LA PRISE DU POUVOIR PAR LE GENERAL KAKO Eduard Roth

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LA PRISE DU POUVOIR PAR LE GENERAL KAKO Eduard Roth
15 octobre 2013
LA PRISE DU POUVOIR
PAR LE GENERAL KAKO
(Fantaisie gauloise en 12 actes, d’après des textes de Sagan, Semprun,
Duras, Camus, Brasillach, Beauvoir, Sartre, Beckett, Nizan, Yourcenar,
Malraux, Pline le Jeune, Tacite, Pétrone, Thucydide, Laure Adler, Alice
Kaplan, La Motte le Vayer, Onfray, Arrabal et autres)
Tous les noms sont inventés. Toute ressemblance avec des faits ou
personnages ayant réellement existé est une simple coı̈ncidence.
Eduard Roth
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ACTE I: Safir azurin
Scene 1 - Lettre d’amour à Jean-Paul Sartre
Je vous dis ‘cher monsieur’ en pensant à l’interprétation enfantine de ce
mot dans le dictionnaire: ‘un homme quel qu’il soit’. Je ne vais pas vous
dire ‘cher Jean-Paul Sartre’, c’est trop journalistique, ni ‘cher maı̂tre’, vous
le détestez, ni ‘cher confrère’, c’est trop écrasant. Il y a des années que je
voulais vous écrire cette lettre, presque trente ans en fait, depuis que j’ai
commencé à vous lire et dix ou douze ans surtout, depuis que l’admiration
à force de ridicule est devenue assez rare pour que l’on se félicite presque du
ridicule. Peut-être moi-même ai-je assez vieilli ou assez rajeuni pour me moquer aujourd’hui de ce ridicule dont vous ne vous êtes, toujours superbement,
jamais soucié de vous-même. Vous avez écrit les livres les plus intelligents
et les plus honnêtes de votre génération. Vous avez même écrit le livre le
plus dépourvu de maux de la littérature: le mal. Point final. Le mal c’est
les autres, avez-vous dit, comme ces autres avant ou après vous ont parlé
de sa radicalité, de sa banalité, de sa capitalité. Dans le même temps, vous
vous êtes toujours jeté, tête baissée, au secours des faibles et des humiliés.
Vous avez cru en des gens, des causes, à fond, c’est-à-dire au risque de vous
tromper. Vous vous êtes trompé, souvent, mais on est pardonné quand on se
trompe pour une bonne cause. Combien d’autres ne se sont jamais trompés
en ne disant que des petites vérités sans intérêt. Ceux-là ne seront jamais
pardonnés. Vous avez reconnu vos erreurs. Vous avez refusé les lauriers et
les revenus matériels de votre gloire. On a voulu vous assassiner, comme les
grands, de Gandhi à Luther King, en passant par John et Robert Kennedy.
Vous êtes la voix des opprimés, des prolétaires et des peuples colonisés, des
victimes du génocide en Algérie et au Vietnam, des minorités marginalisées,
des Juifs comme des Palestiniens, des marginaux sociaux comme les femmes
ou les homosexuels. Lorsque la meute de chiens enragés qui vous attaque
sera partie dans les cloaques de l’histoire, votre nom restera comme un phare
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de liberté.
Scene 2 - Lettre d’amour au général Franco
Excellence,
Je vous écris cette lettre avec amour. Sans la plus légère ombre de haine
ou de rancœur, bien que vous soyiez l’homme qui m’a causé le plus de mal. Je
crains que cette modeste lettre soit trop fragile pour vous atteindre, qu’elle
n’arrive pas entre vos mains. Je crois que vous souffrez infiniment. Seul un
être qui ressent une telle souffrance peut imposer autant de douleur autour
de lui. La douleur règne non seulement sur votre vie d’homme politique et
de soldat, mais jusque sur vos distractions: vous peignez des naufrages, et
votre jeu favori est de tuer des lapins, des pigeons ou des thons. Dans votre
biographie tout est cadavre ! En Afrique, aux Asturies, pendant la Guerre
Civile et après... Vous êtes l’un des grands bouchers de l’histoire, à côté de
Hitler, Staline, Mussolini, Pétain, qui vous admirait tellement, et d’autres
grands assassins. Votre vie est couverte par la moisissure du deuil, par des
guirlandes noires, des rêves où jaillissent le sang et la mort. Vous avez fait
tuer deux des plus grands écrivains de la la littérature espagnole, Federico
Garcı́a Lorca et Miguel Hernández. Lorsque vous entendez le mot culture,
votre réflexe est le même que celui d’un ventripotent comme vous, dont je
préfère avoir oublié le nom, mais qui fut condammé déjà sur terre, avant d’être
condammé devant Dieu et devant l’Histoire, comme vous. Je souhaite que
vous vous transformiez, que vous changiez, que vous vous sauviez, oui. Que
vous soyiez heureux, enfin. Que vous renonciez au crime, à la répression,
à la haine. Il y a peut-être un lointain espoir que vous m’écoutiez. Quel
grand soulagement cela signifierait pour vous. Votre pénitencier de Burgos
est légendaire par les crimes atroces qui y sont commis. On remarque encore
le rafistolage des murs donnant sur la cour des acacias, d’où l’on tirait à
la mitrailleuse pour les exécutions en masse. Le nombre de martyrisés est
innombrable. Vos inquisiteurs imposent l’intolérance, la touture, le sang. La
prison de Carabanchel comme le bûcher de Séville, l’assassinat de Grimau
comme Torquemada, sont toujours d’actualité. Votre Espagne empeste, c’est
votre ‘viva la muerte’ qui souille tout. Quel horreur de penser que toutes les
nuits vous dormez près du bras imputrifié de Thérèse d’Avila. La censure espagnole a interdit toutes mes publications en Espagne. Elles sont maintenent
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publiées en Français. J’ai été expulsé de ma langue comme j’ai été expulsé
de mon pays, après avoir été condamné à la prison en 1967, devant l’émoi de
tous les dramaturges du monde, de Samuel Beckett à Arthur Miller. Le cofondateur de votre parti unique, la Phalange, dans le journal officiel du parti,
Arriba, a déclaré qu’il faudrait me châtrer car ainsi, incapable d’être père,
je ne pourrais pas donner vie à des enfants capables de renier leur patrie.
L’éditeur de mes œuvres en Français a dit qu’on ne pouvait rien pour retirer un monstre comme vous de la circulation, surtout après vos poignées de
main avec d’autres monstres aussi malfaisants que vous comme Eisenhower,
Nixon ou Charlot qui, pour le malheur de l’humanité, gouvernent le monde
ironiquement appelé ‘libre’, et auquel votre anticommunisme inébranlable
vous donnerait le droit d’y appartenir à ce qu’il paraı̂t.
Scene 3 - Eloge de Gorbatchev
Il est très rare que l’Histoire confère à l’un de ses grands acteurs, dès sa
première apparition, tout le pouvoir. Napoléon languissa en Egypte avant
de prendre le trône. De Gaulle piétina à Londres avant de sauter comme
un cabris. Hitler fit de la prison avant d’entrer en action (inutile de rappeler laquelle). Gorbatchev devint du jour au lendemain président du Soviet
Suprême, succédant les cadavres vivants des Brejnev, Andropov et autres.
On ne sait pas pourquoi il arriva, et on sait pas non plus pouquoi il partit. C’est comme votre ange gardien, qui arrive puis s’en va lorsque le péril
est passé. Il mit fin à un cauchemar de 70 ans, où certains noms des plus
sinistres de l’histoire s’étaient donné rendez-vous avec le pouvoir, et pas seulement Staline. Gorbatchev était un homme de goût, cultivé, bien habillé. Il
aurait pu être un autre Pierre le Grand ou une autre Catherine, c’est-à-dire
un Mijail le Grand, si on l’avait laissé faire. Mais on ne l’a pas laissé faire.
On l’a remplacé par un ivrogne, une canaille plus rassurante pour les leaders
occidentaux, eux-mêmes des canailles. Leurs noms: Reagan, Bush, Thatcher,
Landru, Jacques l’Eventreur, et j’en passe. Ah, s’il avait trouvé Roosevelt
ou Kennedy en face de lui ! Le monde aurait pour une fois changé dans la
bonne direction. Il mit un terme à la guerre en Afghanistan, aux conflits
de Pologne et de Hongrie, dans les Pays Baltes, alors que les occidentaux se
lançaient à leur tour dans leurs guerres criminelles en Irak, Afghanistan et
ailleurs.
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Scene 4 - Eloge de la vis latine
D’aucuns se plaisent à traiter des sujets éloignés de la vraisemblance. Un
certain Polycrate avait fait la louange de Clytemnèstre et osa même composer
una accusation contre Socrate. Cicéron dit qu’un certain Cadabérus, ancien
rhéteur, avait fait l’éloge de la mort. Gellius prise Phavoritus de s’être plu
en de semblables hypothèses quand il loua Thersite et une autre fois la fièvre
quarte, quelques uns lui attribuant encore l’apologie de l’injustice. Homère
décrit la guerre des rats et des grenouilles avec autant de soin que celle des
Dieux et des Hommes, et Virgile a donné un poème entier à son moucheron.
Entre les ouvrages d’Antisystème, fondateur de la famille cynique, Diogène
Laerce souligne la défense d’Oreste et Pic de la Mirandole celle de la Barbarie. Marc Antoine avait écrit, ou plutôt dégueulé selon Pline, celle de
l’ivrognerie. Lucien a fait de sa mouche un éléphant, Cardan a de nouveau
accusé Socrate, avant de défendre Néron. Passerien s’est exercé sur le vide,
un autre gentil auteur sur le Point, d’autres sur le trou du cul. Et l’esprit non
moins enjoué d’Erasme nous a décrit les mérites de la folie. Et qu’y a-t-il
de plus vil qu’une lentille ? Rodolphus Agricola a poutant cautionné son
‘lenticulo’ avec un proverbe fort usité parmi les Grecs. Chacun sait comme
l’ignorance, la guerre, la laideur, l’exil, le mensonge, le cocuage, la prison, la
vérole, la peste et autres telles abominations ont été diversement louées, je
ne sais si à même dessein que les Romains dressaient des autels à la fièvre
ou à la mauvaise fortune, ou les Grecs bâtissaient des temples à l’impudence.
De plus, les moindres insectes, poux, puces, coléoptères et semblables vermines, ont trouvé leurs encomiastes. J’estime donc qu’on ne me saurait gré
de cette petite éloge de la vis latine, qui s’enfonce doucement par un mouvement tournant à l’arrière, sur une cavité bien huilée. En tout cas, je ne veux
croire qu’elle soit mal prise, car la vis latine n’est qu’une élection sementique.
Scene 5 - Eloge de la nature
C’est un sentiment que nous avons en commun Rousseau, Rimbaud, Landru, Proust, Mme de Sévigné, Hitler, Churchill, Néron et moi-même. Un
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sentiment qui passe avant tout par les sens, et qui est le plus pur, le plus
éthéré qui soit. Un sentiment qui débute dès l’enfance et qui dure jusqu’à
la mort en donnant le même plaisir. Un sentiment qui peut vous porter
à l’émerveillement, la mélancolie, le regret, comme à la crainte et, depuis
quelque temps, à l’indignation. Un sentiment qui ne vient que de l’extérieur,
sans être superficiel le moins de monde, un sentiment qui peut être ressenti
par des niais et ignoré par des gens intelligents et sensibles, un sentiment que
l’on peut partager avec quelqu’un et que parfois, une cinquantaine d’êtres
humains s’amassent dans des cars pour retrouver. Un sentiment qui, le siècle
dernier, a consolé des poètes et, ce siècle-ci, s’est trop souvent trouvé oublié
ou bafoué, voire rejeté. Un sentiment que les Latins et les Grecs chantaient
bien avant nous et qui, à travers les siècles, à toutes les époques, a laissé des
traces plus ou moins brillantes dans l’inspiration artistique. Un sentiment
qui peut être perverti par l’instinct de possession, mais qui lui échappera
toujours quelque part. Un sentiment que les humains, par leur présence,
gâcheront automatiquement: c’est le sentiment de la nature, qui n’est pas
universel: ‘Je déteste la guerre’, disait Céline avant Stalingrad, ‘car elle se
fait toujours à la campagne, et à moi la campagne elle m’emmerde’. A notre
époque, le sentiment de la nature, comme tant d’autres, est devenu un fanion, un parti politique: l’écologie. Mais notre bonne Terre ferait bien de se
méfier de ces soudains protecteurs. Ils risqueraient de l’empêcher de tourner
autour de cette dangereuse centrale nucléaire qu’est le soleil.
Scene 6 - Eloge des maisons louées
De tes charmes loués
Tu étais si fier
M’as tu regretté
Partant le premier ?
Tu m’as quitté
Par la porte arrière
Tu m’as bien traité
De belle manière
En chambre d’amour
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Et lit partagé
Tu es venu pour
Un désemparé
Tu regardais l’étagère
Sans grand émoi
Ta vue passagère
Se portait sur moi
On se verra plus
C’est la fois dernière
Tu m’es devenu
Une ombre éphémère
Un autre corps
Autre que le tien
Pour une pièce en or
Y viendra demain
Adieu maisons
Aux murs clos
Adieu cloisons
d’amours faux
Je n’ai pas oublié
Ton nom Jéroenne
Ton teint basané
Ni ton haleine
De bail en bail
Quartier en quartier
Tu fuis où j’aille
Pour te retrouver
Je te suis partout
Aie de moi pitié
Tu seras mon ange
Gardien à jamais
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Je te suis partout
En maisons louées
Assis a t’attendre
Sur le palier.
Scene 7 - Lettre d’adieu
Puisque nous ne nous aimons plus, puisque tu ne m’aimes plus en tout cas,
je dois prendre des dispositions pour les funérailles de notre amour. Après
cette longue nuit chuchotante, étincelante et sombre que fut notre amour,
arrive enfin le jour de ta liberté. C’est alors moi, restant seule propriétaire
de cet amour sans raison, sans but, et sans conséquence, comme tout amour
digne de ce nom, moi propriétaire cupide, hélas, qui avait placé cet amour
en viager – le croyant éternel puisque te croyant amoureux –, c’est alors que
je décide, n’étant saine ni de corps ni d’esprit, et fière de ne pas l’être, je te
lègue: le café où nous nous sommes rencontrés, au coin de la rue d’Assas et
de Rennes, où nous nous sommes vus, évalués et plu. Tu m’as dit: je vous
connais sans vous connaı̂tre, pouquoi riez-vous ? Et je te répondis que je riais de cette phrase idiote. Après, tu me regardais l’air penché et mystérieux,
croyais-tu. Que vous êtes bêtes, vous les hommes, et attendrissants à la fois
! Une femme vous plaı̂t et vous jouez aux détectives. Que cache-t-elle ?
Alors qu’elle ne rêve que de se montrer à vous. Tu pris ma main et je pris la
tienne. Je ne sais pas la suite. L’amour c’est tellement ordinaire. Je passe
la nuit. Passons, il faut passer. J’ai tant de choses à te léguer. La prenière
maison, ce n’était rien. Nous n’habitions nulle part, nous habitions la nuit.
A force d’amour, de cris et d’insomnies, nous devenions phosphorescents de
corps, exsangues. Je devenais femme vestale. Des cigarettes abandonnées
brûlaient doucement, comme moi, dans la nuit, sans s’éteindre. Tiens, je te
lègue ça: un de ces mégots écrasés. Je te cherche des traces et je te trouve
des symboles. Je t’aime encore, mais cela je ne te le lègue pas. Je ne veux
pas te revoir.
Fin de l’acte I
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ACTE II: Grand d’Espagne
Scene 1 - Torture et couture
J’ai été torturé par la Gestapo. La baignoire est un cauchemar que je n’ai
pas pu décrire dans mes romans. On ne l’oublie jamais, on ne se récupère
jamais, et on ne peut plus se baigner dans une piscine sans qu’une terrible
sensation d’angoisse à vous couper le souffle ne s’empare de vous. J’ai eu la
chance d’être soumis préalablement à de terribles râclées à coups de cravache
et de matraque. Pas d’interrogatoire, seulement pour me préparer à la suite.
C’était mérité, j’avais été pris l’arme à la main, je devais m’y attendre. Je
leur ai raconté des tas d’histoires, cela leur était indifférent. En tout cas,
lorsque l’épreuve de la baignoire arriva, ils étaient déjà satisfaits, ils avaient
fait leur bouleau, et la baignoire était une pure routine sans but défini. C’est
comme un médecin qui vous ausculte le poumon quand vous lui dites que
vous avez mal au pied. C’est le manuel du bon tortionnaire qui dit qu’il faut
rafraı̂chir les corps ébouillantés, brûlés, rougis par les lascérations des fouets,
réveiller les muscles des membres atrophiés par des suspensions acrobatiques
du plafond, avec des cordes ou des menottes, en tension ou cambrés, comme
dans les sessions de BDSM que nous pratiquons pour notre plaisir dans les
locaux spécialisés, avec des chevalets qui imitent le mobilier des prisons de
Singapour ou des planches à tourniquet qui sont des copies certifiées, d’après
dessins de l’époque, des ustensiles de l’Inquisition. La gégène fut une invention française qui s’implanta après, pendant la guerre d’Algérie. Il y a aussi
des modes dans la torture. Aujourd’hui c’est Guantanamo qui pose la norme,
comme Calvin-Klein impose la mode des sous-vêtements. New York a aussi
remplacé Paris dans ce domaine. Dans les sessions de BDSM, nous pourrons
bientôt jouir d’un interrogatoire poussé mené par un marine à l’uniforme de
camouflage, et de cages pour fauves où on vous enferme en uniforme orange.
Je me suis longtemps demandé pourquoi cette couleur. C’est parce que c’est
la couleur du phallus erectus, que Villon appelait ‘orpiment rocher’. Il faut
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bien que le prisonnier avoue, c’est-à-dire vide son contenu par la bouche. On
remplace la ‘flagellatio’ de routine par la ‘fellatio’. Quelle trouvaille ! La
Gestapo me faisait plonger d’abord nu puis en caleçon blanc. Ils devaient
me trouver plus sexy comme ça, un détail qui n’a pas échappé à quelques
brillants cinéastes modernes ni, bien sûr, aux créateurs de Calvin-Klein, dans
cette synergie haute-couture haute-torture dont je viens de parler.
Scene 2 - Ma période staliniste
J’étais membre de PCE et du PCF. J’appartenais à la même cellule que
Marguerite Duras et Robert Antelme, et on m’a accusé d’avoir écrit le rapport qui déclencha leur expulsion du parti. Cela n’a aucun fondement. J’étais
l’ami de Duras et de son entourage, tous expulsés. Ils ont protesté et j’ai dû
intervenir malgré moi dans cette dispute. Ils m’ont accusé d’avoir été présent
au cours de la session de leur expulsion et d’avoir même soutenu leur accusation. C’est méconnaı̂tre le code conduite du bon staliniste: s’il accuse, il
doit parler, or Antelme lui-même reconnaı̂t que je n’ai rien dit au cours de
cette session. D’ailleurs, lassé par ces intrigues de salon, j’ai immédiatement
quitté le PCF pour faire du vrai communisme au PCE, avec tout ce que cela
impliquait à l’époque: résitance, clandestinité, risque d’être capturé, torturé,
voire exécuté. En premier lieu, j’ai changé de nom, je m’appelle maintenent
Federico Sánchez. Je rentre au Comité Central du Parti, et on se réunit à
Moscou en 1959. Je trouve Carrillo dans les pissoires, crachant sur cette folle
de Pasionaria. La grève générale contre Franco a échoué lamentablement,
mais il faut parler de succès. Dolorès démissionne et un Carrillo nerveux
et paranoı̈ac s’empare du parti. Je rencontre Carrillo et Lister dans les pissoires. C’est toujours dans les pissoires que se rencontrent faloir et savoir.
Carrillo affolé: ‘mais t’as rien compris, c’est une manœuvre de la sorcière avec
les Sovietos’. Mais, renfoncé par ce soulagement dans les latrines, Carrillo
s’engagea dans la purge qui le rendit maı̂tre absolu de l’organisation et fit
croire au mouvement clandestin de l’intérieur que des sous-marins soviétiques
s’apprêtaient à transporter l’armement nécessaire pour soutenir une guérilla
urbaine. C’était de la blague, mais Carrillo avait une peur bleue du camarade
Souslov qui lui faisait la leçon: ‘un parti marxiste-léniniste comme il se doit
ne peut pas renoncer à la lutte armée’. Mon dernier voyage clandestin en Espagne eut lieu en 1962. Ce voyage coı̈ncida avec la délation et arrestation de
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Julien Grimau, le numéro 2 du parti. Il fut torturé en utilisant les nouvelles
techniques mises au point par les brutes de la brigade politico-sociale, une
organisation qui préconisait le crime bien organisé. Après une session de matracage plutôt banale, le torturé, chancelant, pieds et poings liés, s’élançait
à travers une fenêtre pour fuir ses tortionnaires. Inutile de dire que cette
fenêtre se trouvait au cinquième étage de la prison. De façon surprenante,
certains détenus arrivaient à survivre et ils fallait alors recourir aux moyens
plus taditionnels, le garrot ou le tir au poteau. Ce fut le cas de Grimau,
qui causa grand émoi en Europe et dans le monde. Franco ignora même
l’appel du pape Paul VI, que la chanteuse chilienne Violeta Parra immortalisa dans une célèbre chanson. Les étudiants rebelles continuèrent à tomber
du cinquième étage jusqu’à la mort du monstre, mais leurs morts anonymes
ne suscitèrent plus autant d’émoi sauf dans quelques rares occasions. Par
exemple lorsqu’un jeune et beau garçon se fracassa sur les pavés de la cour
d’un commissariat de police. Son mentor était un jésuite qui allait devenir
plus tard Duc d’Albe. Il osa dire qu’on avait assassiné son ami.
Scene 3 - Appel du Saint Père à Rome
Ils nous parlent bien de liberté,
Mais nous en privent en réalité.
Ils demandent bien tranquillité
Sous le poids de l’autorité.
Que dit le Saint Père à Rome
Quand il voit égorger un homme ?
Ils nous parlent bien du Paradis
Mais leurs balles pleuvent comme de la pluie.
Voyez leur enthousisme, sachant
Qu’ils ne condamnent qu’un innocent.
Que dit le Saint Père à Rome
Quand il voit égorger un homme ?
Le bourreau qui mort a signé
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Déjeune en toute tranquillité
Car il s’en moque éperdument
Du cinquième commandement.
Que dit le Saint Père à Rome
Quand il voit égorger un homme ?
Plus l’injustice s’est avérée,
Plus grande est ma force pour la chanter,
Orner de fleurs, arroser d’eau
Le tombeau de Julien Grimau.
Que dit le Saint Père à Rome
Quand il voit égorger un homme ?
Scene 4 - De militant clandestin à écrivain débutant
J’avais déjà rompu intellectuellement avec le parti, mais mon expulsion
n’arriva qu’en 1965. Je décidai alors de devenir écrivain et redigeai ‘Le long
voyage’, que Sartre accepta de publier dans sa revue ‘Les Temps Modernes’.
Le PC finit par changer de cap. Finie la lutte armée, la guérilla urbaine,
la grève générale révolutionnaire et autres folies de grandeur. En fait, c’est
Staline lui-même qui trouva la bonne solution. Un génie, ce Staline, pour
le bien comme pour le mal. ‘Où sont les masses ouvrières ?’ demanda-t-il
à Carrillo. ‘Dans les Syndicats Verticaux’ répondit ce dernier. ‘Infiltrezles’ ordonna Staline. C’est de cette façon que se créa le syndicat clandestin
CCOO (Comisiones Obreras) qui demeure encore aujourd’hui le syndicat le
plus puissant du pays, alors que le PC lui-même est à l’agonie.
Les Américains injectèrent leur or capitaliste dans l’économie autarchique
du dernier bastion fachiste de l’Europe. Franco reçut un cours rapide d’Economie
de Marché de la main des technocrates de l’Opus Dei. L’économie espagnole
bondit spectaculairement au prix d’une corruption généralisée que l’arrivée
de la démocratie n’a pas su maı̂triser. Presque 40 ans après la mort de
ce ‘caudillo’ ou ‘generalisimo’, comme ce roi Ubu aimait à se faire appeler,
l’économie espagnole est en état de faillite. C’est comme la peste de Camus, elle ne guérit jamais tout à fait et risque de resurgir à tout moment.
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D’ailleurs je crois que Camus avait bien placé sa peste en Espagne, avant de
la délocaliser en Algérie, où il aurait pensé, à tort, qu’elle serait plus crédible.
Scene 5 - Le charme discret de la clandestinité
Je fus envoyé à Madrid avec mon collègue du Comité Central du Parti,
Simón Sánchez Montero. On utilisait le même appartement loué par les militants communistes de l’intérieur. Lorsque Montero se fit arrêter par la police,
je rentrai dans son appartement comme d’habitude, sans la moindre crainte
d’être dénoncé. Ma confiance en lui était totale. Il fut brutalement matraqué
par les ‘gris’, car c’est ainsi qu’on appelait dans le jargon des opposants les
membres de la police répressive. Lorsque la démocratie s’installa en Espagne
après la mort du dictateur, sa première mesure fut de changer la couleur
de l’uniforme des policiers, qui vira au bleu-Adjani. Les hommes politiques
connaissaient la valeur symbolique de cette gamme de tons plus que les historiens d’art. Lorsque Montero sortit de prison six ans plus tard, alors que mon
expulsion du parti s’était dejà matérialisée, il me demanda où j’avais dormi
le jour de sa détention. Je lui répondis que chez lui. Il poussa un soupir de
soulagement. Toute la souffrance qu’il avait endurée pendant de longs jours
d’interrogatoires et des années d’emprisonnement prenait finalement un sens.
Arrivé à ce point, je remarque que je n’ai pas encore parlé de corrida,
une faute que mes lecteurs français ne sauraient me pardonner. Cela va être
vite réparé. Domingo Gonzalez Mateos, dit ‘Dominguı́n’, contemporain du
grand ‘Manolete’, était le parrain d’une saga de toréros illustres, dont le trio
Luis Miguel, Domingo et Pepe, tous communistes, et frère aussi de Carmen,
mariée au célèbre Antonio Ordoñez. Le main à main entre Luis Miguel et
Ordoñez a été immortalisé par Hemingway dans son récit passionné ‘Arènes
de sang’. Luis Miguel se maria avec la très belle muse du cinéma italien Lucia Bosé. Leur fils Miguel ressemblait au Tadzio imaginé par Thomas Mann.
Un jour, Visconti se présenta pour lui proposer le rôle de Tadzio dans son
film ‘La mort à Venise’. La famille refusa. Quel gâchis ! Domingo, le frère
de Luis Miguel, participait régulièrement aux jeux de cirque du Caudillo, ses
célèbres chasses où on lui plaçait la bête ligotée devant lui pour qu’il puisse la
canarder sans possibilité d’erreur. Un jour Franco annonça à Domingo qu’il
savait par sa police secrète que l’un de ses frères était communiste. Domingo
lui répondit que les trois l’étaient, une provocation très dangereuse devant un
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tyran qui n’avait pas le moindre sens de l’humour. Mais aucune représaille
ne s’ensuivit, car cela aurait impliqué que Franco admette une faille dans ses
services secrets. Franco n’avait pas d’humour, mais il avait un certain sens
de l’honneur, pas celui de ceux qui se sacrifient pour leur patrie, mais celui
de ceux qui sont capables de sacrifier tous les autres pour leur idéal de patrie.
C’était Brutus plutôt que César, ou mieux, Caligula plutôt que Germanicus.
De la même façon que Caligula éleva au rang de consul son cheval, Franco
poussa con côté animalier au point de s’entourer de généraux dont les noms
évoquaient la race équine: Yegua (jument), Mula (mule), Puerco del Asno
(Porc de l’Ane) et La Vara (la cravache).
Scene 6 - Ma période antistaliniste
Le film ‘l’Aveu’ de 1970 dont j’écrivis le scénario pour Costa Gavras,
marque la rupture de ma génération avec le Stalinisme. Mes compagnons de
route dans cette aventure furent Claude Lanzmann, Yves Montand et Simone
Signoret, entre autres. On ne trouvera nulle part ailleurs une attaque aussi
passionnée contre la monstruosité des procès stalinistes. Le matériau du film
fut le procès Slansky qui eut lieu à Prague en 1952, raconté par l’un des rares
survivants, Arthur London. Parmi les liquidés il y avait des anciens déportés
par les Nazis, que j’avais connus à Buchenwald. Je savais que c’étaient des
héros de la résistance antinazie, et je n’avais jamais cru un seul mot à leur
étrange auto-inculpation. Mais à l’époque, il fallait avaler ce crapaud pour
lutter contre Franco, de même que les démocraties avaient avalé le leur pour
le soutenir. Le recracher dans ce film fut une libération.
De même, l’anné suivante 1971, je signai un appel à Castro pour libérer
le poète Padilla. Mes compagnons de route étaient cette fois les poètes Valente, Goytisolo et Gil de Biedma. Jaime Gil de Biedma (1929-90) fut le
plus brillant poète espagnol d’après-guerre, et fut tué par le SIDA, comme
Lorca en 1936 par la racaille fasciste. Son père était un grand négotiant
qui traffiquait avec du tabac vers les Philippines. Le fils reprit le négoce
dans les bordels de Manille. Sa mère, comme la mienne d’ailleurs, procédait
de la vieille aristocratie castillane, et elles se côtoyaient. Quand Jaime informa sa mère qu’il avait connu un Maura, elle pensa que j’étais le fils du
grand Duc, et non son petit-fils. Jaime, comme les autres grands poètes
de sa génération, était proche du PC. Son ascendance aristocratique n’avait
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jamais gêné le parti, pas plus que celle de la Duchesse de Medina-Sidonia,
dite ‘Duchesse Rouge’, ou celle du Marquis de Castellmeia, eux qui croyaient
affronter Franco comme jadis La Fayette ou Rochambeau avaient porté secours aux insurgés américains contre l’oppession coloniale anglaise. Le jour
où les communistes découvrirent les préférences sexuelles de Jaime, il fut
immédiatement exclu du parti, cette déviance sexuelle étant à leurs yeux
aussi dangereuse qu’une infiltration politique de type trotskiste ou maoı̈ste.
Scene 7 - Huit clos
Pendant la Guerre Civile, alors que j’avais 14 ans, mon père fut nommé
consul à La Haye. Mon père était un pur paradoxe: très catholique et très
républicain à la fois. Mon héritage génétique se limita au second chromosome. Por éviter l’assistance dominicale à la messe, je m’évadais dans les
salles du 8, rue Maurice pour apprendre l’anatomie et... la vue de Delft de
ce curieux Vermère dont je n’avais jamais entendu parler, moi qui vivais à
Madrid à côté du Musée du Prado, et qui étais imbu de vierges en douleur et
de moines pénitents, si chers à mon père. Mais qui était donc ce paysagiste
profane ? Ne savait-il pas qu’il n’y a pas de salut hors de la religion ? Mon
mentor me fit la leçon: la vérité c’est Proust, un autre inconnu pour moi.
Bergotte est pris d’une apoplégie en regardant la vue de Delft, où il ne se
passe rien. Devant les fusillades du 3 mai de Goya au Prado, il aurait pris une
balle en plein cœur. Proust lui-même avoue s’être évanoui, mais ne dit pas
de quoi. Peut-être en regardant un beau garçon qui aurait préféré s’attarder
devant un Ruysdael. Et je ne peux plus éviter de parler du petit pan de mûr
jaune, ce détail anodin qui est la raison pour laquelle personne n’a jamais
rien compris à ce tableau. Proust a le mérite d’avoir inoculé le premier le
virus de cette erreur monumentale. Seuls les grands écrivains sont capables
de telles supercheries. Proust n’est pas intéressant pour un Espagnol comme
moi, habitué aux salons aristocratiques dès ma plus tendre enfance. Il écrit
comme parlait ma grand-mère. Je n’ai pas retrouvé le temps en le lisant,
mais je ne l’ai pas perdu non plus. Il a bien laissé une empreinte durable sur
moi. Après l’avoir lu, la chronologie de mes récits a fait faillite.
Scene 8 - Le Grand Duc
16
Ma mère, Susana Maura y Gamazo, venait de l’une des familles les plus
nobles de l’Espagne. Même le roi, Alphonse XIII, demandait à son chauffeur de laisser la voix à la voiture de ma mère lorsqu’il la croisait dans un
passage étroit. La famille était d’origine catalane et selon les mauvaises
langues voire même juive car ‘Maura’ n’est qu’une abréviation de ‘Marrano’.
D’après l’hispaniste anglais Gerald Brenan, mon grand-père, Don Antonio
Maura, était le seul noble d’origine juive auquel le Roi s’adressait avec un
‘vous’ d’admiration. Antonio Maura i Muntaner, décédé en 1925, alors que je
n’avais que 2 ans, fut l’homme politique le plus important du règne d’Alfonse
XIII, et c’est pourquoi le Roi l’honnora du titre de Duc, le seul titre nobiliaire
qui garde encore quelque prestige, si l’on croit ce que Stendhal écrit dans le
‘Rouge et Noir’. Mais ce Duc était un caduque, un noir, un réactionnaire
chevronné, qui conduisit le pays à sa ruine morale et politique. Les massacres de la Commune de Paris sont un jeu d’enfants à côté de la répression
sanglante qu’il mena en Catalogne lors de la semaine dite ‘tragique’, puis il
conduisit le pays vers la dictature militaire de Primo de Rivera. Son fils,
mon oncle Miguel Maura, se chargea de liquider Primo de Rivera pour instaurer une République jaune-catholique qui vira dangereusement au rougesocialiste. Heureusement, Franco arriva pour sauver l’Espagne du communisme avec l’aide des Anglais, et la retourner à son noir naturel. Moi, son
petit-fils, je me suis chargé de liquiter Franco pour instaurer une monarchie
incolore, où le rose et le bleu pâle alternent comme il se doit. J’ai même été
ministre d’un gouvernement socialiste, lors d’une vague rose dans ce pays
dont j’ai oublié le nom.
Scene 9 - Don Quichotte contre Hitler
Par le pont des Français, par le pont des Français
Par le pont des Français
Mon amour, personne ne passe
Personne ne passe
Car les Madrilègnes
Mon amour, font un barrage
Font un barrage
Par la Casa de Campo, par la Casa de Campo
17
Par la Casa de Campo
Mon amour, les Maures attaquent
les Maures attaquent
Mais les Miliciens
Mon amour, tiennent la place
tiennent la place
Par le Jarama, par le Jarama
Par le Jarama
Mon amour, viennent les Légionnaires
Viennent les Légionnaires
Mais les Brigades
Mon amour, savent les défaire
Savent les défaire
Par Guadalajara, Par Guadalajara
Par Guadalajara
Mon amour, les Italiens passent
Les Italiens passent
Mais les Républicains
Mon amour, ils les écrasent
Ils les écrasent
Madrid résiste, Madrid résiste
Madrid résiste
Mon amour, les bombardiers
Les bombardiers
Les Madrilègnes meurent
Mon amour, sous les bombes d’Hitler
Sous les bombes d’Hitler
Fin de l’acte II
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ACTE III: Diamast rouge
Scene 1 - De Gaulle, mon amour
La bombe de 70 kilotonnes explosa près de Reggane, dans le désert du
Sahara, le 13 février 1960. De Gaulle proclama: ‘Depuis ce matin, la France
est plus forte et plus fière. Vive l’Algérie Française ! Vive le Québec libre !’.
La France avait été pionière dans l’exploration des réactions en chaı̂ne. Dès
le 26 janvier 1940, Frédéric Joliot avait été le premier à démontrer que des
neutrons modérés dans une cuve d’eau, provenant d’un échantillon d’uranium
naturel, sont capables de fissionner et produire davantage de neutrons, d’où
la réaction en chaı̂ne. Trois mois après, la France est sauvée par Pétain. Quatre ans après, la France est sauvée de Pétain par De Gaulle. Un an après, la
démocratie sauve la France de De Gaulle. Dans cette réaction en chaı̂ne de
sauvetages incontrôlés, De Gaulle revient en sauveur en 58, et il se sauve en
68, bien que son cadavre empestera la France jusqu’à la vague rose de 81. En
sauvant la France en 58, il fit sauter la bombe, après avoir viré Joliot du CEA
pour avoir signé en 1950 l’appel de Stockholm pour l’interdiction de l’arme
nucléaire. De Gaulle avait bien dit: ‘On n’emprisonne pas Voltaire’, mais
il n’a jamais dit: ‘On n’emprisonne pas Galilé’. Sa bombe fut conçue sous
la direction des généraux et des polytechniciens les plus incompétents qu’il
put trouver. Ils creusèrent un trou dans une montagne du Sahel et placèrent
l’engin, tandis que Débris, Pompon, Louve de Ville, Chimpan et Messmerde
prenaient des whiskies, protégés derrière la ligne Maginot de leur abri antiatomique. La bombe fit boum, mais les déchets radioactifs se faufilèrent
entre les craquelures du terrain, sans tenir compte des calculs des ingénieurs
du CEA. On sait depuis Maginot que les failles géologiques ne sont pas le
fort de France. La lave éruptive s’éleva vers le ciel et, poussée par des vents
contraires, retomba sur les grands ministres, généraux, et autres parasytes
qui ne comprenaient pas la beauté de l’événement. Ce jour-là, cette lave
volcanique était le visage de la France !
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Scene 2 - Manifeste des 121
Publié le 6 septembre 1960 par le magazine Vérité-Liberté
Les soussignés, considérant que chacun doit se prononcer sur les actes qu’il
est désormais impossible de présenter comme des faits divers de l’aventure
individuelle; considérant qu’eux mêmes, à leur place et selon leurs moyens,
ont le devoir d’intervenir, non pas pour donner des conseils aux hommes qui
ont à se décider personnellement face à des problèmes aussi graves, mais pour
demander à ceux qui les jugent de ne pas se laisser prendre à l’équivoque des
mots et des valeurs, déclarent:
– Nous respectons et jugeons justifié le refus de prendre les armes contre le
peuple algérien.
– Nous respectons et jugeons justifiée la conduite des Français qui estiment
leur devoir d’apporter aide et protection aux Algériens opprimés au nom du
peuple français.
– La cause du peuple algérien, qui contribue de façon décisive à ruiner le
système colonial, est la cause des hommes libres.
Signé: R.Antelme, M.Blanchot, D.Mascolo, M.Nadeau, M.Duras, S.de Beauvoir, J.P.Sartre, F.Sagan, C.Simon, C.Roy, A.Breton, F.Malraux, M.Butor,
A.Robbe-Grillet, N.Sarraute, P.Vidal-Naquet, L.Schwartz, T.Monod, A.Resnais,
F.Truffaut, S.Signoret, C.Sautet, L.Terzieff, P.Boulez, C.Lanzmann, J.Lindon,
J.B.Pontalis, J.L.Bory, J.F.Revel,...
Scene 3 - François M
Duras se prend pour un génie politique. Durant l’été 1980, elle donne
libre cours à son interprétation de l’actualité des événements de Gdansk,
qu’elle avait vécus dans un état de trouble et de convulsion. Elle voyait les
Soviétiques à Paris pour le lendemain: ‘ils constituent, bien encadrés une
base de commis plus efficace que celle de l’ENA’ (comme elle avait raison
!). Rappelez-vous l’Allemagne nazie. Elle délirait, mélangeait tout, l’Iran,
l’Afghanistan, l’Irak (où elle est la seule qui a vu venir les événements).
20
Puisqu’elle le pensait, c’était intelligent: ‘moi j’ai envie de tuer très souvent.
J’ouvre le journal, et j’ai envie de tuer tous les grands leaders du monde
libre: Nixon, Reagan, Bush, Franco, Videla, Pinochet, Thatcher, Mobutu,
Sharon, Begin, Salazar, De Gaulle, Berlusconi, Aznar.’ La différence entre
un nazi et moi c’est que moi, j’ai cette capacité de tuer. Hitler est partout,
potentiellement, le Shah d’Iran est partout aussi, comme Pinochet et toute
cette clique de meurtriers. A son retour du Canada, interrogée sur la campagne présidentielle, elle décrit Giscard comme un pantin, Marchais comme
un menteur, ses modèles étant Léon Blum et Pierre Mendès-France. J’aime
chez François Mittérrand son désespoir, son dégoût du pouvoir, son doute.
Un personnage de l’échec ? Il n’y a que cela qui m’intéresse. Seul l’échec
donne pleine satisfaction, avait dit Borgès. Voter pour lui ? Je ne sais pas.
Peut-être au deuxième tour. Mais... ne pas voter c’est comme lorsqu’en 1940
on a laissé Pétain et ses coupeurs de têtes s’installer en France. Oui, je vais
voter au premier et au deuxième tour !
Scene 4 - Le procès Barbie
Fin de l’acte III
21
ACTE IV: Les bagnes d’Alger
Scene 1 - L’heure espagnole
Dans une petite ville d’Algérie dont j’ai oublié le nom, naquit Albert Camus en 1913. Alger, c’est l’enfance, la terre du père, de la mère et de ses
grands-parents. Mais avant il y eut l’Espagne, une seconde patrie revendiquée
comme telle. Les grands parents paternels de Camus viennent en effect de
Minorque. Lorsqu’il effectue son premier voyage à l’étranger, juste avant de
prendre sa carte au PC, en 1935, il se rend aux Baléares. Si l’Algérie c’est la
lumière, l’Espagne c’est l’ombre, anvers et revers d’une même médaille existentielle. Camus refusera toujours de se rendre dans ce pays tant que Franco
fut a sa tête. Camus sera solidaire des causes républicaine, libertaire, anarchiste, antifranquiste. Lorsque le prix Nobel lui rapporte beaucoup d’argent,
il manifeste une grande et discrète générosité envers les réfugiés espagnols sur
le territoire français. L’Espagne c’est l’anarco-syndicalisme et la poésie de
Machado écrasés par le fascisme de Franco et ses admirateurs, de Eisenhower
à Charlot. Il veut se mettre à l’heure espagnole pour sa bravoure, le sens de
l’honneur, la droiture, la détermination, la loyauté, la grandeur d’âme, en un
mot: le donquichottisme. Mais comme nous allons voir, certaines idées de
Camus sur l’Espagne sont fausses. Il a vu des géants là où il n’y avait que
des moulins à vent.
Scene 2 - Les anarchistes espagnols
L’anarchisme issu de Bakounine se développa en Espagne à la fin du
XIXème siècle autant que le socialisme préconisé par Marx et Engels, chacun
possédant son syndicat, la CNT pour le premier et l’UGT pour le second,
dont le fondateur fut Pablo Iglesias, le Jaurès espagnol. Iglesias fonda aussi
un parti, le PSOE, l’équivalent de la SFIO en France. Naturellement les
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anarchistes ne fondèrent aucun parti, car leur idéologie le leur interdisait.
Ils fondèrent un syndicat du crime, la FAI (Fédération Anarchiste Ibérique),
dont les membres s’amusaient à placer des bombes pour faire sauter les grands
bourgeois catalans devant le théâtre de l’opéra de Barcelone, le Liceo. Arrivés
à ce point (et on n’a pas encore dit le pire), on peut se douter que l’anarchisme
est une aberration de l’esprit aussi dangereuse que la peste d’Oran. Comment cette menace a échappé à un auteur qui l’avait si bien décrite, et qui
probablement était un lecteur de Dostoı̈evski, je ne saurais le dire. En 1921,
comme en France, le socialisme se scinda en deux factions, l’ancien PSOE
dirigé par Besteiro, et le PC, très minoritaire en Espagne, et qui ne devint un
parti important que grâce au coup d’état de Franco. Lorsque la République
fut proclamée en 1931, ses pires ennemis, contrairement à ce qu’on pourrait
penser, n’étaient pas la droite oligarchique, l’Eglise caduque, l’armé pouchiste, ni les latifondistes déprédateurs, ces abérrations de l’âme et de l’esprit
qui, comme la malaria, sévissent dans le marais fétide espagnol. La cause
principale de la perte de la République fut l’irrationalité des anarchistes, dont
la stupidité les amena à identifier la bourgeoisie progressiste d’Azaña avec les
pestilences déjà citées. Leur stratégie obtuse consistait à soulever ouvriers et
paysans pour se payer cette République bourgeoise qu’ils étaient incapables
de comprendre. C’est ainsi qu’ils réussirent à faire tomber le gouvernement
Azaña en 1933, le seul gouvernent progressiste de l’histoire du XXème siècle
en Espagne jusqu’à la vague rose de 1982. Les événements furent les suivants:
l’Espagne est le seul pays du monde où l’anarchie ait eu un nombre aussi important d’adeptes, dominant les masses ouvrières en Catalogne et les masses
de paysans sans terre en Andalousie. En 1933, dans un petit village près de
Cadix appelé Casas Viejas, un ridicule soulèvement anarchiste fut férocement
réprimé par la police, qui brûla une maison avec une dizaine d’anarchistes
à l’intérieur. La droite saisit l’occasion pour accuser Azaña de ces crimes,
et une coalition de tout ce qui est réactionnaire en Espagne, c’est-à-dire
beaucoup de monde, réussit à submerger cette timide tentative de modernisation du pays, issue des philosophes français des lumières beaucoup plus
que de Marx et Engels. Ces élections, boycottées par les anarchistes, firent
coı̈ncider la prise du pouvoir de la droite en Espagne avec celle d’Hitler en
Allemagne. Les anarchistes n’eurent alors d’autre idée que de déclencher une
grève générale revolutionnaire. Ils trouvènt d’autres écervelés comme compagnons de route, les socialistes revolutionnaires de Caballero, surnommé
le ‘Lénine espagnol’. Sans même regarder la cartographie de l’Espagne, ils
crurent retrouver le Palais d’Hiver aux Asturies, où les mineurs s’emparèrent
23
de la ville d’Oviedo et la firent sauter à la dynamite. La droite appela Franco,
dont la légende comme boucher du Rif n’avait rien à envier à celle du Roi
de Congo. Inutile de dire que Franco ne fit qu’une bouchée de cette révolte
sans issue, avec des milliers de victimes selon son habitude. Désespérés par
cet échec, les anarchistes retrouvèrent enfin un peu de raison et décidèrent
de voter pour le front de gauche en 1936. Ce front, appelé aussi ‘Front Populaire’ comme en France, gagna les élections en février 1936. C’était une
coalition à majorité bourgeoise, avec un parti socialiste qui, contrairement à
ce qui se passa en France, refusa les responsabilités du pouvoir. Ce qui se
passa en Espagne par la suite, la Guerre Civile, est connu. Soulignons seulement que des ministres anarchistes entrèrent au gouvernement, du jamais vu,
et que cela se termaina plutôt mal par la ‘semaine sanglante’ de mai 1937 à
Barcelone. Orwell a décrit ces évènements mieux que je ne saurais le faire ici.
Ce fut la fin de l’anarchisme. Lorsque la démocratie s’instaura en Espagne
en 1977, après le cauchemar franquiste, il ne restait plus un seul anarchiste.
C’est l’une des raisons du succès de cette restauration démocratique.
Scene 3 - Camus-Quichotte
Camus aime le roman de Cervantès car il y a une figure susceptible de
servir de modèle dans nos temps nihilistes. On connaı̂t l’histoire. Rappelonslà rapidement: un héros mal à l’aise dans son siècle défend des valeurs
caduques: la bonté, la noblesse, le sens de la justice, le désintérêt, la délection
pour les causes perdues, la revendication du sens de l’honneur dans un monde
qui en a perdu le goût, l’idéal de l’amour,... Il part en guerre contre le monde
entier. Camus prononce une allocution pour commémorer le 350 anniversaire
de la première édition du livre, en 1955, dans l’amphithéâtre Richelieu de la
Sorbonne. Don Quichotte plaı̂t également à Camus parce que les prisonniers
de Franco peuvent s’en réclamer, mais pas le tyran: il est figure de résistance,
mais pas d’oppression. Mais il est dangereux de se croire un mythe: on se
croit Don Juan et on finit en enfer, on se croit Jeanne d’Arc et on se retrouve
au bûcher, on se croit Achille et on reçoit la flèche au talon, on se croit
Oedique, et on a les yeux arrachés. On se croit Don Quichotte, et on est un
aliéné.
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Scene 4 - La révolte des Asturies
La deuxième création théâtrale de Camus est un texte intitulé ‘La Révolte
des Asturies’, une apologie insensée de cette révolution de 1934, dont la signification échappe totalement à Camus. Camus met en scène le soulèvement
des mineurs à Oviedo avec beaucoup d’artifices: on annonce des résultats
électoraux par la radio, la gauche a perdu. Insurrections et révoltes. Incendies de palais, pillage des banques, razzias dans les manufactures d’armes.
On fusille la supérieure d’un couvent, les cadavres jonchent les rues. Proclamation de l’état de siège, puis de l’état de guerre, promulgation de la loi martiale. Un général cynique ordonne l’exécution des insurgés. Le soulèvement
est écrasé. La soldatesque s’empare des lieux. Rideau. La pièce est jouée
le 2 avril 1936 à Alger au profit de ‘l’enfance malheureuse européenne et indigène’. Trois mois plus tard, ce même général cynique appliquait les récipis
des Asturies à l’ensemble du pays, qui devient un grand cimetière sous la
lune. Camus n’en reparlera jamais. Il avait peut-être compris.
Scene 5 - Le combat antifranquiste
En 1940, Camus dénonce les camps de concentration dans lesquels on
parque les exilés qui fuient Franco vers la France. Il regrette que la France
du Front Populaire n’ait pas su soutenir l’Espagne contre l’emprise fasciste.
En 1944, Il rend avec lucidité les Alliés coupables du maintien du fascisme,
battu partout ailleurs en Europe, en Espagne et au Portugal. On lui rit au
nez quand il propose de reconnaı̂tre le gouvernement républicain en exil du
très modéré Martinez Barrio, alors que la chasse aux sorcières se prépare un
peu partout dans les pays vainqueurs du nazisme. Quand l’UNESCO, dans
un comble de cynisme, accueille à bras ouvert le Boucher du Rif, Camus
rompit ses liens avec cette organisation. Il trouvait insoutanable d’appendre
tous les jours que des gens sont garrottés ou fusillés, et que les procès politiques d’épuration vont bon train, sous l’œuil indifférent des nouveaux alliés
du général africaniste. Le 18 novembre 1955, Camus signale que Franco soutient le FLN. Il est devenu un aliéné. En fait, Franco prend le thé avec les
futurs généraux pouchistes d’Alger, en leur donnant des leçons sur la manière
d’organiser un coup d’état. Heureusement pour la France, Franco ne connaissait rien aux opérations aéroportées. Il s’était arrêté à l’usage du gaz
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sarin contre les indigènes, comme en 14.
Scene 6 - La justice et la mère
‘Entre la justice et ma mère, je choisis ma mère’. Oui, c’est bien ce que
Camus a dit, sous le ricanement narquois de ses détracteurs. Ses défenseurs
ont essayé de contextualiser: l’Algérie, le terrorisme, la phrase en dehors
de son contexte, sa patrie,... mais rien n’y fait. Pourtant, on se demande
bien pourquoi tant de bruit. Moi aussi j’aurais choisi ma mère. Tout le
monde choisirait sa mère. Il n’y a qu’un monstre comme Néron qui aurait
agi autrement. Mais il ne faut pas le dire à voix haute. C’est une de ces
vérités qui, comme certains vices, sont tolérés à condition de les tenir en
secret. Naturellement, Camus fut accusé d’européen (comme si c’était une
insulte), de blanc, de colon, de pied-noir, d’exploiteur... par Beuve-Méry,
Sartre, Beauvoir... et ses défenseurs répondirent en insultant à leur tour ces
derniers: Beuve-Méry collabo, Sartre sorti du Stalag grâce à Drieu, Beauvoir
incestueuse,... Mais, de la même façon que les insultes contre Camus n’ont en
rien ébranlé son prestige, qui se fonde exclusivement sur un corpus littéraire
des plus solides, les insultes contre Beuve-Méry, Sartre et Beauvoir n’ont on
rien entamé les leurs. Ces contre-insultes ont simplement confirmé que, placé
dans une situation limite, tout homme sensé choisit sa mère.
Scene 7 - Le mythe de Don Juan
Les mythes de Jean (Don Juan) et Jeanne (Jeanne d’Arc) ont fasciné
presque tous les grands artistes modernes. Pour ne citer que quelques noms:
Tirso, Molière, Byron, Zorrilla, Rimbaud, Mozart, Camus pour le premier, et
Anatole France, Anouilh, Dreyer, Rossellini pour la seconde. Curieusement,
l’origine de ces mythes est plutôt médiocre: qui connaı̂t le Burlador de Séville
de Tirso même en Espagne ? Qui connaı̂t le procès en réhabilitation de Calixte III, même en France ? D’où vient donc la fascination qu’ils inspirent
? Sans essayer de répondre à cette question trop difficile, notons qu’ils font
partie d’une mythologie de la culture occidentale, où l’on retrouve le Cid,
Don Quichotte, Tartuffe, Faust-Méphisto, et Roméo-Juliette entre autres.
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Ce qui caractérise ces personnages qui dépassent rapidement les frontières
nationales aussi bien que les barrières lingüistiques, c’est qu’ils sont pure
légende. Leur biographie est impossible. Ceux qui s’y sont essayés sont vite
tombé dans l’absurde. Ces personnages sont l’équivalent des Hercule, Jason,
Achille, Ulysse, Oedipe, et autres héros de la mythologie grecque. Lorsqu’on
remonte aux origines de ces derniers, on s’aperçoit qu’ils ont été conçus par
des dieux autant que par des mortels. Les Grecs n’ont eu, en aucun moment,
l’intention de nous cacher leurs origines divines. Pourquoi ces mythes de la
culture occidentale n’auraient pas quelque chose de divin en eux ? Personne
ne se soucie du fait qu’Achille aime Patrocle. N’a-t-il pas le droit puisque
Zeus lui-même possède son Ganymède ? Lorsqu’on découvrit que Miguel
de Mañara, le personnage historique qui inspira le Don Juan de Tirso, était
homosexuel, personne ne s’y intéressa. Les mythes sont inébranlables par
définition. Ils naissent, mais ils ne meurent pas. Comme les Dieux.
Scene 8 - Chacun porte la peste dans sa tête
La peste est un mythe qui a frappé les esprits au même titre que Don
Juan ou Don Quichotte. Camus la plaça de façon invraisemblable à Oran, en
plein XXème siècle, pour les mêmes raisons que Cervantès avait placé sont
chevalier errant en plein XVIIème. C’est l’absurdité de la trame qui donne sa
crédibilité au récit. C’est la définition même du mythe. Si Don Juan n’avait
séduit que 23 jeunes filles, personne n’aurait cru. Mais avec 1003, cela devient indiscutable donc digne d’être retenu. C’est la définition même de la
création artistique. L’hyperbole de l’anodin devient parabole. Thucydide
avait déjà placé une peste absurde à Athènes, au Vème siècle avant notre
ère, qui est impossible pour au moins deux raisons:
1) Les symptômes décrits ne correspondent à aucune maladie épidémique
connue, mais plutôt à ceux de la migraine, la mort en plus. Le trouble monte
donc à l’esprit.
2) Après une telle épidémie, la cité de l’Attique aurait mis de longues années
à se récupérer. Rappelons que les épidémies du XIVème siècle en Italie,
évoquées par Pétrarque, anéantirent quasi définitivement une ville comme
Sienne, le plus important foyer artistique et culturel de l’Italie à l’époque.
Pourquoi alors cette supercherie du grand conteur grec, qui invente tous ses
grands discours lorsque l’original fait défaut ? Car personne n’aurait cru à
27
l’invraisemblable et insensée expédition en Sicile autrement. Cette équipée
grandiose qui parodie Homère est le résultat d’un trouble de l’esprit, mais on
avait bien besoin d’une raison absurde pour aboutir à une logique rationnelle
dans le récit. Les faits décrits par Thucydide sont aussi réels que ses discours
imaginés.
Scene 9 - Le suicide
Anne-Marie Schwarzenbach avait dit qu’une mort solitaire n’est que le
reflet d’une vie solitaire. De même, une mort absurde ne peut être que
l’aboutissement d’une logique de l’absurde. Le 4 janvier 1960, à l’âge de 46
ans, la voiture de Camus s’écrasa sur une ligne droite contre un arbre mal
placé, en violation de toutes les lois de la cinématique, de Galilée à Newton,
et de toutes les lois mathématiques sur les probabilités, de Pascal à Gauss.
A son âge, Marc-Aurèle, Hobbes, Montaigne, Leibniz, Kant, Rousseau, Montesquieu ou Marx, n’avaient encore rien écrit de particulièrement intéressant.
Son chef d’œuvre était fait ou était-il à venir ? On ne le saura jamais.
Qu’aurait-il écrit sur l’Algérie indépendante, mai 68, Charlot et Lady Macbeth enfin en enfer, tout comme Mao et Staline ? On ne peut que rêver.
La seule chose sure est la suivante: ce ne fut pas un accident. Il donna un
coup au volant que tenait son éditeur Michel Gallimard, après lui avoir fait
croire que sa Ferrari se trouvait à Monza, avec le talent qui est reconnu à un
conteur de sa taille. C’est la seule explication absurde qui donne une logique
à sa mort. Ce-faisant, il donnait finalement un sens à sa vie. Le seul vrai
problème philosophique était enfin résolu.
Scene 10 - Métaphores
Le terrorisme aveugle peut frapper un jour ma mère ou ma famille. Je
crois à la justice, mais je défendrai ma mère avant la justice.
L’absurde naı̂t de la confrontation entre l’humain et le déraisonnable.
Je ne peux comprendre qu’en termes humains.
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Je ne sais pas si ce monde a un sens, en tout cas ce sens me dépasse.
Pour un esprit absurde, la raison est vaine.
Il n’y a rien au-delà de la raison.
Croire que la vie puisse se diriger est démenti par l’absurdité de la mort.
Le suicide résout l’absurde. C’est le seul problème philosophique sérieux.
L’une des seules positions philosophiques cohérentes c’est la révolte.
Tout l’être s’emploie à ne rien achever.
Il faut imaginer Sisyphe heureux.
La solidarité des hommes se fonde sur le mouvement de révolte.
La seule valeur qui puisse sauver l’homme du nihilisme c’est la complicité
des hommes aux prises avec leur destin.
La fin justifie les moyens ? Mais qui justifie la fin ?
Fin de l’acte IV
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ACTE V: L’abolition
Scene 1 - Tu ne tueras point
Genèse, chapitre 4
Yahvé dit à Caı̈n: où est ton frère Abel ? Il répondit: je ne sais pas.
Suis-je donc le gardien de mon frère ? Maintenent soit maudit et chassé du
sol fertile qui a ouvert la bouche pour recevoir de ta main le sang de ton frère.
Si tu cultives le sol, il te donnera son produit: tu seras un errant parcourant
la terre. Alors Caı̈n dit à Yahvé: ma peine est trop lourde à porter. Vois !
Tu bannis aujourd’hui du sol fertile, je devrai me cacher loin de ta face et
je serai un errant parcourant la terre, mais le premier qui vienne me tuera !
Yahvé lui répondit: si quelqu’un tue Caı̈n, on le vengera sept fois, et Yahvé
mit un signe sur Caı̈n, afin que le premier venu ne le frappât point. Caı̈n
se retira de la présence de Yahvé et séjourna au pays de Nod à l’est de l’Eden.
Scene 2 - Pétition
(Rédigée par Claude Mauriac, secrétaire de de Gaulle)
Les intellectuels sous-signés, appartenant tous à des titres divers à la
résistance française .... il aimait comme il fallait aimer ce que notre civilisation et notre culture a donné de meilleur ... l’homme capable de l’intelligence
et de la sensibilité que la part non politique de son œuvre révèle ne pouvait
être véritablement un traı̂tre ... il est terrible de faire tomber une tête pensante, même si elle pense mal. Car qui connaı̂t l’avenir d’un poète ... les
mauvaises causes n’ont pas besoin de martyrs ... les sous-signés rappellent
que le lieutenant Brasillach, père de Robert, est mort pour la patrie le 13
30
novembre 1914, demandent respectueusement la grâce pour Robert Brasillach, condamné à mort le 19 janvier 1945.
Signé: J.Anouilh, F.Mauriac, M.Aymé, C.Roy, H.Bordeaux, M.de Vlaminck,
A.Honnegger, J.Cocteau, A.Camus, P.Claudel, Colette, P.Valéry, J.Paulhan,
G.Cohen, J.J. Bernard, M.Bouteron, J.L. Barrault, G.Duhamel, T.Maulnier,
J.Effel, ....
Scene 3 - Exécution
Le dossier Brasillach fut constitué les jours suivant son procès. Il contenait
les documents de la cour de justice de la Seine, du ministère de la Justice, du
Bureau des Affaires Criminelles, des lettres envoyées à de Gaulle par diverses
personnalités. Il ne s’écoula que 18 jours entre le jugement et l’exécution de
Brasillach, le 6 février 1945.
Fresnes, le 28 janvier 1945,
Mon Général,
J’ai été condamné à mort le 19 janvier après m’être constitué prisonnier au
mois de septembre dernier quand j’ai appris l’arrestation de ma mère. Il y a
trente ans, ma mère apprenait la mort de mon père, tombé au combat le 13
novembre 1914, c’est pour elle que je fais cette demande de grâce.
Robert Brasillach
Dernier poème d’un condamné
Je n’ai pas eu de bijoux
Ni bagues, ni chaı̂ne aux poignets
Ce sont des choses mal vues chez nous
Mais on m’a mis la chaı̂ne aux pieds
On dit que ce n’est pas viril
Les bijoux sont faits pour les filles
Aujourd’hui comment se fait-il
Qu’on m’ait mis la chaı̂ne aux chevilles
31
Scene 4 - Réactions
Dans ses Mémoires, de Gaulle écrivit: ‘S’ils n’avaient pas servi directement et passionnément l’ennemi, je commuais leur peine, par principe. Dans
un cas contraire – le seul – je ne me sentis pas le droit de grâcier. Car dans
les lettres, comme en tout, le talent est un titre de responsabilité.’ Que veut
dire cette réflexion grandiloquente ? Il ne peut pas pardonner à un écrivain
de talent de passer à l’ennemi. Mais si c’est un soldat, un maréchal par exemple, aucun problème de conscience. De Gaulle a amnistié tous les crimes
commis en Algérie par ses généraux. Personne, absolument personne n’a
jamais répondu de ces crimes, car le talent criminel n’est pas un titre de responsabilité. Le cynisme de cet homme est à la hauteur de sa mégalomanie.
J.Paulhan, résistant et qui avait signé la pétition de grâce, écrivit quelque
chose de plus intelligent sur l’affaire Brasillach: ‘Le fait que l’esprit aussi
talentueux que frivole de Brasillach ait pu se conduire de façon à être un jour
justement digne de la mort, cela en dit long sur une incohérence profonde de
nos mœurs.’
Scene 5 - Homosexualité et nazisme
On ne connaı̂t aucune aventure amoureuse de Brasillach. Claude Roy a
parlé de lui comme aimant les livres de près et les femmes de loin.’ Il eut
quand même une liaison avec son ami Maurice Bardèche, mariée à sa sœur
Suzanne, en constituant un ménage à trois à une époque où le ménage à
deux, du même sexe, était mal vu. L’hypocrisie des mœurs a empêché les biographes de Brasillach de reconnaı̂tre son homosexualité, qu’ils n’avouent
qu’à demi-mots. Poutant, les écrits de l’écrivain sur Virgile ne laissent
aucun doute, ainsi que les propos de ses amis d’extrême droite, Céline et
Drieu. Cet étouffement a empêché d’analyser les causes de son adhésion au
nazisme. On sait depuis longtemps qu’il y a un lien étroit entre un certain
type d’homosexualité et nazisme. Le numéro 2 de Hitler, Roehm, assassiné
après la ‘nuit des longs couteaux’, était un homosexuel notoire. Visconti
transposa ces événements au cinéma. Le caractère homoérotique des scènes
de bordel, avec les jeunes éphèbes nus des SA, est évident. Visconti, qui
ne peut être suspect d’aucune dérive politique vers la violence, n’est pas le
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seul à être fasciné par ce mélange explosif de sexe sado-masochiste et uniforme noir. Jean Louis Bory a souligné l’existence d’un milieu homosexuel
collabo dans le Paris occupé et se posait la question de l’attirance de ce milieu pour l’esthétique nazie: mythe de la virilité, goût de la botte, du cuir,
du métal, et les fameuses messes de Nuremberg, si bien rendues au cinèma
par une autre esthéticienne de talent, Lenni Riefensthal. En absence d’une
meilleure explication, on peut avancer que Brasillach a cru trouver l’issue à
sa sexualité réprimée par une société bourgeoise hypocrite dans la force qui
pouvait détruire cette même société, le nazisme. Il ne rendit pas compte que,
ce-faisant, il se détruisait aussi lui-même.
Scene 6 - La conférence de Weimar
En octobre 1941, six mois après sa libération du camp de prisonniers,
Brasillach se rendit à une conférence d’écrivains à Weimar, pour rencontrer Goebbels. Dans cette expédition ‘culturelle’ on trouve aussi Chardonne,
Jouhandeau, Drieu la Rochelle, Bonnard et Fernandez. Céline n’etait pas
de ce bord, mais il cherchait le même port. La présence de Brasillach était
sans doute due à la présence de son amant, le charmant directeur adjoint
de l’Institut Allemand à Paris, Karl-Heinz Bremer. Lorsque Karl-Heinz fut
tué sur le front russe par la suite, Brasillach lui consacra une nécrologie
bouleversante dans ‘Je suis partout’, confondant leur amour et le pacte
franco-germanique de Pétain-Hitler: ‘Cher Karl-Heinz, nous avions fait des
projets ensemble. Nous voulions nous promener, camper, chercher des villes
fraternelles de nos deux pays.’ Brasillach retourna sa rage contre les ennemis de son pays dont il fit la classification par ordre de danger décroissant:
les communistes, les socialistes, les juifs, les catholiques, les protestants, les
franc-maçons, et le monde la la finance. C’est à peu près le même classement
que celui du Général de Gaulle, si on exclut les dangers religieux. Il est bien
connu que les grands criminels sont souvent aussi des gens très religieux.
C’est le cas de Franco, Pinochet et de certains présidents des Etats-Unis
comme de l’Iran. Brasillach poussa sa passion jusqu’au point de se rendre
sur le front russe en 1943, avec visite des Fosses de Katyn, où Staline avait
fait assassiner 21857 officiers polonais en 1940. Les leaders du monde libre
ont fait la même chose 50 ans après, sans l’ambassadeur allemand à leur côté,
il est vrai.
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Scene 7 - Je suis partout
Pendant l’occupation, Brasillach fut le rédacteur en chef du journal ‘Je
suis partout’ dont la ligne était résolument pro-nazie, mais pas aussi fanatique que ses collègues, il était même parfois méprisant pour Vichy. Brasillach collabora sans retenue aux efforts de prapagande des nazis. Ses écrits
dénonciateurs, par les informations qu’ils divulgaient, donnèrent lieu à de
nombreuses arrestations. Lors de son procès, son avocat essaya d’en faire
un partisan du gouvernement de Vichy et de Pétain, plutôt qu’un nazi. Le
paradoxe était que le commissaire du gouvernement et le président du tribunal qui le jugeait, avaient eux-mêmes travaillé pour Vichy. L’avocat dressa
un portrait d’un Brasillach poète plutôt que propagandiste et cette ligne de
défense fut celle de tous ceux qui ont tenté de réhabiliter Brasillach, après
son exécution. Vers 1990, c’est l’extrême droite qui prend le relai. Nous
soutenons que son exécution fut injuste et inutile, et nous voulons croire
qu’il se serait modéré avec le temps. On a vu des cas similaires. En Espagne, un certain nombre d’intellectuels qui avaient soutenu Franco en 1936,
sont revenus sur leurs positions lorsqu’ils ont vu l’évolution du régime. Le
parcours habituel est plutôt celui de personnalités médiocres qui, aillant embrassé initialement des idéologies d’extrême gauche, passent sans solution intermédiaire à la droite réactionnaire. C’est le cas des ‘nouveaux philosophes’.
Scene 8 - Normalien
Brasillach fut admis à l’ENS en 1928, comme Maurice Bardèche et Thierry
Maulnier, tous deux issus de Louis-le-Grand. L’ENS était et reste, un lieu de
formation d’élite pour les meilleurs étudiants français en littérature, philosophie et sciences. L’ENS de la fin des années 20 produisit des personnalités
comme Jean-Paul Sartre, Maurice Merleau-Ponty, Paul Nizan, Raymond
Aron, Simone de Beauvoir et Simone Weil. Samuel Beckett y travailla comme
lecteur d’Anglais en 1928, l’année où Brasillach fut admis. Comme d’autres
établissements du même genre réservés à l’élite, tels Harvard, Oxford ou
Cambridge, l’Ecole était réputée pour la liberté qui y régnait et la paresse
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de ses étudiants (Sartre dut redoubler pour mauvaises notes). Il était difficile d’y entrer, mais une fois admis, on pouvait faire ce qu’on voulait. Le
romancier Jules Romains, qui appartenait à la génération précédente, avait
fait de l’esprit qui régnait à l’Ecole la matière de son roman ‘Les copains’,
que Brasillach se vantait de connaı̂tre par cœur. Il dira plus tard, à propos
de Jules Romains que, pour ce dernier, le monde était une vaste école dans
les couloirs de laquelle on pouvait déambuler en éternel adolescent.
Scene 9 - La peine de mort en France
Lorsque s’acheva le long reigne de de Gaulle, en 1969, il parut emporter
avec lui une certaine vision de la France où la peine de mort était un pilier
essentiel. La mission d’un général est de tuer, et de Gaulle l’avait fait avec
zèle. La personnalité de Pompidou laissait entrevoir quelque espoir. Fils
d’instituteur, il était imbu de Victor Hugo, Jaurès, Clemenceau, tous abolitionistes. Issu de l’ENS, ancien membre des jeunesses socialistes, épris de
littérature et d’art moderne, il initia son mandat en graciant deux condamnés
à mort. A l’automne 1969, il n’y avait plus de condamnés à mort dans les
prisons françaises. Mais l’exécution de Buffet et Bontems montra que la
peine de mort était à l’ordre de jour. Pompidou s’était laissé encrapuler par
le pouvoir, juste avant de périr d’une maladie qu’on crut identifier à une
grippe mais qui en fait était plus grave: c’est la canaillerie qui le poussa en
l’au-delà. Pompidou fut remplacé par un autre philosophe cynique, Giscard
d’Estaing, issu de la plus haute noblesse, aussi bien que de la plus haute
bassesse d’esprit. Il plongea la France dans l’obscurité en dévorant de la
chair humaine avec Bokassa ou en se gavant des diamants de Mobutu. En
même temps, les têtes continuaient à tomber.
Scene 10 - L’abolition
Discours du garde des sceaux, M.Badinter, devant l’Assemblée Nationale le
17 septembre 1981
Monsieur le président, mesdames, messieurs les députés. J’ai l’honneur au
nom du Gouvernement de la République de demander à l’Assemblée Na35
tionale l’abolition de la peine de mort en France. En cet instant, dont chacun
d’entre vous mesure la portée qu’il revêt pour notre justice et pour nous, je
veux d’abord remercier le rapporteur, M.Raymond Forni. Une longue marche
s’achève aujourd’hui. Près de deux siècles se sont écoulés depuis que, dans la
première assemblée parlementaire de France, Le Pelletier de Saint-Fargeau
demandait l’abolition de la peine capitale. C’était en 1791. Je rappelle les
grands noms d’abolitionistes, de Hugo à Camus, en passant par Gambetta,
Clémenceau et Jaurès (...) A cet instant plus qu’à aucun autre, j’ai le sentiment d’assumer mon ministère, au sens ancien, au sens du service. Demain
vous voterez l’abolition de la peine de mort. Législateurs français, de tout
mon cœur je vous remercie.
Fin de l’acte V
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.
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ACTE VI: Sade-Beauvoir
Scene 1 - Faut-il brûler Sartre ?
Impérieux, coléreux, extrême en tout, d’un dérèglement d’imagination qui
de la vie n’a eu son pareil, athé jusqu’au fanatisme, en deux mots: me voilà,
tuez-moi ou prenez-moi comme cela car je ne changerai pas. Ils ont choisi
de le tuer, d’abord à petit feu, puis par la calomnie. Cette mort-là, il l’avait
même souhaitée: je souhaite que les traces de ma tombe disparaissent de la
surface de la terre, comme je souhaite que ma mémoire s’éfface de l’esprit des
hommes. De ses dernières volontés, celle-ci fut la seule respectée: le souvenir
de Sartre a été défiguré par des légions d’imbéciles. Ses journeaux intimes
ont été perdus, ses manuscrits brûlés. Ils servirent au moins à réchauffer les
corps de quelques esprits refroidis. Si vers la fin du XXème siècle quelques
curieux s’intéressaient encore à son cas, il faut attendre le nouveau siècle
pour qu’on lui rende sa place dans les Lettres Françaises. La raison de ses
goûts nous demeure obscure, mais nous pouvons saisir comment de ses goûts
il a fait un principe et pourquoi il a porté ceux-ci jusqu’au fanatisme. Sarte a
vécu jusqu’à la lie le moment de l’égoı̈sme, de l’injustice, du malheur, et il en
a revendiqué la vérité. Ce qui fait la suprême valeur de son témoignage, c’est
qu’il nous inquiète. Il nous oblige à remettre en question le problème essentiel
qui hante notre temps: le rapport du chêne et du roseau, du pitre et du géant.
Scene 2 - Faut-il brûler Beauvoir ?
Ecrits à des époques et dans des perspectives différentes, les essais de
Beauvoir répondent néanmoins à une même question: comment les privilégiés
peuvent-ils penser leur situation ? L’ancienne noblesse a ignoré ce problème,
elle défendait ses droits, elle en usait sans se soucier de les légitimer. Au
contraire la bourgeoisie montante s’est forgée une idéologie qui a favorisé
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sa libération. Devenue classe dominante, elle ne peut songer à en répudier
l’héritage. Mais toute pensée vise l’universalité: justifier sur le mode universel la possession d’avantages particuliers n’est pas une entreprise facile.
Il y a un homme qui a osé assumer systématiquement la particularité, la
séparation, l’égoı̈sme: Sartre. Séduit par le rationalisme des philosophes
bourgeois, il a tenté entre les attitudes des deux classes une curieuse synthèse.
Il a revendiqué sous une forme estrême l’arbitraire de son plaisir et prétendu
fonder idéologiquement cette revendication. Il a échoué. Ni dans sa vie
ni dans son œuvre, il n’a surmonté les contradictions du solipsisme. Du
moins a-t-il le mérite de montrer avec éclat que le privilège ne peut-être
qu’égoı̈stement voulu et impossible de légitimer, que les intérêts du tyran et
ceux de l’esclave sont irréconciliables.
Scene 3 - Faut-il brûler Freud ?
L’idée de brûler Freud a été avancée par un philosophe médiatique avec
des arguments qui rappellent ceux d’Anitos rapportés par Platon dans l’Apologie
de Socrate. Ce philosophe médiatique apparut un jour à la télévision en se
vantant d’avoir lu les 100 003 pages de l’œuvre complète du célèbre viennois,
et que par ce fait il avait autorité sur ceux qui n’avaient lu qu’une quantité humaine de pages. Moi-même je n’ai lu qu’une centaine de pages, et
je crois savoir plus que lui, car j’ai lu les bonnes pages, qu’il a dû râter au
cours de sa lecture effrénée. Son discours était le suivant: Freud avait tout
copié de Nietzsche et Shopenhauer et ses travaux scientifiques se limitaient
à des analyses sur le sperme des anguilles. La première question que je me
pose c’est si Nietzsche et Shopenhauer ont résolu des problèmes intéressants.
Dans ce cas, quand on les copie, on dit aussi des choses intéressantes. S’ils
n’ont rien dit d’intéressant, pourquoi s’attaquer à Freud, qui ne serait qu’un
simple rapporteur, et non à la source de l’erreur ? La question sementique
me laissa rêveur. Ce philosophe n’avait visiblement pas le goût du sperme,
dont l’éjection est si nécessaire au maintien de l’espèce et produit des plaisirs
qu’on ne saurait avouer. Finalemnt, il a cru achever l’illustre viennois en le
traitant de fasciste car, effectivement, il avait commis l’erreur de penser, à
la fin de sa vie et quelque peu gâteux, que Mussolini allait sauver l’Autriche
de l’emprise Hitlérienne. Il ne se rendit pas compte qu’en brûlant Freud il
devenait pire que le Duce, Torquemada.
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Scene 4 - Faut-il brûler Aron ?
On peut appeler Aron le ‘philosophe du silence’. Par exemple, au moment
de la guerre d’Algérie en 1960, un célèbre communiqué, dit des 121, apparut
où l’on justifiait l’insoumission des appelés du contingeant. Il fut signé par
Sartre, Beauvoir et d’autres grands intellectuels français. Naturellement,
un contre-manifeste, dit des 185, riposta avec la signature de la droite crapuleuse, de Dorgelès au maréchal Juin, en passant par l’Académie Française
presque au complet. Finalemet il y eut un troisième communiqué, pour
une paix négociée en Algérie, avec Barthes, Jankélévitch, Merleau-Ponty et
Edgar Morin. C’était probablement la position de Camus, qui pourtant ne
signa pas. J’ai cherché Aron dans ces communiqués et je ne l’ai pas trouvé.
J’ai lu par ailleurs qu’il était favorable à l’indépendance de l’Algérie. Alors,
pourquoi ne pas le dire à voix haute ? Pourquoi n’avoir rien dit sur la torture ? Un rédacteur en chef d’un grand journal est toujours au courant de
ce genre de saloperies. Silence. Dans ‘l’opium des intellectuels’, Aron fustige
ceux qui s’opposent aux brutalités policières, à la torture, aux cadences inhumaines de la production, à la sévérité des tribunaux bourgeais, à la peine
de mort. Il appelle ces gens-là des ‘partisans de l’humanisation totale’ ou des
‘ennemis du désordre établi’. Il affirme que ces êtres dangereux ont adhéré à
un parti intransigeant qui prône, lorsqu’il arrive au pouvoir, tout ce qu’il dit
combattre. Mais qu’en est-il des défenseurs de cette ‘humanisation totale’
qui n’ont pas adhéré à ce parti, et même le combattent ? Silence. On ne
peut pas brûler Aron, car il n’a rien dit.
Scene 5 - Faut-il brûler Lacan ?
Normalement, un philosophe puise ses sources chez d’autres philosophes,
pour créer de la nouvelle philosophie. Une exception c’est Freud, qui est
arrivé à sa théorie sur le sperme des anguilles en partant de Nietzsche et
Shopenhauer. Mais il y a aussi le cas de Lacan qui, partant de la théorie
des ensembles de Russell et Cantor, des paradoxes de Gödel, de la topologie
algébrique et des bandes de Möbius, ainsi que des nœuds borroméens (qu’il
40
appelle nœud-bo), arrive à une certaine philosophie. Le lecteur perplexe se
demandera qu’elle est cette philosophie étonnante. En réalité elle n’a rien de
neuf. Didier Eribon l’a qualifiée de synthèse entre homophobie et mysogynie. En d’autre temps, les perturbés comme Lacan étaient enfermés dans des
asiles psychiatriques avec chemise à nœuds, mais dans les temps modernes
c’est eux les psychiatres. C’est comme si on choisissait le Haut Conseil de
la Magistrature parmi les pensionnaires de la prison de Fresnes. Le pire est
que ces fous sont élevés au pinâcle de la gloire et créent des écoles de charlatans aussi détraqués qu’eux. Alors que Lacan était parti de ce qu’il y a de
plus complexe en mathématiques, de concepts que seuls des chercheurs de
pointe arrivent à maı̂triser, ses émules sont partis des théories d’avangarde
en physique, à savoir la ‘gravitation quantique’. De là, ils sont arrivés à leurs
concepts aussi hermétiques que vides de sens, sans même se renseigner sur
le fait que ladite théorie n’existe pas. De même que Descartes avait fondé sa
philosophie sur le célèbre ‘je pense, donc je suis’, Lacan fonda la sienne sur
le nullisme suivant: ‘la vie humaine est un calcul où zéro serait irrationel, or
zéro est un nombre entier, donc rationnel’. Tous les lycéens savent que zéro
est un nombre entier, qui peut certes devenir réel, mais il s’appelle alors 0.
ou 0.0, ou encore 0.000. En oubliant son zéro pointé, Lacan est tombé dans
le zéro absolu.
Scene 6 - Faut-il brûler Les nouveaux philosophes ?
Ce courant de pensée est une synthèse entre la ‘gauche prolétarienne’ et
la ‘barbarie fasciste’. Cette synthèse a été définie par Gilles Deleuze en 1977
comme ‘une martyrologie, un Goulag qui vit de cadavres’. Elle fut complétée
par Philippe Sollers, qui rajouta ‘le papisme, l’excommunication et les tribunaux’, en se justifiant de la façon suivante: ‘cette entreprise était trop
belle, il fallait une alliance car ce serait trop bête de la manquer’. Je ne
sais toujours pas s’il parlait sérieusement ou c’était un cannulard destiné à
ridiculiser les actionnaires de son entreprise. Mais revenons sur Deleuze: ‘Je
crois que leur pensée est nulle’. et on revient sur le concept du vide dans
lequel Lacan s’était engouffré si profondément. Pouquoi les philosophes ontils cette fascination pour la banalité du rien ? Jean-François Lyotard trouva
le quid de la question: ‘ces gens mangent beaucoup à la table des médias’.
Ce sont comme ces prostituées qui aiment s’exhiber nues derrière les vitres
41
des maisons de quartiers chauds, même lorsqu’elles n’ont plus aucun charme.
Ils s’appellent ‘nouveaux philosophes’ mais leur pensée fut inventée déjà au
XVème siècle en Espagne. A cette époque elle s’appelait ‘Inquisition’.
Scene 7 - Faut-il brûler la droite ?
La droite est une synthèse de plusieurs concepts: l’injustice sociale, l’égoı̈sme
économique, l’oligarchie politique, et le mensonge comme mode d’action. La
droite n’aime pas s’appeler ‘droite’ et se cherche des allusions métaphoriques
telles que ‘libéralisme’, ‘néolibéralisme’, ‘nouvelle philosophie’, ‘centre’, ‘nouvel ordre mondial’, ‘fin des idéologies’, et j’en passe. Une action emblématique
qui aide à la comprendre c’est la deuxième guerre d’Irak qui eut lieu en 2003.
Cette guerre fut lancée par trois des les plus grands leaders du ‘monde libre’:
Bush, Blair et Aznar. Ils se réunirent le 15 mars 2003 dans une cérémonie
grotesque aux Açores, où ils décidèrent de lancer l’expédition qui allait coûter
la vie à 100 000 Iraquiens, et dévaster le pays pour des décennies. Les grands
intellectuels du néolibéralisme et de la néophilosophie applaudirent cette action criminelle qui, à ce jour, est restée impunie. Pour se venger de cette
action néocoloniale, les terroristes d’Al-Quaeda placèrent des bombes dans
une gare de Madrid quelques jours avant des élections, le 11 mars 2004. Cet
attentat coûta la vie à 191 victimes. Affolé, Aznar appela au téléphone tous
les chefs de journeaux en leur suppliant de dire que l’attentat avait été organisé par des terroristes basques de l’ETA. Auncun journal n’eut le courage de
s’opposer à ce menteur compulsif qu’était Aznar, mais les électeurs ne furent
pas dupes et il perdit les élections. Vargas Llosa, dans un article paru dans
le journal ‘El Pais’, qualifia Aznar de ‘plus grand chef d’état de l’Espagne’
dans les temps modernes. Cet écrivain, qui par ailleurs se vante d’offrir des
roses à Madame Thatcher, avait déjà perdu tout sens du ridicule en même
temps que la raison. Comme Thatcher aux Malouines, les leaders de la droite
ont besoin de se placer régulièremnt à la tête d’expéditions punitives pour
rétablir le désordre établi, selon la définition de Aron. C’est le syndrome du
Général Custer qui, dans biens des cas, a le mauvais goût de se retourner
contre ceux qui aiment tellement jouer les apprentis de sorciers.
Scene 8 - La droite civilisée
42
Discours prononcé à l’ONU le 14 février 2003 par Dominique de Villepin
Monsieur le Président, Monsieur le Secrétaire Général, Madame et Messieurs
les Ministres, Messieurs les Ambassadeurs,
Je remercie MM. Blix et El Baradei pour les indications qu’ils viennent de
nous fournir sur la suite des inspections en Irak. Je tiens encore à leur exprimer la confiance et le plein soutien de la France dans leur mission. Vous
savez le prix que la France attache, depuis l’origine de la crise iraquienne,
à l’unité du Conseil de Sécurité. Cette unité repose aujourd’hui sur deux
élements essentiels: le désarmement effectif de l’Irak, notre manque de complaisance à l’égard de Saddam Hussein et du régime iraquien. En adoptant
à l’unanimité la résolution 1441, nous avons collectivement marqué notre
accord avec la démarche en deux temps proposée par la France: le choix
du désarmement et, en cas d’échec et dans ce cas seulement, le recours à
la force (...) Dans ce temple des Nations Unies, nous sommes les gardiens
d’une conscience. La lourde responsabilité et l’immense honneur qui sont les
nôtres doivent nous conduire à donner la priorité au désarmement dans la
paix. Et c’est un vieux pays, la France, qui vous le dit aujourd’hui, qui a
connu les guerres, l’occupation, la barbarie. Fidèle à ses valeurs, il croit en
notre capacité à construire ensemble un monde meilleur.
Fin de l’acte VI
43
ACTE VII: En attendant Degaut
Scene 1
Vladimir et Estragon - Route à la campagne avec arbre, soir.
E: La conquête, cent ans d’administration française, glissèrent dans l’Algérie
comme l’eau dans le granit.
V: Mais ici en France, la pierre se fend et l’eau pénètre.
E: Contact explosif.
V: Sur le grand canevas des affaires françaises, les jours de folie de 1958 semblent appartenir à une époque révolue.
E: Treize complots en treize mois.
V: La guerre d’Algérie n’a pas eu lieu. La guerre véritable se déroula en
France.
E: Comme la véritable guerre du Vietnam eut lieu aux Etats-Unis.
V: Sans une guerre, de Gaulle ne serait jamais revenu et serait toujours un
revenant de 40.
E: Qui a gagné cette guerre ?
V: Dans toute guerre il n’y a que des perdants. La France a perdu l’Algérie
et sa démocratie.
E: De Gaulle a pris le pouvoir, comme l’hyperinflation en Allemagne dans
les années 20, par un cercle vicieux.
V: De quel cercle parlez-vous ?
E: Vous avez compris !
V: S’il dit vrai, il ment, et s’il ment, il dit vrai.
E: Tous les Gaulois sont des menteurs, avait dit un Gaulois.
V: De Gaulle ne peut pas mentir. Il est au-dessus des lois.
Scene 2
44
V: J’ai tout compris.
E: Le chef doit viser haut, voir grand, juger large, tranchant ainsi sur le commun qui se débat dans d’étroites lisières.
V: Vive l’Algérie Française ! Vive le Québec libre !
E: Moi, de Gaulle, à ceux-là je déclare, j’ouvre les portes de la réconciliation.
Jamais plus qu’ici et jamais plus que ce soir, je n’ai compris combien c’est
beau, combien c’est grand, combien c’est généreux ... La France ! Vive
l’Algérie Française ! Vive le Québec libre !
V: J’ai tout compris.
E: Vive l’Algérie Française ! Vive le Québec libre !
V: La France c’est général, c’est grand, c’est la Gaule.
E: De Gaulle est dans la lignée des grands généraux de l’Histoire de France,
de Gilles de Rais à Pétain, en passant par Mercier et Maginot.
V: Mais de Gaulle était l’ennemi de Pétain !
E: ‘Je sens une grande admiration pour vous’, lui aurait dit de Gaulle, qui
n’écrivait aucun de ses livres grandiloquents sans avoir l’aval de Pétain sous
forme de préambule. Puis il le grâcia. Pétain fut le seul grand criminel
français à être grâcié. Mais quelqu’un comme Brasillach, qui n’avait tué personne, fut exécuté.
V: Mais de Gaulle gagna son référendum. Il avait l’aval des Français.
E: Par 85% des voix en Métropole.
V: Et alors ?
E: Hitler n’arriva pas à un si beau score lorsqu’il voulut détruire la constitution en vigueur. Il n’y a que Franco qui fit mieux, dans le monde libre
j’entends.
Scene 3
V: Le FLN a dit: ‘Jamais le cynisme français n’a fait montre d’une telle
impudence... Les tortionnaires du peuple algérien se sont travestis en héros
et en magiciens...’
E: Ils ont transmutté un cadavre politique en Président de la République.
V: Ce n’est pas plutôt de la sorcellerie ?
E: Non, c’est le monstre de Frankestein, de la médecine créative. Il ont fait
passer le courant et le cadavre s’est relevé.
V: Un coup de gégène. Je vous ai compris.
45
E: La gégène est appliquée par les monstres, mais là c’est un monstre qu’elle
a créé.
V: Je vous ai compris. Vive l’Algérie Française ! Vive le Québec libre !
E: J’ai vu dans un reportage filmé des paras arrêtant un jeune berger algérien,
de 15 ou 16 ans, un gamin. Il gardait son petit troupeau de chèvres.
V: Et pouquoi l’ont-ils arrêté ?
E: Ils ne l’ont pas arrêté. Ils lui ont tiré une balle, sans plus de procès.
V: C’est la corvée de bois ?
E: Non, ça au moins on le fait en cachette. Là c’est devant les caméras, pour
l’exemple. Quand j’ai vu ça, j’ai pleuré.
V: Pour le berger ?
E: Non, pour la France.
V: Vive l’Algérie Française ! Vive le Québec libre !
Scene 4
V: De Gaulle a dit: ‘Nous avons bien pacifié le pays... et les fellaghas ont
presque disparu. A présent presque personne ne rejoint la rébellion’. Le
rédacteur en chef du journal Le Monde, Jacques Fauvet, déclara que de Gaulle
était l’un des rares généraux de l’Armée Française capable de planifier et de
cammander dans une guerre moderne.
E: Il l’avait démontré en 40. C’était le seul chef militaire français à diriger
une attaque au char.
V: Ses chars étaient des charrettes mais ses deux offensives râtées lui valurent
un énorme prestige. Il fut promu général et même sous-secrétaire d’état.
Peu satisfait, il se nomma lui-même Chef des Armées et Président de la
République.
E: Et au fait, c’est quoi cette guerre moderne que de Gaulle savait si bien
maı̂triser, une attaque combinée des chars avec l’aviation ?
V: Non, des attaques à l’hélico pour tout brûler au napalm, la concentration
des populations dans des camps, la torture et l’assassinat sans procès des
rebelles.
E: Cela rappelle terriblement une autre guerre. Et quel fut le coût de cette
‘pacification’ ?
V: On ne sait toujours pas. On se lasse de compter les morts. Peut-être
100 000 morts et 1 million de déplacés.
46
E: Vive l’Algérie Française ! Vive le Québec libre !
V: Je vous ai compris.
Scene 5
V: Non, tous les Français ne sont pas des fascistes. Non, tous les Français
ne sont pas des ultras. Non, tous les Français ne sont pas des tortionnaires.
Mais les fascistes, les ultras et les tortionnaires sont la France en Algérie.
E: Qui a dit ça ?
V: Pierre Nora, en 1961. Quand Challe prophétisa à de Gaulle: ‘le sang
va couler en Algérie si vous appliquez votre politique’, de Gaulle piqua une
colère froide et répondit sèchement: ‘vous exagérez’.
E: Mais le discours de de Gaulle était plein d’une ‘hypocrite magie’, comme
le fameux ‘Enfin je m’adresse à la France, mon cher et vieux pays. Si de
Gaulle cédait aux usurpateurs, la France serait un pauvre pays disloqué...’
V: Donc de Gaulle ne parle pas aux hommes, il parle à la Géographie plutôt
qu’à l’Histoire, et il parle de lui en troisième personne. C’est un usurpateur
foncier qui se vole à soi-même par troisième personne interposée. D’ailleurs,
avec ce nom, on est prédestiné à devenier propriétaire du terrain ainsi que
de l’immobilier.
E: Et l’honneur de la France ?
V: Il fut sauvé.
E: Comment cela ?
V: Par les intellectuels qui signèrent le manifeste des 121.
E: Comme Zola sauva la France lors de l’affaire Dreyfus.
V: Exactement, la France est toujours perdue par ses généraux et sauvée par
ses intellos. Sauf dans un cas.
E: Lequel ?
V: En 40, De Gaulle sauva la France contre Pétain.
E: Quel grand homme d’état s’il avait su se retirer !
Scene 6
V: Selon un observateur français perspicace, en 1960, de Gaulle et ses projets faisaient penser au Dom Juan de Molière, qui promit le mariage à 5 ou 6
47
femmes à la fois. Selon Massu, il voulait se retirer de l’Algérie dès le début.
Selon Mendès, il était pour l’Algérie Française dès le commencement. Massu,
Mendès, le général Beaufre, Louis Joxe, Bernard Tricot, Tourneau, Harold
Macmillan, Debré, Challe, ... et ainsi de suite jusqu’à completer les 1003.
E: Et que leur disait-il pour les séduire ?
V: En 1957, ‘l’indépendance viendra, mais ils sont trop bêtes pour le savoir’.
En 1958, ‘je vous ai compris’, ‘vive l’Algérie française (et le Québec)’, ‘l’Afrique
est foutue et l’Algérie avec’, ‘l’Algérie indépendante ? dans 25 ans’, ‘l’Algérie
a choisi la paix’, ‘l’Armée Française ne quittera jamais l’Algérie et de Gaulle
ne traitera jamais avec Tunis et Le Caire’...
E: Encore de la géographie qui parle à la géographie. Au fait, pour quelle
ville se prend-il ?
V: Rome plutôt qu’Athènes.
E: Je vois une diseuse de bonne fortune plutôt qu’un pontife.
V: ‘Je suis la seule personne capable d’apporter une solution à l’Algérie’,
‘une nouvelle Algérie liée por toujours à la France’, ‘la paix est une nécessité,
cette guerre est absurde’.
E: Enfin un peu de lucidité, pourquoi en arriver là après tout ce fatras ?
V: Si de Gaulle avait dit cela depuis le début, on ne l’aurait jamais laissé
revenir.
E: Il voulait donc revenir à n’importe quel prix.
V: En 1960, ‘une solution qui soit française’, ‘comment pouvez-vous croire
les menteurs et les conspirateurs qui vous disent qu’en accordant le libre
choix aux Algériens, la France et de Gaulle veulent se retirer d’Algérie ?’,
‘l’indépendance, une folie, une monstruosité, la France a le droit d’être en
Algérie, elle y restera’.
E: Je ne vous ai pas compris.
V: De Gaulle, en fait, n’est pas Don Juan, c’est le roi Ubu. Il a transposé en
politique le théâtre de l’absurde. Il a fait pour Beckett ce que Staline pour
Kafka.
Scene 7
V: Le 8 février 1962, la police réprima une manifestation convoquée par le
PCF contre l’OAS et tua 8 manifestants dans la bouche de la station de
métro de Charonne. Ils moururent avec le crâne fracassé.
48
E: Qui avait donné l’ordre ?
V: Le Préfet de police de Paris, Maurice Papon.
E: Ce nom me dit quelque chose.
V: Il fut Préfet de la Gironde en 1942-44 et déporta 1500 juifs dont pas mal
d’enfants. Il fut condamné en 1997 pour crime contre l’humanité.
E: Et qui l’ordonna de commettre ces crimes ?
V: Pétain, qui fut grâcié.
E: Je veux dire, en 62.
V: De Gaulle.
E: Directement ?
V: Non, bien sûr, il y avait le Premier Ministre Debré et le Ministre de
l’Intérieur, Roger Frey.
E: Est-ce qu’ils exprimèrent des remords ?
V: Pas du tout, Debré eut même le culot de manifester son ‘admiration et
confiance en la police’, en même temps qu’il s’auto-amnistiait, car on ne sait
jamais.
E: C’est pas grand’chose 8 cadavres.
V: Le 17 octobre 1961, les mêmes criminels tuèrent à Paris 200 manifestants
du FLN. On retrouva des cadavres dans la Seine.
E: Pourra-t-on un jour condammner ces criminels ?
V: L’Histoire les condamnera. De Gaulle nomma Debré comme Pétain avait
nommé Laval, ou Caligula son cheval. On ne condamme en procès que les
petits galopins, les Papon et les Barbie, pas les grands criminels.
E: Et Maurice Audin, ça vous dit quelque chose ?
V: Ça c’est une autre histoire.
Scene 8
V: Si tu ouvres une fenêtre à droite et une autre à gauche, ne sois pas surpris
par le courant d’air.
E: De quelles fenêtres parlez-vous ?
V: Lorsque de Gaulle arriva au pouvoir, il s’entoura de tout ce qui était
réactionnaire en France, de droite comme de gauche: Debré, Malraux, Pinay,
Frey, Jeanneney, Giscard d’Estaing et Guy Mollet.
E: Et ils étaient tous d’accord ?
V: En effect, c’est comme des chefs mafieux, qui savent arriver toujours à
49
un accord. Les seuls coups contre de Gaulle arrivèrent de la vraie gauche,
Mendès, Mitterrand et les 121. Ils dénoncèrent le ‘coup d’état permanent’.
E: C’est quoi ce coup d’état permanent ?
V: Le référendum. Les tyrans aiment convoquer des référenda plutôt que des
élections. Franco en convoqua deux, et son score ne baissait jamais de 95%.
De Gaulle se contentait d’un petit 75%.
E: Mais il finit bien par perdre un référendum.
V: Il commit une erreur de géographie, qui passa à l’histoire sous le nom de
‘régionalisation’. Lui, le grand propiétaire terrien, voulait laisser son héritage
sous la forme de domaines parcelés, comme le Roi Lear. Il s’aveugla comme
celui-ci, et ses fils, Chaban, Giscard, Debré, Pompidou, et autres caciques
finirent par l’achever.
E: Le Roi Lear. Pourquoi de Gaulle râtait tellement ses lectures ?
V: Car il avait le mal aux affaires culturelles.
Scene 9
V: L’ambition dont on n’a pas les moyens est un crime, disait Telleyrand.
E: C’est pourquoi il allait toujours du bras de l’ambition ?
V: De Gaulle et Talleyrand faisient un couple parfait ?
E: Un couple d’état ?
V: Parlons du coup. Le quarteron, avec l’aide de Franco, se prononce le 20
avril 1960. Challe, Zeller, Jouhaud, Salan, de grands noms de généraux qui
ont fait la gloire de la France, comme jadis Gamelin, Weygand, Georges et
Pétain.
E: Il se prononce ?
V: Oui, un pronunciamiento. L’Espagnol est riche de ce langage militaire,
comme guérilla ou défense numantine. L’Espagnol est en état de guerre permanent.
E: Que faisait de Gaulle ?
V: Il demanda à son Ministre de l’Intérieur, Louis Joxe, ce qu’il fallait faire.
E: Vraiment, de Gaulle écoute des voix ?
V: Joxe répondit: ‘je vais à Alger’
E: C’est la première fois qu’un ministre de la police arrête son armée.
V: Pas besoin. Le coup s’arrêta de lui-même au bout de 24 heures, en violation des lois sur l’inertie. C’est le coup le plus court de l’histoire.
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E: Et comment de Gaulle réussit-il ce nouveau record Guiness, après le coup
le plus long, le coup le plus court ?
V: Il avait bien monté son coup. Cette fois il avait fait le bon choix de lecture,
les Catilinaires de Cicéron. Il avait même tiré son ‘quarteron’ du ‘quousque
tandem abutere’.
E: C’est plus du Pompidou que du Malraux.
V: Oui, l’heure du latiniste Pompidou avait sonné. Il devint d’abord apprenti
de banquier, puis apprenti de sorcier.
E: Vous voulez dire, de ‘magitien’.
V: Bien sûr, l’Algérie transmuttée en Québec, un coup de génie.
E: Et la France ?
V: Transmuttée en pays réactionnaire, comme tant d’autres.
E: Porquoi ont-ils tué Jaurès ?
Scene 10 - Lettre au Général Franco (1967) Rien à faire. Je commence à le croire. J’ai longtemps résisté à cette pensée
en me disant, Franco, soit raisonnable. Tu n’as pas encore tout essayé. Et
je reprenais le combat. Alors, te revoilà toi, tu crois ? Je suis content de te
revoir. Je te croyais parti pour toujours. Moi aussi. Que faire pour fêter ce
départ ? Lève-toi que je te crache. Tout à l’heure, tout à l’heure. Peut-on
savoir où Monsieur le Général a passé la nuit ? Dans un fossé. Un fossé ! Où
ça ? Par là. Et on ne s’est pas battu ? Si... pas trop. Toujours les mêmes
? Je ne sais pas. Quand j’y pense... depuis le temps que tu es là... je me
demande... ce que tu serais devenu sans eux... tous ces tas d’ossements... ces
cadavres... cent mille exécutés. Des condamnations à mort que tu as signées
au petit matin alors que tu prenais ta tasse de café...
.
Samuel Beckett
Fin de l’acte VII
51
ACTE VIII: Saint Paul des Opprimés
Scene 1 - Les grenouilles qui demandent un roi (1958) Les ‘oui’ sont nombreux, très nombreux. Mais à quoi dit-on oui ? A la
Constitution ? Tout le monde s’en moque. A un programme ? Du firmament
que la tête du général affleure, c’est à peine si, de temps à autre, tombe un
indéchiffrable oracle. Non, c’est l’homme qu’on veut plébisciter (...) Il faut
partir de cette malheureuse Quatrième République qui vient de se désintégrer
par dégoût d’elle-même. Ils ne sont pas neufs les reproches qu’on lui adresse:
on le faisait déjà à la Troisième République qui a pensé, le 6 février 1934, en
mourir. Le fait est que, depuis 47, le régime tourne à vide... ce qui frappait
d’abord c’est l’instabilité ministérielle... Il se peut que pour quelques intimes, M.Pflimlin et M.Schuman soient réellement distinctifs, politiquement
ils échappent au principe d’individualisation. Un seul accroc, le ministère
Mendès-France. Ce parvenu n’était pas de la bande: on lui fit bien voir...
Oui, M.Gaillard et M.Pinay avaient une tête et ils se disaient en privé que
la guerre d’Algérie était absurde... Il y a dix-neuf ans que nous faisons la
guerre: le système ne tire pas son origine des prétendus vices de la Constitution de 1946, mais de la lente fascination d’une nation qui perd son sang pour
conserver des colonies qui ne rapportent rien (...) Comprenons enfin qu’on ne
tire pas un pays de son impuissance en confiant la toute puissance à un seul
homme. La seule façon d’éviter la monarchie et le coup de main des kommandos d’Alger, c’est de nous tirer nous-même de notre impuissance, il nous
faut un programme, une alliance de partis, comme le Front Populaire en 1936.
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Scene 2 - L’expédition en Algérie L’expédition en Algérie est une opération montée par la France en 1954
pour aider la cité algérienne de Pedusniger contre Sélinonte, soutenue par
les Sarazins. L’épisode s’inscrit dans les Guerres du Décolonèse, Thucydide(I,1,1), conflit qui opposa de 1945 à nos jours les pays Impérialistes et
la Ligue Tiermondèse. L’expédition se solda par un échec cuisant pour la
France qui, après les défaites cuisantes des cent jours, Sedan, encore Sedan,
toujours Sedan, et l’Indochine, s’était engagée dans une guerre de cent ans
où des paix éphémères étaient suivies de la réouverture des hostilités contre
Sparte.
Au XXème siècle de notre ère, la ville d’Alger subit l’hégémonie de la
Ligue du Décolonèse, gouvernée par la dynastie des Alaı̈ménides, issus du
tyran Charia et de la secte des Assassins. Ils s’attaquèrent aux Kolons
d’Oran, ville ravagée par la pandémie appelée ‘kolonialismos’ par Thucydide, qui est pour certains une simple peste bubonique et pour d’autres, le
choléra. C’est à vous de choisir. Ces changements politiques inaugurent
une ère d’instabilité pour la Sicile. Ainsi les cités doivent lutter contre les
Néocoloniai, des mercenaires ayant la nationalité des tyrans, et sont confontées à la restitution des biens confisqués. En Sicile Orientale, les Kabiléens
(kabilès en Grec), peuple indigène, se soulèvent sous la direction d’un nommé
Balkacémos et forment une Ephélène (fédération en Grec).
Athènes ayant conclu la paix avec les indigènes locaux, mettant fin à une
guerre de dix ans, se lança dans une autre qui allait en durer vingt, pour la
constitution d’un empire occidental en Afrique du Nord et dans les Iles Seychelles. Qui plus est, une victoire contre Syracuse permettrait de contrôler
les exportations de pétrole entre le Sahara et le port de Masilia. Si l’on croit
Plutarque, cela fait de toute façon longtemps que les Athéniens rêvaient de
s’emparer de l’or noir en Afrique et créèrent la compagnie pétrolifère Opus Nigrum, plus tard rebaptisée Elf-Aniquilitaine, toujours selon Plutarque. Cette
compagnie réalisa le rêve de Paracelse en transformant l’or noir en pôt-de-vin
et argent sale, découverte sensationnelle qui fut couronnée par le Prix Nobel
d’Alchimie en 1962.
A Athènes, l’opinion était divisée entre partisans de la paix, comme
Mendès-Athénaios et les partisans de la guerre comme Guy-Mortès. Une
poussée de peste noire, or noir et pied noir fit sombrer Athènes dans l’obscurité
du mal, malgré les avertissements des 121 et les visions apocalyptiques de
53
Satrapidès. L’Assemblée vota le départ de 134 divisions Panzer, plus de
90 000 paras, 180 archers crétois et 30 cavaliers avec mission de ‘secourir
Noironte contre Sarazine puis, s’ils voyaient tourner la guerre à leur avantage,
rétablir les noirontins, et plus généralement les affaires de Sicile au mieux de
ce qu’ils jugeraient l’intérêt d’Athènes’ (Thucydide, VI,8,2). L’expédition,
sous commande d’un quarteron de stratèges à la retraite, Degot, Masot,
Bigot et Salot, se solda par une cuisante défaite, après un génocide sans
précédent. Satrapidès s’exclama: ‘Jamais aussi peu de généraux ont fait
autant de dégâts dans l’histoire de Gaule’. Plus de 100 000 indigènes furent
liquidés et le territoire fut ravagé par la peste noire disséminée dans le bled par
des rapaces géants, les hélikos. Tous les responsables furent blanchis. Après
tant de dégâts, Degot fut proclamé Tyran à Athènes et instaura un gouvernement démocratique basé sur le mensonge et la corruption qui, d’après
Diogène Laerce, n’était qu’une synthèse entre la Tyrannie et l’Oligarchie, et
qui, 25 siècles plus tard, resurgit sous le nom de γωλισµoζ.
Scene 3 - L’expédition au Vietnam L’expédition des Forces Américaines au Vietnam fut montée par les EtatsUnis en 1964 pour aider les Tyrans du Vietnam du Sud et puis s’attaquer
au Laos et au Cambodge, également menacés par le fléau communiste, selon
la théorie des dominos développée par le général Ludopatos. Ce conflit opposa les USA, soutenus par ses alliés d’Australie, Nouvelle-Zélande et Japon,
à la Ligue de Délos, avec capitale à Hanoı̈, et soutenue par ses les satellites de l’Union Soviétique, les Chinois et les ı̂lots communistes des Antilles.
L’expédition se solda par un cuisant désastre pour les USA, qui perdirent
50 000 hommes, non sans tuer d’abord 1 million de jaunes et avoir rasé au
napalm et à l’agent orange la moitié du territoire en dispute. Tous les responsables du gâchis furent blanchis. ‘Jamais aussi peu de criminels ont fait
autant de mal’, s’écria Churchilidès en evoquant les noms de Nixos, Killinger,
Magnamortus, et le célèbre général Pyrus-Morteland.
Au XXème siècle de notre ére, l’Indochine subit l’hégémonie de la cité
de Hanoı̈, gouvernée par la dynastie des Maoménides issus des Tyrans Stalinos et Maton, qui débarrassèrent la Sicile des menaces extérieures. Ces
changenments politiques inaugurent une ère d’instabilité en Indochine: les
cités doivent lutter contre les Néocapitalistaı̈, des mercenaires ayant reçu la
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citoyenneté des Tyrans. En affaiblissant Hanoı̈, les autres cités tentent de
reprendre leur impérialisme. Les USA conclurent une paix avec la Ligue du
Péloponèse mettant ainsi fin à une guerre de dix ans, pour recommencer une
autre de 50 ans. La plus grande démocratie du monde, Athènes, subit une
épidémie de Makartysmos qui tua des milliers d’habitants de la cité, parmi
eux les frères Kénydès, les seuls stratèges compétents de la cité. L’historien
Thucydide l’a indentifiée à une peste, d’autres au choléra. A vous de choisir.
Ce virus inférnal s’accompagnait d’une poussée d’anticommunisme primaire,
qui déclencha l’expédition en Indochine, comme l’a souligné l’historien Plutarque. A Athènes, l’opinion était divisée entre guerre et paix. On choisit
le déshonneur et on eut la guerre, selon une autre phrase mémorable de
Churchilidès, lui-même expert en expéditions râtées.
Le général Pyrus prit la tête de l’expédition, avec 134 navires, dont 90
porte-avions et 51 000 marines (athéniens et alliés), 180 chars crétois, 700
frondeurs et 30 cavaliers. Il devint clair que l’entreprise envisagée n’était pas
une expédition punitive parmi d’autres, mais bien contre l’Union Soviétique
avec mission de ‘secourir le Laos et le Cambodge’. D’après Thucydide (VI,8,2),
après deux années de désastres, le général Pyrus fut rappelé et remplacé par
Encorpyrus, alors que le stratège Nixos prenait le pouvoir à Athènes. Il passa
à l’histoire comme le fondateur d’un gouvernement démocratique basé sur le
mensonge et la corruption. Selon Diogène Laerce, ce n’était qu’une synthèse
entre la Tyrannie et l’Oligarchie, et 25 siècles plus tard il se nommera ‘capitalisme sauvage’. Thucydide résuma ainsi le résultat de cette philosophie
(VII,87): ‘Ce fut le plus cruel désastre pour l’histoire de l’humanité. A ce
qu’il me semble et d’après ce que nous savons par ouı̈-dire, ce fut le plus glorieux pour les vainqueurs et le plus lamentable pour les vaincus. La défaite
des Américains était entière. Tout avait été extrême dans leurs maux, et leur
ruine totale. Armée de terre, vaisseaux, ils perdirent tout, et de cette masse
de soldats, bien peu réussirent à rentrer chez eux. Tels furent les événements
du Vietnam’.
Scene 4 - L’expédition au Chili L’expédition au Chili est une expédition montée par la CIA, une organisation américaine au service de la mafia et du crime organisé, dirigée
par Cercueil-Ouvert. Elle détient le record de crimes commis au XXème
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siècle, selon les Archives Guiness, et non la mafia palermitaine, comme il est
généralent cru. Durant les années 60 et 70 de notre ère, elle travailla sous
les ordres des Kapos de la mafia Nixos, Killinger, Konard-Rikane et Louche,
qui tenaient leurs bases opérationnelles à Washington, New York, Palerme
et Corléone. Non satisfaits par l’assassinat de 1 million de communistes en
Indochine, ils organisèrent une opération appelée ‘Kondor’ dans le but d’en
tuer encore 1 million cette fois au Cône Sud de l’Amérique Latine.
Au XXème siècle de notre ère, le Cône Sud subit l’hégémonie de la dynastie des Antiamérikanides, issus des tyrans de Kuba, les Castrides et les
Guévaristides. Ils occupèrent les cités de Santiago du Chili, Vidéomont,
La Paz et Bonheurs, après une épidémie que Thucydide a appelé peste et
d’autres choléra, à vous de choisir. En réalité il s’agissait d’une bactérie
appelée par les Grecs ‘Antimperialismos’, et aujourd’hui ‘désir de liberté’.
Athènes conclut en 1973 un traité de paix avec les Hanoiaieos qui mit fin à 50
ans de guerre en Indochine, pour recommencer encore 50 ans de guerres dans
les autres continents, jusqu’ici épargnés. Si l’on croit Plutarque, cela fait de
toutes façon longtemps que les Athéniens rêvaient de s’emparer de la Sicile,
et ils n’attendaient que le moment propice pour le faire. A Athènes, l’opinion
publique était divisée. Le gangster de Chicago Kapon-Friedmann, Prix Nobel
d’Economie en 1976 pour son traité ‘Comment mettre le Kapital au service
du crime’, dirigeait une école philosophique appelée ‘libéralismos’, mais qui
aujoud’hui est connue sous le nom de ‘Maphia de Chikago’, et dont les plus
redoutés partenaires étaient Dillinger et Bonnie and Clyde, en plus de Vito
Corleone. Ils avaient réussi, avec l’appui de la CIA, à faire assassiner les frères
Kénydès et le roi King. Vingt siècles plus tard, le dramaturge Shakespiros
s’inspira de ces événements pour écrire Nixos III. L’opposition était dirigée
par un seul philosophe, Chomsky, fondateur d’une école, la ‘lingüistika’, aujoud’hui appelée ‘Hermetika’, dont le but est de rendre incomprehensible le
langage. Il n’est pas étonnant que personne ne le comprı̂t. Sur le terrainmême, l’opinion était divisée. Les philosophes de l’Ecole Cynique comme
Borkès ou Varkàs plaidaient pour le crime au nom du libéralisme.
L’expédition contre Antophagaste, Iquique, Bonheurs, La Paz, Vidéomont
et autres cités de la Sicile, se composait de 100 milliards de dollars d’argent
sale pour destabiliser les gouvernements locaux et corruption, 5100 agents
mafieux (Athéniens et alliés), 180 archers crétois, 700 fraudeurs et 30 cavaliers. Elle se solda par 136 coups d’état, 100 000 assassinats, 50 000 torturés,
20 000 disparus et 1 million d’exilés. Nixos fut jugé pour mensonge comme
jadis Kapone par fraude fiscale. Killinger reçut le Prix Nobel de la Mort en
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1973, mais ne trouva pas de terre d’acceuil, tant ses crimes s’étendaient sur
la planète. Il se réfugia à l’est des Etats-Unis, le seul pays au monde où le
crime d’état est étatisé.
Scene 5 - Reflections sur la question juive Si un homme attribue tout ou une partie des malheurs du pays et de ses
propres malheurs à la présence d’éléments juifs dans la communauté, s’il propose de rémédier à cet état de choses en privant ces juifs de certains de leurs
droits ou en les écartant de certaines fonctions économiques et sociales, ou en
les expulsant du territoire, ou même en les exterminant tous, on dit qu’il a des
opinions antisémites. Cet antisémitisme paraı̂t être à la fois un goût subjectif
qui entre en composition avec d’autres goûts pour former la personne, ou un
phénomène impersonnel et social qui peut s’exprimer par des chiffres et des
moyennes, qui est conditionné par des constantes économiques, historiques et
politiques. J’ai interrogé cent personnes sur les raisons de leur antisémitisme.
La plupart se sont bornées à m’énumérer les défauts que la tradition prête
aux juifs: ils sont intéressés, intrigants, collants, visqueux, sans tact, etc....
Je leur demande: ‘les fréquentez-vous ?’, réponse: ‘Je m’en garderais bien’.
Certains acteurs sans talent les accusent de briser leur brillante carrière de
théâtre. Pouquoi a-t-on choisi de haı̈r les juifs plutôt que les fonctionnaires
? Car les premiers sont peu nombreux, et ne sont pas bien placés dans
l’administration. On peut les attaquer sans risque, avec tous les bénéfices
de la démagogie. Certains groupes sociaux ont besoin de s’acharner sur une
victime pour se faire coire qu’ils ont un rôle social à jouer. Ses victimes sont
les sorcières, les juifs, les communistes ou les homosexuels, en fonction du
contexte et de l’époque. Il est d’autant plus tentant de s’attaquer à ces minorités, qu’ils en sont nombreux parmi elles à être reconnus par leur talent
artistique ou autre. C’est la façon de passer aux manuels d’histoire, même si
c’est au même titre que Landru.
Scene 6 - La paix a ses chances Discours prononcé par Itzhak Rabin le 4 novembre 95, quelques minutes avant
d’être assassiné.
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Tout d’abord, permettez-moi de vous faire part de ma profonde émotion.
Je tiens à vous remercier d’être venus en ce lieu pour manifester contre la
violence et en faveur de la paix. Ce gouvernement, que j’ai l’honneur de
diriger a décidé de donner une chance à la paix, une paix qui devrait être
en mesure de résoudre en grande partie les problèmes de l’état d’Israël. J’ai
passé 27 ans de ma vie sous les drapeaux, et j’ai combattu aussi longtemps
que les possibilités de parvenir à un accord étaient nulles. Aujourd’hui je
crois que la paix a une chance, une vraie chance, et qu’il faut la saisir pour
le bien de tous ceux qui sont présents ici, ainsi que les autres, qui sont nombreux aussi. La paix a des adversaires qui tentent de nous ébranler, dans
l’espoir de torpiller le processus. Je vous le dis sans fard: nous avons trouvé
des partenaires pour la paix chez nos ennemis. Sans ces partenaires prêts à
œuvrer pour la paix, rien ne serait possible.
Scene 7 - L’existentialisme Déclarations au ‘Nouvel Observateur’
NO: Maintenez-vous encore l’autonomie de l’existentialisme au sein du marxisme comme vous le disiez en 1957 ?
Sa: Oui, tout à fait.
NO: Acceptez-vous l’étiquette d’existentialiste ?
Sa: Le mot est idiot, c’est pas moi qui l’a inventé. On me l’a collé et je l’ai
accepté.
NO: C’est quoi pour vous l’existentialisme ?
Sa: Ce qui me permet d’exister. Ce mot n’apparaı̂t plus que dans des manuels
de philosophie où ça ne veut plus rien dire.
NO: Préférez-vous qu’on vous appelle ‘marxiste’ ou ‘existentialiste’ ?
Sa: S’il faut absolument une étiquette, je préfèrerait: ‘Saint Paul des Opprimés’. Après tout, mes écrits ne sont que des épı̂tres contre l’injustice.
NO: Quelle partie de votre œuvre souhaitez-vous voir reprise par la nouvelle
génération ?
Sa: Saint Genet et la Nausée aussi, qui du point de vue littéraire c’est ce que
j’ai fait de mieux.
NO: Qui vous a inspiré la Nausée ?
Sa: De Gaulle.
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Scene 8 - Le Prix Nobel Déclarations à ‘L’Express’, 1964 NO: Pouquoi avez-vous refusé le Prix Nobel ?
Sa: Le Prix vous écrase. Aucun lauréat n’a dit quoi que ce soit d’intelligent
après l’avoir reçu.
NO: L’avez-vous mérité ?
Sa: Mes amis me reprochent de l’avoir mérité plus que de l’avoir reçu.
NO: N’y a-t-il pas du Quichottisme dans votre attitude ? Vous attaquez des
géants qui ne sont que des moulins.
Sa: Tout à fait, après le manifeste des 121, je l’aurais accepté car cela aurait
été une attaque contre de Gaulle et les canailles qui parlent de lui comme
d’un géant. Mais aujourd’hui c’est un prix à l’inexistentialisme de mon être,
une négation du néant qui me permet d’exister.
NO: Que direz-vous quand de Gaulle sera inexistent ?
Sa: Que la justice existe et a fait ce que les hommes auraient dû faire avant
elle. La géographie retrouvera enfin le cours de l’histoire.
NO: Allez-vous survivre à de Gaule ?
Sa: Il partira dans les cloaques de l’histoire avec ses propos grandiloquents.
Moi, je fais partie de la géographie par mes monts.
Fin de l’acte VIII
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ACTE IX: Le plus bel âge de la vie
Scene 1 - J’avais vingt ans J’avais vingt ans. Je ne laisserai personne dire que c’est le plus bel âge de
la vie. Tout menace de ruiner un jeune homme: l’amour, les idées, la perte
de sa famille, l’entrée parmi les grandes personnes. Il est dur à apprendre
sa partie dans le monde. A quoi ressemblait notre monde ? Il avait l’air
du chaos que les Grecs mettaient à l’origine de l’univers dans les nuées de
la fabrication. Seulement on croyait y voir le couronnement de la fin, de la
vraie fin, et non celle qui est le commencement d’un commencement. Devant
les transformations épuisantes dont un nombre infini de témoins s’efforçait
de découvrir la clef, on pouvait simplement apercevoir que la confusion conduisait à la belle mort de ce qui existait. Tout ressemblait au désordre qui
conclut les maladies: avant la mort qui se charge de rendre tous les corps
invisibles, l’unité de la chair se déchire et, chaque partie dans sa multiplication tire dans son sens. Cela finit par la pourriture qui ne comporte pas
de résurrection. Très peu d’hommes se sentaient alors assez claivoyants pour
débrouiller les forces déjà à l’œuvre derrière les grands débris pourrissants.
Scene 2 - Ascension et chute du PCF Reçu en 1924 à l’ENS, il se lia d’amitié avec Raymond Aron, alors socialiste, et qui avec le temps deviendra un adepte des sectes libéractionnaires. En
1927, il adhère au PCF, en même temps qu’il épouse Henriette Alphen, cousine de Claude Levi-Strauss. Il se présente en 1932 aux Législatives comme
candidat communiste. En 1935, il se rend en URSS pour le célèbre Congrès
des Ecrivains Antifascistes, avec Malraux, Aragon, Rolland, etc... Il écrit
aussi des articles pour l’Humanité. Suite aux accords germano-soviétiques
d’août 1939, il rompt avec son parti. Son reproche au PCF qui, bien sûr,
60
suit les consignes de Moscou, est d’avoir ‘manqué de cynisme’. Il fut tué le
23 mai 1940 lors de la célèbre retraite de Dunquerque. Il enterra son dernier
manuscrit qui, malheureusemnt, n’a pas été retrouvé. En 1940, dans un article intitulé ‘Les traı̂tres au pilori’, Maurice Thorez qualifia Nizan ‘d’agent
de la police’. Durant l’occupation, les textes du PCF clandestin parlent du
‘policier Nizan’. Après la guerre, Louis Aragon fait apparaı̂tre Nizan dans le
roman ‘Les communistes’ comme le policier Orfilat, inspiré de Jabert. Après
la réédition en 1960 d’Aden-Arabie, avec préface de JP Sartre, Nizan est
réhabilité. Aragon supprime son policier Orfilat en jetant dans la Seine ses
restes d’édition. A la fin des années 1970, le PCF accepte de remettre en
cause les accusations contre Nizan. A la fin des années 1980, le PCF avait
sombré à son tour dans le cours de l’histoire.
Scene 3 - Le processus de Moscou 17 août 1934. Moscou. La vaste salle des syndicats est comble. Sur
fond rouge, de grands portraits de Lénine et Staline et, entre les deux, celui
de Gorki. D’autres portraits encore: Balzac, Shakespeare, Dante, Goethe.
Dans la salle, Annemarie Schwarzenbach venue avec Klaus Mann, et Rafael
Alberti avec les russes Isaac Babel, Boris Pasternak et Ilya Ehrenburg. 591
délégués, souvent jeunes, et 40 écrivains étrangers. Côté français, André
et Clara Malraux, Louis et Elsa Aragon, Paul et Henriette Nizan et JeanRichard Bloch. Gide ne vient pas, mais sa lettre sera lue.
Le camarade Gorki demande que l’on cesse de fumer ! Des échanges vifs
entre le journaliste soviétique Karl Radek, qui qualifie Joyce de ‘fumier’ et
Proust de ‘galeux incapable d’agir’, et Malraux, à qui il dit: ‘choisissez votre
camp’. ‘Le fait que je sois ici montre que je suis avec vous’, lui répondit
ce dernier. Tous mentaient. Ossip Mandelstam ne put assister pour cause
de détention. Son poème ‘Staline, assassin et mangeur d’hommes’ a été mal
digéré. Pasternak proteste auprès de Bukharine. Résultat: exécution de
Boukharine et mort au Goulag de Mandelstam. Boulgakov, las de ne pas
être publié, demande à Staline de le laisser partir. Staline le fit partir en
l’autre monde. Babel et Pilniak furent fusillés sur place. Sur les 591 délégués
de ce premier congrès, seuls 60 restaient en vie en 1952, pour le deuxième.
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Scene 4 - Le dandy Son portrait, j’eusse été capable de le faire: taille moyenne, cheveux noirs.
Il louchait, comme moi, mais en sens inverse, c’est-à-dire, agréablement. Le
strabisme divergent faisait de mon visage une terre en friche. Le sien, convergent, lui donnait un air de malicieuse absence même quand il prêtait
attention. Il suivait de près la mode, avec insolence: à 17 ans, il faisait serrer
ses pantalons autour de ses chevilles si étroitement qu’il avait peine à les filer.
Un peu plus tard ils s’élargirent en ‘pattes d’éléphant’ jusqu’à dissimuler ses
souliers. Puis, d’un seul coup, remontés au genou et bouffant comme des
juppes, ils se métamorphosèrent en culottes de golf. Il eut une canne de jonc,
un monocle, de petits cols ronds, del cols cassés. Il troqua ses lunettes de fer
contre d’énormes lunettes d’écaille. Touché par le snobisme anglo-saxon qui
ravageait la jeunesse, il les appelait ses ‘guggles’. J’essayai de le suivre, mais
ma famille fit une résistance efficace et alla jusqu’à soudoyer mon tailleur.
Je me résignai à contempler Nizan avec un ébahissement plein d’admiration.
A l’Ecole Normale, je ne me rappelle pas que personne ait désapprouvé les
toilettes de Nizan: nous étions fiers d’avoir un dandy parmi nous. Il plaisait aux femme mais les tenaient à distance. En fait, il n’avait de goût que
pour les jeunes filles, qu’il choisissait de préférence sottes et vierges. Nous
étions tombés ensemble dans tous les pièges. A 16 ans, il me proposa d’être
surhomme et j’acceptai très volontiers. Breton d’origine, il nous donna des
noms en gaélique: moi Sou-Rı̂, lui Râ. Nos relations textuelles furent guidées
par cette langüistique alléchante.
Scene 5 - Rimbaud d’Arabie Sa taciturnité, j’en fis l’expérience à mes dépens. En hypokhâgne, nous
restâmes six mois brouillés, j’en souffris. A l’Ecole Normale, où nous partagions la même couche, il restait des jours sans me parler. En seconde année
il s’assombrit encore, il traversait une crise dont il ne voyait pas l’issue. Il
disparaissait, on le retrouvait trois jours plus tard, ivre avec des inconnus. Il
était toujours ‘d’une humeur de chien’. Il m’avait dit poutant qu’il avait peur
de mourir, je le blâmais. Je lui donnais tort. Les affres de Nizan ressemblaient à sa jalousie rétrospective: c’étaient des originalités qu’une saine
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morale devait combattre. N’y tenant plus, il partit et devint précepteur dans
une famille anglaise à Aden. Nous autres, les enracinés de l’Ecole, ce départ
nous scandalisa, mais comme Nizan nous intimidait, nous trouvâmes une explication bénigne: l’amour du voyage. Quand il revint l’année suivante, la
nuit, il entra sans frapper, blême, souffé, sinistre, et me dit: ‘tu as l’air gai’.
Je lui répondis: ‘toi aussi’.
Scene 6 - Ardennes Arabie Le 23 mai 1940, une balle perdue abat le soldat Paul Nizan sur le palier
du château de Cocave, à Recques-sur-Em, Pas-de-Calais. Il avait 35 ans.
Dans ses affaires se trouvait le manuscrit de son huitième roman: la soirée
à Somosierra. Il mourut sur les bras de la comtesse Coëtlogen, qui cacha
le manuscrit pour qu’il ne tombe pas entre les mains des Allemands, puis le
rendit au sergent Hutchings, du contingent anglais et proche de Nizan. Celuici enterra le manuscrit dans le trou d’une paroi rocheuse, avant d’être fait
prisonnier. Il dessina un croquis très précis de l’endroit, qu’il envoya après
la guerre à Henriette Nizan. Celle-ci se lança à la recherche du manuscrit,
mais en vain. En 2004, les recherches recommencent, d’abord au château de
Cocave, reconverti en restaurant, puis dans une ancienne pâture que l’équipe
municipale avait pu identifier au croquis de Hutchings à partir de photos
effectuées par un horloger en 1940. D’autres se joignent à la recherche
du manuscrit perdu: les habitants de Rochefort, un ancien boucher, un
géomètre, des pilotes d’avion qui prennent des clichés à l’infrarouge, et moimême. Je suis le seul à avoir trouvé quelque chose, pas en France, mais sur
le col de Somosierra en Espagne, à l’endroit même où, selon le témoignage
des petits-fils des témoins morts, Nizan aurait rédigé la première page de son
roman, le 5 novembre 1936. Cette page avait été lue par lesdits témoins, et
retenue de père en fils par tradition orale. Je l’ai retraduite de l’Espagnol,
ne vous attendez donc pas aux mots exacts de Nizan, mais plutôt à son esprit.
Scene 7 - La soirée à Somosierra Andalous, à l’âme fière et altiers ! Dites-moi comment poussent vos
oliviers. Ce n’est pas l’argent spéculaire, mais votre sang qui est leur mère.
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Andalous, à l’âme fière et altiers ! Andalous, à l’âme fière et altiers ! C’est
l’eau pure et la chaleur solaire qui pousse leurs troncs tentaculaires. Levezvous pour endurer face au vent, ces troncs exploités sont votre ciment. Andalous, à l’âme fière et altiers ! Andalous, à l’âme fière et altiers ! Vous suez
du sang des veines et du cœur, le seigneur s’enrichit de votre sueur. La sève
des troncs millénaires abreuve votre cri libertaire. Andalous, à l’âme fière et
altiers ! Andalous, à l’âme fière et altiers ! Ces arbres sont votre vie et votre
pain, mais ce pain est mangé par d’autres mains. Vous souffrez de siècles de
misère, cette misère est votre seul salaire. Andalous, à l’âme fière et altiers !
Andalous, à l’âme fière et altiers ! Andalous altiers à l’âme fière, levez-vous
sur vos pierres lunaires, criez au monde votre colère en brisant vos chaı̂nes
séculaires. Andalous, à l’âme fière et altiers ! Andalous, à l’âme fière et
altiers !
Scene 8 - Meurtres et hommes en noir Il ne faut pas craindre de haı̈r. Il ne faut plus rougir d’être fanatique. Je
leur dois du mal: ils ont failli me perdre. La haine va s’accroı̂tre de la colère
de savoir que la haine est une dissimulation de l’Etre, un état qui a la pauvreté pour mère. Spinoza dit que la haine et le repentir sont deux ennemis
du genre humain: j’ignorais au moins le repentir, je ferai bon ménage avec la
haine. Bon ménage avec l’oubli. Les devoirs honorés, les drames magiques
engendrés dans les cœurs sont plus que les symboles de ces jeux meurtriers pour les hommes. Il ne reste plus des voyages que des grands désordres
d’images: la déroute des ennemis des hommes, des troubles sur la surface de
la terre et quelques hommes en veston noir, le bras levé sur le pavé, au milieu
de la place déserte de la concorde.
Fin de l’acte IX
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ACTE X: Opale noyre
Scene 1 - Lettre d’Hadrien J’ai révisé mes propres œuvres: les vers d’amour et les pièces de circonstance. Un jour quelqu’un aurait peut-être envie de lire tout cela. Un groupe
de vers obscènes m’a fait hésiter, mais je finis somme toute par l’inclure, car
nos plus illustres poètes en écrivent de tels. Il s’en font un jeu. J’eusse préféré
que les miens fussent autre chose, l’image exacte d’une vérité nue. Mais là
comme ailleurs les lieux communs nous encagent: je commençais à comprendre que l’audace de l’esprit ne suffit pas à elle seule pour s’en débarrasser, et
que le poète ne triomphe des routines et n’impose aux mots sa pensée que
grâce à des efforts aussi longs et aussi assidus que mes travaux d’empereur.
Pour ma part, je ne pouvais prétendre qu’aux rares aubaines de l’amateur.
Ce serait déjà beaucoup si, de tout ce fatras, deux ou trois vers subsistaient.
J’ábauchais pourtant à cette époque un ouvrage assez ambitieux, mi-prose
mi-vers, où j’entendais faire entrer à la fois le sérieux et l’ironie, les faits
curieux observés au cours de ma vie, des méditations, quelques songes. Le
plus mince des fils eût relié tout cela. Cela eût été une sorte de Satyricon.
Mais j’ai mis de côté ce projet trop vaste.
Scene 2 - Lettre de Pline à Tacite (1) Tu me demandes de te raconter comment mon oncle a disparu pour pouvoir le dire avec plus d’exactitude à la postérité: je t’en remercie. Je vois
bien que sa mort est promise à une gloire éternelle si c’est toi qui la célèbres.
Il était à Misène. Il commandait la flotte en personne. Le 24 août, au début
de l’après-midi, ma mère attira son attention sur un nuage à la grandeur et
aspect insolites. Il monta à l’endroit où l’on pouvait mieux voir ce spectacle
étonnant. Un nuage se formait, on sut par la suite qu’il venait du Vésube.
Son apparence et sa forme faisaient penser à un pin-parasol: d’abord la longue
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ligne d’un tronc, ensuite un déploiement de branches. Sans doute projeté par
la colonne d’air quand elle avait pris sa force, puis laissé à lui-même quand elle
l’avait perdue, ou sous l’effet de son propre poids, il s’effilochait en largeur,
tantôt blanc, tantôt sale et tacheté, selon qu’il soulevait de la terre ou de la
cendre. Mon oncle se dit qu’il fallait examiner le phénomène de plus près.
Il fit détacher des quadrirèmes et s’embarqua dans l’idée de porter secours à
Rectina et à beaucoup d’autres gens. Déjà la cendre tombait sur les bateaux,
et plus dense à mesure qu’ils avançaient, avec des pierres ponce et des cayoux noirs brûlés, effrités par le feu. Les déjections rocheuses empêchaient
d’atteindre le rivage, mais il ordonna de mettre le cap vers la maison de Pomponianus à Stabies, de l’autre côté du golfe. Pendant ce temps, le sommet
du Vésube était constellé de flammes et de brasiers immenses que l’obscurité
de la nuit rendait plus clairs et plus éclatants encore. Arrivé au rivage, mon
oncle mourut asphyxié par les cendres et les odeurs de soufre. Tu retiendras
les passages que tu voudras, Un récit historique n’est jamais comme une lettre à un ami.
Scene 3 - Lettre de Pline à Tacite (2) Tu me dis que la lettre que j’ai écrite à ta demande sur la mort de mon
oncle t’a donné envie de savoir les craintes et les épreuves que j’ai endurées
quand il m’a quitté à Misène. C’est ce que j’allais te dire à la fin de ma lettre
car ‘ bien que le souvenir me glace, je vais commencer ’ (Enéide). Après son
départ, je passai tout mon temps à travailler. C’est d’ailleurs pour cette raison que j’étais resté. Puis j’ai pris un bain et dı̂né. Mon sommeil fut bref et
agité. Durant plusieurs jours, il y avait eu des tremblements qui ne m’avaient
pas tellement effrayé, ils sont fréquents en Campanie. Mais cette nuit-là, ils
furent si violents, qu’on n’avait plus l’impression de secousses, mais d’un
véritable bouleversement. A l’époque j’étais dans ma dix-huitième année !
Mon oncle, revenu d’Espagne, ME REPROCHE MON INDOLENCE, moi
qui dormais le jour, pour me consacrer aux plaisirs de la nuit. Notre maison
se lézardait et menaçait de s’écrouler. C’est à ce moment que nous décidâmes
de quitter la ville. Dans ces moments-là, la peur ressemble à la sagesse. Le
rivage était élargi, laissant s’échouer une quantité d’animaux marins sur le
sable séché. De l’autre côté, un nuage noir à faire peur, traversé d’émanations
de feu au tracé sinueux et brillant, se fondait en langues de flammes ressem67
blant à des éclairs, mais plus imposantes. Mon oncle s’enfuit en courant.
C’était le seul qui avait gardé la raison. Peu après, le nuage descendit et
recouvrit la mer. Il avait enveloppé Capri et aussi le promontoire de Misène.
Nous étions dans le brouillard, dans la nuit en plein jour. On entendait
des hurlements, des pleurs, des cris. Le monde était plongé dans une nuit
éternelle. Enfin le brouillard devint plus ténu et se dissipa à nouveau. Nous
retournâmes à Misène, qui avait été ravagée par une vague de mer déferlante.
Tout cela n’est pas digne de l’histoire, mais c’est de ta faute si ce récit ne
vaut pas la peine, car c’est toi qui me l’as démandé.
Scene 4 - Lettre de Pline à Sabinius (1) L’affranchi contre qui tu t’es emporté est venu me trouver et s’est prosterné
à mes pieds comme s’il était aux tiens. Il a beaucoup pleuré, beaucoup supplié et gardé un long silence. En un mot, il m’a convaincu de la sincérité
de ses regrets. Je crois vraiment qu’il s’est amendé, parce qu’il reconnaı̂t sa
faute. Tu es furiex, je le sais, et avec raison, je le sais aussi. MAIS PLUS ON
A RAISON D’ÊTRE FURIEUX, PLUS ON A DE MÉRITE À PARDONNER. Tu as aimé cet homme et, je l’espère, tu l’aimeras encore.
Scene 5 - Lettre de Pline à Sabinius (2) Tu as bien fait d’ouvrir ton cœur et ta maison, ma lettre aidant, à
l’affranchi que tu as eu en amitié. Tu en seras heureux. Ce qui est sûr
en tout cas, c’est que je le suis déjà. Tu vois bien que tu es capable de te
laisser fléchir et d’écouter mes conseils, même en colère, et que tu m’estimes
assez pour que j’aie de l’influence sur toi ou, si tu le préfères, pour entendre
mes prières. Je t’en félicite et t’en suis gré. Mais un conseil pour l’avenir:
ouvre ton cœur à tes serviteurs, même si je ne viens pas intercéder en leur
faveur.
Scene 6 - Lettre de Pline à Tacite (3) -
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J’ai lu ton livre et j’y ai fait des annotations aussi précises que possible, sur les modifications et les suppressions auxquelles il faut, selon moi,
procéder. J’ai l’habitude de dire la vérité et toi de m’écouter volontiers.
Car il n’y a que ceux qui méritent les plus grands éloges qui supportent si
facilement la critique. Maintenent j’attends que tu envoies mon livre avec
tes annotations.
Scene 7 - Lettre de Pline à Septicius Le voyage s’est bien passé, bien que certains des miens aient été incommodés par les grosses chaleurs. Mon lecteur ENCOLPE, compagnon de travail et de plaisir, a eu la gorge irritée par la poussière et s’est mis à cracher
du sang. Quel drame pour lui, quel malheur pour moi s’il ne peut plus travailler alors qu’il tire précisément tout son crédit de son travail. Qui lira mes
ouvrages aussi bien que lui ? Qui écouterai-je avec plus de plaisir ?
Scene 8 - Tacite, Annales, Livre XVI, chapitre XVIII Au sujet de Caius Petronius, il consacrait le jour aux plaisirs de la nuit et
la nuit aux plaisirs du jour. De même que d’autres étaient connus pour leur
activité, lui l’était par ses voluptés. Proconsul en Béthynie, puis consul, il
se montra portant vigilant et capable de gérer les affaires puis, retombé dans
ses vices, il se retira à Cumes, dans la baie de Naples, où il avait vécu les
éruptions dans sa jeunesse. Il se lassa d’attendre mais ne se pressa pas, pour
autant, d’abandonner la vie. Il se fit ouvrir les veines et les bander, selon
son caprice, en parlant à ses amis et écoutant des propos sur l’immortalité
de l’âme. Il gratifia tous ses esclaves, certains par de l’argent, d’autres par
des coups de fouet. Il se mit à dormir pour simuler que sa mort était l’effet
du sort. Dans son testament, il ne flatta pas l’Empereur Trajan, comme il
est d’usage, mais il mit par écrit ses abominations en les attribuant à des
débauchés et en indiquant le caractère inverti de leurs accouplements. Il
scella le livre et l’envoya par lettre anonyme à l’Empereur. Quand celui-ci
demanda qui en pouvait être l’auteur, on lui suggéra le nom de Cilo. En fait,
c’était Caius Plinius qui signait sous le pseudonyme de Petronius=Plinius69
praetor.
Fin de l’acte X
70
.
71
ACTE XI: le Satyricon
Scene 1 - Ici commence le Satyricon de Petrone J’écoutais bouche béante et ne m’aperçus pas qu’Ascyltos avait fini. Pendant que je m’enfonçais dans la chaleur de cette longue diatribe, une troupe
d’écoliers envahit le portique. Ils venaient manifestement ouı̈r une harengue
improvisée par je ne sais quel rhéteur, en réponse au cours d’Agamemnon.
Pendant que ces marmousets bafouent, qui le fond même, qui l’ordonnance
et l’écriture du discours, je m’évade opportunément pour courir en quête
d’Ascyltos. Débouchant dans un lieu secret, la matrone obséquieuse soulève
une portière, – c’est ici, dit-elle, que je pense que tu habites. Je me défendis
de connaı̂tre ce logis. En même temps j’aperçois parmi les mérétrices à poil,
des promeneurs furtifs. Bien tard, que dis-je ? trop tard, je compris que je
m’avais égaré dans un lieu d’honneur. Exécrant les embûches de la vieille
ogresse, je couvris ma tête et je m’empressai de fuir à travers le lupanar,
vers une autre sortie. J’en touchais le seuil, lorsque je m’aplatis contre Ascyltos, crevant de fatigue et plus défaillant que moi. Vous auriez imaginé
que la même procureuse nous avait affrontés en ce clapier. C’est pourquoi,
riant un peu, je lui fis ma révérence, – et que fais-tu, lui dis-je, en ce taudis
compromettant ? A pleines mains, il bouchonna la sueur qui l’inondait, – si
tu savais ce qui m’est arrivé, gémit-il, – quoi de neuf ? répliquai-je. Mais
lui, presque mourant, – comme j’errais dans la ville entière, sans retrouver la
place où j’avais laissé notre auberge, m’accoste un père de famille qui s’offre
à me conduire, le plus honnêtement du monde. Ensuite, par des venelles très
obscures, il m’emmène jusqu’ici et, m’offrant de l’argent, il se met à réquérir
de moi le don de la courtoisie. Déjà la matrulle avait touché un as pour prix
du cabinet. Déjà il passait la main dans mes chausses et, n’était ma vigueur
plus grande que la sienne, j’eusse trinqué sans phrase.
Je reconnus Giton, – ton ami, s’exclama-t-il, ton copain Ascyltos, a devancé ta venue. Ici, me trouvant tout seul, le monstre a voulu entamer ma
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puder. Comme je criais de mon mieux, il a dégainé et, – si tu es Lucrèce,
m’a-t-il dit, tu as trouvé ton Tarquin, entendant cela, je poussais mes griffes
vers les yeux d’Ascyltos, – que réponds-tu à cela, coquin ! soumis et plus
banal qu’une paillasse rouleuse, toi dont le souffle même est ignominieux ?
Feignant d’une horreur mensongère, Ascyltos lève à son tour la main sur
moi et s’exclame sur un ton encore plus élevé, – as-tu fini ton cirque, gladiateur obscène, assassin de ton pote, rebuté des amphithéâtres ? toi qui,
même lorsque tu godillais drûment, n’as jamais accollé une femme propre !
Oublies-tu que je t’ai servi de frère, comme l’adolescent dans ce cabinet ?
– Alors, pourquoi m’as tu quitté alors que j’essuyais ce pédant ? Ascyltos,
nos humeurs ne peuvent s’accorder, partageons les hardes que nous avons en
commun, et allons combattre séparés notre commune pauvreté, – mais, dit-il,
en qualité de beaux esprits, nous sommes conviés à un banquet. Passons une
nuit agréable, et demain je me pourvoirai d’un gı̂te et d’un autre amant, –
depuis longtemps je cherchais à espacer et reprendre avec Giton nos amusements d’autrefois. Il prit alors sa courroie et se mit en devoir de m’étriller
abondamment, en ajoutant à ses coups des propos dérisoires, – frère, cela
t’apprendras à vouloir trancher avec ton amant !
La suivante, qui s’appelait Psyché, étendut sur le parquet une couverture et sollicita mes génitoires glacés par mille morts. Ascyltos avait enfoui la tête dans son paleteau n’ignorant combien il est périlleux d’intervenir
dans les secrets d’autrui. L’entremetteuse sortit deux sangles vigoureuses et
m’attacha, tour à tour, les pieds et les mains, – et moi, dit Ascyltos, suis-je
pas digne de boire ? Elle applaudit à deux mains en voyant mon sourire,
– cavalier, dit-elle, je t’ai assez donné, laisse-le vider ton gobelet jusqu’à
la lie. Puis, – notre Encolpis n’a donc pas humé toute la dose ? Survint
alors un cinède qui, tantôt nous amignardait à coup de fesses, tantôt nous
clôturait de baisers cadavéreux. TOUT ESCLAVE QUI SORTIRA SANS
LE CONGÉ DU PATRON, CENT FOIS RECEVRA LES ÉTRIÈRES. Ascyltos, passé maı̂tre en toute espèce de canaillerie, souleva l’adolescent à
la faveur des ombres et le porta sous ses couvertures. Enveloppé tout à
son aise d’un frère qui n’était pas le sien, Giton n’éprouvant ou dissimulant peut-être cette injure, s’endormit dans des baisers adultères. Au matin,
je palpai mon lit dépouillé de sa joie. Par ce que les amants ont de plus
sacré, je fus sur le point de transperser l’un et l’autre de mon glaive et de
prolonger leur sommeil en trépas. A la fin, prenant un parti plus sensé, je
secouai Giton à coup d’étrivières puis, regardant Ascyltos d’un air menaçant,
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– puisque, dis-je, tu as violé par un crime la foi et la commune amitié, va
souiller un autre lieu de ta présence, – courage dit-il, il nous faut à présent
partager l’adolescent. UN ADOLESCENT, DANS LE BAIN, IL Y A PEU
D’INSTANTS, S’EST EGARÉ. SON AGE, ENVIRON XVIII ANS, CRESPELÉ, AVENANT, D’UNE EXTRÊME BEAUTÉ, NOMMÉ GITON, SI
QUELQU’UN VEUT BIEN LE RENDRE OU SIGNALER SA RETRAITE,
IL RECEVRA MILLE NUMMUS.
– A présent, dis-je, Fortuna, ta victoire est complète ! Car Giton, pâmé
sur ma poitrine, avait perdu le souffle. Enfin, quand une sueur abondante
eut révoqué nos esprits, j’embrassai les genoux d’Eumolpus, – pitié, lui dis-je,
pitié pour deux mourants ! Eumolpus jure par les Dieux et les Déesses qu’il
ne sait rien du mal qui nous échoit, qu’il n’a compliqué son action d’aucune
ruse perfide, mais que, ingénu et sans malice, il nous a introduit en bons
camarades sur la nef où, depuis longtemps, le passage était retenu par Lycas
Tarentinus, homme véricondieux, et pas seulement le patron de ce navire. Il
est au marché pour se défaire de sa cargaison d’esclaves. Nous devons donc
notre passage à ce cyclops ! Et à la ragoûtante Tryphœna, qu’il promène
ça et là pour étaler ses voluptés, – ce sont eux, dit mon amant, que nous
fuyons. Débarquons au premier port venu, moyennant salaire, bien entendu,
– affirmons que la mer impatiente nous a conduit à nos derniers moments,
et par simulation de larmes, dis-je, le timonier, pressé de miséricorde, nous
sera indulgent, – impossible, dit Eumolpus, un vaisseau d’un tonnage aussi
important ne peut entrer au port que par une périlleuse manœuvre. Et Lycas
sera pressé de visiter le moribond. La fortune nous conduira devant le maı̂tre
que nous fuyons, – non ! non ! dis-je, examinez ce que j’ai conçu. Muons
notre couleur, des ongles aux cheveux, en esclaves Aetiopes. Grâce à ce
changement de teint, nous nous imposerons à nos ennemis, – malin, va ! dit
Giton. Il faut pareillement nous circoncire pour avoir l’air de Juifs, trouer
nos oreilles en imitation des Arabes et nous passer la mangoulette au blanc
de craie pour que les Gaules nous regardent comme leur naturel, comme si
la pigmentation de la peau pouvait édulcorer le visage ! vas-tu tuméfier tes
lèvres en barrelets ou rouler tes cheveux à l’instar des nègres ? – que les
Dieux ni les hommes ne souffrent de pareille chose, exclama Eumolpus.
– M’est apparu dans mon rêve, dit Eumolpus, Priapus me signalant que
cet Encolpis que tu cherches est dans ton navire. Sache par là à quel point
Epicure est un homme divin, – est-il possible, dit Lycas perturbé par ce discours, qu’il se soit coupé les cheveux à mon bord, et cela pendant une nuit
74
pacifique ? Amenez ici les coupables. Sur ce, nous sommes, moi et Giton,
condamnés à quarante coups de garcette. L’exécution ne se fit pas attendre
et tombent sur nous des matelots furibonds armés de cordes et de fouets. Je
digérai les trois premières sanglades avec le courage d’un spartiate. Quant à
Giton, dès la première volée, il poussa un cri aigu, et toutes les servantes arrivèrent au secours du pauvre bâtonné dont la beauté avait déjà désarmé les
hommes d’equipage. Lycas tourna son regard vers mes parties sensibles et dit,
– salut, Encolpis. UN ENNEMI QUI SE REND, DOIT ÊTRE PARDONNÉ.
Scene 2 - La Guerre Civile (Lucain)
A peine l’eut-t-elle dit
Rompue par un éclair
La nue s’étendit
Et puis elle libère
Des feux fulgurants
Le Père des ombres
En feu coruscant
Ejecta des ombres
La terre blêmit
Sous des coups d’enfer
Et le ciel rougit
Tel forge de fer
Malheur aux hommes
Désastres à venir
C’est le ciel qui tonne
Regardez-le frémir
Le Titan s’efface
Par le voile d’une nuée
Et ne laisse de trace
Que cendres et fumée
Cyntie annula sa face
Resta sans lumière
Que la cendre écrase
En avant et arrière
Rompus et tournant
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Les monts s’écroulent
Les fleuves mourant
Sortent de leur moule
La rage est dans le ciel
Et Mars se redresse
Le Vésube n’est plus miel
Et sort de sa paresse
En feux insolites
Il vomit ses foudres
Lance ses pyrites
Et fait tout dissoudre
Un météore escorté
D’étoiles inconnues
A tout emporté
Et voile notre vue
Jupiter s’écroule
En averse de sang
C’est le feu en boule
Qui monte et descend
Scene 3 - Ici continue le Satyricon de Petrone – Si elle ne te dégoûte une femme d’honnête maison, experte de mâle
depuis peu, je te prie, ô jeune homme ! Tu possède un frère, je le sais,
car je n’eus de honte à m’enquérir de toi. Mais qui donc te prohibes de
m’adopter en sœur ? Daigne donc éprouver mon baiser quand bon te semblera, – c’est plutôt à toi, lui dis-je, de prier qu’il te plaise admettre sans
répugnance un pérégrin parmi tes serviteurs. Tu me trouveras religieux si tu
me laisses t’adorer. Et pour que tu ne penses pas que j’accède gratuitement
à ce temple de l’amour, je te cède mon frère, – Eh ! quoi, dit-elle, tu me
donnes celui-là hors duquel tu ne peux vivre, aux caresses de qui tes jours
sont suspendus, celui-là même que tu aimes comme moi je voudrais être aimé
de toi ? Comme elle disait ces choses, avec tant de grâce amalgamée à sa
voix, vous auriez cru ouı̈r une sirène. C’est pourquoi, saisi d’admiration, et
tout le ciel coruscant à mes yeux de je ne sais quel rayon illustre, je lui demandai son nom de déesse, – Oui da ! ma servante ne vous a pas appris que
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je me nomme Circé ? Je ne suis pas la progéniture du soleil ni ma mère a
arrêté au gré de ses caprices un astre à son déclin, cepandant j’aurais de quoi
demander au ciel des bénédictions, pour qu’il conjoigne nos destins. Prends
donc mon étreinte, si elle est pour te plaire, ici tu n’as pas à craindre les
fâcheux, ton frère est loin de cet endroit. Sur ce, m’impliquant dans ses bras
doux comme le duvet, elle m’entraı̂na sur une pelouse revêtue d’un mélange
de gramen. – Je l’avoue, ô maı̂tresse ! j’ai prévariqué bien des fois, car je
suis homme et jeune encore. Mes fautes, néanmoins, ne m’ont pas poussé à
la mort du délinquant. Tu possèdes les aveux du coupable. Ce que du daigneras prescrire, je l’ai mérité. J’ai fait trahison, j’ai navré un homme, j’ai violé
un sanctuaire ! Parmi tant de forfaits, décrète mon châtiment. Glissant la
main au bon endroit, elle ausculta ma vigueur. Bientôt, la tige docile au
commandement de sa duègne se durcit. Fétillant de plaisir elle dit, – vois,
mon Chryris, ce lièvre que j’ai levé pour d’autres avant toi ! A ces mots,
elle apporta une torque de cuir graissée d’un oing composé d’huile, et me
l’enfonça en me flagellant doucement les alentours. Ma tige se releva enfin,
– les Dieux sont grands ! Ils m’ont restauré en mon entier.
Fin de l’acte XI
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ACTE XII: Le mystère Vermeer
Scene 1 - Charlot serre la main de Lady Macbeth Les époux de Gaulle partirent le 3 juin 1970 dans une DS noire, sans
précautions particulières de sécurité. Ils parcoururent des centaines de km
sous le soleil de plomb de Castille, Andalousie, Galice, Extrémadoure et Compostelle. Le Général se sentait en harmonie avec le territoire du Cid et de
Don Quichotte. Mais il y eut une ombre dans ce voyage. Le Général avait
bien déclaré avant de partir: ‘naturellement je verrai Franco’. Sans avoir rien
demandé, le dernier dictateur des années 30 recevait une caution inespérée
du dernier des vainqueurs de 45. François Mauriac se déclara glacé par cette
rencontre et Malraux affirma qu’il aurait quitté le gouvernement au cas de
s’y être trouvé. De retour en France, de Gaulle remercia Franco de son accueil, dans une lettre qui était plus qu’une simple politesse: ‘j’ai été râvi de
connaı̂tre l’homme qui assuma le progrès et la grandeur future de l’Espagne’,
dit-il sans rougir. On n’a retrouvé aucune photo de leur poignée de main, elle
aurait trop rappelé celle d’un autre chef d’Etat Français à un autre dictateur,
tous deux mis heureusement hors de la circulation non sans avoir réussi un
massacre préalablement. Mais de Gaulle n’avait que quelques mois à vivre
car on ne badine pas avec les pestiférés en vain. Lorsqu’on voulut l’enterrer,
il fut impossible de laver les tâches rouges qui avaient poussé sur ses mains,
même en utilisant tous les parfums d’Arabie. Ses empruntes digitales de
couleur rougicide sont encore visibles dans la lettre qu’il envoya à Franco,
jalousement gardée dans les archives de sa famille au Pazo de Meirás, l’une
des grandes propriétés foncières qu’il pilla au patrimoine et l’Etat, et qu’il a
été impossible de récupérer par la suite.
Scene 2 - Le visage de la France 78
Voici donc plus de vingt ans que Jean Moulin partit, par un temps de
décembre, pour être parachuté en Provence, et devenir le chef du peuple de
la nuit. Sans cette cérémonie, combien d’enfants de France sauraient son
nom ? Il fut tué, et depuis sont nés seize millions d’enfants... Après vingt
ans, la Résistance est devenue un monde de limbes où la légende se mêle
à la réalité. Le sentiment profond, organique, millénaire, qui accompagne
son accent légendaire, voici comment je l’ai rencontré. Dans un village de
Corrèze, les Allemands avaient tué des combattants du maquis, et donné
l’ordre au maire, de les faire enterrer en secret, à l’aube. Il est d’usage dans
cette région que chaque femme assiste aux obsèques de tout mort de son
village en se tenant sur la tombe de sa propre famille. Nul ne connaissait ces
morts, qui étaient des Alsaciens. Quand ils atteignirent le cimetière, portés
par des paysans sous la garde des mitraillettes allemandes, la nuit qui se retirait comme la mer laissa paraı̂tre les femmes en noir de Corrèze, immobiles
de haut en bas de la montagne, et attendant en silence, chacune sur la tombe
des siens. Ce sentiment, sans lequel la Résistance n’eût jamais existé, c’était
simplement l’accent invincible de la fraternité. Jean Moulin s’employa, jour
après jour, peine après peine, à réunir tous les mouvements de résistance. Il
y a inévitablement des problèmes de personnes et, bien davantage, la misère
de la France combattante, l’exaspérante certitude, pour chaque maquis ou
chaque groupe-franc, d’être spolié au bénéfice d’un autre maquis ou d’un
autre groupe, qui embrasse, au même moment, les mêmes illusions. Qui
donc sait encore ce qu’il fallut d’acharnement pour parler le même langage à
des instituteurs radicaux ou réactionnaires, des officiers trotskystes ou communistes en retour de Moscou, tous promis à la même délivrance ou à la
même prison. Ce qu’il fallut de rigueur à cet ancien préfet de gauche et
ami de la République Espagnole, chassé par Vichy. La Résistance grandit,
les réfractaires du Travail Obligatoire vont bientôt emplir le maquis. La
Gestapo vigile aussi, la milice est partout. C’est le temps des aboiements de
chiens au fond de la campagne, des parachutes multicolores, des caves et des
cris désepérés des torturés... la grande lutte des ténèbres a commencé. La
trahison joue son rôle et aux trois quarts d’heure de retard de Jean Moulin
correspond un long retard de la police allemande. Assez vite, celle-ci apprend q’elle tient le chef de la Résistance. C’est en vain que le jour où, après
l’avoir torturé au Fort de Montluc à Lyon, l’agent de la Gestapo lui tend de
quoi écrire. Pour la terrible suite, écoutons seulement les mots de sa sœur:
‘son rôle est joué et son calvaire commence. Bafoué, sauvagement frappé,
la tête en sang, les organes éclatés, ils atteint les limites de la souffrance
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humaine sans trahir un seul secret, lui qui les savait tous’. Mais voici la
victoire de ton silence atrocement payé. Regarde ces femmes noires qui veillent tes compagnons, elles portent le deuil de la France. Regarde les chênes
nains du Quercy avec des drapeaux de mousseline noués. Regarde ton peuple
d’ombres se lever dans la nuit de juin. Entends le fracas des chars allemands
qui remontent vers la Normandie à travers les longues plaines en insurrection.
Grâce à toi, ces chars n’arriveront jamais. Regarde ces clochards cachés entre les chênes sortir à quatre pattes de leur cachette, pour arrêter avec leurs
mains armées de bazookas l’élite des blindés allemands, la division Das Reich. Avec Leclerc, entré aux Invalides sous l’exaltation du soleil d’Afrique,
entre ici, Jean Moulin, avec ton sinistre cortège. Avec ceux qui ont péri dans
les caves sans avoir parlé, et ceux qui, plus atroce encore, ont parlé; avec
ceux qui ont été rayés dans les camps de la mort; avec ces files affreuses de
condammés trébuchant dans la nuit et le brouillard; avec la femme morte à
Ravensbrück pour avoir donné asile à l’un des nôtres. Entre ici avec le peuple
de l’ombre. Ecoute ce soir, jeunesse de France, les cloches d’anniversaire qui
sonnent depuis quatorze ans. Entends-les, elles vont sonner encore une fois
pour toi. Entends le chant des partisans que j’ai entendu psalmodier dans le
brouillard des Vosges et les bois d’Alsace quand les commattants de Corrèze
ont affronté les chars de Rundstedt, reparti à l’assaut de Strasbourg. Ce
chant c’est la marche funèbre des cendres de Jean Moulin. A côté de Carnot
et ses soldats de l’An II, de Victor Hugo et ses misérables, de Jaurès et ses
affamés, le visage supplicié de Jean Moulin était, le jour de son martyr, le
visage de la France.
Scene 3 - Le mythe de Sherlock Holmes Malraux a abordé le problème de l’art comme un détective qui cherche
un crime à partir de maigres indices et qui arrive à des découvertes surprenantes en retrouvant un criminel insoupçonné. C’est le mythe de ‘Sherlock Holmes’, qu’on pourrait aussi appeler ‘Hercule Poirot’, ou n’importe
quel petit détective de roman noir américain. Ces héros sont des mythes
de la culture occidentale au même titre que Don Juan ou Don Quichotte.
Nous avons déjà souligné qu’il est dangereux de se croire un mythe: ça finit
mal, car c’est l’essence même du mythe. Notons au passage que ni Holmes
ni Poirot ou compagnie n’ont jamais découvert de grands criminels, seule80
ment des petits délits sans importance. Car eux-mêmes étaient au service de
grands criminels, le Gouvernement Anglais, en l’occurence, pour Holmes. Les
grands crimes d’état, les massacres coloniaux, les fraudes commises par les
grandes banques de la City enrichies par des traffics crapuleux, l’exploitation
de l’Inde ou de la Chine, tout cela n’est pas du ressort de Holmes, mais des
historiens. Holmes ne s’occupe que de l’insignifiant et laisse à d’autres les
grands événements. Le mythe Holmes explique ainsi pourquoi les historiens
anglais sont les plus remaquables. Ce sont les Polybe, Tite-Live, Plutarque
et Tacite des temps modernes. Ils sont capables de dénoncer tous les grands
crimes commis par leur gouvernement, avec quelques siècles de retard, tout
de même. Se prenant pour Holmes, Malraux a voulu comprendre Vermeer
et Picasso, en retrouvant des traits insignifiants de ces peintres, et rien de ce
qui est important. C’était à attendre. Les crimes que Picasso dénonce sont
des crimes d’etat, pas des petits délits commis a l’aide d’un chien enragé ou
une oie abattue pour les fêtes de Noël.
Scene 4 - Picasso selon MalrauxLorsque Malraux était progressiste, c’est-à-dire avant 1939, il était le
plus brillant intellectuel français de son époque. Il comprit le génocide en
Chine, l’exploitation coloniale en Indochine, la lâcheté d’une République qui
laissait les Espagnols entre les mains des pires criminels du XXème siècle.
Il ne comprit pas le Stalinisme, mais personne ne comprend tout. Devenu
gaulliste, il se vit devenir un intellectuel médiocre. Il ne comprit pas la guerre
d’Algérie, la torture qu’il nia hypocritement avec un visage ravagé par des
tics nerveux, mai 68 qu’il croya étouffer en se mettant à la tête d’un cortège
funèbre, avec drapeau tricolore et Marseillaise. L’enseigne et le chant des
sans-culottes récupéré par les culottés. Malraux croyait comprendre l’art en
lançant des propos frivoles au contenu énigmatique et auto-contradictoire. Il
devint l’élève médiocre de Dali. On connait le célèbre ‘Picasso est un grand
artiste, moi aussi; Picasso est un génie, moi aussi; Picasso est communiste,
moi non plus’, du grand maı̂tre catalan. Au ‘Croyez-vous que je sois mort’
de Picasso, Malraux répondit par un ‘croyez-vous que je sois ministre’. Il
aurait dû répondre ‘moi aussi’.
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Scene 5 - Vermeer selon MalrauxL’un des plus grands peintres du monde, mort à 43 ans, avait-il cessé de
peindre depuis l’âge de 35 ? Avait-il perdu son génie, semblant oublier, à
l’exception de quelques rares commandes, ce qu’il avait apporté à la peinture
? Il est difficile de le croire malade au point de ne plus arriver à s’exprimer.
Il représenta sa belle-mère lors d’un conflit de succession quelques mois seulement avant de mourir... ces filles enceintes, sont-elles ses filles ? Il y a dans
l’œuvre de Vermeer un visage d’homme presque aussi consistant que celui de
sa fille, il est astronome, géographe, c’est probablement l’artiste lui-même.
Si Vermeer gravit son escalier étage par étage, il ne le gravit pas marche
par marche. Le développement de son art semble suivre une courbe de
solénoı̈de. Il revient sur ses œuvres antérieures. Nous avons donc prudamment classé ses tableaux de chaque cycle selon ce que suggère la succession
des cycles mêmes. Celle-ci restitue au génie de Vermeer l’approfondissement
qui accompagne celui de presque tous ses égaux. La lente conquête qui oriente chacun d’eux vers son univers le plus dense, le plus cohérent, le plus
particulier. Quant aux méandres, nous avons suivi le conseil de Delacroix:
dans le doute, parier pour le génie.
Scene 6 - La lumière de Vermeer C’est sous ce nom que se déroula une exposition à Washington et la Haye
consacrée au peintre en 1975. L’exposition réussit l’exploit de réunir 22 toiles
sur les 35 cataloguées. En 1696, quelques vingt ans après la mort du peintre,
une vingtaine de tableaux furent mis à la vente par le riche rentier Van
Ruijvern pour cause de succession. Ces toiles ont, depuis, parcouru le monde
et on les retrouve aujourd’hui à La Haye (3), Amsterdam (4), Washington
(4), NY-Metropolitan (4), NY-Frick (2), Louvre (2), Dresde (2), Berlin (2),
NG-Londres (2) et 10 autres ailleurs. Quatre siècles plus tard, une bonne
partie de ces peintures se retrouvaient à nouveau réunies pour le plaisir des
amateurs d’art.
On ne sait pratiquement rien sur la vie de Vermeer, comme on ne sait
pratiquement rien sur celle de Shakespeare ou Cervantès. Il n’était même
pas connu hors Delft de son vivant, car il ne vendait ses rares tableaux qu’en
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cas de nécessité, semble-t-il. Les experts d’art le retrouvèrent à la fin du
XIXème siècle, en causant les dégâts sur ses admirateurs si bien racontés par
Proust. Il est né à Delft en 1632, il s’inscrivit en 1652 à la Guilde se St. Luc,
il épousa Catharina Bolnes en 1653 et eut 11 enfants, il meurt à 43 ans à
Delft, en 1675. C’est tout ce qu’on sait.
Scene 7 - Le mystère de Vermeer Vermeer est, avec Léonard de Vinci, le plus grand mystère de la peinture.
Les historiens d’art n’ont pas pu pénétrer son message pas plus que celui
du grand florentin. Comme celui-ci, il n’a laissé que très peu de tableaux,
quelques 35, face à la vingtaine, en comptant les perdus, de son génial
prédécesseur italien. Bizarrement, les critiques d’art n’ont pas fait le lien.
De la même façon que Léonard s’auto-représentait de façon répétée sous la
forme de jouvenceau, vierge ou androgyne, à divers stades de sa vie, Vermeer
nous déploie son existence languide dans une petite cité lacustre parcourue de
canaux virides, en Hollande méridionale. On chercherait en vain les milices
armées de piques et mousquetons de Rembrandt ou Hals, reflet du conflit qui
fait rage depuis trop longtemps avec les Pays-Bas encore plus méridionaux.
C’est un havre de paix immobile que nous propose le Delftinois, mais cette
paix cache un drame, plusieurs drames même. En effet, si Rembrandt et
Hals nous jouent la comédie en blanc et noir, Vermeer joue la tragédie en
coloroscope. Revenons pour le moment au drame dans cette tragédie en 35
scènes, qui débute par la courtisane de Dresde et s’achève par la mort du
peintre, présagée par l’autoportrait de Vienne où l’artiste nous refuse son
visage comme un acteur qui tourne le dos au public avant de quitter la scène.
Vermeer nous propose des tableaux intimistes d’intérieur avec peu de
personnages, deux ou trois au maximum, voire aucun dans la vue de Delft.
C’est un long monologue psychologique. Rien à voir avec le bouillonnant
Shakespeare, qui réussit à caser une bataille à cheval dans l’enclos minuscule
d’un espace scénique, ou Rembrandt d’ailleurs, qui case une poule dans sa
Ronde de Nuit. Dans le caléidoscope vermérien, les mêmes deux ou trois
personnages rentrent et sortent de la scène, oui, les mêmes, mais masqués.
Le masque c’est la couleur, raison pour laquelle les studieux d’art ont été
confondus dans leur identification. Mais encore, où est le drame ? La réponse
est simple: là ou il y a du noir. Ce peintre est malade, c’est clair. Un peintre
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qui peint si peu et meurt à quarante ans est souffrant. Mais de quoi souffre-til ? La seule piste est l’Allégorie de la foi où une femme devant la Crucifixion
se place la main au cœur, d’où certains ont déduit que le peintre souffrait
du cœur et périt d’un infarctus selon les lois de la cardiologie élémentaire.
Ces disciples du docteur Watson auraient bien fait de s’intéresser aux autres
détails du tableau, ainsi qu’à ceux de l’autoportrait de Vienne. Ces détails
nous décrivent avec exactitude les symptômes de la maladie, et cette maladie
tue de mort lente, comme l’aimait Brassens, et pas d’un coup foudroyant,
coup au cœur par ailleurs étonnant chez un homme dans la force de l’âge. Et
encore, c’est bien cette maladie qui l’empêche de travailler vite, c’est la même
que celle de Léonard. Ce peintre est un maniaque du détail, qui ose nous
inverser ses mappemondes par les lois de l’optique réflective de Descartes,
Snell ou Huygens. Oui, ce peintre est un maniaco-dépressif. Mais, tant qu’on
y est, est-ce seulement la cartographie qui a pris le coup de la réflectivité ?
Non, il y a d’autres inversions plus graves, nous y reviendrons.
Venons enfin à la couleur, et quelle couleur ! Pas seulement le jaune
qui avait tellement intrigué Proust, et qui par mérite devrait être appelé
jaune-Vermeer, de la même façon qu’on parle d’un mauve-Vélasquès, rougeCarpaccio ou d’un noir-Goya. Etonnante palette de Vermeer dans le pays
de la lumière incertaine. Aurait-on échangé la Venise du Nord avec celle du
Sud ? Ce serait oublier que les peintres flamands du XVème avaient déjà
donné valeur symbolique à leur Rouge et leur Bleu, à la façon de Van Eyck
et Van der Goes. Rien d’original, c’est de la simple héraldique médiévale.
Les studieux de l’art classique se sont acharnés à décortiquer l’art de la perspective, c’est-à-dire de la troisième dimension picturale, ou illusion spatiale
si on préfère. Ils nous expliquent la ligne d’horizon, les points de fugue, dans
les règles de la géométrie projective la plus sophistiquée. Et que fait-on de
la quatrième dimension, la chromatique ? Les studieux de l’art accumulent
les plus minimes données en rafistolant dans les archives les plus cachées et
inconnues, mais le résultat final est décevant. Les données biographiques sur
Vermeer n’aident en rien à comprendre ses tableaux. On y chercherait en
vain son épouse légitime ou l’un quelconque de ses 11 enfants, qui avaient
au plus une dizaine d’années au moment où la plupart des tableaux ont été
peints. Or dans ces tableaux, on ne voit que deux uniques jeunes filles, âgées
entre 15 et 20 ans, avec les déguisements les plus divers. Ces deux jeunes
filles sont donc nées autour de 1650, alors que l’artiste n’avait que 18 ans, et
plusieurs années avant son mariage. En ce qui concerne le code de couleurs
de Vermeer, il ne faut pas chercher très loin pour le retrouver, c’est celui de
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Rimbaud.
Scene 8 - La couleur de Vermeer Les couleurs de Vermeer, semblables à celles de Rimbaud et donc équivalentes
à des voyelles, sont:
A = noir = schwarz (maladie, mort)
E = blanc = weiss (neige, tissu)
I = rouge = Lippe (amour, lèvres)
U = vert = grün (canal, eau)
O = bleu = blau (mer, lac)
Sa palette contient en plus deux couleurs importantes:
jaune = gelb (Geliebte= amante)
brun = braun (Vater= père)
Le nom Vermeer est aussi associé au français ‘vert’ et à la mer, ou plutôt
‘Meer’, c’est-à-dire lac ou mer intérieure, qui sont eux-mêmes associés à la
couleur bleue. Donc Vermeer se peint en bleu, sauf s’il veut souligner qu’il
habite une ville à canaux, et dans ce cas il se peint en vert. S’il est amoureux,
il se montre en rouge, et s’il est malade ou en deuil, en noir. Vermeer apparaı̂t dans les tableaux suivants avec la couleur qui est indiquée:
1) NY-Frick – soldat – rouge – amour
2) Berlin – cruche – marron – père
3) Windsor – épinette – noir – deuil
4) Louvre – astronome – vert – Delft
5) Frankfurt – géographe – bleu – mer
6) Vienne – atelier – noir – maladie
L’amante de Vermeer apparaı̂t au moins dans un tableau:
1) Dresde – courtisane – jaune
Deux filles de Vermeer sont visibles de profil dans:
1) Mauritshuis – fille au turban – bleu et jaune
2) Metropolitan – fille sans turban – bleu et blanc
Dans les deux cas, le bleu est la couleur du père, et l’autre celui de la mère.
Sur les 35 tableaux de Vermeer, 26 au moins correspondent aux deux filles,
2 au peintre lui-même et probablement 3 (les trois premiers) à l’amante.
Le monde de Vermeer se réduit donc à ces quatre personnages: l’artiste,
l’amante et les deux filles. Les autres personnes n’existent pas ou sont de
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simples figurants. L’erreur serait de vouloir identifier ces personnages par
leur visage au lieu de la couleur. Car les visages de Vermeer ne sont que des
masques. La clef pour comprendre un tableau de Vermeer, c’est l’objet qui
se trouve au centre. Cet objet est un mot composé dont la première partie
contient la lettre e et l’autre un double ee, comme V er − meer. Ces mots
sont du type: perle d’oreille, globe terrestre, carte nautique, lettre échangée,
etc... Dans certains cas comme ‘carte nautique’ (See − Karte) le double
ee précède le e simple, et le tableau montre l’objet inversé selon les lois des
miroirs. Pour les cartes géographiques, cela est évident, mais qu’en est-il
lorque deux personnages échangent une lettre ? Ce sont leurs visages qui
sont échangés ! Ce peintre est un travesti, il n’hésite pas à s’habiller en
femme.
Scene 9 - La maladie de Vermeer Il y a deux tableaux-clef pour comprendre la maladie de Vermeer: l’atelier
de Vienne et l’Allégorie de NY. Dans les deux cas, un rideau à gauche ouvre
la scène. Dans le premier cas, le peintre de dos, en noir, avec sa fille en
jaune-bleu, devant une carte inversée, sous une lampe à araignée bizarre. Un
lit à gauche laisse couler des tissus sur une chaise en rouge. Dans le deuxième
cas, l’autre fille en blanc-bleu, la main au cœur, sous une lampe globulaire
bizarre, suspendue du plafond par un tissu bleu, et montrant une crucifixion
accrochée au mur du fond. Une autre chaise à gauche et un étrange serpent
au sol qui vomit du sang. Le peintre souffre de nausées et de vomissements.
Mais d’où viennent ces nausées: du plafond, c’est-à-dire, de la tête. Il est
sans doute migraineux, mais c’est pas ça qui va l’empêcher de peindre. Dans
l’atelier de Vienne, il nous montre un tableau à peine amorcé, mais qu’il n’est
plus en état d’achever. Le tableau est daté de 1665, dix ans avant sa mort. Ce
ne sont pas des attaques cardiaques à répétition qui vont l’empêcher de peindre, mais plutôt des crises dépressives. Ce peintre est un maniaco-dépressif,
il a même pu se suicider. D’après son épouse, il est mort du stress causé par
la pression financière. Mais on peut légitimement mettre en doute qu’une
telle pression, aussi forte soit-elle, soit en mesure d’emporter un homme de
quarante ans.
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Scene 10 - La vue de Delft Qu’est devenue l’amante de Vermeer ? Les tableaux de Windsor et la ‘vue
de Delft’ laissent peu d’espoir: elle est morte. Dans la ‘leçon de musique’ de
Windsor, l’artiste et sa fille en jaune portent le deuil, devant une épinette
jaune qui ressemble trop à un cercueil. L’analyse de la ‘vue de Delft’ nous
conduit aux mêmes conclusions. Le jaune du petit pan de mur à droite du
tableau a longtemps caché la véritable couleur de ce tableau, qui est le noir.
Noir des nuages menaçants dans le ciel, et noir autour de cette barge qui se
dispose à traverser le canal, comme on traverse l’espace qui sépare la terre et
le ciel. Derrière la barge, les deux tourelles de l’enceinte de la ville et l’édifice
qui se trouve à côté ont la forme d’un cercueil précédé de deux cierges. Tous
ces bâtiments ont le toit bleu, une couleur peu propice aux toitures banales.
Mais il n’y a pas de toitures banales dans ce tableau: elles sont toutes rouges
à gauche et jaunes à droite. Ce sont ces trois mêmes couleurs qu’on observe
dans tous les autres tableaux de Vermeer: le rouge de l’amour, le jaune de
l’amante, et le bleu de l’artiste lui-même. La tour de l’église en jaune vif
au centre du tableau nous rappelle de sujet de la scène, ainsi que le jaune
étonnant de ce vaste quai au premier plan. Un quai où, sans surprise, apparaissent encore une fois ses deux filles.
Fin de la pièce
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