un simple
bâtiment à deux étages. On y accède par une avancée de béton
qui débouche sur deux vastes salles de réunion garnies de tous les
documents ayant trait au Mouvement. L’étage est réservé aux
113
responsables de passage du monde entier qui viennent assister à
des débats présidés par l’Abbé. En bas, à gauche, une porte
donnant sur un bureau-vitrine garni de livres et donnant sur un
jardinet : l’antre de Laurent, un bon malabar haut d’un mètre
quatre-vingt-cinq ; la cinquantaine, chaussé de lunettes et portant
le bouc, c’est le garde du corps idéal. Il me conduit, amène, au
repère de l’Abbé, tout droit au fond du couloir de l’entrée. Un
véritable petit appartement, pas comme les chambres-studios de
Charenton et d’Esteville : trois pièces, une chambrette dans une
alcôve, une salle de bain avec toutes les commodités dont peut
rêver un homme âgé et à la santé fragile, et surtout un véritable
bureau de travail. Sobres retrouvailles. Ses premiers mots, après
une si longue séparation, sont pour moi une véritable énigme :
— On aurait pu ne pas se retrouver.
Comme à la Halte, j’enveloppe avec mes paumes la main
de mon hôte vénérable, et lui présente Diane. Il a l’air très en
forme. Il est enchanté de faire la connaissance de mon
accompagnatrice.
Comme il me demande ce qu’il peut faire pour nous, je
l’informe du drame que vit Diane, avec sa fille malade. Nous
sommes à peine assis qu’il ouvre son vieux carnet d’adresses, un
épais grimoire noirci au crayon de papier avec des traits de toutes
les couleurs, qu’il décroche son téléphone et demande à parler au
directeur de l’Institut Curie à Paris. Après un bref échange, il se
tourne vers Diane :
— Vous pourrez vous présenter à lui directement. Nous
avons déjà été en contact, c'est un homme de haute valeur.
Comme Diane, un peu suffoquée, se confond en marques
de reconnaissance, il passe sans transition à mon cas, se ressaisit
du combiné et appelle les Petits Chanteurs à la Croix de Bois.
114
Même scénario : il me décroche un rendez-vous avec les
responsables de l’organisation C’est pour dans trois semaines.
Diane et moi avons juste le temps de le remercier et de prendre
congé : déjà il nous embrasse.
— Je vais demander à Laurent de me procurer un
magnétophone et j'écouterai ton travail, Jean-Christophe.
Recontacte–moi, d'ici quelque temps.
— Merci. À très bientôt.
L’entretien est clos. L’Abbé n’a été que bienveillance et
attentions. Je pars en me disant que nous n’avons pas vraiment
refait connaissance. Nous avons fait reconnaissance, et je ne
peux m’enlever de l’idée que notre concorde vient de très loin.
Diane, pour sa part, qui s’attendait à rencontrer l’icône
médiatique avec ses lunettes et son béret, me confie qu’elle a vu
un vieil homme sage, bienveillant, beau malgré son grand âge,
pétillant, d’une exceptionnelle lucidité et à la tenue vestimentaire
dénotant un réel souci de son apparence. Notre tutoiement, notre
familiarité
l’a
frappée,
comme
la
similitude
des
plis
caractéristiques autour du nez, les mêmes mains expressives, les
intonations de la voix. Ses préjugés contre lui véhiculée par les
médias : « communiste », violent dans les mots, grande gueule
crachant sur les riches, ont volé en éclat. Elle me dit :
— Quel choc. Sa présence gicle au cœur !
Le 11 juin, catastrophique entretien avec la direction des
Petits Chanteurs. Je suis venu en amateur, avec mes textes et mes
cassettes, et je tombe sur des pros qui me demandent des
partitions, à moi qui n’ai jamais su lire une note, et ne parlent que
de musique alors que je n’ai que des mots à la bouche. Je
découvre, sidéré, que derrière les tout p’tits chanteurs se cache
115
une véritable industrie, une multinationale basée dans un château
de l’Oise, la résidence Monseigneur-Maillet, somptueuse ruche
emplie d’ondes sonores malaxées par une théorie d’ingénieurs du
son, de maîtres de chœur, de metteurs en scène et de directeurs de
ballets, le tout au service d’une cohorte de castrats en culotte
courte qui sillonnent la planète. Moi qui voulais répéter le jour
même avec toute la colo ! Impossible : la troupe est à Londres,
Tokyo, Sydney. Alors demain, peut-être ? Non, il y a Mireille
Mathieu et Jeane Manson au programme des fêtes de fin d’année.
Entre les industriels du chant et moi modeste troubadour, il y a de
la friture sur la ligne. Ce ne sont pas des pro-Jean-Christophe.
Plus besoin de quadriphonie pour amplifier les accords de ma
guitare. Je rentre chez moi dépité, doutant de ma vocation de dit
père Noël à laquelle, du reste, je n’ai jamais vraiment cru.
Amer, j’envoie le soir même un fax à l’Abbé : « Je n’ai
jamais été aidé par les hommes. Pardonne-moi d’avoir confondu
le besoin d’un coup de pouce et un besoin d’amour dont tu n’as
pas à combler le gouffre. Je me sens perdu dans l’espace vierge
d’une immense page blanche... »
Le lendemain, il m’appelle :
— En me levant, j’ai trouvé ton mot. Merci d’en avoir eu
l’audace. Dis-toi, quand tu veux, n’hésite pas, comme ça, à
m’écrire, à venir me voir.
— Tu me parles d’audace… C’est vrai que j’ai hésité à te
déranger avec mon âme dans un drôle d’état… Mais je voudrais
que tu m’en accordes une autre : j’aimerais conserver nos paroles
au téléphone. Est-ce que tu m’autorises à les enregistrer ?
— Que pourrais-tu faire de mes paroles ?
— Rien. Garder des traces. Toujours me souvenir que tu es
proche de moi. Tu es d’accord ?
116
— Je l’accepte. Merci de me l'avoir signifié.
Ah ! toujours ce langage châtié qui me touche tant.
Côtoyer la misère décidément n’empêche pas les belles manières.
J'appuis aussitôt sur la touche enregistrement. Tant pis pour le
crime de lèse-sainteté ! les mots intimes, naturels, pur jus de
mon Abbé, je veux les conserver et les réentendre dans ma
retraite solitaire. Personne, jamais, ne m’a autant touché que Lui.
Je le lui dis à ma façon, à peine démarquée de cette simplicité
nue à laquelle il semble contraindre ses interlocuteurs :
— Je viendrai volontiers te voir. Surtout que ma vie
continue à ne pas être simple.
— Bien sûr.
— Je fais croire que tout va bien, alors que je suis très
souffrant.
— Dis-toi qu’au-delà de ce qui peut s’exprimer, dans tes
paroles, dans tes écrits, il y a ce que je devine.
— J’aurais besoin de beaucoup plus qu'une porte ouverte
avec une chorale, même mondialement connue.
— Il faut que tu me parles pour que je me rende compte.
Qu’elle est exactement, aujourd’hui, ta vie professionnelle, ton
gagne-pain ?
— Je suis quasiment à zéro. Au chômage.
— Avant, c’était quoi ?
— Après notre dernier contact, en 1988, j’ai ouvert une
galerie de tableaux.
— Cela me rappelle quelque chose. On m’a remis un jour
un dépliant. Quel beau nom pour proposer de l’art : Âme. J’ai
tout de suite reconnu ton style. Mais à l’époque j’ai dû me rendre
au Mali.
117
— Je vivais avec une femme. Nous nous sommes séparés.
Je lui ai tout laissé.
Comme c’est bon, de se raconter à lui. Je suis en paix,
puisque le silence n’est plus de Pierre !
— Ce que tu appelles une porte ouverte, ça évoque
exactement quoi ?
–– Mon drame. Voilà trente ans que j’écris. Trente ans
que les éditeurs me rejettent.
Il y a tellement de blancs depuis toutes mes naissances que
ma chair est un verlan qui tombe sous le sens, ce qui est une
manière de dire que les lettres de refus des éditeurs
m’embrouillent sacrément la cervelle. J’abrège le discours
maladroit – mal au côté gauche – de l’artiste qui vole dans les
plumes de ceux qui ne veulent pas que la sienne le nourrisse, et
j’ajoute :
— C’est pour cela que j’avais voulu que tu lises Le Paquet
et pour cela j’aimerais que tu me donnes ton sentiment sur mon
conte.
J’ai fait précéder mes chansons d’un assez long texte plus
personnel qui constitue le livret de l’ensemble. Mi-chorale, miopéra, cela s’intitule Joyeuse et Noël. Voilà surtout ce que je
veux qu’il lise. Pour ce que j’y fais passer en filigrane entre mes
vers.
— Laisse-le moi, je m’y pencherai.
— J’ai besoin de savoir ce qui ne va pas. Pourquoi
personne n’en veut. Je n’en peux plus, de leur indifférence…
— Écoute, dans notre rencontre, qui aurait pu ne pas
exister, et qui s’est faite, il faut voir un de ces coups de pouce
précisément, venant de la providence…
— Je pense ne pas. Marie-Bénédicte t'a appelé, puis moi…
118
— Oui, et il y a eu une si longue période sans se connaître.
— Ou se connaître mal.
— Oui.
Le 21 juin, je trouve ce message sur mon répondeur :
— Bonsoir, Jean–Christophe, c’est l’abbé Pierre. J’ai été
quatre jours à l’hôpital. Rien de grave. Je suis fatigué. J’ai eu des
maux de l’intestin. C’est passé. Tu peux me retéléphoner. Le seul
moment où ça n’irait pas, c’est entre 18 h et 19 h, car je dis la
messe dans la chambre. Mais après, avant, vers 19 heures ou
après, tu peux m’appeler. Voilà, bonsoir.
Il est 18 heures. À 20 heures, j’appelle :
— C’est moi.
— C’est bien que tu m’appelles.
— C’est bien pour moi aussi.
— Quand tu me téléphones, tu as un crayon ?
— Oui. Toujours !
— Alors je te donne le numéro de ma chambre, parce que
celui où tu appelles, c’est le bureau de Hélène.
Dieu que sa sollicitude me touche. Mais aurais-je oublié
que l'homme a aussi gant d'amour et gant de pierre... Alors que
nous échangeons quelques propos sereins, détachés, au sujet
de mon texte, qu’il a visiblement lu, je sens en lui une espèce de
gêne. Il m’en dira plus le mercredi 25 juin, date à laquelle il veut
me rencontrer.
Je vais voir un homme de Dieu plutôt attirant. Diable !
c’est l'homme-tyran qui me reçoit. C’est tout juste s’il ne me
refait pas le coup d’Esteville : Élague... Émonde... Si tu le
réécrivais, ton livre… avec la personne blonde avec qui tu étais
119
venu… C’est fabriqué... Ton procédé d’écriture, lassant à la
longue. Et puis cela ne s’adresse pas aux enfants.
Il y a treize ans, il m’avait trouvé illisible. Aujourd’hui, ce
que j’écris n’est pas comestible. Et je dois d’urgence trouver un
pseudonyme ! Il ânonne alors un sourde homélie dont je retiens
ces mots étranges : surtout, ne deviens pas célèbre.
Il a changé, vieilli, l’Abbé. Avant, il m’aurait dit, pour
expliquer mon échec auprès des Petits Chanteurs : « Tu n’as pas
été assez malléable ». Là, je le sens fébrile, pressé d’aller au fait.
Comme si, à 91 ans, il s’avisait que le temps était compté pour
lui. Comme s’il voulait régler un problème, vite, avant de
disparaître. Autant j’admets qu’il voie d’un œil réprobateur mes
chants de Noël, et qu’il n’aurait pas apprécié de m’entendre
entonner « il-est-né-le-di-vin-en-fant » ! – autant je comprends
mal ce laminage en mauvaise et indue forme. J’aurais accepté à
la rigueur son jugement d’homme, pas une critique littéraire.
Au moment où je m’extrais, lourd, de mon siège, prêt à
tirer un trait sur mon ambition, il me tend un papier sur lequel il a
bizarrement résumé mon conte : Il était une fois, non, beaucoup
plus qu’une fois, une petite fille, elle s’appelle Joyeuse, et un
papa, il s’appelle Noël. La mère, où était-elle ?Joyeuse et Noël
cherchaient le Secret pour être heureux » Sous le compte-rendu,
quels sous-entendus versés au compte-goutte, alors que, pour ma
part, je suis allé ouvertement au-devant de lui, même si j’avais
ma Grande Idée derrière la tête ?
En sortant, en me sauvant de cette embuscade, tout en
saluant son assistante Hélène, je gueule à l’intérieur de moi :
Mais qu’est-ce que j’aurais pu bien faire d’un père comme
toi ? Je ne te choisis plus. Tu ne me mérites pas !
120
Le lendemain à 19 h 15, après son dîner, je l’appelle. Nul
préambule, nulle présentation. Nous savons à qui parler. Je dis :
— C’est très compliqué pour moi, notre relation. Elle est
faussée. Quelque chose traîne entre nous, qui me fait peur. Et
c’est toujours dans le même ordre d’idée.
— Que veux-tu dire ?
— La paternité possible. Je n’arrive pas à m’en
débarrasser.
— Je ne peux que te répéter ce que je t’ai dit lors de notre
rencontre, il y a plus de dix ans. Si tout cela reste dans ton esprit,
il est impossible de se voir utilement, d’une manière fréquente.
Je le laisse parler. Que me réserve t-il encore ?
— Je peux te le jurer que jamais, absolument jamais, je
n’ai été en relation avec Anne-Marie. J’ignore si tu sais sur quoi
la crise est née, je ne me rappelle pas si je te l’avais dit, je ne suis
pas sûr d’ailleurs que ce soit bon de te le dire…
— Si ! dis-moi !
— Le vrai problème a été qu’elle s’est découverte ellemême aimant les femmes.
Bien sûr, j’en ai eu vent, de ses amours saphiques. Sinon,
d’apprendre tout à trac que ma mère fut une brebis égarée par la
bouche même de ce qui se fait de mieux comme pâtre, quel
effroi…
— Il y a eu ce secret, tout s’est enchaîné là-dessus, y
compris la vie impossible entre tes parents.
— On me l’a dit.
— Je peux te le répéter : je n’ai jamais eu aucune espèce de
relation avec Anne-Marie. Elle ne faisait pas des avances,
d’ailleurs. Elle ne se connaissait pas réellement.
121
Comment va-t-il se sortir de cette casuistique mal fagotée
et qui le concerne au premier chef ?
Il poursuit :
— Elle se faisait beaucoup plus séductrice dans ce sens
qu’à l’égard d’hommes.
Superbe, cette façon de manier le langage courtois !
— Je n’en sais pas plus. Ni ce qu’elle est devenue pendant
la longue période où elle a été absente. Je l’ai revue beaucoup
plus tard à Paris. Là elle m’a dit avoir été un temps en
Angleterre, puis un temps en Belgique, à Bruxelles, et je crois
bien qu’elle venait de là, quand elle est revenue à Troyes, me
demandant alors un logement.
Merci, l’Abbé : trente ans de la vie de ma mère résumés en
quatre lignes. Tu en sais plus que moi, d’évidence...
— On a eu la chance de pouvoir trouver un studio.
Lorsqu’est arrivé son décès.
Feue Anne-Marie, et début des « faits troublants ».
— Bon. Pour moi, le problème c’est ce que les gens me
racontent…
— Que te racontent-ils ?
— Que je te ressemble.
— Qui peut bien te dire ça ?
— Beaucoup de monde. Par exemple, Diane, cette femme
qui était avec moi quand je suis venu il y a un mois.
— Autour de ma personne, depuis qu’on te voit, personne
ne pense qu’il y a le moindre signe de ressemblance. En tout cas,
si on ne sort pas de là, c’est inutile de continuer à nous voir.
Parce que si c’est pénible pour toi, dis-toi que ça l’est au moins
autant pour moi.
Je vais lui porter l’estocade.
122
— Il y a aussi ces bruits… À Montargis, en avril 64, lors
du divorce de mes… parents, ma mère voulait obtenir ma garde.
On la lui a refusée. En plein tribunal, elle a apostrophé Jean
M… et lui a lancé : « Jean-Christophe n’est pas ton fils, c’est
celui de l’abbé Pierre ! » J’ai appris ça par hasard, au cours d’une
réunion de famille. Comprends que j’en sois troublé, et que j’aie
besoin d’être fixé.
— Si tu ne t’es pas décidé à éliminer cette pensée, ce n’est
pas la peine d’espérer nous retrouver.
— Et si je te proposais par exemple de faire ce qu’on
appelle une enquête de paternité ? Tu me donnes ton sang, je te
donne le mien. Alors nous aurons une réponse : ce sera oui ou
non.
Enfin, je le l’ai lâché, le morceau. Depuis le temps – dix
ans ! – que je voulais lui proposer ça. Pour en finir. Une fois pour
toutes. Assez de tourner autour du pot, de ma peau ! Sa réponse
me déstabilise un peu :
— Il n’y a aucun problème.
— On peut le faire ?
— Bien sûr, ça m’est bien égal.
— Je voudrais le faire pour simplifier notre relation, et
aussi ma vie, car je ne peux pas continuer ainsi avec cette
histoire. Dès que j’évoque mon enfance, je suis désormais obligé
de faire référence à toi, à Anne-Marie, à Neuilly-Plaisance, à
Emmaüs.
— Parler de moi relativement à ton enfance, quel réalisme
cela peut avoir, étant donné qu’en fait nous nous sommes jamais
vus ?
— De zéro à deux ans, j’étais à Neuilly-Plaisance. Tu y
étais encore.
123
Cette information, je la tiens de mes recherches à la
bibliothèque de Beaubourg.
— Je n’en sais rien, je ne me rappelle pas. J’aurais eu des
occasions, dans ta petite enfance, d’être dans une position
d’affection ?
Il ne m’a peut-être pas donné la vie, mais il me tue avec sa
façon de s’exprimer !
— Comment veux-tu que je le sache ? À l’époque, c’était
toi, l’adulte !
— Il n’y a que toi qui peut le juger.
— J’avais deux ans ! J’avais deux ans !
— Eh bien ! Je pense que c’est tout à fait sans fondement
de tirer quoi que ce soit de cette période de deux ans. Après je ne
t’ai revu que quand tu es revenu me voir, quand tu m’as rappelé
cette histoire avec ton manuscrit, Le Paquet. Je n’avais aucun
souvenir. Depuis que tu me l’as dit, ça me revient un peu.
Là, l' Abbé, j’ai du mal à te suivre…
— Justement ! Parlons-en, de mes manuscrits. Je les trouve
trop violents, tes rejets.
— N’importe qui lisant tes écrits ferait les mêmes
observations que je puis te faire. Cela devient du délire, si tu
penses que de ton écriture on peut tirer quelque pensée d’être
édité. Et quelle violence de ma part parce que je t’ai dit que ton
écriture est difficile à lire ?
— Tu as dis : « pas comestible ».
— Tout le monde te le dirait. Si tu veux qu’on demande à
un graphologue, il te fera un commentaire. On l’a fait sur mon
écriture et je m’en réjouis. C’est très révélateur. Si tu voulais
qu’on fasse analyser la tienne, je pense que ça serait peut-être une
utilité pour chasser les imaginations.
124
J’éclate de rire :
— Les imaginations !
— Après ton écriture ça sera ta voix, après ta voix ça sera
je ne sais pas quoi, ton chant, zut !
— Je ne comprends rien. Revenons au plus important : estce que tu es prêt à faire un test de paternité ?
— Je t’ai dit que j’y consens. Renseigne-toi. J’ignore
complètement à qui il faut s’adresser.
— Je vais me renseigner. Ainsi, quand je viendrai te voir,
je ne me poserai plus cette question qui me ronge : l’est-il ?
— Ça se sentait bien. Quand j’informe Hélène ou Laurent
de ta venue, ils me disent invariablement : « Pauvre Père, on
vous plaint ! »
— C’est-à-dire ?
— On vous plaint d’avoir à lire ces textes.
Que voilà un glorieux comité de lecture : un factotum
bonhomme et la nonne ! du curé…
— J’ai tout lu, et pourtant je n’ai pas eu une minute
aujourd’hui. Je voulais même téléphoner à Bayard Presse pour
t’avoir un rendez-vous.
Lors de mes recherches dans la presse, j’avais lu que
l’abbé Pierre cultivait à merveille l’art du paradoxe. Là, je suis
servi à satiété. Je l’appâte, dans l’espoir d’y voir plus clair, et
surtout pour éviter de le heurter et qu’il ne se défile avant le test
ADN. Je feins d’aller dans son sens :
— C’est bien que tu aies des gens autour de toi.
— Je me souviens, maintenant que tu l’as évoquée à
nouveau, de cette histoire d’un séminariste…
125
Après le paradoxe, le coq-à-l'âme ! Comme il est difficile à
suivre ! À moins qu’il ne fourche ? À moins que son âge… Mais
non : il sait très bien où il veut en venir.
— Oui ?
— Je me rappelle très bien. Quand je suis revenu, j’ai vu
que vous étiez partis, la famille…
— En 1956 ?
— Oui.
— Pourquoi étais-tu parti ?
— Ah ! J’en avais assez. Cela n’arrêtait plus… Les
allégations comme quoi j’aurai couché… Dénoncé, oui ! par Jean
M... J’ai été convoqué par l’évêché en 55… Ton père faisait
courir le bruit que tu n’étais pas son fils… Il a fallu que je
m’explique, que je me disculpe. Alors j’ai été obligé de
m’absenter. Quand je suis revenu à la communauté, tes parents
n’étaient plus là.
— Qu’est-ce qu’ils disaient, tous ceux d'Emmaüs, à ton
retour ?
— J’ai entendu immédiatement cette allusion, d’une
aventure entre Anne-Marie et le séminariste. Je n’en avais plus
aucune idée, précédemment, j’avais complètement oublié. Puis
cela m’est revenu en mémoire. Comprends-moi, Jean-Christophe.
Il faut que tu saches, en ce moment, rien que dans les
communautés de la France, il y a quatre mille compagnons. Avec
ceux qui ne font que passer, puis que d’autres remplacent, ça fait
peut-être dix mille par an.
— J’imagine.
— Et après coup, on me demande sur l’un ou l’autre si je
peux donner des informations…
— Je sais tout ça.
126
— Tout ce qui remplit ma vie je ne l’ai pas voulu, je ne l’ai
pas choisi, et je t’ai accueilli quand tu me l’as demandé.
— Oui.
— Sans aucune complication.
— Oui.
— Bon ! Quand j’aurai pu me faire prendre une prise de
sang, je te la donnerai, et puis tu me ficheras la paix avec ça.
— D’accord.
— À la grâce de Dieu ! Moi je fais ce que je peux, et je ne
suis pas le bon Dieu. Et ne t’obstine pas à imaginer parce que je
suis devenu un homme célèbre que tu serais le fils de cet homme.
— Parce que tu crois que ça m’arrangerait, d’être ton fils ?
Toute ma vie construite sur un mensonge, tu penses vraiment que
ça me plairait ? Tout ce que je veux, c’est une réponse. C’est oui
ou c’est non.
— De moi tu peux déjà savoir que c’est non.
— Pour moi, le oui ne serait franchement pas un cadeau.
— Calme-toi, bonne nuit.
— Bonne nuit.
Il est deux heures du matin. Notre dialogue, que j’ai dû
résumer, a duré une bonne heure. Épuisé, plus perdu que jamais,
je songe que nous engagés moins dans un jeu de dames que dans
le noble jeu de l’Oie, comme on l’appelait jadis, joué sur un
tableau divisé en soixante-trois compartiments présentant autant
d’avantages que d’obstacles. Jeu-quête, jeu-labyrinthe où, de
puits en prisons, d’hôtelleries en lieux de mort, les joueurs
tâtonnent à la recherche de leur Graal. Je m’endors en comptant
les oisons. Trente-cinq, trente-six… J’ai l’intuition que je
n’arriverai pas de sitôt à la soixante-troisième case.
127
Le 29 juin, je reprends un manuscrit commencé en 1998,
où j’exposais un à un les faits troublants – ceux-là même que
j’énumère dans la première partie de cet ouvrage – jalonnant mon
enquête. Je l’avais intitulé Une Fois Pour Toutes. J’aurais pu
aussi bien l’appeler Pour En Finir. En finir avec le doute, et
porter la vérité au grand jour. Lassé de la prose qui part dans tous
les sens, j’avais opté pour la poésie, seule à même, à mes yeux,
de tamiser les feux trop vifs d’une réalité qui m’apparaissait de
jour en jour plus aveuglante, plus brutale. Seule capable, aussi,
de rendre comte de la profondeur des ombres agitées par un
prêtre fantastiquement – à la lisière du fantastique, ou du
fantasque ? – mystérieux et complexe. Le couperet du « non » de
l’Abbé avait été si net que le crayon m’en était tombé. En
continuant ce texte déjà gros d’une centaine de pages, je songe
que je pourrais y apposer en exergue le mot de Dostoïevski dans
Les Possédés : « Quand il croit, il ne croit pas qu’il croit, et
quand il ne croit pas, il ne croit pas qu’il ne croit pas. » Encore
que l’épigraphe renvoie à un flou qui n’est désormais plus de
mise : d’une dizaine de faits troublants, je suis en train de passer
à une série de faits marquants, entamée par nos récentes
retrouvailles. Je ne trouverai pas le repos tant que je n’aurai pas
couché sur le papier tout ce qui, dans cette relation d’un autre
type, non seulement me trouble mais me marque. De l’écriture
comme d’un exutoire… À ceci que les faits que je consigne,
même éblouissant de poésie, ne sont pas des tigres de papier. Je
me lance un défi : prouver en vers ce que les gênes ratifieront,
faire précéder l’analyse chimique, pauvre et irréfutable, d’un
faisceau de soupçons convergeant vers une certitude belle, riche
– et humainement acceptable. Aux autres les pipettes et l’ordure,
à moi la plume et la dorure des choses. C’est l’encre contre le
128
sang. Et je serais curieux de soumettre les noirs tracés de ma
vérité à la principale cible de la pointe bien aiguisée de mon
crayon.
Je me résume :
À Emmaüs
En cinquante-quatre :
Marché aux puces,
J'essuie les plâtres
Donc trois personnages,
Étrange vaudeville :
Un couple en naufrage
Plus un moine viril
Soudainement
La ronceraie,
Drame à Nogent :
l’Enfant paraît
« À qui est-il ? »
Ça on s’en fout
Dessus cette île
Y a un monde fou…
129
CHAPITRE II
L’entente
Trois mois plus tard – trois mois d’écriture assidue,
acharnée, fiévreuse –, je me décide à rappeler l’Abbé. J’y suis
peut-être allé trop fort, et autant me plaît l’idée de « régler notre
compte » – de le régler, en vers, pour solde de tout compte –,
autant me gêne la simple perspective de le heurter. Si je me veux
du bien, je ne lui veux pas, je ne lui voudrai jamais de mal, même
quand il me fera bouillir. Ce dont j’aurais tout lieu de me
préserver.
Je compose son numéro personnel.
— C’est Jean-Christophe ?
— Oui. Vas-tu bien ?
— Ça été une semaine utile au travail. Je suis fatigué, et
aussi assez malade.
— Je te dérange, peut-être ?
— Mais non.
Nulle trace de ressentiment dans sa voix.
— Je voulais t’appeler, tout simplement.
— Je ne t’oublie pas, mais je suis bien vieux. Je n’ai plus
beaucoup de force.
— J’ai été sacrément remué, à notre dernier coup de fil. Je
voulais un petit peu m’excuser. C’est tellement dérangeant, tout
ce qu’on a dit…
130
— Il n’y a pas besoin d’excuses. J’espère pour toi que les
choses se résolvent, et que tu trouves la paix.
— Je crois qu’il y a encore beaucoup de travail. J’écris
pour y voir clair.
— Prie, en offrant à Dieu chaque journée. C’est
mystérieux, mais réel.
— Mais qu’offrir ?
— Tous les jours, je me demande ce que je vais vivre
aujourd’hui, s’il y aura de la joie ou de la souffrance. Je veux
offrir pour ceux qui souffrent.
— Tes paroles m’apaisent. Et d’écrire me rassure. Plus
qu’une analyse de sang.
— Cela est évident. La science ne peut tout solutionner. Il
y a la conscience aussi.
— Soigne-toi.
— Quand cela ira un petit peu mieux, appelle-moi. Tu me
feras lire ton nouveau livre, je le pressens.
— C’est bien mon intention ! Par petits morceaux.
— N’oublie pas que je suis vieux, un vrai vieux.
— Il n’y a pas de vrais vieux.
— Bonne nuit.
— Je t’embrasse.
Cette conversation prélude à une bonne vingtaine de va-etvient entre Alfortville et mon domicile parisien. Je lui apporte
des passages d’Une Fois Pour Toutes. La plupart du temps, je les
dépose. Plus rarement, trop rarement, nous trouvons le temps de
nous parler.
Un soir de décembre, je trouve sur mon répondeur ce
message curieux :
131
— Bonsoir, pardon. Cela faisait si longtemps, j’ai senti
t’appeler, mais tu le sais, je suis débordé. J’ai dû aller trois jours
d’un côté, trois jours d’un autre. Quand tu prendras mon appel,
rappelle-moi, tu sais je suis là, bon. On pourra parler, voilà, je
t’embrasse.
De toute ma vie, moi l’orphelin à qui personne ne pense, à
qui personne ne songe à penser, jamais je n’ai reçu un tel
message de simple et gratifiante affection. « J’ai senti
t’appeler »… Je « sens » moi aussi de le faire, le soir même :
— Il n’est pas trop tard ?
— Non.
— Tu as fini de manger ?
— J’ai bien lu tout ton travail. Si je ne t’ai pas contacté
plus tôt, ne crois pas que c’est par indifférence. Ma vie est
difficile, je viens juste de rentrer de Gênes en Italie. On approche
de l’anniversaire du 1er février 1954. Je suis harcelé par les
journalistes, les télévisions...
— Je m’en doute. De mon côté je suis plus calme, grâce à
ce travail d’écriture que je suis en train d’accomplir. Je me fais
moins de roman… J’ai bientôt fini la troisième partie de mon
ouvrage. Je te l’apporterai.
— Certains passages sont affolants, qui me dérangent.
— J’écris ce que j’entends. Je te laisse tranquille pour le
cinquantenaire de ton Appel. Puis je passerai te voir.
— Tu seras le bienvenu.
Pendant deux mois, à la radio, à la télévision, on ne parle
que du « pape des pauvres », de l’Insurrection de la Bonté, de
l’Appel au cœur des Français. La presse est déchaînée : enfin un
vrai sujet !
132
Le Monde :
« Depuis 1954, l’abbé Pierre a mondialisé la fraternité. »
Le Point :
« Nous vivons dans une société de petits-bourgeois. “Il
faut provoquer l’éveil”, souligne l’abbé Pierre lors de notre
entretien, dans lequel il revient sur quelques épisodes, dont
certains inédits, d’une vie riche en engagements pour les
autres. »
Le Canard enchaîné :
« Bravo, l’abbé pour la constance ! Toujours là, fidèle au
poste, indéboulonnable. C’est admirable. »
La Vie :
« L’abbé
Pierre,
l’insurgé :
1954-2004.
“Le
plus
médiatique de tous nos agitateurs sociaux”, d’après Bernard
Kouchner. »
Le Journal du Dimanche :
« L’abbé Pierre s’efface et passe le relais ! Il ne veut plus
apparaître au “palmarès des Français préférés” dont il occupe la
première place depuis plus de dix ans. »
Et puis cette annonce dans Libération, coup de tonnerre
dans un concert de louanges assez convenues :
« Grosse fatigue pour l’abbé Pierre, 91 ans, à l’aube de
l’anniversaire de son appel du 1er février 1954 et du lancement
d’un nouvel appel. Il a été hospitalisé. »
J’essaie de le joindre. En vain. Dans sa chambre, ça sonne
dans le vide. Alors je doute, j’écris mal, j’ai mal au cœur, j’ai mal
au ventre, j’ai mal tout court. Je l'attends, je lui en veux, je le
maudis, je le plains, je le hais, je m’inquiète pour lui. Je crois que
j'aimerais pleurer à quelqu’un. Au lieu de préparer mes
133
mouchoirs, je me rue à Alfortville, où je dépose la troisième
partie de Une Fois Pour Toutes.
Ma grenade porte ses fruits : le 5 février 2004, il appelle. Il
semble tout à fait rétabli. Je m’enquiers de sa santé. La
conversation dure un quart d’heure. Je n’en relève que les temps
forts.
— Pour ton travail, il y a bien des choses à dire. Quel
tourment que le tien. Je laisse aller tout cela. Je croyais que ce
que tu m’avais donné la dernière fois était la fin.
— Non. Loin de là.
— J’hésite à parler maintenant, parce que tout ce que je dis
est immédiatement tourmenté en toi. Alors j’ai envie de me taire.
Tout cela révèle un mal profond.
— Sans doute.
— Un état presque maladif, pathologique. Je ne sais dans
quelles circonstances, par quelle manière, cette bactérie t’a été
introduite. Cela fausse tout. Si je m’écoutais, je te dirais :
termine, et quand tu auras terminé, boucle ça, enterre-le, place-le
bien à l’abri, pour que ça ne se perde pas. Et puis dis-toi que
pendant une année, tu ne le regarderas plus.
— Je n’en suis pas arrivé là.
— Tu as de la veine que ça tombe sur moi, parce qu’il y en
a d’autres qui t’auraient foutu dehors depuis longtemps.
— Moi, c’est peut-être pareil.
— C’est-à-dire ?
— Tout ce que je raconte est vrai, terriblement vrai. Grâce
à mon livre, je suis en train de découvrir des choses sur moi, sur
toi, qui me gênent. Mais je ne suis pas fou. Or toi, tu parles de
bactérie, de choses un peu répugnantes.
— Une intoxication.
134
— Non. La vérité, je vais la trouver. Savoir de qui je viens.
— Je suis extrêmement dans le doute qu’il puisse se
trouver un éditeur honnête, défendant ses intérêts, qui ne
s’inquiétera pas de savoir si ce genre de livre a des chances de se
vendre.
— Peut-être, mais moi depuis trente ans, ma réalité, je ne
dis pas ma religion ! c’est d’écrire.
— C’est pourquoi tu termines et après tu ficelles. Mets-le
dans un coin, et trouve-toi une occupation banale, comme tout le
monde qui doit gagner son pain.
— Jamais je ne pourrai.
— Toujours est-il qu’en notre domaine, tu ne pourras pas
trouver ta vérité parce que tu te trompes. Je m’épuise à t’en
persuader depuis le premier jour : tu pars sur une idée malsaine,
qui ne repose sur rien de rien de rien. Ce que j’ai lu hier au soir,
avant de m’endormir, peu après minuit, finis-le, et puis range-le
au frigo pendant quelque temps.
— Et moi je vais exploser ! Tu sais que j’aime agir, réagir.
Depuis que je suis gosse, il faut que j’exprime tout de suite ce qui
ne va pas. C’est plutôt sain, quoi qu’on pense de la façon dont je
m’exprime. Les gens n’aiment pas la poésie. Tant pis pour eux !
Mais m’empêcher d’en écrire, autant me bâillonner, m’étouffer.
Et puis tu m’as donné l’autorisation de te parler quand je veux.
Or je ne pouvais plus te joindre. J’ai eu une crise de mal-être et…
La mémoire étant saturée, le répondeur coupe à point
nommé
cette
communication
qui
aurait
pu
s’éterniser.
Heureusement, la mienne, de mémoire, ne sera jamais en veille…
Je laisse passer, sans broncher, les orages autour de
l’anniversaire de « l’Insurrection de la Bonté ». Le 9 février,
135
sachant qu’il n’est pas chez lui, j’y vais et pose en évidence sur
son bureau une boîte de chocolat fin, un de ses péchés véniels,
que j’ai achetée à la Maison du Chocolat, ainsi qu’un petit texte
dont il me remercie dès le lendemain. Un bref « comment vastu », puis :
— J’ai fini de te lire. Il faut parler pour toi, comme pour
moi, d’un véritable tournant dans l’ensemble de ce qui t’a
occupé depuis si longtemps.
— Oui.
— Est-ce que tu es conscient de ça ?
— Là, oui, quand tu me le dis.
— Je pense que tout le travail que tu as entrepris, oui ! il
existe, mais il faut que cela aboutisse à une sorte de cure
psychique de libération. Sinon, on va continuer à tourner en rond.
— Non ! non ! Je suis encore en plein dedans.
— Il faut que je récupère un peu, mais j’ai voulu ne pas
tarder à te donner un écho. Te dire tout de suite le sentiment que
j’ai : ton livre, il ne faut pas qu’il se prolonge dans le vague, qu’il
ne conduise à rien, qu’il continue à être une ligne indéfinie.
— Je vais le finir au plus vite.
— Ainsi tu pourras…
— Oui ?
— Te renseigner… Pour le sang. Comment il faut s'y
prendre.
— D’accord. C’était notre marché.
–– Notre arrangement.
— Notre pacte.
–– Ensuite on pourra se voir, mais pendant quelques jours
je vais devoir me rendre en Suisse. Ça n’arrête pas. Mais après
j’aurai trois jours de repos, je l’espère complet.
136
— Repose-toi vraiment, et je te ferai signe quand j’aurai
vraiment fini.
— Oui. Tiens-moi au courant fur et à mesure. Au fait : le
code de la porte a changé. Je te le donne. Il faut que tu composes
le 0 4
5 4.
— Tu y es pour quelque chose ?
—…
— Avril 1954. C’est ma date de naissance.
— Ainsi tu le retiendras, voilà !
Le 4 mars, je me « renseigne pour le sang ». Il me fait rire,
l’Abbé. Il croit que c’est simple, qu’une infirmière va nous faire
un prélèvement et qu’il suffira d’aller chez le juge chacun avec sa
petite fiole. Je sais bien, moi, qu’une recherche de paternité est
une chose très compliquée. Je joins une amie médecin qui me
confirme la complexité et la rigueur du processus : « La prise de
sang doit s’effectuer le même jour. Vous devez être ensemble, et
demander d’entrée que les résultats soient doubles et mutuels,
glissés à l’intérieur d’une seule enveloppe que vous ouvrirez
ensemble. » Elle veut bien se mettre à notre disposition.
Le soir, je communique tous ces renseignements à l’abbé
Pierre. Nous tombons d’accord pour que j’organise « cela » le
plus rapidement possible. « Cela » dont dépend qui j’ai été. Et qui
j’aurais pu être. Parce que (j’accroche des bouts de mots à mes
haillons de môme ) :
Quand un enfant
On lui dit rien,
Il devient grand
Ou un vaurien
137
Le même diamant
On lui cache tout,
Il fait voyant
Ou bien voyou
Le 6 mars, 8 heures :
— Jean-Christophe ? Je te réveille ?
— Non, non. J’écris !
Normalement, j’ai horreur qu’on me dérange quand j’écris.
— Bon ! plusieurs choses. La plus importante : j’ai parlé
avec Laurent et Hélène de la décision de la prise de sang, alors ils
ont dit qu’il faudrait mieux le faire avec le médecin qui me suit à
l’hôpital du Val de Grâce. Ce serait pour le mardi 16 mars.
— Je sais. Hélène m’a appelé hier pour me prévenir.
— Ah ! bon.
— J’ai donné mon accord.
— C’est bien. Il y a aussi des choses qui me préoccupent,
surtout depuis notre conversation. D’abord, ce que je te disais au
sujet de ton manuscrit. Pas celui-là, le premier, Le Paquet. Quand
j’ai fait une démarche auprès d’un éditeur parisien…
— Oui.
— Ne t’inquiète pas si à mon âge, il y a des événements
lointains qui restent très précis, et d’autres plus proches qui
m’échappent… Mais surtout que tu n’ailles pas penser que
j’avais fait une dissimulation, un mensonge... Quand je parle,
c’est dans la candeur, presque naïve, tu comprends ?
Je retiens le « presque ». Mais je le trouve bien confus,
aujourd’hui. C’est la première fois qu’il me fait le coup du
gâtisme, mon P’tit Bonhomme, comme je l’appelle à part moi.
138
Mais tu parles, si j’y crois, à tes dérapages. Oh ! ce langage
délicieux, précieux à s’en pourlécher l’ouïe, truffé — miné ! — de
tant de non-dits ! et pourquoi pas de oui-pardi ! Il reprend :
— J’ai lu entièrement, avant-hier soir et hier matin, la
dernière partie de ton texte. Il est très abondant. Je me disais,
mais c’est comme un fleuve qui coule, on ne l’arrête pas…
Jusqu’au moment où ton personnage, enfin toi, arrive à l’océan.
On a l’impression, en ces pages torrentielles, que s’écrit ta pensée
suivant le rythme même de tes émotions.
— Je le prends pour un compliment.
— Cela étant, c’est qu’on ne voit pas comment il pourrait y
avoir un moment où viendrait la fin. Parce que le fleuve n’en finit
pas de couler. Ce qui est étrange en regard du titre, Une Fois
Pour Toutes.
— Tu t’inquiètes de savoir si j’ai encore des choses à
révéler à ton propos ? Alors je te réponds. La fin, c’est celle que
nous avons décidée. L’analyse.
De grâce ! Que cela ne se termine pas dans un bain de sang !
— Oui, mais ce sera une coupure qui ne correspondra pas à
quelque chose d’absolument vital pour le document.
— Sauf que je travaille déjà dessus, et que je l’intégrerai.
Voilà qu’il change à nouveau de registre :
— Je reprends cette idée, dans ton livre, d’un fleuve qui
coule et qui va se jeter dans la mer.
— Dans l’océan : la mer, c’est trop petit. Et le Pacifique,
bien sûr.
Je me laisse bercer par les flots de l’Abbé dont j’aime la
poésie marine mais dont je redoute et guette tout autant les sousentendus. Des souvenirs lui viennent.
139
— Je me rappelle un fleuve, entre le Cambodge et la
Thaïlande, le Mékong, qui a un cours assez unique au monde. Il
va suivant son rythme, et quand vient la période de la sécheresse,
l’eau continue à aller vers l’océan, mais quand elle a fini de
s’écouler le fleuve remonte à l’envers, parce que son lit est
devenu vide, et alors le niveau de l’eau de mer le remonte, si bien
que les pêcheurs qui sont sur leurs barques s’en vont à rebours.
Le fleuve les reconduit vers la montagne
— Si mon écriture a fait resurgir en toi cette image, j’en
suis heureux. C’est exactement ce que je ressens.
— Une dernière chose.
Aïe ! Gare à la chute ! Je parierais qu’il y a des césures,
des vers sans rimes le long de son Mékong à lui…
— Dis-moi.
— Je vais t’envoyer une longue lettre que j’ai adressée au
Pape, à la demande de certains évêques et cardinaux. En tête, j’ai
mis la phrase de Jésus dans l’Évangile selon saint Matthieu :
« N’appelez personne père sur la terre »…
Toujours aussi surprenant. Que me réserve-t-il au
prochain méandre ?
Le Christ a dit : « Vous n’avez qu’un père, votre père qui
est dans les cieux ». À côté de ma lettre, je t’ai écrit : « À toi
Jean-Christophe, mon frère en Jésus-Christ. J’ai écrit frère au lieu
de père. Tu comprends ?
— C’est très clair...
Quoique !
— Alors tu vas recevoir le paquet, lundi ou mardi. Allez, je
t'embrasse.
— Au revoir. J’essaierai d’être un frère pas trop
désagréable.
140
— Tu ne l’es pas.
Qui ! Quoi !
— Merci.
Mutatis mutendis, je décide de terminer mon livre avant le
16 mars, jour de la prise de sang. Après, c’en sera fini des mots
contre les hics, de la métrique contre l’alambic. Il me reste à
peine trois jours pour profiter de mes derniers jours de liberté
poétique ; je continue de plus belle ma livresque recherche afin
de trouver ma solution — créative — avant celle — créatine —
des pipettes. Je note :
Désirez-vous pour père : l’Abbé
– Oui. – Voulez-vous comme fils : J. C. ?
– Non. – Je vous déclare donc unis
Par le lien de la poésie
Je biffe et remplace par :
Deux erreurs sur mes motifs : ne croire
Ma quête que bassement usufruitière,
Et surtout me servir de ta gloire
Pour me dégager de la taupière.
Comment veux-Tu
Je fasse carrière
Titre incongru :
Jean-Christophe Pierre ?
Oh ! mettre en œuvre un pensum
Ça vaut toutes les parentés,
141
J’aime mieux être le père d’une somme
Qu’enfant muet d’une Sommité :
Plus de cent pages
Feront la nique
Aux pourcentages
De l’acide désoxyribonucléique
Et je termine par :
C'est d'avoir cru que je puisse l'être qui me donnera la
force d'accepter que je ne le suis pas.
Le 13 mars, en début d’après-midi, je contacte le Dr A.,
mon médecin traitant depuis douze ans. Je l’informe de ma
démarche ; bien qu’il en souligne le caractère « improvisé » —
« c’est juste entre nous », lui ai-je dit —, il accepte de
m’accompagner à l’hôpital.
Le 16 mars au matin, à huit heures trente-deux minutes et
vingt-quatre secondes, je referme mon livre. Je suis prêt. Je
vaque à diverses occupations quand, à 10 heures 56, le téléphone
sonne. C’est Laurent :
— Je vous appelle, parce que…pour cette affaire…
— Oui, pour aujourd’hui, cet après-midi.
— C’est ça. Alors l’Abbé, il va à l’hôpital, euh, du Val de
Grâce.
— Oui.
— Il est convoqué là-bas pour des examens de gastro, et
là-bas, il va demander comment on fait, euh, pour l’examen que
vous avez demandé.
142
Le secrétaire-garde est tellement mal à l’aise qu’il me
vouvoie soudain. Je le laisse s’entortiller dans ses onomatopées
parmi lesquelles figure en première place l’interjection heu,
marquant un évident embarras.
— Donc je voulais vous dire, heu, qu’évidemment si vous
voulez venir avec lui il n’y a pas de problème, mais si ne vous ne
pouvez pas, ce n’est vraiment pas grave car, heu, les rendez-vous
seront pris plus tard. Il semble qu’ils ne vous feront pas l’examen
à ce moment-là.
J’en reste coi. J’ai à peine raccroché que la sonnerie
retentit de nouveau. Coi ! encore. C’est Hélène, la personne de
compagnie, l’intendante, la confidente de l’Abbé. Un petit bout
de femme dévouée, efficace et délicate. En substance : « On n’a
pas dû bien se comprendre, l’autre jour, quand je te disais que le
Père allait passer un contrôle. Je voulais dire c’était à cette
occasion qu’il allait prendre un rendez-vous pour un A.D.N. entre
toi et lui.
— Non ! ce ne sont pas nos accords. Je dois le rejoindre
tout à l’heure. Et je suis prêt !
— Je suis désolée. Mais, pour cette après-midi, on annule.
Même dans une fiction, je n’aurais pu prévoir un tel
dénouement. Trop prosaïque. Cependant, je décide de forcer le
barrage. À 16 heures, comme prévu, je suis à Alfortville.
Personne. Je m’y attends, bien sûr. J’ai acheté deux roses, une
blanche et une rouge. Deux vies sans épines. Sur son bureau, je
recopie le quatrain d’introduction de mon Fleuve :
143
Vox « copuli »
Tu es le fils de l’abbé Pierre
– Ou celui d’un séminariste –
Encore : de Jean l’Évangéliste,
Et pourquoi pas de Dieu le Père ?
144
CHAPITRE III
Motus
Je veux croire que ce report n’est que le fruit d’un
malentendu. Mais les jours passent sans que je sache si l’Abbé
diffère, tergiverse, acquiesce ou suspend volontairement cette
recherche de paternité qu’il semble pourtant bel et bien appeler
de ses vœux. Entre la candeur et la duplicité, j’hésite à qualifier
son attitude. Deux pas et demi en avant, un pas deux tiers en
arrière. À cette allure syncopée, quand cesserons-nous de
marcher l’amble ? Nous nous sommes déjà manqués trois fois : à
ma naissance, lors du décès d’Anne-Marie, à Esteville. Il serait
grand temps que nous nous réussissions, cette fois, que nous
nous re-suscitions.
Le lendemain de mon passage à Alfortville, il me remercie
pour mes roses ; quant à l’enveloppe que je lui ai laissée avec
mon quatrain, il a ce commentaire :
— Je ne me fatigue pas trop pour essayer de comprendre
ce que tu veux dire, les quelques mots, tu m’expliqueras un jour.
Comme je m’enquiers de sa santé, il me répond :
— Pas de problème. C’est seulement que ces temps-ci
m’avaient repris des maux de ventre, comme chaque fois que j’ai
des soucis. Et tu es un petit souci…
145
Le 2 mars, le souci – dans son jardin – que je suis passe
le voir en coup de vent. Nous parlons de mon brûlot. Il m’en
conjure :
— Reprends certains passages, ménage-moi.
— Bien sûr.
Nous envisageons même qu’il en rédige la préface. J’en
suis heureux et fier. Cet encouragement me donne des ailes,
d’autant plus que, le lendemain, un éditeur me demande de lui
déposer mon texte. Tout arrive !
Las. Le jour même – mon sang a juste eu le temps de faire
un tour –, il me téléphone : c’est non. « Votre histoire est certes
intéressante, mais l’abbé Pierre en vers, c’est un gag ! En
revanche, donnez-nous le scoop, nous le confierons à un
professionnel ». Qu’ils aillent se faire voir. Mon texte est tout
sauf burlesque, et ma vie n’est pas un scoop pour les lecteurs de
France-Dimanche. Lundi, mardi…
Le 1er avril, l’Abbé m’appelle. Surprise : il remet notre
examen au goût du jour. Exit mon texte, place au test. Cette fois,
c’est du sérieux :
— Le docteur du Val-de-Grâce m’a expliqué beaucoup de
choses avec grande amitié. La recherche de paternité est une
demande tout à fait classique. Ici, où je suis suivi depuis
longtemps, il s’agit d'un hôpital militaire…
J’ironise en moi-même : peut-être ont-ils entendu parler de
François Moncel ?
— … ainsi nous serons sûrs du secret. En France, la loi
protégeant les gènes, il y a l'exigence que la demande soit
présentée par le procureur de la République ou un juge
d'instruction.
Tiens ! je mets ça de côté. Il le sait maintenant…
146
— Je pense qu'effectivement il faut une décision de justice
motivée avant toute chose par une preuve réelle que la filiation
ait été possible, par exemple que le père potentiel ait connu la
mère avant la gestation.
Là, j'ai ce qu'il faut !
— Voilà ! J'en ai profité pour regarder dans mon
encyclopédie ce que c'étaient précisément les gènes. Je n'en avais
qu'une vague idée. Ça se tient dans les testicules, c'est là qu'avec
une multitude de particules…
Je suis debout dans mon bureau-bibliothèque. Je penche la
tête pour lire un titre : La mauvaise graine de Léo Ferré. Il y a un
dé dans ma vie, mais jamais de hasard.
— … cela va faire que le nouvel être aura les yeux bleus,
les cheveux blonds, etc.
— Je suis content que ces précisions viennent de toi.
— La République veille sur ses gènes !
J'éclate d'un rire généreux. J’aime son art de clore une
discussion sur un sujet d'importance par une formule vive,
mâtinée souvent – je le perçois même au téléphone – d’un clin
d'œil complice et amusé.
Mon livre étant terminé, je tiens depuis quelques jours un
journal, Nota Bene, où je consigne en prose – ça m’arrive – les
rebondissements, ses hésitations, mes entrechats. Mais quand il
s’agit de dire moins crûment les choses, la poésie, plus
syncrétique, me reprend :
Un pas avant
Un pas arrière
Selon le vent
Ou la barrière
147
Mais qui de l'homme
Qui de l'enfant
Celui qui donne
Celui qui prend
Mon Abbé paraît de nouveau si bien disposé à faire
avancer notre « à-faire » que je tiens à l’encourager en lui
garantissant le plus parfait incognito. À cette fin, je loue à la
Société Générale un coffre où j’enferme Une Fois Pour Toutes.
La clé en main, je file à Alfortville. Nous sommes convenus de
nous voir après sa sieste et avant sa messe, entre 16 heures 30 et
18 heures. Au 180 bis, rue Paul Vaillant-Couturier, je compose le
bien numéroté 0 4 5 4, et j’entre comme si j’étais chez nous.
Devant la porte, une chose me frappe : au-dessus d’une affichette
en faveur des « Restos du cœur » est accrochée une reproduction
d’une toile de Rembrandt : Le Retour de l’Enfant Prodigue. Je
connais la parabole évangélique : un fils de famille parti gaspiller
sa part d’héritage, accueilli avec joie par son père lorsqu’il rentre
sans un sou mais vivant et repentant. Luc, 15, 10 : « Toi, mon
enfant, dit le père, tu es toujours avec moi, et tout ce qui est à
moi est à toi ».
À peine entré, ni une ni deux, je lui explique ce que je
viens de faire, et je lui montre la clef :
— Jean-Christophe, tu me fais là l’un des plus beaux
présents de ma vie.
— C’est à moi aussi que je le fais.
La veille, nous nous sommes entendus au téléphone : nul
n’aura accès aux « faits troublants » que j’ai exhumés dans mon
livre. Aussi la possible paternité ne sera-t-elle certifiée – ou
148
réfutée – qu’au terme d’une enquête officielle mais tenue secrète
– ligne de conduite absolue que je garderai jusqu'à ce que vie s'en
suive… – et non par le faisceau d’éloquentes présomptions que
j’ai réunies et collationnées en vers. Motus, donc. J’apporte la
preuve que je ne manquerai pas à mon serment ; l’Abbé m’en sait
infiniment gré. Il me demande de quelle manière il peut me
remercier. Or, depuis quelques jours grandit en moi le projet d’un
« Musée Emmaüs ». L’Abbé ne négociera pas mon silence : il le
sertira dans l’écrin d’une collection d’œuvres d’art dédiées à son
Action. Il a cette phrase extraordinaire et redoutable :
— Merci. Ainsi Abraham n'aura pas besoin d'abattre son
bras, et à Dieu, nous allons sacrifier une chèvre.
— Ce n'est pas trop ma culture, mais je sens l’importance
de ce que tu me dis là. Le symbole me plaît. Hors religion.
Sans transition, il passe à des préoccupations terrestres :
— Nous allons partager le coût du coffre.
— Cela ne va pas être discret…
— Bon. Alors il va falloir s’occuper autrement du Fleuve...
— Voici ce que je t’ai apporté.
Je lui tends un papier que j’ai préparé le matin même et je
recopie ici dans son intégralité :
Paris, le 12 avril 2004
« Une Fois Pour Toutes »
Dans un coffre
— À jamais —
Je te l’offre
Sera muet
149
ART EMMAÜS
« Faire œuvre c’est offrir…
— Un prieuré
— Responsabilités
— Être héritier
… donner c’est œuvrer »
Un prieuré : afin que je puisse exercer en toute tranquillité
le seul métier que je connaisse : le métier d’écrire, comme il y a
un « métier de vivre » selon Pavèse.
Des responsabilités : au sein du Musée dont je veux être le
grand ouvrier, l’ordonnateur et l’hôte.
Être héritier : non d’un patrimoine génétique, mais de sa
Pensée et de sa Trace…
Nous discutons chaque « alinéa » de notre secrète entente.
Puis il en lève ses lunettes et fermé les yeux. En ce moment
émouvant, crucial, nous sommes assis côte à côte, lui tourné vers
le bureau où est déplié le protocole de notre Alliance. Entre nous,
c’est un traité à la vie à la mort, à l'envi à l'amour, qui scelle sans
faste le lien sacré qui nous unit. Il dispose ses belles mains fines
en coquille autour de ses lèvres. Il ne dit rien, respire très fort. Il
réfléchit. Il ne prie pas : avant de prendre une décision
importante, ce n’est pas à Dieu qu’il demande la bonne voie,
mais à lui-même, en Dieu. J’écoute, impressionné, le silence de
ce vieillard qui accuse celui qui règne dans la pièce, comme si
son monde intérieur, étendu bien au-delà des mots, imposait sur
toute chose son immensité et sa loi.
— Donne-moi un stylo, s’il te plaît. Celui-ci.
150
Il me désigne un Bic 4 couleurs, un de ces stylos-bille
qu’on ne trouve plus guère dans les papeteries et dont il est un
des rares à garantir la survivance. De sa main droite, il abaisse le
guide conducteur de l’encre noire. Le bleu, c’eût été pour
l’horizon qui s’ouvre ; le vert, pour mon prieuré que j’imagine
bordé de saules rieurs et des hêtres comme ceux de feu Frévent ;
le rouge, pour l’éclat de notre officieux mais triomphal
cérémonial. Enfin il trace ces signes en bas du document :
Ensemble
pour apprendre à aimer
en servant ceux qui souffrent
Et il signe.
Au pied de son bureau, il tire un grand tiroir où il classe
ses dossiers. L’un d’eux porte une étiquette : Jean-Christophe,
tracé de sa propre main. Il l’ouvre et y glisse le papier. Alors il
se lève et me sourit. Nous nous embrassons.
*
Avec Diane – mon Ève, mon évidence – je pars pour la
montagne, où je passe une semaine. De Val d’Isère, j’envoie une
carte à l’Abbé : « Je suis à réfléchir, emmitouflé dans tout ce
blanc, à ce que je vais te demander afin d’être pour toujours
nettoyé du noir qui me broie ».
Déception à mon retour, où je crains que ne recommencent
les valses-hésitations dont il est coutumier. Je le retrouve
souffrant, approximatif, évasif. « On continuera de réfléchir
ensemble » : c’est tout ce que j’obtiens de lui, moi qui bous de
mettre en œuvre mon projet « Art Emmaüs ». Nous avons des
conversations traînantes. Un jour, je lui dis :
151
— Je ne me sens pas bien. Dans ma tête.
— On ne s’est peut-être pas bien compris.
— J'espère que si. Car je pourrai jamais plus supporter que
quelqu'un me trahisse.
— Qu'est-ce qui te donne cette impression ?
— Je t'ai fait mon cadeau. J'ai l'impression de plus rien
avoir. Et d'être à nouveau tout seul.
— Il faut lutter contre cette pensée, parce que de mon côté
j'ai compris tout ce que tu m’as apporté. Qu'est-ce que je peux
faire de plus ?
— J’ai l'impression que tu es coincé, et que tu vas avoir
des difficultés à agir pour moi. Le musée…
— Je ne peux pas faire des choses qui ne dépendant pas de
moi. Il faut que j'intervienne auprès de ceux de qui ça dépend,
alors je ne sais pas dans quels délais on y arrivera. En tout cas,
dis-toi que j'ai complètement compris. J'attends maintenant que
tu apportes un document indiquant que tu n'as pas été à ne rien
faire depuis tout ce temps, et surtout qui mentionne tes
compétences relatives à l'expérience que tu as dans le domaine
des oeuvres d'art.
— Je l'ai déjà préparé, et je vais te confier mon C.V.
Il y a sans doute là-dessous quelque chose de plus profond.
Je ne sais pas encore quoi en penser précisément.
— Sois courageux, parce que je vais faire tout ce que je
peux avec le peu d’énergie que j'ai.
— Ah ! il me reste un tel souvenir de notre dernière
rencontre.
— Bien sûr. Mais il se peut qu’après avoir remué
profondément tous ces projets pendant ces deux semaines, il y ait
152
un choc quand on s'aperçoit qu'entre le concept, la pensée et
l'accomplissement, ce n’est pas simple.
— Je sais, mais moi, le jour où j'ai décidé de tout mettre
dans un coffre, je l'ai fait dans la journée.
— Ça, c’est du concret. Cependant il faut être bien réaliste.
D'un côté je sais que mon intervention en bien des circonstances
a du poids, mais d'un autre côté je n'ai pas les forces pour mener
le combat comme il faudrait, d'autant que je dois mener de front
toujours plusieurs affaires.
— Je comprends.
— Surtout ne te décourage pas, car alors cela m’enlèverait
toutes possibilités. Tant que je serai fort de ta conviction, on ira
ensemble.
Je retiens de notre dialogue qu’il possède tous les pouvoirs,
mais non le pouvoir officiel : ni celui de commander, ni celui de
décider, ni celui de signer. Les patrons, ce sont les autres, les
responsables d’État, tapis dans la nébuleuse Emmaüs. Et ceux-là
veillent à contrôler les « idées folles » dont leur fondateur est
friand, lui qui n’a guère le goût des Petites et Médiocres
Entreprises. D’ailleurs, il faudra vraiment que je me démène pour
peu à peu « officialiser » nos accords.
J’en profite pour évoquer mes fameux enregistrements.
Combien ils furent primordiaux pour nous ! Car pour mener à
bien mon grand dessein, je me suis rapidement avisé qu’il fallait
nous cacher des obscures instances du Mouvement. Mes bandes
de magnétophone seront notre véritable cordon ombilical durant
cette haute négociation étalée sur trois ans. Vite, nous
comprendrons que le téléphone est notre seul espace d'expression
libre. Sans cet outil, comment aurais-je pu progresser, compte
tenu de la difficulté de se voir ? Car combien peuvent se vanter
153
d’avoir directement accès à l’abbé Pierre ? Même François
Mitterrand
prenait
rendez-vous !
Alors
m’imagine-t-on
débarquant presque chaque jour à Alfortville, entrant et sortant à
ma guise ? Parfois même à sa demande, le soir tard, une fois le
bâtiment vide ? Si bien qu’il fallut – lui le premier ! – respecter
les règles entourant sa propre Sommité. Les soupirs, les écarts,
les confidences, les conseils, oui c’est sur sa propre instance que
je les ai recueillis au téléphone, tout en prenant moult notes !
Ainsi veillait-il à ce que fussent laissées des traces, au cas où l’on
viendrait à mettre en doute ma bonne foi.
Je suis investi de la parole de Dieu ; qu’ai-je à redouter
l’avis de ses saints ? Fort de Son agrément moral, je mets les
bouchées triples, d’autant que ses multiples défaillances
physiologiques me laissent peu de temps devant… Lui. Je vois
les choses en grand : un château dont les pièces seraient
ordonnées selon la biographie de l'abbé Pierre. Oui, que chacune
soit consacrée à une Action décisive jalonnant sa vie. Ainsi, le
visiteur ira de la « salle 1931 » – année de son ordination –, à la
« salle 2004 » (toujours le même mot d'ordre : « luttons ! »), en
passant par la « salle 1954 ». Vive le désordre, quand il s'agit de
réveiller
les
consciences !
L'ensemble
agrémenté
de
photographies des grands moments et des hautes figures
d’Emmaüs, de tableaux de maîtres à thèmes religieux, et
environné d’un mobilier monacal, sobre et beau.
En ma nouvelle qualité de responsable de la future société
Art Emmaüs, je contacte Isabelle Rouault 1. Celle–ci, croisant un
jour l’abbé Pierre dans la rue, se présente et lui parle du portrait
que Georges Rouault a réalisé, alors qu’ils ne se sont jamais
rencontrés. Je demande à sa descendante de m'aider à retrouver
1
La fille du peintre du même nom.
154
cette œuvre que même l'abbé Pierre n'a jamais vue. Le précieux
tableau a été acheté par Charles Trenet lors d’une vente aux
enchères, en 1954. Comme je me fais fort de le récupérer, son
modèle me glisse un jour à l’oreille : « Je me le ferai donner. Et
après je te le donnerai »… Plus miraculeux : j’obtiens en envoi
recommandé, sur simple requête écrite, plusieurs photographies
de Marc Riboud qui, avant de devenir célèbre avec le fameux
cliché du casse-croûte des ouvriers assis en rang… d’union ! sur
une poutrelle de la tour Eiffel, réalisa en février 54 le fameux
reportage sur l'abbé Pierre où il livre son secret de l'équilibre
parfait entre la misère ici-bas et le miserere du Très-Haut. Quant
au cadre qui accueillera ces merveilles, je porte mon dévolu sur
le château de Maison-Blanche, à Lésigny, près de Brie-ComteRobert : une propriété équestre de trente hectares dont mille
mètres carrés de bâti, à l’architecture imposante, quoi que
« simple et de caractère presque familial », à en croire les
vendeurs. Coût de l’acquisition : deux millions et demi d’euros,
soit environ quinze millions de francs d’alors. Je vois les choses
en grand ! Sauf que là, ça commence à clocher. D’abord, il est
question qu’un nouveau centre Emmaüs flanque le logis.
J’imagine mal la scène : mon Musée ressemblant au NeuillyPlaisance de ma prime enfance ! J’ai une tout autre idée en tête :
certains Compagnons triés sur… le vantail, à la fois auxiliaires,
artistes et artisans, feraient de beaucoup plus précieux auxiliaires.
Autre idée : que l’Abbé Pierre soit enterré là – et non au
Panthéon auquel il s’attend, dixit, ironique, l’intéressé –, seule
façon, à mon sens, d’attirer un public international, et de donner
une âme véritable à ce lieu à l’origine si neutre. Je reçois
d’ailleurs l’aval du principal intéressé. Lequel me confie en
avril :
155
— L’autre jour – celui de l’Entente –, nous avions cent ans
de décalage, or tu fonçais vers l'avenir, alors que j’en étais encore
au passé, et à la fatigue du présent… J'ai eu peur de parler autour
de moi de ton idée de musée Emmaüs. Ils vont encore me traiter
de fou. Je les entends déjà : « ah ! encore une de ses
inspirations… Il n’arrête pas. »
Pour le rassurer, je lui tends mon curriculum vitæ, qu’il
m’avait demandé et qui rassurera, je l’espère, la hiérarchie
d’Emmaüs France quant à ma capacité à diriger les opérations. À
la lecture de ma date de naissance – trois mois après l’Appel du
1er Février –, facétieux comme souvent, il note :
— Toujours en retard sur les événements !
Néanmoins mon expérience de courtier et de directeur de
galerie d’art lui apporte une arme non négligeable pour
convaincre son entourage de ma légitimité. Il ajoute :
— Tu aurais dû inclure cette dernière expérience… Celle
que je te fais subir depuis bientôt un an…
— Pas subir. Vivre.
De mon côté, c’est une question de légitimité d’une autre
nature, génétique celle-là, qui me revient me hanter. Dans Nota
Bene, je note, m’adressant à lui :
« Je te comprends aussi : ayant peut–être aimé – même si ce ne
fut que le temps de procréer – une jeune femme pure, comment
par la suite assumer la même devenue femme facile et avide de
découvertes sensuelles ? Mais comment se fait-il que je n’aie
jamais entendu parler, moi son fils, d’une Madeleine-couche-toi–
là ? À moins qu’après coup… il ait été plus commode de la
noircir ?
156
Mais aujourd'hui, le cas n’échéant pas, en tant que frère et
comparse de froc, je songe que peut-être j’aurais fait pareil : ne
plus revendiquer une coucherie plus du tout présentable. »
Le 21 avril, il ne me souhaite pas mon anniversaire. J'ai
guetté mon téléphone toute la journée. Je griffonne de déception :
Tu as raté l'occasion de te faire aimer par mieux aimant que toi.
Le lendemain, il appelle. Il veut me voir pour « faire le point ».
Le 24, entrevue mémorable : rien de ce que j’espère évoquer
n’est abordé. Sans même parler du versement de l’acompte
éventuel à verser pour l’achat de Lésigny, voilà qu’il me promet
un poste d’éducateur et un appartement. En clair : un boulot avec
logement sur place. Puis il m’offre des drôles de choses : un
disque, Paroles de paix de l'abbé Pierre, un bouquin, Manifeste
contre la pauvreté de Martin Hirsch 3, ainsi qu’un document
moins anodin, vrai pavé : le rapport financier de l’année 2003 et
le budget 2004 de l’Association Emmaüs International. En
consultant le volumineux document, je me dis que le massage est
clair : 1) Emmaüs n’a pas les moyens de s’offrir une résidence
d’envergure, et 2) il n’y a pas de place dans leur balance des
comptes pour un projet privé.
Que signifie cette volte-face ? Tout simplement que le
« pauvre » Abbé est coincé entre sa direction et ma personne.
D’un côté, des gestionnaires frileux, de l’autre un agitateur
ambitieux qui détient par ailleurs la moitié de la clef d’un coffre
où dorment des secrets pas bons à divulguer… Situation
intenable pour l’Abbé qui sent bien ma déception. Je lui fais
comprendre qu’éduc, j'ai déjà donné ! Et que la Communauté, en
3
Président d’Emmaüs France.
157
regard de mon enfance, ce n’est pas mon truc ! Je multiplie les
arguments :
— L'art est la bonne voie. Dans le musée, je pourrai
concilier mon amour du beau, la commémoration de ton Action
et leurs intérêts…
Il dit alors une de ces phrases clefs qui me ravissent à
chaque fois :
— À toi d'agir, puis je serai la locomotive qui pousse.
Autant rester sur un beau mot. Face à qui j’aime, je ne sais
que dire oui. Je le quitte, rassurant : je vais quand même réfléchir
à ses propositions. Mais à peine sorti, je griffe sur mon carnet :
« Dès qu'il me tourne le dos, je hurle NON ! ». Vraiment, je vois
plus grand que lui. Mon prieuré ? D’accord, il ne faut pas croire
aux miracles ; mais les rêves ne sont-ils pas voués à tendre vers
leur accomplissement ?
*
« Les lilas sont en pleurs. Je pars vers toi…dans tous les
sens. » Ce sont les premiers mots qui me viennent le 26 avril au
matin. Chez moi la poésie guide l'action : une heure après, sans
prévenir, je suis à Alfortville. À cent mètres de son domicile, une
ambulance passe, gyrophares allumés. En dix secondes, je suis
devant la porte grande ouverte. Laurent est là :
— Ah ! tu tombes bien, toi ! Le Père n'a pas dormi depuis
ton dernier passage et ça fait deux jours qu’il crache du sang.
Paniqué et furieux contre le garde du temple, je demande :
— C’est grave ?
158
Mais déjà débouche du fond du couloir une civière. L'Abbé
– on a posé sur lui une couverture bleue – a deviné ma présence.
Il tourne la tête vers moi :
— Bonjour, Jean-Christophe. Ne t'inquiète pas.
Tandis que les ambulanciers préparent l’ouverture à
l’arrière, je pose la main sur sa cuisse et mets un genou en terre.
Incapable de me contenir j’éclate en sangs, en eaux, en sanglots.
Puis je l'entends murmurer :
— Fais ce que tu dois faire. Je te pousserai. Même si je
suis trop vieux.
Déjà ils ont enfourné la civière dans le véhicule. Maman…
le dit Père-Lachaise… la gueule du four… Juste avant que le
haillon se referme, il lève sa main vers moi et me sourit :
— Jean-Christophe, s'il te plait, ne pleure plus.
L’ambulance s'éloigne. Laurent a disparu. Je m’éclipse,
décidé à donner mes larmes aux lilas. Je les lui cueillerai, promis,
quand il me reviendra.
Deux jours passent, sans nouvelles. Si lui ne m'appelle pas,
que je ne compte pas sur eux pour connaître son état de santé.
C’est bien là tout le problème : pour m’aider, je peux m’appuyer
sur l’Abbé, mais les siens – qui lui doivent tant – ne veulent pas
entendre parler de moi. Ils mériteraient, ceux-là, que je ressorte
Une Fois Pour Toutes de son sarcophage. Et ils sauraient
comment je m’appelle, eux.
Le 29 avril, tôt le matin, j’appelle. Enfin, c’est lui. Je ne
cache pas ma joie :
— Ah ! tu es là.
— Je suis rentré. Il n'y a rien d'important.
159
— Je suis content.
— Et toi ? Ne pleure plus.
— Je ne peux pas te l'assurer.
— Je suis désolé de ne pas pouvoir faire plus, de prendre
plus d'initiatives.
— Je m’occupe de tout.
— Tu te rends bien compte avec les documents que je t'ai
remis que le Mouvement a une solidité considérable, et ne
manque pas de revenus puisque c'est par le travail des
Compagnons qu'ils sont assurés, indépendamment des dons. Or
moi, sur tout cela, je n'ai pas un centime, ni le pouvoir d'affecter
un seul sou. Et dans ma poche je dois avoir peut-être cent
cinquante francs qui m’ont été donnés comme ça par quelqu'un
dans la bousculade…
— Je sais tout cela.
— Je suis confus, parce qu'est né de mon initiative un
Mouvement qui est puissant et qui vit solidement établi et que je
ne peux…
— N'en dis pas plus, j'ai tout compris.
— On a du mal à imaginer que je n'ai aucun moyen.
— J'en ai pris conscience. C'est douloureux pour moi, mais
je vais continuer à agir.
Je lui reparle du Musée. Et il me rassure :
— Comme je te le disais, je ferai de mon mieux pour être
une locomotive.
Encore que j’aie dans l’idée qu’une locomotive tire plus
qu’elle ne pousse, j’acquiesce :
— Oui, sois derrière.
Non sans penser : mais ne les laisse pas nous faire
dérailler !
160
— Crois en la vérité de mon affection.
— Je n’en doute jamais.
Alors les choses vont très vite. Je téléphone au bureau
d’Emmaüs.
— Laurent ?
Silence. De plus en plus il me fait penser au dit père M…,
celui-là : lourd et lent, dès qu'il s'agit d'un problème sérieux.
— Il faut se rencontrer.
— Pourquoi ?
— Pour l'Abbé. Il faut que j'avance. Le Musée. Je suis
obligé de passer par les instances du Mouvement. Je viens.
— Mais pourquoi faire ?
Il a beau de ne pas être curé, il est jésuite à souhait !
— J’en ai assez. Entre ce qu’il me promet, et vous tous ici
qui contrecarrez mon projet…
— Dis donc ! À quel titre tu aurais tout ça ?
— Mais tout porte à croire que je suis son fils, merde !
Et je raccroche brutalement.
Le même jour, ça sonne. C’est Lui :
— Laurent vient de me prévenir. Cela est très grave. Nous
ne pouvons plus rien faire ensemble. Dans une heure, je dois me
trouver en travail avec le préfet de police de Paris, Monsieur P. Je
vais lui demander comment faire pour entreprendre une
recherche de paternité.
J'imagine déjà la tête, puis la réponse du fonctionnaire
après cette requête formulée par l'abbé Pierre en personne !
J’abrège la conversation. C’en est trop.
161
À 13 heures 10, j’appelle à mon tour. Je suis déstabilisé,
proche de la panique.
— Je veux pas de la police dans ma vie. Pas être fiché. Je
retire mes billes. J'avais dit d'accord, à condition que cela se
passe entre nous deux…
— Il faudra alors renoncer à un travail avec nous tous.
Je hais ce nous.
— Très bien. Je rouvre le coffre et je me bats contre vous.
— À moi tu avais dit que l'on n’en parlait plus.
— Je suis face à deux murs. Quand je cache ma vérité, on
me demande évidemment qui je suis pour exiger tant. Or ma
conviction d’être ce que je suis, je l’ai puisée grâce à mon livre.
Tu l’as lu, non ? Voilà le drame de mon existence : que je me
taise ou que je hurle, j’aboutis au même résultat. Dans tous les
cas, je ne suis rien. Ou plutôt, un jour j’ai les clefs d’un musée en
main, et le lendemain les flics dans les pattes. Toute ma vie tient
entre ces extrêmes. C’est-à-dire qu’elle ne tient pas. Je n’en peux
plus. Tu fais comme les autres, les M…, les P…, tous pareils ! Je
vous fous tous dans le même sac, et toi le premier ! J’en ai
marre !
Oui, je le reconnais, le 29 avril 2004 à 13 h 17, j'ai
raccroché au nez de l'abbé Pierre.
À 14 h 21, c’est de nouveau lui :
— Je t'appelle simplement pour te dire : sois bien
tranquille, il n'est pas question que je parle de quoi que ce soit
avec le Préfet, et en retour je te demande, toi, de n’aller dire à
personne que tu pourrais être mon fils. Tu comprends ?
— D’accord, mais ouvre-moi les portes.
162
Suivent quatre à cinq minutes pendant lesquelles nous
rétablissons la confiance. Notre « ensemble ». Je lui répète que la
solution réside dans le Musée, et que je suis la personne idéale
pour le mettre en place. Mais que, sans son appui direct,
comment relever un tel défi ? Alors, pour conclure cet exercice
de haute voltige, et comme gage de notre réconciliation, il me
gratifie d’une de ces phrases dont il a le secret :
— Tu m’apprendras le métier !
Durant les vingt premiers jours du mois de mai, nous
faisons enfin ce qui nous plaît. Je l’exhorte à l’action. Il répond
au quart de tour. Renonce à installer le Musée à Esteville, trop
éloigné de Paris et dont le chemin d’accès serait impraticable
pour les cars que j’imagine déjà venant du monde entier. Va
jusqu’à ouvrir son Who’s Who pour téléphoner au propriétaire
d’un château Renaissance, toujours à Lésigny. Je n’y suis pas allé
de main morte : au bout d’une majestueuse allée bordée de
platanes, la demeure seigneuriale, ceinte de douves et d’étang, a
abrité Catherine de Médicis et Louis XIII. Coût total : vingt
millions de francs…
Vingt jours parfaits. Je vais garder pour moi l’intime entre
nous. Ne tendre que quelques sarments, dans Nota Bene, le
journal des déboires vécus par un homme qui va devenir le
créateur d'un musée consacré à l'action d'un bienfaiteur de
l’humanité. Ah ! je suis le plus heureux des écrivains :
Art Emmaüs clamer :
Oui, l'on peut faire rimer
Onéreuse pauvreté
Et généreuse beauté
163
J’aurais été mieux inspiré d’essayer de faire rimer voie de
garage et coup de Trafalgar. Même si je n’en suis plus à un près,
pour rien au monde je ne revivrais les événements du lendemain,
lundi 21 mai.
L’épreuve ne débutait pourtant pas sous les pires auspices :
à 11 h 07, coup de fil de Laurent. Le Père ne va pas bien. À son
avis, « il faut le laisser tranquille ». Il est donc nécessaire de
reporter le rendez-vous, prévu pour dans trois jours, avec le
propriétaire du second château de Lésigny. D’autant « qu’on ne
peut pas construire dessus. » Faux : il suffit de jouer de la
« carte agricole » – et les cinquante-cinq hectares du parc y
prédisposent – pour emporter le morceau. « Bon, ouais. Mais en
tout cas, il faut y aller avec le président d’Emmaüs France, le
président de la fondation Abbé-Pierre et le président de
l’Association des Amis de l’Abbé Pierre ». Et lui-même. Aucune
réticence de ma part !
J’en profite pour demander à Laurent de mettre à ma
disposition un ensemble de documents émanant de l’Abbé, que je
lui avais rendus sur un coup de colère mais que je souhaite
récupérer : une photo de nous deux, des livres qu’il a annotés et
une lettre qu’il m’a adressée. Il me prépare tout ça. Je ne lui dis
pas que je souhaite que ces traces aillent tenir chaud à mon
manuscrit dans le coffre de la banque, mais j’en préviens l’Abbé
dans une lettre que, sitôt rédigée, je file déposer à Alfortville.
Je tombe sur Hélène, à qui je remets ma lettre. En fois
encore, j’ai acheté deux roses, une rouge et une blanche. Hélène
s’en étonne ; visiblement, elle a besoin de parler. Je la trouve
fébrile, tourmentée. Tout d’un coup, elle me lance :
— Il souffre de toi.
164
Tiens, l’Abbé lui aura fait des confidences… Je l’invite à
poursuivre :
— Il t’aime ! Il a envie lui aussi de faire savoir que… vous
existez !
— Qu’a-t-il dit ?
— Il a dit… peut-être.
Je cache mon trouble. Pour elle, elle qui souffre par lui, je
ne veux que de la douceur.
— Tu vois, Hélène. Ces deux roses, là, ce sont nos sangs.
Globules rouges, globules blancs. Dans un uniflore.
Hélène est mère. Seule une femme, dans ce concert de voix
d’hommes qu’est la partition Emmaüs, peut ressentir de manière
charnelle l’émotion qui peut étreindre le cœur d’un père – non.
oui. – et d’un fils – oui. non. – que séparent tant de choses. Elle
pleure ; elle me caresse le visage. Je la quitte, moi-même au bord
des larmes, et cependant en paix, rendu immense par ce que je
viens d’entendre, et riche du plus troublant, du plus marquant des
faits depuis que j’ai commencé ma quête : le pleur d'une maman.
Je ne reverrai plus souvent Hélène. Qu’elle soit tombée malade,
comme on me le dira, ou mise à demi sur la touche, comme je le
redoute, je n’aurai plus que rarement accès à elle.
Je suis à peine rentré chez moi que le téléphone sonne. Il
est 19 heures 38. Laurent, de nouveau. Mais cette fois, le ton est
plus décidé, voire tranchant. C’est une longue diatribe qu’il me
destine ; j’aurai beau essayer au début de l’interrompre, il
m’interrompra par un cinglant : « J’irai jusqu’au bout ». De la
conversation, bien sûr…
— Je t’appelle parce que je viens de trouver Hélène
bouleversée par la conversation que vous avez eue. Elle m’a dit
165
que tu continues à penser que le Père et toi auriez des liens de
parenté. Nous en avons reparlé avec l’Abbé. Il n’y a pas deux
solutions : on fait le test. Un point c’est tout. Il faut être certains.
Et nous, on veut aller jusqu’au bout.
— Quand tu dis nous, c’est étrange…
— Mais c’est la situation qui est étrange. Je suis devant un
homme que j’aime particulièrement par c’est quelqu’un qui a
dirigé ma vie, et cette personne est anéantie. Anéantie par une
situation qu’elle ne maîtrise pas. Alors, cette histoire, c’est
terminé. Nous, on se renseigne auprès de gens qu’on connaît
pour sortir de là . Tant qu’il y aura un soupçon de doute…
Là, j’explose :
— Mais je ne suis pas seul à avoir le doute ! Tout le monde
l’a !
— Moi, je ne l’ai pas. Et lui non plus. À ce qu'il m'en dit.
— C’est faux. Et si vous continuez comme ça, je sors mon
livre du coffre. Et je fais appel à la loi.
— Ça, c’est du chantage.
— C’est vous qui faites du chantage. Moi, j’étais prêt à la
faire, l’analyse de sang ! C’est vous qui vous êtes débinés au
dernier moment, au Val-de-Grâce. J’en ai assez d’être baladé !
Voilà un an que vous me baladez !
— Eh bien on se balade plus.
— D’accord. Derrière moi, il y a des témoins. Des
journalistes. Même des psychologues. J’aurai pu me flinguer
avec cette affaire. Alors on va voir qui va gagner.
— Bien sûr.
— Vous allez tout perdre. Dis-le bien à l’Abbé. Et toi qui
joue les gros bras, tu ne connais rien à cette affaire.
— Je sais tout.
166
— Mais non, tu ne sais rien ! Je suis né à l'Hôtel-Dieu puis
à Neuilly-Plaisance ! Mon soi-disant père a porté plainte à
l’évêché contre l’abbé Pierre. Tu le savais, ça ? Et tu ne sais
même pas qui est ma mère ! Tu ne sais rien du tout. Moi, ça fait
cinquante ans que je vis un drame. Alors, vous allez tous me
lâcher. J’ai essayé de négocier à l’amiable, et vous autres
imbéciles, vous abîmez un homme et une relation superbe. Vous
êtes de vrais faux-jetons !
— Mais qu’y a-t-il à négocier ?
— Je souffre depuis cinquante ans. Personne n’ose me dire
qui est mon père. Je ne sais même pas qui je suis. Et puis ce n’est
pas ton problème. Moi, l’Abbé, je lui parle. Toi, tu le baratines.
Tu le manipules. Tu joues avec les bons sentiments. De mon côté
je veux juste la vérité et négocier. Sinon, je sors mes preuves.
— Des preuves, il n’y a que l’ADN. Allez, tu te
dégonfles...
— Je ne me dégonfle pas. Je suis presque certain d’avoir
raison.
— Eh bien, puisque tu as l’air sûr, allons-y !
— Tout le monde va le savoir. C’est ça que tu veux ?
— Oui. Si c’est la vérité, on assumera. Il n’y aura plus de
problème.
— Et si c’est non ? Avec toute la merde que vous avez
foutue dans ma vie, je n’aurai plus qu’à disparaître. Dis-lui, ça, à
l’Abbé : il m’a pourri la vie. Que ce soit oui ou non, dans les
deux cas je suis foutu. C’est pour ça que parfois, je n’en veux
plus, de cette analyse.
Je le concède : je peux être très contradictoire. Mais depuis
le début de mon histoire, il y a toujours des instants où, face à ce
drame – dont je n’oublie jamais que j’aurais pu être la chèvre –
167
ma tension intérieure est telle que je suis sans cesse à la limite
d'exploser, pire ! d'imploser. Alors, dans ces cas-là : musée ou
mausolée, coffre ou caveau, l'Abbé ou la Bérézina, mort ou vif,
quelle importance ?…
— Tu ne veux pas qu’elle se fasse ?
— L’Abbé non plus !
— Si, il veut. Et nous aussi.
— Mais je n’en veux pas, de votre avis ! Et d’abord je
n’aime pas qu’on me dise « on ». « Vous », je ne sais pas qui
c’est. Moi, je parle d’homme à homme.
— Ce n’est plus la question. C’est un problème de
harcèlement. Cela fait plusieurs semaines que l’Abbé n’en peut
plus. Quand tu sors de chez lui, il est littéralement rétamé.
— Moi non plus, je n’en peux plus ! C’est bien lui qui me
relance, depuis trois semaines, non ? Il fout le feu à ma vie !
— C’est pour ça qu’il faut arrêter. Quand il a lu la lettre
que tu lui as laissée aujourd’hui, il m’a dit : « je ne veux plus voir
ça ». Alors écoute, mon vieux : dans l’état actuel des choses, il
faut arrêter ça. Et pour arrêter, il faut qu’on soit sûrs des choses.
Une fois qu’on sera fixés, si c’est oui, il faudra faire face. Nous
autant toi. C’est tout. Sans le test, vous allez passer toute votre
vie à souffrir avec cette histoire. Et lui, l’Abbé, il est à la fin de sa
vie.
— Et moi, ça fait plus de vingt ans que j’en bave. Je te le
répète : ton avis n’a aucune importance. Tu ne sais rien de ma
vie, je ne sais rien de toi, et d’ailleurs je n’ai rien à négocier avec
toi. Et puis c’est trop tard.
— Non. Tu t’es emmerdé pendant des années avec cette
histoire, et maintenant tu ne veux plus regarder la vérité en face.
Tu es paniqué devant elle. Parce que la vérité fait mal. Mais si tu
168
ne la regardes pas, tu vas en crever. Ce n’est pas en faisant
l’autruche que vous sortirez de là !
Le ton monte mais, en de telles circonstances, toujours en
moi, au dernier moment, juste avant la rupture, une voix me
souffle : « Ne te braque pas ! Surtout jamais de violence. De ne
t’être jamais battu avec un autre humain, c’est ta force. Changer
d'avis, de chemise ? Et alors ! Tu ne seras pas nu et ni mort pour
autant ».
— Très bien. Alors, vas-y. Organise tout. Mais le plus vite
possible. Mais cette fois, pas d’embrouille ! Et tu entends,
j'insiste : rien qui puisse laissé supposer une magouille…
— Ok, j’y vais. C’est important pour vous deux. Vous
allez trouver la vérité. L’un envers l’autre. Sache que moi aussi,
je suis mal à l’aise pour parler de ça. C’est vrai, après tout, qui je
suis pour m’en mêler ? Mais je veux te dire que je suis sensible à
vos douleurs.
— Je me suis mis en colère. Pardonne-moi. Mais la colère,
ça fait du bien aussi. Ce n’est pas l’Abbé qui me contredira. Mais
je voudrais qu’il n’y ait aucun doute. Pendant la prise, et surtout
après. Je fais confiance, une fois de plus, mais s’il avait un doute,
ce serait affreux.
— Tu peux compter sur moi. Je te téléphone lundi.
*
Dernière semaine de mai. Puisque test il y aura, livre
s’échappera. Je n’ai plus aucune raison de laisser dormir six cents
pages qui réunissent un somme de présomptions telles que leur
faisceau transpercera l’épais manteau d’incrédulité dont ils
s’enveloppent. L’Abbé a contrevenu à nos arrangements ; plus
rien ne me retient. Je délivre Une Fois Pour Toutes. Non
169
seulement je ratifie sa dénonciation de notre entente mais
j’entends nourrir mes « faits troublants et marquants » d’indices
plus irréfutables encore. Que ce soit oui, que ce soit non, mon
musée verra le jour.
Oserai-je l’avouer ? J’aime l’idée que mes écrits devancent
la réalité, qu’en quelque sorte ils la fassent advenir. Oui, leur
existence précédera mon essence révélée :
Écrire pour moi n'est pas remuer les cendres
Non ! plutôt de l'ordre de la construction,
Oui ! j'aurais mis cinquante ans à comprendre
Que je n'ai aucune imagination
Magnétophone à l’épaule et crayon en poche, je repars de plus
belle à l’assaut des contre-vérités. Mais vers qui me tourner ?
L’Abbé ? Mais il est si « anéanti » que je vais l’achever. Vers
Laurent ? Non, c’est lui qui va m’achever. Un avocat ? À ce
niveau, il n’y a que maître Vergès, mais son temps est –
chèrement – compté. Alors, ma pseudo famille ? Mais je veux
de l’aide, pas des blabla ni des bleus !
Il y a bien Andrée, la seconde épouse de Jean M… qui ne
m’a peut-être pas tout dit, lors de notre dernier entretien. Je me
rappelle ses mots, consignés dans mon livre : une certaine Maria
au chevet de l’Abbé, à l’hôpital… Maria venue demander de
l’argent, et l’Abbé qui lui en donne… Mais pourquoi diable ?
Non, Andrée ne m’a sans doute pas tout dit. Et je ne m’explique
pas, ne m’expliquerai jamais pourquoi elle était allée se marier en
1964 avec Jean à… Neuilly-Plaisance, ni pourquoi, à la tête d’un
cabinet juridique dans le IVe arrondissement, elle avait — vers
1970 — rédigé les statuts d’une association pour l’abbé Pierre.
170
Ni une ni deux, je l’appelle. Je reviens à la charge. La vieille
dame m’aime bien ; et elle est en veine de confidences, ce jourlà. Mais quand je lui reparle des chèques offerts à Maria, quand
je lui redemande ce que l’Abbé venait faire dans cet étrange
gynécée, elle devient allusive : « Il y avait des rumeurs… Des
choses à cacher… » J’insiste : mais que l’Abbé achetait-il donc ?
Quel silence, et de quelle nature ? Quelle relation pouvait-il bien
entretenir avec ces femmes ?
Sa réponse me surprend, puis m'irrite :
— Oh ! tu sais des bruits circulaient sur la vie personnelle
de l'abbé Pierre…
— De quel genre ?
— Tu sais, c'était un être passionné…
— Et alors ? Ah ! oui, je suppose que certaines personnes
osaient sous-entendre des choses plus prosaïques…
— Oui, Maria et ta mère, mais il ne faut pas y attacher trop
importance, il s'agissait d'une rumeur.
— Encore une ! Bon, je vais faire comme avec l'autre :
n'en garder que le beau : la passion…la Passion…
J’ai longtemps hésité à utiliser ce « témoignage ». Sapere
aude : « Ose apprécier seul », selon Saint-Augustin. Alors deux
choses. Je connais Andrée M., ma belle-mère donc, depuis les
années 1960. Elle est tout, oui tout… sauf dérangée. Grande
croyante de plus est. Mais surtout : si elle avait cette « bactérie »
dans le crâne, il s'agit de ne pas oublier qu'elle a participé à mon
éducation. Et à supposer que Une Fois Pour Toutes soit dans le
vrai, en toute logique : je ne peux avoir été fait par l’opération —
la multiplication ! — du Saint-Esprit. Alors…
171
Test ou pas, le temps d’aller verser son sang, la société Art
Emmaüs doit dans coûte que coûte continuer. Et tant que la
science n’aura pas ratifié mes « faits de conscience » et les
dépositions de mes témoins, nul, pas même Laurent, ne peut
mettre des bâtons d'encens dans les roues de mon carrosse. Mon
musée, je l'appelle de tous mes vœux, et ferais beaucoup pour
l’avoir. Pour solde de cinquante ans d’abîmes et de déconfitures.
Avec l’Abbé, le poker << la peau à cœur >> continue. Je lui ai
dit de manière voilée que j’ai fait sortir notre dossier de sa cage,
et même que j’y ai versé une nouvelle pièce… confondante. Et
j’ai sous-entendu que j’ignore qui, dans la partie, joue
« menteur ».
Le 26 mai, il m’appelle :
— Aujourd'hui, je suis très pris, mais on préférerait que tu
viennes après-demain à 16 heures. Ça tient bon, n’est ce pas, tout
ce qui a été convenu entre tous.
— Oui.
Le 28 mai, j'y suis. Il m'accueille à bras ouverts, pour de
vrai. Même Laurent n'en croit pas ses yeux ! Nous reparlons du
musée et du domaine de Lésigny. Quand je rappelle la nécessité
de lui y réserver une sépulture afin que l’endroit aimante le plus
grand nombre, il abonde dans mon sens, et même, si peu l’effraie
la perspective de sa mort, en rajoute :
— L’idéal serait qu’on y enterre aussi Georges
– le
premier Compagnon – et Lucie Coutaz, qui sont dans le cimetière
d’Esteville.
Et là, il me scie :
— Aux actes, maintenant. Tiens voici, voici des
documents anciens. Ce sont les originaux.
172
Il me tend son analyse graphologique, effectuée le 12 mars
1946, lorsqu'il était député. Quel choc ! Même si je la lis en
diagonale, j’y vois de troublants parallèles. « Caractère
extrêmement vivant, actif… Dynamisme violent… indépendant…
N’admet pas qu'on lui dicte une attitude… Excellente
organisation… Vibre profondément, intense besoin d'aimer…
Exige beaucoup des autres, déteste les formules creuses…
Attitude très franche, loyauté… Suit à fond une pensée…
Successibilité, nervosité… Crée la vie autour de lui, sans
compter, mais sans souci des réactions d'autrui. »
Tout nous, ça ! Il me confie également une lettre de
Danielle Mitterrand, ainsi qu’une lettre rédigée par les
compagnons
de
Port-Marly,
à
Bougival,
l'invitant
au
cinquantenaire de leur communauté, le 2 juin. C’est dans moins
d'une semaine.
— Tu viendras avec nous, Jean-Christophe. Ce jour-là, il y
aura des décideurs.
Je me réjouis de ces gages de bonne volonté qui me
convainquent, tant je redoutais le contraire, que les ponts n’aient
été coupés en attente du verdict officiel. Laurent, mal à l'aise,
affiche un désaccord discret mais manifeste. Quant à moi, je ne
souhaite qu’une chose : un tête-à-tête avec l'Abbé. Je prends
congé de la manière la plus neutre possible :
— Notre conciliation est en bonne voie, je vais vous
laisser.
Je me lève, embrasse l'Abbé et lui glisse à l'oreille :
— Parole d'homme.
Il m'embrasse et prononce distinctement :
— Parole d'homme.
173
Déjà, je suis dehors. Sur une borne, j’ouvre mon carnet et
écris ceci que j’intitule « Le test » :
Et dans les deux cas de figures
Le Musée : une idée sensée.
Si " Oui "… évidente la questure
Du vrai descendant recensé
Ou le " Non "… comment ne pas me dévouer
Pour un homme aussi généreux, génial
Qui aura su si bien gérer ce jouet :
Un gosse rayé du listing familial
J’arrive chez moi, monte mes sept étages quatre à quatre.
Tiens ! mon répondeur clignote. Le message a été enregistré à 18
h 25, soit une heure après mon départ d’Alfortville :
— C'est Laurent à l'appareil. On a les renseignements. Ça
se fera chez le Père.
Merde ! C'est quoi, ça ? J'avais exigé : aucun doute
possible…
— On attend la date. À bientôt, salut.
Je dispose de trois jours pour songer au plus pressé : je vais
rencontrer des officiels à Bougival Comment vais-je leur
présenter notre, non ! mon projet de musée ?
Le 1er juin, au téléphone, l'Abbé :
— Jean-Christophe, le rendez-vous, c'est demain.
— Je m'en souvenais.
— Non, l'autre, pour le test. Ce sera à 16 h.
— Nous n’allons plus à Bougival ?
174
Bon sang ! ils tiennent le crachoir…
— J’irai seul avec Laurent.
— Oh non ! Je m’en faisais une fête !
Il bafouille. Il n'est pas seul. Laurent ne doit pas être loin…
Je flaire le désaccord.
— Bon ! viens. On partira à 9 h 30. Nous serons de retour
à 16 heures. L’employée du laboratoire nous attendra ici. On
prendra de la salive.
— De la salive ?
— Oui.
— Mais on n’en a plus !
De la fantaisie comme rempart contre les assauts de
l’absurde. Nous avons tant parlé, depuis un an…
— On va donc faire tout cela dans la même journée ?
— Oui. À demain.
Je suis dubitatif.
Le sang, ça avait une autre gueule, tout de même ! Surtout
que si j'ai ma vérité chevillée aux tripes, je ne suis pas le seul. Un
jour, je lui ai dit : « Tu te souviens de Diane, cette femme
présente lors de nos retrouvailles… Sa fille… L’Institut Curie…
Elle est depuis le début mon unique confidente, je la tiens
informée de tout. De nos rencontres, de nos conversations
téléphoniques que je lui fais écouter… Tu crois, m’aimant
comme elle m’aime, voyant comme je m’investis, que si elle
avait eu la sensation que je t’importunais à tort avec cette histoire
de gonades, elle m'aurait laissé ainsi m’enferrer ? » J’en avais tiré
ces vers inclus dans Une Fois Pour Toutes et soulignés par
l’Abbé lui-même :
175
Ainsi donc : une Femme, une Mère, une Muse
– Que des substantifs avec des M... –
À plus d'un titre, si je ne m'abuse
N'est-elle digne d'évaluer nos problèmes
Que je me fourvoie...
Déjà je m'égare...
Je me goure de voie...
Je cours au hasard...
Je pense qu'il y a longtemps
Qu'elle m'aurait dit : « Jean-Chris
Désarçonne ce Pur-sang !
Tu peux pas être son fils
Je vous ai vus
De mes yeux lus !
Vous n'avez rien
Rien en commun
Toujours est-il que ce 2 juin promet d’être épique.
176
CHAPITRE IV
Emmaüs & Jean-Christophe
De bon et beau matin, je pars donc pour Alfortville. Je
marche
l'âme légère, l'esprit enchanté à la perspective des
rencontres que je vais faire et que j’entends mettre à profit dans
l’espoir de poser la seconde pierre du Musée. Dans le même
temps, le test auquel j’ai déclaré consentir m’obsède. Non, il
n’est pas mon père, non, je ne suis pas son fils, non, il ne m'a pas
menti en disant qu'il ne l’était pas, oui, je me suis trompé de
croire que son non était faux… Ah, l’effrayante dialectique
génétique de la triple négation positive ! Je me suis habillé de
noir,
Comme si j'allais
Plus guilleret
À l'enterrement
D’ma vie d'enfant
Devant la porte d'Emmaüs International, je compose le 0 4
5 4. Ça ne fonctionne pas. Je recommence, m’énerve, finalement
me rend à l’évidence : ils ont changé le code ! Mauvais signe, ça.
J’appelle Laurent sur son portable, qui vient m’ouvrir.
— Le Père n'est pas encore prêt.
Il m’invite à patienter dans son bureau, où je serre la main
d’un certain Jean-Marie Viennet que je connais de nom : c'est
177
l'éminence « parme » du Mouvement. Plus de trente ans qu'il
connaît l'Abbé. En guise de présentation, je glisse :
— Je suis celui qui a eu l’idée du musée…
Il me coupe :
— Depuis que je suis ici, pas un jour ne passe sans qu’il
nous présente un projet plus ou moins singulier.
— Mais il me suit…
— Oh, je m’en doute ! Encore une de ses lubies ! Ah, si
nous n'étions pas là !
Sauf que toi, coco, sans cet original qui a eu la « lubie » de
crever le mur de l'inertie en 1954, tu serais où, aujourd'hui ?
L’Abbé étant prêt, nous partons. Laurent plie son fauteuil
roulant, le range dans le coffre, et nous montons dans la voiture.
L’éminence << noire >> n’est pas du voyage. Laurent conduit,
l’Abbé est à sa droite, moi à l’arrière, d’où je profite à moitié de
son profil.
Nous longeons la Seine quasiment tout le long du voyage.
En passant devant l’Hôtel-Dieu, je songe à tout ce qu’évoque
pour lui et moi le IVe arrondissement de Paris : la rue des
Bourdonnais, premier siège d’Emmaüs, l’église Saint–Merri, son
lieu à l'époque de recueillement favori, l’Hôtel-Dieu où un
démiurge m’a fait naître, la mairie du résistant Jean Mouly qui a
signé mon acte de naissance, Notre-Dame-de-Paris dont nous
parlons souvent ensemble : je comprendrai bientôt grâce à lui
pourquoi, moi l’incroyant, j’en ai toujours fait un lieu culte…
L’Abbé me tire de ma rêverie.
— Tu sais, Jean-Christophe, la communauté de Bougival
est la plus belle de toute, mais c'est illusion. Ne va pas t'imaginer
que cet endroit en bord de Seine à un saut de Paris serait idéal
pour notre musée…
178
Tout va bien, je suis sûr de toi et de moi, notre œuvre est
en bonne marche.
Comme nous abordons le sujet de Lésigny, l’Abbé
dit :
— La maison de gardien que j'ai vue sur la photographie
serait parfaite pour toi. Tu pourrais y loger à moindres frais.
Laurent, que je sens en porte-à-faux depuis le début,
rétorque, mielleux :
— Ne pensez-vous pas, Père, que se serait beaucoup mieux
que nous réservions ces deux cents mètres carrés pour une
famille travaillant sur place ?
L'Abbé détourne habilement la conversation :
— Je suis fier d'une chose, au début d'Emmaüs nous ne
pouvions proposer que des dortoirs aux Compagnons, et peu à
peu dans tous les centres ils eurent chacun leur chambre.
Voilà qui m’enchante ! moi qui n'ai connu que les rangées
de bat– flanc chez les Frères, d’un collège – une bonne
douzaine – à l’autre.
Arrivé en bordure de la forêt de Marly, l’Abbé rapporte un
fait de résistance. Un jour, là, son fusil en bandoulière, il est
tombé nez à nez sur un soldat allemand. Ils se sont regardés,
tétanisés ; ils n’ont pas prononcé un mot ; le milicien a passé son
chemin. « On ne tue pas un homme »…
On ne tue pas un homme. Échos… À plus forte raison, pas
un des siens ? Je me morigène : allons, cesse de tout rapporter à
toi ! Mais chez l’Abbé, tout est message. Je ne mesure pas encore
à quel point…
Port-Marly, île de la Loge, écluses de Bougival. Nous
arrivons sur un terre-plein grouillant d’une foule bigarrée massée
sous un chapiteau. Forte de ses soixante-dix membres et de ses
179
quatre-vingt-huit adhérents bénévoles, la première Communauté
Emmaüs de France fête cinquante ans de travail, de solidarité,
d’accueil et de confiance. 1954-2004.. . Moi qui suis né en même
temps qu’elle, je fêterais plutôt parallèlement cinq décennies
d’inactivité, de solitude, de portes claquées au nez et de
méfiance.
Du beau monde est passé par là : Gérard Depardieu,
Hugues Aufray, Sheila, etc., se sont fendus de dons. Ici on vend
de tout, et même de belles choses : des vases Lalique, des pièces
en baccarat, des livres numérotés, des toiles signées… C’est le
paradis des brocanteurs et l’enfer des antiquaires. L’affluence est
telle qu’il faut jouer des coudes pour atteindre le buffet prévu
pour trois cents personnes. Christ en fauteuil roulant, l’Abbé fend
les flots de l’humaine marée sous les flashes des photographes. Je
m’attends à ce qu’on dispose des rameaux sous ses pas… JeanPaul Huchon, président de la région Île-de-France, se porte à nos
devants. Ayant salué l’Abbé, il me serre chaleureusement la
main :
— Je ne vous connais pas, mais je vous ai vu descendre de
la voiture. Vous êtes sans doute quelqu’un d’important pour
lui…
Oh ! oui, et si vous saviez à quel titre !
À la tribune, c’est parti pour les discours des officiels.
Défilent le maire de Bougival, Martin Hirsch, Jean-Paul Huchon,
le directeur de la Communauté. Je me barbe. Il est question de
chiffre d’affaires, de salaires, d’entraide. De prendre beaucoup
aux riches pour en redistribuer 74 % aux pauvres. Je n’aime pas
cette mathématique de la misère. « Nous sommes tous des
militants ! »
Applaudissements polis.
180
C’est maintenant le tour de l’Abbé. Enfin de la
passion, tout en âme et en tripes :
— Oui, c’est grâce à ce nous récupérons dans les poubelles
que nous œuvrons pour le beau ! Debout les boueux ! Ils
bâtissent avec ce qu'ils récupèrent. N’écoutons que ce mot
d'ordre : avant tout, avant tous, avant toi, avant moi : les autres…
Applaudissements nourris.
Laurent pousse la chaise roulante et fait disparaître le
Fondateur. Il déjeunera seul dans une chambre avant de faire sa
sieste : je ne le reverrai pas avant le départ. Comme la foule
s’agglutine autour du buffet, et pendant que les personnalités –
dont je n’ai pas l’honneur de faire partie – s’installent à des tables
à elles seules réservées, je discute avec des compagnons dont le
dévouement me touche et dont je me sens proche. Puis je bouge
un peu. Je croise un curé. Le seul. Il m'intrigue. Je lui parle de
mon projet.
— Intéressant, me dit-il. Vous savez, j’ai bien connu les
débuts de Neuilly-Plaisance. Je suis le Père Duvalay.
— J'y ai passé les deux premières années de ma vie.
— Ah ! bon. Comment s’appelait votre famille ?
— Je suis un M...
— Ce nom me rappelle quelque chose… Ah ! oui, à
l’époque, ils faisaient partie du folklore…
Passons !
Comme je m’avise la présence derrière moi du président
Jean-Paul Huchon, je m’approche de lui et me présente :
— Vous vous demandiez qui je suis… Voilà. J’ai été
appelé à créer son musée… à Lésigny.
Autant il n’a pas l’air au courant de quoi que ce soit, autant
il se montre vivement intéressé : après tout, le domaine de
181
Lésigny appartient à son territoire ; nul besoin de lui faire
miroiter le formidable impact d’un tel projet sur la renommée de
toute la région. Je sens l’homme volontaire, hâbleur, chaleureux.
Je vais droit au but :
— J’ai besoin de vous.
« On ne peut pas t’arrêter, toi, quand tu es lancé », me
disait récemment, mi-fier, mi-affolé, l’Abbé. Et il est vrai que je
puis être un bon camelot, pour peu que ma marchandise présente
quelque envergure.
— Venez, mademoiselle !
La secrétaire de Jean-Paul Huchon arrive toute gracieuse.
Je vais pour développer mon projet quand Fabien, le secrétaire de
Martin Hirsch – conseiller d’État au Ministère de la Justice,
énarque et patron d’Emmaüs France – intervient tout à trac et, du
haut de sa quarantaine, me coupe mes effets de VRP en Musée
Imaginaire et, s’adressant à lui directement :
— Vous savez, Monsieur Huchon rien n’est fait… Ne nous
précipitons pas.
Le jeu de l’Oie continue, mais cette fois, je suis tombé
dans le puits. Dépité, ledit Jean-Paul Huchon tourne les talons en
s’excusant. L’énarque Martin a marqué un point ; je le sais
hostile à mon musée. Il aime l’idée, mais quel dommage que ce
soit moi qui l'ai eue ! Bizarre comme il me fuit, celui-là. Je
comprends que je vais avoir fort à faire, moi le pot de terre-pot à
crayons opposé au pot de fer-computer d’une organisation aux
branches et ramifications multiples et complexes : une pyramide
au faîte de laquelle trônent, d’une branche à l’autre d’un
vertigineux organigramme, les plus hautes instances politiques,
lesquelles veillent au grain pour préserver l’immense quantité
de… blé amassé par les communautés reparties dans le monde
182
entier. Dans la balance, entre ma modeste personne et cette Babel
économique, je ne pèse pas lourd. D’autant qu’il m’apparaît
clairement que l’Abbé n’a pas tout à fait l’intention de me
cautionner officiellement.
Je retiens nos salives ! Si c'était « oui », on me traiterait
autrement, non ? Et comment peuvent-ils prendre le risque de
faire comme si je n'existais pas ? Ils savent déjà le résultat, ou
quoi ?
La cérémonie se termine en eau de boudin, pas bénite du
tout. L’Abbé resurgi, suivi de toute la foule, et monte dans la
voiture qui démarre sous les vivats. Durant le voyage du retour,
cette fois par l’autoroute et le périphérique, il somnole. Tout à
l’heure, que ce soit oui ou non, je ne pourrai pas dire qu’il ait tout
fait pour entretenir la première éventualité. À laquelle je crois de
moins en moins. Auquel cas…
Aie ! Ouille ! quelle bataille
Les armes inégales,
Lui : ses samouraïs,
Moi, l'aède, que dalle !
*
À 16 heures 10, nous sommes à Alfortville, où nous attend,
déjà devant la porte, une femme d’environ quarante ans, avenante
et souriante – ni fliquesse ni doctoresse – pas du tout la tête de
l’emploi. Nous laissons l’Abbé cinq minutes seul dans sa
chambre et l’attendons avec Hélène – l’air gêné, elle me fait
quand même un discret sourire – et Laurent, dans le bureau de ce
dernier où nous parlons de choses et d’autres. Les deux
183
majordomes
*
s’activent : l’Abbé part dès le lendemain pour le
Canada. Comme j’émets une réserve de savoir bombardé à
l’autre bout de la planète un vieillard fatigué, Hélène me
détrompe :
— Mais il adore ça ! Il est exempté des contrôles, on lui
alloue un salon particulier avec la télévision, les hôtesses de l’air
lui offrent des chips et du Schweppes, bref il est traité comme un
pacha !
Ah ! comme ermite
On ferait mieux
Le ciel abrite
Un drôle de Dieu
Dieu le Père – putatif – venant de nous rejoindre, nous
passons, si je puis dire, à table, celle où il dit sa messe et que
Hélène a débarrassée de la précieuse petite brocante portative
composée d’un crucifix, d’une Vierge longiligne ainsi que d’une
étrange petite pyramide en or qu’il dispose toujours sur ses autels
de célébrant itinérant.
Hélène s’est éclipsée. Nous nous asseyons, la laborantine,
Laurent, l’Abbé et moi, face à lui. L’envoyée du préfet P. décline
son statut : elle est « infirmière de justice ». Tandis que l’Abbé se
met en devoir d’expliquer la raison de la présence de Mlle X
– nul n’a décliné son identité, et d’ailleurs les présentations n’ont
pas été faites –, je laisse errer mon regard sur le bureau, où un
papier bien en évidence retient mon attention. Comme je
l’hériterai plus tard, je suis à même de reproduire de chef
*1
Hélène, Laurent,
Gardes du corps
Avancent en rang
Derrière Melchior
184
d’œuvre d’ambages entortillées, tapées à la machine par
l’Abbé lui-même et adressées au préfet :
« Une personne de qualité, âgée de cinquante ans, depuis
de longues années, surtout depuis le décès de sa mère, a sa vie
empoisonnée par le fait que quelques personnes lui ont affirmé
qu’elle était l’enfant de quelqu’un de très connu. Celui-ci, dont
la vie n’a pas connu de tels faits, a convaincu la victime qui
souffre tant, de s’en remettre à un examen de recherche de nonpaternité
4
par des tests avec prélèvement sur chacun des deux
personnes en cause. Évidemment l’une et l’autre de ces deux
personnes tiennent absolument à ce que la recherche se fasse en
toute discrétion. Nous ignorons la procédure à adopter et nous
venons vous prier de nous guider pour que cela puisse
s’accomplir sans retard. »
C’est pas gagné…
Voici donc le document qui justifie la présence de
Mademoiselle sans gènes ! Laquelle, de fait, préfère à
l’irréfutable décret des lymphes la jurisprudence contestable des
glandes salivaires.
EN 2004
Être face au même
Sacré dilemme
Qu’en 54…
Je ravale mes amylases en jetant un œil rapide sur une
copie du « principe de la méthode » agrafée à la lettre, où
apparaît clairement la nécessité de comparer les molécules du
père et de l’enfant avec celles de la mère. Oh ! maman, il y a si
4
Souligné en noir par l’abbé Pierre lui-même !
185
longtemps que les tiennes sont en poussières de cendres ! Notre
biologiste amateur se lève et sort d’une mallette noire de gros
cotons-tiges enveloppés sous cellophane dont elle brandit un
exemplaire sous le nez de l’Abbé.
— Excusez-moi, mon Père, je vous interromps. Si vous
pouviez ouvrir la bouche, je n’en ai que pour un instant…
Elle introduit le badigeon à l’intérieur de la bouche du
Père, effectue un bref mouvement rotatif au fond de la joue, retire
la tige et la replace dans son sachet. Ensuite elle passe à moi.
L’extrême… ponction achevée, un grand silence s’installe,
rompu par la sonnerie du téléphone. Laurent, mal à l’aise,
s’empresse d’aller répondre. Depuis le début, je le sens plutôt,
l’homme de main aux gros sabots, dans ses petits souliers. Et
d’ailleurs que fait ici le factotum, l’homme-lige – témoin d’une
procédure qui devait être intimiste et secrète à laquelle rien ne
l'autorise à assister ? S’il ne s’agissait de l’Abbé, sa seule
présence, si déplacée, m’aurait fait claquer la porte à cette
pantalonnade. Seule me retient la sorte de filiation spirituelle
– faute d’en dire pour l’instant davantage – qui nous relie depuis
le premier jour. Reste qu’on navigue en plein dilettantisme. La
mascarade vire au burlesque quand l’émissaire du préfet,
apparemment inconsciente de l’énormité de la situation,
désignant les étiquettes collées aux emballages, demande :
— Qu’est-ce que j’inscris dessus ?
L’Abbé, imperturbable :
— Mettons nos prénoms et noms. En ce qui me concerne,
ce sont Henri Grouès.
Laurent :
— X et Y, ce serait pas mal.
186
Celui-là, je me retiens de ne pas lui cracher ses quatre
vérités. Voilà où elle devrait atterrir, ma salive : en postillons sur
sa face de Carême d’hypochrist ! Quand je pense qu’il la ramène
sur une affaire qui met en question l’essence même, le secret
même de l’identité de deux êtres avec lesquels il n’entretient
aucun lien de parenté, l’envie me vient de le ficher dehors à
coups de pieds. Je ravale ma salive et propose une solution
mitoyenne :
— Mettons des initiales : J. C. et A. B. Pardon ! A. B.
avant J.C…
Ma proposition est retenue.
— Je vais donc faire parvenir les prélèvements au
laboratoire. Les résultats seront envoyés à chacun de vous.
Je suppose qu’il serait mal venu de demander le nom et
l’adresse du labo, aussi j’observe un mutisme réprobateur.
L’Abbé précise qu’il sera à l’étranger ; il demande que l’on
remette le verdict à son secrétaire particulier. Je suis vert de rage.
Laurent pourrait bien en faire ce qu’il veut, de mon empreinte
génétique ! La divulguer à n’importe qui, la gueuler sur tous les
toits ! Je suis en train de me faire avoir. Et pas en beauté. Cette
capucinade a quelque chose de sale, de scandaleux, voire de
criminel.
L’Abbé dédicace ses « Poèmes épars » à l’infirmière
d’injustice qui sort, comme au théâtre. Fin de la représentation.
Moi qui avais imaginé une cérémonie belle, grave, confidentielle
et solennelle, je viens d’assister à une parodie de messe où de
l’eau plate a été versée dans le ciboire en guise de vin divin. Ceci
n'est pas mon sang !
187
Même décor, mais changement de figuration : exit la
laborantine et Laurent, et nous voilà seuls, l’Abbé et moi, l’Un
face à l’autre. Je laisse exploser ma déception :
— Quelle est cette farce ? Est-ce ainsi qu’on traite un
homme ?
Il ne dit rien. J’éclate en larmes, me durcit, hurle :
— J’en ai assez !
Ce n’est pas après un tel coup poing que je vais pouvoir
mettre un point final une fois pour toutes à cette… satanée
histoire.
— Tu vas guérir, Jean-Christophe.
— Guérir de quoi ? De vos stratagèmes honteux ? De
toute cette fourberie ? Tu m’avais promis de ne pas m’envoyer
les flics. Maintenant je suis fiché, fichu ! Jamais, jamais je
n’oublierai cette comédie grotesque ! Et je le jure sur Diane – je
n’ai rien à craindre pour elle, je ne crois pas en Abraham – que
l'analyse A.B.N ! la vraie, je me battrai pour qu'elle se fasse, dans
les règles ! Sus au sang ! Que tous vous cessiez de me le sucer,
pour rien ! Ras l'obole ! Qu’en plus ce soit Toi qui passe pour
une victime, et moi pour un vampire… qu’en plus on entube
avec des baves…
Si bruyantes sont mes invectives que Laurent, alerté, se rue
dans la pièce. Il craint que je n’attrape l’Abbé à la collerette, ce
que je suis à deux doigts de faire. De l’autre main, j’étranglerais
bien dans la foulée le secrétaire si particulier ! Qui interroge son
patron, pas très saint sur ce coup-là :
— Voulez-vous que j’intervienne, mon Père ?
Là, une fois de plus, l’Abbé me désarçonne. D’un ton sec,
il congédie le garde du « cor » :
— Laisse-nous.
188
Quand même ! Il redevient l' A.B. P.D.G. !
Toute agressivité m’abandonne, comme toujours lorsque la
corde de mes nerfs est à l’extrême limite de la cassure. Dépité,
Laurent s’en retourne. Ne reste en moi qu’une rage froide. Mais
c’est décidé : cette fois, je vais les attaquer. Pas les laisser me
salir. Je vais dénoncer ce carnaval, cette bouffonnerie, cette
imposture. M’appuyer sur cette analyse bidon pour exiger une
contre-expertise, en règle celle-là. Et le préfet P. verra de quel
bois je me chauffe. Je suis certes un gosse illégitime ! Mais ce
n’est pas une raison pour me traiter d’une manière aussi illégale,
infamante et vulgaire. J'envoie voler le plateau du jeu de loi ! Et
que soit non ou oui, l'Abbé, ta dette envers moi sera
incommensurable. Même plus encore dans le second cas… Si tu
as eu ma mère, moi tu ne m’auras pas. Prépare l' encre bleue
de ton bic quatre couleurs : mon Musée je le veux, on me le doit,
et tu me donneras les moyens de l'obtenir. Pour commencer,
demain je vais contacter un avocat dans mon coin, et pas de
quartier !
Mais déjà ma vindicte est battue en brèche par son regard
bienveillant qui me désarme. Le calme revient, le fil se renoue.
Cet homme est un océan de paix ; un mot de lui et mes tempêtes
s’apaisent. Comme s’il avait deviné ma pensée pour le musée,
mon œuvre, il me dit :
— Fais-moi une note de frais pour tous les travaux que tu
as faits depuis un an.
— À quel titre ?
— Pour ton projet.
— Cela tient toujours ?
— Cela tient toujours. Quoiqu’en disent nos lèvres.
189
J’en retrouve mon latin : tu quoque, fili… Et déjà je
soupçonne son double jeu. Double, triple, qui sait ? Il y a ce qui
est pour les autres, et il y a ce qui est pour nous.
À peine suis-je sorti que je me dirige vers la Seine.
Mouillant de salive ma mine de cayon, je rouvre les vannes de
ma colère — mais sans plus guère y croire — et accomplis le
contre-cérémonial sur lequel je compte pour me soulager de ma
défaite :
Je serai
– Mal léché –
Ton portrait
Tout craché !
Eh oui l'Abbé
Ouvre toutes les portes :
Son nom, bouche bée
On vous escorte,
Mais son sésame
Oui, pour mon âme :
La Préfecture
Et ses serrures.
Cela T'apprendra
À la place du sang
Me donner – glaçant –
Un vexant crachat.
190
Cinq jours plus tard, le 8 juin 2004, je reçois les résultats
de l’analyse dans une enveloppe expédiée en envoi simple à mon
domicile.
Ils sont négatifs.
Je suis le non-fils de l’abbé Pierre.
191
CHAPITRE V
Le Pacte
Ce livre une fois encore devrait s’arrêter là.
« Les prélèvements effectués sur AB et JC ont été analysés
avec le kit Identifiler sur 15 locus. Les habituels témoins positifs
et négatifs ont permis de valider les analyses. Six zones parmi les
quinze analysées ne présentant aucune caractéristique commune
entre les ci-après dénommés AB et JC, AB est donc exclu comme
pouvant être le père biologique de JC. »5
La sentence du 8 juin 2004 est sans appel ; elle devrait
conclure ce témoignage, rayer les doutes, les espoirs et les
craintes, frapper de caducité les coïncidences et les faits
prétendus troublants ou frappants, démoder les codes et les
numéros de téléphone privés, brûler les passe-droits, reléguer ma
relation avec l’abbé Pierre au rang de malentendu, m’incliner à
de plates excuses, sonner le glas de mon cher Musée et m’ouvrir
incidemment le chemin du plus proche asile psychiatrique.
Sainte-Anne…Marie ! Il ne fait désormais plus de doute que je
suis un mythomane, un affabulateur, un schizophrène à nettes
tendances paranoïdes, doublé d’un persécuteur convaincu du
crime de harcèlement moral envers un personnage célèbre dont
5
Ce résultat d’analyse sera divulgué par l’abbé Pierre tant aux dirigeants d’Emmaüs qu’à
ma propre « famille ». Ainsi mes empreintes génétiques tomberont-elles quasiment dans le
domaine public.
192
mes élucubrations ont terni l’image, fatigué la santé et perturbé
l’équilibre mental.
Du noir chapeau claque étant sorti le non
Adieu ! lapereau, foulards, colombe et ballons
L’Évangile selon sainte Salive ne comportera pas une
épître de plus. Et quant à mon manuscrit Une Fois Pour Toutes,
sa place est moins dans un coffre de banque que dans le boyau
d'un caniveau du XIXe arrondissement.
Oui, tout devrait s’arrêter là, et le monde ne devrait plus
jamais entendre parler de moi. Et cependant voici que le monde
me rappelle, me sonne, me siffle, me tire par la manche. Voici
que cette histoire qui ne me regarde plus me fixe en face. Et voici
que mon témoignage continue. À cette différence près : au lieu
d’en être l’auteur, j’en deviens le témoin visuel, auditif, parfois
kinesthésique. Ce n’est plus moi qui rédige les phrases qui
suivent, lourdes d’événements se racontent tout seuls, et
troublent, marquent ou frappent par eux-mêmes en s’inventant un
narrateur du nom de Jean-Christophe M…
J’ai lu sous la plume d’un académicien que « la toile, selon
son étendue, sa forme, sa solidité, ses leurres, sa beauté, au tout
dernier moment tisse l’araignée qui lui est nécessaire », et que
« les œuvres inventent l’auteur qu’il leur faut ». Voilà. Je suis
l’épeire diadème d’une gigantesque toile dont les fils constituent
l’auteur involontaire d’une trame arachnéenne qui m’échappe.
Alors, puisqu’une trop vive lumière brûlerait comme loupe au
soleil les articles d’un Pacte non exprimé, laissons les faits crier
d’eux-mêmes, le Paquet se rouvrir, Une Fois Pour Toutes trouver
son propre terme. En gardant à l’esprit qu’il y a l’officiel et
193
l’officieux, l’Abbé Pierre et Emmaüs, Jean-Christophe M…,
et…un autre moi-même en attente de pseudonyme. Qui dit vrai
au fil des épisodes qui suivent ? Au lecteur d’en juger : tout
commentaire serait pléthorique et vain.
Voici donc, sans rature ni vaine littérature, les faits
auxquels un figurant répondant aux initiales de J.-C. M. a été le
témoin, l’involontaire intervenant et le rouage, dans un film qui
semble s’être auto-mis en scène sous le regard étrangement
satisfait d’une silhouette coiffée d’un béret et revêtue d’une
capeline noire… J’en précise seulement le décor : le quartier des
Buttes- Chaumont, Alfortville, Paris centre, et les circonstances :
une centaine d’allers-retours de l’avenue Jean-Jaurès à la
banlieue du sud-est de la capitale, et très exactement cent trentedeux coups de téléphones…
L’action peut commencer. Acte I, scène 1 : un prêtre du
nom d’Henri Grouès éteint une bougie dont la flamme s’apprêtait
à lécher la voûte d’une nef interdite. Ses proches ont éconduit
une espèce d’anophèle protéiforme dit le Moustique, ou bien
Tito, ou encore le p'tit paquet, qui ne cessait de voltiger autour de
sa Personne. Un bon coup de tapette l’a fait tomber dans un
puits ; il en sort, quelque peu étourdi, mais les dés continuent à le
propulser de case en case dans le grand jeu de l’Oie où l’insecte,
vibrionnant, piquant mais non vénéneux, continue à progresser,
poussé par des mains invisibles… Commence une piste jalonnée
de « papiers collés » que « l’hypocrite lecteur, mon semblable,
mon frère », lira à demi-mots, comme au fil d’un manègemonopoly où, de chausse-trappes en cases « chance », de « allez
directement en prison » en « c’est votre anniversaire », il se
rapprochera ostensiblement d’une Case d’Arrivée, Graal, Musée,
194
Pacte scellé de silence, Oie grasse, Dinde aux marrons ou
Pompon suprême ayant nom une belle œuvre…
*
Aux faits, donc ! Une lettre démarre sous les pires auspices
ce parcours fléché. Elle est adressée par l’abbé Pierre au
propriétaire du château de Maison-Blanche, Lésigny :
« En même temps que je dois vous informer de ce que les
nombreuses ramifications du Mouvement Emmaüs ont convenu
de renoncer au projet de “musée du mouvement Emmaüs”, je
tiens à vous remercier des gentillesses et des patiences que vous
avez apportées à vos entretiens avec mon ami J. C. M. »
Et cætera. Emmaüs renonce logiquement à Lésigny. La
nébuleuse n’a pas perdu de temps : les résultats d’analyse datent
du 8 juin ; ce courrier, du 11. Je n’en ai cure et continue à clamer
ma vérité. Miss Sans Gènes n’a pas stérilisé mes glandes
salivaires. Problème cependant : le premier avocat que je
contacte – Jean-Christophe B., je n’invente rien – afin de lancer
une procédure de recherche de paternité, se débine au bout d'un
mois. Il est rentré en contact avec l'avocat personnel de l'Abbé,
puis plus de nouvelles. Ah ! tant de malins, et moi qu'à demi…
Puis un journaliste de VSD me reçoit à plusieurs reprises :
« Je, soussigné, D..., confirme avoir rencontré plusieurs fois J.C. M. Le magazine et moi-même avons été très attentifs et
vivement intéressés par son histoire, et notamment par le lien
195
réel qu’il entretient avec l’abbé Pierre. Je confirme que nous
souhaitons raconter cette histoire dans le cadre d’un article pour
le magazine VSD. Il est entendu que le témoignage de J.-C. M. ne
sera pas utilisé sans son accord. »
Mon témoignage ne sera pas utilisé du tout. J’ai pourtant
donné ma langue au chat : la venue de l’Abbé à Troyes, le dit
Père-Lachaise, la photographie du pique-nique de 1953, le musée
virtuel, l’analyse ô combien discutable des salives. Au vu des
documents produits, les journalistes me croient, mais me
précisent qu’étant donné la notoriété de la personne que je mets
en cause, il leur faut s’assurer du lien réel que j’entretiens avec
celle-ci. Aussi, je leur propose d’appeler l’Abbé devant eux, avec
leur propre téléphone dont ils amplifient le son. L’Abbé répond.
J’y vais franco :
— Je suis à VSD. Je n’en pouvais plus. Tellement déçu. Je
viens de tout leur raconter.
— J'attendais que tu m'appelles. Le musée, on va le faire.
Emmaüs est à négocier un immeuble rue du Paradis à Paris. Nous
trouverons un espace pour toi.
— Tu fais pour moi des choses merveilleuses comme pour
te faire pardonner d'autres qui le seraient moins. Pourquoi ?
— Je suis vieux. T’aider, je veux bien, mais dans ton
domaine, je ne connais personne. Tu peux me joindre quand tu
veux. Je t'embrasse.
Avec VSD, nous négocierons quelque temps. Mais bien
vite entre ma poésie – j’exige qu’ils fassent la Une avec mes
quatre tonitruants premiers vers –, et la « cause people », la
différence de ton devient manifeste. Ils veulent de la prose, pas
196
des quatrains. Or, je souhaite bel et bien publier des extraits
d’Une Fois Pour Toutes.
*
12 septembre 2004, lors d’une visite à Alfortville, je
demande à une bonne âme anonyme de nous prendre en photo :
ensemble. Ce sont les seules – quatre – qui feront mémoire de
nos tête-à-tête. Et pendant deux ans, je ne saurai comment les
utiliser à bel escient…
*
5 octobre 2004. – Je reçois, avant tout le monde, un
exemplaire dédicacé au bic quatre couleurs de la biographie de
l’abbé Pierre par Bernard Violet, publié aux éditions Fayard. À la
page 43, un marque-page en métal doré où sont incrustées deux
mains jointes attire mon attention sur un chapitre intitulé « les
souffrances du jeune Henry », où Violet rapporte une tentation
homosexuelle vécue par l’abbé du temps de son scoutisme.
« … Là, la dimension physique de cette approche de
personne à personne suscite chez lui un fort sentiment de
culpabilité. Nouvelle frayeur face au « mal » impossible à
nommer, alors qu’il ressent en même temps avec force le besoin
d’aimer, de donner. Celui de fustiger, aussi : un jour de
décembre, Eulalie Grouès découvre que son fils a ceint ses
hanches d’un équipement clouté. Pour brider ses pulsions ? »
Plus loin, un signet émaillé de ces mots : « Sème l’amour
pour donner du soleil à ceux qui n’ont que la nuit ».
197
C’est à un étrange jeu de piste que semble m’inviter
l’Abbé : plus surprenant que le marque-page, un second signet
me renvoie à la L’éternelle Idole d’Auguste Rodin, une statue
lascive dont l’Abbé, d’après son biographe, aurait tenu à faire
figurer la reproduction dans son testament, en la rebaptisant
Merveille et Mystère, ainsi que d’un poème mystique qu’une
simple note m’invite à lire en fin de volume :
Louange à Toi,
Tout grand et ardent Seigneur,
Pour (parmi toutes les merveilles créées)
Ce merveilleux
À quoi, pour te préférer à tout,
Je m’efforce si difficilement
De renoncer (…)
*
7 octobre. – Parution du numéro 1415 de l’hebdomadaire
VSD, avec le « testament-confession » de l’abbé Pierre (présenté
par Bernard Violet) en couverture. À sa lecture, je comprends
que l’Abbé et sa cour ont préféré m’évincer – un coup de fil à la
direction ? – ou à tout le moins me prendre de vitesse en passant
à son propre tamis – à la grille combien plus serrée –, l’évocation
de ses « troubles charnels », en particulier homosexuels, dont
l’hebdo fait ses gorges chaudes – Bernard Violet, interviewé pour
l’occasion, rapportant que, de l’aveu de l’intéressé, « de tous les
vœux prononcés à l’occasion de la prêtrise, le plus difficile à
tenir est celui de la chasteté »
198
Tiens ! À mettre de côté, cette déclaration officielle, saiton jamais ? Un jour qu'il revienne dessus… Mais avec quelle
diplomatie l’Abbé dévoile-t-il ses tentations de jeunesse !
Et s’il est homosexuel, n’est-ce pas, comment aurait-il pu
avoir une relation charnelle avec une femme… qui lui eût donné
un fils ?
Remarque de détail : comme Violet dans son livre, l’hebdo
reproduit la sculpture de Rodin en spécifiant que cette
reproduction est incluse dans le testament de l’Abbé. Or, son
testament, il m’en a donné un exemplaire le 10 avril ; L’éternelle
Idole n’y figure en aucune manière. Dans le registre du
croustillant, que ne ferait-on pour satisfaire l’appétit du bon
peuple ! Du bon people !
L’Abbé finira par me confier, rétrospectivement : « Ton
passage à VSD m’a causé une grande frayeur. Tu es arrivé chez
eux en brandissant ta vérité. La une, le scandale ! J’ai dû prendre
les devants »…
Ce que, par-delà les mots de reproche, j’entends, est d’une
tout autre nature. À sa façon discrète, secrète, insistante, l’Abbé
me dit : « Regarde-moi. Prends exemple sur le mien ». Pour lui,
les choses n’ont pas toujours été simples ; j’ai l’impression qu’il
me murmure : vois comment j’ai fait, vois comment il faut faire.
Prends des gants, vas-y doucement »... Ne joue-t-il pas là un rôle
de père, me guidant, faisant la « locomotive » et mon éducation,
dans un monde où l’on ne fait pas de « cadeaux » aux
« paquets » ?…
199
Le numéro de VSD bat tous les records de vente. Quant à
la biographie de Bernard Violet, elle dépassera les cent mille
exemplaires vendus. Nous sommes bien au-delà du miroir.
*
Pendant ce temps, l’Abbé continue à lire mon ouvrage.
J’entends – ô insensé ! – qu’il me le préface. À déraisonnable,
absurde et demi. Le 26, je reçois ceci :
« À Jean-Christophe M…
Écrire une préface peut être une tâche aussi grande que de créer
l’ouvrage. Le temps nécessaire à lire, parfois relire est
imprévisible, parfois très peu, parfois beaucoup. Oui, à toi, mon
frère Jean-Christophe dont les souffrances évoquées ici n’ont
cessé d’être partagées par moi, je promets de faire de mon mieux
et dans le moindre délai, une préface pour cet ouvrage que j’ai
vu naître à la condition que au long de ma relecture nous nous
disions tout une fois pour toutes. » *
*
Le 24 juillet, de Val d'Isère, je lui envoie une carte postale
avec ces quelques mots :
Faire encore un bout
De vie tous les deux,
Enfin être heureux :
J’ai besoin de nous.
*
Mais, cela n'empêche… Le point final, c'est à moi de l'écrire. Aussi, je choisis à Paris un
grand cabinet d'avocats. Je respecte ma propre — je dis bien : propre — ligne de conduite
: j'aurai désormais toujours deux cartes en main. Oui, pas seulement celle du Tendre… Et
je leur déballe tout. Ils me disent : « La loi est formelle, un laboratoire en France qui se
prête à une analyse dans les conditions où s'est déroulée la vôtre peut perdre son agrément.
Comme il s’agit de la Préfecture de Paris, il faut faire appel directement au Procureur de la
République. Cela va exiger un peu de temps. — Faites…. »
200
*
Le 7 août, sur mon répondeur :
« Bonjour Jean-Christophe. J’ai presque fini de lire Une Fois
Pour Toutes. Il me faudra plusieurs jours pour arriver à me faire
une idée de quoi faire avec l’ensemble de ton texte d’affilée. Je te
demande pardon si parfois j’ai été excessif. Je te redis mon
affection. »
*
Fin août, je reprends mes recherches sur les débuts de la
communauté de Neuilly-Plaisance, ayant eu soudain cette
fulgurance : comment se fait-il que, d’une famille entière – les
M…, un couple et ses trois enfants – qui a vécu là de 1948 à
1956, il n’existe pas une seule trace dans la presse officielle
retraçant l’Épopée de 1954, ni surtout dans aucun document
officieux émanant du mouvement Emmaüs ? L’Abbé me prête
main-forte :
Le 12 septembre 2004
Merci à toute personne qui voudra bien donner son
concours à mon ami Jean-Christophe M. dans les travaux qu’il
fait relativement aux événements qui ont fait « l’insurrection de
l’hiver 54 » et toutes ses suites.
En grande confiance.
Abbé Pierre
201
En parcourant ces lignes, je me dis : si tout le monde avait
su qu'il avait – va savoir ! – un fils, Emmaüs n’aurait jamais vu
le jour, et l’Appel de l’hiver 54 serait demeuré sans réponse…
Dont acte !
*
Toujours au cours de ce mois de septembre, j’envoie à
douze éditeurs les soixante premières pages d’Une fois Pour
Toutes, « titre générique d’une œuvre en trois volumes racontant
en poésie, la forme idéale à traiter… à l’amiable, ce sujet à fond :
il y a présomption, étayée par nombre de « faits troublants », que
je puisse être le fils de… »
Je joins plusieurs documents annexes prouvant ma bonne
foi, ajoutant que cela fait trente ans que je clame cette vérité
mienne et que tout le monde me prend pour un fou, ce qui n’est
absolument pas l’avis ni de ma psy, ni de ma psyché…
J’informe l’Abbé de ma démarche auprès des éditeurs et, le
18 septembre 2004, lui écris cette lettre que je dépose à
Alfortville :
« Une fois pour toutes, dis-moi, écris-moi « oui ». Alors je me
tairai. Nous n’en parlerons plus. À personne. Mon livre n’aura
plus alors aucune raison d’être, puisque je serai.
Nous ne toucherons pas à ton œuvre. Je n’aurai plus besoin de
quoi que ce soit. Que tu me reconnaisses comme étant ton fils
– officieusement, entre nous deux – alors me suffiront ces
fiertés :
1. J’ai eu raison de venir te trouver.
202
2. Je ne suis pas l’enfant de n’importe qui. Ma recherche a
abouti, cela me suffit au-delà de tout.
À l’inverse, si nous continuons ainsi ce va-et-vient
pervers :
— AB : Crois-moi, c’est non…
— JC : Non ! Et je vais le faire savoir…
… nous allons mourir l’un de l’autre. Folâtrer à notre porte.
Pour ma part, tant que j’aurai l’impression, les preuves, le
sentiment, qu’avec raison(s) tu me mens, je ne pourrai que me
débattre à vérifier le contraire, et tout tenter pour être lu.
Aussi, là : tu n’écris que oui tout simplement, et je te réponds par
retour de courrier :
« Je, soussigné J.-C. M. déclare sur l’honneur que j’ai eu
celui de faire ta connaissance, que jamais plus je n’évoquerai
devant quiconque qui je suis réellement, ni tout ce que je sais
vraiment.
Puis, avec cette certitude chevillée au cœur, je reviendrai
au vélin écrire pour l’éternité des romans et des fictions.
Alors, ainsi, enfin, tu pourras me donner « contre rien » un
sincère coup de pouce au sujet d’une œuvre où il n’y aura plus
trace(s) de nous, même en filigrane.
Oui ! Plus jamais tu ne me fais croire que non.
Alors, pour toujours, je n’ai plus besoin de hurler – Oh !
non – que c’est oui. Tu le susurres. Je garde ça pour moi. Tu me
l’assures. Je suis guéri de toi. Et à mon tour, je reste ici-bas,
muet de nous aux autres, mais croyant en mes propres et vives
convictions… J’ai tout pour être heureux : Tu existes. J’adore
vivre. Écrire. Chanter. Rire. Aimer. Et tu n’auras plus mal. Et tu
pourras mourir en ma paix. Et nous aurons réussi. Et je serai.
Merci. »
203
*
19 septembre 2004. – Sur mon répondeur, en réponse à ma
lettre :
Bonsoir Jean-Christophe. J’ai lu et relu ce que tu m’as
déposé. Il faut qu’on en parle. Viens demain, Laurent ne sera pas
là. On pourra en parler, je te le dis : dans l’espérance, oui
ensemble, de s’entraider, dans l’espérance. Je t’embrasse. À
demain, j’espère.
Oui, quel que soit mon Dieu ! les cruautés sur terre
On peut vaincre les ivresses de nombre de malandrins
Si l'on soude la croyance d'un universel Père
Avec la conviction d'un sieur d'alexandrins
*
10 octobre. – Un courriel de ma « Josée du dit PèreLachaise », amante de ma mère :
« Tu me fais pleurer. Pleurer de chagrin pour la perte
d’Anne-Marie. Pleurer de joie qu’elle a donné la vie à un bel être
comme toi, un fils digne d’elle. Combien elle serait fière de toi.
Elle restera ancrée dans nos cœurs. C’est vrai qu’elle était
exceptionnelle et, malheureusement, comme tu dis, abîmée et
fripée dans une période très sensible de sa vie, par des gens sans
scrupules, dont ce monsieur l’AB… »
*
204
7 novembre. – Le Musée progresse. Ironie du sort : je
participe en fournissant, sans apparaître, tout le matériau
– photographies, tableaux, documents, sculptures – utile à la
réalisation d'un court-métrage qui servira d’appui à une émission
de France 2 : Le plus grand des Français. 6
Dans ce court-métrage diffusé le 14 mars 2005, Lambert
Wilson, qui a interprété le rôle de l’abbé Pierre dans le film Hiver
54, nous fait visiter le « musée imaginaire » de l’Abbé, dans
lequel il déambule devant les caméras.
Extrait de l’annonce de la CAPA : « Ce musée existera
peut-être un jour. Pour l’heure, il n’est donc qu’éphémère. À la
fois musée personnel d’un homme qui ne possède rien, et musée
magnifiant une action. On y trouve des œuvres d’art que l’abbé
Pierre a inspirées ou qui l’ont marqué. Des objets, des images et
des paroles y sont aussi rassemblés. L’homme est depuis
cinquante ans l’une des icônes préférées des Français. Il mérite
bien un musée : un musée pour unir la beauté au combat contre la
misère. Une telle alliance n’est pas saugrenue… »
Pour ma part, je ne suis ni dans l’imaginaire, ni dans
l’éphémère : j’ai confié à la chaîne de réels objets d’art, dont le
rarissime portrait de l’Abbé par Henri Cartier-Bresson, après leur
avoir exposé la manière dont je bâtis ledit musée… Celui-là, bien
en pierre !
*
31 décembre 2004. – L’Abbé tient sa parole, je retiens
donc la mienne. Je ne parlerai plus. Je m’y engage dans une lettre
6
Il finira troisième, derrière De Gaule et Pasteur, malgré une envolée enflammée en sa
faveur de la part de Richard Bohringer.
205
envoyée à l’abbé Pierre, aux dirigeants et responsables
d’Emmaüs et à tous les compagnons :
« Je, soussigné Jean-Christophe M., né le 21 avril 1954 à
Paris IV, déclare ceci :
Je reconnais m’être laissé emporter par une certaine
fiction lors de ma quête, mon enquête – entre mai 2003 et ce
jour – où je pensais « une fois pour toutes » démontrer coûte que
coûte – en écrivant ce qui me passait par la plume, et en
m’appuyant sur des événements diffus d’un passé tempétueux –
une vérité qui n’était que la mienne. Et m’engager à cela : ne
plus jamais évoquer auprès de qui que ce soit – ni par la parole,
ni par les écrits – cette histoire de “lien familial”.
Aussi : si je devais reprendre mon livre, je promets ici
solennellement à tous de gommer tout élément “lisible” qui
pourrait établir une passerelle quelconque entre ma vie et votre
œuvre. Je ferais alors sincèrement un ouvrage de littérature,
avec des personnages anonymes et des faits neutres par rapport
à vous. Ne jamais utiliser, ni faire état des éléments matériels
amassés au court de ce travail : enregistrements, papiers,
“officiels”, démarches, contacts et conversations privées.
Alors, je tenais :
À remercier du fond de l’âme l’abbé Pierre de m’avoir
accompagné patiemment durant cette aventure biographique, et
surtout de m’avoir permis de la conclure en retrouvant ces deux
croyances : l’homme qu’il est, et celui que je suis.
À m’excuser auprès de tous ceux que j’ai croisés lors de
cette tâche passionnante et que j’aurais froissés, aveuglé que
j’étais justement par la passion.
Puis :
206
J’autorise toute personne appartenant à votre grande
Entreprise à faire valoir cette lettre afin de contrecarrer
désormais quiconque émettra d’une façon ou d’une autre un avis
néfaste, un sentiment faux, des pensées déformées concernant la
belle et réelle affinité qui unit l’abbé Pierre et moi-même.
Merci encore à vous tous pour la compréhension, la
gentillesse, l’accueil, les attentions, la porte ouverte à mon
égard.
Fait à ce jour – en haute conscience de cette résolution
irrévocable que j’ai prise et que je respecterai jusqu’à la fin de
ma vie – pour qui de droit. »
J.-C. M.
*
Paris, le 31 janvier 2005. – En remerciement de mes
silences, cet écrit bouleversant qu’il me remet en mains propres :
« Henry Grouès, dit l’abbé Pierre
déclare répondre de mon mieux aux demandes légitimes de JeanChristophe M. qui, ayant passé les deux premières années de sa
vie en pleine tempête, se retrouve à cinquante ans riche de son
histoire, mais totalement démuni de ce dont il a besoin pour
mener une vie normale et apaisée qu’il mérite désormais, et donc
lui céder :
I. Les originaux des écrits qui lui importent me
concernant :
— " Feuilles éparses "
— “La misère juge le monde”
— D’autres textes que je jugerai dignes de sa possession et
dont il pourra disposer comme bon lui semblera.
207
II. Je prendrai mes dispositions pour que l’on réalise le
jour J mon masque mortuaire, et qu’il soit remis alors à JeanChristophe dans la plus grande discrétion et l’anonymat le plus
complet.
III. Nous élirons ensemble un ami fidèle parmi tous mes
fidèles compagnons afin qu’il possède un soutien ayant toute ma
confiance – il sera un allié au sein d’Emmaüs – si jamais après
mon départ il avait besoin d’aide, pour répondre aux
insinuations de gens mal attentionnés qui remettraient en cause –
ou entacheraient – nos accords d’homme à homme, du temps de
notre vivant.
IV. Dans mon testament – page 17 – concernant la
protection légale de mon nom, j’ajouterai un alinéa permettant à
J.-C. M. de disposer de l’appellation : “Musée abbé Pierre”,
puisqu’il a été l’initiateur du projet, et sait-on jamais ? peut-être
le réalisera-t-il.
V. Je lui lègue également un témoignage écrit de ma main
attestant qu’il a effectivement vécu les deux premières années de
sa vie au sein de la communauté de Neuilly-Plaisance. »
Et ce soir-là, afin de sceller notre alliance, il m'offre un
manuscrit. Nous en photocopions la couverture, et au bas il
paraphe : « Ce carnet de ma jeunesse est donné en grande amitié
à J.-C. M. que j’autorise pleinement à le faire connaître. »
*
5 février 2005. Lettre – un brouillon magnifique – du
même au même :
208
« Cher Jean-Christophe,
Pour l’association à laquelle ensemble, toi et moi, nous
pensons depuis déjà bien du temps, et qui trouvera sa place
originale, et complémentaire de beaucoup, dans « Emmaüs
France », je suis très sûr que la déposition de sa fonction, de son
but, la plus exacte, serait : « a pour objet toute action pouvant
unir la Beauté avec les luttes contre la Misère de partout dans le
monde. » Comment sera le meilleur intitulé ? Association
« Beauté » ? Association pour la Beauté ? Association pour un
Musée dit : « de l’abbé Pierre » ?
On décidera cela pour le dépôt en préfecture.
Je te joins les excellents statuts de « Les amis de l’abbé
Pierre ». Ils pourront très bien nous servir.
Nous verrons à qui demander sa participation.
Enfin, ci-joint une pleine page autographe, lettre d’hier au
Premier Ministre (à ne pas diffuser avant un délai convenable).
Je t’embrasse
Fraternellement,
Abbé Pierre. »
*
À ce stade de notre relation, l’Abbé me comble et me
rassure par ces legs, ce testament. Je sens qu’il craint pour ma
vie ; qu’il redoute que je ne mette fin à mes jours, à moins qu’un
fanatique ne s’en charge ? Ou bien que je ne me tue à la tâche…
Il est vrai que cette valse-hésitation m’épuise et me mine.
Pendant que je verse toutes mes forces dans l’accomplissement
de cette belle œuvre, il établit de curieux rapprochements entre
209
notre entente et la mort. Un jour, il me dit : « J’ai toujours évité
qu’on attente à ma vie. Et pourtant ce n’est pas faute d’avoir
essayé de me faire disparaître ! » Je lui réponds que le silence
auquel il m’astreint pourrait bien, moi aussi, me tuer : si l’on
m’oblige à me taire, je meurs. L’échange de salives est
significatif à cet égard… Et puis je n’ai jamais été, au sens
étymologique, un enfant : « celui qui ne parle pas. » Moi je
cause, je crie, je rue, je veux vivre ! Et si j’ai accepté notre Pacte,
– ma part à moi : ne plus appeler, pour un oui ! pour un non ! l’A.
D. N. à l’aide —, c'est parce qu’entre nous, la parole, même
déguisée, demeurait possible. Et parce que c’était ça ou ne jamais
être reconnu ; ça ou être tué. Et si lui mourait, alors j'y passais
plus vite encore, enterré vif dans le silence.
De son côté, sans doute aurait-il voulu « éventuellement »
que je n'existe pas. Or j’existe ; alors, que je sois ! Il me l'a dit
une fois : tu es.
Tu es, tuer… Seulement voilà : on ne tue pas un homme ;
ni un milicien armé jusqu’aux dents comme celui qu’il avait
croisé, pendant la Résistance, dans la forêt de Marly, ni — a
fortiori – un « proche »… Et non seulement je suis, tout neuf et
tout caracolant, mais jamais je n’ai autant été depuis que je
suis… À tout prendre, le Bel Œuvre était notre seule porte de
sortie : sans ce Pacte, il eût été terrassé en pleine gloire, lui le pur
apôtre, pour avoir contrevenu à son sacerdoce, aussi sûrement
qu’il m’aurait entraîné dans sa chute, une chute qui eût fait de
moi un enfant illégitime, ignoré, inexistant, pour les siècles des
siècles…
Durant cette période qui voit l’édification de mon grand
œuvre,
je m’inquiète à mon tour pour sa santé et sa vie.
Comment accepter de le perdre alors que je viens enfin de le
210
retrouver ? Pas un jour entre juin 2003 et juin 2004 où, le soir, je
ne redoute d'ouvrir la télévision : je ne veux pas apprendre sa
mort en direct par d'autres. Mon rêve le plus fou : l'assister le jour
gît ! Et il le sait. À preuve, ce don de lui, ce Musée où, lui mort,
j’habiterai, non loin de son tombeau… Tel est le sens que
j’attribue aussi au masque mortuaire qu’il entend me léguer dans
l'anonymat le plus complet.
J’ai eu mal quand il m’a dit :
— Il faudrait que je meurs. Cela faciliterait tout.
Commentaire de Laurent :
— Je n’en peux plus entre vous deux, vous êtes en train de
vous tuer l'un et l'autre !
Mais comment pourrait-il nous comprendre, cet hommetampon, nous qui apprenons seulement à nous connaître ?
*
STATUTS DE L’ASSOCIATION LE BEL ŒUVRE.
1
Article 1 : Constitution
Il est constitué entre les adhérents aux présents statuts une
association régie par la loi du … juillet 1901 et le décret du 16
août 1901.
Article 2 : Dénomination
L’association a pour dénomination : « Le Bel Œuvre »
Article 3 : Objet
L’association a pour objet :
1
Je fais rédiger ce document par un avocat spécialisé en droit des sociétés. C'est lui qui a la
noble idée de l'incipit haut en colère ! de l'Abbé. Aussi, je pense : si un jour je dois
relancer la recherche officielle A.D.N., je ferai appel à lui. C'est un bel être.
211
— la promotion de l’œuvre et de la vie de l’abbé Pierre
(photographies, peintures, écrits, etc.)
— toute action pouvant unir la Beauté avec les luttes contre la
Misère de partout dans le monde.
Ce projet m’est cher en mon cœur. Puisse-t-il faire que la Beauté
se joignant aux luttes contre la misère de partout, rende plus
belles toutes les disparitions de ce qui écrase les hommes.
*
Liste des dirigeants de l’association Le Bel Œuvre, Musée
Abbé Pierre.
Président d’honneur :
Monsieur Henri Grouès, dit Abbé Pierre, de nationalité française,
né le 25 août 1912 à Lyon, demeurant 183 rue VaillantCouturier, BP 94143 Alfortville cedex, exerçant la profession de
prêtre.
Président initiateur :
Monsieur J.-C. M…, de nationalité française, né le 21 avril 1954
à Paris IVe, demeurant à… Paris, exerçant la profession
d’écrivain.
Statuts établis en deux originaux.
À Paris, le 5 février 2005.
*
212
12 avril 2005. – En-tête de son papier officiel :
Servir les plus souffrants
la source de toute paix est là.
Henri Grouès, dit Abbé Pierre
Fondateur du mouvement Emmaüs,
Fondateur du Haut Comité pour le Logement des plus
défavorisés,
Grand Officier de la Légion d'honneur.
Avec cette attestation :
Je reconnais avoir fait don, en grande amitié, à J.-C. M. de
plusieurs biens m’appartenant (courriers, photos, manuscrits,
objets personnels, documents) et j’estime que, à ce titre, il est à
même aujourd’hui de remplir, auprès de moi, et par la suite, le
rôle d’être l’un des collaborateurs de ma vieillesse (93 ans),
ainsi que la tâche d’ordonner tous ces matériaux afin de les faire
connaître dans la mesure où ils pourront avoir quelque utilité,
dans le cadre de l’Association : « Le bel Œuvre ».
Fraternellement à tous ceux à qui cela pourra servir à faire belle
leur vie, au service de tous ceux qui souffrent, en essayant de
joindre la beauté à toute peine.
Abbé Pierre
*
213
25 avril 2005 – Je reçois un chèque de M. Henri Grouès,
libellé à l’ordre de l’association le Bel Œuvre, émis par la Société
Générale et daté du 24 avril, accompagné de ce mot :
Jean-Christophe,
Reçois ce chèque de 1740 €, correspondant aux 3 mois de
loyer pour l’Association du Bel Œuvre.
Amitiés à toi.
Laurent
*
30 mai 2005. – Je fonde un site Internet. Je fais une
reproduction de la page d'accueil, qu'il parafe :
« Cette page est l’ouverture d’un site Internet « Le Bel
Œuvre ». Ce travail est dirigé par J.-C. M. pour lequel j’autorise
à utiliser tous les documents rassemblés ensemble par J.-C. M. et
moi-même. »
Abbé Pierre
Écrivain muselé sans muse je suis, fondateur de musée je
deviens...
*
6 juin 2005 – Énième rencontre ce dimanche à Alfortville.
Au moment de partir, après moult échanges précieux – dont ceux
qui président à trois jours que nous allons passer ensemble, rien
que tous deux, à Saint-Wandrille, dans quelques jours –, il est
assis et je m’agenouille devant lui – sur un seul genou – et,
214
pendant que je prends sa main gauche dans les miennes, il pose
sa main droite sur mon front.
Ni l’un ni l’autre ne parlons, les chairs se suffisent à ellesmêmes, tant l’âme de l’homme d’Église et le cœur de l’homme
de Lettres sont en accord.
Je l’embrasse. Je me lève. Il dit :
— Cela me soucie que tu fasses tout ce trajet à chaque fois
pour venir me voir.
*
Donc, une année entière emplie d'une multitude de
conversations, d'allers et venues et de papiers dûment signés, et
jusqu’ici trois ou quatre gloses seulement. Aussi dois-je apporter
deux commentaires qui permettront de comprendre comment
notre Alliance a pu prendre définitivement forme. Et, les faits
ayant parler, les rendre, ici, un peu plus éloquents.
Un : tous les écrits entre nous sont indivis, puisqu'ils ont
été l'un à l'autre dictés avec le souci attentif que chacun d'entre
eux participe aux assises de notre œuvre commune.
Deux : je peux garantir que lors de tous mes contacts
officiels avec des journalistes, des hommes politiques, des
professionnels de la télévision, des banquiers – les décideurs,
quoi ! –, pas une seule fois je n’ai dérapé : j’ai tu la nature de
notre lien. Qui me connaît saura combien l'épreuve – tenir ma
langue – a pu être redoutable. J'appelais cela : mes travaux
pratiques. Il fallait coûte que coûte avancer, engranger et bâtir
incognito, afin de nr pas ébranler les fondations de notre Pacte.
L’Abbé lui aussi participa de l'œuvre commune. Je me
souviens, un soir, au téléphone, pris d’angoisse, comme je lui
215
confiais : « Je ne vais pas pouvoir supporter que tu t'en ailles.
Jamais je ne l'accepterai, après avoir vécu tant… mais si peu
ensemble. L'imaginer, c'est déjà dur, alors le vivre », de ce ton
mystérieux qui est le sien, plus proche de moi que jamais, il me
fit ce nouveau et inégalable présent :
— Tu existes parce que j'existe.
216
CHAPITRE VI
L’adoubement
Unis comme onde est la devise de la commune de SaintWandrille, en plein cœur de la Normandie, dont j’aime le blason
orné d’un pairle, ce motif en forme de Y symbolisant la jonction
de deux rivières qui se jettent dans la Seine. Nichée au fond
d’une vallée, la communauté monastique du même nom perpétue
une tradition de prière dans le recueillement et le travail, la
solitude et la communion… Un emploi du temps bien éloigné,
faut-il le préciser, des occupations du mécréant que je suis.
Dieu ! Qu’allais-je faire là pendant le week-end du 24 au 26 juin
2005, seul avec l’Abbé rivé à sa chaise d'invalide ? Le projet de
rompre avec l’alternance de nos contacts en coups de vent et de
nous retrouver, au moins une fois, sans être dérangés par ses
engagements et par ses incessantes obligations liées à sa
notoriété, venait de moi ; le choix de l’endroit, de lui. De ses
quelques refuges disséminés de par le monde, Saint-Wandrille est
son préféré, celui qu’il a élevé au rang de thébaïde. L’un de ses
isoloirs où, retiré de l’inhumaine misère, il a « le loisir de Dieu ».
C’est là qu’il a vécu, avant Esteville et la banlieue de MaisonsAlfort. Quant à moi, l’idée de me ressourcer dans un havre de
calme en pleine nature m’apparaissait comme une parenthèse
d’éternité dans le vacarme de nos jours et une pause salutaire
dans la construction de notre Bel Œuvre. J’entendais bien, tout de
même, « signer » enfin là notre Pacte – en l’occurrence : trouver
217
un lieu pour mon musée, puis les moyens de commencer à
l’agencer –, en établissant une nouvelle connivence, et la fois
plus étroite et plus concrète. C’est comme s’il avait pressenti, et
même devancé mon attente :
Beaucoup mieux – mille fois –
Qu'être à l'unisson
Des gestes, de la foi,
Des rêves, de l'action
Nous sommes complémentaires :
Quand l'un pense : « Il faudrait… »
L'autre déjà est à faire
Un pas vers le Secret.
Ce vendredi-là, donc, à 9 heures précises, je passe le
prendre à Alfortville. J’ai loué pour l’occasion une Citroën grise
flambant neuve dont le coffre est assez grand pour y loger son
fauteuil. Nous sommes attendus à midi pour le repas. L’Abbé
tient à ce que nous respections la ponctualité monacale : toujours,
chez lui, ce respect de l'autre, de l’hôte.
Il m’attend dans son bureau, vêtu de sa tenue habituelle :
tunique noire, collerette, vareuse grise. Laurent, déférent, a l’air
inquiet de voir son « saint patron » partir en voiture avec moi
pour trois jours. Il est vrai que c’est une grande première : à part
lui, nul ne sait où nous allons, et ils sont peu nombreux ceux qui
peuvent se targuer de disparaître seuls, sans escorte ni trompette,
avec l’abbé Pierre. Quand je pense que l’actuel président de la
République n’a bénéficié que de trois heures d’entretien avec lui,
je ne suis pas peu fier de ce privilège : vivre avec l’Abbé pendant
218
trois jours pleins ! Laurent n’a pu que me fournir quelques
recommandations relatives à sa santé : il doit prendre ses
médicaments à chaque repas et se reposer à peu près toutes les
trois heures.
Ses affaires et son fauteuil chargés, nous partons, moi au
volant, lui côté passager. Saint-Wandrille est près de Rouen, à
environ cent trente kilomètres de Paris. Sur l’autoroute, dans
l’intimité de l'habitacle, notre dialogue, entrecoupé de silences,
alterne entre les beautés fugitives des paysages et des
considérations plus pratiques. Moi : « Tu peux être rassuré.
Même au parloir de l’abbaye, je te vouvoierai. » Lui : « Je savais
que je n'aurais pas besoin de te le demander. »
Nous en venons aussi à nos « affaires » :
— J'ai récupéré tous les manuscrits que j’avais envoyés
aux éditeurs.
— Merci pour nous.
— J'ai toute ma vie à réécrire...
— Il y a deux ans, tu es arrivé tout déplumé…
— Et maintenant je dois m’armer. Le musée, dans tes
hautes sphères, ils n’ont pas l’air vraiment d’y croire. C'est à moi
de les convaincre, toi tu n'as plus la force.
— Il sera nécessaire que je continue de ménager ceux
autour de moi.
À proximité des bâtiments abbatiaux, je repère vite le
pavillon qui abrite les invités des moines, non loin d’une
ancienne grange dîmière médiévale qui est aujourd’hui l’église
du prieuré. L’ensemble est de toute beauté, avec les ruines d’une
chapelle du Xe siècle bâtie en bordure d’un immense parc en
surplomb de la colline boisée. Au centre de cette féerie où tout
219
semble n’être que paix, les logis conventuels des XVIIe et
XVIIIe siècles abritent les bénédictins de la Congrégation de
Solesmes, nos hôtes. Impressionné par le silence, je demande à
l’Abbé :
— Mais que font-ils derrière leurs murs toute la journée ?
— Ils se conforment à la règle de saint Benoît : « Rien qui
ne soit préféré à l’œuvre de Dieu ».
Philippe, notre « Frère hospitalier », se porte à notre
rencontre. Il nous souhaite la bienvenue et nous conduit
directement au réfectoire : il est 11 heures 50. Je sens que nos
moindres faits et gestes vont être réglés pendant tout le week-end
comme du papier à musique… sacrée. Grégorienne, en
l’occurrence : de toute part s’élèvent des chants qui forment un
fond sonore permanent.
La salle des repas est longue d’au moins vingt-cinq mètres.
Au centre du rectangle voûté : une table immense avec
seulement, tout au bout, quelques places préparées. De chaque
côté, autant de dessertes qu'il y a de moines. Le couvert est déjà
dressé. Au fond, en face, à la perpendiculaire, une table de
moyenne dimension, réservée au supérieur des bénédictins : le
Père Abbé. Un à un arrivent les invités – une dizaine de notables
du cru, habillés avec soin – qui s’installent à la table du milieu.
Tout le monde n’entre pas dans ce lieu sacré : l’abbaye
n’organise pas de retraites proprement dites. À l’abbé Pierre, qui
n’est pas un convive ordinaire, et dont la dernière visite remonte
à quelques années, est visiblement réservé un accueil tout
particulier : les mains sont chaleureuses, l’admiration sur les
visages visible. « Quel honneur de vous revoir »… Comme je lui
tends ses médicaments – en plus d’être son chauffeur, me voilà
220
promu infirmier – un frère me susurre : « Vous vous en occupez
comme un père »…
Mais l’heure ni l’endroit ne sont aux politesses : après un
bénédicité dit en latin, tout au long du déjeuner, soit pendant une
demi-heure,
aucune parole
ne
sera
échangée :
si
l’on
communique, c’est par la nourriture. On entendra seulement,
s’élevant de la chaire de lecture, une sourde psalmodie évoquant
a cappella l’histoire d’un homme ayant eu pour enfant un
musicien dépravé – Wolfgang Amadeus Mozart… – duquel
s’échappèrent tant de divines mélodies ! Les plats circulent,
passés de main en main, apportés et retirés par les moines
responsables qui agissent avec une discrétion si absolue que
l’Esprit Saint, mieux que leurs jambes, semble les propulser de
place en place. Repas sobre, mais non frugal : les moines vivent
en autarcie et tirent eux-mêmes de leur potager (interdit au
public, comme la plupart des salles) des légumes et des fruits en
abondance dont nous nous délectons
À 12 heures 49, alors que les moines se rendent à l’église
pour l’office, dont nous sommes exemptés en raison du grand âge
de l’Abbé, on procède à notre installation : deux chambres
contiguës sobrement meublées d’un lit simple, d’une table et
d’une armoire. Avant d’y parvenir, j’ai dû le soutenir afin qu'en
s’appuyant contre le mur, il puisse gravir les vingt-et-une
marches de l’escalier en pierre. Avant de faire sa sieste, il me
tend une Bible. Deux signets y sont glissés ; à coup sûr, encore
de ses messages. Quand cessera-t-il de me parler en paraboles ?
Comme mon chevet reçoit rarement ce Livre, je me contente de
retranscrire certains tronçons de phrases qui me « parlent ». Si
Dieu n’y reconnaîtra pas les siens, je crois y retrouver l’Abbé et
moi. Tout d'abord, cette voix de basse, Josué, XIX, 19 : « Le
221
partage du pays avec ses frontières était terminé… Ils donnèrent
au fils de Noun un héritage au milieu d'eux… La ville qu'il avait
demandée… Il reconstruisit le ville et s'y installa… Ce sont là les
parts que le prêtre Eléazar, Josué et les chefs de clans
répartirent par le sort entre les tribus »… Puis ce timbre de
haute-contre, Jean, XVI : « Je vais vous envoyer auprès du Père
le Protecteur, et quand il sera là, l'Esprit de Vérité qui vient du
Père, il me rendra témoignage… Ils vous expulseront de leurs
communautés… Où est le péché ? Ils ne croient pas en moi… Où
est la justice ? Mais je m'en vais vers le Père tandis que vous ne
me voyez plus… J'ai beaucoup de choses à vous dire encore,
mais vous ne pouvez pas les comprendre maintenant… Quand
une femme est sur le point de mettre au monde, elle est dans la
tristesse car le moment de ses douleurs approche. Mais quand
l'enfant est né, sa joie est telle qu'elle ne se rappelle plus son
angoisse : pensez donc, un nouvel être est apparu dans le
monde… Mais l'heure vient où je ne donnerai plus des
comparaisons, mais je vous parlerai clairement du Père… Je
vous ai parlé ainsi pour que vous ayez la paix en moi, car, dans
le monde, vous connaîtrez la persécution… Mais courage : j'ai
vaincu le monde ! »
Voilà qui mérite que je réaménage quelque peu l’espace de
ma table de nuit…
À 17 heures, nouvel office : ils ne font donc que ça, les
bénédictins ? J’apprendrai bientôt, moi le novice, que les
« heures canoniales » sont au nombre de huit : après prime,
tierce, laudes et matines, ce sont sexte, none, complies et vêpres.
Bref, quand ces Jean-là ! ne s’adonnent pas au travail manuel – et
ils font tout, du clocher à la travée –, ils prient. Je n’assisterai
222
pas, Dieu merci ! à toute cette liturgie. L’enfant brimé par les
curés que j'ai été regimbe dans ces ambiances mortifères, malgré
les effluves d’encens, de cierge et de camphre. Reste que les
chants – sans un son d’orgue – qui s’élèvent dans cette ancienne
grange à l’acoustique parfaite résonnent encore aujourd’hui à
mes tympans. Comment, avec si peu de faste, atteindre au
grandiose ? Jamais je n’oublierai la lente et hiératique démarche
des prieurs encapuchonnés avançant vers deux bancs disposés
face à face, leur droiture et la sûreté de leurs gestes quand ils
s’assoient et entrent en recueillement.
De l’église à nos chambres, il nous faut un bon quart
d'heure, le temps de pousser son fauteuil pas vraiment roulant
dans les graviers, le levant à la moindre marche, retenant l’Abbé
pour qu’il ne bascule pas en avant.
Dès que je suis seul dans ma chambre, la 2, je note des
pensées qui me consolent d’avoir atterri dans cet univers à la…
foi si éloignée, et à la fois si proche de ma façon de vivre et de
mes aspirations. Je ne supporte que ma propre discipline, les
tâches que je m’impose… Saint-Wandrille… saintes banderilles !
Non, pas ma tasse d'athée ! Mais pas mal comme prieuré,
jouxtant mon musée… Je me ruinerais bien pour acquérir ces
ruines…
Etc. Écrire ce qui me passe par la tête, laisser les mots
jouer avec moi m’apaise, me pèse pas. Le repas est à 18 heures
30. Pétantes, carillonnantes ! L’Abbé s’est reposé ; il m’appelle.
Étrange comme, à son contact, mes réticences envers la religion
s’envolent.
— Tu n’es pas dans ton élément, ici, Jean-Christophe, je le
vois.
Il sent tout. Nous nous devinons. Je réponds, penaud :
223
— Les offices religieux, je n’y crois plus.
— Tu dois me croire.
J’ai désormais l’habitude de ses phrases à double sens,
touchant mes cinq sens. En quatre mots, il condense tout : sa foi
et notre projet. Comme je me tais, il ajoute :
— Je te remercie en tout cas pour ta façon de te tenir.
— Elle est naturelle.
— J'apprécie aussi ta manière de te vêtir.
Je suis habillé tout en noir, sauf un pantalon de flanelle
grise, et mon col de chemise, sous mon gilet, est fermé.
— Personne jamais pourtant ne m'a appris.
Il lève les yeux au ciel. Comment pourrait-il comprendre
que, chez les M…, la mise, l’allure, ne constituaient pas vraiment
une priorité ?
Là-dessus, il change de sujet. Réminiscence tardive ?
Malice ? Toujours est-il qu’il me reparle du protomé provenant
de la basilique de Saint-Denis, une sculpture du XIIe siècle que
j’ai acquise à titre personnel, parmi tous les objets que j’ai
achetés au cours des douze derniers mois pour nourrir le Musée
et que je lui ai présentés à Alfortville au fur et à mesure de mes
découvertes. C’est cette tête de Prophète qui figure sur le portail
de mon site Internet consacré au Bel Œuvre. Il précise sa pensée :
— Une fois, pour le musée, tu m’as montré la
photographie d'un enfant Jésus en bois que l’on mettait avant
dans les crèches. Tu devrais plutôt mettre celui-ci à la place du
buste.
Il fait allusion à un très beau petit Christ polychrome à
colombium 7 datant du XVIIe siècle. Cet enfant Jésus en bois
sculpté est une pièce assez rare — un des bras est articulé — que
7
Tunique étroite et sans manches tombant jusqu’aux chevilles.
224
je m’enorgueillis d’avoir dénichée. Je consens à ce remplacement
et promets de reproduire le nouveau-né en première page de notre
site. Après les messages « cryptés » sous les versets bibliques,
ceux que recèlent les icônes sont autrement plus lisibles…
Après le dîner, je le raccompagne et l’aide à se coucher. Il
est 20 heures 15. J’étouffe dans ma chambre et je n’ai aucune
envie de dormir. Cloîtré, au sens propre, voilà ce que je suis ! De
nouveau resurgissent les souvenirs de mes internats successifs
chez d’autres Frères. Combien de samedis, de dimanches, de
soirs ai-je passé à errer, solitaire, autour des églises de ces
collèges que j’ai haïs d’y être abandonné, et tout autant aimés de
l’être à moi-même ! Oui je n’avais pas l’âme en peine, n’ayant ni
âme ni peine, et trouvais même une réelle jouissance à être seul,
ô monde ! L’envie de sortir me prend. Je quitte ma « cellule » et,
bien que ce ne soit pas vraiment toléré, je fais le tour des ruines
alentour. Le silence est parfait. Je visite la moindre niche, le
moindre porche. J’ai mon idée derrière la tête… De retour dans
mon antre de cénobite, je dépose le crucifix accroché au-dessus
de mon lit et, ce qui doit être prohibé, j’appelle Diane sur mon
téléphone portable et laisse un message tendre sur son répondeur.
Ne t'inquiètes nullement, certes trois jours loin de toi, mais j'ai
emporté du vitrail… avec moi : ô ton sourire, pur Raphaël, je
peux tenir, grâce à ma Belle… Je lis quelques passages d’un
Séminaire de Lacan que j’ai apporté, puis j’éteins la lumière. Nos
chambres sont séparées par une cloison commune. J'entends son
souffle. Avant de m’endormir, je rumine huit vers :
L'emploi
Du jour :
Charroi
Bien lourd
225
De Dieu ! Jean-Chris
Diantre ! accroche-toi
L'Abbé, novice
T'entraîne en Foi…
*
Le lendemain, samedi, je vais chercher dans le grand hall
du rez-de-chaussée nos petits-déjeuners. Le temps de les monter
dans sa chambre, puis de redescendre chercher de la mie de pain
– il a des soucis dentaires – et de revenir, l’Abbé est déjà prêt : il
a fait son lit et rangé ses affaires. Quel ordre ! Celui-là, oui, je
veux bien y entrer…
Nous nous organisons : les moines lui ont demandé d’être
l’officiant de la messe de midi. Il en est heureux et fier. Mais il
va devoir se préparer longtemps à l'avance. Je lui demande une
faveur : j’aimerais le photographier dans le cloître que j’ai repéré
la nuit.
—
Je voudrais des clichés…oh ! non, justement, des
portraits de toi inédits.
Faveur accordée ! Faveur insigne : l’abbé Pierre sans
canne, sans capeline, sans lunettes ni béret, posant, debout, dans
l’église de Saint-Wandrille : l’un des hommes le plus
photographiés au monde s’expose de bonne grâce à un exercice
auquel d’ordinaire il ne se prête que par « professionnalisme » et
dont les journalistes font généralement une pantomime standard
et répétitive. Je suis transporté : ces photographies providentielles
illumineront mon musée. Durant la séance, je réalise une
vingtaine d’épreuves – ce n'en est nullement une ! – en pensant
aux tableaux du Greco et de Vélasquez. À chacun d’eux, il
226
accepte pour les besoins de ma mise en scène de quitter ce
fauteuil que son corps réclame mais que sa volonté récuse. Avec
quelle gentillesse, quelle confiance il se prête à l’œil – aux
yeux – de mon objectif. J’en suis bouleversé. À chaque pose, je
l'implore du fond de moi :
— Dis-moi quelque chose…
À quoi il répond à fleur de vie :
— Voilà !
Ah ! quels mots résumeraient notre complicité…
Puis, j’assiste à sa messe posté dans la contre-allée, à
demi-caché derrière un pilier, fier de mon illustre curé. Avant et
après celle–ci, j’obtiens même l'autorisation du Père hôtelier de
prendre encore une dizaine de portraits de lui, mais en habits
sacerdotaux.
Là, c'est à trembler, je saisis directement autant d'icônes
dignes de Zurbaran.
Alors, ce sont de nouveau les trois R : Repas, Repos,
Retrouvailles. Notre timing est millimétré. Je m’échappe l’aprèsmidi, dans les ruines et le jardin des moines, où je m’assieds pour
prendre des notes. Je me sens mieux. Libéré, bien équilibré : qui
est libre ! Le lieu me plaît, les êtres aussi. C'est envers le dogme,
au fond, que je suis mal à l’aise. J’ai les mains jointes, mais les
doigts écartés. Si je prie, ce n’est pas Dieu : c’est ma main droite,
celle qui écrit, qui officie ! C'est décidé : je ne permettrai plus à
n'importe qui de me serrer la main d'Écritures. J’écris : Je
recommence à avoir envie de vivre à voix haute.
Vers 17 heures 30, avant l'office du soir, nous avons une
discussion dans sa chambre. Depuis le début de notre séjour,
j’attendais ce moment – un moment où il fût libre, reposé,
227
disponible, en ce lieu de silence qui se prête aux secrets. Il y a
une question que je brûle de lui poser et qui ne cesse de tourner
dans ma tête depuis qu’un jour, presque machinalement, au
détour d’une phrase, il m’a dit : « Ton berceau en 1954 a été
emporté par la tempête ». Je la lui rappelle, ajoutant que je
possède un acte de baptême signé par un prêtre de… Laval,
auquel je ne comprends rien. Non seulement le curé ne m’a
« donné » ni le baptême solennel, ni le baptême privé,
« suppléant » les cérémonies du second, mais de surcroît les
noms de mes « parents » n’y figurent pas, même entre
parenthèses ! J’ignore absolument qui sont Louise et Yves
Goussault – la marraine, le parrain – cités en qualité « d’amis ».
Personne jamais n'a pu me fournir d'explications crédibles sur ce
document qui pour moi est à la limite du faux en écritures, avec
par exemple cet espace terriblement blanc là où d’ordinaire est
apposé le cachet de l'église.
— Peux-tu m’expliquer ce mystère ?
L’Abbé a l’air embarrassé. Il regarde au-dedans de luimême, comme s’il priait. Puis :
— À l’Hôtel-Dieu, dès ta naissance tu fus donné pour
mourant. Aussi ont-ils procédé sur place au nécessaire.
— Mais ensuite pourquoi ne pas m’avoir baptisé à NeuillyPlaisance ?
— Il n'y avait déjà plus aucune entente entre tes parents.
— Donc, voici qu’on me déplace six mois après. Mais
attends, on ne peut pas baptiser un enfant officiellement dans un
hôpital ? Cela doit être fait dans une église ?…
– Ou une cathédrale.
228
– Non ! Je rêve, ou quoi ! Ce satané cauchemar…Depuis
toujours… Ma propre tête… immense… où je flotte… Cette
ambiance… Ce vide… Ainsi ce serait ça ?
— Oui, Jean-Christophe, tu as été baptisé à Notre-Dame de
Paris.
Quelle nouvelle… Et l’Abbé de m'expliquer que j’ai été
seulement « ondoyé » à l’Hôtel-Dieu, le 29 avril 1954, huit jours
après ma naissance. L’ondoiement est donné à un enfant en
danger de mort : seule l’ablution baptismale est faite, sans les
rites et les prières habituels. Et j’ai donc reçu le 17 octobre un
supplément de cérémonie de baptême… Que de révélations ! Je
le fixe dans les yeux, dans le cœur :
— Dis-moi qui sont ces amis, ces Goussault dont
personne ne m’a jamais parlé ? Je croyais même qu'il s’agissait
de deux employés de l’Hôtel-Dieu passant par là, ce jour là…
— Yves Goussault était un ami, mon ami.
Je sais, à l’heure où j’écris ces lignes, qu’Yves Goussault
fut bien plus qu’un ami pour le créateur d’Emmaüs. À un de ses
biographes, Pierre Lunel, l’Abbé a même confié qu’au cours de
la décisive année 1954, il avait eu « l’espoir de voir venir la
grâce, c’est-à-dire quelqu’un de notablement apte, par sa capacité
humaine, le réalisme de son esprit et son abnégation évangélique,
à [le] seconder. L’arrivée d’Yves a été l’un de ces espoirs les plus
forts ». Yves Goussault se passionnant pour les cités d’urgence, il
deviendra l’animateur de l’IRAM créé par l’Abbé et lui-même, le
fameux Institut de Recherches et d’Action contre la Misère du
Monde. Et voilà qui fut mon parrain ! Cela, en cet instant, je ne le
sais pas encore mais, guidé par l’intuition que je vais en
apprendre davantage, j’insiste :
229
— Et pourquoi lui ? Et pourquoi Maman n’était-elle pas
présente ?
— Il faut que tu saches, Jean-Christophe. C’est moi qui ai
voulu cela, pour toi.
Je contiens difficilement ma fièvre. C’est plus qu’un
simple aveu : c’est une humble confession. Je dis seulement :
— Là, je te crois.
Le soir, après le repas, toujours dans sa chambre, il craint
que je ne « m’ennuie ». Je le rassure. Avant de nous souhaiter un
bon sommeil, il me tend un livre : Lettres à Dieu, un ouvrage
collectif. L’Abbé en a écorné un passage, écrit par lui-même :
« Oui !
Depuis quatre-vingts ans (c’est-à-dire plus ou moins que j’ai
l’âge de raison), je veux te dire oui...
Mais je ne comprends rien à l’Univers.
Parmi les multitudes, pardonne-moi !
Parmi les multitudes, illumine-moi !
Enfin, comme Jésus nous dit en terminant ainsi la Prière,
Délivre-nous du mal ! »
Signé :
Abbé Pierre, quatre-vingt-onze ans et plus.
Alors je m'endors dans mon lit-bateau, le calme revenu, en
songeant : le premier Acte de ma vie a donc été et un fait
troublant, et un fait marquant. En partant de cette assisse, je vais
pouvoir enfin la réécrire, une fois pour… De Dieu ! Le titre est
déjà pris !
*
230
Normalement, ce dimanche devrait être le troisième et
dernier jour de notre séjour à Saint-Wandrille. Normalement,
nous devrions alterner les offices et les repas, les instants de
repos et le dialogue. Normalement… Mais qu’y a-t-il de
« normal » chez ce troublant Abbé ?
Il est 8 heures 30. Je prépare nos deux petits-déjeuners
dans la pièce commune du bas, et nous savourons ensemble notre
café dans sa chambre. Je me sens un peu absent. J’ai eu ce que je
voulais, vu ce que je voulais voir, entendu ce que je voulais
entendre. La perspective d’une nouvelle journée chez les moines
ne m’enchante pas, et il me tarde de retourner chez moi et de
retrouver mes saines, capitales écritures. Et puis, j’ai hâte d’en
savoir un peu plus sur mon Parrain, son Ami. Les révélations
inattendues de la veille occupent tout mon esprit. Je ne m’y étais
pas préparé. Mais c’est toujours ainsi, avec l’Abbé : quand le feu
s’éteint, il ravive la braise. De la même façon, quand il apporte
une pierre à notre Bel Oeuvre, il me demande aussitôt de la
cacher ; et c’est quand je retiens ma langue qu’il revient me
solliciter…
Ce matin-là, il est frais et dispos. Avec un regard plein de
malice, entre deux tartines, il me dit :
— J'ai remarqué ton impatience. Je sais que hors ma
présence, tu ne serais pas venu ici.
— C’est l’évidence...
— Alors j’ai pris sur moi de faire appeler à la communauté
Emmaüs d' Esteville. Nous sommes attendus. Pressons-nous.
— Merci à toi, merci de Toi.
Alléluia, sonnez autant que vous voulez, mâtines ! Ding,
dingue ! dong, frères Jacques…François, Pascal, Jean, nous
partons !
231
— J’aime Jean-Christophe te voir heureux. Ton rire.
— Grâce à toi !
Nous sommes comme deux gosses. Ce changement de
programme me comble et il semble tout content de cette surprise
qu'il nous a réservée. Sa valise est déjà bouclée. Quel
organisateur ! Je ne sais pas du tout ce que nous allons faire à
Esteville, mais je m’en remets comme toujours aux plans qu’il
trace pour moi sans un mot de commentaire. Avec lui, il faut
savoir se taire, il faut savoir entendre, lire entre les versets les
allusions, en fait des sur-entendus…
Dans ma chambre, après avoir raccroché au mur le
crucifix, je consulte la boîte vocale de mon téléphone : il y a un
message de Laurent qui demande si tout va bien. Qu’il reste à ses
dossiers, excepté le mien, celui-là ! Mon portable est le seul
moyen dont il dispose – lui et lui seul, personne d’autre n’étant
au courant de notre « sacrée virée » – pour s’enquérir de la santé
du Père. Il doit se faire un sang, une salive ! d’encre. Tant pis
pour lui. Depuis le temps que moi, je me fais une encre de
sang…
Au rez-de-chaussée, nous nous excusons auprès du frère
Philippe et du Révérend Père Abbé. Le « mien » a une audace,
vénielle :
— Veuillez nous pardonner, un rendez-vous vient de se
décider. À Paris, avec un ministre. C’est fort regrettable…
Une centaine de kilomètres sépare Saint-Wandrille
d’Esteville. Au cours du trajet, l’Abbé me guide le long des
routes départementales. C’est pour lui comme un pèlerinage. Il
me raconte les entretiens qu’il avait eus, dix ans plus tôt, à
l’Abbaye – où il était « allé mourir » – avec Simone Veil, une
232
femme qu’il admire, venue alors lui demander de figurer sur sa
liste aux élections européennes (ce qu’il avait refusé), puis avec
François Mitterrand, avec qui ils avaient parlé pendant trois
heures de la mort, quelques jours avant celle du président. Alors
que nous traversons le village de Barentin, à mi-chemin, il
évoque le souvenir d’une veuve qu’il avait aidée à régler une
difficile question d’héritage divisant ses trois enfants... Chaque
village lui rappelle une anecdote.
De bourgs en lieux-dits, il nous ouvre la voie. Visiblement,
il est content de me conduire, après l’église chrétienne, à sa
seconde paroisse, sa seconde patrie, sa seconde fratrie.
Esteville. Ah ! quelle différence avec la « maison de
retraite » de 1997, quand j’avais débarqué en B.M.W. avec mes
bouteilles de champagne ! Là, nous arrivons ensemble, avec mes
eaux baptismales… De plus, la Halte a changé de vocation : c’est
devenu un centre d’activité et d'orientation pour les jeunes de
dix-huit à vingt-cinq ans en errance, envoyés là par les
travailleurs sociaux de la Maraude, à Paris.
À peine descendu de voiture, l'Abbé, d’autorité, fixe pour
Nicole, la responsable du lieu, le programme des réjouissances :
— Il est 11 heures. Nous allons monter avec JeanChristophe dans mon ancien bureau, nous avons des affaires à
voir. Nous redescendrons afin de manger avec vous tous. Ensuite
ce serait bien de prévoir une réunion où chacun pourra me poser
des questions. Puis je dirai ma messe. Enfin nous rentrons, pour
être à Paris vers 17 heures.
Ça, c’est un calendrier ! Il n’a pas laissé une minute au
hasard. Le hasard, c’est lui qui en est le grand Ordonnateur.
233
Sitôt à l’étage, dans son ancien bureau-chambre demeuré
intact, au point que je me persuade que sa vraie maison, c’est ici,
à Esteville, il demande à un Compagnon :
— Apporte-nous des bannettes, tu veux bien ! Nous en
aurons besoin. Nous devons emporter des documents de travail.
Le compagnon apporte quatre caisses en plastique bleu. Je
m’en étonne :
— Qu’est-ce tu veux faire avec cela ?
— C’est pour toi.
— Pour moi ? Mais que…
Il s’est allongé sur son lit et ferme les yeux.
— Est-ce que tu veux que je te laisse te reposer ?
— Non, tu as du travail. Sers-t’en !
— Pour ?…
— Prends. Prends ce que tu veux. Ce qui te ferait plaisir.
Et l'utile aussi, tu as des choses à accomplir.
J’hésite. Mais, vite, je comprends où il veut en venir : il me
donne ce qu’il m’a promis dans sa lettre-testament.
— C’est pour le musée ?
— Oui, mais tout autant pour toi. N’aie aucune hésitation.
Alors, j’y vais. Je « m'offre » des livres, des manuscrits, des
reproductions, des objets d’art, des dossiers. Il m’encourage :
— Regarde derrière la porte. J'aimerais te la confier.
Derrière la porte, il y a sa célèbre bure franciscaine un peu
mitée avec la corde de tertiaire avec laquelle il souhaiterait être
enterré comme il l’a expressément stipulé dans ses dernières
volontés. Je n’ose m’emparer de cette relique. Mais il insiste :
— Elle est désormais à toi.
234
C'est plus qu’une invitation : un commandement. Le
onzième ! Je me plie à sa volonté, disposant avec délicatesse
l’emblématique vêtement dans une caisse.
— Et aussi ça. Là-bas, regarde, sur le plus haut rayon à
gauche...
Il pointe le doigt vers une boîte soigneusement enveloppée
d’un papier bleu foncé.
— De quoi s’agit–il ?
— Un cadeau. Lis, il y a une étiquette dessus.
— « À notre frère le Pape. Palais du Vatican. »
— Dans mon testament, il est dit qu’elle lui soit remise
après ma mort.
— Là, non, je ne peux pas…
– J’y tiens.
J’y vais à l’instinct, m’empare de tout ce qui se trouve à
ma portée dans les étagères et sur le bureau. Jamais on ne m’a
fait, à moi le « p’tit », le « paquet », un aussi beau Présent !
Devant cette caverne magique, nouvel Ali, je suis un gentleman
cambrioleur investi du droit de voler, pas à la dérobée ! avec une
liberté totale, par le propriétaire lui-même ! Mais si je vole, c’est
que des ailes me poussent : d’imaginer les salles de mon Bel
Oeuvre garnies de toutes ces merveilles me grise. Tandis que je
dépunaise avec fébrilité une cinquantaine de
« traces »
accrochées à un grand tableau en liège où est résumée en images,
en messages, en fleurs séchées, en minuscules objets – ah ! quelle
bimbeloterie bouleversante – toute sa vie, et sage et tumultueuse,
il m’arrête :
— Essaye de trouver un gant. Tu risques de t’abîmer les
doigts.
Sa sollicitude me touche. Il ajoute :
235
— Il faudrait remonter cet ensemble de panneaux dans le
musée, le reconstituer à l’identique.
J’y songeais justement… Ce n’est pas la première fois que
nous avons ces sortes de transmissions de pensées, nous que les
modalités de notre entente et le sceau de notre Pacte nous
contraignent à envisager plutôt qu’à expliquer. Tout doit aller de
soi, tout doit se faire de soi-même, par cette communion à ma
façon : comme union de nos esprits et de nos âmes.
Les bannettes et trois grands sacs une fois remplis à ras
bord, il me dit :
— Agissons dans la discrétion. Nul besoin d’attiser la
convoitise, la suspicion. Pose des linges dessus.
C’est vrai : si on me surprenait, on se demanderait qui je
peux bien être pour m’accaparer les affaires de l’abbé Pierre. À
quel titre ? Mon « généreux donateur » – lui qui a passé sa vie à
recevoir pour les pauvres – n’est pas sans avoir une notion très
précise du faramineux legs qu’il m’abandonne. Il faut éviter
qu’on me soupçonne de lui avoir extorqué quoi que ce soit à la
faveur de son grand âge. Ce qui serait d’ailleurs un comble : tout
vieillard de quatre-vingt-treize ans qu’il soit, il a toute sa tête :
pas un tiroir dont il ne connaisse par cœur le contenu. Et avec
quelle vitesse il récupère de ses fatigues !
Notre « casse » achevé, je le vois qui cherche ses
chaussures ; je les ramasse et les lui enfile en remontant
soigneusement la fermeture à glissière. Je me fais l’effet de Jésus
lavant les pieds non de ses disciples, mais d’un envoyé du TrèsHaut. Que d’allusions mystiques, bibliques – lors même que les
rôles et fonctions, parfois, s’inversent – notre commune aventure
ne contient-elle pas ?
236
Dans le grand réfectoire, tout le monde l’attend. Avant de
nous mettre à table, il salue tous les convives. Exit l’abbé Père :
place à l’abbé Pierre. Là, il est dans son élément. « Qui es-tu ?
D’où viens-tu ? » Pas un jeune auquel il n’accorde un mot, une
attention. Ces « paumés », ces sans-abri, ces sans-amour, il les
aime, il les écoute, il les guide. Chacun prend place autour des
tables où le couvert est dressé. Nicole, la responsable, une femme
énergique, la cinquantaine, mère d’un grand garçon qui la
seconde, installe les résidents, lesquels se montrent autant
fascinés par la présence réelle du Fondateur que désarmés par sa
gentillesse et sa chaleur.
À la fin du déjeuner, il se lève, demande à Nicole si elle n'a
pas, chez elle un reste de vin pour la messe, et dit à la cantonade :
— D'ici une demi-heure, nous dialoguerons tous ensemble.
Pendant que chacun débarrasse et dispose les tables en vue
de la conférence annoncée, nous regagnons sa chambre. Devant
les caisses et les sacs – mon trésor – il prend un air songeur :
— Il faudra revenir. Il reste encore, je les vois, des
richesses pour toi. Demande que l’on t’aide afin de charger la
voiture.
Avant de s’allonger sur le lit, il saisit un dossier et me le
tend. Sur la tranche, trois lettres : ART. Je déménage les
bannettes les plus précieuses avec un compagnon. La moitié du
« butin » tient dans le coffre et l’arrière de la Citroën. Je
reviendrai prendre le reste la semaine prochaine ; Nicole est
prévenue. Ma tâche terminée, il me dit :
— Tous ces dons, ne va surtout pas t’en vanter…
Là, il va ma falloir un autre don !
Après sa sieste, en compagnie d’une dizaine d’occupants,
il tient à me faire visiter la communauté, s’arrêtant dans chaque
237
pièce, désignant chaque armoire, chaque table, chaque objet :
« J’ai fait fabriquer cela en 72… ». Il veut que je voie tout, que je
sache tout. C’est peu dire que j’en suis honoré, et j’admire les
magnifiques meubles qu’un compagnon-artisan polonais a
fabriqués et intégrés dans le bureau de Nicole, jadis un simple
local administratif.
Vers 15 heures, début de la réunion. Discours, prêche,
allocution ? Tout le contraire ! Échange est plus juste : l’Abbé
demande à la trentaine de participants de prendre des chaises et
de les approcher de lui.
— Installez-vous plus près de moi.
Pendant que tous s’assemblent, un peu intimidés, comme
autour d’un feu de camp, je me poste un peu à l’écart, pour ne
pas troubler la scène. Pressentant son inspiration, je sors mon
petit carnet et mon grand crayon. Il parle des débuts d’Emmaüs,
de Neuilly-Plaisance :
— C’était la première communauté. Comme ici, il a fallu
raccommoder la maison.
Quelqu’un lui demande :
— Qui a été votre premier compagnon ?
— Georges, un ancien bagnard...
Il me gratifie d'un rapide regard.
— … condamné pour parricide. Parfois, on ne sait pas se
servir de la liberté…
Un autre veut savoir quel est pour lui, de tous, « le moment
le plus heureux ».
— Chaque fois que ça s'arrange.
Il engage la conversation avec une petite Rwandaise
d’environ dix-sept ans, dont la famille a été décimée.
— Quel est ton prénom ?
238
— Christine.
— Parle-nous de ton pays, Christine.
La jeune fille montre son étonnement devant la parfaite
connaissance de l’Abbé de l’histoire du Rwanda et des massacres
entre tribus qui y sont perpétrés.
— Auras-tu encore assez d'énergie pour bâtir ?
— Je ne sais pas.
— Il faut que tu retournes là-bas, dès que la situation
s'arrangera. Et tu créeras une Communauté, ce sera la première
dans ton pays…
Le visage de la gamine s’illumine d’un coup. L’Abbé se
tourne vers les autres participants. Je retrouve en lui ce
déconcertant mélange de force et de séduction qui me chamboule
tant. Beaucoup parmi l’assemblée ne parlent pas ou très peu le
français. En particulier, un exilé chinois.
— Parle-nous quand même. L’un d'entre vous connaît-il un
peu sa langue ?
Miracle : quelqu’un possède effectivement des rudiments
de chinois ! Et la conversation roule, rendue vivante par ce
troublant animateur qui réussit à créer dans un climat de
simplicité et de bonté une dynamique puissante entre ces adultes
avant l’âge, mais timides et mal à l’aise, réussissant en une demiheure, grâce à la passion, là où d'ordinaire le savoir-faire d’une
équipe « d’apôtres sociaux » est nécessaire.
— Il faut conserver une trace de cet événement. Avez–
vous des appareils photos ?
Nicole en distribue quelques-uns et elle-même mitraille
l’assemblée. L’Abbé se retourne et me cherche du regard :
— Jean-Christophe, viens parmi nous.
239
Je m’avance et me prête aux flashes en songeant que cette
photographie viendra bientôt orner mon bureau parisien ; je ne la
verrai, hélas, jamais…
Tout est prévu, ordonnancé : maintenant, la messe. Dans la
petite chapelle attenante où nous nous rendons, l’Abbé fait de
moi son servant :
— Tu vas m’assister.
Envers les jeunes, il a été on ne peut plus clair :
— Qu’aucun d’entre vous ne se sente obligé. Je sais la
diversité des religions que vous représentez. Mais la mienne, telle
que je la conçois, est ouverte à tous.
Alors tout le monde de le suivre. Je l’aide à passer ses
deux chasubles, lui apporte, un peu gauche, burette, calice et
plateau, dispose le tout sur un petit autel improvisé. Il dit sa
messe. Au moment des lectures, il avise un jeune Arabe :
— Viens. Tu vas lire un passage du Coran.
Puis il me tend un missel ouvert à la page du Livre des
Apôtres. Une lecture du samedi de Pâques ! J’en perdrais mon
catéchisme, du moins ce qui en reste. Je lis donc le passage où
Pierre et Jean refusent d’obéir aux injonctions du Conseil d’Israël
et de témoigner de la résurrection du Christ. Malgré les menaces,
ils continuent à répandre la bonne nouvelle : « Est-il juste devant
Dieu de vous écouter, plutôt que d'écouter Dieu ? À vous de
juger. Quand à nous, il nous est impossible de ne pas dire ce que
nous avons vu et entendu »…
Il boit le vin, distribue le pain : de la mie. Moi l’athée, moi
l'agnostique, je communie, pour la première fois depuis l’âge de
quatorze ans. En me tendant « l’hostie », il me murmure :
— Dans la foi. Dans la confiance.
240
Après, tout se passe comme il l’avait décidé, tambour
battant : la messe étant belle et bien dite, nous prenons congé de
Nicole et des résidents, et nous montons dans la voiture. Mais
une nouvelle émotion m’attend au premier virage : au sortir de la
Halte, alors que je croyais rentrer directement à Alfortville, il me
dirige vers Esteville, le village. C’est à cinq cents mètres de là.
Sur la place, il y a des mariés. Toute la noce le reconnaît ! Un
participant me demande :
— Vous voudriez bien poser avec les époux et la famille ?
L’Abbé acquiesce. Moi, je m’éclipse, après avoir tendu ma
carte à l’en-tête du Bel Œuvre : peut-être m’enverront-ils les
clichés ?
La séance de pose est terminée. Allons-nous retrouver la
voiture ? Non ! Il veut que je pousse son fauteuil jusqu’au
cimetière, à une soixantaine de mètres de l’église. Devant la
grille, pas question d’entrer avec le fauteuil : il veut y aller
debout. Il s’appuie à mon bras et nous arrivons devant la tombe
de Lucie Coutaz, sa courageuse complice depuis l’aube
d’Emmaüs, dont jamais le souvenir ne le quitte. À côté, à même
le sol, on a couché un gigantesque Christ sans croix, en bronze
polychrome, sous le bras droit duquel il sera peut-être enterré, car
tel était son vœu avant notre musée… Devant cette sculpture
intrigante, l’Abbé récite le Notre-Père. Je l’accompagne ; les
mots que je croyais avoir oubliés me reviennent tout
naturellement. Il dit aussi un Je vous salue Marie. Ave AnneMaria…
Sur la place, il y a maintenant foule et les noceurs nous
assaillent. En pure perte. L’Abbé baisse la tête, ignorant
241
l’assemblée remuante et joyeuse. Avec lui, quand c’est fini, c’est
fini.
— Je crains d’attraper froid. Rejoignons notre voiture.
Durant les trois-quarts du voyage, il dormira tandis que je
ne cesserai de faire défiler dans ma tête, ému aux larmes, tous les
moments uniques que je viens de vivre en sa compagnie. J’ai le
sentiment, immense, intense pour l’enfant abandonné que j’ai été,
qu’il m’a reconnu. Mieux : investi de sa Personne, consacré,
adoubé.
Avant d’arriver, je téléphone, sur sa demande, à Laurent
qu’il tient à rassurer.
— Qu’il ne se dérange pas (Laurent, qui est salarié, rentre
chez lui après son « service », et ne dort pas au siège.) Demandelui seulement que l’on pense à préparer mon repas à l’heure
habituelle.
Mais s’il nous attend ? Notre chargement « illicite » lui
pose un problème. Ne va pas t’en vanter : j’ai bien compris le
message, comme je sais que mon « adoubement » devra rester
secret. L’Abbé me propose de faire un crochet par mon
appartement et de m’attendre dans la voiture, le temps que je
dépose les affaires. Mais hors de question pour moi de le faire
attendre !
— Une fois à Alfortville, je m’arrêterai un peu plus loin. Je
t’accompagnerai à pied.
Qu’ainsi soit fait.
Je suis à peine installé chez moi, après avoir monté quatre
fois de suite mes sept étages, que le téléphone sonne. C’est lui.
— Ça va ? Comment as-tu fait pour tes escaliers... Tant
d’étages avec ces caisses débordantes.
242
— Je me suis dit que le passé était de moins en moins
lourd.
– À tout à l'heure ! Oui, quand à dix-huit heures je serai à
célébrer ma messe, je penserai à toi, ainsi nous serons à nouveau
ensemble.
— D'accord.
— Toi le… le… le délicieux impie.
243
CHAPITRE VII
L’infortune
Après la pure réalité, la dure. Retour sur taire ! Le
lendemain, lundi, j’adresse à Laurent ce résumé des faits :
« Merci d'avoir facilité ce retour à deux sources :
À Saint-Wandrille
Ce furent trois jours
Puis Esteville
De paix, d'amour ».
À Nicole, la responsable de la Halte, je formule cette
demande :
« J’aimerais revenir afin que tu me parles du Compagnon
polonais qui a magnifié le matériel de ton bureau. Peux-tu aussi
me faire parvenir des photographies de cette journée aussi
créative que récréative ? »
À M. Martin Hirsch conseiller d’État, cette requête :
« J’aimerais que vous me donniez, dans le cadre de mon
Association, le droit d'utiliser l'appellation Musée abbé Pierre
Merci d'avance pour cet accord qui permettra au Bel Œuvre de
prendre son envol, et d’accueillir en son sein les symboles chers
à l’abbé Pierre : le soleil, le toit, la branche d’olivier, les deux
mains et la silhouette familière. »8 Eh oui ! Le nom du Président
8
L’ensemble de ces éléments, la plupart dessinés par l’abbé Pierre lui-même, ornent
nombre de documents officiels d’Emmaüs.
244
d’honneur de mon association étant une marque déposée, je suis
contraint légalement de demander la permission à son
« propriétaire ».
Enfin, à mon seul « associé », j’envoie une des
photographies que j'ai prises de lui en chasuble blanche – on ne
dirait pas, c'est un Zurbaran, un vrai tableau vivant – avec ce
commentaire :
« Tu es un prêtre œuvrier ! »
Je ne recevrai aucune réponse des trois premiers. Le
rendez-vous à Esteville, pris avec Nicole le dimanche même de
notre passage, est annulé. J’appelle Alfortville : personne ne
décroche. J’y vais, croise la cuisinière, apprends que Laurent a
déménagé les caisses que, faute de place, je n’ai pu emporter.…
Et que l’Abbé est parti « se reposer en Suisse ». Ils le
soustraient à mon influence : voilà qui me paraît évident. Mais ils
me sous-estiment : adoubé par mon patriarche lui-même pour
réaliser notre Oeuvre, c’est sur nos deux corps qu’il leur faudra
passer s’ils veulent me barrer la route et m’empêcher d’exaucer
nos dernières volontés. Mieux que le cadeau du Pape, il m’a
donné de l’énergie pour aller jusqu'au bout. Dût cela me prendre
le restant de mes jours !
Après les salives qui dégoulinent encore, la boue, épaisse,
du non-dit, de la non-appartenance, et du non–fils, trois fois non !
Devant ces silences conjugués, je ne reste pas à court
d’initiatives. Il me reste à percer « l’énigme Goussault ». En
consultant mes archives, je peux enfin remplir les blancs de mon
acte de baptême. En plus de son identité, j’apprends que mon
parrain, ex-numéro 1 de l’IRAM, a surtout participé, le 24 août
1952, à Neuilly-Plaisance, à la rédaction du premier règlement de
la communauté ouvrière Emmaüs, en tant que numéro 2. Et
surtout, hélas ! qu'il est décédé en juillet 2003 . Ah ! J'aurais pu le
245
croiser, et lui demander d'être alors le numéro 3 du Bel Œuvre…
En ce qui concerne ma naissance en 54, il m’apparaît de plus en
plus clairement qu’il y aurait eu scission entre l’évêché et les
instances Emmaüs, les premiers soutenant le « fautif » malgré ses
« frasques », les seconds voulant à tout prix poursuivre son
œuvre sans entendre parler de cette affaire de… nurse ! En gros :
l’autorité divine et les pouvoirs séculiers penchés en d’obscurs
conclaves autour d’un projet d’« angeloticide », mais décidant
de concert, in extremis, et sur l’intervention d'Abraham II, de
jeter l’eau du bain, non le bambin…
Début août, il est revenu. Le 5, pour ses quatre-vingt-treize
ans, une fête est organisée à Alfortville, avec grand renfort de
radios et de télévisions. Il me demande d’y assister et m’annonce
qu’il va officialiser en direct l’association le Bel Œuvre. Son
invitation souffre l’hésitation :
— J'aimerais que tu viennes. Je tenterai d'évoquer le Bel
Œuvre.
J’entends aussi : « Je prends un risque avec tous les
médias présents, dès fois que toi, tu en profites aussi pour te
présenter… »
Le jour dit, je suis au fond de la salle de réunion. Ça
crépite de partout. Il y a une bonne centaine de personnes. Et une
brochette de filles très présentables artistiquement disposées
derrière l’Abbé qui, face aux caméras, parle d’Emmaüs. De
l’emploi. De Jacques Chirac qui lui a longuement téléphoné. De
la paix au Proche-Orient. De Benoît XVI. Et – ah ! enfin – d’un
nouveau projet qui lui tient à cœur, l’art… C’est l’instant précis
que choisit Laurent pour apporter le gâteau. Toute la kermesse
applaudit. Adieu ex-voto, Caravage, cabochons ! L'Abbé ouvre
246
son paquet : une photocopieuse… Décidément, c'est ma fête !
Moi qui suis convaincu que faire une offrande pensée et faite
avec amour confine presque à l'art… Avant de m’éclipser, au
passage, je lui glisse, celui-là peaufiné, mon cadeau : un très
précieux chapelet en ivoire que les moines portaient au XVIIIe
siècle, pendant le temps Pascal, se saluant par ces mots :
Memento vivere. 9 Comprenne que lui…
Passe une semaine. Je piétine dans notre partie de jeu de
l’Oie. Quand je lance les dés, je fais toujours des doubles. Quand
c'est lui, je passe mon tour. Quand ce sont ses sbires : retour à la
case départ. Nous avons une conversation téléphonique sérieuse.
Je craque : « C'est reparti comme en avril 54… À nouveau on
me lâche… Anne-Marie s’est suicidée à Troyes… Tu lui avais
fait des promesses, comme à moi, et tu ne les as pas tenues…
Toi, en 1954, on ne t’a pas abandonné…. Et j’en ai marre… Et
cet écho continuel… de ma mère qu'on a salie… »
Anne-Marie, dite Pinaud
J'ai jamais accepté
Qu'on te foute au terreau
Comme hostie émiettée
Heureusement il murmure ceci, qui me calme :
— Pas moi.
Ajoutant même, aussitôt, qui m'apprivoise :
— Il faudrait que l'on se voit, ou que l'on s'appelle au
moins une fois par semaine.
Et encore, qui me conquiert :
9
« Souviens-toi que tu veux vivre ».
247
— Prie pour moi !
Le message est si fort… Comment couper avec un tel
homme si surprenant, si prenant, si… pris ?
Nous voici réconciliés. Mais jusqu'à quand ?
Le 13 août, je reçois ce courrier de Laurent :
« Le Père t’envoie un chèque représentant trois mois d'avance
pour ton loyer afin que tu puisses attendre début septembre où
nous serons en mesure de faire au Bel Œuvre une commande
claire et précise. Avec toute mon amitié. »
Quelques jours plus tôt, j’ai en effet soumis officiellement
à l’Abbé – qui s’en est montré enthousiaste – ce projet : me
rendre aux archives de Roubaix où sont déposés tous les
documents concernant l’historique du mouvement Emmaüs, et y
recueillir tout ce qui pourrait aider à l'élaboration de notre musée.
Au nom du Parrain, du Fils et du Saint-Esprit !
Le 30 août, je lui envoie un mot : « J'ai suivi ton conseil…
Cadeau
Pseudo,
De moi
À Toi :
Je t'offre cet écho
Dont tu percevras
Moult et cetera :
« Jean-Christophe d'Escaut »
248
L’Escaut… Le petit filet d’eau de Belgique transformé en
fleuve prend sa source à l’embouchure de ma mémoire, longe
Anvers où maman fut heureuse, accroche à son passage des
lambeaux de syllabes… le ès de Grouès, le au de Pinaud… et
paresse sous le regard de trouvères et de moines vêtus de serge
postés le long de ses berges, avant de se jeter comme un torrent
en crue dans la Mer du Nord de mes souvenirs piquetés de gel…
D’Escaut, c’est le pseudonyme que j’adopte, répondant en écho
au souhait que l’Abbé lui-même avait formulé deux ans plus tôt,
et qui va me permettre d’agir plus vite et mieux, à visage couvert,
selon sa propre suggestion. Me permettre aussi, dans le même
temps, de commencer à réécrire ma vie, de la fixer sur le vélin,
de la cerner, de guérir une fois pour toutes de ce long, chaotique
et létal épisode de mon histoire.
Le 1er septembre, je reçois un carton d’invitation :
« L’abbé Pierre, les compagnons, les responsables, les amis
d’Emmaüs Lyon seront très heureux de vous recevoir le jeudi 8
septembre à 10 heures, 8, avenue Marius Berliet à Vénissieux,
pour l'inauguration officielle de leur nouvelle communauté. À
l’issue de cette cérémonie, vous découvrirez l’ensemble de nos
nouveaux locaux et tous, nous partagerons le verre de l’amitié. »
Six jours plus tard, il laisse ce message sur mon répondeur :
— Jean-Christophe, je te communique notre programme.
Rendez-vous demain gare de Lyon à 14 heures. Nous avons ton
billet. Le soir l’hébergement est prévu à Irigny dans la maison
familiale. Après-demain nous assisterons à l’inauguration de la
communauté de Vénissieux. J'ai pensé à une tâche pour toi. Je
t’en parlerai dans le train. Appelle-moi pour me dire que tu as
bien eu cet appel. Je t'embrasse.
249
L’adoubement
continue :
après
Saint-Wandrille
et
Esteville, sa famille. Dois-je y croire ? S’il dit vrai, j’apparaîtrai
officiellement à son côté, aussi bien face aux représentants de la
multinationale d’Emmaüs — une nichée de gendres idéaux, de
parraineurs cathos et d’enfants adoptifs — que devant la S.A. des
descendants : Grouès and co de Lyon. Je ne croyais pas devoir
passer par là. Peut-être les deux ultimes épreuves de cet étrange
chemin initiatique sur lequel l’Abbé m’a entraîné sans fournir le
moindre itinéraire ?
Le mardi 7 septembre 2005, à 9 h 30, je suis sur le quai de
la gare de Lyon. L’Abbé arrive, poussé dans son fauteuil par
Laurent qui le protège d’un groupe d’admirateurs et de curieux.
Son secrétaire assure parfaitement sa tâche, seul à s’interposer
entre
notre
Sommité
et
nombre
d'aficionados
parfois
assommants, alors qu’il faudrait un service d’ordre pour contenir
les demandes d’autographes et les manifestations de solidarité
qui pleuvent au-dessus de sa tête. L’Abbé se déplace toujours
ainsi, sans aucune escorte : il dit qu’il ne peut rien lui arriver.
J’aide le troisième homme le plus estimé de l’histoire de France à
monter dans le wagon. Cahin-caha, s’aidant des appuis-tête, mon
géant claudicant se dirige jusqu’au compartiment de première
classe, tandis que Laurent s’entretient avec le contrôleur. C’est
l’Abbé lui-même qui m’a tendu mon billet, sur lequel il a écrit
mon prénom.
Nous sommes assis face à face. Laurent, à son côté, a tenu
à être dans le sens de la marche. Quel bon voyage en perspective
pour les deux locomotives, celle qui pousse et celle qui fonce.
Nous sommes en public : le voussoiement est de rigueur. Dès que
250
son « aide » décampe : c’est « tu », les clins d’œil, les « ça va ? »
complices, mille mots qui affleurent.
— Tu as vu nos numéros de places ? 54, 55…
Pendant le trajet, il lit le Canard enchaîné (qui l’a toujours
soutenu) et Libération ; Laurent, Les Âmes mortes de Gogol ;
pour ma part, j’ai emporté les poèmes de Charles d’Orléans. Au
moment où Laurent propose d’aller chercher à boire, je l’arrête :
— Laisse, j’ai ce qu’il faut.
J’ai apporté une petite bouteille de Schweppes bien
fraîche. L’Abbé, touché, sourit à Laurent :
— Tu as vu ? Il y a pensé…
Ce petit geste m’est une souriante victoire sur le
factotum… L’Abbé savoure sa boisson préférée, lit un peu,
s’endort. Un quart d’heure avant l’arrivée, il sort de sa
somnolence et me chuchote :
— Moi aussi j’ai pensé à toi… Quelqu’un a fait ma
sculpture. C’est mon neveu Alain qui l’a commandée. Tu vas la
découvrir à Vénissieux. Là-bas, on pourrait organiser une vente
aux enchères et que les bénéfices soient partagés entre le Bel
Œuvre et Emmaüs…
Je réponds « parfait », heureux de nos cadeaux, de nos
secrets, de nos surprises de gosses. Je te séduis, tu m’acceptes, il
se cabre, nous nous apprivoisons, vous vous y opposez, ils
s’aiment…
Tout cela était trop beau : je vais tomber de ô ! Comment
partir la fleur au fusil, la bouche en cœur, heureux comme
l’éminence « grisée » du pape… et se retrouver face à un peloton
de rabat-joie qui n’ont qu’un mot à la bouche : « ferme-la ! » ?
C’est l’acide expérience que je m’apprête à vivre. Rien pourtant
251
de néfaste ne présage la note d'introduction que l’Abbé se met à
rédiger devant moi :
« Aux compagnons d’Emmaüs-Lyon. Merci de conduire
Dominique Grouès, mon neveu, et mon ami Jean-Christophe, à la
statue de fer qui est provisoirement chez vous. Grand merci et à
demain. »
Tandis que Laurent et l’Abbé partent pour Irigny, le
susnommé Dominique m’attend sur le quai de Lyon-Part-Dieu.
Ce Grouès-là est râblé et courtaud. Dans sa guimbarde où il
m’installe en direction de Vénissieux, entre deux injectives à
l’adresse des femmes au volant (j’essaye l’humour : « de la mort
nous détournant », mais aucune prise !), le vilain petit bourdon de
l’essaim Grouès – ils sont une bonne centaine à porter le nom –
m’apprend qu’il récupère des ordinateurs, les retape et les
distribue aux pauvres. Mon « gentil » conduit comme un
chauffard et manque à plusieurs reprises de verser dans le bascôté du boulevard périphérique. Ouf, je coupe à sa diatribe
misogyne : nous voici à destination, devant l’essentiel : la Statue
de Fer. D'entrée, elle ne me plait pas. Mais je suis ici en
professionnel. Alors, je joue le jeu et sors mon appareil photo.
Elle est imposante, mais ne m’en impose pas du tout. On sent
bien la main de l'artisan, mais où est la menotte de l'artiste ?
Clic ! C'est en forgeant… qu'on atteint le moral des autres. Clic
L’une de mes règles, face aux œuvres d'art – et aux êtres : je me
souviens de ma galerie Âme –, je n'ai que deux attitudes : le
désintérêt que je n’exprime pas, car même derrière un loupé, il y
a un homme, ou le coup de cœur, et alors je peux pendant des
heures déclarer ma passion à propos d'une miniature en ivoire.
Dernière photo : j’ai un peu peur, la lumière ici est trop vive…
Fichtre ! la patine est d’un clinquant…
252
Dominique Grouès, bien sûr, est épaté. Je tente :
— Nous sommes loin d'Arman.
Il réagit pas. Il a dû entendre : « C'est désarmant ! »
Je lâche, d’un ton pressé :
— La montrer, c’est facile… La vendre, ça va être plus
compliqué. Bien. On y va ?
On y va. Et c'est reparti… patati… patatras ! Je jouis
intérieurement : Là, l'analyse du non–fils pourra me servir – si
le législateur l'accepte ! – car je ne me vois pas être le cousin
d'un tel numéro… Vingt kilomètres, deux embardées et trois têteà-queue plus tard, nous sommes à Irigny, devant le perron d’une
belle maison bourgeoise du XIXe siècle enceinte d’un parc
immense : le berceau familial, divisé à la mort des parents de
l'Abbé entre les huit frères et sœurs. Les Grouès actuels, je crois
le comprendre, ne disposent plus que du rez-de-chaussée, un
vaste séjour-salle à manger et trois chambres, le reste étant
partagé entre plusieurs colocataires. Adieu musée, adieu
prieuré… Il me sera donc impossible de visiter l’ensemble de la
demeure où a grandi le cinquième et futur illustre rejeton.
Dominique ayant regagné la grange attenante où il réside, j’ai le
droit, en revanche, de contempler le « Musée d’oncle Henri » où
me conduisent, les présentations faites, Alain — le chef du clan,
qui vit là — ainsi que Madame G…, son épouse, comme on me
l’a présentée. Et ça recommence ! Comment ne pas montrer ma
déception face une vitrine derrière laquelle sont alignés… les
cadeaux de bienvenue offerts à l'Abbé durant ses voyages ?
Allons, Jean-Chris, un peu de diplomatie !
— C'est très touchant, ce que vous avez fait là.
Ça fonctionne :
— Merci, nous en sommes très fiers...
253
Et, comme je me penche sur un charmant dessin d'enfant :
— Il a été fait par un petit Malien.
J’en profite:
— Cependant, pour le musée Abbé Pierre, ce qui
m'intéresse, c’est de montrer l'artiste qui est en Lui…
Peut-être ne le savent-ils pas, mais il a été dans les années
1930 à l’école des Beaux-Arts de Lyon. On me montre alors trois
aquarelles originales d’Henry Grouès :
— Il a un sacré talent, non ?
Personne ne relève. Nous sommes entre gens de bonne
compagnie…
Nous sortons. L’Abbé, sur une console dressée au centre
du salon, dit sa messe. Là, je respecte sans tricher – même si,
contrairement à Esteville, je ne participe aucunement au
cérémonial – car cette mise en scène, toute simple, qu'il crée, me
ménage un temps de repos. Puis nous passons à la « vraie » table,
où M. et Mme Alain G… et moi-même nous entretenons de
sport, de la météorologie décidément instable et de politique
(« mais de quel bord – bâbord, tribord – peut-il bien être ? »).
Laurent ne dit mot. L’Abbé non plus, sauf une phrase, entre…
l'espoir et le fromage, murmurée à mon attention :
— N’oublie pas de manger, Jean-Christophe.
Dans cette remarque, il y a tout : la bonne distanciation
quand l’environnement pourrait être hostile, le rappel des choses
essentielles, l’exhortation à rester maître de soi. Et des autres…
Après ce repas où chacun se contrôle – au demeurant
exquis : soupe, quiche, tarte, le tout maison –, fini la plaisanterie.
Alain et moi n’avons fait jusque-là que quelques passes
d’entraînement. Les fleurets sont mouchetés, les balles à blanc.
J’ai commis une faute de goût en voulant aider à débarrasser : un
254
point en moins ; dans la bonne bourgeoisie lyonnaise, on ne
déroge pas aux bons usages.
Dans le salon où il m’entraîne après un passage obligé
devant la télévision dont il faut vite ! vite ! entendre les titres du
20 heures, commence le vrai combat, objectif à peine voilé de ma
présence : « Qu’a-t-il dans le ventre, ce conservateur-amateur
dont notre Oncle s’est entiché ? » Ce dernier est allé se coucher ;
l'épouse modèle vaque à la cuisine ; Laurent ne desserre pas les
lèvres. La place est libre : nous voici « entre hommes ». Que les
festivités commencent !
Je comprends enfin pourquoi je suis là : je vais être cuisiné
par Alain, ce conseiller d’entreprise spécialisé en consulting.
Sanglé dans son costume gris anthracite, ce neveu-là – du latin
nepos : népotisme… – a de la prestance, de la poigne, de la
répartie à revendre.
— Parlez-moi de vous, de votre projet…
J’ai bon ! Il va tester ma capacité à « gérer » le musée.
M’auditer, me passer à la broche, à la grille des tableurs, des
statistiques et des optimisations financières… Moi dont la poésie
n'a pas trouvé à s'exprimer depuis un bon, un triste bout de
temps ! Fort heureusement, l'adversité peut m'inspirer. Je lui trace
aussitôt les grandes lignes de mon projet, mais je ne suis pas
encore chaud et je manque de conviction. Il part à l’assaut :
— Avez-vous établi un budget prévisionnel ? Un musée,
c’est une société, diable ! Combien d’employés ? Avez-vous
songé aux salaires ? Aux frais ? Aux coûts ? Aux bénéfices ?
Quelle serait la participation d’Emmaüs ?…
À l’énoncé du nom, je me cabre. Le Bel Œuvre, c’est mon
musée, pas une annexe de la Firme de la misère mondiale. Ce
qu’il faut en faire, moi seul le sait : en tout cas ni un produit
255
marketing ni un mausolée du Beau. Mais Alain XVI ne l’entend
pas de cette oreille. Depuis le début de l’entretien, à en juger par
le silence de Laurent, je sens que le nonce des P.M.E. est chargé
par la Nébuleuse de saper les fondements de mon projet, au
moins de le contrôler. Il est clair que je gêne. Mais je suis un
homme dangereux : ils ne sont pas sans savoir que je possède des
merveilles que l’Abbé m’a transmis. Je commence à bouillir.
J’aime ! Je lui fais bien comprendre que le « créateur » c’est
moi, et que j’entends insuffler de la passion dans ce Bel Œuvre
qui sera mû par le moteur de l’esprit du grand Oncle ou ne sera
point. Je place la barre le plus haut possible :
— Voyez, par exemple, pour mon musée, je recherche
actuellement des grandes signatures. Il y a un tableau de Rouault
qui…
— Trop cher ! Et nous avons la statue. Vous l’avez vue ?
— Pardonnez-moi, mais cet objet est tout sauf une pièce de
musée.
— Mais un musée doit être ouvert à tout ! Les journalistes
l’ont appréciée, cette œuvre, non ? Et il faut bien faire des
entrées au niveau local, non ? pontifie-t-il.
— Comment, en effet, avec un tel modèle, ne pas être
transporté…Votre forgeron n’a pas fait dans la dentelle : il a
sculpté Henri Grouès, dit l’abbé Fer !
Laurent, malgré lui, esquisse un sourire. Le feu prend. Le
souverain technocrate sort de ses gonds. Sa voix chevrote. Il veut
me faire mordre la poussière, avaler la sienne qui recouvre les
parois de sa vitrine certes respectable, mais dans les limites de sa
paroisse. Quant à moi, porté par la ferveur de l’Abbé, je retire
mes petits souliers :
256
— Pardonnez-moi si je vois grand. La région peut en effet
être une source de rentrées d’argent, mais ils seraient des dizaines
de milliers à se presser aux portes d’un établissement situé non
loin de Paris où seraient exposées par exemple des photographies
de Cartier-Bresson, de Marc Riboud, œuvres rares faisant déjà
partie du patrimoine de notre association à but « scrutatif ». En
ce qui concerne l’art sculptural, je pense à L’éternelle Idole,
d’Auguste Rodin, chère à l’Abbé Pierre, que le Musée Rodin, je
me fais fort de l'obtenir, mettra à ma disposition dès l'ouverture.
Cela me paraît plus prescripteur que votre bloc de fer…
Aie !
— Je vous trouve bien outrecuidant, monsieur…
Monsieur ?
— Peu importe mon nom. Sachez seulement que je ne fais
rien sans l’impulsion de votre oncle. Même si je reconnais être
aussi habilité à parler de comptabilité que vous à me parler d’art,
je ne crois pas faire preuve d’outrecuidance en voyant loin et
large, haut et profond plutôt ! Je fais mon musée, faites le
vôtre…
Cet amateur n’a décidément ni « l’âme-abbé » ni « l’artabbé ». Il a l’heur de m’horripiler, et je ne me prive pas de le lui
faire sentir. Mais prudence : la « nébuleuse » est son alliée…
Mais en moi grandit une certitude : jamais je n’aurai pour
partenaires ces gens-là. Je profite de sa confusion pour lui porter
l’estocade :
— Je n’entends pas dresser un mausolée à la mémoire de
l’Abbé Pierre et de son histoire. J’entends montrer qui est Henri
Grouès, l’homme qui a réchauffé le cœur de millions de gens et
ne les a pas nourris que de pain : il leur a rendu le sentiment de
l’honneur et de la beauté. Misère ne veut pas dire misérabilisme,
257
cela peut même rimer avec chair ! Voilà ma conviction, voilà ma
démarche.
— Je vois. Monsieur est poète. Mais pour moi, vous savez,
tout ce qui s’est passé autour d’Henri Grouès, c’est de l’histoire
ancienne…
— Parce que vous ne voyez en lui que ce que la presse en
retient. Votre oncle est plus complexe, plus riche, plus
dérangeant, plus humain, que vous ne voulez le croire.
— Peu importe les rumeurs, mon rôle est de protéger
l'image de
l'abbé Pierre et son Œuvre…
— D’art.
— Mais enfin ! Qui êtes-vous pour me parler sur ce ton de
mon oncle ?
— Qui je suis, vous le savez sans doute, à en juger par
votre attitude à mon égard ! En tout cas mieux placé que vous
pour parler d’un membre de votre famille dont vous faites une
figure de cire, de marbre, de bronze, et dont la personnalité
profonde vous échappe et vous dépasse ! Vous l'avez statufié
avant l'heure.
L’entretien se clôt ; un haussement d’épaules m’en signifie
la fin. Le coucher est du même acabit que le déroulement de
toute cette « journée fard » : quand je m'attends à une suite
royale, on m'installe dans un bureau banal… Je dois bien m’y
résoudre : demain,
l’Abbé
inaugure
la
communauté
de
Vénissieux, la plus grande de France.
Ma nuit…presque blanche. Blanche et grise d’amertume,
noire de pressentiments mauvais. Dehors, à deux encablures : la
voie ferrée. L’oreiller : un polochon. Eh oui ! Selon mon
habitude, je voyais tout se dérouler d'avance comme un conte de
faits… Il était une fois… pas pour toutes : un abbé minuscule
258
devenant un Père Majuscule, une demeure comme je les aime —
mi-musée, mi-prieuré —, une seconde fratrie m'accueillant à
cœur ouvert, une corporation de Mouvements qui n’eût pas
entravé ceux de mon corps, et la poésie reprenant le dessus…
C’est raté. Sur toutes les lignes !
*
Lever 8 h 30, quand même du pied droit. Je vais le saluer
seul dans sa chambre. Après les échanges d’usage : « Bien
dormi ?… », comme toujours, nous retissons le dialogue. Il sait
parfaitement ce que son neveu m’a fait subir. Mais peut-être a-t-il
voulu me mettre face aux réalités économiques de notre
Association ? Je le connais, je me connais, nous n'allons pas nous
appesantir sur des données trop éloignées de l'âme… Lequel de
nous deux va-t-il reprendre notre fil ? C’est lui :
— J’y ai resongé, cette nuit, à Notre-Dame, pour ton
baptême. Avec Louise et Yves, j’étais présent.
Ça va mieux en le disant. Je le remercie à ma façon, par
une pirouette :
— J’aurais pu naître noir et me voici de plus en plus en
cygne blanc… Comme dans le conte.
En deux minutes d’un matin tendresse, nous venons
d'effacer deux heures d’une soirée Grouès.
Au petit-déjeuner, l’Abbé étant présent, les civilités
redeviennent de mise. Tout se déroule bien. De la soirée, il ne
reste pas une miette… Pendant que leur oncle se prépare, je
m'éclipse pour aller visiter le parc vallonné, ombragé d’arbres
centenaires. L’écrin aurait été idéal pour un musée : somptueux,
259
immense à proportion de ma déconvenue. Je ne devrai compter
que sur mes propres forces.
À 9 h 30, nous embarquons dans la voiture directoriale du
chef des neveux du clan. L’association caritative s’est installée
sur d’anciens terrains de Renault Trucks. Quatre mille mètres
carrés d’entrepôts, de bureaux et de surfaces de ventes. Une
« résidence sociale » abrite quarante-quatre compagnons pour
une capacité de cinquante chambres individuelles, et il y a une
plate-forme internationale d’où partent des containers à
destination de quarante-trois pays… Le tout entouré d’une
centaine de places de stationnement. Une vraie usine !
L’Abbé est vite aspiré par la masse. Personne ne me
présente au milieu du millier de visiteurs grouillant dans ce
méga-Bougival où je me fonds, anonyme. De 11 à 14 heures, au
programme : l’inauguration, les allocutions, la visite, le verre de
l’amitié, le lunch. Les discours des maires de Lyon et de
Vénissieux et d’autres responsables sont couverts par le boucan
d’un chantier à côté. Je ne m’attarde pas sur la « statue de fer »
qui trône sous le regard de badauds ébaudis. Quoi que j’aie du
respect pour le ferronnier auquel sa famille l’a commandé, je
n’arrive décidément pas à me faire à cette « œuvre d'art », avec
son bras tendu en avant comme s'il offrait une timbale
imaginaire. À la visite fléchée, je préfère une promenade à
contre-courant, passant vite sur une salle accueillant un « rayon
peinture » où, au milieu de toiles modestes, s’épanouit un
luxueux présentoir de bijoux Cartier – un « ta gueule ! la
misère » comme je les aime –, m’attardant plutôt aux abords des
logements des compagnons avec deux d’entre eux, Michaël et
Mokhtar avec qui je lie connaissance. J’aime ces hommes fiers et
simples, vivantes incarnations du précepte emmaüsien placardé
260
sur un mur : « Tant que nous en aurons la force, jamais nous
n’accepterons que notre subsistance dépende d’autre chose que
de notre travail ». Ils me parlent de leur communauté et me font
admirer l’architecture de leur résidence sobre et spacieuse.
À l’heure du « verre de l’amitié », je suis bien embêté. Je
ne bois pas d’alcool et ici mon seul ami appartient à tous. J’ai par
contre un ennemi, un vrai : Alain, dit l'abbé Fier, qui fait tout
pour m’éviter, mais sur qui j’ai le malheur de tomber nez à nez
dans l’affluence et que je gratifie d’un sourire, avant de lui
lancer :
— J’ai réfléchi. Je vais vous rendre des biens de votre
famille qui sont en ma possession. Ils ne me concernent pas.
En revanche, je n’entends pas du tout me séparer des
précieuses reliques que l’Abbé m’a précisément données – je
m’en avise maintenant – pour le contrer, lui et son « lobby
Pierre », au cas où ils mettraient ma légitimité en cause. Manière
polie mais insolente de lui faire sentir que je ne livre pas de
concurrence aux récupérateurs obtus de son genre.
Sa réponse le trahit :
— Je le savais.
Que ne sait-il pas ? Même les salives, il est au courant, cela
crève les yeux, le cœur surtout. Nul doute qu’on lui a
communiqué les résultats de la supercherie, du guignol en
tonton-tige ! 10 Je lui tourne les talons et me rapproche de la salle
de banquet. Le couvert a été dressé pour au moins cinq cents
personnes. Inutile de préciser qu’à la table des officiels, ma place
10
1 Dès mon retour à Paris, je rencontrerai mon avocat — celui des statuts du Bel
Œuvre - Le soir-même, il me répond : « J'ai bien réfléchi : votre dossier est trop
important pour moi, je ne ferais pas le poids, il vous faut une vraie pointure. En revanche, je
peux servir d'intermédiaire. Je connais un grand avocat marseillais »… Car ça y est, je
viens de comprendre : c’était le oui que je craignais. Ce serait pas un cadeau, d’être le fils
de l’abbé Pierre ! Mais si cela en devienait un, bon sang de bon Dieu, il va faudrait
assumer…
261
n’est pas réservée. Tant pis ! À leur grise présence, je préfère
celle, chaleureuse, des fidèles compagnons et des visiteurs
enthousiastes. À l’une des tables où je déjeune, j’engage la
conversation avec de parfaits inconnus à qui je parle du musée et
de la statue que je suis chargé de vendre pour le compte du Bel
Œuvre et de la Communauté.
— Moi, elle ne me plaît pas, dit l’un d’eux.
— Moi non plus, souffle un autre, qui ajoute : par contre,
la résidence est très belle.
Moi :
— C’est aussi mon avis. On sent l'inspiration de Prouvé.
— Vous êtes connaisseur ?
— Féru de tout ce qui est beau, vivant… J’ai remarqué que
les bâtiments réservés aux compagnons ont été construits selon la
« méthode Prouvé », l’architecte qui, en 1954, avait eu l’idée
géniale de proposer, à l’initiative de l’Abbé, des maisons « préconditionnées » faciles et rapides à bâtir, peu onéreuses et tout
autant confortables et non dépourvues d’allure.
Je m’en confie à mon voisin, qui s’exclame :
— Mais je connais l’architecte ! Il est là : je vais vous le
présenter.
Deux minutes plus tard paraît un homme de haute taille,
Jean-Yves Q., qui me confirme que son travail s’inscrit bien dans
l’esprit et la lignée artistique du grand Jean Prouvé. S’ensuit une
passionnante conversation, seul épisode intense de cette
décevante matinée, moment unique où je me conforte dans l’idée
qu’il existe un lien réel entre Emmaüs et l’art, et qu’il est là,
incarné par un architecte de talent aux antipodes des adeptes de
l’art minimaliste confectionné à partir d'objets de récupération…
262
À la tribune, dans l’immense salle de conférence, c’est parti
justement pour le forum sur le « mal logement » animé par
Patrick Doutreligne délégué général de la Fondation Abbé Pierre.
Suivent Jean-Marie Viennet, ancien secrétaire général d’Emmaüs
International qui se lance dans un historique du Mouvement,
Renzo Fior, président actuel, et enfin Martin Hirsch, président de
la branche « France ». Ce que je retiens des lénifiantes palabres
de ce cénacle ? Des chiffres assommants et des phrases toute
faites, mal fichues. « Quelqu’un a-t-il des questions à poser ? »
demande un tribun. Silence. Comment auraient-ils des questions
à poser à des gens qui n’ont pas de réponses ? J’en aurais bien
moi, des questions, mais autant réciter un haïku à un parterre
d’aides-comptables ! Où est la ferveur, où est l’âme, où, l’allant ?
L’Abbé brille par sa non-présence jusqu’à l’instant où un
compagnon, le responsable de Vénissieux, un pur, celui-là, le
hisse sur l’estrade et l’installe avec son fauteuil à la tribune.
Applaudissements. Va-t-il s’exprimer, communiquer sa flamme,
réveiller l’auditoire, mettre le feu ? Le public et les compagnons
n’attendent que lui. Mais non. Il est là pour être vu, pas entendu.
On se sert de lui ; j’en pleurerais. J'en pleure… Déjà je n’écoute
plus les discours pompeux, je n’entends plus les paroles creuses
qui continuent à être dévidées, pelotes rabougries, dans
l’indifférence générale. Quand je pense que je voulais être un
rameau de cet olivier-là ! Mais mon Bel Œuvre n’a résolument
rien à voir avec leurs bonnes œuvres. La palme revient à Martin
Hirsch, qui évoque, remonté, l’affaire de l’incendie de
l’immeuble du boulevard Vincent-Auriol qui a fait vingt-sept
morts. Le Canard enchaîné a révélé que ni l’État, propriétaire du
bâtiment, ni Emmaüs, dont une filiale assurait la gestion et
encaissait les loyers, ni la Mairie de Paris ne s’étaient aperçus de
263
l’insalubrité pourtant manifeste, et dûment constatée, du squat.
Le tribun justifie, tonne, dénonce « l’amalgame ». C'est alors
qu'il prononce ces mots qui ont sur moi un impact immédiat dans
cette ambiance qui m'insupporte :
— La situation est mortellement complexe…
Il croit pas si bien dire ! Ce sont les seuls mots justes, pour
moi, de cette journée « en fer ». Oui, Martin, tu as raison : entre
l'Abbé, vous tous et moi, c'est vraiment mortellement complexe !
Je me lève et sors de la salle. Si j’avais mon billet de train, je
rentrerais bien, seul, à Paris. Au lieu de quoi je vais devoir
attendre la troupe après la clôture.
À 16 heures 05, nous quittons Vénissieux à bord de deux
voitures : les dirigeants aussi rentrent en train. Je me retrouve
avec le quatuor pour sons de cloches et discordes, à l’arrière, au
milieu, coincé, totalement absent, sonné par tout ce charivari
inutile et bruyant. Ils le savent pas encore, mais pour moi la page
avec eux – eux les « humanitaires » – est tournée, et je n’ai plus
rien à voir avec ces graffiteurs de Bel Œuvre. Dès lors je quitte
toute déférence et deviens muet comme une statue.
Dans le train qui nous ramène à Paris, je suis assis au côté
de l’Abbé. Il est près de la fenêtre. Ils me l'ont éteint. Il dort
pendant tout le voyage, son masque sur les yeux. Je repense alors
à un passage du livre " Les Chiffonniers d'Emmaüs " Quand la
fiction surpasse la réalité . « Il se laissait aller, il perdait cœur, il
n’en pouvait plus… Tassé contre le mur aveugle, il pleurait. Il
pleurait, et ces larmes le soulageaient un peu. Puis il se
redressa : Non, il fallait que cela fût fait, il fallait, même avec un
résultat insignifiant, que ce signe fut donné »… Puis à la version
officielle, quand le réel est plus fort que toute création, de ce
264
moment de découragement, dans le témoignage de Lucie
Coutaz : « …en 1957, pour diverses raisons, ce fut une période
très douloureuse… Épuisé, littéralement à bout de forces, le Père
ne pouvait qu'offrir, prier et…pleurer ! »… Oh ! ce sentiment que
je ressens de plus en plus : nos similitudes quand il s’agit d’une
véritable émotion, incontrôlable, à être submergé… Bon sang !
oui, nous sommes tout, sauf de fer !
Me reviennent aussi en mémoire les bribes d’un de ses
Cahiers qu’il m’a légués comme étant mon Bien inaliénable – où
je puise, écrivant ce livre, du réconfort et de la force quand les
coups tordus des gros-bras m'épuisent –, un cahier où Henri
Grouès laisse paraître, en septembre 1928, des sentiments qui,
après cet unième fiasco, me réchauffent le cœur : « Qu'il est
difficile de se comprendre soi- même ! Une âme, quel abîme !
Une âme ! Mais quand on veut y songer à une âme, pourquoi se
sent-on triste ? Pourquoi voudrait-on pleurer, pourquoi
voudrait-on aimer, pourquoi aussi voudrait-on être aimé ? La
Vie ! Une âme ! Comment pénétrer le sens de ces choses.
L'abîme se révèle sans cesse plus profond. La Vie ! Je suis
bouleversé, je voudrais y penser avec un autre pouvoir, sentir
une main qui tienne la mienne bien chaude, en même temps que
je la lui serrerais beaucoup. La Vie ! Quelle évocation que ce
mot »…
Alors, dans le TGV qui fend à toute allure la campagne
vers Bercy, je rédige à chaud une lettre que je lui tendrai dès
notre arrivée gare de Lyon, juste avant de le quitter tristement et
de fuir, soulagé, les V.R.P. B.C.B.G. pour S.D.F. En attendant,
son souffle, celui d’un veilleur, m’inspire ces résolutions : « Le
Bel Œuvre n’est plus une association. Je garde le nom et je bâtis
265
avec une maison d’édition. Premier ouvrage : Œuvre, signé de
« notre » pseudonyme, un florilège de sonnets sur les portraits de
l’abbé Pierre pris à Saint-Wandrille. Ensuite, l’intégralité de tes
carnets intimes, avec ce titre générique : L’abbé Pierre en toute
intimité. Le Bel Œuvre, ainsi, Nous fera vivre. »
Et pourquoi pas, pendant que j’y suis, ne pas auto-éditer –
en prose, cette fois – Une Fois Pour Toutes ?…
Couvrant le crissement des freins – nous entrons en gare –,
à nouveau les échos de sa voix d’adolescent de seize ans qui
s’apprête à choisir le feu de la Passion du Christ afin de
transcender les braises de ses passions terriennes : « Mais il
paraît qu’au bord de l’abîme de la Vie, le sentier est trop étroit
qui mène à la paix du cœur, pour qu’on y passe à deux, deux qui
s’aiment. Il faut pour arriver au bout, ouvrir son âme à un autre
qui est plus fort, qui est plus avant et qui vous crie des conseils…
de loin.
Ah ! que c'est dur… la vérité. »
266
CHAPITRE VIII
La reconnaissance
Après les « atteintes à ma vie » du 8 septembre, rien ne
peut plus être comme avant. J’entre dans le territoire de mes
désillusions armé, comme Paul Valéry, « jusqu’aux dents » :
d’un sarcloir pour niveler les herbes folles de mes décomptes,
d’une faux pour décapiter l’ivraie du jardin d’Emmaüs, d’une
seille pour recueillir le bon grain dont je tire mes ivresses.
J’écris. Mon histoire, ma recherche, un visage. Je m’écris :
je suis mon propre matériau, la glaise et la toile que je façonne et
peins à ma guise. La poésie m’aide à y voir clair en moi. Je suis
le miroir et le cadre, l’image et le reflet. Je n’écris pas en prose,
ce chemin bordé de lieux trop dits. Non, j’écris en poésie, pour
qu’un rai de lumière tombe sur ma tête et dissipe les fumées
délétères échappées des haut-fourneaux de la ferronnerie
emmaüsienne qui ont sali mes espérances. Trente-trois sonnets en
une semaine.
Pour soutenir l'abside l’homme crée une ossature
Tout en arcanes de pierre – il est si lourd le doute –
À l’identique chacun ploie, plie puis s'arc-boute
Sur l'audace des chairs dont il a charge d'épures
L’automne arrive, et c’est l’heure du grand ménage de
saison. Je lave, lustre et trie dans mon tête et dans mon cœur,
267
dans ma mémoire et mes affaires. Les bannettes d’Esteville
débordent de documents et d’objets plus ou moins précieux.
Dans ce bric-à-brac fabuleux, il est temps de mettre un peu
d’ordre. Et d’abord de me séparer de ce qui n’entre pas dans le
cadre de mon Bel Œuvre : tout ce qui ne porte pas la trace
originale de l’Abbé lui-même. Le reste : je rends. À sa famille,
les papiers administratifs, les lettres reçues de dizaines
d'anonymes enthousiastes ou délirants, banals ou inspirés. À
Emmaüs : les comptes-rendus, les clichés répétitifs de photos de
groupe. Mais les agendas, les papiers intimes, certaines choses…
troublantes : chasse gardée.
Ma décision est sans appel : désormais, je n'aurai plus
affaire qu’à Lui. Après la débâcle lyonnaise, il tente bien encore
une fois, au téléphone, de réconcilier ses œuvres humanitaires et
sa non-œuvre de chair :
— Ma statue, si tu la vendais aux enchères, comme nous
en avions le projet ?
— Cela ne rimerait à rien. À quoi bon faire circuler une
image de toi qui ne va pas dans notre sens, celui du Beau ? Ne
courons pas après l’argent rouillé, c’est le cas de le dire ! En
revanche, je viens de terminer mon dernier poème sur tes
portraits.
Tous mes sonnets se rapportent à la série de photographies
que j’ai prises à l’abbaye de Saint-Wandrille. Si je les réunis sous
le titre d’Œuvre, c’est pour mieux les rattacher, les mieux
incruster à mon musée. Nous devons maintenant peaufiner notre
projet ensemble.
— Viens me voir avec, dimanche prochain. Le soir, à 20
heures, ce sera une bonne méthode.
268
— De la discrétion avant toute chose, je sais. Ne t’inquiète
pas . Je nous faciliterai la vie.
— Quelle prudence je suis obligé d'avoir. Si nous voulons
avancer, il faut respecter les susceptibilités. Le nouveau code
d'entrée est le 7929.
— J’aimais mieux l’ancien...
C’est ainsi que nous allons procéder pendant les six mois
qui vont suivrent, maintenant entre nous le fil – soie et acier –
tendu à rompre, alternant les communications téléphoniques
impromptues et les visites dominicales nocturnes. Un dialogue
ininterrompu de plus de trois cents jours…
Le dimanche 25 septembre 2005, je me rends à Alfortville
pour lui apporter la maquette artisanale du recueil de
photographies et de vers. Tout est éteint chez lui. Heureusement,
je connais les lieux. J’enfile le couloir sans hésiter. Pas un rai de
lumière sous sa porte. J’entre précautionneusement : personne.
Mais j’entends son souffle. Il a tiré le rideau devant son lit. Il a
dû s’allonger, puis s'assoupir. J’entrouvre le voilage sans bruit :
je veux surprendre encore un autre visage de lui. Puis je secoue
un peu le tissu noir.
— C'est toi, Jean-Christophe ? Ah ! me voici bien vieux.
Même sortant du sommeil, il est tout de suite présent, tel
qu'en lui-même, tel que je l'aime, attentionné et franc. Je lui sais
gré de n’avoir pas ébauché le moindre sursaut de crainte. Je
l’aide à se lever. Il s’accroche à mon épaule pour aller jusqu’à
son bureau. Nous sommes heureux de pouvoir être seuls, enfin
seuls.
Je pose devant lui l’Œuvre. Il feuillette. Lit attentivement
un poème, scrute un de ses portraits.
269
— Ta vision de moi me convient, me remue, merci. Mais
je pense que pour les mots l’accompagnant, le sonnet est une
forme trop difficile, pas assez vendeuse. Tu ne pourras pas
manger avec.
— Je suis touché par tes gants de velours pour réprouver
mon ouvrage. Je trouverai une autre idée...
Il va quand même pas, même en plus « caressant », me
refaire le coup du « Paquet » – retour à l'envoyeur ? J’ai apporté
une mallette remplie des documents que je veux rendre à sa
famille et à la communauté. Il me demande où je veux en venir.
— Ça, c’est que dont je me sépare. Le reste, c'est un
héritage sacro-saint, mais bon sang sacrément délicat à
exploiter...
— Je n’ai fait que donner.
— Il va falloir que tu m’aides. Je suis à la fois l'homme le
plus riche du monde en biens propres…
— Et tu dois gagner de l'argent avec, c'est cela ?
— Je ne vois pas l’intérêt de tout laisser mourir dans un
grenier. Mais ton nom est synonyme de dons, pas de gains. Tu te
souviens des ventes successives de tes manuscrits que j’ai
demandé à l’Hôtel Drouot d’organiser ?
— Oui, j’avais précisé mon accord par écrit.
— Ils ont subi des pressions. Tous les commissairespriseurs méprisants se sont débinés au dernier moment, alors que
les bordereaux étaient déjà signés. Ils ont argué du caractère
intime des pièces que je leur proposais.
— Il y a pourtant déjà longtemps que je suis tombé dans le
domaine public.
Là, je le retrouve. Ce regard sur lui-même que j'admire
tant. Ce recul qui m'en rapproche, cette distance qui me touche,
270
et toujours cette troublante « immodestie » rieuse, bon enfant,
sous-jacente. Il m’interroge :
— Comment fais-tu dans tes contacts pour parler de moi ?
— Je dis que j'ai un lien privilégié.
— C’est bien trouvé, cela évite d'en dire plus.
Avisant la pile des documents que je lui restitue et mon
fascicule, je m’exclame :
— Et si je remplaçais ma poésie par des textes de toi ?
— À côté de mes portraits ?
— Je sais : je vais blesser ton amour-propre. On risque de
te reprocher cette autocélébration. Je réfléchis…
Il est neuf heures. D'ordinaire, il dort depuis longtemps. Il
doit être fourbu. Mais non !
— Je pense que tu as dû trouver dans mon fatras…
— Oh !
— … des vues que j'ai prises lors de tous mes voyages à
travers le monde…
— Pourquoi pas ? Je pourrais monter un ouvrage avec tes
écrits, tes photographies et les miennes.
— Seulement, il va te falloir trouver un liant. Je te fais
confiance, tu es un homme d’idées, d'initiatives heureuses.
— D’accord. À moi de m’activer.
Je me lève. Je ne lui propose pas de le raccompagner
jusqu'à son lit, respectueux de la fierté que je lui connais. De fait,
c’est lui qui ouvre sa porte, vérifie qu’il n’y a personne, et me
reconduit jusqu’à la moitié du couloir.
— Es-tu suffisamment couvert ?
Je le rassure. Il m'embrasse. Je l'embrasse.
— À bientôt.
— Au téléphone…
271
Deux semaines plus tard, le 12 octobre, je l’appelle :
— J’ai trouvé un éditeur. Cela va te ravir : « Acropole »…
Le directeur, Jean-Louis F., veut te rencontrer. Son projet
de contrat est prêt. Mais encore quelqu'un qui se demande d’où je
sors, et pourquoi je dispose de tant de pouvoir.
— Je comprends.
Il a la voix très fatiguée. Mais je le connais bien. Il suffira
de quelques phrases pour qu’il redevienne alerte.
— Je peux te parler carrément ?
— Bien sûr.
— Il demande qu'un représentant d’Emmaüs contresigne
aussi le contrat d'édition.
— Laurent ?
— Par exemple. Deuxièmement, je suis le maître d'œuvre
du livre, mais ils veulent que tu en sois l'auteur.
— Non, ce sera toi.
Déjà il a retrouvré sa vivacité.
— L'éditeur m'a expliqué que les manuscrits sont à moi,
mais que les droits t'appartiennent. Il y aura donc un partage de
ceux-ci en ta faveur.
— C'est embêtant. Ce livre, c’est le tien, pour moi.
— Ils veulent qu’il soit signé de cette façon: « Abbé Pierre,
avec la collaboration de Jean-Christophe d'Escaut ».
— Quel dommage ! Ton premier contrat d'édition !
Je ne suis plus sous le toit du septième étage d’un
immeuble parisien, mais transporté en pensée à côté de lui, làbas, dans son rez-de-jardin. Je le vois: les mains enchâssant sa
tête, il prie et il pense. Après un long silence :
— Peut-être pourrais-je te rétrocéder mes droits.
272
— C’est une solution, mais prudence ! Les trois ans passés
m’ont beaucoup appris, ta garde rapprochée… On pourrait signer
le contrat tel quel, et ensuite tu me rédigerais un papier ?
— …comme quoi je te donne l’ensemble.
— Moitié-moitié serait plus juste.
— Non, tout.
— Comment veux-tu que j’accepte ?
— En me disant oui.
— Revenons au livre que je dois faire. Dans tous tes écrits
en ma possession, je crois avoir trouvé le thème qui liera
l'ensemble. Écoute l'argument que j'ai soumis à l'éditeur : il s’agit
de montrer comment l’abbé Pierre, artiste dans l’âme, a réussi, à
force de sensibilité et d’affût, à combattre la misère en
s’appuyant aussi sur les beautés qu’elle recèle en puissance, et en
filigrane. Qu’en penses-tu ?
— Signons.
— Titre provisoire : La Beauté contre la misère.
— Je savais que tu trouverais.
— Je sens que tu es fatigué. Je vais raccrocher. Je te
remercie, nous avons avancé à pas de géants…
— Et à pas de loups. Merci à toi aussi. Je vais aller
m'étendre, je n’ai plus beaucoup de forces.
— Merci de me les avoir consacrées.
Le dimanche 23 octobre, réunion de trouvailles ! Entretemps, le contrat d'édition a été signé dans les conditions voulues
par nous deux. La nuit est tombée depuis longtemps. Je suis avec
lui, et nous bâtissons. Je lui avoue que je me suis inquiété :
depuis quatre jours, je n’arrivais plus à le joindre.
273
— Je n’ai pas eu la tranquillité pour te prévenir, mais il a
fallu que je me rende à Florence. Il y avait trois journées
internationales européennes, très intéressantes sur la persistance
de l’esclavage, hélas ! de par le monde, qui touche les enfants et
les femmes. Et toi, où en es-tu ?
—
Je
me
heurte
à
la
suspicion
générale,
des
collectionneurs comme des marchands d'autographes à qui je
propose certaines pièces. Je n’arrive pas à te représenter. On me
reproche de ne pas être clairement habilité et légalement investi
de ta volonté. Un acquéreur potentiel m’a même accusé de
profiter de ton âge et de notre lien privilégié. Il paraît que ton
écriture serait trop déclinante et pas assez lisible pour constituer
de véritables certificats.
Je ris, pas sous cape ! pensant : à chacun son tour d’être
jugé « illisible »…
— J'ai songé à cela plus d'une fois. Rassure-toi, nous en
signerons avec des tiers, comme pour ce contrat-là de La Beauté
contre la misère. Cet homme, ton éditeur, m’a fait une excellente
impression, nous pouvons avoir confiance. Et puis, j’essaierai de
m’appliquer. Seulement, je suis encore tracassé. Que tu n'aies les
rentrées que d'un seul livre. Cela est aléatoire. Et les droits sur
mes propres livres, Mémoire d'un Croyant et Testament entre
autres, sont inaliénables.
— Il n’y a qu’un notaire pour fixer les choses. Notre
collaboration doit être officielle si nous voulons continuer à
avancer.
— Ta démarche est sensée. Mais autour de moi, on dira
que mes livres sont déjà au nom d'Emmaüs France, car leur objet
me concerne autant que le mouvement. D'autre part, si je te cède
274
mes droits devant mon notaire, on pensera que ma compassion à
ton égard peut être interprétée comme un aveu…
— J’y ai évidemment pensé. Nous verrons cela plus tard.
— Pour ton livre, j’aimerais apporter une nuance. Si nous
l’intitulions : La Beauté face à la misère ?
— Parfait ! Au fait, l’éditeur m’a proposer d’inscrire sur la
jaquette : « l’Abbé Pierre et Jean-Christophe d'Escaut ».
— Bien. Est-ce que tu sais que mon dernier ouvrage sort
demain en libraire ? J’en ai un de côté pour toi. (Il me le tend :
Mon Dieu… pourquoi ? 11) Lis-le, et nous en parlons dès que tu
le souhaites.
Je le quitte serein, riche de son cadeau glissé dans ma
serviette de cuir noir, un peu inquiet cependant : quel message
va-t-il me faire encore passer entre les lignes ?…
Un mois a passé. Le 22 novembre, au matin, je trouve ce
message sur mon répondeur : « J’ai beaucoup pensé à notre
problème, et j'ai trouvé une heureuse solution, pour toi et moi.
Appelle-moi. »
Je compose son numéro. Il est inspiré :
— Oui, tu peux avoir de l'espérance, après une semaine de
réflexion à la montagne, je reviens avec un projet qui me paraît
bien au-delà de tout ce que l'on pouvait désirer.
— De mon côté aussi je dois te parler.
J’ai lu son livre. J’en suis sorti remonté. Je n’oublie pas
pour autant sa santé :
— Mais avant toute chose, tu vas mieux ?
Le mois dernier, je l’ai trouvé faible, ralenti, las.
— À moitié.
11
Mon Dieu… pourquoi ?, de l’Abbé Pierre avec Frédéric Lenoir, éd. Plon.
275
Quelle réponse ! De mon coté, depuis ma lecture de Mon
Dieu… pourquoi ! j’ai la fièvre. Parce que…mon Dieu ! à la Une
du Canard enchaîné, un journaliste a relevé les « aveux » de
l’Abbé reconnaissant avoir « cédé de manière passagère » au
péché de chair, et conclut son papier par ce paragraphe : « Ces
égarements sexuels sont véniels – un argument à la Escobar, pas
à la d'Escaut – comparés aux orgies médiatiques qui nous
attendent. Car on veut bien se coltiner l’abbé Pierre encore un
demi-siècle, mais son fils ou sa fille caché(e)s, non merci ! »
Et le non-fils, oui merci ?…
— Tu as une chose à me dire, moi j'en ai mille. Puis-je
venir, tout de suite, là, exceptionnellement ?
— Je vérifie dans mon agenda… C'est bon, viens à 13
heures 30. Mon repas fini, on sait que je fais ma sieste, on nous
laissera tranquille .
— J'arrive.
Sandwich. Verre d'eau. Un carré de chocolat. Escalier.
Rue. Métro Jaurès. Quelques notes prises. RER. Maisons-Alfort.
— J’aimerais commencer par te parler de Mon Dieu….
Pourquoi ? Et en totale franchise.
— Cela va sans doute partir dans tous les sens.
— Je sais, mais selon ton habitude, tu retrouveras ton
assise au fil de notre conversation. Tu es sincère, là est le
principal.
— D'accord. Pour ne rien te cacher donc, j'ai pensé avant
de venir à… comment attaquer, excuse-moi ! Tout ce flot
d'impressions qui se bousculent… Je vais te les livrer selon ma
276
vraie nature, avec un quatrain, écrit à peine j’avais fermé ton
livre.
Je lis :
Toi : 105 pages en gros caractères,
Cela fait un ramdam d'enfer.
Moi : aux alentours de vingt mille vers,
Or maintenant mon Dieu ! que vais-je en faire ?
— Si tu m’as bien lu, attends je regarde, oui, voilà, page
65, j'ai
écrit : « Je crois que les choses ultimes ne peuvent être
dites que poétiquement. »
— Oui ! mais tu me connais bien désormais : il faut aussi
que je m'exprime comme ça vient, hors contrôle de la métrique, à
vif.
— Sans préparation, cela est bien aussi.
— Alors j’ai aussi écrit ceci. (Je sors deux feuilles noircies
de notes ; je m’y référerai durant tout notre dialogue.)
Commençons par le début. Je ne vais pas te cacher, moi que tu
qualifies de « délicieux impie », qu’en ce qui concerne Dieu, je
ne me permettrai pas d'émettre le moindre avis. Je respecte ta
croyance. J’ai ajouté même en marge : une foi ! pour toutes…
Il sourit, exactement comme sur la photographie dans le cloître
de Saint-Wandrille, quand, assis à même la pierre d'un banc du
déambulatoire, il m’avait offert cette image de lui, multiple :
humble, amusé, très proche, mais le sentiment envers l'autre…
tellement difficile à montrer.
— Je devine la suite.
Six lignes ont fait de son livre un succès d’enfer,
abondamment commenté dans la presse. Ces phrases ont entraîné
277
un véritable tollé, un concert d’indignations et de commentaires
passionnés. Je lui en lis trois :
— « Ne pas laisser le désir prendre racine. Je parlerai de
servitude consentie. Mais le désir étant plus fort, j’ai craqué… »
— Pardon ! Ce ne sont pas les termes exacts.
Je reprends la citation :
— « Cela n’enlève en rien la force du désir, et il m’est arrivé d'y
céder de manière passagère. » Là, tu m’as fais un choc. Comme
si tu rompais notre pacte. Qu’es-tu allé raconter là ? Et toi qui me
demandait de me taire, de tout garder pour nous ! Tu y vas
carrément : adieu la chasteté ! La chasteté qui t’a pourtant servi
d’argument de poids, de foi, afin de me convaincre de l’inanité
de mon soupçon… Souviens-toi de tes paroles : « Comment
veux-tu être, puisque je n’ai jamais rompu ce vœu si important
chez nous ? » Ta réplique a été la plus probante, celle qui a
toujours ébranlé ma conviction… Et puis, patatras ! Tu
reconnais, à la une de tous les journaux que, faute de maîtrise de
toi, tu as fauté… Aïe ! En plein cœur de notre entente… Et sans
même me prévenir ! Ça, je t’en veux vraiment. Je n’ai pas pu
parer le coup. Souviens-toi du temps où je brandissais mon livre,
Une Fois pour Toutes. Je te prévenais de mes moindres
initiatives, même les plus malheureuses ! Tu te rappelle aussi,
VSD…
— Bien évidemment. J'en ai souffert sur l'instant. Des
risques encourus, par toi autant que par moi, de tout révéler ainsi
brutalement, en plein jour. Mais ça c'est oublié. Poursuis.
— Il y a cela surtout : sans moi… mon existence… ma
réalité… notre lien… mon obstination… ma vérité… mes
audaces… Oui ! Aurais-tu fais cette déclaration, serais-tu monté
à la tribune ? S'il n'y avait eu que du plaisir ne prenant pas racine,
278
mon Dieu ! pourquoi confesser au monde entier tes péchés de
chair ? Puis-je te dire, là, l'abomination qui m'a même transpercé
l'esprit…
— J’entends tellement ta contrariété, là, va jusqu'au
bout,…à la colère.
— Oui, j'ai soudain pensé : ce serait le comble, alors qu'il
reconnaît avoir cédé avec quelques partenaires, qu'il puisse me
soutenir : « Oh non ! Jean-Christophe, plusieurs, mais pas ta
mère… » Pardonne-moi, mais il s’agit de la dernière aigreur que
je rumine depuis bientôt un mois.
— C'est dit. Mais sois certain que jamais je n'aurais pu
proférer une telle incongruité, ce « plusieurs ».
Regrettant déjà cet alinéa de ma diatribe, j’ose :
— Je savais que j'allais franchir certaines limites, aussi aije toujours sur moi un quatrain amoureusement confectionné afin
d’adoucir mes envolées vives :
Dieu ! Diable ! quelle ambivalence :
Le poète et le voyou,
Cinquante ans que ma balance
Oscille entre les deux bagouts…
Je marque un temps d’arrêt.
— Je ne te fatigue pas trop ?
— Tu connais les limites à ne pas dépasser.
— Plus qu’une chose ou deux… (Je me lis) Selon le
processus enclenché… Livre I, la biographie insidieuse de
Violet : l’abbé Pierre es aussi un être de passions, de pulsions…
Livre II : mon Dieu ! pourquoi ne serait-il pas un homme comme
les autres ? Dis ! Préviens-moi si le troisième est actuellement
279
sous presse : l’abbé Pierre reconnaît une fois pour toutes qu’il a
eu un… Où en étais-je. Ah oui : ta confession libératrice… Tu
avoues ce désir incoercible… folie de chair… Je connais : je m’y
reconnais… Oh ! je sais aussi ton extrême pudeur, et je n’irai
pas plus avant.
— Merci.
— Et bien sûr : le troublant revers de la médaille.
Comment mieux détourner ces attirances exacerbées qu’en se
faisant moine… Et si l’on n'a pas la foi, comme moi, quelle autre
voix choisir que celle, sage et folle, de cet autre défroqué de
l'âme : l’écrivain ?
— C'est vers cela que tu dois tendre. Mais il est difficile
d’en vivre, aussi je te soutiendrai.
— Ah ! ton livre, quel effet sur moi ! J’étais à deux doigts
de ressortir le mien du coffre. N'oublie pas, elle peut être aussi
très fragile, notre alliance, si l’un des deux débloque… Aussi
faut-il, à nouveau, la consolider.
— Une fois pour toutes… La bonne.
— Allez ! L’ultime récrimination ! Mais non… Tout au
plus le coup de griffe d’un ourson. J’ai écris cela, pardonnem’en : « Avec ce que vient de balancer l’Abbé, tout ce que
j’avançais n’est plus affabulation… Oh ! merde, j’avais raison, et
lui, bon sang, quel … »
Je m’arrête, aussi essoufflé que si je venais de relier les
Buttes-Chaumont et Alfortville en courant. Mais devant son
regard éperdu, j’ajoute :
— C’est un comble, non ! Voilà maintenant que je me sens
obligé de prendre ta défense…
— Cette faute-ci, il te faut me la pardonner.
— J’essaierai.
280
— Ce matin, au téléphone, je t’ai parlé d’une solution…
heureuse.
— D'accord, revenons à notre entente.
— Oui, je pensais : l’ensemble de mes carnets et cahiers
intimes, précisément eux, il faut que nous trouvions un éditeur
qui veuille bien s’occuper de les faire connaître dans leur
intégralité,
pas
seulement
des
extraits
comme
jusqu’à
maintenant…
— Cela représentera un sacré travail de transcription.
— Je crois que tu en serais tout à fait capable.
— Moi ?
— Bien évidement ! Oui, c’est le moyen d’obtenir pour toi
une plus substantielle rétribution.
— J’accepte cet arrangement. Et je veux rester là-dessus.
Ne plus réfléchir. Agir. Je m’en occupe donc. Mais dernière
chose : si, avec l'autorité que tu représentes et l’aura que tu
possèdes, tu avais annoncé en lieu et place de ta troublante
confession : « Cela a été terriblement difficile de pas répondre à
la tentation, mais j’y suis parvenu, et jamais je n’ai dérobé à mon
vœu, pas une fois », oui ! si l’abbé Pierre avait proclamé non,
aussitôt Jean-Christophe d’Escaut était mort ! Tu as bien
compris, toi, que M… était mon seul et véritable pseudo ! Tué
dans l'oeuvre !
Il sourit. Nous nous prenons les mains. Je pars.
Le 26 novembre, tôt le matin, il appelle :
— Il y a une autre chose dont je voulais te parler… j'ai
hésité…
— Dis-moi.
281
— François m'a téléphoné il y a déjà un mois et il me
demandait si ce serait possible avec Marie-Bénédicte et leur
famille de venir me voir en décembre. Comme il y avait un peu
de beau temps avec l'espoir que tu travaillais pour la maison
d'édition, je lui ai dit que les choses ne vont pas trop mal, mais je
voulais le rappeler pour savoir s’il souhait que je te le dise ou
pas, je ne l'ai pas fait.
— J’ai coupé les ponts avec eux. Ce ne sont plus ni mon
frère ni ma sœur. Il faut que je grandisse. Mais si toi tu veux les
voir, je n'ai pas à interférer, ce n'est pas mon problème.
— Mais si je les vois, ça ne te fâche pas ?
— Bien sûr que non. Eux, ce sont des M…, hein !
— Oui.
— J'y vais par étapes. Déjà, je ne suis plus un M…
— C'est important que je le sache.
— Aussi, vois faites donc ce que vous voulez entre vous,
tant que cela n'a pas d'incidences sur moi.
— Je ne saurai rien faire que d'être à écouter les uns et les
autres.
— Très bien.
— Je vais donc les voir venir, et il vaut peut-être même
mieux que je ne te téléphone pas après pour te dire pourquoi ils
voulaient me rencontrer.
— Oui, tout cela ne m'intéresse plus. Et tu entends, je le
dis bien, il n'y a aucune animosité. Eux ce ne sont plus mes
affaires, mon lien c'est toi.
— Donc c'est comme si ça n'était pas qu'il m'ait téléphoné.
— C'est parfait.
— Et je ne refuse pas, exactement comme je reçois tout le
monde.
282
— Bien sûr, ce serait même troublant que tu ne veuilles
pas.
— Merci. Tu me secoures.
— Ne t'inquiètes plus, je veux que tu ailles bien.
— Merci toi aussi de m'aider.
— Ça me fait du bien.
— Tu continues ton travail ?
— Oui, de plus belle. Je veux que le livre soit superbe. Ce
sera bon pour nous.
— Je t'embrasse.
— Je t'embrasse très fort. Repose-toi. Sur moi…
J'ai tant à faire
– J'entends : un livre –
Oui, je préfère
Écrire à vivre…
Cinq jours plus tard, 1er décembre, je l’appelle :
— Je peux passer te voir.
— Je pars demain.
— Alors ce soir ?
— Oui.
— La Beauté… avance à grands pas. Ce livre, en bon
déclencheur, va être capital. Il l’est déjà. Je suis avec toi six
heures par jour, plongé dans tes écrits.
— Je le souhaitais.
— Toi enfant. Toi adolescent. Toi homme. Cela déclenche
en moi… Je n’arrive pas à en parler. Ce n’est pas neutre…
— Je l'ai voulu.
283
— …d’être penché ainsi sur l’intimité profonde de
quelqu'un. C'est à la fois très doux dans la réalité, et très difficile,
sur le papier.
— Ton présent et mon passé, je comprends.
— Tes écrits rejoignent La Beauté face à la misère, et
même ils s’y fondent. Aussi, voilà comme je conçois l’armature
du livre : en partant de mots clefs qui jalonnent ta vie – aimer,
prier, vivre – je bâtis chaque chapitre en les croisant avec les trois
grands axes de ton parcours : les années formatrices, 1928-1932,
la période adulte, 1950-1980, et aujourd'hui, l’âge du prophète…
J’ai besoin de toi pour cette dernière partie.
— En quoi puis-je participer ?
— Il faut que tu exprimes, en une phrase inédite, le thème
de chaque tête de chapitre. Ainsi, pour les quatre premiers, il y
a la beauté…
— Attends, j'écris. Beauté…
— La misère, l’art, les enfants… Où en es-tu, à 93 ans,
face à ces termes ? Quels sons évoquent-il en toi ? À propos,
pour le titre général, j’ai songé à Regards. Justement, je voudrais
que tu me dises quel regard tu poses, aujourd’hui, sur le beau,
l’enfance, et cetera.
— Je vais essayer.
— Je passe donc ce soir.
— Oui, car après je pars pour quatre semaines, en retraite.
— J’ai donc eu un bon instinct de t’appeler.
— La bonne idée.
— À 20 heures, donc !
— Oui, mais il ne faut pas que je veille.
— Sois rassuré, je passe comme d'habitude en coup de
vent. Un suroît bien sûr !
284
— Merci.
À 20 heures, j’y suis.
— Tiens, Jean-Christophe, j'ai travaillé.
Il a effectivement tapé lui-même, à sa propre machine à
écrire :
BEAUTÉ : ce en quoi la vie s’accomplit.
MISÈRE : ce qui fait horreur à tous. Ce qui attire au combat les
bontés.
ART : moyen industrieux de réaliser de la bonté, l’autre étant la
volonté.
ENFANT : splendeur fugitive et changeante comme le soleil.
— Tu es un chef !
— Et j’ai pensé aussi : je te donne la photocopieuse offerte
à mon dernier anniversaire, elle te sera plus utile qu'à moi pour
ton travail… Comme elle est encombrante, nous allons appeler
un taxi… Voici, je t'ai préparé un billet de cinquante euros,
j'espère qu'il sera suffisant pour aller jusqu'à chez toi avec
l’appareil… Et je t’ai réuni quelques lettres manuscrites. Et…
— Arrête ! Tu vas me faire craquer. Mais je n’accepte pas
les deux premiers cadeaux.
— S'il te plait, prends le billet.
— Alors j’en ferai une pièce de musée ! Merci de ta
prévenance.
— Je pars un mois.
— Nous serons ensemble, toi à la montagne et moi sur
mon scriban, à communiquer, à communier en la beauté.
— Alors à demain !
— Et même à tout à l’heure.
285
— À tout de suite…
Courant décembre, je note : « Mais pourquoi donc, au
fond, m’a-t-il fait don de ses manuscrits ?
Je l'entends me
répondre : “Regarde ! nous sommes dans ce que j'ai écrit il y a
plus de soixante-dix ans”. Et moi de lui dire : “ Oui, et voyant qui
tu es profondément, je m’y lis ”.
Drôle d'oiseau que je suis,
L'idéal je l'exhume :
Oh! joie qui m'envahit,
Je vais vivre de sa plume…
Il appelle le 4 janvier 2006.
— Qu'est-ce que tu deviens ?
— Je vais très bien. La tâche ne me tue pas, et j'ai reçu mes
premiers à-valoir.
— Noël s'est bien passé ?
— Il ne s’est rien passé. Seul, j'ai écrit, donc ça c'est bien
passé.
— Et le livre, cela marche ?
— Il vole. Au fait, je dois à nouveau te mettre à
contribution
— Comme tu veux.
— Une interview. Pour l'avant-propos
— Quel jour on peut prévoir ?
— Après-demain. Excuse-moi, ce ne sera pas un
dimanche.
286
— Au soir, quand même, c’est plus commode. Apportemoi en même temps ce qui est déjà fait, que l’on s'accorde bien.
Il doit y avoir d'autres têtes de chapitres qui m'attendent.
— Voyage, aimer, univers, prophète…
— Je vais y réfléchir.
— Et toi, comment te portes-tu ?
— Pas bien. Je suis faible. Je me réveille le matin fatigué.
— Je vais te redonner de la force.
— Ce sont les conditions de vie d'un trop vieux.
— Nous allons t'animer.
— Je t'embrasse.
— Moi aussi, à dans deux jours…
Le lendemain, sur mon répondeur :
— Un prophète : le cri pour les oubliés. Aimer : qui fait
être plus en se donnant. Mais n’hésite pas à mettre des nuances.
Je t'embrasse.
Le 6, à Alfortville, officiellement donc, en l’enregistrant je
l'interroge afin de mettre la dernière main au préambule de
Regarder en face, titre sur lequel nous nous sommes arrêtés. Je
fais le journaliste :
— Mon Père, au regard de ces trois périodes de votre vie,
l'adolescence, la maturité, et aujourd’hui, qui nous serviront de
jalons au long de ce livre, une question : pourquoi, comment, la
beauté malgré tout ?
— Si la beauté n'existait pas, la vie ne réussirait pas à se
développer…
Lendemain 7 janvier, au téléphone :
— Tu as de quoi noter ?
287
— Je suis prêt.
— J'ai trouvé la définition pour le chapitre
: « les
hommes » :
« Nous tous, sans qui les femmes ne seraient jamais
Mères ».
— Merci. Un grand.
16 janvier, sur mon répondeur :
— Bonsoir, quand tu peux rappelle-moi, je suis là cet
après-midi. Voilà, c'est pour un enseignement qui peut être utile.
Je l’appelle à 20 heures :
— Ah ! attends une minute, que je me couvre.
Sa télévision marche à fond. Les informations. Il me
reprend :
— Pardon de t'avoir fait attendre. Il s'agit de quelque chose
de minuscule… mais qui peut avoir une répercussion importante.
— Je t'écoute.
— La chose minuscule… Elle est arrivée dans une réunion
où l’on employait l’expression « logements sociaux »…
— Oui.
— Ce qui signifie des logements avec lesquels on se
débrouille afin d’aboutir à être moins chers pour ceux qui y
viendront.
— Oui.
— C'est ainsi qu'on le comprend, et ce qui fait
qu'actuellement, alors qu'il y a une loi qui condamne les
communes à avoir un pourcentage d’habitat social, eh bien les
bourgeois qui ne désirent pas avoir sous leurs fenêtres ce qu'ils
pensent devoir être des saletés, font obstacle et font que l'on
n'arrive pas à obtenir les terrains.
288
— Oui.
— Bien ! Alors, dans la conversation, je suis venu à
employer de nouveaux mots, j'ai dit… Ne faudrait-il pas plutôt
parler ainsi :
faire des logements non plus sociaux, mais des
logements banals et beaux, c’est à dire les faire beaux sans que ce
soit ruineux ?
— Merci de me souffler que ces mots viennent de notre
dialogue.
— J’ai même insisté, et plusieurs ont relevé en disant :
mais, Abbé Pierre, peut-être bien que vous avez fait une
trouvaille, banal et beau…
— Tu es le prophète du paradoxe.
— Ce n’est peut-être qu'une poussière, mais qui peut
trouver une place, j'allais dire rayonnante, dans le travail auquel
tu t'emploies.
— Tu as raison. Cela me rappelle une chose dont je ne t’ai
pas parlé, car cette journée a été pour moi catastrophique, mais le
travail de l'architecte de Vénissieux, ce qu'il a bâti pour les
Compagnons, oui ! c’est du fonctionnel splendide. Du beau…
— Et du banal. La trouvaille de vocabulaire a parfois de
très grandes répercussions.
— Tout à fait d'accord. Comme notre Bel Œuvre.
— Oui, à partir de rien on peut aboutir a de véritables
effets décisionnaires.
— C'est l'un des préceptes de Freud qui me guide : quand
le mot existe, la chose existe.
— Voilà ! J'ai pensé que c'était un petit trésor qui m'était
tombé sur la tête, et je voulais te le communiquer.
— Merci, cela va me soutenir. J'ai presque terminé le livre,
notre bel ouvrage.
289
— Très bien. Allez ! Je suis un vieux qui doit aller se
coucher.
Je ris de bon cœur. D'autant qu'il ajoute :
— Et c'est banal !
— Alors fait un… beau sommeil
Je songe, un peu nostalgique : quelle équipe nous aurions
faite si nous avions pu nous retrouver plus tôt…
Six jours plus tard, soit le dimanche 22 janvier, je le
retrouve à Alfortville très fatigué. Lui aurait dit : las.
— J’ai remarqué la dernière fois que tu avais de plus en
plus de mal à tenir ton bic quatre couleurs. Alors je t’ai préparé le
texte qu’Acropole voudrait que tu paraphes afin que je puisse
contrôler la fabrication du livre, sans avoir à venir te déranger
pour le moindre ajustement.
— Cela me souciait, sachant comment cela se passe avant
d'imprimer un ouvrage, car les médecins veulent à nouveau que
j'aille me reposer à la montagne. J’hésitais. Ce papier arrangera
tout le monde.
Il appose sa signature en bas de la feuille que je lui tends et
qui me délègue la faculté de signer le bon à tirer de la maquette
intérieure du livre que nous avons réalisé ensemble.
Je n’ai pas le temps de lui exprimer ma gratitude et mon
bonheur pour la confiance absolue qu’il me témoigne. Il me dit :
— Je vais donc pouvoir, ainsi tranquillisé, partir à la
montagne une vingtaine de jours. J’en ai tellement besoin, mais
je ne pouvais pas te laisser…
— Pour tu en profite plus encore, j'ai une seconde bonne
nouvelle. Je suis en pourparlers avec les éditions du ChercheMidi.
290
— Je les connais, on a travaillé avec eux. Ils ont réalisé un
livre d'extraits puisés dans nombre de mes textes. 1
— Justement, je les ai convaincus. D'autant plus que l'idée
est venu de toi : l’intégralité de tes écrits de jeunesse, les fameux
Carnets et Cahiers intimes. Et je serai alors chargé de tout
dactylographier, et rétribué à ce titre.
— Ce serait une bonne chose si à mon retour si nous
pouvions mettre au point cela.
— Je te le promets. Mais j’oubliais : toutes les phrases
habillant les têtes de chapitre du livre présent sont parfaites, sauf
une, celle pour « Vivre », parce que tu l’as déjà employée à
d'autres occasions. Tu te souviens :
« c'est un peu de temps
donné à des libertés, si tu veux apprendre à aimer ». J'aimerais
tellement que tu en peaufines une originale, une originelle, rien
que pour moi.
— J’essaierai.
— Oui, pense à « vivre » !
Je l'aide à se lever et je l'accompagne jusqu'à son lit. Je lui
ôte ses chaussures. Il se laisse faire. Je l'aide à s'allonger. Il tend
alors son bras vers la table de chevet et se saisit de son bréviaire.
Il en extrait une image. Il me la tend. Comme c'est délicieux, je
dis :
— Je la garderai pieusement.
Je la détaille : elle représente une sculpture polychrome en
bois de l'abbaye de Tamié, intitulée : « La règle 4 de Saint
Benoît ». Résumée en cette légende que l’Abbé a gravée en bleu :
Écoute mon Fils…
Je referme son rideau. Je sors tel un souffle. Et comme je
me souviens qu'un jour, j'étais sorti de chez lui furibard et que,
1
Je voulais être marin, missionnaire ou brigand.
291
dès le lendemain, il m'avait dit au téléphone, avec un ton à vous
faire croire pour un instant en Dieu : « on ne s’est pas
embrassés », là je le fais chaleureusement.
Le 23 janvier aux aurores, sa voix dans l’écouteur est
claironnante :
— Pour « Vivre », tu es près à noter ?
— Vas-y.
— Ce qui…
— …ce qui…
— … par la reproduction…
— …la reproduction…oui…
— L'emporte sur la mort.
— Carrément… C’est peut-être trop ?
— Je répète : ce qui par la reproduction l'emporte sur la
mort.
— Superbe.
— Puisse cela te plaire.
— Tu l’imagines.
— C'est bien caractéristique de la vie.
— J’entends.
— Elle meurt, mais elle a d'abord la force de la
reproduction.
— Bien sûr.
— Et cela dure ainsi depuis des millions d'années.
— Oui, et cela va continuer. Merci.
Un silence. Je le devine là-bas, me faisant son « grand p'tit
sourire » de connivence. Il conclut :
— Bon ! tu passes sur les commentaires...
292
Ah ! ses formules
l’essentiel !
tarabbéscotées quand il doit dire
De fin janvier à fin février : un mois de silence. Que j’ai de
quoi combler avec les écrits du jeune Henri Grouès. Un soir
– sans aucun hasard : toute ligne de lui trouve des échos en moi –
je tombe sur un texte daté : 6 juin 1930.
Fièvre
Quel trouble étrange ô mon âme si soudain s'est emparé de toi !
Pourquoi certains mots toujours t'accablent ou te ravissent ?
Ô dis-moi ton mystère, je suis inquiet, il me faut savoir.
Mérites-tu, ô folle sensibilité, que je me livre à tes charmes ?
Ta voix est si douce, si douce…
Mais es-tu bien celle qui doit conduire ma destinée ?
Ne dois-je prendre conseil que de toi ?
Je brûle d'ambition
Je rêve d'éternel, d'infini, d'Amour, et de Beauté…
Pour lui, ma réponse silencieuse :
Je suis d'autant plus Vivant
Qu'on aura tenté en vain
De me traiter comme du vent
Sans âme ni cœur divins…
Je poursuis ma lecture de son journal. Pas de jours sans
que, chercheur d’or, j’y découvre des pépites, comme celle du 13
septembre 1930 :
293
Flot ! Assaut ! sur la manière de crier son œuvre. Écrivez
comme il vous plaît. Versifiez ou poétisez au gré de votre âme.
Laissez-vous aller. Soyez fou. Dites toute votre âme, comme il lui
plaît. Détruisez pour vous ce que vous jugez faux. Changez,
conservez, et ainsi vous atteindrez, non pas l'Art — je ne sais pas
bien ce que c'est — mais la Vérité. Et votre œuvre sera bonne.
Sincère…
Ce poème de moi, comme en écho de lui, le 14 février de
cet autre siècle :
Avec tout ce Mystère
Autour de mon berceau
J'aurai pu mal finir :
Chiffonnier, secrétaire,
Chimiste, énarque, bedeau,
Chef d'entreprise, martyr,
Et cetera.
Mais, eurêka !
Ce que je suis :
Un bel impie
Et surtout
Sans une dette,
Malgré tout :
Un poète…
Le 28 septembre 1931, il a noté :
Il ne suffit pas de trouver la Vérité,
Il faut Vivre la vérité.
294
Le 23 février 2006, celui que je suis répond à celui qu’il
fut :
Fasse ainsi
Que je sois
Quelqu'un qui
Inspire foi
Oui, enfin
Par ancêtre
Fin des fins
Être un être
Tout en viande, ossature et viscères,
Solide, debout, droit, visible, palpable
À déclamer en tribune quelques vers
Qui me rendront alors : Intouchable…
25 février. Il est rentré la veille au soir. Sa santé n’est pas
bonne. Il veut me voir. J’avais hâte qu’il revienne. J’ai encore
besoin de lui, pour Regarder en face…
— Passe dans l'après midi, et s’il s'agit d'une chose
importante, n'hésite pas à venir l'heure qui te convient.
— Je serai là à quatre heures.
— Es-tu content du livre ?
— Je suis réconcilié avec la vie.
— Je t'attends…
À 16 heures, chez lui :
— Ta voix m’a trompé, ou bien tu es mourant ?
— Installons-nous et avançons.
295
— J'ai le contrat du Cherche-Midi pour l’intégralité de tes
manuscrits.
— Montre-moi la page où sont signifiés les droits d'auteur.
— Tes droits.
— Justement je vais l'écrire : je te les donne.
— Que te dire ?
— Rien. Accepte.
— Merci.
— Te voici paré maintenant, avec ceux-ci et mon
testament.
— Comment cela, ton testament ?
— Oui, tu te souviens, je te l’ai donné le 10 avril 2005.
— Non, la première fois, c’était un an avant. J'ai cru que tu
avais oublié. Et comme le premier exemplaire ne parlait pas de
moi, pourquoi le relire…
— Dans le second, j’avais glissé une enveloppe…
Il est 16 heures 54, chez moi. Effectivement, sur 11 x 22
centimètres de papier blanc, deux phrases sont étalées sur
l’enveloppe à l'encre noire :
Merci de n'ouvrir qu'après l'enterrement.
Merci de peu en parler.
Que ta volonté soit faite…
Le 26 février, à 10 h 29 :
Et qu'en ce beau livre
Le dernier mot soit
– S'adressant à moi –
Une fois pour toutes : vivre.
296
Péroraison
Paris, le 30 août 2006
Henri,
Bonjour. Je vais bien. Toi aussi, car tu m’attendais. Me
voici.
Ah ! te donner des nouvelles de nous.
Avec toi, j'ai été à bonne école – l'ardente, la
buissonnière –, alors, comme j'avais encore certaines révélations
à te faire : j'ai accompli ce livre.
Aussi, là, aujourd'hui, je te cisèle quelques phrases confites
et concises. Que tes vieux bons yeux, ne s'y écorchant, t’en
apportent aussitôt la manne, là où je sais que toi seul me
comprendras à mots entiers.
Voilà !
Où en suis-je ?
D’abord, quelques faits bruts :
Depuis le 26 février 2006, au téléphone – il était 11 h 07 –
en dehors de ce que je devine, j’ignore tout de toi.
Tu es injoignable.
Courant mars, je me rends à Alfortville. Le code a changé.
Laurent m'ouvre. J'exige de te voir. Il me fait croire que tu es
dans ta chambre. Il jouit de mon coup au cœur : ta porte est
fermée. Je le traite d'un seul nom : « Pousse-caddy ! ». Il me
bouscule et m'oblige à sortir.
297
Le dimanche 27 mars, à 20 h 32, les responsables de ton
Association et le représentant de ta famille m’ayant dénoncé
comme fou, la police sonne chez moi. On doit m'emmener aux
urgences psychiatriques – tu ne vas pas rire ! – de la préfecture
de Police de Paris – encore elle ! – à deux pas de l'Hôtel-Dieu…
Tu sais comment je m’en sors : au commissaire principal venu
spécialement, je révèle calmement ma seconde identité. Il me fait
relâcher à 22 heures 12, après m’avoir donné sa carte de visite, au
cas où…
Le 18 avril, je rencontre Gilbert Collard. Je l’informe :
« Maître. On me manipule depuis 1954. » Sauf que…
Sans sa constance à Lui
À sous-entendre le « Oui »
J'aurai jamais été
Si fort pour le tester
Et si le « Non »
J'ai fait comme si
Il était bon…
Ce fut pour Lui
Le lendemain même, il s’occupe de moi afin que soit
réalisée, en belle et due forme, la recherche de paternité. Enfin je
le suis: fin prêt.
Comme nous l’avions prévu, Regarder en face a paru le 21
avril 2006, mais je suis seul pour fêter ce double anniversaire.
Tout ceci aurait pu me couper le vivre !
298
Non : fin juin, j’attaque, eh oui ! L'abbé Père. En mettant
de l’eau de prose dans ma poésie – j'ai même accepté quelques
conseils d'un pro prosateur pour aller plus vite au plus vif – car le
monde – en dehors de Diane et de Toi – n’est pas encore prêt à ce
genre de raccourci fracassant. Oui ! Dès Noël 2003 :
Les choses sont à se faire,
Il sera toujours temps
Si Lui me veut pour père
Que je l'accepte enfant
Puis, avant de te parler de ce que j'ai décidé pour nous, je
te livre deux ou trois considérations d’ordre immatériel :
Je comprends que les intérêts en jeu – je hais cette formule,
mais tu m’as appris le réalisme, même du côté des tripes –,
dépassent ma petite personne, alors, même si j'en souffre à cesser
d'écrire : j’accepte que tu sois séquestré. Ah ! seulement…
pouvoir exprimer mon côté chevaleresque – rappelle-toi mon
genou à terre devant toi-
en venant demain te délivrer du
« mal ».
Comme nous y sommes – en la fin’amor – parlons d'elle,
Diane de Fulgurances –, tu nous as écrit : « … à vous deux,
remerciant celui en l'amour de qui je crois de vous avoir fait
rencontrer, par votre amour, pour faire s'unir la beauté et les
luttes… » – un jour elle a osé m’avouer : « Dans votre relation, je
te trouve souvent plus beau et meilleur que lui »… Ce cri des
entrailles d’un rêve fait femme m’a ouvert la sagesse.
299
J’irai donc par un seul chemin : les salives, je les ai
rejetées à la Seine en aval de Notre-Dame, et certains mensonges,
grâce à ta manière poétique de les nimber d'allusions craquantes,
sont absous par cela même.
Et donc je suis là, afin de nous organiser les faits venants :
Pour être serein dans cette tâche qui m'attend, j'ai décidé :
tous les revenus – gagnés à la sueur sous mon front – de ce
pamphlet délicat, je vais les consacrer à cela : l'acquisition d'un
prieuré, où toi et tes derniers jours sont déjà les bienvenus.
Et ce sera alors en ce lieu, sacrément protégé des
fanatiques et des désenchantés, que nous ouvrirons ensemble
l’immaculée enveloppe commune contenant les rhésus…
résultats. « La vérité – quelle qu'elle soit – seul importe ce que
l'on en fait. »
Cependant je te révèle par avance ces irrévocables
résolutions :
Si c’est le Non : à toi et à moi, merci ! Ah! pour ces trois
merveilleuses années à jouir de nous, au secret, merci encore.
Sinon…
Entends ceci :
Oui, d’ores et déjà je m'engage, n'ayant jamais été justicier
dans l'âme, de ne pas faire appel à la loi afin de sanctionner les
exactions de ceux autour de Toi qui ont voulu ma peau soi-disant
d’apostat. Nous revisiterons ainsi le mythe de David contre
Goliath, qui deviendra alors : Isaac pour Abraham.
Oui, je donne aujourd'hui mon assentiment au fait que tu
as, pour appauvrir l'inconscience des riches, dilapidé la bonne
partie de nos biens dont en tant j’aurais pu jouir en tant
qu’usufruitier unique.
300
Oui, je te pardonne – un terme qui a d'autant plus de force
qu'il émane d'un chenapan pur cœur – ces quelques actions de
Père Prodigue.
Et je déclare :
« Oui, je fais don à son oeuvre – Emmaüs – des avantages
et des pouvoirs de mon titre d'ayant droit. » Et cela, selon ton bel
exemple, mâtiné du mien : je renonce à ces privilèges afin
d'honorer le vœu d’Écriture.
L’unique chose que je te demande en retour : le véritable
héritage étant si lourd à porter – ah ! que je ne sois un clone à ton
image, mais le digne suiveur de ton icône – viens ! retrouvonsnous une fois pour toutes et qu'ensemble nous allions apporter
cette vraie parole aux autres :
« Aidez-nous, tous, à perpétuer en beauté ce passionnant
chemin de croire. Oh ! oui respectez vous aussi notre entente: le
musée, notre pacte : Le Bel Œuvre, et pour tout dire : notre
reconnaissance l’Un envers l'Autre. Et que chacun d'entre vous
soyez guidés par les mots… l’émotion, de cet insolent verset :
Dieu ! que c'est complexe et troublant un Homme.
Alors nous déciderons – toi et moi – de la suite à offrir aux
sollicitations du vulgum pecus – péremptoire : tu l'es ! tu l'es
pas ! – qui depuis des lustres se vautre dans ma vie.
Enfin : tu m'aideras à consentir à ta disparition en me
tenant la main, celle qui peaufinera l'homélie que je prononcerai
un dimanche à midi en Notre-Dame de Paris, de quoi me donner
la force ensuite d'être l’un des quatre portefaix – devant, sur ton
flanc droit et transept gauche, côté baptistère – à te soutenir
quand nous te sortirons jusqu'à la pleine lumière regardable par
tous.
301
Ah ! que mes ultimes audaces te prêtent vie !
Dis ! sais-tu – depuis bientôt neuf mois, je te passe le
commentaire – ce qui me manque à mourir ?
Cela : quand tu prononçais avec amour – j'ose enfin
l'entendre – ce prénom qui me porte depuis 18 894 pierres
blanches.
Oh ! moi – ton délicieux impie – qui me fous désormais du
nom du père, du fils et du saint-esprit.
Aussi, Henry – mon immense P'tit Bonhomme – je te prie :
appelle-moi !
— Jean-Christophe ?
— Oui…
302
ÉPILOGUE
Lundi 22 janvier 2007 à 5 h 25 l'abbé Pierre meurt.
Il aurait dû m'appeler.
— Jean-Christophe ?
— Oui…
–– Comment va-tu ?
–– Pas terrible…
— Mon Dieu ! pourquoi ?
— Je n'ai pas la certitude du " Non ".
— Parlons-en…
— Surtout pas ! je veux vivre comme nous avons fait
ensemble pendant trois ans…
— Sans se poser trop de questions ?
— Oh ! oui.
Post-Scriptum : sept mois après " La Péroraison " malgré
moult péripéties, je n'ai pas changé d'un mot ! Une seule
différence : me voici seul désormais a décider comment je dois
vivre la Vérité.
Merci mon Abbé !
Ci-gît : " L'abbé Père "
Un livre à vivre
21 juillet 1982
4 mars 2007
303
Fin du fin
Henri, dit Grouès, 28 septembre 1931
Jean-Christophe, dit Ménétrier, 21 août 2013
A la suite de la parution de " L'abbé Père " et de son
sapement j'ai créé un site visible sur " Un " père ' net ! " :
http://jean-christophemenetrier.typepad.com/jeanchristophemenetrier/unefois-pour-toutes.html
Ma voix, mes chapitres, loin du chapitre !
Où je ne suis pas religieusement correct…
304
L'Hédonière
Ballan-Miré
305

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