Religions, sociétés et pouvoir en Asie du Sud-est : A l

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Religions, sociétés et pouvoir en Asie du Sud-est : A l
Stéphane Dovert, fondateur de l’IRASEC,
Maszlee Malik, University of Dunham,
Alain Forest, CNRS Paris,
Duncan McCargo, University of Leeds,
Fahimul Quadir, York University, Canada,
Sophie Boisseau du Rocher, Asia Centre à Sciences Po,
Claude Levenson, Paris
Surat Horachaikul, Chulalongkorn University, Bangkok,
Jörn Dosch, University of Leeds,
Delphine Alles, doctorante, IEP Paris
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L’Asie du Sud-est offre un terrain particulièrement
stimulant à l’étude des relations entre religion et
politique. Comme l’avait déjà montré Lucian Pye dans
son célèbre ouvrage sur la culture politique des sociétés
d’Asie, la religion a toujours occupé une place centrale,
rituelle, dans la formation des sociétés, et son influence
prégnante (un héritage de l’influence culturelle diffusée à
partir de l’Inde qui a introduit de nouveaux types relationnels
entre l’homme et son milieu cosmique, le souverain
étant l’intermédiaire entre le spirituel et le temporel) s’est
renforcée avec la modernisation et la création d’Etatsnations ; Pye décrit comment l’origine sacrée de l’autorité
donne au dirigeant des pouvoirs qu’il n’a pas besoin de
justifier. L’impact du religieux sur la sphère politique est
resté très fort (cf le recours à la mystique de l’idéologie
comme le Pancasila, ou « idéologie des cinq principes »),
non seulement comme substrat identitaire puissant
mais aussi comme élément mobilisateur, source de
représentation dans l’espace politique, voire comme
enjeu politique. La complexité d’une région-carrefour
où se côtoient des sociétés marquées par l’indianisation
bouddhiste, l’islamisation, la sinisation confucéenne et
la christianisation, rend en outre toute grille de lecture
relative, voire aléatoire tant il arrive que les populations
mélangent dans un syncrétisme sans scrupules, différentes
pratiques.
L’Asie du Sud-est a traversé ces quarante dernières
années une période de profonds changements qui
n’ont pas épargné les liens entre le religieux et le politique.
Asia Centre Conference series
Paris, 12 juin 2009
Séminaire de l’Observatoire pluriannuel sur l’Asie du Sud-est
memo
Religions, sociétés
et pouvoir
en Asie du Sud-est :
A l’épreuve de
la démocratisation
Dans un premier temps, entre 1967 et 1997 (les années
qualifiées des « trente glorieuses »), le processus de
décollage économique a modifié les comportements, les
« horizons d’attente » et les mentalités ; d’une certaine
façon, la croissance, et l’accès à la consommation
qu’elle permettait, est devenue une nouvelle religion
et les sociétés des pays fondateurs de l’ASEAN
ont frénétiquement sacrifié à son succès. Cette
transformation ultra-rapide et quelque peu superficielle a
soudainement pris fin en 1997 avec la crise économique
qui a, à son tour, modifié les comportements politiques
et permis l’ouverture d’un espace démocratique au sein
duquel les règles et la répartition des jeux politiques sont
renégociés, y compris par les acteurs religieux. Dans
un second temps, les attentats du 11 septembre 2001
aux Etats-Unis vont aussi avoir un impact majeur sur les
négociations en cours. Ces attentats ont montré d’une
part que la région a été utilisée comme une base logistique
à la préparation des opérations et d’autre part que l’Asie
du Sud-est est désormais complètement associée à un
combat transnational qui pourrait se révéler contradictoire
avec le processus de démocratisation en cours. Alors que
les acteurs politiques sont déjà déstabilisés par le processus
de démocratisation et le ralentissement de la croissance,
ils doivent faire face au défi du fondamentalisme. Dans
ce contexte chargé, le débat devient plus émotionnel
et identitaire comme l’ont montré les discussions en
Indonésie après les attentats de Bali (octobre 2002) et le
procès d’Abu Bakar Bashir, soupçonné d’être le leader
spirituel de la Jemaah Islamiyah.
La question du religieux est ainsi devenue
prépondérante en Asie du Sud-est ; l’enjeu dépasse
en résonance celui de la démocratisation. Surtout
quand cette démocratisation est perçue comme un produit
exporté par l’Occident et des Etats-Unis prompts à lancer
dans la région « la lutte contre le terrorisme », comprise
dans cette partie du monde comme une lutte contre
l’Islam. Dès lors, comment (ré)concilier sociétés, pouvoir,
religion et démocratisation ? A ce jour, le débat n’est pas
clos et constitue un des paramètres qui conditionne la
stabilité politique dans chacun des pays de la région.
Ce séminaire, organisé avec le concours de la Délégation
aux Affaires Stratégiques, se propose d’interroger les
rapports complexes entre religion et pouvoir politique en
Asie du Sud-est, en partant des questions suivantes :
- quel impact les transformations subies par l’Asie
du Sud-est et les récents chocs (1997 et 2001) ontils eu sur la compréhension et la pratique des religions
traditionnelles ?
- dans quelle mesure et comment les religions
influencent-elles la culture politique post-autoritaire (de
façon rationnelle et/ou irrationnelle) ?
- quel est le rôle de ces dernières dans les évolutions
politiques récentes, notamment les processus d’ouverture
et de démocratisation que l’on peut observer au sein des
pays ?
Imaginaire religieux vs. démocratisation en Asie du
Sud-est (Stéphane Dovert, fondateur de l’IRASEC)
Le concept de démocratie, compris ici comme une
idéologie politique, est un concept chargé et ambigu. De
par leur nature complexe et instable, les systèmes politiques
peuvent par certains cotés être considérés démocratiques1
tout en présentant des caractéristiques anti-démocratiques.
Au lieu de la concevoir comme une notion absolue, il s’agit
plutôt de comprendre la démocratie comme une tendance
et de parler d’institutions, de comportements, de principes
et de pratiques démocratiques. De même, il faut se garder
d’associer dans l’absolu la démocratie à une civilisation
donnée. La démocratie ou la politique ne sont pas une
part structurelle d’une identité et ne représentent donc
pas un facteur identitaire.
A l’inverse, la religion est, en Asie du Sud-est, une donnée
bien plus stable, un invariant. D’ailleurs l’appartenance à
la communauté religieuse prime sur l’adhésion à un mode
de gestion politique (ie la démocratie). L’évolution des
pratiques religieuses est moins fréquente et plus lente que
les changements de système politique. Dans ce sens, la
religion est plus propice que la politique à représenter
une part structurelle, historique (et non négociable)
d’une identité.
Cela signifie-t-il pour autant que la religion, de par son
ancrage dans les sociétés et les imaginaires collectifs,
exerce une influence sur la sphère politique ? Il faut garder
à l’esprit qu’on ne peut tenir de discours généralisant sur
les liens entre politique et religion. Un système politique
n’est que lié dans un contexte particulier à un type de
1 Comment définir un système démocratique ? Les caractéristiques suivantes offrent une première tentative de définition : Etat de
droit, respect des Droits de l’Homme et non-ingérence de l’armée
dans la vie politique.
religion bien spécifique, et ce lien peut se modifier au cours
du temps. Si l’on considère que les religions reposent sur
des écrits anciens qui ne se préoccupent pas du politique,
il apparaît que c’est la politique qui utilise la religion et non
l’inverse : la religion dans tout discours politique est
inévitablement l’objet d’instrumentalisation.
Ainsi, il convient de se pencher sur les questions
suivantes :
- qui utilise des arguments religieux dans la sphère
politique ?
- dans quel but ces acteurs politiques ont-ils recours
à un argumentaire religieux ?
- pourquoi sont-ils soutenus par certaines des
organisations religieuses ou certains groupes au sein de
la société ?
1ère Table Ronde :
Religions et Sociétés en Asie du Sud-est
Démocratie islamique et bonne gouvernance :
le nouveau discours des mouvement politiques
islamistes en Malaisie (Maszlee Malik, University
of Durnham)
Il faut distinguer entre deux périodes différentes quand
on se penche sur la relation entre l’Islam et la politique
en Malaisie. Avant l’accession à l’indépendance, la
religion est un facteur de mobilisation politique. Lié
à l’identité du pays, l’Islam y est profondément politique.
Discours religieux et discours nationaliste sont associés
afin de mobiliser et d’unifier la population pour la cause de
l’indépendance. L’argument religieux permet également
d’unifier différentes factions politiques, des mouvances de
droite et de gauche, au sein d’une même identité et autour
d’une même cause.
A l’indépendance, l’islam devient religion officielle pour
les Malais. Le Parti Islamique (PAS) veut plus et défend
l’idée de l’État islamique telle que développée par les
Frères Musulmans en Égypte, en y ajoutant une dimension
socialiste. La révolution en Iran apporte une nouvelle culture
révolutionnaire au parti, qu’on décèle dans le discours sur
l’instauration d’une république islamique et l’imposition de
la shariah. Le PAS est le parti qui cherche à incarner l’idéal
musulman et à répondre au questionnement de fond
(souvent crispé) qui accompagne l’accès ultra-rapide à la
modernité. Cette occupation systématique du terrain, qui
ne se limite pas au seul facteur religieux mais s’étend au
champ social et politique, suscite une réponse de l’UMNO
(United Malays National Organisation), le parti au pouvoir
depuis l’indépendance. A partir de 1995 donc, la montée
en puissance du PAS est entravée par le gouvernement,
dirigé par Mahathir bin Mohamad, qui développe à des fins
politiques un discours plus engagé sur le plan religieux et
défend un Islam officiel modéré en profitant d’un contexte
économique favorable ; Mahathir lie Islam et modernité,
et active la fibre nationaliste en insistant sur le nouveau
positionnement du pays : « être une nation musulmane
moderne ». Pour un temps, le PAS est mis sur la touche
et contraint au discours radical (qui le décrédibilise sur
l’échiquier politique). Il retrouvera le succès électoral après
la crise de 1997 qui déstabilisera le système UMNO. Mais
ce n’est qu’avec l’avènement d’un courant plus modéré
au sein du PAS, plus soucieux de gouvernance, de libertés
2
et plus largement d’accès à la démocratie, que le parti
réussit à toucher un nouveau public plus large.
Aujourd’hui, avec le retour des factions conservatrices à la
tête du PAS et un retour au discours avant tout religieux, le
parti semble avoir perdu de sa dynamique. Les électeurs,
déçus, se tournent une nouvelle fois vers les partis du
centre. Cependant, l’existence d’espaces de libertés et
la présence d’idées progressistes de bonne gouvernance
et de pratiques démocratiques offrent un terrain propice à
l’émergence d’un mouvement réformiste.
La question se pose aujourd’hui de la conciliation entre les
convictions religieuses et les ambitions politiques d’Anwar
Ibrahim. Alors que depuis plus de vingt ans, le recours
à l’instrumentalisation de l’argument religieux est utilisé
par l’ensemble des acteurs politiques, comment créer
une nouvelle identité nationale basée sur des convictions
politiques ? Dans quelle mesure Anwar utilise-t-il la
démocratie pour pousser ses convictions et alliances
religieuses ? à l’inverse, ses convictions religieuses
ne lui servent-elles pas d’alibi pour se poser dans le
processus de démocratisation ? Quelle est sa marge de
manœuvre et comment peut-il « récupérer » le vote nonmusulman ? L’ambition proclamée d’Anwar est d’ouvrir le
jeu politique aux non-Malais et de créer ainsi une nouvelle
Malaisie : l’examen des évolutions locales nous place au
cœur des problématiques étudiées.
Bouddhisme et sociétés au Viêt Nam, Laos et
Cambodge : quelle relation avec la politique ?
(Alain Forest, CNRS, Paris)
En se penchant sur les écrits et les préceptes bouddhiques,
on constate que le bouddhisme Theravada comme
pratiqué au Cambodge, en Thaïlande, en Birmanie et au
Laos ne présente aucun discours normatif sur le type
de régime politique à mettre en place, sur les modalités
d’accession au pouvoir ni sur le prétendant idéal. Dans le
discours classique sur l’origine du pouvoir, les chefs de
famille assemblés demandent à une personne d’autorité
morale de les gouverner. On trouve donc bien une notion
d’élection mais la personne élue est reconnue pour son
kharma, c’est-à-dire la fructification de ses mérites propres.
Cette tradition du kharma est à l’origine de l’émergence
tardive d’une loi de succession. En l’absence de cette loi,
c’est la loi du plus fort qui régit la passation de pouvoir,
ce qui explique en partie les tendances autocratiques
observables encore aujourd’hui dans ces pays.
Par ailleurs, la relation entre religion et politique est
marquée par le lien essentiel entre le fidèle et le moine. Le
moine devant se consacrer entièrement à suivre l’exemple
du bouddha afin de transmettre son message, il dépend
entièrement du fidèle pour le nourrir, le loger et le protéger.
Le roi de son côté a longtemps eu le pouvoir de vérifier
les écritures et de punir les mauvais moines, tâche dans
laquelle il est assisté par le sangharaja, un moine vénérable
qu’il a choisi.
Le passage à la modernité a modifié les termes de la relation
entre pouvoir politique et religieux, principalement au
travers de la constitution d’une élite intellectuelle du clergé.
Celle-ci assure à présent seule les tâches de reproduction
de l’écriture, bien que le roi conserve le pouvoir de nommer
le sangharaja. Le souci principal reste la présence d’un
pouvoir assurant la continuité de la relation entre
moine et fidèle.2 Les monastères, avant tout urbains et
accueillant une population jeune majoritairement rurale,
sont devenus des lieux de socialisation et d’expression.
La multiplicité des opinions qui s’y développent et les
mouvements au sein du bouddhisme, ne signifie pas pour
autant un affaiblissement de la position du bouddhisme
dans la société. Deux conclusions : (i) démocratisation et
bouddhisme n’ont rien d’antinomique (2) mais ce n’est pas
parce que des moines protestent (cf Birmanie septembre
2007) qu’il faut en conclure que le haut clergé soutient la
démocratisation.
A l’heure actuelle, la religion bouddhiste joue au Laos, au
Cambodge, en Thaïlande et au Myanmar un rôle avant
tout conservateur, réticent/prudent envers la démocratie.
En effet, ce système politique représente un changement
constant du personnel politique, qui va à l’encontre des
besoins de stabilité du bouddhisme. Dans ce contexte, il
convient de réfléchir aux formes politiques alternatives.
Le bouddhisme Thaïlandais : un atout pour la
démocratie? Duncan Mccargo, University of Leeds)
La question repose sur deux présupposés qu’il s’agit
de déconstruire : la Thaïlande se serait engagée dans
un processus de démocratisation et le bouddhisme
thaïlandais serait devenu une religion civique plus ouverte
et modérée.
Il existe des concepts concurrents sur lesquels la
légitimité de l’Etat thaïlandais pourrait reposer: l’idée
d’un gouvernement vertueux par exemple souligne la
centralité de la monarchie. Pour autant, il faut souligner
qu’il ne s’agit pas ici seulement de la figure du roi mais
d’un complexe réseau de personnes gravitant autour des
sphères de pouvoir. L’horizon de la mort du roi Bhumibol
Adulyadej approchant, plusieurs participants de ce réseau
ont adopté l’idée d’un gouvernement représentatif. Il
s’agit de renforcer les institutions afin d’éviter une situation
de chaos sa mort venue. Cette mouvance a notamment
donné lieu à la constitution de 1997. Or, ce principe de
constitutionnalisme libéral a également permis l’accession
de Thaksin Shinawatra au pouvoir, représentant l’idée d’un
gouvernement populiste.
Le bouddhisme thaïlandais a récemment évolué avec la
montée en puissance au cours des années 80 du maître
spirituel Buddhadasa Bhikkhu et de son école Suan Mokh.
Celui-ci professe l’universalisme du bouddhisme qui
dépasserait de facto les frontières du pays. Ces idées et
le personnage sont perçus comme une source de danger
par et pour l’Etat qui voit en lui une possibilité de légitimité
autonome capable de remettre en cause les principes de
hiérarchie et de structuration sociale. Autour de lui, une
certaine effervescence intellectuelle est palpable, avec
l’émergence de différents groupes d’acteurs défendant
des réformes en profondeur. Sur le marché thaïlandais
des idées politiques, ce groupe fait figure de précurseur
iconoclaste. La mort de Buddhadasa Bhikkhu met un
terme à ce mouvement vers un bouddhisme civique, plus
politique et moins contrôlé. Son successeur, qui défend
2 L’exemple de la colonisation de la Birmanie est souvent cité :
l’arrivée des Anglais est dans un premier temps acceptée par le
clergé. Mais une fois la mort du Sangha survenue et le refus de la
puissance coloniale d’en élire un nouveau, le Clergé se tourne vers
la lutte pour l’indépendance.
3
des positions très nationalistes, réintègre les règles du
jeu et la communauté Santiasok retrouve sa place de
caution politique qui était traditionnellement la sienne ; le
bouddhisme thaïlandais est un bouddhisme dominé
par l’Etat monarchique. Ceci explique aujourd’hui
l’absence de voix contestataires du pouvoir au sein du
clergé, contrairement à ce que l’on peut observer au
Myanmar. La religion bouddhique est aujourd’hui gérée
par une gérontocratie qui ne se renouvelle pas et conserve
précieusement ses prérogatives.
Ces deux arguments montrent que le bouddhisme
en Thaïlande n’est pas, contrairement à ce qui est
souvent avancé, une force libérale œuvrant en faveur
de la démocratie. L’évolution récente dans le Sud du pays
est inquiétante : les monastères servent de base militaire,
voire de lieux de torture, aux opérations de l’armée ; les
moines sont entraînés et équipés par l’armée « pour se
défendre des exactions islamiques ». Face à cette menace
propre à déstabiliser la nation (forcément bouddhiste)
thaïlandaise, les monastères sont des citadelles. L’armée
manipule et instrumentalise le registre de la peur. Mais elle
n’est pas le seul acteur à le faire : l’appel de la reine en
2004 demandant à tout bouddhiste résidant dans le Sud
du pays d’apprendre à tirer (pour se défendre contre les
menaces « islamiques » a surpris plus d’un observateur.
champs religieux et politique sont intrinsèquement mêlés
par toutes sortes de liens publics ou implicites ;
- sur le concept d’ « homo religiosus » et les
caractéristiques de l’Islam en Asie du Sud-est (un
Islam parfois dévié de sa vocation initiale, ou par effet
de syncrétisme qui en amortit les pratiques, ou par
manipulation locale) ainsi que la nécessaire prise en
compte de la notion centrale, au sein du bouddhisme, de
la « voie du milieu » ;
- dernier point : il est également souligné qu’il faut
opérer une distinction entre la religion en tant qu’institution
et la religion comme un ensemble de principes et normes.
Si l’institution n’est pas un champion de la démocratie
(pouvoir pyramidal, obéissance incontestable...), les
idées fondamentales de la démocratie ne sont-elles pas
dérivées du christianisme ? d’où une relative difficulté à
s’approprier la notion de démocratie dans la région.
2ème Table Ronde :
Religion et Politique en Asie du Sud-est
Les acteurs islamistes radicaux dans l’espace
politique : les politiques d’identité islamique en
Asie du Sud-est (Fahimul Quadir, York University,
Canada)
La situation en Thaïlande est à présent très émotionnelle
et chargée. La perspective de la disparition prochaine
du souverain, et la succession ouverte, est un sujet
grandissant d’inquiétude. Le retour possible de Thaksin
Shinawatra qui profiterait des désordres pour instituer une
« monarchie présidentielle » n’est pas complètement à
écarter. L’objectif de Thaksin est clair : le pouvoir ne
détiendrait plus son autorité de son charisme religieux
mais serait cautionné par le clergé bouddhiste. A
présent, certains espaces de liberté restent intacts, mais les
rares voix critiques qui s’élèvent ont peine à être entendues
dans un contexte général d’urgence et d’anxiété face à
une passation de pouvoir qui s’annonce problématique.
Les mouvements islamistes en Malaisie, en Indonésie, aux
Philippines et en Thaïlande sont implantés dans ces pays
depuis longtemps (avant même la décolonisation), mais ce
n’est que récemment (au cours des années 1980 – 90)
qu’ils ont commencé à utiliser de manière systématique
un argumentaire religieux afin de mobiliser leur électorat.
S’interroger sur les liens entre identité islamique et pratique
de la gouvernance revient à poser les questions suivantes:
pourquoi et comment les institutions en place ont-elles
créé un espace favorable à l’émergence et la consolidation
d’une identité politique basée sur la religion ? Et dans le
cas de la Malaisie et de l’Indonésie, comment comprendre
ce nouveau concept de modernité islamique ?
La discussion s’engage, à l’issue de cette première
table ronde. Plusieurs thèmes sont abordés de façon
disparate :
Un certain nombre de phénomènes ont contribué à lier
inextricablement identité religieuse et identité politique. Le
premier point qu’il faut avoir à l’esprit quand on étudie ces
questions et liens de causalité, c’est que la démocratie,
comprise comme un processus d’expansion des choix
ouverts à l’individu, n’est pas un concept familier aux
sociétés de la région. Il n’a pas maturé mais a été
imposé par des acteurs extérieurs. Sur le plan historique,
les systèmes politiques d’Asie du Sud-est ont perpétué les
instruments de domination d’une élite ; il existe très peu
d’espaces ouverts à la contestation. Cet héritage d’un
espace civil limité a permis aux États de fragmenter
les forces d’opposition, afin d’imposer leur propre vision
de la gouvernance. Second point, le local, considéré
comme un danger potentiel à la construction d’une
identité nationale, n’est pas reconnu comme un lieu
de citoyenneté. Ceci contribue à aliéner certains groupes
de la société, notamment les minorités ethno-religieuses.
Dernier point, le processus de libéralisation et d’ouverture
économique, plus préoccupée par la compétitivité des
économies nationales que par l’expansion des choix
citoyens, a donné lieu à un développement très inégal
à l’origine de tensions sociales, d’un phénomène de
paupérisation et de l’exclusion plus prononcée de certaines
minorités.
- sur l’instillation d’une nouvelle culture politique et
de nouveaux ferments nationalistes pas directement
liés à la religion. Un participant fait remarquer que Thaksin
Shinawatra a utilisé le remboursement anticipé au FMI
comme un argument nationaliste. Ainsi, il a renouvelé la
perception du sentiment nationaliste sans avoir recours à
la religion ; le scénario d’une « monarchie présidentielle »
(qu’il serait le premier à incarner) écarterait aussi, au moins
dans un premier temps, l’argument religieux ;
- sur l’étrangeté dans les cultures politiques
locales du principe d’égalité ; la référence au principe
de hiérarchie est beaucoup plus intériorisée et familière (on
en revient aux notions développées par Lucian Pye). Ce
principe de hiérarchie est d’ailleurs entretenu par le clergé ;
d’où les liens étroits (et naturels) entre hiérarchies politique
et religieuse ;
- sur la difficile et complexe séparation des
pouvoirs entre religieux et politique. Le courant
nationaliste a instrumentalisé le facteur religieux (comme
facteur identitaire) de même que les pouvoirs autoritaires
ont utilisé la caution des différents clergés : aujourd’hui, les
4
Ce contexte d’exclusion sociale, de privation
économique et d’invisibilité politique offre un terrain
fertile aux groupes islamistes pour disséminer une
nouvelle identité politique plus revendicatrice et
appeler à une structure de gouvernance reposant sur
les principes normatifs de l’Islam : la prise en compte de
la dimension de genre, la justice sociale et la redistribution
des richesses par exemple. Ainsi, face à l’exclusion
sociale, aux déséquilibres et inégalités produits par
une ouverture débridée, l’Islam a constitué un bouclier
protecteur, rassurant. L’identité religieuse est également
devenue facteur de protection sociale. L’UMNO en Malaisie
a bien compris le message et l’a repris, accentuant de la
sorte un schéma politique communautariste.
L’influence politique de l’Église catholique aux
Philippines : un soutien tiède et douteux à la
démocratisation (Sophie Boisseau du Rocher,
Asia Centre, Paris)
Les Philippines représentent un cas unique en Asie du Sudest : on y trouve la plus grande communauté catholique
de la région (environ 85 % des 90 millions d’habitants),
et ce fut le premier pays en Asie à adopter la démocratie
comme système politique (les indépendantistes philippins
annoncent la formation d’un gouvernement démocratique
provisoire à Malolos (le 23 janvier 1899), dont la Constitution
inscrit la séparation de l’Eglise et de l’Etat (titre III, article
5)). La religion catholique y a joué un rôle central
dans l’émergence d’une idéologie et d’un imaginaire
politique ; elle a directement contribué à l’édification
d’un Etat-nation philippin. Ce rôle historique central a-t-il
plus récemment opéré en faveur ou contre la démocratie?
Et le catholicisme et la démocratie sont importés.
Si l’on considère la hiérarchie ecclésiastique, celle-ci
s’est, à plusieurs occasions, opposée aux processus
de démocratisation. Dès le début de la colonisation
espagnole, l’Eglise a joué un rôle politique à l’échelle locale
: ne s’aventurant pas à l’intérieur du pays, les Espagnols
ont confié aux diverses communautés religieuses (les
Jésuites, les Capucins, les Dominicains…) l’administration
de « territoires » géographiques sur lesquels ils avaient
tout pouvoir : l’Eglise était le pouvoir. Ce découpage
explique non seulement le lien de l’Eglise avec la sphère
politique mais aussi son extrême fragmentation, chaque
communauté tentant de consolider son territoire et l’accès
aux ressources, cherchant même à déborder sur celui du
voisin. Un amalgame s’opère ainsi dés le départ entre
religion, intérêt économique et pouvoir politique, au
point où l’on a avancé le concept de « monarchie
monastique » (Marcelo del Pilar). La colonisation espagnole
qui repose sur la justification d’abus de pouvoir par des
arguments religieux, prend soin de créer une opposition
entre religion et nationalisme : être nationaliste revenait
à s’opposer à la volonté de Dieu. Le héros nationaliste,
Rizal, n’est pas parvenu à venir à débarrasser les esprits
de cet amalgame déroutant. La religiosité a été si
profondément manipulé que les Philippins acceptent
leur destin et « portent leur croix » avec fatalisme : ils ne
croient pas en la potentialité d’un changement sociopolitique et attendent leur « salut » d’une relation forte à
un Dieu salvateur. Ce complexe d’infériorité, mâtiné de
culpabilité, contribue à expliquer pourquoi aujourd’hui
les individus ont des difficultés à se battre pour des
idées politiques.
La période américaine n’a pas aidé à clarifier la situation.
Dès le début, les Américains annoncent leur intention de
« promouvoir la démocratie » ; mais, simultanément, pour
mieux asseoir leur pouvoir, ils ont recours à une guerre
particulièrement violente (250 000 morts) et ils favorisent
l’arrivée de nouveaux courants religieux afin de « casser »
la légitimité de l’Eglise catholique. Non seulement les
églises protestantes vont trouver aux Philippines un terrain
de mission, mais des églises locales (comme Iglisia Ng
Cristo) voient le jour. Aujourd’hui, ces églises s’immiscent
dans les jeux politiques en appelant leurs fidèles à voter
pour tel ou tel candidat.
Après avoir couvert les abus du couple Marcos, et
comprenant qu’aller plus loin risquait de compromettre sa
légitimité, la hiérarchie catholique opère un changement
radical de position après l’assassinat de Benigno Aquino
en 1983 et se range du côté du mouvement populaire
pour la démocratie. Ce changement, dans l’intérêt de
l’Église, permet à cette dernière de (re)devenir la référence
morale de la vie politique nationale et de se repositionner
sur l’échiquier politique en jouant de sa référence morale :
des religieux sont consultés pour rédiger la constitution
de 1987 et la présidente Aquino s’entoure de quelques
hommes d’Eglise, dont le fameux cardinal Sin. L’Église se
positionne alors en arbitre de la vie politique et n’hésite
pas à intervenir dans le débat : il n’y a pas un jour dans
les journaux nationaux où l’on ne trouve telle ou telle
déclaration en faveur d’un sujet de société ou politique.
Récemment (2008), la conférence des évêques des
Philippines a demandé au peuple philippin de ne pas
demander la démission de la présidente Macapagal Arroyo
et de la laisser terminer son mandat.
Cette présentation dresse le tableau d’une institution
religieuse défendant son propre intérêt, quel que soit le
système, et peu encline à œuvrer pour un changement
du système. L’influence qu’elle exerce aujourd’hui sur la
vie politique du pays va à l’encontre de la constitution qui
stipule une séparation stricte entre État et Église. Dans un
tel contexte, il est aisé de comprendre la désillusion des
Philippins envers une possible ouverture démocratique
du pays, mettant un terme au règne continu d’une même
élite, au système de clientélisme et à la corruption.
Des moines contre la dictature : le cas de la
Birmanie (Claude Levenson, Paris)
La Birmanie/Myanmar est aujourd’hui témoin d’une lutte
de pouvoir entre le Sangha (il y a environ un demi million
de moines dans le pays) et l’armée (forte de 400 000
soldats). Le conflit oppose non pas les militaires au clergé
bouddhiste, qui est proche du pouvoir en place, mais
une grande majorité de jeunes moines ouverts aux idées
alternatives venant de Thaïlande et accessibles grâce aux
nouvelles technologies. L’instrumentalisation de la religion
est néfaste pour l’ordre religieux car d’une part, elle divise
le Sangha (l’ensemble du corps religieux) entre ceux qui «
collaborent » avec la junte militaire et ceux qui affichent une
hostilité et d’autre part, elle dégrade l’éthique religieuse par
la corruption de certains moines qui entrent dans le jeu de la
junte militaire. On observe en outre, un écart générationnel.
Ce sont ces jeunes bonzes qui ont exprimé au cours de
la « révolution safran » en 2007, le rejet de l’oppression
subie par la société dans son ensemble : « il s’agissait
plus d’une démarche de compassion ». Mais ce n’était
5
pas une révolution à proprement parler puisqu’ aucune
alternative n’a été proposée par les moines (qui n’ont pas
manifesté avec des slogans politiques); il s’agissait plus
de récriminations sociales « car les moines quêtent leur
nourriture quotidienne ». A ces récriminations, la junte a
opposé la force des fusils.
En Birmanie, un lien étroit entre moines et fidèles existe
depuis toujours puisque les moines vivent de l’aumône
et que les fidèles sont assurés d’une bonne éducation au
monastère. L’ordre religieux et les moines sont respectés
et prennent une place prépondérante dans la société, car
leur mode de vie est régi par le Vinaya un texte fondamental
qui exige sacrifices et de renoncement de leur part. Cet
équilibre entretient des relations quotidiennes, vivantes,
interactives et surtout permettent un débat ouvert, mais à
l’intérieur du monastère. De facto, celui-ci peut devenir un
espace politique et les bonzes des intermédiaires.
Après le coup d’Etat de Ne Win en 1962, le pouvoir politique
commence à s’intéresser au Sangha afin de le contrôler
et de pouvoir revendiquer une légitimité religieuse. La
hiérarchie militaire vise à s’arroger les pouvoirs qui étaient
jusque là du ressort du roi : la protection du Sangha et
du bouddhisme. Les généraux qui lui succèdent à la
tête du pays perpétuent ce recours au religieux, voire
le complexifie pour justifier et cautionner leur pouvoir.
En entretenant le sentiment religieux des Birmans par la
louange des Bouddha, en se positionnant comme le
protecteur de la foi, la junte attend en retour respect et
obéissance de la population. Ce «mécanisme» permet de
renforcer le contrôle de la junte sur la population et consolide
son monopole sur la religion bouddhiste. Honorer les rites
religieux est nécessaire pour gagner la confiance de la
population. Pour affirmer le rôle de l’État dans la religion,
la junte entreprend la construction de monastères ou de
sculptures à l’image de bouddha dans tout le pays. La
plus grande réalisation reste le projet du « Roi du Dhamma
», un bouddha de marbre haut de 11,45m transporté
vers Rangoon. Pour autant, les Birmans ne suivent pas
systématiquement cette dérive. En outre, ils ne sont pas
dupes de convictions religieuses toutes relatives ; en effet,
le général Tan Shwe semble plus adhérer à certaines
pratiques superstitieuses comme l’astrologie et de la
numérologie qu’aux principes du bouddhisme Theravada.
Il reste que sur le court terme, il est difficile d’imaginer un
processus de démocratisation. Pour de multiples raisons,
bien éloignées des considérations religieuses. Ce qui
sûr toutefois, c’est que la junte, qui connaît la religiosité
populaire, pourrait toujours avoir recours aux textes et rites
religieux pour justifier sa position. En instrumentalisant
la religion, la junte a réussi à freiner certains
basculements radicaux. Au final, un tel processus de
démocratisation serait à envisager en prenant en compte
les voisins du Myanmar, notamment la Chine, qui offre un
exemple d’instrumentalisation politique de la religion pour
justifier le régime en place.
Le débat qui suit cette seconde table ronde pose plusieurs
interrogations :
1 - sur la vision qu’ont les sociétés d’Asie du Sudest de la démocratie; procédure politique et institutionnelle
importée ? processus endogène ? processus égalitaire ?
place au débat et à la décision dans un esprit consensuel ?
jeu plus ouvert ? le processus de démocratisation
souffre de plusieurs malentendus : l’absence de notion
d’égalité, l’absence de notion de bien commun et de
citoyenneté entre autres. Un des points sensibles est
que la notion d’identité nationale n’est pas basée sur la
notion de citoyenneté mais sur celle de race et de religion
(quand les candidats à la présidence indonésienne font
des déclarations, ils commencent toujours pas « nous
Indonésiens, musulmans, … » : quid des autres ?). Alors,
comment réconcilier les deux notions ? “puisque dans une
démocratie, ce qui compte c’est la loi majoritaire et que
les musulmans sont majoritaires en Indonésie, pourquoi
ne pas appliquer la loi des musulmans ?” .Ne pas oublier
également, souligne un intervenant, le processus de « dédémocratisation » qu’il définit comme suit : quand des
intérêts particularistes (religieux ou pas) utilisent les canaux
démocratiques pour des objectifs particularistes ;
2 - sur la distinction à faire entre la doctrine religieuse
et la manière dont celle-ci est utilisée et interprétée.
De la même manière que les nationalistes ont protégé la
religion des pressions de la colonisation, aujourd’hui ils
protègent la religion des pressions d’une mondialisation
libérale décapante et encore trop, selon eux, occidentalocentrée. Ils deviennent donc les gardiens du temple de
l’identité nationale. La religion (re)devient l’identité ; d’où les
risques de “shariatisation” de la société, tels qu’observés
en Indonésie et en Malaisie qui représente “une sorte de
réaction de défense culturelle et sociale à la transformation
de pays”. Il faudrait approfondir cette relation dialectique
entre modernité occidentale et refus de cette modernité;
3 - sur l’instrumentalisation de la notion de bien
commun. Comme l’Etat ne parvient pas à construire
l’idée de bien commun à partir de concepts étrangers aux
sociétés locales, les pourvoyeurs identitaires que sont les
« gardiens du temple » utilisent et interprètent cette notion.
Mais l’Islam comme le bouddhisme se caractérisent par
l’absence de clergé ; ce qui signifie concrètement qu’il
y a de multiples interprétations de cette notion (par des
représentants souvent autoproclamés) ! d’où les déviations
incontrôlées et dans lesquelles l’Etat et les acteurs publics
peuvent difficilement s’impliquer du fait d’un enjeu trop
sensible (le procès d’Abu Baakar Bashir en Indonésie
illustre ce point).
3ème Table Ronde :
Religions et relations régionales
La gestion diplomatique du facteur religieux :
l’exemple des relations Thaïlande - Malaisie (Surat
Horachaikul, Chulalongkorn University, Bangkok)
Il existe plusieurs pistes pour expliquer la violence dans le
Sud de la Thaïlande aujourd’hui. Certains commentateurs
évoquent l’augmentation du budget de l’armée et soulignent
l’intérêt de celle-ci à la perpétuation du conflit. On peut
aussi mettre en avant la politique du gouvernement de
Thaksin Shinawatra qui a exacerbé les relations entre l’Etat
et les communautés musulmanes en mettant un terme aux
fonctions des médiateurs. Quel que soit l’angle privilégié,
on s’aperçoit à présent que les madrasas remplissent le
rôle de protection que l’État n’assume plus, et offrent en
supplément un certain nombre de services à la population.
Une situation que certains acteurs n’acceptent pas et
contre laquelle ils combattent.
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Sur le fond, la montée de la violence et le déplacement
du conflit des zones rurales aux zones urbaines laissent
entrevoir des causes profondes et structurelles. La
question de fond est une question identitaire ; la
politique d’assimilation thaï et la stratégie de thaïlandisation
réactivée depuis plusieurs années produisent aussi des
effets pervers en basant cette identité non pas sur une
notion de citoyenneté mais sur la religion bouddhiste.
Ainsi, le nationalisme bouddhiste est venu pervertir
l’élaboration du concept moderne de citoyenneté
(comme un rempart face à la « tyrannie néolibérale »).
Une surenchère malsaine s’est enclenchée. Face à une
rhétorique islamiste revendiquée par certains groupes
dans le Sud du pays (notamment à partir de 2001), se
dresse dorénavant un nationalisme bouddhiste tout
aussi dangereux. Ce nationalisme vise à développer
un concept d’identité thaïlandaise prenant en
compte la dimension religieuse ; on a même assisté
à des pressions bien organisées pendant la rédaction
de la dernière constitution pour introduire la référence au
bouddhisme comme religion officielle. La dissémination
de cette définition de l’identité thaïlandaise est manifeste
dans la culture moderne du pays. C’est l’une des raisons
pour lesquelles il est par exemple politiquement risqué
de proposer la solution de la double nationalité afin de
résoudre le conflit au Sud. Dans ce contexte, la perception
qu’il s’agit bel et bien d’un conflit religieux au Sud tend à
se répandre.
Ces nouveaux discours sur l’identité thaï ne sont pas
sans conséquence sur les relations bilatérales. Pourtant,
si au niveau institutionnel et gouvernemental, on observe
un refroidissement ou un apaisement des tensions
entre la Thaïlande et la Malaisie, au niveau local, les
relations se poursuivent tout aussi intensément : les flux
d’investissement continuent à entrer en Thaïlande, les
activités quotidiennes suivent leurs cours.
Il existe de fait trois obstacles principaux à la résolution du
conflit:
- la multiplicité des acteurs à prendre en compte dans
le processus de pacification,
- le contexte international après les attentats du 11
septembre
- le manque de respect des libertés civiques en
Malaisie.
Les bonnes intentions du gouvernement d’Abhisit Vejjajiva
n’y suffiront pas.
L’équilibre précaire de l’ASEAN entre dialogue
consensuel et lutte contre le terrorisme (Jörn
Dosch, University of Leeds, Leeds)
A première vue, le lien entre l’Association des nations de
l’Asie du Sud-est (ASEAN) et la religion, si lien il y a, est
ténu, l’organisation reposant sur le principe de diversité
et du respect de la souveraineté nationale. Pour autant,
l’émergence de la question du contre-terrorisme
sur la scène internationale a progressivement
conduit l’Association à prendre en compte le facteur
religieux en réponse aux pressions des puissances
occidentales.
En gardant à l’esprit que toute démocratie est sui generis,
c’est à dire unique dans son contexte, la charte de
l’ASEAN, signée le 20 novembre 2007, est le premier
document de l’organisation faisant explicitement référence
à la démocratie et aux droits de l’homme. Fruit d’un
compromis entre l’Indonésie et le Viêt Nam, ce document
reflète l’apparition, au sein des différents pays de la région
au cours des dernières décennies, d’espaces de libertés
politiques et l’émergence d’une société civile comme
acteur politique à part entière.
Dans un contexte de prise en compte nécessaire
de ces deux dimensions - démocratie et droits de
l’homme – l’intervenant s’interroge sur impact qu’aura
la lutte anti-terroriste devenue une priorité aux yeux des
puissances occidentales ? La pression de la communauté
internationale, qui considère l’Asie du Sud-est comme
une base opérationnelle pour des groupes terroristes, a
incité l’ASEAN à entériner une Convention anti-terroriste.3
Or l’amalgame entre religion (musulmane avant tout),
extrémisme religieux et terrorisme dans les pays développés
n’est pas partagée par les pays de la région. Pour cette
raison, la Convention anti-terroriste souligne que des actes
et groupes terroristes ne sont pas à associer à une religion
particulière, tout en rappelant la suprématie du principe
de non-ingérence. Ce qui est sûr, c’est qu’une approche
légalistique n’a aucune chance de succès et ne réduira
pas la menace.
Considérer que l’Asie du Sud-est fait face aujourd’hui
à une grave menace, représentée par le terrorisme
religieux, est en soi discutable (comme a récemment
essayé de le démontrer John Sidel dans Asian Affairs,
novembre 2008). Il reste que la démocratie, en tant que
système politique stable garantissant les libertés de ses
citoyens, est le système le plus apte à répondre à ce défi.
La démocratisation représente ainsi une composante
efficace dans la lutte contre le terrorisme. La question
de fond est donc la suivante : comment réconcilier
démocratisation et religion dans un contexte de lutte
anti-terroriste ? Le défi est immense pour l’ASEAN.
La religion : un facteur de puissance pour
l’Indonésie et la Malaisie sur la scène internationale
? (Delphine Allès, doctorante, IEP Paris)
Depuis les attentats du 11 septembre, l’Islam se trouve au
centre des débats qui agitent la scène internationale. Si
le discours concerne principalement les pays du Moyen
Orient et d’Asie du Sud, il n’est pas sans conséquence
pour les pays musulmans d’Asie du Sud-est, avant tout
la Malaisie et l’Indonésie. Jakarta comme Kuala-Lumpur
ont clairement instrumentalisé l’Islam comme facteur et
vecteur diplomatique : dans cette perspective, la religion
est un atout de choix.
En effet, ces deux pays font face à une popularité
grandissante de partis islamistes nationaux inspirés des
frères musulmans en Égypte (le PAS en Malaisie et le Parti
de la justice et de la Prospérité en Indonésie). Par ailleurs,
les questions internationales, en particulier les évènements
et évolutions touchant aux sociétés musulmanes dans le
monde (Afghanistan, la question du « voile »…), ont fait
irruption dans la sphère domestique et s’introduisent
3 La Commission Européenne finance une grande partie du budget
opérationnel du secrétariat de l’ASEAN.
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dans le débat. Sur la scène internationale, ces pays sont
perçus d’une nouvelle manière qui souligne leur caractère
musulman. Dans ce contexte, l’Indonésie et la Malaisie
ont essayé, à l’aide de stratégies différentes – en
fonction de structures domestiques et d’une tradition
diplomatique divergentes - de capitaliser sur la religion
comme un atout politique, voire géo-stratégique.
Ainsi, présentée aujourd’hui comme le plus grand pays
musulman au monde avec 240 millions d’habitants,
dont une large majorité est musulmane, l’Indonésie n’a
pas de religion d’État (et donc, l’Islam politique récuse
l’idéologie nationale du Pancasila). L’irruption de l’Islam
dans la politique étrangère du pays a d’abord permis
de désarmer les groupes politiques religieux. Jouissant
d’une plus longue tradition diplomatique sur la scène
internationale (Mouvement des Non-Alignés), le pays tente
de se positionner comme un acteur modéré, notamment
en soutenant des groupes religieux modérés comme
Muhammadia et Nahdatul Ulama et en soulignant la
nature démocratique de son régime : l’Indonésie parie à
présent sur l’atout « plus grande démocratie musulmane
au monde » ! L’Indonésie est devenue un intermédiaire
privilégié entre les pays musulmans du Moyen Orient
et les pays occidentaux. Il est évident que l’arrivée
d’Obama à la Maison blanche va conforter ce statut.
C’est dans cet esprit que le pays revendique un siège
permanent au sein du Conseil de sécurité, s’investit dans
la résolution du conflit israélo-palestinien et envoie des
troupes au Liban.
La Malaisie quant à elle, un État religieux d’une envergure
plus modeste, a commencé bien plus tôt à intégrer l’islam
dans sa diplomatie, non seulement pour empêcher la
montée en puissance du PAS mais également pour
développer son économie. Ainsi, plus pragmatique,
Mahathir bin Mohamad, en mettant en avant l’argument
de solidarité islamique, a positionné la Malaisie comme
pays de destination de capitaux venant des pays du
Golfe et de flux touristiques musulmans.4 Sa rhétorique
puissante et militante a permis à son pays de se caler sur
un positionnement plus flatteur : la Malaisie joue la carte
du pays musulman moderne et développé, qui a réussi
(l’Islam n’empêche donc pas le succès économique).
d’interrogations soulevées au cours de la dernière
discussion :
- sur quel fondement construire une nouvelle politique en
Thaïlande entre un risque démocratique qui « désacralise »
la fonction politique et un risque nationaliste qui exclut les
citoyens non bouddhistes ?
- dans quelle mesure l’ASEAN peut-elle refléter et
protéger la diversité religieuse des sociétés civiles ?
- comment le binôme religion-politique peut-il se structurer
quand la société se perçoit en danger (le danger étant une
“notion” confusément entretenue à des fins particularitstes) ?
- la tradition communiste d’un État centralisé fort
n’offre-t-elle pas un terrain plus fertile à la démocratie
que la tradition bouddhique d’un leader tout puissant ?
Ce que nous apprend l’étude des sociétés de l’Asie du
Sud-est continentale, c’est que la prégnance du facteur
religieux peut-être plus confusante pour le processus
de démocratisation que les basculements/mouvements
idéologiques.
Cette journée de séminaire a été l’occasion de se pencher
sur les croyances religieuses en Asie du Sud-est et leur
influence sur la vie politique des pays. Les interventions
des chercheurs invités ont permis de comprendre à
l’échelle nationale, régionale et internationale les différentes
dimensions (et imbrications) de cette relation, tout en
soulevant un certain nombre de questions qui restent à
examiner : quelle forme la démocratie prendrait-elle en
Asie du Sud-est ? Comment les sociétés réconcilientelles leurs convictions religieuses personnelles avec
un objectif politique ?
Ces deux stratégies couronnées de succès ne sont pas
pour autant sans danger. En effet, d’un côté le risque
d’une radicalisation de la scène politique domestique
est à prendre compte, de l’autre le renforcement de la
tendance au sein de la communauté internationale à tout
analyser à l’aune du prisme religieux.
Le
séminaire
s’achève
sur
un
certain
nombre
4 En contrepartie, la Malaisie s’est investie dans la construction et
consolidation des économies des pays du Golfe.
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