Religions, sociétés et pouvoir en Asie du Sud-est : A l
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Religions, sociétés et pouvoir en Asie du Sud-est : A l
Stéphane Dovert, fondateur de l’IRASEC, Maszlee Malik, University of Dunham, Alain Forest, CNRS Paris, Duncan McCargo, University of Leeds, Fahimul Quadir, York University, Canada, Sophie Boisseau du Rocher, Asia Centre à Sciences Po, Claude Levenson, Paris Surat Horachaikul, Chulalongkorn University, Bangkok, Jörn Dosch, University of Leeds, Delphine Alles, doctorante, IEP Paris 71 boulevard Raspail 75006 Paris - France Tel : +33 1 75 43 63 20 Fax : +33 9 74 77 01 45 www.centreasia.org [email protected] siret 484236641.00029 L’Asie du Sud-est offre un terrain particulièrement stimulant à l’étude des relations entre religion et politique. Comme l’avait déjà montré Lucian Pye dans son célèbre ouvrage sur la culture politique des sociétés d’Asie, la religion a toujours occupé une place centrale, rituelle, dans la formation des sociétés, et son influence prégnante (un héritage de l’influence culturelle diffusée à partir de l’Inde qui a introduit de nouveaux types relationnels entre l’homme et son milieu cosmique, le souverain étant l’intermédiaire entre le spirituel et le temporel) s’est renforcée avec la modernisation et la création d’Etatsnations ; Pye décrit comment l’origine sacrée de l’autorité donne au dirigeant des pouvoirs qu’il n’a pas besoin de justifier. L’impact du religieux sur la sphère politique est resté très fort (cf le recours à la mystique de l’idéologie comme le Pancasila, ou « idéologie des cinq principes »), non seulement comme substrat identitaire puissant mais aussi comme élément mobilisateur, source de représentation dans l’espace politique, voire comme enjeu politique. La complexité d’une région-carrefour où se côtoient des sociétés marquées par l’indianisation bouddhiste, l’islamisation, la sinisation confucéenne et la christianisation, rend en outre toute grille de lecture relative, voire aléatoire tant il arrive que les populations mélangent dans un syncrétisme sans scrupules, différentes pratiques. L’Asie du Sud-est a traversé ces quarante dernières années une période de profonds changements qui n’ont pas épargné les liens entre le religieux et le politique. Asia Centre Conference series Paris, 12 juin 2009 Séminaire de l’Observatoire pluriannuel sur l’Asie du Sud-est memo Religions, sociétés et pouvoir en Asie du Sud-est : A l’épreuve de la démocratisation Dans un premier temps, entre 1967 et 1997 (les années qualifiées des « trente glorieuses »), le processus de décollage économique a modifié les comportements, les « horizons d’attente » et les mentalités ; d’une certaine façon, la croissance, et l’accès à la consommation qu’elle permettait, est devenue une nouvelle religion et les sociétés des pays fondateurs de l’ASEAN ont frénétiquement sacrifié à son succès. Cette transformation ultra-rapide et quelque peu superficielle a soudainement pris fin en 1997 avec la crise économique qui a, à son tour, modifié les comportements politiques et permis l’ouverture d’un espace démocratique au sein duquel les règles et la répartition des jeux politiques sont renégociés, y compris par les acteurs religieux. Dans un second temps, les attentats du 11 septembre 2001 aux Etats-Unis vont aussi avoir un impact majeur sur les négociations en cours. Ces attentats ont montré d’une part que la région a été utilisée comme une base logistique à la préparation des opérations et d’autre part que l’Asie du Sud-est est désormais complètement associée à un combat transnational qui pourrait se révéler contradictoire avec le processus de démocratisation en cours. Alors que les acteurs politiques sont déjà déstabilisés par le processus de démocratisation et le ralentissement de la croissance, ils doivent faire face au défi du fondamentalisme. Dans ce contexte chargé, le débat devient plus émotionnel et identitaire comme l’ont montré les discussions en Indonésie après les attentats de Bali (octobre 2002) et le procès d’Abu Bakar Bashir, soupçonné d’être le leader spirituel de la Jemaah Islamiyah. La question du religieux est ainsi devenue prépondérante en Asie du Sud-est ; l’enjeu dépasse en résonance celui de la démocratisation. Surtout quand cette démocratisation est perçue comme un produit exporté par l’Occident et des Etats-Unis prompts à lancer dans la région « la lutte contre le terrorisme », comprise dans cette partie du monde comme une lutte contre l’Islam. Dès lors, comment (ré)concilier sociétés, pouvoir, religion et démocratisation ? A ce jour, le débat n’est pas clos et constitue un des paramètres qui conditionne la stabilité politique dans chacun des pays de la région. Ce séminaire, organisé avec le concours de la Délégation aux Affaires Stratégiques, se propose d’interroger les rapports complexes entre religion et pouvoir politique en Asie du Sud-est, en partant des questions suivantes : - quel impact les transformations subies par l’Asie du Sud-est et les récents chocs (1997 et 2001) ontils eu sur la compréhension et la pratique des religions traditionnelles ? - dans quelle mesure et comment les religions influencent-elles la culture politique post-autoritaire (de façon rationnelle et/ou irrationnelle) ? - quel est le rôle de ces dernières dans les évolutions politiques récentes, notamment les processus d’ouverture et de démocratisation que l’on peut observer au sein des pays ? Imaginaire religieux vs. démocratisation en Asie du Sud-est (Stéphane Dovert, fondateur de l’IRASEC) Le concept de démocratie, compris ici comme une idéologie politique, est un concept chargé et ambigu. De par leur nature complexe et instable, les systèmes politiques peuvent par certains cotés être considérés démocratiques1 tout en présentant des caractéristiques anti-démocratiques. Au lieu de la concevoir comme une notion absolue, il s’agit plutôt de comprendre la démocratie comme une tendance et de parler d’institutions, de comportements, de principes et de pratiques démocratiques. De même, il faut se garder d’associer dans l’absolu la démocratie à une civilisation donnée. La démocratie ou la politique ne sont pas une part structurelle d’une identité et ne représentent donc pas un facteur identitaire. A l’inverse, la religion est, en Asie du Sud-est, une donnée bien plus stable, un invariant. D’ailleurs l’appartenance à la communauté religieuse prime sur l’adhésion à un mode de gestion politique (ie la démocratie). L’évolution des pratiques religieuses est moins fréquente et plus lente que les changements de système politique. Dans ce sens, la religion est plus propice que la politique à représenter une part structurelle, historique (et non négociable) d’une identité. Cela signifie-t-il pour autant que la religion, de par son ancrage dans les sociétés et les imaginaires collectifs, exerce une influence sur la sphère politique ? Il faut garder à l’esprit qu’on ne peut tenir de discours généralisant sur les liens entre politique et religion. Un système politique n’est que lié dans un contexte particulier à un type de 1 Comment définir un système démocratique ? Les caractéristiques suivantes offrent une première tentative de définition : Etat de droit, respect des Droits de l’Homme et non-ingérence de l’armée dans la vie politique. religion bien spécifique, et ce lien peut se modifier au cours du temps. Si l’on considère que les religions reposent sur des écrits anciens qui ne se préoccupent pas du politique, il apparaît que c’est la politique qui utilise la religion et non l’inverse : la religion dans tout discours politique est inévitablement l’objet d’instrumentalisation. Ainsi, il convient de se pencher sur les questions suivantes : - qui utilise des arguments religieux dans la sphère politique ? - dans quel but ces acteurs politiques ont-ils recours à un argumentaire religieux ? - pourquoi sont-ils soutenus par certaines des organisations religieuses ou certains groupes au sein de la société ? 1ère Table Ronde : Religions et Sociétés en Asie du Sud-est Démocratie islamique et bonne gouvernance : le nouveau discours des mouvement politiques islamistes en Malaisie (Maszlee Malik, University of Durnham) Il faut distinguer entre deux périodes différentes quand on se penche sur la relation entre l’Islam et la politique en Malaisie. Avant l’accession à l’indépendance, la religion est un facteur de mobilisation politique. Lié à l’identité du pays, l’Islam y est profondément politique. Discours religieux et discours nationaliste sont associés afin de mobiliser et d’unifier la population pour la cause de l’indépendance. L’argument religieux permet également d’unifier différentes factions politiques, des mouvances de droite et de gauche, au sein d’une même identité et autour d’une même cause. A l’indépendance, l’islam devient religion officielle pour les Malais. Le Parti Islamique (PAS) veut plus et défend l’idée de l’État islamique telle que développée par les Frères Musulmans en Égypte, en y ajoutant une dimension socialiste. La révolution en Iran apporte une nouvelle culture révolutionnaire au parti, qu’on décèle dans le discours sur l’instauration d’une république islamique et l’imposition de la shariah. Le PAS est le parti qui cherche à incarner l’idéal musulman et à répondre au questionnement de fond (souvent crispé) qui accompagne l’accès ultra-rapide à la modernité. Cette occupation systématique du terrain, qui ne se limite pas au seul facteur religieux mais s’étend au champ social et politique, suscite une réponse de l’UMNO (United Malays National Organisation), le parti au pouvoir depuis l’indépendance. A partir de 1995 donc, la montée en puissance du PAS est entravée par le gouvernement, dirigé par Mahathir bin Mohamad, qui développe à des fins politiques un discours plus engagé sur le plan religieux et défend un Islam officiel modéré en profitant d’un contexte économique favorable ; Mahathir lie Islam et modernité, et active la fibre nationaliste en insistant sur le nouveau positionnement du pays : « être une nation musulmane moderne ». Pour un temps, le PAS est mis sur la touche et contraint au discours radical (qui le décrédibilise sur l’échiquier politique). Il retrouvera le succès électoral après la crise de 1997 qui déstabilisera le système UMNO. Mais ce n’est qu’avec l’avènement d’un courant plus modéré au sein du PAS, plus soucieux de gouvernance, de libertés 2 et plus largement d’accès à la démocratie, que le parti réussit à toucher un nouveau public plus large. Aujourd’hui, avec le retour des factions conservatrices à la tête du PAS et un retour au discours avant tout religieux, le parti semble avoir perdu de sa dynamique. Les électeurs, déçus, se tournent une nouvelle fois vers les partis du centre. Cependant, l’existence d’espaces de libertés et la présence d’idées progressistes de bonne gouvernance et de pratiques démocratiques offrent un terrain propice à l’émergence d’un mouvement réformiste. La question se pose aujourd’hui de la conciliation entre les convictions religieuses et les ambitions politiques d’Anwar Ibrahim. Alors que depuis plus de vingt ans, le recours à l’instrumentalisation de l’argument religieux est utilisé par l’ensemble des acteurs politiques, comment créer une nouvelle identité nationale basée sur des convictions politiques ? Dans quelle mesure Anwar utilise-t-il la démocratie pour pousser ses convictions et alliances religieuses ? à l’inverse, ses convictions religieuses ne lui servent-elles pas d’alibi pour se poser dans le processus de démocratisation ? Quelle est sa marge de manœuvre et comment peut-il « récupérer » le vote nonmusulman ? L’ambition proclamée d’Anwar est d’ouvrir le jeu politique aux non-Malais et de créer ainsi une nouvelle Malaisie : l’examen des évolutions locales nous place au cœur des problématiques étudiées. Bouddhisme et sociétés au Viêt Nam, Laos et Cambodge : quelle relation avec la politique ? (Alain Forest, CNRS, Paris) En se penchant sur les écrits et les préceptes bouddhiques, on constate que le bouddhisme Theravada comme pratiqué au Cambodge, en Thaïlande, en Birmanie et au Laos ne présente aucun discours normatif sur le type de régime politique à mettre en place, sur les modalités d’accession au pouvoir ni sur le prétendant idéal. Dans le discours classique sur l’origine du pouvoir, les chefs de famille assemblés demandent à une personne d’autorité morale de les gouverner. On trouve donc bien une notion d’élection mais la personne élue est reconnue pour son kharma, c’est-à-dire la fructification de ses mérites propres. Cette tradition du kharma est à l’origine de l’émergence tardive d’une loi de succession. En l’absence de cette loi, c’est la loi du plus fort qui régit la passation de pouvoir, ce qui explique en partie les tendances autocratiques observables encore aujourd’hui dans ces pays. Par ailleurs, la relation entre religion et politique est marquée par le lien essentiel entre le fidèle et le moine. Le moine devant se consacrer entièrement à suivre l’exemple du bouddha afin de transmettre son message, il dépend entièrement du fidèle pour le nourrir, le loger et le protéger. Le roi de son côté a longtemps eu le pouvoir de vérifier les écritures et de punir les mauvais moines, tâche dans laquelle il est assisté par le sangharaja, un moine vénérable qu’il a choisi. Le passage à la modernité a modifié les termes de la relation entre pouvoir politique et religieux, principalement au travers de la constitution d’une élite intellectuelle du clergé. Celle-ci assure à présent seule les tâches de reproduction de l’écriture, bien que le roi conserve le pouvoir de nommer le sangharaja. Le souci principal reste la présence d’un pouvoir assurant la continuité de la relation entre moine et fidèle.2 Les monastères, avant tout urbains et accueillant une population jeune majoritairement rurale, sont devenus des lieux de socialisation et d’expression. La multiplicité des opinions qui s’y développent et les mouvements au sein du bouddhisme, ne signifie pas pour autant un affaiblissement de la position du bouddhisme dans la société. Deux conclusions : (i) démocratisation et bouddhisme n’ont rien d’antinomique (2) mais ce n’est pas parce que des moines protestent (cf Birmanie septembre 2007) qu’il faut en conclure que le haut clergé soutient la démocratisation. A l’heure actuelle, la religion bouddhiste joue au Laos, au Cambodge, en Thaïlande et au Myanmar un rôle avant tout conservateur, réticent/prudent envers la démocratie. En effet, ce système politique représente un changement constant du personnel politique, qui va à l’encontre des besoins de stabilité du bouddhisme. Dans ce contexte, il convient de réfléchir aux formes politiques alternatives. Le bouddhisme Thaïlandais : un atout pour la démocratie? Duncan Mccargo, University of Leeds) La question repose sur deux présupposés qu’il s’agit de déconstruire : la Thaïlande se serait engagée dans un processus de démocratisation et le bouddhisme thaïlandais serait devenu une religion civique plus ouverte et modérée. Il existe des concepts concurrents sur lesquels la légitimité de l’Etat thaïlandais pourrait reposer: l’idée d’un gouvernement vertueux par exemple souligne la centralité de la monarchie. Pour autant, il faut souligner qu’il ne s’agit pas ici seulement de la figure du roi mais d’un complexe réseau de personnes gravitant autour des sphères de pouvoir. L’horizon de la mort du roi Bhumibol Adulyadej approchant, plusieurs participants de ce réseau ont adopté l’idée d’un gouvernement représentatif. Il s’agit de renforcer les institutions afin d’éviter une situation de chaos sa mort venue. Cette mouvance a notamment donné lieu à la constitution de 1997. Or, ce principe de constitutionnalisme libéral a également permis l’accession de Thaksin Shinawatra au pouvoir, représentant l’idée d’un gouvernement populiste. Le bouddhisme thaïlandais a récemment évolué avec la montée en puissance au cours des années 80 du maître spirituel Buddhadasa Bhikkhu et de son école Suan Mokh. Celui-ci professe l’universalisme du bouddhisme qui dépasserait de facto les frontières du pays. Ces idées et le personnage sont perçus comme une source de danger par et pour l’Etat qui voit en lui une possibilité de légitimité autonome capable de remettre en cause les principes de hiérarchie et de structuration sociale. Autour de lui, une certaine effervescence intellectuelle est palpable, avec l’émergence de différents groupes d’acteurs défendant des réformes en profondeur. Sur le marché thaïlandais des idées politiques, ce groupe fait figure de précurseur iconoclaste. La mort de Buddhadasa Bhikkhu met un terme à ce mouvement vers un bouddhisme civique, plus politique et moins contrôlé. Son successeur, qui défend 2 L’exemple de la colonisation de la Birmanie est souvent cité : l’arrivée des Anglais est dans un premier temps acceptée par le clergé. Mais une fois la mort du Sangha survenue et le refus de la puissance coloniale d’en élire un nouveau, le Clergé se tourne vers la lutte pour l’indépendance. 3 des positions très nationalistes, réintègre les règles du jeu et la communauté Santiasok retrouve sa place de caution politique qui était traditionnellement la sienne ; le bouddhisme thaïlandais est un bouddhisme dominé par l’Etat monarchique. Ceci explique aujourd’hui l’absence de voix contestataires du pouvoir au sein du clergé, contrairement à ce que l’on peut observer au Myanmar. La religion bouddhique est aujourd’hui gérée par une gérontocratie qui ne se renouvelle pas et conserve précieusement ses prérogatives. Ces deux arguments montrent que le bouddhisme en Thaïlande n’est pas, contrairement à ce qui est souvent avancé, une force libérale œuvrant en faveur de la démocratie. L’évolution récente dans le Sud du pays est inquiétante : les monastères servent de base militaire, voire de lieux de torture, aux opérations de l’armée ; les moines sont entraînés et équipés par l’armée « pour se défendre des exactions islamiques ». Face à cette menace propre à déstabiliser la nation (forcément bouddhiste) thaïlandaise, les monastères sont des citadelles. L’armée manipule et instrumentalise le registre de la peur. Mais elle n’est pas le seul acteur à le faire : l’appel de la reine en 2004 demandant à tout bouddhiste résidant dans le Sud du pays d’apprendre à tirer (pour se défendre contre les menaces « islamiques » a surpris plus d’un observateur. champs religieux et politique sont intrinsèquement mêlés par toutes sortes de liens publics ou implicites ; - sur le concept d’ « homo religiosus » et les caractéristiques de l’Islam en Asie du Sud-est (un Islam parfois dévié de sa vocation initiale, ou par effet de syncrétisme qui en amortit les pratiques, ou par manipulation locale) ainsi que la nécessaire prise en compte de la notion centrale, au sein du bouddhisme, de la « voie du milieu » ; - dernier point : il est également souligné qu’il faut opérer une distinction entre la religion en tant qu’institution et la religion comme un ensemble de principes et normes. Si l’institution n’est pas un champion de la démocratie (pouvoir pyramidal, obéissance incontestable...), les idées fondamentales de la démocratie ne sont-elles pas dérivées du christianisme ? d’où une relative difficulté à s’approprier la notion de démocratie dans la région. 2ème Table Ronde : Religion et Politique en Asie du Sud-est Les acteurs islamistes radicaux dans l’espace politique : les politiques d’identité islamique en Asie du Sud-est (Fahimul Quadir, York University, Canada) La situation en Thaïlande est à présent très émotionnelle et chargée. La perspective de la disparition prochaine du souverain, et la succession ouverte, est un sujet grandissant d’inquiétude. Le retour possible de Thaksin Shinawatra qui profiterait des désordres pour instituer une « monarchie présidentielle » n’est pas complètement à écarter. L’objectif de Thaksin est clair : le pouvoir ne détiendrait plus son autorité de son charisme religieux mais serait cautionné par le clergé bouddhiste. A présent, certains espaces de liberté restent intacts, mais les rares voix critiques qui s’élèvent ont peine à être entendues dans un contexte général d’urgence et d’anxiété face à une passation de pouvoir qui s’annonce problématique. Les mouvements islamistes en Malaisie, en Indonésie, aux Philippines et en Thaïlande sont implantés dans ces pays depuis longtemps (avant même la décolonisation), mais ce n’est que récemment (au cours des années 1980 – 90) qu’ils ont commencé à utiliser de manière systématique un argumentaire religieux afin de mobiliser leur électorat. S’interroger sur les liens entre identité islamique et pratique de la gouvernance revient à poser les questions suivantes: pourquoi et comment les institutions en place ont-elles créé un espace favorable à l’émergence et la consolidation d’une identité politique basée sur la religion ? Et dans le cas de la Malaisie et de l’Indonésie, comment comprendre ce nouveau concept de modernité islamique ? La discussion s’engage, à l’issue de cette première table ronde. Plusieurs thèmes sont abordés de façon disparate : Un certain nombre de phénomènes ont contribué à lier inextricablement identité religieuse et identité politique. Le premier point qu’il faut avoir à l’esprit quand on étudie ces questions et liens de causalité, c’est que la démocratie, comprise comme un processus d’expansion des choix ouverts à l’individu, n’est pas un concept familier aux sociétés de la région. Il n’a pas maturé mais a été imposé par des acteurs extérieurs. Sur le plan historique, les systèmes politiques d’Asie du Sud-est ont perpétué les instruments de domination d’une élite ; il existe très peu d’espaces ouverts à la contestation. Cet héritage d’un espace civil limité a permis aux États de fragmenter les forces d’opposition, afin d’imposer leur propre vision de la gouvernance. Second point, le local, considéré comme un danger potentiel à la construction d’une identité nationale, n’est pas reconnu comme un lieu de citoyenneté. Ceci contribue à aliéner certains groupes de la société, notamment les minorités ethno-religieuses. Dernier point, le processus de libéralisation et d’ouverture économique, plus préoccupée par la compétitivité des économies nationales que par l’expansion des choix citoyens, a donné lieu à un développement très inégal à l’origine de tensions sociales, d’un phénomène de paupérisation et de l’exclusion plus prononcée de certaines minorités. - sur l’instillation d’une nouvelle culture politique et de nouveaux ferments nationalistes pas directement liés à la religion. Un participant fait remarquer que Thaksin Shinawatra a utilisé le remboursement anticipé au FMI comme un argument nationaliste. Ainsi, il a renouvelé la perception du sentiment nationaliste sans avoir recours à la religion ; le scénario d’une « monarchie présidentielle » (qu’il serait le premier à incarner) écarterait aussi, au moins dans un premier temps, l’argument religieux ; - sur l’étrangeté dans les cultures politiques locales du principe d’égalité ; la référence au principe de hiérarchie est beaucoup plus intériorisée et familière (on en revient aux notions développées par Lucian Pye). Ce principe de hiérarchie est d’ailleurs entretenu par le clergé ; d’où les liens étroits (et naturels) entre hiérarchies politique et religieuse ; - sur la difficile et complexe séparation des pouvoirs entre religieux et politique. Le courant nationaliste a instrumentalisé le facteur religieux (comme facteur identitaire) de même que les pouvoirs autoritaires ont utilisé la caution des différents clergés : aujourd’hui, les 4 Ce contexte d’exclusion sociale, de privation économique et d’invisibilité politique offre un terrain fertile aux groupes islamistes pour disséminer une nouvelle identité politique plus revendicatrice et appeler à une structure de gouvernance reposant sur les principes normatifs de l’Islam : la prise en compte de la dimension de genre, la justice sociale et la redistribution des richesses par exemple. Ainsi, face à l’exclusion sociale, aux déséquilibres et inégalités produits par une ouverture débridée, l’Islam a constitué un bouclier protecteur, rassurant. L’identité religieuse est également devenue facteur de protection sociale. L’UMNO en Malaisie a bien compris le message et l’a repris, accentuant de la sorte un schéma politique communautariste. L’influence politique de l’Église catholique aux Philippines : un soutien tiède et douteux à la démocratisation (Sophie Boisseau du Rocher, Asia Centre, Paris) Les Philippines représentent un cas unique en Asie du Sudest : on y trouve la plus grande communauté catholique de la région (environ 85 % des 90 millions d’habitants), et ce fut le premier pays en Asie à adopter la démocratie comme système politique (les indépendantistes philippins annoncent la formation d’un gouvernement démocratique provisoire à Malolos (le 23 janvier 1899), dont la Constitution inscrit la séparation de l’Eglise et de l’Etat (titre III, article 5)). La religion catholique y a joué un rôle central dans l’émergence d’une idéologie et d’un imaginaire politique ; elle a directement contribué à l’édification d’un Etat-nation philippin. Ce rôle historique central a-t-il plus récemment opéré en faveur ou contre la démocratie? Et le catholicisme et la démocratie sont importés. Si l’on considère la hiérarchie ecclésiastique, celle-ci s’est, à plusieurs occasions, opposée aux processus de démocratisation. Dès le début de la colonisation espagnole, l’Eglise a joué un rôle politique à l’échelle locale : ne s’aventurant pas à l’intérieur du pays, les Espagnols ont confié aux diverses communautés religieuses (les Jésuites, les Capucins, les Dominicains…) l’administration de « territoires » géographiques sur lesquels ils avaient tout pouvoir : l’Eglise était le pouvoir. Ce découpage explique non seulement le lien de l’Eglise avec la sphère politique mais aussi son extrême fragmentation, chaque communauté tentant de consolider son territoire et l’accès aux ressources, cherchant même à déborder sur celui du voisin. Un amalgame s’opère ainsi dés le départ entre religion, intérêt économique et pouvoir politique, au point où l’on a avancé le concept de « monarchie monastique » (Marcelo del Pilar). La colonisation espagnole qui repose sur la justification d’abus de pouvoir par des arguments religieux, prend soin de créer une opposition entre religion et nationalisme : être nationaliste revenait à s’opposer à la volonté de Dieu. Le héros nationaliste, Rizal, n’est pas parvenu à venir à débarrasser les esprits de cet amalgame déroutant. La religiosité a été si profondément manipulé que les Philippins acceptent leur destin et « portent leur croix » avec fatalisme : ils ne croient pas en la potentialité d’un changement sociopolitique et attendent leur « salut » d’une relation forte à un Dieu salvateur. Ce complexe d’infériorité, mâtiné de culpabilité, contribue à expliquer pourquoi aujourd’hui les individus ont des difficultés à se battre pour des idées politiques. La période américaine n’a pas aidé à clarifier la situation. Dès le début, les Américains annoncent leur intention de « promouvoir la démocratie » ; mais, simultanément, pour mieux asseoir leur pouvoir, ils ont recours à une guerre particulièrement violente (250 000 morts) et ils favorisent l’arrivée de nouveaux courants religieux afin de « casser » la légitimité de l’Eglise catholique. Non seulement les églises protestantes vont trouver aux Philippines un terrain de mission, mais des églises locales (comme Iglisia Ng Cristo) voient le jour. Aujourd’hui, ces églises s’immiscent dans les jeux politiques en appelant leurs fidèles à voter pour tel ou tel candidat. Après avoir couvert les abus du couple Marcos, et comprenant qu’aller plus loin risquait de compromettre sa légitimité, la hiérarchie catholique opère un changement radical de position après l’assassinat de Benigno Aquino en 1983 et se range du côté du mouvement populaire pour la démocratie. Ce changement, dans l’intérêt de l’Église, permet à cette dernière de (re)devenir la référence morale de la vie politique nationale et de se repositionner sur l’échiquier politique en jouant de sa référence morale : des religieux sont consultés pour rédiger la constitution de 1987 et la présidente Aquino s’entoure de quelques hommes d’Eglise, dont le fameux cardinal Sin. L’Église se positionne alors en arbitre de la vie politique et n’hésite pas à intervenir dans le débat : il n’y a pas un jour dans les journaux nationaux où l’on ne trouve telle ou telle déclaration en faveur d’un sujet de société ou politique. Récemment (2008), la conférence des évêques des Philippines a demandé au peuple philippin de ne pas demander la démission de la présidente Macapagal Arroyo et de la laisser terminer son mandat. Cette présentation dresse le tableau d’une institution religieuse défendant son propre intérêt, quel que soit le système, et peu encline à œuvrer pour un changement du système. L’influence qu’elle exerce aujourd’hui sur la vie politique du pays va à l’encontre de la constitution qui stipule une séparation stricte entre État et Église. Dans un tel contexte, il est aisé de comprendre la désillusion des Philippins envers une possible ouverture démocratique du pays, mettant un terme au règne continu d’une même élite, au système de clientélisme et à la corruption. Des moines contre la dictature : le cas de la Birmanie (Claude Levenson, Paris) La Birmanie/Myanmar est aujourd’hui témoin d’une lutte de pouvoir entre le Sangha (il y a environ un demi million de moines dans le pays) et l’armée (forte de 400 000 soldats). Le conflit oppose non pas les militaires au clergé bouddhiste, qui est proche du pouvoir en place, mais une grande majorité de jeunes moines ouverts aux idées alternatives venant de Thaïlande et accessibles grâce aux nouvelles technologies. L’instrumentalisation de la religion est néfaste pour l’ordre religieux car d’une part, elle divise le Sangha (l’ensemble du corps religieux) entre ceux qui « collaborent » avec la junte militaire et ceux qui affichent une hostilité et d’autre part, elle dégrade l’éthique religieuse par la corruption de certains moines qui entrent dans le jeu de la junte militaire. On observe en outre, un écart générationnel. Ce sont ces jeunes bonzes qui ont exprimé au cours de la « révolution safran » en 2007, le rejet de l’oppression subie par la société dans son ensemble : « il s’agissait plus d’une démarche de compassion ». Mais ce n’était 5 pas une révolution à proprement parler puisqu’ aucune alternative n’a été proposée par les moines (qui n’ont pas manifesté avec des slogans politiques); il s’agissait plus de récriminations sociales « car les moines quêtent leur nourriture quotidienne ». A ces récriminations, la junte a opposé la force des fusils. En Birmanie, un lien étroit entre moines et fidèles existe depuis toujours puisque les moines vivent de l’aumône et que les fidèles sont assurés d’une bonne éducation au monastère. L’ordre religieux et les moines sont respectés et prennent une place prépondérante dans la société, car leur mode de vie est régi par le Vinaya un texte fondamental qui exige sacrifices et de renoncement de leur part. Cet équilibre entretient des relations quotidiennes, vivantes, interactives et surtout permettent un débat ouvert, mais à l’intérieur du monastère. De facto, celui-ci peut devenir un espace politique et les bonzes des intermédiaires. Après le coup d’Etat de Ne Win en 1962, le pouvoir politique commence à s’intéresser au Sangha afin de le contrôler et de pouvoir revendiquer une légitimité religieuse. La hiérarchie militaire vise à s’arroger les pouvoirs qui étaient jusque là du ressort du roi : la protection du Sangha et du bouddhisme. Les généraux qui lui succèdent à la tête du pays perpétuent ce recours au religieux, voire le complexifie pour justifier et cautionner leur pouvoir. En entretenant le sentiment religieux des Birmans par la louange des Bouddha, en se positionnant comme le protecteur de la foi, la junte attend en retour respect et obéissance de la population. Ce «mécanisme» permet de renforcer le contrôle de la junte sur la population et consolide son monopole sur la religion bouddhiste. Honorer les rites religieux est nécessaire pour gagner la confiance de la population. Pour affirmer le rôle de l’État dans la religion, la junte entreprend la construction de monastères ou de sculptures à l’image de bouddha dans tout le pays. La plus grande réalisation reste le projet du « Roi du Dhamma », un bouddha de marbre haut de 11,45m transporté vers Rangoon. Pour autant, les Birmans ne suivent pas systématiquement cette dérive. En outre, ils ne sont pas dupes de convictions religieuses toutes relatives ; en effet, le général Tan Shwe semble plus adhérer à certaines pratiques superstitieuses comme l’astrologie et de la numérologie qu’aux principes du bouddhisme Theravada. Il reste que sur le court terme, il est difficile d’imaginer un processus de démocratisation. Pour de multiples raisons, bien éloignées des considérations religieuses. Ce qui sûr toutefois, c’est que la junte, qui connaît la religiosité populaire, pourrait toujours avoir recours aux textes et rites religieux pour justifier sa position. En instrumentalisant la religion, la junte a réussi à freiner certains basculements radicaux. Au final, un tel processus de démocratisation serait à envisager en prenant en compte les voisins du Myanmar, notamment la Chine, qui offre un exemple d’instrumentalisation politique de la religion pour justifier le régime en place. Le débat qui suit cette seconde table ronde pose plusieurs interrogations : 1 - sur la vision qu’ont les sociétés d’Asie du Sudest de la démocratie; procédure politique et institutionnelle importée ? processus endogène ? processus égalitaire ? place au débat et à la décision dans un esprit consensuel ? jeu plus ouvert ? le processus de démocratisation souffre de plusieurs malentendus : l’absence de notion d’égalité, l’absence de notion de bien commun et de citoyenneté entre autres. Un des points sensibles est que la notion d’identité nationale n’est pas basée sur la notion de citoyenneté mais sur celle de race et de religion (quand les candidats à la présidence indonésienne font des déclarations, ils commencent toujours pas « nous Indonésiens, musulmans, … » : quid des autres ?). Alors, comment réconcilier les deux notions ? “puisque dans une démocratie, ce qui compte c’est la loi majoritaire et que les musulmans sont majoritaires en Indonésie, pourquoi ne pas appliquer la loi des musulmans ?” .Ne pas oublier également, souligne un intervenant, le processus de « dédémocratisation » qu’il définit comme suit : quand des intérêts particularistes (religieux ou pas) utilisent les canaux démocratiques pour des objectifs particularistes ; 2 - sur la distinction à faire entre la doctrine religieuse et la manière dont celle-ci est utilisée et interprétée. De la même manière que les nationalistes ont protégé la religion des pressions de la colonisation, aujourd’hui ils protègent la religion des pressions d’une mondialisation libérale décapante et encore trop, selon eux, occidentalocentrée. Ils deviennent donc les gardiens du temple de l’identité nationale. La religion (re)devient l’identité ; d’où les risques de “shariatisation” de la société, tels qu’observés en Indonésie et en Malaisie qui représente “une sorte de réaction de défense culturelle et sociale à la transformation de pays”. Il faudrait approfondir cette relation dialectique entre modernité occidentale et refus de cette modernité; 3 - sur l’instrumentalisation de la notion de bien commun. Comme l’Etat ne parvient pas à construire l’idée de bien commun à partir de concepts étrangers aux sociétés locales, les pourvoyeurs identitaires que sont les « gardiens du temple » utilisent et interprètent cette notion. Mais l’Islam comme le bouddhisme se caractérisent par l’absence de clergé ; ce qui signifie concrètement qu’il y a de multiples interprétations de cette notion (par des représentants souvent autoproclamés) ! d’où les déviations incontrôlées et dans lesquelles l’Etat et les acteurs publics peuvent difficilement s’impliquer du fait d’un enjeu trop sensible (le procès d’Abu Baakar Bashir en Indonésie illustre ce point). 3ème Table Ronde : Religions et relations régionales La gestion diplomatique du facteur religieux : l’exemple des relations Thaïlande - Malaisie (Surat Horachaikul, Chulalongkorn University, Bangkok) Il existe plusieurs pistes pour expliquer la violence dans le Sud de la Thaïlande aujourd’hui. Certains commentateurs évoquent l’augmentation du budget de l’armée et soulignent l’intérêt de celle-ci à la perpétuation du conflit. On peut aussi mettre en avant la politique du gouvernement de Thaksin Shinawatra qui a exacerbé les relations entre l’Etat et les communautés musulmanes en mettant un terme aux fonctions des médiateurs. Quel que soit l’angle privilégié, on s’aperçoit à présent que les madrasas remplissent le rôle de protection que l’État n’assume plus, et offrent en supplément un certain nombre de services à la population. Une situation que certains acteurs n’acceptent pas et contre laquelle ils combattent. 6 Sur le fond, la montée de la violence et le déplacement du conflit des zones rurales aux zones urbaines laissent entrevoir des causes profondes et structurelles. La question de fond est une question identitaire ; la politique d’assimilation thaï et la stratégie de thaïlandisation réactivée depuis plusieurs années produisent aussi des effets pervers en basant cette identité non pas sur une notion de citoyenneté mais sur la religion bouddhiste. Ainsi, le nationalisme bouddhiste est venu pervertir l’élaboration du concept moderne de citoyenneté (comme un rempart face à la « tyrannie néolibérale »). Une surenchère malsaine s’est enclenchée. Face à une rhétorique islamiste revendiquée par certains groupes dans le Sud du pays (notamment à partir de 2001), se dresse dorénavant un nationalisme bouddhiste tout aussi dangereux. Ce nationalisme vise à développer un concept d’identité thaïlandaise prenant en compte la dimension religieuse ; on a même assisté à des pressions bien organisées pendant la rédaction de la dernière constitution pour introduire la référence au bouddhisme comme religion officielle. La dissémination de cette définition de l’identité thaïlandaise est manifeste dans la culture moderne du pays. C’est l’une des raisons pour lesquelles il est par exemple politiquement risqué de proposer la solution de la double nationalité afin de résoudre le conflit au Sud. Dans ce contexte, la perception qu’il s’agit bel et bien d’un conflit religieux au Sud tend à se répandre. Ces nouveaux discours sur l’identité thaï ne sont pas sans conséquence sur les relations bilatérales. Pourtant, si au niveau institutionnel et gouvernemental, on observe un refroidissement ou un apaisement des tensions entre la Thaïlande et la Malaisie, au niveau local, les relations se poursuivent tout aussi intensément : les flux d’investissement continuent à entrer en Thaïlande, les activités quotidiennes suivent leurs cours. Il existe de fait trois obstacles principaux à la résolution du conflit: - la multiplicité des acteurs à prendre en compte dans le processus de pacification, - le contexte international après les attentats du 11 septembre - le manque de respect des libertés civiques en Malaisie. Les bonnes intentions du gouvernement d’Abhisit Vejjajiva n’y suffiront pas. L’équilibre précaire de l’ASEAN entre dialogue consensuel et lutte contre le terrorisme (Jörn Dosch, University of Leeds, Leeds) A première vue, le lien entre l’Association des nations de l’Asie du Sud-est (ASEAN) et la religion, si lien il y a, est ténu, l’organisation reposant sur le principe de diversité et du respect de la souveraineté nationale. Pour autant, l’émergence de la question du contre-terrorisme sur la scène internationale a progressivement conduit l’Association à prendre en compte le facteur religieux en réponse aux pressions des puissances occidentales. En gardant à l’esprit que toute démocratie est sui generis, c’est à dire unique dans son contexte, la charte de l’ASEAN, signée le 20 novembre 2007, est le premier document de l’organisation faisant explicitement référence à la démocratie et aux droits de l’homme. Fruit d’un compromis entre l’Indonésie et le Viêt Nam, ce document reflète l’apparition, au sein des différents pays de la région au cours des dernières décennies, d’espaces de libertés politiques et l’émergence d’une société civile comme acteur politique à part entière. Dans un contexte de prise en compte nécessaire de ces deux dimensions - démocratie et droits de l’homme – l’intervenant s’interroge sur impact qu’aura la lutte anti-terroriste devenue une priorité aux yeux des puissances occidentales ? La pression de la communauté internationale, qui considère l’Asie du Sud-est comme une base opérationnelle pour des groupes terroristes, a incité l’ASEAN à entériner une Convention anti-terroriste.3 Or l’amalgame entre religion (musulmane avant tout), extrémisme religieux et terrorisme dans les pays développés n’est pas partagée par les pays de la région. Pour cette raison, la Convention anti-terroriste souligne que des actes et groupes terroristes ne sont pas à associer à une religion particulière, tout en rappelant la suprématie du principe de non-ingérence. Ce qui est sûr, c’est qu’une approche légalistique n’a aucune chance de succès et ne réduira pas la menace. Considérer que l’Asie du Sud-est fait face aujourd’hui à une grave menace, représentée par le terrorisme religieux, est en soi discutable (comme a récemment essayé de le démontrer John Sidel dans Asian Affairs, novembre 2008). Il reste que la démocratie, en tant que système politique stable garantissant les libertés de ses citoyens, est le système le plus apte à répondre à ce défi. La démocratisation représente ainsi une composante efficace dans la lutte contre le terrorisme. La question de fond est donc la suivante : comment réconcilier démocratisation et religion dans un contexte de lutte anti-terroriste ? Le défi est immense pour l’ASEAN. La religion : un facteur de puissance pour l’Indonésie et la Malaisie sur la scène internationale ? (Delphine Allès, doctorante, IEP Paris) Depuis les attentats du 11 septembre, l’Islam se trouve au centre des débats qui agitent la scène internationale. Si le discours concerne principalement les pays du Moyen Orient et d’Asie du Sud, il n’est pas sans conséquence pour les pays musulmans d’Asie du Sud-est, avant tout la Malaisie et l’Indonésie. Jakarta comme Kuala-Lumpur ont clairement instrumentalisé l’Islam comme facteur et vecteur diplomatique : dans cette perspective, la religion est un atout de choix. En effet, ces deux pays font face à une popularité grandissante de partis islamistes nationaux inspirés des frères musulmans en Égypte (le PAS en Malaisie et le Parti de la justice et de la Prospérité en Indonésie). Par ailleurs, les questions internationales, en particulier les évènements et évolutions touchant aux sociétés musulmanes dans le monde (Afghanistan, la question du « voile »…), ont fait irruption dans la sphère domestique et s’introduisent 3 La Commission Européenne finance une grande partie du budget opérationnel du secrétariat de l’ASEAN. 7 dans le débat. Sur la scène internationale, ces pays sont perçus d’une nouvelle manière qui souligne leur caractère musulman. Dans ce contexte, l’Indonésie et la Malaisie ont essayé, à l’aide de stratégies différentes – en fonction de structures domestiques et d’une tradition diplomatique divergentes - de capitaliser sur la religion comme un atout politique, voire géo-stratégique. Ainsi, présentée aujourd’hui comme le plus grand pays musulman au monde avec 240 millions d’habitants, dont une large majorité est musulmane, l’Indonésie n’a pas de religion d’État (et donc, l’Islam politique récuse l’idéologie nationale du Pancasila). L’irruption de l’Islam dans la politique étrangère du pays a d’abord permis de désarmer les groupes politiques religieux. Jouissant d’une plus longue tradition diplomatique sur la scène internationale (Mouvement des Non-Alignés), le pays tente de se positionner comme un acteur modéré, notamment en soutenant des groupes religieux modérés comme Muhammadia et Nahdatul Ulama et en soulignant la nature démocratique de son régime : l’Indonésie parie à présent sur l’atout « plus grande démocratie musulmane au monde » ! L’Indonésie est devenue un intermédiaire privilégié entre les pays musulmans du Moyen Orient et les pays occidentaux. Il est évident que l’arrivée d’Obama à la Maison blanche va conforter ce statut. C’est dans cet esprit que le pays revendique un siège permanent au sein du Conseil de sécurité, s’investit dans la résolution du conflit israélo-palestinien et envoie des troupes au Liban. La Malaisie quant à elle, un État religieux d’une envergure plus modeste, a commencé bien plus tôt à intégrer l’islam dans sa diplomatie, non seulement pour empêcher la montée en puissance du PAS mais également pour développer son économie. Ainsi, plus pragmatique, Mahathir bin Mohamad, en mettant en avant l’argument de solidarité islamique, a positionné la Malaisie comme pays de destination de capitaux venant des pays du Golfe et de flux touristiques musulmans.4 Sa rhétorique puissante et militante a permis à son pays de se caler sur un positionnement plus flatteur : la Malaisie joue la carte du pays musulman moderne et développé, qui a réussi (l’Islam n’empêche donc pas le succès économique). d’interrogations soulevées au cours de la dernière discussion : - sur quel fondement construire une nouvelle politique en Thaïlande entre un risque démocratique qui « désacralise » la fonction politique et un risque nationaliste qui exclut les citoyens non bouddhistes ? - dans quelle mesure l’ASEAN peut-elle refléter et protéger la diversité religieuse des sociétés civiles ? - comment le binôme religion-politique peut-il se structurer quand la société se perçoit en danger (le danger étant une “notion” confusément entretenue à des fins particularitstes) ? - la tradition communiste d’un État centralisé fort n’offre-t-elle pas un terrain plus fertile à la démocratie que la tradition bouddhique d’un leader tout puissant ? Ce que nous apprend l’étude des sociétés de l’Asie du Sud-est continentale, c’est que la prégnance du facteur religieux peut-être plus confusante pour le processus de démocratisation que les basculements/mouvements idéologiques. Cette journée de séminaire a été l’occasion de se pencher sur les croyances religieuses en Asie du Sud-est et leur influence sur la vie politique des pays. Les interventions des chercheurs invités ont permis de comprendre à l’échelle nationale, régionale et internationale les différentes dimensions (et imbrications) de cette relation, tout en soulevant un certain nombre de questions qui restent à examiner : quelle forme la démocratie prendrait-elle en Asie du Sud-est ? Comment les sociétés réconcilientelles leurs convictions religieuses personnelles avec un objectif politique ? Ces deux stratégies couronnées de succès ne sont pas pour autant sans danger. En effet, d’un côté le risque d’une radicalisation de la scène politique domestique est à prendre compte, de l’autre le renforcement de la tendance au sein de la communauté internationale à tout analyser à l’aune du prisme religieux. Le séminaire s’achève sur un certain nombre 4 En contrepartie, la Malaisie s’est investie dans la construction et consolidation des économies des pays du Golfe. 8